Plus que jamais, les organisations internationales (OI) font l’objet d’une défiance croissante de la part des États. Coûteuses et inefficaces pour certains, elles sont au contraire intrusives et partisanes pour d’autres. Ainsi, le 28 octobre 2024, la Knesset votait deux lois interdisant à l’UNWRA, l’agence onusienne chargée de la protection des réfugiés palestiniens, d’exercer ses prérogatives humanitaires sur le « territoire souverain » d’Israël. Un mois auparavant, Benyamin Netanyahou prononçait un discours à l’Assemblée générale des Nations Unies dans lequel il associait l’organisation à un « marécage antisémite ». Face aux attaques des États qui leur sont hostiles, les organisations internationales peuvent-elles toujours agir librement ? Ont-elles encore un rôle à jouer dans la prise en charge des grands enjeux du XXIe siècle ? Dans son nouvel ouvrage, Le Défi de la paix, remodeler les organisations internationales (Armand Colin, 2024), Anne-Cécile Robert, journaliste au Monde Diplomatique, analyse les relations souvent conflictuelles des OI avec les Etats et plaide pour leur réhabilitation sur la scène internationale.
Souvent accusées d’impuissance face aux grandes crises internationales, les organisations internationales (OI) doivent aujourd’hui répondre aux reproches exactement contraires. L’ONU et ses agences, pourtant tenues par les traités et règlements qui les fondent, outrepasseraient leur mandat pour développer leur propre vision du monde en se serrant les coudes pour l’imposer. Leur pratique quotidienne et leurs actions sur leur terrain les conduiraient à se substituer aux responsables politiques, au nom notamment des impératifs liés aux droits de l’Homme. Leur dynamique aurait créé un univers incontrôlé, voire une idéologie spécifique sans le consentement des États. Mais la contradiction n’est qu’apparente.
Extensions de mandat
Les OI sont, en principe, dépendantes du principe de spécialité qui les contraint à demeurer dans le périmètre de compétences qui leur est attribué par les États. Chaque instance voit ses missions définies par des mandats écrits permettant aux gouvernements d’en maîtriser les actions. Pourtant, on constate en pratique que, souvent au fil du temps et pour résoudre des problèmes imprévus, les OI acquièrent d’elles-mêmes de nouvelles compétences.
Il s’agit souvent d’extensions logiques, un type d’action découlant mécaniquement d’un autre. Par exemple, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), créée en 1957, pour « promouvoir des technologies nucléaires sûres, sécurisées et pacifiques » apporte une aide logistique et scientifique aux États qui en ont besoin pour assurer leur coopération sous la bannière de « l’atome pour la paix ». Elle intervient notamment pour surveiller le développement non militaire d’infrastructures et de centrales dans certains pays comme l’Iran. Mais, aujourd’hui, l’AIEA émet des recommandations en matière d’alimentation et de santé, par exemple pour protéger les femmes enceintes des radiations lorsqu’elles subissent des examens radiologiques ou IRM. Ce qui n’était pas prévu lors de sa création mais constitue un prolongement logique de ses compétences écrites.
L’Organisation météorologique mondiale a pour sa part étendu son rôle à l’hydrologie et à la surveillance du climat. Elle visait à l’origine à « instaurer une coopération entre les services météorologiques et les services hydrologiques, à encourager la recherche et la formation en météorologie et à développer l’utilisation de la météorologie au profit d’autres secteurs tels que l’aviation, la navigation maritime, l’agriculture et la gestion des ressources en eau ».
L’Organisation maritime internationale (OMI), chargée à l’origine de la sécurité et la sûreté des transports maritimes, s’occupe désormais de la protection des équipages, de la surveillance des océans et des rives polaires mais aussi du secours en mer des migrants, et de prévenir la pollution des mers et de l’atmosphère par les navires. Le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a rapidement étendu son mandat aux apatrides. Aujourd’hui, il travaille avec des gouvernements confrontés à des flux massifs de réfugiés, comme le Liban depuis la guerre de Syrie dont 40 % de la population est déplacée. L’Organisation mondiale du commerce s’est octroyée de nouveaux champs à régir, notamment les « aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce » (ADPIC) faisant craindre pour les brevets en matière de santé. On pourrait multiplier les exemples.
Par ailleurs, les OI agissent de plus en plus en coalition, mènent des actions concertées, dans ce que le juriste Yves Schemeil nomme « une coopération multisectorielle permanente » dans le cadre de « réseaux inter-organisationnels »[1]. Les questions migratoires sont l’exemple emblématique de ce phénomène. Plusieurs organisations, outre naturellement l’Organisation internationale des migrations, travaillent de concert pour gérer les flux migratoires : HCR, Organisation maritime internationale (OMI), Programme alimentaire mondial (PAM), etc. L’OMI traite aujourd’hui du secours en mer et de la sécurité des migrants, légaux ou illégaux.
« Moins les organisations sont connues, plus elles ont une influence sur les normes. » Les accusations de bureaucratie prennent appui sur cette normativité galopante et les procédures de contrôle qui leur sont liées.
L’Organisation internationale pour les migrations (OIM), créée pour aider de petits groupes de migrants, s’occupe dorénavant de la recherche et de la restitution des corps de personnes noyées. Cette coopération produit des actions conjointes mais aussi des normes, de plus en plus nombreuses, au nom de la maîtrise d’une certaine technicité. Elles s’étendent à des normes qualitatives progressivement transposées et appliquées par les administrations et les entreprises. « Moins les organisations sont connues, estime Schemeil, plus elles ont une influence sur les normes. » Les accusations de bureaucratie prennent appui sur cette normativité galopante et les procédures de contrôle qui leur sont liées. Dans le secteur humanitaire, cette technicité profite, selon le chercheur Frédéric Thomas, surtout aux ONG occidentales rompues à ces discours et aux codes propres à chaque organisation[2]. Ce fonctionnement en circuit produirait, selon certains observateurs, une pensée politique, une véritable idéologie.
Les OI ont-elles une idéologie ?
Dans la crise de Gaza, la mobilisation inter-organisations est, comme on l’a déjà mentionné, particulièrement visible : l’UNWRA, le PAM, l’OMS, le HCR collaborent tandis que la CIJ cite leurs rapports en références pour appuyer ses décisions.
Les OI ont reçu pour mandat de contribuer à organiser le monde et de faciliter la tâche des États en les déchargeant de certaines missions qu’elles sont supposées mieux assurer qu’eux grâce à la maîtrise de coopération technique transnationale. Elles affichent la volonté de promouvoir une éthique globale autour d’objectifs communs comme les Objectifs de développement durable (ODD) souvent cités en référence. On a vu, notamment dans le domaine humanitaire, qu’elles savent se montrer solidaires et agir de concert. La réponse des agences de secours de l’ONU face à la guerre en Ukraine est ainsi coordonnée depuis New York.
Les extensions de mandat sont observées et la plupart du temps explicitement consenties par les États. Les extensions de mandat sont définies et acceptées par les conseils d’administration des OI où siègent les gouvernements. Ceux-ci y voient une manière de se décharger de certains problèmes en les confiant à des OI qui développent une forme de technicité. Le caractère précisément technique, et a priori non politique, rassure les gouvernements. Mais on a vu précédemment les polémiques suscitées par le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières dit « Pacte de Marrakech sur les migrations ». Celui-ci présente clairement les migrations comme un phénomène positif, « facteurs de prospérité, d’innovation et de développement durable et qu’une meilleure gouvernance peut permettre d’optimiser ces effets positifs ». Concrètement, il vise à lutter contre les trafics d’êtres humains mais aussi à « rendre plus accessibles les voies de migration légale, en particulier pour motif professionnel, et faciliter l’intégration des migrants ». Il prévoit aussi de « coopérer en vue de faciliter le retour et la réadmission des migrants dans leur pays d’origine en toute sécurité et dignité. » Quoi qu’on pense de cette vision, elle est très politique et non pas simplement technique.
Les OI sont parfois dénoncées comme des instruments d’une occidentalisation forcée des mœurs, un argument manipulé par la Russie dans sa stratégie de séduction en Afrique.
Mais ce Pacte est, à ce jour, demeuré lettre morte. En effet, l’ambiance au niveau des États est plutôt au contrôle des flux de populations, y compris pour des raisons électorales. La coordination du sauvetage en mer, notamment en Méditerranée, est un échec et ce sont des associations et des ONG qui s’en chargent. Les migrations cristallisent les contradictions et fractures d’un monde en voie de dislocation. Au Liban, le HCR est parfois accusé de cogérer des politiques restrictives menées par le gouvernement face à l’afflux de réfugiés depuis le début de la guerre en Syrie en 2011. Il a ainsi accepté en 2022 de partager les données personnelles collectées sur les déplacés avec l’administration, au risque de fragiliser leur droit à la vie privée et leur protection juridique. Invoquant un manque de moyens, il laisserait les autorités organiser le retour forcé de personnes en danger vers la Syrie. Pour sa part, l’OIM a été critiquée pour promouvoir la politique restrictive des États-Unis pour le contrôle des flux migratoires.
Dans certains secteurs, les tensions s’exacerbent ouvertement entre les OI et les gouvernements. C’est ainsi le cas en ce qui concerne les droits des personnes LGBTQIA+. Depuis 1945, la non-discrimination selon les sexes figure dans les textes fondamentaux du système onusien : la Déclaration universelle des droits de l’Homme mais aussi la Charte de l’ONU qui mentionne, dans son préambule que les États ont « foi dans l’égalité de droits des hommes et des femmes ». Des agences et programmes de l’ONU s’attellent donc depuis l’origine à promouvoir par exemple l’égal accès à l’éducation et à la santé en matière de développement et énoncent des règles pour le respect des droits politiques de chaque sexe. Mais un phénomène nouveau est apparu à partir des années 1990, la référence aux droits des personnes homosexuelles et, plus largement, de toutes les minorités ou groupes désormais désignées sous l’acronyme LGBTQIA+. Cette extension est notamment portée par le bureau du Haut-commissaire aux droits de l’Homme. Le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale indiquent désormais, parmi leurs recommandations, des mesures à prendre pour assurer la non-discrimination de ces personnes. Dans certains pays, cette nouveauté suscite des débats très vifs au motif que les cultures et coutumes locales seraient heurtées. Ainsi, au Ghana, en 2024, un débat a eu lieu sur la signature d’un programme du FMI. En Tunisie, le président a saisi le prétexte de telles conditions pour rejeter un accord avec cette instance. Les OI sont parfois dénoncées comme des instruments d’une occidentalisation forcée des mœurs, un argument manipulé par la Russie dans sa stratégie de séduction en Afrique.
Mais les États font parfois de la résistance. L’Allemagne s’oppose à l’extension des compétences de l’OMS. Washington a empêché que l’IUT supervise la cybersécurité. Les États-Unis s’opposent à ce que l’Organe de règlement des différends de l’OMC puisse mener des enquêtes techniques indépendantes. Les politistes Vincent Pouliot et Jean-Philippe Thérien analysent le « processus d’expansion de la gouvernance mondiale », c’est-à-dire la manière dont, par capillarité, les OI traitent d’un nombre croissant de sujets, notamment à partir des politiques de développement ou de l’action humanitaire. Un « bricolage de pratiques », formalisé par des études techniques aboutit à la création de concepts qui peuvent avoir des effets opérationnels comme le « développement durable » ou la « protection des civils » pour ne prendre que les plus courants. Ils soulignent le rôle déterminant des experts et des modèles économétriques ou mathématiques. Le cadre global d’indicateurs permettant d’évaluer les Objectifs de développement durable ne serait pas neutre. Les décideurs ne devraient pas tant « chérir ce que nous mesurons » que « mesurer ce que nous chérissons » écrivent-ils à la suite de Navi Pillay, ancienne directrice du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme[3].
On assiste à un processus contradictoire où les OI, dans le feu de l’action, promeuvent des coopérations transnationales tandis que les États, qui conservent le contrôle politique, suivent avec une attention plus ou moins soutenue ces développements. Quoi qu’on en pense sur le fond, ces tensions traduisent un doute sur la légitimité de ce que font les OI et le manque de débats et de contrôle démocratique, au sein de chaque pays, sur ce que font les gouvernements sur la scène internationale. Une plus grande transparence et des comptes rendus d’action plus fréquents et plus clairs devant les Parlement éviteraient peut-être ces crispations. De manière méconnue, les OI sont ainsi parfois de véritables champs de bataille entre gouvernements.
Les OI comme champs de bataille
Les postes de direction au sein du système multilatéral ont toujours fait l’objet de luttes d’influences. Les États tentent d’obtenir le contrôle de certaines OI en plaçant à leur tête certains de leurs fonctionnaires ou ambassadeurs. Les règles d’élection sont fixées par les statuts de chaque OI. Pour les programmes onusiens, il arrive que ce soit le Secrétaire général qui procède aux nominations sous le contrôle de l’Assemblée générale. Les luttes de pouvoir sont permanentes et parfois très vives.
On pourrait croire que les puissances « révisionnistes » d’aujourd’hui délaissent ces jeux pour s’adonner aux pures logiques de rapports de forces. En réalité, leur attitude est plus subtile, démontrant que l’ordre international est en transition : affaibli, il n’en demeure pas moins une référence. En quelques années, la Chine a ainsi obtenu la direction de plusieurs OI : l’Organisation de l’aviation civile internationale (Icao), l’Union internationale des télécommunications (ITU), l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (Onudi) et, depuis 2019, l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
D’un côté, les OI seraient coupables d’impuissance, de l’autre, elles en feraient trop, comme des usurpatrices illégitimes.
De leurs côtés, les États-Unis ont récemment placé des ressortissants à la tête du Programme alimentaire mondial (PAM) et de l’Organisation internationale des douanes. Ils ont obtenu de haute lutte la direction de l’OIM (Organisation internationale pour les migrations) en 2023 après un processus électoral à rebondissements à l’intérieur de l’organisation. Notons que l’OIM a été créée à l’initiative des États-Unis pour contrer l’influence supposée de l’URSS au HCR.
Fidèle à une certaine circonspection historique, la Russie soutient des candidats mais ne brigue que rarement la tête d’organisations. Elle s’assure en revanche de l’élection de ses représentants dans les comités et conseils de l’ONU. Américains et Européens se partagent depuis 1944 les directions du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, au grand dam des pays du Sud qui réclament une meilleure représentation dans ces institutions essentielles au développement. Ces deux institutions, créées en 1944 à Bretton Woods, sont gouvernées selon la richesse de leurs membres : plus le produit intérieur brut d’un État est élevé, plus il a de poids dans les instances de direction, notamment des droits de vote. Mais la répartition des pouvoirs a été fixée en 1944 et sa modification appelle un consensus inatteignable pour l’instant, les pays industrialisés dominant ces institutions.
Les pays du Sud, soutenus par les Brics, demandent officiellement une répartition plus équitable des droits de vote et une place plus juste au sein des conseils d’administration. Le sujet est régulièrement abordé dans les discussions internationales et au sein des organes de l’ONU. C’est l’un des enjeux des réformes discutées en 2024. Ces batailles sont souvent méconnues du grand public mais révélatrices d’un entre-deux qui voit les États prendre des libertés avec l’ordre international sans pour autant le contester tout à fait.
Un étau se forme autour des OI, entre des États amnésiques, saisis des vertiges identitaires, et des reproches de plus en plus forts, aussi menaçant que contradictoires. D’un côté, les OI seraient coupables d’impuissance, de l’autre, elles en feraient trop, comme des usurpatrices illégitimes. Une fois de plus, les gouvernements évacuent leurs propres responsabilités : n’apposent-ils pas leur signature au bas des traités ? N’envoient-ils pas des émissaires et des fonctionnaires dans les OI ? Peuvent-ils raisonnablement prétendre que l’ONU est la cause des passions identitaires qui fracturent l’espace public ?
L’organisation internationale a un caractère contingent, c’est-à-dire qu’elle constitue une solution provisoire aux problèmes de l’action collective : elle propose des réponses partielles et plus ou moins durables aux besoins d’actions. On a vu des institutions communes se transformer au gré des besoins. Ainsi, entre 1947 et 1995, le commerce mondial n’était régi que par un accord de coordination, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, plus connu sous son acronyme anglais, Gatt. En 1995, les États ont décidé de créer l’Organisation mondiale du commerce (OMC) dotée d’un Organe de règlement des différends.
Certes, l’ONU peut se transformer et évoluer, mais la SDN a montré que les organisations n’étaient pas non plus immortelles. Leur vie et leur survie dépendent de l’intérêt que les États y trouvent. Les tensions internationales actuelles sont inédites par leur intensité et leur généralité, même si le monde fut, au cours de la guerre froide, au bord de grandes déflagrations comme en 1962 au moment de la crise de Cuba. Dans le langage diplomatique et à l’ONU, on s’inquiète de l’absence de « cordes de rappel », c’est-à-dire de solutions pour réactiver le dialogue quand les tensions montent. C’est l’engagement des États qui ont signé la Charte de San Francisco, sur les décombres de la Seconde Guerre mondiale et du nazisme en 1945, qui semble s’émousser. Un risque grandit, celui de la rechute non seulement nos alcooliques anonymes se sont repris de boisson mais ils ne prennent même plus la peine de dissimuler les bouteilles. C’est pourquoi un sursaut est nécessaire et urgent.
Notes :
[1] Yves Schemeil, The Making of the World: How International Organizations Shape Our Future, Verlag Barbara Budrig, 2023.
[2] Frédéric Thomas, L’Échec humanitaire : Le Cas haïtien, Éditions Couleur livre, 2012.
[3] Lire Vincent Pouliot et Jean-Philippe Thérien, Comment s’élabore une politique mondiale. Dans les coulisses de l’ONU, Presses de Science Po, 2024.
Alors que l’extrême-droite martèle son discours sur « l’immigration », ses adversaires demeurent hésitants quant aux positions à adopter. Face à ce débat piégé, l’analyse des faits et la restitution des motivations des acteurs peuvent pourtant permettre d’appréhender les mécanismes essentiels de la réalité migratoire. C’est le parti que prend Maxime Guimard, cadre au ministère de l’Intérieur, avec son Petit traité sur l’immigration irrégulière (Cerf, 2023) dans lequel il entreprend de déconstruire les idées reçues. Quelles sont les causes de l’immigration ? Comment s’organisent les filières ? Quel est l’impact des politiques publiques menées sur la régulation des flux ? Entretien.
LVSL – Quels sont les déterminants du départ sur les routes migratoires ?
Maxime Guimard – Le projet migratoire, pris dans l’ensemble du monde, a généralement un objectif d’ordre économique : améliorer son niveau de vie, et éventuellement en faire bénéficier son entourage propre en lui envoyant une partie de l’argent gagné. Cette motivation primordiale est attestée dans les enquêtes d’intention, comme dans la réalité des mouvements passés et présents. C’est la raison pour laquelle l’essentiel des immigrés dans le monde habitent dans un pays à revenu supérieur à celui dans lequel ils sont nés. Cela est valable pour tous les pays : les Français émigrent plutôt au Canada ou aux États-Unis, les Burkinabés vers la Côte d’Ivoire, les Tunisiens vers l’Europe. J’insiste sur le fait que, si la majorité des migrations se réalise entre pays non développés – qui représentent au demeurant la plus grande part de la masse démographique mondiale – cela n’est pas contradictoire avec cette dynamique ascendante des migrations, presque unilatérale. Il y a ainsi plus de cent fois plus de migrants en provenance de pays à bas revenu dans ceux à hauts revenus, que l’inverse. La base bilatérale des migrations des Nations-Unies constitue le meilleur outil pour mesurer quantitativement les populations ayant migré.
La migration irrégulière ne diffère pas dans sa motivation. Elle correspond simplement à la part de la population qui, souhaitant migrer, n’a pas été admise dans une voie de migration légale existante dans le pays de destination – telle que les études, le travail ou des motifs relatifs à la vie familiale – mais dispose du capital culturel, social et économique pour s’engager dans un projet irrégulier. En ce qui concerne le départ proprement dit, si on pense aux mouvements terrestres ou maritimes en provenance d’Afrique, des enquêtes montrent que les amis et la famille présents dans les pays de transit et de destination jouent un rôle clef dans l’information des candidats au départ et dans la prise de décision.
Mais du point de vue européen, il faut se garder d’une double erreur de perception : la première que les flux migratoires seraient essentiellement irréguliers, car ce n’est pas le cas, la seconde que les flux irréguliers passeraient forcément par un franchissement lui-même irrégulier de la frontière à l’aide d’un passeur, par exemple en mer ou dans les Balkans.
LVSL – Quelles sont les voies d’arrivée privilégiées ? Comment s’organisent les filières ? Quels en sont les acteurs ?
M. G. – Une part incertaine mais vraisemblablement significative des personnes en situation irrégulière sur le territoire européen y est parvenue de façon régulière, et s’y est maintenue au-delà de la durée autorisée pour leur séjour, qu’elles aient obtenu un visa préalable, ou qu’elles en soient dispensées comme une soixantaine de nationalités dans le monde. C’est ce qu’on appelle des overstayers. Les États de l’espace Schengen délivrent chaque année plus de 6 millions de visas de court séjour, des millions de titres temporaires, et voient parvenir dans leurs aéroports des millions de visiteurs de passage, exemptés de visa. Mais il n’existe pas à ce jour d’outil de calcul du « taux d’overstaying » en Europe. À ma connaissance, il n’y a jamais eu non plus d’enquête par sondage pour évaluer ce taux, alors que ce type d’étude existe depuis les années 1900 en Australie et aux États-Unis, qui se sont entre-temps dotés d’outils puissants de contrôle nominatif de cette pratique.
La voie consistant à se rendre directement à la frontière sans disposer des documents exigés par le pays de destination constitue donc l’autre volet de la migration irrégulière, et évidemment le plus spectaculaire visuellement et humainement, et ce d’autant plus qu’elle a pris des proportions croissantes en Europe dans la dernière décennie. On distingue à ce titre plusieurs routes, certaines maritimes comme en Méditerranée ou vers les Canaries, d’autres terrestres, comme dans les Balkans occidentaux, le long de la ligne verte séparant l’île de Chypre, ou encore sur la frontière biélorusse. Mais si on inclut les régions ultramarines, la Guyane constitue également une destination pour des milliers de demandeurs d’asile afghans, syriens ou marocains, qui y sont aujourd’hui presque aussi nombreux que les Haïtiens dans la même situation.
LVSL – Quel est l’impact des politiques publiques européennes sur les flux en Méditerranée ? Les traversées ont-elles baissé ou augmenté sous l’effet de certaines législations ?
M. G. – Les flux en Méditerranée, en particulier sur la voie centrale depuis la Libye jusqu’à l’Italie, ont fait l’objet d’importantes variations depuis 2011, année où la Jamahiriya (régime de Mouammar Kadhafi, ndlr) s’est effondrée. Ces flux se modélisent relativement bien sous la forme d’un marché. En l’espèce, les mesures de coercitions agissant soit sur les chances de réussite du voyage, soit sur celles d’admission au séjour, parviennent à réduire le nombre de migrants irréguliers et de passeurs, en provoquant une hausse du prix d’équilibre, au détriment évidemment de la satisfaction des migrants. L’effet est hétérogène selon les nationalités puisqu’elles n’ont pas toutes les mêmes moyens.
« Ces flux se modélisent sous la forme d’un marché. Les mesures de coercitions agissant sur les chances de réussite du voyage ou sur celles d’admission au séjour parviennent à réduire le nombre de migrants irréguliers et de passeurs, en provoquant une hausse du prix d’équilibre, au détriment de la satisfaction des migrants. »
Ainsi, le soutien apporté par l’Union européenne à la moitié de l’année 2017 aux gardes côtes libyens a entraîné l’augmentation des prix de la traversée, qui s’étaient effondrés jusqu’à 250$. Cela a eu pour effet d’évincer les ressortissants subsahariens, au profit des Égyptiens et des Bangladais, plus riches. Surtout, cette stratégie a permis une diminution nette des traversées et des décès sur cette voie, malgré un report partiel (environ 15%) quelques mois plus tard vers la Méditerranée occidentale. Le nombre mensuel de victimes est divisé par trois, malgré la diminution des opérations des secouristes en mer sous l’influence de la politique italienne.
En effet, le nombre de décès et de disparitions est positivement corrélé au nombre de traversées, et n’est pas négativement corrélé à la présence d’opérations de secours. C’est tout le paradoxe de la Méditerranée centrale, qui est devenue tout à la fois la moins chère, la plus surveillée et la plus dangereuse au monde. À compter de 2023, avec l’ouverture d’une nouvelle voie au départ de la Tunisie, les conditions d’équilibre de ces modèles ont cependant encore été bouleversées.
LVSL – L’idée d’appel d’air est largement critiquée : l’attractivité sociale d’un pays ne suffisant pas à expliquer la réalité migratoire… Que conclut votre ouvrage à ce sujet ?
M. G. – Le terme d’appel d’air est improductif si on ne définit pas ce à quoi il est fait référence. Il a en effet été largement rappelé que les prestations sociales (d’ailleurs rares pour les étrangers sans titre), ou les conditions matérielles d’accueil des demandeurs d’asile, par exemple, ne constituent pas un élément déterminant du choix de destination pour un migrant, qu’il soit parvenu sur le territoire européen, ou encore en transit dans un pays tiers. Parce que d’autres facteurs président à ce choix : le niveau de prospérité du pays, comme je l’ai dit plus tôt, la disponibilité d’emplois, le lieu de résidence de proches ou de connaissances et la proximité linguistique ou historique entre la région d’accueil et d’origine.
Ce constat ne doit néanmoins pas amener à nier toute rationalité au migrant, qui procède bel et bien à un calcul relativement informé avant de décider où tenter de s’installer. Il est peu réaliste de s’imaginer une sorte de mouvement brownien migratoire qui serait entièrement porté par le hasard, alors que les candidats investissent des ressources financières et morales importantes dans leur projet. La demande d’asile, dans les quinze dernières années, en provenance de l’Albanie et de la Géorgie vers l’Allemagne puis vers la France n’a ainsi pas obéi à des considérations linguistiques, mais bien à une adaptation aux conditions immatérielles d’accueil proposées par ces pays aux demandeurs d’asile : la vitesse de l’instruction et les chances d’obtenir une protection.
Plus généralement, lorsqu’il s’agit de décrire ou de modéliser une tendance migratoire, il faut garder à l’esprit la grande diversité des circonstances existant sur la planète et préciser le contexte considéré. Il est évident qu’une étude mélangeant l’ensemble des flux, aussi bien des Vénézuéliens vers la Colombie, que des Pakistanais vers l’Afghanistan, parviendra à la conclusion que telle politique d’accueil dans un pays européen ne constitue pas le moteur essentiel de la migration mondiale.
LVSL – Vous rappelez que l’Europe est le continent qui expulse le moins. Comment l’expliquer ?
M. G. – De fait, l’Europe démocratique s’est tenue à l’écart des grandes expulsions collectives de la seconde moitié du XXe siècle. Certains déplacements de population massifs ont eu lieu en Europe, comme l’expulsion des Allemands de Tchécoslovaquie par les décrets Beneš en 1945, puis la « régénération bulgare » aboutissant au départ de près de 400 000 Turcs en 1989, et enfin les épurations ethniques de Yougoslavie. Mais ces pratiques n’ont guère de lien avec l’immigration, à la différence de « l’opération Culs-trempés » par laquelle les États-Unis renvoient sommairement un million de Mexicains en 1954. La Nouvelle-Zélande a aussi, pour sa part, procédé à des descentes matinales (Dawn Raids) jusqu’à la fin des années 1970.
Le reste du monde est quant à lui marqué jusqu’à aujourd’hui par l’exercice fréquent des éloignements de masse, dont la mémoire est méconnue en Europe, mais qui concernent des millions de personnes. L’opération « Ghana go Home » au Nigéria (1983), l’expulsion des Indiens de l’Ouganda (1972), la Marche noire en Algérie (1975) et, dans les toutes dernières années, le retour de centaines de milliers d’Ethiopiens depuis l’Arabie saoudite, et de réfugiés afghans depuis le Pakistan ou le Liban, en sont des exemples. Il est donc erroné de se représenter l’expulsion comme la scène d’un affrontement entre le Nord et le Sud.
« Il est erroné de se représenter l’expulsion comme la scène d’un affrontement entre le Nord et le Sud. »
Aujourd’hui, dans tous les pays occidentaux, la pratique du retour a été policée et régulée. L’expulsion collective, sans examen individuel de la situation, a été proscrite. Plus généralement, d’un point de vue procédural, dans un État libéral, l’exécution d’office d’une mesure de police est souvent complexe, comme on le voit par exemple dans le cas des expulsions locatives. C’est donc à plus forte raison le cas lorsqu’une procédure implique la coopération d’un pays tiers, pas toujours accommodant d’un point de vue diplomatique.
Néanmoins, même dans ce cadre juridique démocratique, les États-Unis ou le Canada parviennent davantage à réduire l’écart entre la prétention des États à éloigner en édictant des mesures administratives, et leur exécution réelle. Il s’agit de pays à la conception plus verticale de l’autorité publique, à tout le moins dans ce domaine. En Europe, l’éloignement est devenu, et restera vraisemblablement longtemps encore, une procédure marginale.
« FN ou RN ? », la question revient régulièrement dans les médias qui s’interrogent sur la progression du parti d’extrême-droite. Les 10 millions de voix récoltées par le Rassemblement national aux dernières législatives tendent à faire pencher la balance du côté de la normalisation du parti et de la rupture avec son passé. Cette hypothèse est cependant nuancée par une enquête plus fouillée. Dans son ouvrage, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, le sociologue et politiste Félicien Faury montre comment, au sein de l’électorat RN de PACA, les difficultés sociales s’expliquent prioritairement à la lumière d’un énoncé : il y aurait « trop d’immigrés » en France. Un raisonnement qui révèle la victoire idéologique d’une grille de lecture unilatérale des problèmes économiques, entretenant la division parmi les classes les plus précaires. Loin donc du portrait des millions de « fachos », mais pas en adéquation non plus avec les seuls Français « fâchés », Félicien Faury s’attarde sur un vote mal compris pour en analyser les raisons et les contradictions. Après la parution d’un article du sociologue dans nos colonnes, retour sur son ouvrage.
L’enquête commence en 2016, aux prémices de la campagne présidentielle de 2017, et court jusqu’à l’été 2022, où se termine celle pour les élections législatives. Réalisée dans le sud de la région PACA (Provences-Alpes-Côtes-d’Azur), le sociologue a vécu sur place, auprès de celles et ceux qu’il interroge, pendant près de quinze mois cumulés. Ses recherches sont autant le fruit de discussions informelles saisissant les rumeurs du monde que d’entretiens semi-directifs plus approfondis. Un matériau inédit qui permet de mieux appréhender qui sont les électeurs du Rassemblement National.
Choisir la région PACA comme terrain de recherche permet aussi de mettre à jour des problématiques différentes que celles recensées dans l’autre bastion du RN, le nord de la France. C’est notamment le territoire où s’épanouit le plus le parti (aux élections européennes de 2024, Jordan Bardella conquis 38.65% des suffrages), et où certaines spécificités locales contribuent à la montée du vote RN, qui n’est plus considéré comme un parti « honteux ». Félicien Faury s’efforce de comprendre comment un environnement social peut devenir un terrain fertile de normalisation de l’extrême droite, sans pour autant prétendre établir le portrait-robot de l’électeur du RN, qui relèvent pour lui du fantasme bien plus que de la réalité sociologique.
Au-delà des mythes misérabilistes
Félicien Faury cherche à prendre au sérieux la parole et les préoccupations de ces électeurs. Il tente de comprendre quelles valeurs morales et quels modes de vie motivent ce choix pour le parti de la famille Le Pen. Avec comme premier principe d’abandonner le présupposé selon lequel ces électeurs « ne savent pas ce qu’ils font ». Car la force du RN repose moins « sur sa capacité à duper des gens naïfs » que sur son aptitude à déployer un discours correspondant à des expériences de vie. Sans être central dans la vie des électeurs, ce vote reste un moyen d’exprimer les épreuves qu’ils traversent concernant notamment le pouvoir d’achat et la place qu’ils occupent dans la société. Des craintes et désillusions guidées par une perception du réel attisée par le RN.
L’enquête montre qu’en PACA, le stéréotype de l’électeur d’extrême droite victime de la désindustrialisation, du chômage et désocialisé par la pauvreté – plus proche de l’électorat des bassins miniers du nord – est inopérant. Ici les électeurs rencontrés sont des salariés pas nécessairement précaires, des agents de services publics, des pompiers, des commerçants, des policiers, des coiffeurs, des retraités. Ils sont intégrés à la société, ont des situations relativement stables et beaucoup sont propriétaires de leur logement. Principalement situés en bas de la classe moyenne, ce ne sont pas « les plus à plaindre », selon une expression commune, même si leur situation reste fragile.
Les débats médiatiques donnent souvent l’impression de deux votes distincts pour le Rassemblement National : il y aurait d’un côté un vote identitaire, de l’autre un vote plutôt social attisé par le chômage et la pauvreté. Un vote du sud et un vote du nord ; un vote FN associé à Jean-Marie Le Pen et un vote RN à Marine Le Pen et Jordan Bardella. L’enquête de Félicien Faury amène à nuancer cette grille de lecture binaire. Dans ses entretiens, ces problématiques sont entremêlées : tout le travail idéologique effectué par le parti consiste précisément à construire des ponts entre les questions sociales et identitaires.
Vouloir segmenter le vote RN par préoccupations (d’un côté le pouvoir d’achat et de l’autre l’immigration) correspondrait donc à une vue de l’esprit, car c’est bien dans leurs enchevêtrements que l’électorat trouve satisfaction.
Un vote de repli identitaire
Aux difficultés rencontrées, les électeurs du RN trouvent unanimement une réponse évidente : il y a trop « d’immigrés » en France. Ce principe guide toutes les analyses qu’ils peuvent faire. Au cours des entretiens, la figure de « l’immigré » semble indistincte de celle de « l’étranger », voire du musulman. Elle ne repose pas sur la nationalité réelle d’un individu mais sur ses origines supposées. Toute personne non-blanche est ainsi susceptible d’être associée à cette chaîne d’équivalences. Et c’est à la lumière de cet antagonisme – « blancs » et « immigrés » – que les électeurs du RN interprètent leur quotidien, construisent leurs valeurs morales, leurs appréciations économiques et leurs repères politiques.
À cette première confusion s’ajoute celle de « l’assisté », le chômage de chaque « immigré » trouvant, d’après le discours du RN, sa cause dans des caractéristiques culturelles et ethniques. C’est cette causalité essentialiste qui permet à Félicien Faury de qualifier le vote RN de « raciste ». Les inquiétudes économiques des électeurs sont liées à ces représentations négatives des immigrés (et descendants d’immigrés) de sorte que « les discours anti-assistance et xénophobes se nourrissent mutuellement ».
Cette « racialisation de l’assistanat et de l’économie » par laquelle les électeurs désignent les immigrés comme des profiteurs d’aides agissant avec une complicité inexplicable de l’État, fait naître un puissant sentiment d’injustice.
Félicien Faury rappelle à ce titre le slogan du FN de la fin des années 70 : « 1 millions de chômeurs, c’est 1 millions d’immigrés en trop ». Un slogan qui peut s’interpréter de deux manières, conformément aux stratégies discursives du RN. Une première lecture repose sur le mythe de l’immigré voleur d’emploi – 1 million d’immigré en moins, c’est 1 million de postes à pourvoir pour les « vrais français » – tandis qu’une autre lecture repose sur le mythe de l’immigré paresseux venu en France pour bénéficier d’aides sociales.
En PACA, c’est aujourd’hui cette seconde lecture qui prime, où les électeurs craignent peu pour leurs emplois. Cette « racialisation de l’assistanat et de l’économie » par laquelle les électeurs désignent les immigrés comme des profiteurs d’aides agissant avec une complicité inexplicable de l’État, fait naître un puissant sentiment d’injustice. Il y aurait ainsi un gâteau-État, dont les parts seraient réduites à peau de chagrin à cause de l’arrivée sur le territoire d’immigrés.
Des électeurs en quête de distinction sociale
Du point de vue des électeurs, il semble beaucoup plus réaliste de s’en prendre à ceux du bas qu’à ceux du haut, contre qui le pouvoir d’action est limité. Défendre une logique de « priorité nationale », c’est s’assurer une position sociale au moins supérieure aux populations issues de l’immigration. Félicien Faury l’explique : « Voter extrême-droite, c’est agir sur la structure raciale mais surtout s’y placer et faire valoir une position spécifique. (…) Le vote RN peut dès lors être compris comme une modalité d’inclusion au sein du groupe majoritaire et de démarcation avec les groupes minorisés. »
Dans une société structurée par les classes sociales, les « petits-moyens » peuvent trouver dans le vote RN une façon de rester du bon côté du groupe majoritaire en consolidant une digue qui les sépare des autres – avec d’autant plus d’énergie qu’ils se trouvent en bas de ce groupe majoritaire. L’enquête le montre : ces électeurs sont ceux qui sont socialement, géographiquement et symboliquement les plus proches de ces groupes qu’ils rejettent et auxquels ils ne veulent surtout pas être assimilés.
La même logique est à l’œuvre chez les électeurs du RN eux-mêmes issus de l’immigration, mais d’une immigration blanche et/ou chrétienne, ce qui en fait assurément de « bons immigrés ». Jordan Bardella en tête, ces électeurs aux origines italiennes, espagnoles, portugaises ou encore arméniennes votent RN afin de revendiquer une intégration réussie à la société française.
Pour les électeurs, il semble beaucoup plus réaliste de s’en prendre à ceux du bas qu’à ceux du haut, contre qui le pouvoir d’action est limité. Défendre une logique de « priorité nationale », c’est s’assurer une position sociale au moins supérieure aux populations issues de l’immigration.
Par leur vote, ces électeurs se distinguent socialement de ceux qui ne travaillent pas et des « immigrés », mais également des élites culturelles – perçues soit comme tenant les manettes du pays, soit promouvant une égalité d’intégration à la société pour toutes et tous. Les « élites culturelles » couvrent un spectre très large et hétérogène, allant du ministre macroniste à l’institutrice du village dont le capital économique n’est pourtant pas éloigné du leur. Le parti de la famille Le Pen mise largement sur cet antagonisme social entre les « bien-pensants » et ses électeurs issus de la « vraie vie » qui y trouvent un moyen de se protéger du mépris de classe. Car ces électeurs, souvent faiblement dotés en capital culturel, entretiennent un rapport amer avec l’école et une méfiance envers les élites culturelles.
Ainsi, le vote pour le RN est une façon de se positionner dans un rapport de forces, en acceptant la diminution tendancielle de la redistribution et des perspectives d’ascension sociale due au néolibéralisme et en y répondant par une volonté d’exclusion d’un autre groupe social afin de conserver quelques avantages. C’est à ce titre un choix véritablement politique, une réponse à des violences sociales dont il faut analyser la fabrique.
L’injuste guerre des pauvres
Dans les territoires où les services publics et les ressources se dégradent particulièrement, l’urgence de se positionner sur l’échiquier politique contre « les autres » prime. En PACA, d’après Faury, trois enjeux principaux se distinguent : la redistribution, l’espace résidentiel et l’école.
La redistribution et l’usage des ressources communes sont vécues comme injustes avec le sentiment de « donner beaucoup » mais de n’avoir « droit à rien » : les aides sociales et la qualité des services publics se dégradent, tandis que la charge fiscale reste inchangée. Ce n’est pas tant l’idée de l’impôt qui est remise en question que la façon dont celui-ci est utilisé. Avec l’idée forte que l’Etat voue une passion irrationnelle aux « étrangers », à qui il donnerait la priorité en matière d’aides sociales et de logement. L’opacité des principes redistributifs devient l’objet de fantasmes : « si mon fils n’arrive pas à obtenir un HLM, c’est parce que l’État préfère le donner à des immigrés ». Des fantasmes habilement entretenus par RN, qui partageait par exemple en 2016, une campagne d’affichage sur laquelle on pouvait lire « Julie attend un logement en résidence étudiante depuis deux ans. Hélas pour elle, Julie n’est pas migrante. »
Les électeurs entretiennent un rapport plutôt négatif à leur lieu de vie dont ils se sentent prisonniers. Cette dimension spatiale du sentiment de déclassement est importante à plusieurs points de vue. En PACA, la patrimonialisation et la touristification du territoire intensifient la concurrence dans l’accès au logement. À Fréjus, les résidences secondaires représentent par exemple 37% des logements (contre 9,7% en moyenne en France), renforçant une pression foncière déjà élevée. Les couches sociales inférieures sont ainsi reléguées dans les espaces du territoire les moins valorisés. Et certains, persuadés que leur territoire se dégrade, se prennent à regretter leur investissement immobilier de toute une vie. Comme un serpent qui se mord la queue, le foncier perd en valeur à cause de la mauvaise réputation qu’ils concourent à donner à un quartier. Ils ont ainsi le sentiment d’être « coincés » et contraints de cohabiter avec ceux dont ils méprisent les modes de vie. Sur les territoires les plus inégalitaires, les électeurs sont donc dans un entre-deux fragile : trop riches pour être aidés, trop pauvres pour quitter les zones de relégation.
Ainsi naît le désir de mobilité, spatiale et sociale, pour soi et ses enfants. Et l’accès à une école de qualité devient un enjeu symbolique majeur. Mais l’école publique se dégrade et pâtit d’une mauvaise réputation, en particulier dans les territoires jugés négativement, c’est tout naturellement que le privé s’impose comme une alternative… à condition d’en avoir les moyens [Félicien Faury consacre, dans nos colonnes, un article sur l’école comme paramètre important du vote RN, ndlr].
Dans ces combats d’accès aux ressources, les groupes minoritaires – essentialisés par les électeurs du RN – sont perçus comme des concurrents illégitimes. Et cette idée circule d’autant plus facilement que la concurrence s’intensifie et que leur cadre de vie se dégrade. Une morale collective est ainsi produite et induit une normalisation du vote d’extrême droite dont chacun se fait le relais auprès de sa famille, de ses amis, voire de ses collègues. La réponse « par le bas » s’impose alors au détriment de celle « par le haut » : ce sont les immigrés qui profitent, plutôt que les élites qui détruisent.
Les travaux de Félicien Faury établissent, pour la région PACA, que le vote RN est bien autre chose qu’un réflexe « dégagiste », il est marqué par un primat identitaire.
Les travaux de Félicien Faury établissent en définitive, pour la région PACA, que le vote RN est bien autre chose qu’un réflexe « dégagiste ». Moins dirigé contre les élites que des segments marginalisés de la population, il est marqué par un primat identitaire. À l’inverse, son ouvrage interdit toute essentialisation des électeurs RN : il met en évidence la manière dont la mise en concurrence généralisée nourrit une « guerre des pauvres » dont ce vote est une manifestation. La voie pour reconquérir les travailleurs séduits par le RN s’avère ardue, sans analyse précise des territoires dans lesquels ils s’enracinent.
Tendanciellement moins dotés en capital culturel, les électeurs du Rassemblement national entretiennent un rapport souvent amer et distant avec l’institution scolaire. Une socialisation qui les rend hostiles aux « élites » diplômées, considérées comme des « donneurs de leçons ». S’ils sont par ailleurs attachés au principe de l’école publique, ils considèrent que l’immigration est largement responsables de la dégradation de l’enseignement, notamment chez les femmes. Par bien des aspects, la perception de l’école est ainsi un déterminant majeur du vote selon Félicien Faury, sociologue et politiste au CESPID, auteur de Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême-droite (Seuil, 2024) [1].
La faiblesse du niveau de diplôme est un des facteurs les plus prédictifs du vote pour le Rassemblement national (RN), et avant lui le Front national (FN). Derrière ce constat statistique, ce que la sociologie de terrain retrouve, ce sont des trajectoires scolaires souvent heurtées, relativement courtes, vécues difficilement. C’est ainsi un certain rapport à l’école, distant voire défiant, qui apparaît comme l’un des facteurs communs à une partie importante de l’électorat lepéniste.
Il ne s’agit pas de suggérer qu’il y aurait un lien direct et nécessaire entre un « manque de culture » et les penchants xénophobes nourrissant le vote RN – après tout, il y a toujours eu des manières très cultivées d’être d’extrême droite, et l’idéologie raciste s’est toujours reposée sur des constructions intellectuelles et savantes.
La faiblesse du diplôme a en revanche des conséquences socioprofessionnelles importantes, du fait de la fragilité sur le marché du travail qu’elle engendre. Dans une société où la possession de capitaux scolaires est devenue si importante, en être dépourvu produit une incertitude et un pessimisme structurant les préférences électorales pour le RN.
Cette situation génère aussi une relation spécifique à l’ordre scolaire, y compris pour les électeurs étant parvenus à une certaine stabilité sociale. C’est sur cette relation à l’école et ses conséquences sociales et politiques que j’aimerais m’attarder ici.
De 2016 à 2022, dans le cadre d’une enquête de terrain menée dans le sud-est de la France, j’ai rencontré des électeurs de classes populaires et de petites classes moyennes votant ou ayant déjà voté pour le RN. Durant les entretiens, l’enjeu de l’école a été régulièrement convoqué, souvent sous un registre négatif. À propos de leurs parcours scolaires, beaucoup de personnes m’indiquent n’avoir « pas aimé » l’école, ou n’être « pas faites pour les études », trahissant le désajustement entre leur propre socialisation et les attentes de l’institution scolaire.
Dans une société où la possession de capitaux scolaires est devenue si importante, en être dépourvu produit une incertitude et un pessimisme structurant les préférences électorales pour le RN.
Pour ces électeurs, qui étaient pour beaucoup des parents au moment de l’enquête, la question scolaire émerge de plusieurs façons. D’abord comme inquiétude pour leurs enfants face à une dégradation de l’école publique – ce qui peut amener certaines familles à se tourner vers les établissements privés. Ensuite, comme moteur d’antagonisme vis-à-vis d’autres groupes sociaux, notamment ceux davantage dotés en capital culturel – antagonisme qui s’accompagne souvent d’une défiance envers la gauche.
Dégradation de l’école publique, recours au privé
La moindre maîtrise de l’univers scolaire a pour première conséquence de se sentir démuni face à ce qui est considéré comme une détérioration de l’offre scolaire publique. Sur mon terrain comme ailleurs, l’école publique pâtit d’une mauvaise réputation. La conviction que « le public » s’est « dégradé » semble très largement partagée, en particulier dans certains quartiers en cours d’appauvrissement dans lesquels vivent souvent les personnes interrogées. Cette situation est vécue d’autant plus durement que l’importance des certifications scolaires pour leurs enfants a parfaitement été intégrée par les parents de classes moyennes et de classes populaires. Mais contrairement aux groupes mieux pourvus en ressources culturelles, il est plus difficile pour eux de mettre en place des stratégies de compensation du niveau jugé insatisfaisant de certaines écoles publiques (faire les devoirs à la maison, voire détourner la carte scolaire, etc.).
Dans certains cas, le faible capital culturel peut être compensé en partie par un (petit) capital économique, notamment en ayant recours à l’école privée. Beaucoup de personnes rencontrées m’indiquent ainsi avoir choisi de scolariser leurs enfants dans le privé, et ce parfois au prix de sacrifices financiers importants. Dans les territoires dans lesquels j’ai enquêté, il n’est un secret pour personne que l’inscription dans ces établissements doit être demandée très en avance, car les listes d’attente ne cessent de s’allonger. Par contraste avec les établissements publics, les écoles privées sont réputées de meilleur niveau, avec une sélection des élèves plus importante, une « discipline » et une « surveillance » accrues pour les enfants et adolescents. Le privé est donc le prix à payer par les parents pour, comme on me l’a souvent dit, être « tranquilles » quant à l’éducation scolaire et aux « fréquentations » de leurs enfants.
Il faut noter que cette décision n’est jamais prise de gaieté de cœur. Comme me l’exprime une électrice ayant scolarisé ses enfants dans le privé, « c’est quand même malheureux d’en arriver là ». Ce choix du privé est conçu, au fond, comme anormal, et les élites dirigeantes en sont en grande partie tenues responsables. Le recours au privé n’est donc pas un refus de l’État, mais le symptôme d’une déception vis-à-vis de ce que les institutions publiques devraient offrir aux citoyens.
Inquiétudes éducatives et vote RN féminin
L’offre scolaire locale est ainsi perçue comme faisant partie d’un système concurrentiel, avec des classements informels des établissements circulant selon leur réputation. Dans les discours des personnes interrogées, ces perceptions s’avèrent souvent profondément racialisées. La proportion de personnes identifiées comme immigrées fréquentant les écoles fonctionne comme une sorte de signal du niveau scolaire global de l’établissement, orientant les stratégies parentales de placement scolaire. Dans certains quartiers, le déclassement social des écoles publiques est ainsi d’autant plus visible qu’il est perçu racialement, et d’autant plus difficile à enrayer que cette perception renforce, par circularité, les pratiques d’évitement des ménages blancs.
À bien des égards, un autre ressort crucial du vote RN féminin réside dans cette situation dégradée de l’école en France et dans les appréhensions parentales qu’elle suscite.
Cette situation suscite des désirs de protectionnisme non plus seulement sur le terrain de l’emploi, mais également sur celui de l’accès aux ressources communes et aux services publics. Le problème n’est plus ici l’immigré travailleur, mais les familles immigrées, dont les enfants vont être scolarisés dans les écoles du quartier. De ce fait, les discours politiques comme ceux du RN prônant la réduction de l’immigration et l’arrêt du regroupement familial trouvent ici des échos favorables.
Dans mon enquête, ces inquiétudes éducatives touchent davantage les électrices que les électeurs. On sait que l’éducation des enfants continue d’être une prérogative majoritairement féminine, ce qui pourrait constituer une des causes du vote des femmes (et notamment des mères) pour le RN. Le vote d’extrême droite a longtemps été un vote majoritairement masculin, les femmes votant traditionnellement beaucoup moins pour cette famille politique. En France, ce « gender gap » (écart entre les sexes) s’est cependant progressivement réduit au fil des élections récentes. Il a même désormais complètement disparu pour le RN (tout en refaisant son apparition sur le vote Zemmour).
Les causes de ce rattrapage électoral féminin sont multiples, d’un « effet Marine Le Pen » (par comparaison avec le virilisme explicite de son père) à des causes plus structurelles, comme la précarisation croissante de secteurs d’emplois majoritairement féminins (aides à la personne, secteur du care, etc.). Mon enquête invite aussi à prendre davantage en compte la question scolaire dans l’explication du progressif ralliement des femmes à l’extrême droite. À bien des égards, un autre ressort crucial du vote RN féminin réside dans cette situation dégradée de l’école en France et dans les appréhensions parentales qu’elle suscite.
Les « donneurs de leçons »
Le rapport à l’école a aussi des conséquences sur les manières de percevoir les autres groupes sociaux et, derrière eux, les formations politiques. Comme suggéré plus haut, pour beaucoup d’électeurs du RN, c’est le travail, plus que l’école, qui leur a permis d’accéder à un emploi (relativement) stable et à un petit patrimoine (souvent leur propre logement dont ils sont propriétaires). Ils se caractérisent ainsi par un capital économique supérieur à leur capital culturel. Cette structure du capital que l’on retrouve de façon transversale au sein de l’électorat lepéniste se traduit par la valorisation de styles de vie orientés davantage vers la réussite économique que vers « des ressources culturelles distinctives ».
Dès lors, lorsqu’il s’agit de qualifier les groupes situés dans le « haut » de l’espace social, les électeurs du RN vont davantage valoriser les élites spécifiquement économiques. Sur mon terrain, si l’on peut certes critiquer une richesse trop ostentatoire (ceux qui « veulent montrer qu’ils ont de l’argent ») ou démesurée (ceux qui « se gavent »), la figure du « bon patron » ou de la personne qui a « réussi » économiquement revient souvent de façon positive dans les discours.
Par contraste, les groupes et individus les plus pourvus en capital culturel, les « sachants », et notamment les professions spécialisées dans l’usage du savoir, de la parole et des symboles (enseignants, journalistes, artistes…), vont souvent susciter scepticisme et hostilité. Ces derniers sont souvent associés à une position de privilégié moralisateur, des « beaux parleurs » et des « donneurs de leçons ». Cette défiance se rejoue dans le rejet de la gauche, camp politique souvent associé – non sans un certain réalisme sociologique – à ces « élites du diplôme ».
À bien des égards, le mépris de classe dont s’estiment parfois victimes les électeurs du RN fait écho aux formes de violence symbolique dont l’école est un des principaux foyers. Comme si la distance à l’univers scolaire, aux positions professorales, à la culture dite légitime et aux styles de vie qui lui sont associés exprimait une réaction de défense face à une domination scolaire subie antérieurement.
L’institution scolaire reste pour beaucoup avant tout un lieu de classements, de frustrations et d’humiliations. Il faut donc s’interroger sur ce que produit politiquement notre école, sur les visions du monde et les préférences électorales qu’elle engendre sur le long terme chez les individus.
Fracturée, la gauche allemande part désunie aux élections européennes. D’un côté Die Linke (« la gauche »), le parti qui a incarné l’opposition aux politiques de rigueur d’Angela Merkel. De l’autre, la Bündnis Sahra Wagenknecht (Alliance Sahra Wagenknecht, BSW), structurée autour de la charismatique dissidente de Die Linke. Elle reproche au parti de gauche d’avoir abandonné un discours de classe pour une rhétorique centrée autour des « valeurs » et d’avoir délaissé les travailleurs au profit des classes moyennes. Ses propos critiques de l’immigration ont déclenché de nombreuses polémiques, au sein même de la gauche européenne. Nous rencontrons Fabio de Masi, tête de liste de la BSW pour les élections européennes. Spécialiste des questions financières, critique précoce de la monnaie unique, il est l’une des figures de l’opposition au tournant austéritaire de l’Union européenne durant la décennie 2010.
LVSL – Après d’importants désaccords au sein de Die Linke, Sahra Wagenknecht, la figure la plus médiatique du parti, a quitté celui-ci. Elle a lancé la Bundnis Sahra Wagenknecht (BSW, Alliance Sahra Wagenknecht), à laquelle vous appartenez. Pourriez-vous expliquer les raisons de cette scission, et les principales divergences idéologiques entre Die Linke et le BSW ?
Il y a deux raisons essentielles. La première consiste dans le virage de Die Linke vers ce que Thomas Piketty nomme la « gauche brahmane », axée sur les questions d’identité. Cela ne signifie pas que Die Linke a abandonné sa rhétorique de redistribution sociale, mais il a perdu son assise dans le monde du travail. Ses élus ont par exemple voté en faveur d’un revenu de base inconditionnel. Ignorent-ils que le versement d’un revenu de subsistance à chaque personne – même aux riches – diminue les ressources destinées à ceux qui ont vraiment besoin du soutien de l’État ? Que cette perspective néglige complètement la participation sociale permise par le travail ? Le contrôle de l’économie – y compris sur les décisions d’investissement – ne peut être démocratisé que par des luttes sur le lieu de travail.
Cette attitude, couplée à la rhétorique irréaliste de Die Linke sur l’ouverture des frontières durant la crise des réfugiés, a conduit à un désenchantement au sein de notre base électorale, dans les circonscriptions ouvrières et dans les campagnes. Elle a contribué à la montée de l’AfD [Alternative für Deutschland, le principal parti d’extrême droite allemand, qui entretient un rapport pour le moins ambigu au passé nazi du pays, ndlr]. Lorsque j’étais encore membre de Die Linke au Parlement allemand, j’ai dû empêcher ce parti de prendre position en faveur de la taxe carbone, la mesure qui avait conduit, en France, à l’explosion des Gilets jaunes ! Il n’est pourtant pas difficile de comprendre que la taxe à la consommation de carburants est un outil libéral, à l’effectivité environnementale douteuse, alors que dans le même temps, le système ferroviaire allemand souffre d’un sous-investissement chronique depuis de nombreuses années.
« Face au choc économique majeur que nous vivons, la coalition allemande a annoncé des dépenses d’armement de 100 milliards d’euros, combinées à des coupes dans les dépenses publiques et des taxes carbone. »
La seconde ligne de fracture réside dans l’attitude à tenir par rapport au mouvement pacifiste. Sahra Wagenknecht a organisé une grande manifestation pour la paix et en faveur d’une solution diplomatique à la guerre en Ukraine. Die Linke a tenté de la discréditer et prétendu que la manifestation avait été initiée par la droite. Nous ne faisons preuve d’aucune naïveté vis-à-vis de Vladimir Poutine. J’ai moi-même été la cible d’un probable espion russe, « Egisto O. », qui travaillait avec Jan Marsalek, ancien manager de l’entreprise de transactions Wirecard, désormais fugitif. À de nombreuses reprises, j’ai dénoncé les réseaux oligarchiques russes en Allemagne.
Pour autant, nous estimons que la guerre en Ukraine est le produit d’une histoire complexe, liée à l’élargissement à l’Est de l’OTAN. Qu’il faut des garanties de sécurité pour l’Ukraine comme il faut un tampon de sécurité pour la Russie, et qu’à long terme de trop nombreuses vies ukrainiennes seront sacrifiées – étant entendu que la Russie peut mobiliser davantage de soldats. Nous ne sommes pas non plus en accord avec les sanctions, car elles ont porté atteinte à l’économie allemande, hautement intensive en énergie, et ont rendu l’Allemagne plus dépendante du gaz naturel liquéfié (GNL) américain, hautement polluant. Le tout sans empêcher la Russie d’intensifier ses opérations. Notre point de vue est étayé par une étude récente de l’économiste keynésien James Galbraith.
LVSL – La situation sociale en Allemagne s’est significativement détériorée ces dernières années en raison de l’inflation et des politiques d’austérité. En novembre dernier, la Cour constitutionnelle allemande a jugé illégale la mobilisation de 60 milliards d’euros restants du fonds COVID pour des politiques écologiques. Comment analysez-vous cette obsession pour la discipline budgétaire et comment le public allemand la perçoit-il ?
J’ai été l’un des principaux critiques de la règle du frein à l’endettement en Allemagne ces dernières années. J’en ai proposé des modifications majeures. La décision de la Cour est cependant plus complexe. Si vous inscrivez un frein à la dette dans la Constitution, vous ne devriez pas être surpris d’un tel jugement. Même des politiciens de premier plan du parti Vert en 2017 voulaient encore renforcer le frein à l’endettement – ce qui restreint le crédit pour l’investissement. Pour contourner ce frein (par exemple pour les dépenses militaires), le gouvernement a ainsi lancé des budgets parallèles, les soi-disant budgets à « usage spécial », qui ne sont pas contrôlés par le Parlement.
Pendant la crise du coronavirus, une exemption au frein à l’endettement a été activée, qui s’applique dans des conditions spéciales – comme un choc économique majeur. Le gouvernement aurait simplement pu la prolonger avec la crise énergétique et la guerre en Ukraine, mais a plutôt tenté d’utiliser des fonds d’un budget parallèle précédent. Pourquoi la Cour constitutionnelle devrait-elle aider à la stupidité économique du gouvernement ?
LVSL – Les sondages pour les élections européennes indiquent un désenchantement des électeurs à l’égard du gouvernement de coalition, composé du SPD (sociaux-démocrates), des Grünen (écologistes) et du FDP (libéraux). Selon vous, quelles sont les raisons de cette impopularité ?
FdM – Que ce gouvernement soit probablement le plus impopulaire de l’histoire de l’après-guerre n’est pas surprenant. Il faut garder à l’esprit que face à un choc économique majeur, il a annoncé des dépenses de 100 milliards d’euros en armement, combinées à des coupes dans les dépenses publiques en infrastructures, une politique énergétique chaotique et des taxes carbone. Une étude avec la participation de banquiers centraux suédois, parue sous le titre de « The Political Costs of Austerity », montre avec une grande clarté que de telles politiques favorisent l’extrême droite. Il faut ajouter qu’en plus de la guerre en Ukraine, il existe une grande préoccupation quant à la capacité de nos municipalités à gérer la migration de manière ordonnée, alors que nous manquons de logements et de capacités éducatives…
LVSL – Le parti d’extrême droite AfD est en tête dans pratiquement tous les sondages dans l’ancienne Allemagne de l’Est. Comment expliquez-vous ce succès et comment peut-il être stoppé ?
L’Est est particulièrement exposé aux conséquences de la guerre. De nombreuses personnes considèrent l’attaque criminelle de la Russie – qui constitue sans aucun doute une violation claire du droit international – de manière plus nuancée qu’à l’Ouest. Il faut aussi mentionner une division villes-campagnes dans la montée de l’AfD : de nombreuses personnes perçoivent les changements dans la société allemande – transformation numérique, gestion de la crise du coronavirus ou de l’immigration – comme une menace pour leurs sociabilité et leur mode de vie traditionnel.
LVSL – Sahra Wagenknecht a été décrite comme représentante d’une gauche « anti-immigrés » par certains médias et critiquée par une partie de la gauche européenne pour son opposition à la libre circulation des immigrés. Quelle est votre analyse de cette couverture médiatique, et comment décririez-vous la position de votre parti sur la question de l’immigration ?
Traditionnellement, la « libre circulation des immigrés » n’a jamais été une position de gauche. Bernie Sanders a toujours été opposé à l’ouverture des frontières, par exemple. En effet, aucune de ces personnes n’est « libre ».
« Dès le départ, j’ai été l’un des principaux opposants à l’architecture de l’euro, et parmi ceux qui ont initié le “Plan B”, aux côtés de Jean-Luc Mélenchon et d’autres en Europe. »
Une grande partie des « progressistes » allemands consentent à ce qui se passe actuellement à Gaza. La situation a produit deux millions de réfugiés. Sont-ils libres ? Bien sûr que non. Ils préféreraient vivre dans leur pays. Si tous les habitants de Gaza se rendaient en Allemagne, cela ne résoudrait pas leur situation de pauvreté et conduirait à davantage de tension dans la société allemande. Nous sommes, et sans aucune ambiguïté, en faveur de l’octroi du droit d’asile aux victimes de persécutions politiques, ainsi qu’aux réfugiés de guerre (pas seulement en Allemagne mais dans toute l’Europe, car l’Allemagne n’a pas la capacité de mobiliser suffisamment de logements et d’écoles pour tout le monde).
Pour autant, il faut garder à l’esprit que les plus pauvres des pauvres n’arrivent pas même en Europe, car ils n’ont pas même les moyens de traverser la Méditerranée, et que près de la moitié des personnes qui demandent l’asile sont en réalité des immigrés économiques, bien qu’issus de pays autrefois en guerre. C’est totalement compréhensible. Cependant, dans le système allemand, si vous n’avez pas de passeport ou s’il n’y a pas d’accord de rapatriement avec votre pays d’origine, vous êtes toléré sans perspective claire à long terme. Cela conduit de nombreuses personnes à essayer d’entrer en Allemagne, mais sans réelle perspective de vie.
Nous voulons un changement du système, afin de permettre aux gens de demander l’asile dans des pays tiers (même ceux sans les moyens financiers) et de limiter l’immigration économique légale sur le marché du travail. Nous ne pouvons pas résoudre l’inégalité mondiale par l’immigration. Nous voulons plutôt que l’Allemagne investisse dans le relèvement des économies et lève les sanctions contre des pays comme la Syrie, plutôt que de diriger ces fonds vers des personnes condamnées à vivre une vie sans avenir dans les quartiers les plus pauvres de nos villes.
LVSL – L’Union européenne fait l’objet de critiques répétées au sein de la gauche française du fait de sa structure institutionnelle, qui favoriserait l’Allemagne au détriment des pays du Sud. Certains mettent l’accent sur le fait qu’une zone de libre-échange avec une monnaie unique empêche les pays du Sud de protéger leur économie des excédents commerciaux allemands. Quelle est votre analyse sur cet enjeu ? Croyez-vous en l’existence d’un clivage Nord/Sud en Europe – et le cas échéant, comment un parti de gauche allemand peut-il le surmonter ?
Certainement. Dès le départ, j’ai été l’un des principaux opposants à l’architecture de l’euro, et parmi ceux qui ont initié le « Plan B », aux côtés de Jean-Luc Mélenchon et d’autres en Europe. J’ai personnellement attaqué la Banque centrale européenne (BCE) en justice avec Yanis Varoufakis pour sa décision de priver la Grèce de liquidités lorsqu’elle a refusé de signer le plan d’austérité de la « Troïka » [BCE, FMI et Commission européenne. Ces trois institutions ont imposé aux gouvernements grecs une série de plans d’austérité durant la décennie 2010. En 2015, la Grèce devait brièvement s’y opposer, avant de céder face à la BCE, ndlr]. J’ai fait de nombreuses propositions alternatives : financement de l’investissement public par les banques centrales, réforme du pacte de stabilité et de croissance, etc. L’Allemagne doit renforcer la demande intérieure via une hausse des investissements publics et des salaires réels.
Actuellement, l’Allemagne connaît une triple crise. En raison de la guerre économique avec la Russie, nous perdons des marchés d’exportation – dans une sorte de variante de la « stratégie du choc ». Dans le même temps le gouvernement supprime la demande intérieure. Enfin, notre carence d’investissements publics conduit à l’Allemagne à brader sa capacité industrielle future. Nous goûtons à présent aux politiques que nos gouvernements ont infligé aux pays du Sud de l’Europe au début de la décennie 2010.
LVSL – Alors que la guerre est revenue sur le continent européen, les gouvernements européens ont adopté une approche de confrontation envers la Russie et refusent de considérer la voie des négociations. Quelle diplomatie alternative proposeriez-vous ?
Comme je l’ai expliqué, nous avons besoin d’un cessez-le-feu – qui est cependant devenu plus irréaliste avec l’avancée de la Russie – et de garanties de sécurité impliquant la Chine, l’Allemagne et la France pour l’Ukraine, ainsi qu’un tampon de sécurité envers l’OTAN pour la Russie.
LVSL – Le gouvernement allemand soutient Israël de manière inconditionnelle – une posture partiellement justifiée par des considérations historiques, relatives à la responsabilité centrale de l’Allemagne dans la Shoah. Quelle est votre position sur la question palestinienne ?
Il instrumentalise l’horreur du 7 octobre et la situation des victimes pour étendre les frontières d’Israël. 30.000 Palestiniens sont morts, principalement des enfants et des femmes. Il faut un embargo sur les armes contre ce gouvernement.
LVSL – Malgré la popularité de Sahra Wagenknecht, le BSW reste un nouvel arrivant sur la scène politique allemande. Quelles sont les prochaines étapes pour le parti après les élections européennes ?
Nous devons nous consolider. Les élections les plus importantes pour nous ne sont pas les européennes mais les élections dans les États de l’Est, qui viennent cette année. Je m’attends à des résultats positifs mais modestes aux européennes car elles ne sont pas propices à la mobilisation – sans compter que nous manquons du personnel et des ressources dont disposent les autres partis. Mais je suis convaincu que nous obtiendrons un résultat positif qui signera notre ancrage dans le champ de bataille politique allemand.
Échec de la rénovation urbaine ? Défaut d’implication parentale ? Responsabilité des jeux vidéo ? Les émeutes du début de l’été 2023 ont donné lieu à la réactualisation de vieux débats sur les causes des violences observées, sans qu’aucune explication pertinente ou solution réelle n’émerge vraiment. De même, les plateaux médiatiques ont généralement opposé les tenants d’un nouveau tour de vis sécuritaire à ceux qui voient dans ces émeutes et pillages des révoltes contre un ordre social injuste. Pour le sociologue Daniel Bachet, professeur émérite à l’université d’Evry-Paris-Saclay, ces analyses posent toutes de sérieux problèmes. Selon lui, les émeutes sont avant tout la conséquence de l’emprise de la société de marché sur nos vies, l’espace et notre psyché. Sans remise en cause profonde de l’ordre économique, l’expérience de la « violence inerte de l’ordre des choses » amènera inéluctablement à de nouvelles flambées de violences urbaines.
Les « émeutes urbaines » de la fin du mois de juin 2023 et les violences qui les ont accompagnées, à la suite de la mort de Nahel Merzouk à l’âge de 17 ans, se sont étendues sur tout le territoire, des centres-villes de grandes agglomérations aux communes plus petites. Contrairement aux émeutes de 2005, un certain nombre de lieux et de symboles ont été visés : mairies, écoles, services publics, bibliothèques, domiciles d’élus. Des jeunes gens et des jeunes filles de 11 à 25 ans ont été impliqués et parmi eux, un tiers étaient des collégiens.
Ne pas amalgamer toutes les formes de violence
Il semblerait en tout cas que les quartiers populaires ne soient dignes d’intérêt pour un certain nombre de commentateurs que lorsqu’ils sont le théâtre de déchaînements de forte intensité. En focalisant l’attention sur les images de voitures incendiées et de vitrines brisées, la grande majorité des médias paraît opter pour une réponse sécuritaire tout en laissant dans l’ombre les déterminants socio-économiques et idéologiques de ces violences. L’illusion selon laquelle il serait possible de venir à bout des « violences urbaines » sans refonder les structures économiques et politiques existantes reste tenace. Le pouvoir de l’hégémonie au sens de Gramsci n’est-il pas de conformer un imaginaire majoritaire et d’y imposer sa manière de voir et de juger ?
En tant que catégorie d’appréhension du réel, la violence n’existe qu’à l’état virtuel. Tout dépend de qui la commet et aux dépens de qui elle est commise. Selon les cas, elle sera reconnue ou déniée comme telle. Ainsi en va-t-il de la « violence urbaine » dont les zones d’habitat populaire seraient non seulement le théâtre mais également le foyer.
La ségrégation spatiale est rarement appréhendée pour ce qu’elle est fondamentalement : la matérialisation territoriale d’une ségrégation sociale inhérente à des sociétés de plus en plus inégalitaires et violentes.
Malgré l’existence des travaux pionniers comme ceux du philosophe Henri Lefebvre concernant les liens qui unissent les questions urbaines et les problèmes sociaux, la ségrégation spatiale est rarement appréhendée pour ce qu’elle est fondamentalement : la matérialisation territoriale d’une ségrégation sociale inhérente à des sociétés de plus en plus inégalitaires et violentes.L’espace, dans ses dimensions physiques et sociales au sein d’une société hiérarchisée contribue à la construction socio-psychique des groupes sociaux et « l’habitat contribue à faire l’habitus » comme l’a bien montré Pierre Bourdieu :
« Le quartier stigmatisé dégrade symboliquement ceux qui l’habitent, et qui, en retour, le dégradent symboliquement puisque, étant privés de tous les atouts nécessaires pour participer aux différents jeux sociaux, ils n’ont en partage que leur commune excommunication ». (La misère du monde, 1993)
Dès lors, on peut comprendre que le tir mortel d’un policier sur un adolescent ait pu déclencher des processus sociaux violents prenant des formes allant de la rébellion contre l’autorité institutionnelle à la déprédation de commerces et de bâtiments jusqu’au vol de marchandises. L’agression mortelle d’un adolescent vivant dans une « cité sensible » est en effet vécue comme une étape supplémentaire dans la disqualification sociale des plus stigmatisés. C’est ce vécu collectif inscrit dans les structures mentales qui peut produire simultanément des affects puissants d’animosité, de vengeance ou de désespoir.
En revanche, d’autres types d’actes délictueux relèvent d’une délinquance organisée par des bandes ou des gangs. Ceux-ci profitent de faits divers meurtriers pour déployer, sur le modèle du clan et de l’occupation des territoires, les pulsions les plus agressives en vue de rendre légitimes leurs intérêts matériels issus des trafics de drogue et de perpétuer le maintien de l’ordre social nécessaire à toutes sortes de commerces illégaux. Selon certains spécialistes, ces illégalismes font même système. Il y a déjà 25 ans, le magistrat Jean de Maillard rappelait ainsi que :
« La délinquance des pauvres, qu’on croyait improductive, est désormais reliée aux réseaux qui produisent le profit. Du dealer de banlieue jusqu’aux banques de Luxembourg, la boucle est bouclée. L’économie criminelle est devenue un sous-produit de l’économie globale, qui intègre à ses circuits la marginalité sociale ». (Un monde sans loi, 1998).
Comment comprendre la psyché des émeutiers ?
Néanmoins, si des jeunes délinquants veulent « se faire de la thune », par exemple en revendant les biens pillés, comme ils l’affirment souvent eux-mêmes, les références à un « manque de dignité » ou à une « absence de valeur et d’estime de soi » ne sont pas, à elles seules, des explications suffisantes pour comprendre les passages à l’acte. Comment être digne si l’on vit dans l’indignité de l’invalidation ? Comment être reconnu si l’on n’est personne ? Il faut toujours un statut économique ou un fondement matériel pour étayer les valeurs. Sinon, le risque est grand de sombrer dans un discours purement idéaliste car déconnecté des conditions réelles d’existence des situations de pauvreté et de marginalisation.
C’est pourquoi, afin d’éviter tout malentendu sociologique, il est toujours utile de rappeler que s’il n’y a pas de lien direct de cause à effet entre la situation de pauvreté et les actes délictueux, les sentiments d’humiliation, de colère ou de ressentiments ne surgissent pas ex nihilo. Ils affectent toujours en priorité celles et ceux qui sont rassemblés dans les lieux de relégation sociale. Une fois enfermés dans des espaces qui ne font qu’empiler les problèmes sociaux et les actes délictueux, les comportements et les affects peuvent varier sur une palette très large : fatalité et acceptation d’emplois précaires, de petits boulots, de stages sans perspectives d’emplois, mais également participation active à des trafics de drogue et à d’autres modalités illégales d’insertion. Ces sphères licites et illicites ne sont d’ailleurs pas hermétiques : à l’intersection des deux, on trouve par exemple la volonté d’un certain nombre de jeunes issus de quartiers populaires de devenir des “influenceurs” vendant toutes sortes de biens et services à leurs abonnés.
Bien entendu, si les déterminismes communs aux quartiers relégués pèsent sur les actions des jeunes, chacun dispose aussi de sa propre idiosyncrasie, issue des hasards de sa vie et de son libre arbitre. Tout jeune, bien qu’appartenant à un groupe qui homogénéise ses manières de penser et de faire, fait des rencontres qu’il est le seul à avoir faites et traverse des situations qu’il est le seul à avoir vécues. Il peut alors arriver un moment où ces affections prennent le pas sur le vécu commun aux quartiers populaires, au point de le faire diverger du groupe. « Il s’en est sorti » est en général le propos fétiche de la doxa qui sous-estime les conditions de possibilité de cette sortie.
Au-delà de ces déterminants sociaux des violences urbaines, certains auteurs y voient aussi une forme d’expression, parmi d’autres, d’une frustration ou d’une rancœur issue du poids de l’histoire et de l’immigration. La psychologue Malika Mansouri par exemple a étudié les processus psychiques déclenchés par le vécu contemporain post-colonial des adolescents en articulation avec le passé inégalitaire de leur filiation. Selon ses travaux, la subjectivité propre à ces individus est issue tant de dimensions pulsionnelles que de dimensions historiques, sociales et politiques.
Or, la toute-puissance du fait colonial dans l’espace et dans le temps conduit à la déconsidération systématique des vagues d’immigration les plus récentes. Le temps passé ne permet pas aux individus originaires des anciennes colonies d’Afrique du Nord ou d’Afrique noire d’accéder à plus de reconnaissance, comme ce fut le cas pour les autres « immigrés » d’Europe du Sud ou de l’Est même si ces derniers ont été également sujets à ostracisme, propos et attitudes xénophobes. Ces jeunes en difficulté doivent donc faire face à une forme de « chosification » ou de « désubjectivation », c’est-à-dire de réduction de leur individualité à une « nature » dont ils ne sauraient s’échapper, de la part de nombreux policiers, voire chez certains enseignants. Déjà difficilement supportable au quotidien, celle-ci leur devient insupportable à l’heure de l’adolescence et « chaque nouveau mort devient (alors) l’incarnation d’un ancêtre dont la mort réelle et/ou subjective n’a pas été réparée ».
Les conditions sociales des émeutes
Si le mépris et la réduction à une origine – réelle ou supposée – perçue péjorativement existent depuis longtemps, l’accroissement des tensions dans les « quartiers » est directement lié à l’aggravation du délitement social depuis une quarantaine d’années. Les mutations du capitalisme depuis les années 1980 ont multiplié les formes d’abandon et de destruction du tissu social : accroissement de la pauvreté et des inégalités, déclassement d’une part grandissante de la population, disparition de nombre d’emplois qualifiés suite à la désindustrialisation, faiblesse de l’Education nationale, absence d’une authentique éducation populairecapable de répondre au défi de la déliaison des jeunes avec les institutions…Ces nouveaux pauvres ne sont plus directement connectés avec les pratiques des catégories ouvrières et employées d’autrefois, syndiquées et travaillant en entreprise ou dans des services publics, car le monde du travail s’est profondément transformé. Le dénuement matériel et la peur du chômage conduisent ainsi les populations les plus fragiles à occuper des emplois presque toujours précaires et mal rémunérés.
Ces nouveaux pauvres ne sont plus directement connectés avec les pratiques des catégories ouvrières et employées d’autrefois, syndiquées et travaillant en entreprise ou dans des services publics, car le monde du travail s’est profondément transformé.
Au-delà de causes strictement matérielles et liées au travail, l’impossibilité pour les habitants des quartiers populaire de mener une vie sociale pleine et cohérente est également liée à un cumul sans fin de problèmes permanents : éducation au rabais en raison d’un manque de moyens matériels et d’enseignants, désertification des services publics et de la Sécurité sociale, soumission des quartiers-ghettos et d’une part des jeunes de ces quartiers aux économies parallèles, développement des intégrismes religieux professant un islam à caractère politique, parfois sous-estimés par les élus locaux, etc.Par ailleurs, la suppression de la police de proximité et l’influence grandissante de syndicats policiers de plus en plus en phase idéologique avec l’extrême-droit ont durci les rapports entre la jeunesse des « quartiers » et la police, qui est souvent une des dernières formes de présence de l’Etat dans ces espaces.
Une responsable de formation, Sylvie, qui a vécu dans la cité des Beaudottes à Sevran (Seine-Saint-Denis)pendant 24 ans, et qui a participé à de nombreux projets de réhabilitation s’inscrivant dans le cadre de la politique de la ville nous faisait part de ses analyses :
« Un coup, on injecte du fric pour réhabiliter quelques logements, un coup, on détruit une barre de logements pour répartir la population dans d’autres quartiers, un coup, on met en place des « zones franches » pour favoriser le commerce de proximité, un coup, on fixe un quota de logements sociaux dans les villes pour favoriser la mixité sociale. »
« Toutes ces mesure partent peut-être de bonnes intentions mais, au fond, cela ne change pas vraiment la vie des gens dans les cités et on en voit aujourd’hui l’inefficacité ; quand on entasse de la misère avec de la misère, quand on n’entretient pas au quotidien le cadre de vie, quand on ne permet pas aux gens de pouvoir vivre dignement de leur travail, quand l’école faillit et que les écoles et les collèges ressemblent plus à des maisons pénitentiaires qu’à des espaces d’élévation intellectuelle, bref, quand on traite les gens comme des chiens, ils se comportent comme des chiens ».
Concernant les « cités », cette responsable de formation ajoutait :
« Les cités, aujourd’hui, c’est comme la tuberculose au 19ème siècle, tant que ça reste concentré dans les cités, tout le monde s’en fout. Seulement, un jour, ça déborde, ça contamine les autres citoyens et là, on se dit qu’il faudrait bien faire quelque chose… Aujourd’hui, ça déborde dans les centres commerciaux, dans les bâtiments publics, les mairies, les écoles, les transports… Hélas, la frange de la bourgeoisie éclairée du 19ème siècle n’a pas fait de rejetons à la hauteur des enjeux d’aujourd’hui. Tant qu’on ne traite pas le problème globalement,tant qu’on laisse les gens dans la pauvreté en les rendant responsables de leur malheur, la maladie évoluera vers la pandémie ».
A la lueur de ce type de témoignage, il convient de ne pas tomber dans un jugement à caractère moral : ni excuser, ni condamner mais comprendre. D’une certaine façon, le modèle économique dominant, outre les conséquences dont nous donnons quelques exemples, façonne aussi un imaginaire social dont la consommation et la marchandise sont les paradigmes centraux. Ainsi, à l’autre bout de l’arc sociologique, parmi les franges de la population les plus appauvries et marginalisées, il n’est pas surprenant que les agents de cette économie parallèle soient mus par le désir de « l’argent facile ».
Le modèle économique dominant façonne un imaginaire social dont la consommation et la marchandise sont les paradigmes centraux. Parmi les franges de la population les plus appauvries et marginalisées, il n’est pas surprenant que les agents de cette économie parallèle soient mus par le désir de « l’argent facile ».
Cette délinquance ne vaut ni plus ni moins que celle des cols blancs, car le capitalisme financiarisé parvient à coloniser de très nombreux esprits dans toutes les classes sociales. Les bandes mafieuses sont également le produit du capitalisme sous sa forme actuelle, où règnent la concurrence et les affrontements pour gagner des parts de marchés ou des territoires à « rentabiliser ». Le modèle économique en vigueur aujourd’hui est devenu le prototype de la manière d’être au monde (esprit de calcul, utilité et instrumentalité). Du côté de nombreux agents dominants comme des dominés eux-mêmes, ne s’agit-il pas en priorité de faire du « business » ? Aussi, ne serait-il pas hasardeux de penser, comme certains ont pu le déclarer, que les émeutiers, dans leur globalité, soient porteurs d’un mouvement visant à subvertir les règles du système capitaliste ? Peut-on vraiment qualifier de « révolte sociale » un mouvement très hétérogène dont une bonne part des agents ne donnent pas de sens politique à la portée de leur action ?
Limites et impasses des politiques de la ville
Refusant de remettre en cause le nouveau paradigme économique qui a créé les conditions du chaos récemment observé, nos élites politiques ont préféré répondre par des « politiques de la ville ». Apparues dans les années 1970-80, celles-ci s’appuient sur l’hypothèse selon laquelle le « contenant spatial » ou le « cadre de vie » permettraient d’améliorer considérablement les conditions matérielles d’existence des populations en difficulté et marginalisées. Sauf que voilà : il n’y a pas de lien direct entre le « cadre de vie » (environnement et bâti d’un milieu) et le « mode de vie » lié aux revenus, aux patrimoines et aux statuts. Penser que l’on peut simplement aménager et réhabiliter les quartiers pour transformer la vie sociale des habitants, c’est laisser dans l’ombre le mode de production capitaliste qui s’incarne dans les politiques du logement, du travail et de l’emploi.Les déficiences de l’espace physique et du cadre de vie ne sont pas directement à l’origine des troubles sociaux. Si tel était le cas, il suffirait de « recoudre le tissu urbain » ou de « réparer la banlieue » comme l’ont proposé de nombreux architectes et aménageurs urbains.
Comment expliquer alors que des espaces publics réaménagés à grands frais aient été le théâtre d’affrontements de plus en plus violents en particulier dans les années 1980 et 2000 ? De même, les références à la « mixité sociale », comme solution miracle à la paix dans les quartiers, relèvent d’une méconnaissance certaine de la vie sociale. Comment un rapprochement spatial réussirait-il, à lui seul, à gommer les distances sociales ? Ce rapprochement est vécu généralement comme angoissant, voire comme une promiscuité intolérable, du point de vue de catégories de résidents que tout oppose.
Penser que l’on peut simplement aménager et réhabiliter les quartiers pour transformer la vie sociale des habitants, c’est laisser dans l’ombre le mode de production capitaliste qui s’incarne dans les politiques du logement, du travail et de l’emploi.
Jetant le bébé avec l’eau du bain, certains responsables politiques, comme Eric Zemmour, Eric Ciotti ou Jordan Bardella, ont conclu de cet échec des « politiques de la ville » qu’il fallait arrêter de dépenser des sommes démesurées pour les quartiers défavorisés. Selon eux, ces derniers bénéficieraient en effet d’une pluie d’argent public non méritée et sans effets. Qu’en est-il réellement ? Les milliards dépensés dans ces quartiers sont-ils engagés pour résoudre les problèmes structurels d’emploi, de qualification et de scolarisation des jeunes ? Ou bien est-il plutôt question de saupoudrage en vue d’atténuer les divisions et les hiérarchisations qui séparent les citadins dans l’espace urbains ?
Quand on pense aux investissements de l’Etat dans les quartiers prioritaires, on fait souvent référence au programme national de rénovation urbaine (PNRU), conduit entre 2004 et 2020 et reconduit jusqu’en 2024 sous l’acronyme de NPNRU. Ces deux plans visent à reconfigurer l’urbanisme dans les grands ensembles, en particulier le logement. Il est souvent fait référence aux 45,2 milliards d’euros de travaux et d’interventions qui ont eu lieu dans le cadre du PNRU. Mais ce chiffre n’est pas révélateur de l’effort public qui a été fourni pour les banlieues. Un financement important (20,5 milliards) a été apporté par les organismes HLM, donc essentiellement par les locataires du parc social, via leurs loyers. Le deuxième apport (11,7 milliards) a été financé par l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU), dont les fonds proviennent du 1 % logement, une taxe qui pèse sur la masse salariale et que les entreprises sont tenues de verser pour participer à l’effort de construction. Les collectivités territoriales (communes, intercommunalités, départements, régions) ont participé pour un montant de 9,6 milliards d’euros et 3,6 milliards d’euros ont été versés par d’autres organismes comme l’Etat, l’Europe, ou d’autres institutions publiques.
La puissance publique ou parapublique a donc versé directement une vingtaine de milliards d’euros pour un plan qui s’est étalé sur près de 20 ans, soit un peu plus d’un milliard d’euros par an. A titre de comparaison, rappelons que le gouvernement a consacré 5 milliards d’euros en 2020 pour le plan « France Relance aux ruralités » post-Covid. Comme l’a souligné le journaliste Vincent Grimault, les « banlieues » sont loin d’être les seuls territoires à bénéficier de mesures spécifiques. Par ailleurs, la réforme de la géographie prioritaire de 2014 a fait basculer plusieurs quartiers de petites villes rurales en Quartiers prioritaires de la ville (QPV). La politique de la ville concerne désormais aussi bien l’hypercentre de la petite ville de Guéret, dans la Creuse, que certaines communes de Seine Saint-Denis.
Sans doute faut-il préciser que les opérations du PNRU ont été portées par une agence nationale qui a imposé un modèle identique un peu partout sur le territoire. Une course aux financements et aux chantiers s’est mise en place entre les communes, ce qui a laissé peu de place pour des projets alternatifs à la démolition et pour l’expression des habitants. Les hauts fonctionnaires ont ainsi décidé de l’essentiel, les habitants n’ayant été consultés que sur le choix de la couleur des boîtes aux lettres.
Pierre Bourdieu, dans La misère du monde, a parfaitement décrit la genèse de la construction politique de l’espace. Celle-ci s’est construite au cours du temps par la confrontation et la concertation entre les hauts fonctionnaires de l’Etat, les agents des groupes financiers et des banques, directement impliqués dans la vente de crédits immobiliers avec les mandataires des collectivités locales et des offices publics. Cette politique du logement s’est mise en place à travers la fiscalité et les aides à la construction et a accompagné les évolutions de la rente foncière urbaine et des loyers. En entraînant la gentrification de nombre de villes, cette politique a déplacé les catégories sociales les moins solvables vers les banlieues, où les prix du sol et des logements sont beaucoup plus faibles. En favorisant la construction de groupes homogènes à base spatiale (Bourdieu) la politique sélective du logement a donc contribué à la dégradation des grands ensembles, puis au retrait de l’Etat et des services publics.
A défaut de refonder les politiques publiques et de les orienter massivement vers le logement, le travail, l’éducation et l’emploi, ce sont les marchés qui continueront à imposer leurs règles en amplifiant leurs effets sociaux délétères sur les banlieues et les quartiers populaires.
Ainsi, à défaut de remonter vers les racines des problèmes sociaux, eux-mêmes produits de la reconfiguration de l’espace par le capitalisme néolibéral, les politiques de la ville apparaissent comme des « dramaturgies urbaines » qui ont pour finalité de « dissoudre » (et non résoudre) le problème du clivage social accru entre riches et pauvres au moyen d’une approche spatialisante déconnectée des origines réelles des maux des « banlieues ». Les mesures gouvernementales qui relèvent du « politiquement correct » et les commentaires les plus conservateurs de type sécuritaire n’apportent aucune solution aux problèmes des violences dans les cités dès lors qu’elles ne s’attaquent pas au modèle économique dominant ni aux structures sociales qui le soutiennent. A défaut de refonder les politiques publiques et de les orienter massivement vers le logement, le travail, l’éducation et l’emploi, ce sont les marchés qui continueront à imposer leurs règles en amplifiant leurs effets sociaux délétères sur les banlieues et les quartiers populaires.
De la même façon que réduire les problèmes de violence et de ségrégation au seul registre de l’urbanisme conduit à des solutions illusoires, invoquer la « responsabilité parentale » ou celle des réseaux sociaux comme l’a fait Emmanuel Macron n’aboutira à rien. Si certains usages abusifs des écrans ou certains comportements parentaux peuvent certes être critiqués, ils ne sont que les dérivés de situations plus structurelles et profondes. Pénaliser des parents et des familles monoparentales pour leur « irresponsabilité » ne ferait que redoubler les mécanismes de dépossession et d’exclusion. Quant aux réseaux sociaux, il y a bien eu un effet catalyseur permettant aux jeunes des cités de se donner des lieux de rendez-vous pour fomenter des troubles. La responsabilité n’en incombe pas pour autant à la technologie ni aux écrans par eux-mêmes mais au paradigme économique qui investit leurs usages.
Démanteler le règne du marché
Si le gouvernement et une grande partie du spectre politique se refusent à regarder les problèmes en face, c’est qu’il est bien plus aisé de pointer du doigt l’urbanisme, les parents ou les écrans que de changer de régime économique. La « violence inerte de l’ordre des choses », selon la formule de Pierre Bourdieu, est bien celle qui bénéficie aux classes dominantes. Ce sont les mécanismes implacables des marchés guidant les politiques publiques qui conduisent à sélectionner les populations et à les rassembler dans des lieux de relégation sociale. Les marchés sont considérés comme de gigantesques algorithmes qui servent à établir les prix du logement, des loyers, des salaires mais également des établissements d’enseignement. Or, laisser au marché le soin de générer des prix pour déterminer les choix sociaux, c’est créer une société dans laquelle les écoles et les hôpitaux des quartiers défavorisés restent délabrés alors que les vitrines des magasins des grandes villes sont chatoyantes et allumées nuit et jour.
Laisser au marché le soin de générer des prix pour déterminer les choix sociaux, c’est créer une société dans laquelle les écoles et les hôpitaux des quartiers défavorisés restent délabrés alors que les vitrines des magasins des grandes villes sont chatoyantes et allumées nuit et jour.
De plus, dans une société autoritaire et inégalitaire, les marchés associés aux algorithmes constituent des procédés souples et insidieux pour contrôler les populations, prévenir les illégalismes des « classes dangereuses » et accentuer la répression si nécessaire. Le pouvoir de l’hégémonie est de passer sous silence cette violence sourde mais puissante au profit de la seule violence « condamnable », celle qui, individuellement ou collectivement, est le fait des dominés. Du point de vue des catégories dominantes, l’alternative consiste à prévenir pour ne pas avoir à réprimer ou à réprimer pour ne plus avoir à prévenir. La violence condamnable des dominés est la seule à devoir figurer officiellement au centre des préoccupations, à faire l’objet de la réflexion et à constituer la cible des actions.
D’où la nécessité d’identifier d’autres alternatives en faveur des catégories dominées et de leur émancipation. Cela suppose de sortir de la tyrannie des marchés, de redéfinir les mesures de la « valeur » et de ne plus réduire celle-ci à des prix et à des taux de rentabilité financière. La refondation des marchés et la socialisation des productions et services essentiels sont les conditions pour sortir d’un capitalisme qui marginalise et qui contrôle les populations les plus fragiles. La volonté politique de créer les institutions d’une réelle démocratie économique et sociale tient à la force symbolique et au désir du plus grand nombre. C’est cette volonté collective qui est en mesure de changer les règles du jeu et de remonter jusqu’aux déterminants de la violence inerte des choses.
Grand remplacement, créolisation, assimilation… La question démographique et migratoire n’a cessé de faire la Une des médias et d’attiser de virulents débats au cours de la présidentielle. Face à ceux qui fantasment l’idée d’un remplacement d’une population française judéo-chrétienne « originaire » par une population immigrée qui serait de civilisation ou de religion différente, d’autres décrivent un long processus de métissage interculturel, lié à la mise en contact de cultures plurielles. Les travaux de l’historien Fernand Braudel apportent une perspective scientifique sur ces questions, mettant en lumière l’histoire démographique longue du territoire français.
Braudel est un représentant de l’École des Annales, courant théorique français du 20ème siècle fondé par Lucien Febvre et Marc Bloch, reposant sur une approche interdisciplinaire de l’histoire, qui tente d’en proposer une lecture globale et holiste, donnant la priorité au temps long. Pour comprendre le travail réalisé par Braudel dans son ouvrage L’Identité de la France, une analyse du premier tome, intitulé « Les hommes et les choses » et publié en 1985, permet de rappeler la démarche entreprise voilà près d’un siècle par cette généalogie d’historiens qui s’est fait connaître sous le nom d’École des Annales.
L’École des Annales et la sortie de l’histoire événementielle
L’École des Annales a contribué à renouveler la science historique en s’appuyant sur une démarche holiste visant à construire une histoire globale, sur le temps long, à la fois temporelle et spatiale. L’ambition est de saisir les mouvements historiques longs, en décrivant les dynamiques et les cycles, parfois multiséculaires, observables sur de longues périodes, en passant en premier lieu par l’écriture d’une histoire dite économique. Rien de mieux pour résumer la doctrine de cette école que les mots introduisant l’œuvre majeure de Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme :
« L’histoire dite économique, en train seulement de se construire, se heurte à des préjugés : elle n’est pas l’histoire noble. (…). Noble ou non noble, ou moins noble qu’une autre, l’histoire économique n’en pose pas moins tous les problèmes inhérents à notre métier (celui d‘historien) : elle est l’histoire entière des hommes, regardée d’un certain point de vue. Elle est à la fois l’histoire de ceux que l’on considère comme les grands acteurs, un Jacques Cœur, un John Law ; l’histoire des grands événements, l’histoire de la conjoncture et des crises, et enfin l’histoire massive et structurale évoluant lentement au fil de la longue durée. »
Par-delà l’écriture habituelle – jusque-là limitée à une historiographie s’appuyant sur les hauts faits militaires ou politiques d’une époque, sur les rois ou les reines – Braudel propose d’étudier l’histoire du peuple français à travers l’indicateur démographique ; seul indicateur pertinent sur le long terme, celui de la vitalité du territoire français, de son économie et de son bien-être, car « il n’y a d’histoire que d’hommes ». Il s’évertue à analyser les cycles longs de croissance et de décroissance de la population française depuis près de 2 millions d’années et de discerner des cycles et des régularités dans l’évolution démographique française.
Avant de tenter de comprendre les apports d’un tel travail aux débats sur la démographie et l’immigration actuels, suivons méticuleusement l’évolution, pas toujours linéaire, de l’histoire démographique du territoire qui s’appellera à partir du XIIIème siècle France et tentons de retracer les étapes clefs des enquêtes historiques de Braudel. Les chiffres qu’il avance à l’époque méritent parfois des corrections, du fait des apports récents de la recherche.
Des premiers habitants aux Celtes en passant par la révolution néolithique
Tout commence il y a près de 1,8 million d’années avec les premiers soupçons de la présence d’Homo Erectus sur le territoire français, présence reconnaissable grâce à des quartz taillés de main d’homme (ndlr : des travaux plus récents estiment cette date plutôt vers 1,1 million d’années). De cette période jusqu’aux environs de -500 av. JC, ce territoire, qui deviendra plus tard la France, sera continuellement peuplé. Tout au long de cette gigantesque période (1000 fois notre ère moderne que nous qualifions d’historique, c’est-à-dire écrite pas des témoins oculaires) les variations climatiques ont donné lieu à de nombreuses migrations Nord-Sud ; le territoire a en effet connu plusieurs âges glaciaires ainsi qu’un optimum climatique de près de 4000 ans à partir de -9000. Les premiers restes d’hominidés sont datés de -570 000 et appartiennent à l’Homme de Tautavel auquel succède ensuite Neandertal (les fameux hommes de Cro-Magnon) à partir de -350 000. Homo sapiens arrivera uniquement à partir de -43 000 avant JC, éradiquant en cinq millénaires les hominidés présents auparavant, même si certaines formes de métissage ont pu être observées dans notre ADN. Plusieurs périodes se succèdent ensuite jusqu’à la révolution néolithique et les premières communautés paysannes aux VIème et Vème millénaires avant notre ère. La révolution néolithique (le développement de l’agriculture, de l’artisanat et de la sécularisation des hommes) arrive en France par la Méditerranée et le Midi. Elle fait suite à l’installation de colonisateurs originaires de la vallée danubienne. Braudel souligne l’absence d’unité dans ce processus de « néolithisation » avec deux cultures qui se distinguent par leur technique de décoration des céramiques : le « rubané » et le « cardial ».
Figure 1 – Diffusion de la révolution néolithique en France par les voies méditerranéennes et danubiennes, Wikipédia
À partir de cette période, on observe une forte poussée démographique au cours de laquelle se succèdent la culture chasséenne et les trois âges du cuivre, du bronze et du fer. D’importants métissages culturels s’observent encore sur cette période avec des échanges commerciaux et culturels où la France joue pleinement son rôle d’intermédiaire entre la Méditerranée et l’Europe du Nord. Une des coupures culturelles les plus importantes est celle de l’arrivée sur le territoire français de nouvelles populations venues d’Outre-Rhin qui apportent avec elles une technique funéraire particulière : celle des champs d’urnes, qui viendra recouvrir les ¾ de la France. L’Âge du fer court ensuite de -700 jusqu’à la conquête romaine (guerre des Gaules de -58 à -50 av. JC). Celui-ci commence avec l’apparition de la culture Halstatt, des cavaliers venus de l’Est qui vont se superposer aux populations préexistantes (culture à l’origine de la fameuse tombe de Vix). Deux siècles plus tard arrivent enfin ceux que nous appelons aujourd’hui les Celtes, la civilisation dite « Tène », qui nous fait entrer une « protohistoire », d’après le terme employé par Braudel. Les Celtes arrivent à imposer leur langue sur tout le territoire français mais ne créent « ni les campagnes céréalières ni l’artisanat » qui existaient déjà.
D’importants métissages culturels s’observent encore sur cette période avec des échanges commerciaux et culturels où la France joue pleinement son rôle d’intermédiaire entre la Méditerranée et l’Europe du Nord.
La France, entonnoir migratoire multimillénaire
(…) on peut qualifier la préhistoire française par les termes d’accumulation et de mélange des populations, engendrant un métissage important où l’ensemble des types phénotypiques des Français modernes sont déjà apparents.
Au cours de ces temps longs, qu’en est-il alors de la population, du nombre des hommes habitant cette zone entre Rhin, Alpes et Pyrénées ? Braudel reprend l’image de Martonne qui représente l’Europe comme un entonnoir se rétrécissant en allant vers l’Atlantique. Les populations y sont prises comme dans une nasse, obligées de se mélanger au cours de processus multiséculaires voire multimillénaires. Braudel ajoute qu’on peut qualifier la préhistoire française par les termes d’accumulation et de mélange des populations, engendrant un métissage important où l’ensemble des types phénotypiques des Français modernes sont déjà apparents. Le passage à l’agriculture aurait permis dès -2000 de dépasser la barre des 5 millions d’habitants. À la veille de la conquête romaine, ce chiffre monte déjà probablement à près de 7 millions d’habitants. Avant même la romanisation, les invasions dites barbares ou encore la Grande Peste du 14ème siècle, la population de la France dispose déjà d’une base solide. Braudel avance une première remarque générale :
« Pour l’essentiel, les jeux biologiques sont déjà construits à la fin du Néolithique, que les mélanges ethniques sont en place et y demeureront. Les invasions qui suivront, et notamment celle des Celtes (…) se perdront peu à peu dans la masse des populations déjà installées, soumises, rejetées parfois hors de leurs terres, mais qui ressurgiront, s’étaleront, prospéreront à nouveau. Le nombre conserve sans doute. (…). Ce qui compte c’est la masse, la majorité en place. Tout s’y perd à la longue. »
Figure 2 – La France, entonnoir de l’expansion néolithique, Wikipédia
Au cours des temps historiques (ceux dont il reste des traces écrites), l’analyse de la démographie permet d’identifier de manière précise des cycles et des dynamiques longues de prospérité ou de décadence de l’économie française. La conquête romaine au premier siècle avant JC fait débuter une ère de croissance rapide de la population française qui correspond aussi à l’apogée de l’Empire romain que Braudel situe vers Marc-Aurèle et Commode (IIème siècle de notre ère). La population aurait quasiment doublé, passant aux alentours de 12 à 14 millions d’habitants, avec près d’un million d’habitants urbains dès cette époque. Cette nouvelle poussée se lie à une grande densification du réseau routier, des échanges importants, en particulier via la Méditerranée. Ainsi Braudel montre que nos ancêtres les Gaulois sont en réalité le fruit d’un long processus de métissage de peuples divers, avec une grande diversité génétique et culturelle, héritée des nombreuses migrations et vagues de peuplement.
Ainsi Braudel montre que nos ancêtres les Gaulois sont en réalité le fruit d’un long processus de métissage de peuples divers, avec une grande diversité génétique et culturelle, héritée des nombreuses migrations et vagues de peuplement.
Une longue récession démographique entre 150 et 950
À partir de là, la Gaule romaine entre dans une longue période de récession démographique qui durera jusqu’à l’aube de l’an mille : invasion franque et alamane en 253, invasions de 275, grande invasion dite de Radagaise en 406. Avant même les invasions barbares officielles du Vème siècle, la Gaule entre en déclin : détérioration de la vie économique, repli des villes sur elles-mêmes qui édifient des remparts, crise de l’autorité de l’État. Commence une longue période que Braudel qualifie de « jacquerie » : les terres sont abandonnées ou laissées en friche, un monde de « sauvages » vivant dans les forêts et marécages voit le jour. Les grandes exploitations romaines, les latifundia, absorbent les petites exploitations et les petits propriétaires deviennent des esclaves. Le régime esclavagiste des latifundia s’étend, avec une population qui compte peut-être jusqu’à 1/3 d’esclaves. Pourtant, ce système nécessite un État fort pour maintenir les hommes au travail, faire des expéditions militaires pour trouver de nouveaux esclaves et empêcher les fuites. La détérioration du pouvoir romain s’accompagne alors d’un délitement de ce système esclavagiste et des révoltes paysannes – les bagaudes – voient le jour. Le ralentissement des guerres de conquête entraîne une crise extrêmement longue de ce système.
Les invasions barbares succèdent à cette décroissance démographique entamée en 150 et qui se termine en 950. La population diminuera entre un quart et un tiers au cours des invasions barbares. Aristocratie gallo-romaine et franque se mélangent. Cette baisse sur le long terme s’explique par une grande série de facteurs : fermeture de la Méditerranée avec le déclin de l’Empire romain et sa prise de contrôle par les arabes à partir du VIIème siècle, déclin du système agricole reposant sur l’esclavagisme, instabilité militaire permanente (invasions vikings normandes, pillages hongrois jusqu’au cœur du Xème siècle, guerre avec les Maures). La Bretagne est totalement recolonisée par des peuples venus d’Angleterre aux VIème et VIIème siècles.
On observe, de plus, une certaine forme de continuité dans le mouvement qui anime l’économie française à cette période. Le commerce méditerranéen est loin de disparaître totalement, le système agraire hérité de la Gaule romaine se perpétue à travers l’époque mérovingienne et carolingienne. L’époque mérovingienne (Vème-VIIème siècles) représente en réalité une lente synthèse des sociétés gallo-romaines et franques, un processus d’intégration et d’assimilation au long cours. Suit ensuite la période carolingienne, que l’on peut situer de la bataille de Tertry en 687 au sacre fusion d’Hugues Capet trois siècles plus tard. Elle commence probablement par un petit regain de la population, une continuité des échanges économiques mais, de 840 à 950, elle est à nouveau en déclin. La France devient une économie en marge des circuits commerciaux, l’or n’y circule quasiment plus. Ces longs siècles sont aussi ceux du développement du servage, qui ne sera totalement achevé qu’à l’aube de l’an mil. L’emprise des dynasties successives sur la vie des gens est en fait particulièrement restreinte. L’autorité effective des rois qui se succèdent ne s’étend pas à plus de quelques jours de leurs lieux de résidence (voir par exemple les travaux de Norbert Elias [2]).
Les quatre siècles suivants voient une progression forte et régulière de la population française. Braudel évoque la naissance d’une nouvelle modernité, avec un dépassement définitif de l’héritage romain pour aller vers une modernité urbaine, capitaliste et royale.
Les quatre siècles suivants voient une progression forte et régulière de la population française. Braudel évoque la naissance d’une nouvelle modernité, avec un dépassement définitif de l’héritage romain pour aller vers une modernité urbaine, capitaliste et royale. Les raisons de ce regain sont multiples : fin des invasions étrangères, ouverture de nouveaux marchés, commerce de longue distance, fixation des dernières populations nomades (Normands en 911). Il y a installation du servage pour remplacer l’esclavage. Ce sera le nouveau vecteur de progrès technique et d’organisation. De nouvelles terres sont mises en valeur, des marais sont asséchés et les forêts sont défrichées (voir figure ci-dessous). Ce phénomène que Braudel qualifie de « colonisation intérieure » part en premier lieu des campagnes et des paysans qui les habitent plus que des seigneuries ou des domaines ecclésiastiques. Parallèlement, les villes se développent dans un essor urbain majeur, rythmé par l’obtention de libertés des villes et l’écriture de chartes. Cette époque est aussi celle d’une certaine révolution industrielle avec la construction de 20 000 puis de 40 000 moulins à eaux, apportant l’équivalent de 600 000 hommes en matière de force de travail. Les foires de Champagne reliant la Hollande à l’Italie du Nord contribuent au florissement de l’économie française. La France et l’Europe quittent leur position marginale pré-millénaire et s’affirment comme pôle dominant. Les croisades marquent fortement cette période de croissance nouvelle de l’Occident.
Figure 3 – Evolution de la population française et de la surface de forêts en France, d’après Gandant (1995)
Arrive alors le dernier grand recul économique et démographique de long terme, qui dure approximativement de 1350 à 1450. Sur cette période, la population passe d’une vingtaine de millions d’habitants à une petite dizaine. Cette chute brutale se répartit de manière inégale à travers le territoire et apporte plusieurs explications au grippage de la machine économique et démographique. Les terres encore disponibles sont trop pauvres pour nourrir de nouveaux habitants, le fisc royal pèse lourdement sur les chaumières. Surtout, cette période voit l’arrivée meurtrière de la Peste Noire qui décimera, en plusieurs vagues successives (début en 1348-1349), entre le tiers et la moitié de la population. La France perd son rôle de pôle d’équilibre et les foires de Champagne disparaissent progressivement. La Guerre de Cent Ans ravage pendant plus d’un siècle le pays, générant instabilité, pillages et destructions. Au sortir de cette période, c’est bien le Nord de l’Italie qui l’emporte avec le développement du capitalisme marchand à Florence, Gènes et surtout Venise.
À partir de 1450, la progression démographique est constante et d’une extrême régularité.
À partir de 1450, la progression démographique est constante et d’une extrême régularité. On entre dans un cycle long et ascendant qui ne connaît d’un point de vue démographique, en dépit de tous les événements historiques marquants, aucun accroc. Depuis cette époque, la France n’a plus jamais connu de régression catastrophique comparable à celle traversée entre 1350 et 1450. Pour justifier cette thèse qui met de côté de manière abrupte les innombrables événements depuis 1450, Braudel cite Pierre Chaunu :
« Pour l’historien, l’indicateur démographique constitue la jauge, la ligne de vie, la ligne de flottaison… Il n’y a d’histoire que d’hommes. ». (Braudel, Les hommes et les choses)
L’histoire démographique de ces six derniers siècles peut tout de même se diviser en quatre périodes, avec un premier essor qui court jusqu’en 1600, une croissance freinée, contenue jusqu’en 1750, la transition démographique entre 1750 et 1850 et enfin, la dynamique de croissance exponentielle moderne. Cette question demeure l’une des questions non-résolues les plus fameuses des études démographiques. Braudel propose quelques pistes d’explication. Il détaille notamment l’évolution très précoce des pratiques contraceptives, probablement liée à une déchristianisation précoce dans certaines régions. Deux pistes d’explications sont possibles. Il reprend l’explication culturelle d’Alfred Sauvy, pour qui la restriction des naissances en France est la conséquence d’une libération des hommes habitant la France des contraintes, de l’enseignement et du joug de l’Église, sorte de choc en retour de la Réforme. L’autre explication est démographique. Braudel avance l’hypothèse que la France est déjà, en 1750, un pays surpeuplé avec une densité de 50 habitants/km2, tandis que l’agriculture est encore très peu développée.
Au-delà du roman national cher à l’extrême-droite, une histoire démographique et migratoire qui ne tolère pas les simplifications
Que retenir de cette enquête multimillénaire proposée par Braudel ? Quels enseignements pour éclairer notre XXIème siècle ? Tout d’abord un enseignement méthodologique, celui d’une manière d’appréhender et d’étudier notre passé et notre présent. Prônée par l’École des Annales, elle « rejetait sur les marges l’événementiel, répugnait au récit, s’attachait au contraire à poser, à résoudre des problèmes et, négligeant les trépidations de surface, entendait observer dans la longue et la moyenne durée, l’évolution de l’économie, de la société, de la civilisation ». Une philosophie qui entre en résonance avec la nécessité de notre époque de prendre du recul, à contre-courant des réactions à chaud, des analyses instantanées, du commentaire à visée polémique.
Autre enseignement, celui consistant à prendre du recul face aux velléités de construction d’un roman national unique ancré dans les dynasties royales, les grands hommes et les grandes batailles. L’histoire de France est avant tout celle des grandes masses qui y vivent depuis la nuit des temps. Une histoire qui progresse au ralenti, dans un processus multiséculaire, et dépend en grande partie des évolutions techniques et agricoles. Par-delà ces événements présentés comme des chocs (Conquête de César, invasions barbares, Clovis, Charlemagne, Louis XIV, Révolution, Napoléon), l’histoire longue de la France présente de nombreuses continuités – démographique, économiques, culturelle, humaines – et similarités entre les époques.
Autre élément intéressant, que Braudel ne fait qu’effleurer : celui du lien entre énergie et population. Plus d’hommes et de femmes signifie plus d’énergie nécessaire pour toute une série de travaux (labours, grain, ateliers). Les augmentations de la population sont intimement liées à celle de l’utilisation de l’énergie. Pour cela, il suffit d’observer la taille des forêts françaises qui diminue à chaque augmentation de la population (cf. graphique). Or, la forêt a pendant des millénaires été la source d’énergie ultra-majoritaire des sociétés prémodernes. De même, que ce soit avec l’augmentation massive des moulins du Xème au XIIIème siècle ou de celle de l’énergie fossile à partir du XIXème, ce lien est toujours visible.
Enfin, le travail de Braudel offre quelques éclairages nouveaux sur la question de l’immigration en France. L’histoire migratoire du territoire français est une histoire nuancée, où la nécessaire prudence exclut les simplifications et les lieux communs. La population française est le fruit d’un très long métissage depuis l’arrivée de Sapiens il y a 43 000 ans et tout au long de la Préhistoire et de la révolution néolithique. Braudel souligne une certaine stabilisation à la fin du Néolithique vers -1800 avec une population qui préfigure déjà la population française moderne. De nombreux peuples se sont fondus sur ce territoire, se sont acclimatés, intégrés et métissés. Parfois, ils furent la cause de grands bouleversement culturels, économiques ou militaires, parfois ils cohabitèrent et se fondirent au long terme dans la population préexistante. Ainsi en est-il des Celtes, des Romains, des Francs, des Burgondes, des Visigoths, des Normands et ce jusqu’aux vagues d’immigrations récentes (Italiens, Polonais, Portugais, Maghrébins). Pour Braudel, la population déjà présente a toujours fini par intégrer les populations nouvellement arrivées, se mêlant à eux, adoptant parfois de nouvelles techniques funéraires, digérant les dieux nouveaux et utilisant certaines pratiques organisationnelles nouvelles.
Face à cette histoire, les théories du grand remplacement ne font pas long feu. L’INSEE estime que le chiffre annuel de l’immigration fluctue entre 150 000 et 200 00 nouveaux entrants par an (soit entre 0,2 et 0,3% de la population), originaires principalement d’Afrique (41%), d’Europe (31%) et d’Asie (14,4%) [3]. Nous sommes bien loin des chocs démographiques du passé. Ainsi, les arguments et les représentations véhiculés dans l’espace politico-médiatique ne sauraient être évalués et validés en faisant fi des travaux scientifiques rigoureux sur l’histoire du peuplement et des évolutions démographiques dans le pays.
Bibliographie :
[1] Airvaux et al. 2012, « La conquête de l’ouest il y a un million d’années en Europe (Premières présences humaines en France entre 1,2 et 0,5 million d’années) »
L’expression grand remplacement s’est imposée de façon inédite dans les débats politiques et médiatiques tout au long de la dernière campagne présidentielle. Pourtant, l’invasion de la France par les étrangers est une peur ancienne, contre tout fondement historique et scientifique. Dans son dernier livre Il n’y a pas de grand remplacement, le démographe Hervé Le Bras revient sur la genèse de cette expression et met en lumière sa faiblesse théorique, au service d’une idéologie xénophobe et anti-républicaine. Faits et données à l’appui, l’auteur démontre les incohérences de cette prophétie et sa vocation à falsifier le réel. Une invitation à se méfier des « slogans » et à se prévaloir de la « contagion de l’évidence ».
LVSL – Dans votre ouvrage, vous faites référence à l’écrivain Renaud Camus qui a introduit la notion de « grand remplacement » dans un livre publié en 2010. Cette notion a été diffusée et imposée dans le débat public par des personnalités d’extrême-droite comme Éric Zemmour ou Jordan Bardella. Mais en février dernier, Valérie Pécresse, la candidate du parti Les Républicains,la prend également à son compte lors de son grand rassemblement au Zénith de Paris – avant de se rétracter. Peut-on parler d’une banalisation de la notion de « grand remplacement » ?
H. L.-B. –Ce phénomène n’est pas vraiment inédit car lors du premier débat de la primaire de la droite, les cinq candidats s’étaient prononcés sur cette question. Valérie Pécresse avait d’ailleurs été la plus prudente, en disant que le « grand remplacement » constituait un risque contre lequel il fallait lutter. Puis, effectivement, dans sa marche vers le rassemblement de la droite, elle a dépassé l’extrême-droite représentée par Marine Le Pen. D’ailleurs, vous citez Jordan Bardella à juste titre, mais notez que Marine Le Pen, elle, s’est toujours opposée à l’emploi de la notion de « grand remplacement ». Désormais, dans son discours sur le sujet, Valérie Pécresse est plus à droite que Marine Le Pen.
« Sur le sujet de l’immigration, Valérie Pécresse s’est donc insérée entre Marine Le Pen et Éric Zemmour. »
Cela fait partie de la stratégie de « dédiabolisation » de Marine Le Pen pour conquérir l’électorat de droite. Pour Éric Zemmour, et semble-t-il pour Valérie Pécresse, la question de la préférence nationale touche tous les immigrés. Or, vous savez que sur l’ensemble des 6,8 millions de référencés immigrés actuels en France, 38% sont français. Marine Le Pen ne souhaite pas appliquer la préférence nationale à ces derniers, tandis qu’Éric Zemmour ne fait pas de différence entre les immigrés, leurs enfants ou leurs petits-enfants et que la candidate des Républicainsporte un discours peu clair. Sur le sujet de l’immigration, Valérie Pécresse s’est donc insérée entre Marine Le Pen et Éric Zemmour.
LVSL – Quelle différence historique observez-vous entre le traitement de la question migratoire par la droite et l’extrême-droite ? Elles n’ont pas toujours eu le même niveau de radicalité…
H. L.-B. –Tout à fait, c’est une très longue histoire. Les droites libérale et ultra-libérale sont en faveur de l’immigration et de l’ouverture des frontières, sous prétexte que cela favorise l’économie. L’école de Chicago – qui est considérée comme la partie la plus ultra-libérale de la droite – la défendait, tout en refusant de reconnaître le droit aux prestations sociales pour les immigrés.
L’extrême-droite, quant à elle, est historiquement opposée à l’immigration, même s’il y a eu des allers-retours depuis le début du XXe siècle. Parfois même, la gauche s’est opposée à l’immigration. On se souvient de la célèbre affaire de Vitry-sur-Seine en 1980 – un maire communiste y avait endommagé un foyer de travailleurs maliens – et les réactions qu’elle avait suscitées dans le champ politique et médiatique.
Au fond, c’est très difficile de sectoriser la question des immigrés et de ne l’associer qu’à l’extrême-droite. Prenez le cas de Manuel Valls, l’ancien ministre socialiste qui a souvent eu des propos anti-immigration. Souvenez-vous de sa phrase lors d’une visite dans le marché d’Évry : « Il n’y a pas beaucoup de blancs ici ».
« Quand je fais abstraction des déclarations idéologiques et que je regarde les lois adoptées et les politiques menées depuis la Seconde Guerre mondiale, je constate qu’il n’y a pas de différence entre les gouvernements de gauche et de droite sur la question migratoire. »
LVSL – Vous évoquez le traitement de l’immigration par la gauche. Mises à part ces quelques saillies, comment la gauche s’occupe-t-elle et s’est-elle historiquement occupée de la question de l’immigration ?
H. L.-B. –C’est également une très longue histoire. Dans mon ouvrage, je m’occupe assez peu des questions d’idéologie, et reste factuel. J’étudie ce qu’en mécanique quantique on appelle « l’observable ». Je travaille donc avec des données d’observation, comme par exemple les résultats des partis politiques aux élections ou la proportion d’immigrés commune par commune. Quand je fais abstraction des déclarations idéologiques, et que je regarde les lois adoptées et les politiques menées depuis la Seconde Guerre mondiale, je constate qu’il n’y a pas de différence entre les gouvernements de gauche et de droite sur la question migratoire. Les régularisations ont beaucoup augmenté sous Jacques Chirac, elles sont restées au même niveau sous Nicolas Sarkozy – environ 30 000 – et sous François Hollande.
On observe donc deux phénomènes paradoxalement détachés. Il y a la réalité de l’immigration, qui est évidemment liée aux événements extérieurs, et il y a l’état de l’économie, qui est peut-être le paramètre le plus fortement corrélé aux évolutions de l’immigration, sur le long terme. L’immigration représente un avantage, non seulement car on manque d’ouvriers, d’employés, d’ingénieurs, de médecins, mais aussi car ce sont des personnes plus faibles qui arrivent sur le marché du travail. C’est la raison pour laquelle, dans les années 1960 et 1970, on est allés recruter, non pas à Alger ou à Casablanca mais au sud de l’Algérie et du Maroc. Cela permettait d’éviter que les travailleurs se syndiquent trop vite et qu’ils aient trop de revendications. Il faut bien voir l’attitude très particulière du patronat vis-à-vis de l’immigration.
Couverture du livre « Il n’y a pas de grand remplacement » paru aux éditions Grasset
LVSL – Pour en revenir au « grand remplacement », tel que décrit par la droite et l’extrême-droite, vous expliquez que nous n’avons pas toujours utilisé cette expression…
H. L.-B. –Je pars de l’idée, défendue par Renaud Camus, selon laquelle on ne peut pas définir « le grand remplacement » car c’est une évidence. Mais vous avez raison de souligner que cette « évidence » est tout à fait récente. Pour moi, elle s’est fabriquée comme un slogan. Je me suis donc demandé comment un slogan apparaît. Pour y répondre, je m’appuie sur le livre du philosophe et linguiste Jean-Pierre Faye, intitulé Langages totalitaires. L’auteur essaie de comprendre comment le terme national-socialisme est apparu dans l’Allemagne des années 1930. Il montre que ce terme n’existe pas dès le départ, mais qu’il apparaît après une longue gestation. Il est le fait, à la fois d’oppositions et de rapprochements entre l’extrême-gauche et l’extrême-droite. Le collage de ces deux termes – nationalisme et socialisme –, ce qui est tout à fait paradoxal, devient terriblement efficace, au détriment, d’ailleurs, de la gauche et de l’extrême-gauche.
Ma démarche a été la même avec la notion de « grand remplacement », qui a certes été introduite par Renaud Camus en 2010, mais qui s’est imposée dans le discours politique seulement vers 2015, à la suite d’une série d’événements. Ce que j’ai essayé de comprendre, en m’inspirant de Jean-Pierre Faye, c’est ce qui avait conduit à cette peur de l’invasion, qui est une vieille tradition française. Je suis donc remonté à la défaite de 1870. Jusque-là, la France était le pays le plus fort de l’Europe. Puis elle a été battue en quelques semaines par la Prusse de Bismarck, ce qui a été un choc très profond.
Couverture du livre « Le Grand Remplacement » de Renaud Camus
À ce moment-là, on a commencé à expliquer la défaite française par le fait que la fécondité en France était beaucoup plus faible que la moyenne européenne. Pour donner quelques chiffres, en 1800, il y avait trente millions de Français et dix millions d’Anglais. Un siècle plus tard, il y avait quarante millions de Français (une petite hausse, donc) et quarante millions d’Anglais. À l’époque s’impose l’idée que la guerre est avant tout l’affrontement de masses d’hommes. Cette idée, très ancienne en France – elle remonte à Valmy – reste très présente dans l’esprit français.
« Après la défaite de 1870, la notion d’invasion entre dans les peurs françaises et dans la représentation française des rapports internationaux. »
À la fin du XIXe siècle, cela devient encore plus criant. Non seulement on explique la défaite de 1870 par le déséquilibre des effectifs, mais on commence également à parler d’invasion. Cette notion entre dans les peurs françaises et dans la représentation française des rapports internationaux.
Ce thème de l’invasion est transporté exactement dans les mêmes termes, après l’indépendance de l’Algérie. À partir de 1965, la fécondité commence à baisser en France – elle ne reprendra que dans les années 1990 – et il y a donc un fort contraste, cette fois-ci, entre la France et le Maghreb. Mais l’invasion professée par Jean-Marie Le Pen n’a pas lieu. On voit d’ailleurs, au début des années 2000, quand Marine Le Pen gagne en visibilité, qu’elle remplace le terme invasion par le terme submersion. Ce dernier ne rencontrant pas un immense succès, le « grand remplacement » va arriver pour combler le vide.
Une des personnes importantes dans la genèse de l’expression grand remplacement est Jean Raspail qui parle de « grandes migrations » dans son roman de 1973. C’est également lui qui organise le numéro de 1985 du Figaro magazine intitulé « Serons-nous français dans trente ans ? ». Enfin, dans son roman, Renaud Camus le cite élogieusement comme l’un des trois prophètes de son temps.
Le mot remplacement, quant à lui, est utilisé en 1988, dans une étude des Nations unies réalisée pour le compte de la commission des Affaires sociales du Parlement européen intitulée « Migration de remplacement ». Mais ce remplacement n’a rien à voir avec celui de Renaud Camus. C’est un terme scientifique utilisé depuis longtemps par les démographes. En démographie, la fécondité de remplacement est la fécondité qui permet à la population de se maintenir à son niveau. Plus généralement, on entend par là toutes les techniques qui permettent à la population de ne pas décroître. Dans cette étude-là, comme la fécondité baissait dans à peu près tous les pays développés, l’auteur se pose la question suivante : combien faudrait-il de migrations pour empêcher la population de diminuer ? Pour la France, qui garde tout de même un niveau de fécondité assez élevé, les chiffres n’ont rien d’affolant.
L’auteur se pose une autre question très intéressante et qui, au fond, va contre l’idée de migration : combien faudrait-il de migrations pour qu’il n’y ait pas de vieillissement de la population ? Ce que montre le rapport, c’est qu’il faudrait des volumes gigantesques de migration si l’on souhaite empêcher le vieillissement. Pour la France par exemple, il faudrait environ un million de migrants en plus par an. Il montre ainsi que la migration n’est pas une recette contre le vieillissement de la population.
Brutalement, en 2015, le Front national découvre le rapport et Marine Le Pen s’en sert dans plusieurs déclarations, en faisant fi de toutes les études techniques, pour démontrer que les Nations unies ont imposé la notion de grand remplacement. Puis cet argument se solidifie et tout le monde lui emboîte le pas à droite et à l’extrême-droite. Dans ce contexte de grande crise migratoire, le moment est idéal pour retirer Renaud Camus de son placard : c’est la fortune du slogan « grand remplacement ».
LVSL – Une fois implantée dans le discours politique à droite, peut-on dire que la notion « grand remplacement » a véritablement prospéré dans le débat public du fait – entre autres – d’un positionnement d’une certaine gauche à rebours des opinions réticentes à l’égard de l’immigration qui dominent ?
H. L.-B. –Je pense que cela joue peu car, au fond, ce qui s’est joué, c’est un positionnement de l’extrême-droite non pas vis-à-vis de la gauche mais de la droite. C’est sa ligne de mire, car c’est là qu’il y a potentiellement des troupes à venir. La gauche ne constitue pas un repoussoir, déjà parce qu’elle est très faible, et ensuite parce qu’elle est elle-même très divisée sur cette question : une partie de la gauche sociale-démocrate souhaite un renforcement des contrôles aux frontières et une autre, à l’extrême-gauche, porte un discours universaliste, en faveur de l’ouverture des frontières.
Au fond, le « grand remplacement » a permis à l’extrême-droite de changer la manière de présenter le problème de la migration. Dans mon livre, je montre que la manière ancienne de dénoncer l’immigration, celle de Raspail et du numéro du Figaro magazine, c’est le discours anti-allemand, la peur de l’étranger, l’attention portée à la fécondité… L’astuce du « grand remplacement » – incarnée par Éric Zemmour pendant cette campagne – c’est d’inverser ce processus. C’est de dire : « Il va y avoir un grand remplacement ».
Le « grand remplacement » est posé comme une évidence, que l’on peut expliquer en remontant en arrière (les grandes migrations passées) et en pointant du doigt la complaisance des élites. Commencer par l’évidence du « grand remplacement » permet de modifier complètement la rhéthorique. Très clairement, que ce soit Éric Zemmour ou Renaud Camus, ils se moquent des chiffres de population. Il y a une contagion de l’évidence. À ce jeu, il ne nous reste plus qu’à « ouvrir les yeux », à « garder les yeux ouverts ». Dès lors, la science n’a plus aucune importance…
LVSL –Finalement, diriez-vous que la théorie du « grand remplacement » s’appuie sur une démarche anti-scientifique ?
H. L.-B. – À ce sujet, je peux vous parler de l’expérience que j’ai menée dans le cadre de mon livre. Renaud Camus avait raconté avoir vu à la télévision un certain Monsieur Millet, lequel avait déclaré s’être retrouvé un soir, à dix-huit heures, station Châtelet à Paris et avoir constaté qu’il était le seul homme blanc sur le quai. Vous conviendrez que l’usage de cette simple observation pour nourrir la thèse du « grand remplacement » est assez peu scientifique. De plus, on apprend dans un autre de ses livres que ce Monsieur Millet est un ami de Renaud Camus…
Je suis donc allé, moi aussi, à dix-huit heures à la station Châtelet. C’est ce que l’on fait quand on est scientifique : on répète les expériences. J’ai compté qu’en moyenne, sur les vingt quais visités, 25% des personnes étaient non blanches. Ma conclusion n’est pas que Monsieur Millet a tort – car mon calcul n’était pas plus représentatif et fiable que le sien – mais que voir ne suffit pas pour connaître, puisque chacun peut voir des choses différentes.
« Ce qui caractérise la réthorique d’extrême-droite c’est que, systématiquement, le cas individuel suffit pour déduire des vérités générales. »
C’est pour cela qu’on répète les expériences. La science avance lorsqu’il y a un accord général sur la partie de vérité à laquelle on accède. Si j’insiste sur ce point, c’est parce qu’il dit beaucoup de la nature de l’extrême-droite. Ce qui caractérise la réthorique d’extrême-droite, c’est que, systématiquement, le cas individuel suffit pour déduire des vérités générales. Si vous donnez un cas général, on vous oppose un cas individuel. Or, la science moderne – qui nait de la révolution scientifique au XVIIe siècle – repose sur l’idée que l’on peut déduire la même chose d’une observation, qu’un consensus scientifique est possible par la confrontation des points de vue et l’examen critique de faits observés et répétés.
Mais je crois que cette caractéristique de l’extrême-droite va plus loin encore. Elle montre la conception que cette droite a du peuple. Le peuple est homogène, donc si vous prenez au hasard un membre du peuple, il suffit à représenter le peuple entier. C’est la raison pour laquelle, dès qu’il y a le moindre risque d’hétérogénéité, il faut l’exclure. Jan-Werner Muller parle à ce titre d’anti-pluralisme.
LVSL – Vous semblez dire que ces figures d’extrême-droite, à commencer par Renaud Camus se fichent des statistiques. Pourtant, Éric Zemmour n’a de cesse de s’appuyer sur le chiffre de 400 000 personnes arrivant chaque année sur le territoire national. Que pouvez-vous dire de ce chiffre ?
H. L.-B. – L’argument utilisé par Éric Zemmour, mais aussi par Didier Leschi – pour vous montrer que le « grand remplacement » n’est pas uniquement une obsession de l’extrême-droite – est qu’en 2019, 270 000 titres de séjour ont été accordés et 130 000 demandes d’asile formulées, soient un total d’environ 400 000 entrées. Or, le plus important n’est pas le nombre de personnes qui entrent sur le territoire, mais l’évolution de la population immigrée, c’est-à-dire la population qui arrive pour séjourner en France. Là aussi, il faut être attentif aux différentes durées de séjour. D’après les chiffres du ministère de l’Intérieur, un tiers des entrées sont le fait d’étudiants dont 40% rentrent chez eux moins d’un an après avoir obtenu leur titre de séjour. Voilà un exemple très clair d’entrée-sortie.
Pour cela, l’INSEE mène des enquêtes de recensement. Neuf millions de personnes sont interrogées de façon aléatoire chaque année. Cela permet de connaître, au premier janvier, la composition exacte de la population et de décompter. On s’aperçoit ainsi qu’en moyenne, 50 000 immigrés meurent chaque année. Entre les entrées, les sorties et les décès, la moyenne annuelle est de 120 000 migrants entre 2006 et 2020. Nous sommes bien loin des 400 000 annoncés…
Nous avons rencontré Didier Leschi, directeur de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), afin de l’interroger sur les difficultés que rencontre notre débat public à proposer une analyse à la fois humaine et efficace des questions migratoires et d’intégration. Revenant sur la nécessité d’une grande précision dans les définitions et les termes techniques pour bien comprendre les logiques et les implications complexes des divers phénomènes migratoires, M. Leschi nous a également donné son point de vue sur les nécessités de rompre avec certaines injonctions idéologiques qui tendent souvent à se rencontrer en dépit de leurs postulats apparemment opposés : l’humanitarisme de façade et le néolibéralisme inhumain, qui tous deux abîment les sociétés et le droit des êtres humains à une vie digne. Propos recueillis par Simon Woillet et Antoine Cargoet. Crédits photographiques : Pablo Porlan.
LVSL – Comment résumeriez-vous les enjeux des tensions entre la Grande-Bretagne et la France et, plus largement, les enjeux des politiques européennes sur les questions migratoires ?
Didier Leschi – Depuis que l’Angleterre est sortie de l’Union européenne, Calais est devenue un des points de frontière de l’Union, ce qui n’était pas le cas auparavant, d’où la volonté française de mobiliser les autres pays européens et de les entraîner dans l’idée qu’il faut parvenir à un accord avec les Anglais. Parvenir à un accord avec eux est indispensable. Même si elle peut considérer que le comportement du gouvernement Johnson n’est pas acceptable, la France ne peut pas entrer dans une logique de non-respect de la frontière anglaise. La réussite du rapport de force géopolitique français sur cette question est donc cruciale pour obliger les Anglais à discuter et à sortir de leur attentisme dangereux.
La société britannique est hyper-fracturée du fait de décennies de politiques ultra-libérales, auxquelles les films de Ken Loach ont sensibilisé depuis longtemps un large public. Ces choix de politiques économiques ont considérablement amplifié les effets pervers des politiques communautaires voire communautaristes propres à cette société. De fait, on a favorisé le regroupement des populations issues de l’immigration plus ou moins pauvres et très homogènes ethniquement, sans se soucier réellement des effets de polarisation que cela pouvait induire, au détriment de la cohésion sociale et bien sûr de l’intégration. On est allé jusqu’à tolérer dans certains endroits d’Angleterre, comme à Layton avec son Islamic Sharia Council, une application du droit coutumier, de la Charia, en particulier dans les affaires conjugales et familiales.
Tout cela a favorisé une fracturation ethnoculturelle de la société anglaise en plus de sa fracturation sociale. Ce qui apparaissait au départ comme un fonctionnement communautaire garant d’une forme de régulation des tensions entre ethnies est devenu une sorte de mécanique d’exclusion réciproque des communautés entre elles, sur fond de précarisation accrue des statuts socio-professionnels et avec un niveau de violence économique et d’inégalités que personne ne supporterait dans notre pays : absence d’inspection du travail, mini-jobs, travail informel massif… Boris Johnson est le produit de cette angoisse d’une grande partie du peuple anglais face à ces mécanismes. Désormais, les Britanniques rejettent violemment ce modèle à travers l’option conservatrice nationaliste, et en même temps l’Union du royaume se disloque avec l’exacerbation de nationalismes régionaux comme en Écosse. S’ajoute le problème spécifique de l’Irlande, ou encore le contentieux de la pêche.
Ce n’est pas seulement la question du nombre d’immigrés ou leur origine qui génère de la tension outre-Manche, c’est vraiment la dynamique d’une société dont la fracturation ne cesse de s’accentuer. De plus, au sein des flux migratoires auxquels les Anglais sont confrontés, on trouve des logiques oppressives et mafieuses qui font que des personnes peuvent partir à crédit d’un pays et vont se retrouver dans une situation d’exploitation pour rembourser le voyage. C’est quelque chose qui n’existe pas seulement en Angleterre au demeurant, nous y sommes aussi confrontés en France.
Telle est la situation. Ne pas comprendre ce qui se passe en Angleterre, c’est ne pas comprendre pourquoi ils font ça, ni quelle est la marge de négociation possible. Elle est en réalité très faible. Dans ce contexte, la situation française est complexe. Nous ne pouvons pas imaginer un seul instant que les Anglais vont organiser des Ferry-Boats pour prendre en charge les migrants à partir de Dunkerque ou Calais pour les emmener de l’autre côté. Par conséquent, nous sommes obligés de maintenir une politique administrative qui vise à ne pas faciliter le travail des passeurs tout en demandant aux Anglais de faire un geste afin de favoriser les légitimes regroupements familiaux.
LVSL –En quoi est-ce un sujet qui n’est pas seulement franco-anglais ?
D. L. – À Calais en particulier, échouent les perdants du système de l’asile européen. Nous sommes en présence de personnes qui ont été déboutés en Suède ou encore Allemagne. Il n’est pas rare d’y trouver des gens qui parlent des rudiments d’allemand. Contrairement à ce qui a été trop souvent proclamé, Berlin n’a pas accueilli un million à 1,2 millions de personnes au début de la crise migratoire.
L’Allemagne a laissé rentrer ces personnes, puis a étudié leurs dossiers, et en fonction de critères qu’elle s’était donnée, en a débouté beaucoup. Avec beaucoup de retard pour certains, ce qui fait que la France est atteinte après coup par la vague migratoire. Elle est, comme on dit, un pays de « rebond » des déboutés d’ailleurs. Et ces personnes-là, qui ont été déboutées de l’asile, et qui pour certaines sont restées plusieurs années en Allemagne dans une situation de personnes ni régularisables ni expulsables, viennent aujourd’hui sur nos côtes. Quand elles sont afghanes, notamment, elles viennent en France parce qu’elles savent qu’elles pourront mieux faire valoir leur besoin de protection. Si certaines d’entre elles essayent de passer en Angleterre, c’est parce qu’elles parlent un peu anglais, ou parce que les passeurs leur vendent cette idée – comme me l’expliquait le correspondant du Times à Paris il y a quelque jours – « qu’en Angleterre il y a toujours du soleil ».
Crédits photographiques Pablo Porlan, Hans Lucas.
Il suffit de connaître un peu l’Angleterre pour comprendre à quel point ces propos sont fallacieux. Peut-être qu’on reviendra sur l’aspect médiologique des moyens de communication et des passeurs. Mais ces criminels comme d’autres ne sont pas des manchots en termes de communication et de publicité mensongère. Ce qui me frappe dans le débat public, c’est que nous avons non pas la curiosité de connaître la situation interne de chaque pays européen, ce qui explique les difficultés de l’Europe par rapport à la crise migratoire. Or seule cette connaissance réciproque permettrait de faire valoir des compromis. En la matière, par exemple, le « souverainisme de l’asile » qui fait dire à certaines associations ou responsables politiques que notre système de protection serait par nature le meilleur, ne peut pas permettre de construire des positions communes.
Ce sont étrangement les mêmes personnes qui ne cessent de plaider pour une agence européenne de l’asile en pensant que les 27 adopteront naturellement nos critères de protection. Il y a là une étrangeté dans ce mode de pensée. En la matière, l’intérêt de la France c’est bien de rapprocher sa pratique de la moyenne européenne, si l’on croit en l’Europe… Ou si l’on ne veut pas être le point le plus faible d’un système dysfonctionnel.
LVSL – Dans Le grand dérangement, vous dites qu’un « migrant » ça n’existe pas, et qu’il y a des catégories spécifiques de flux. De la même manière, ces catégories spécifiques débouchent sur des problèmes et des réponses différentes. Pouvez-vous revenir sur les distinctions de vocabulaire qui sont, selon vous, à opérer ?
D. L. – L’évolution du vocabulaire est frappante et correspond à une évolution idéologique. Beaucoup de médias, de militants associatifs, de responsables politiques utilisent le mot migrant en général. C’est un mot valise qui a le défaut de ne plus permettre de distinguer par catégories de droit les personnes : on fait une sorte de confusion généralisée censée correspondre à une vision humaniste qui, en réalité, se retourne contre les catégories de personnes qui immigrent et qui sont, chacune d’elle, porteuses de droits très précis préalables même à leur immigration.
On mélange tout le monde. C’est un sujet. Or, il y a des personnes, par exemple, qui viennent parce qu’elles ont un droit acquis au séjour. C’est le cas des personnes qui arrivent dans le cadre du regroupement familial, les conjoints de Français en particulier. De plus, il y a toujours en France, contrairement à ce qu’on entend souvent, une immigration qui est liée au travail, avec des contrats de travail. Elle concerne aux alentours de 35 000 personnes par an. Il y a aussi les demandeurs d’asile, qui ne sont pas des clandestins puisque une fois leur demande d’asile déposée, ils obtiennent un titre qui légalise leur présence sur le territoire. Pour finir, il existe un processus régulier de régularisation qui a concerné aux alentours de 30 000 personnes par an ces dernières années. C’est une des caractéristiques de notre système de gestion des flux migratoires que ces régularisations au fil de l’eau, à bas bruit qu’avait initié Jean-Pierre Chevènement en 1997 dans le cadre de la loi dite RESEDA.
« Faire venir des travailleurs qualifiés du Sud, c’est faire venir des personnes dont on n’a pas pris en charge l’investissement éducatif, sans s’interroger sur les effets d’une telle politique sur le développement de ces sociétés. »
Mais le mot qui a presque complètement disparu, c’est celui de travailleur immigré. Cela correspond à l’évolution sur la longue durée de l’immigration en France. Elle se retrouve désormais découplée du développement économique, ce qui n’était pas le cas dans les années 1930, dans les années 1950, 1960 et jusqu’au milieu des années 1970. Or, leur attribuer le titre de “travailleur immigré” permettait d’indiquer qu’elle était l’utilité sociale de toute personne ayant un droit au séjour.
Et le débat public devient de plus particulièrement confus quand est diffusée toute une littérature qui nous dit qu’il n’y a pas d’immigration de travail en France, qu’elle serait particulièrement fermée, et qu’il faudrait plus de travailleurs qualifiés et justement choisis parce que qualifiés. Personne ne semble réfléchir au fait que faire venir des travailleurs qualifiés du Sud, c’est aussi faire venir des personnes dont on n’a pas pris en charge l’investissement éducatif – dont l’investissement de formation est porté par des sociétés qui sont moins riches que les nôtres – et sans s’interroger sur les effets d’une telle politique sur le développement de ces sociétés.
Nous ne sommes pas dans la volonté d’organiser une migration circulaire, où les personnes viendraient parfaire une expérience professionnelle pour retourner dans leur pays afin d’aider à son développement. Ce serait une bonne chose, Hélas, nous faisons face à une immigration d’appauvrissement des sociétés de départ qu’on pourrait même qualifier de « post-coloniale ». Les médecins représentent le cas le plus topique de ce post-colonialisme exercé avec bonne conscience.
Former des médecins coûte cher. Faire venir systématiquement des médecins du Maghreb aboutit à ce qu’ils vont manquer dans ces pays. Or, naissent des débats extrêmement vifs dans ces sociétés, portés en particulier par des courants islamistes, qui parlent de politique post-coloniale de la France. Cette politique viserait à soustraire leurs élites dont ils ont pourtant un besoin absolu. Même si les raisons de leur venue dans nos hôpitaux peuvent être plus profondes, peut-on s’étonner que les malades suivent de manière clandestine leurs médecins ? En particulier en France qui a le dispositif le plus ouvert, unique au monde, pour la délivrance d’un titre de séjour pour soins. Aujourd’hui, toute personne qui peut faire valoir qu’elle ne peut accéder dans son pays à un soin vital – même s’il existe – pour des raisons sociales ou autres, peut obtenir un titre de séjour en France et être prise en charge par notre système social.
Cela bénéficie d’abord à des personnes venant du Sud, les Algériens en particulier. Mais tous les ans, quelques Américains, Japonais ou autres citoyens des pays de l’OCDE déposent un dossier à l’OFII pour pouvoir bénéficier d’un titre de séjour pour soin. Nous ne sommes pas certains que cette pratique bienveillante et même généreuse soit mise au crédit de notre pays par ses contempteurs.
L’aspiration des cerveaux et des compétences, c’est la caractéristique du système américain, où les études supérieures coûtent très cher, avec la volonté d’attirer systématiquement les élites des autres pays. On peut bien sûr juger que ces personnes participent à la capacité d’innovation des pays qui les aspirent. A contrario, cette “aspiration”, au sens propre, contribue au maintien d’un fonctionnement ultra-libéral des systèmes scolaires et universitaires anglo-saxons que les Français ne supporteraient pas en ces termes.
Dans d’autres temps, on aurait parlé d’impérialisme pour désigner ce phénomène migratoire qui appauvrit les autres en attirant chez soi ses richesses intellectuelles par le truchement de personnes qui payent le prix fort pour rejoindre un système profondément inégalitaire et qui peuvent aussi être achetées au prix fort. Même la France est touchée par ce phénomène qui participe du mouvement que Régis Debray résume par ce qui est plus une affirmation qu’une question, « comment sommes-nous devenus américains ». Mais c’est manifestement être d’un autre temps que d’utiliser cette grille d’analyse…
On pourrait ajouter qu’une certaine littérature – qui se veut progressiste ce qui me surprend du reste – ne va pas jusqu’au bout de sa logique, parce qu’elle rejoint de fait le discours politique sur « l’immigration choisie ». Si on dit qu’il n’y a pas suffisamment d’immigrés formés qui arrivent, qu’est-ce que cela veut dire ? Faut-il refuser certains pour d’autres ? Doivent-ils être ajoutés ? Et ceux qui seraient formés, qui sont-ils sensés suppléer ? Ceux qui ne sont pas formés et qui sont ici et d’ici ? N’est-ce pas faire l’impasse sur une partie de la jeunesse, une sorte de renoncement ?
C’est tout aussi dangereux comme discours que celui tenu par ceux qui avancent que les personnes ayant obtenu le statut de réfugiés ne pourraient être formées pour répondre à des besoins économiques.
Crédits photographiques, Pablo Porlan, Hans Lucas.
Même s’il est vrai, comme le rappelle le Conseil d’analyse économique dans une de ces dernières notes, que l’une des caractéristiques de l’immigration à destination de la France est d’avoir des origines géographiques peu variées et de concerner des individus beaucoup moins formée que dans d’autres pays de l’OCDE, je ressens une forme de renoncement, alors qu’à mon sens, l’enjeu de l’intégration c’est bien de donner à chacun une utilité sociale par le travail, et donc une autonomie et une dignité.
Le modèle envié est le système dominant dans beaucoup de pays de l’OCDE qui ont cette particularité et cette capacité de choisir. Soit par un système de points au Canada, soit parce que leurs capacités à contrôler leurs frontalières sont plus élevées que les nôtres. Le Canada, par exemple, choisit d’autant plus ses immigrés que ses frontières, ce sont les États-Unis au Sud, des océans à l’Est et à l’Ouest, le froid polaire au Nord. Cette géographie aide à limiter le nombre de clandestins. Le Canada peut avoir une politique de choix de ses immigrants ; sa politique frontière est plus dure que la nôtre. Et son système interne, pour les clandestins, plus dur que le nôtre. Je n’évoque même cas le cas de l’Australie…
Ce discours sur l’immigration nécessaire n’exprime pas seulement une vision utilitaire, sous-prétexte de multiplier les voies légales d’immigration, mais il est aussi une manière de dire qu’on préfèrerait d’autres immigrants. C’est ce que dit aussi crûment le Conseil d’analyse économique. Le plus étonnant pour moi est la capacité acritique que peuvent avoir certains militants associatifs à épouser ce discours dans l’espoir d’accueillir toujours plus, sans s’interroger sur le fait qu’il cache un vrai renoncement à vouloir espérer changer le reste du monde. Fini le temps où l’on critiquait ce qu’on appelait la « bourgeoisie compradore », et reléguée au second plan la critique internationaliste des régimes en place ! Un seul mot d’ordre : l’accueil infini. Parfois j’y vois une forme de dépolitisation… Et je crains que cette pression sur le vocabulaire conduise à effacer ce qui fait la spécificité du droit d’asile. On finira par voir des « migrants » partout et des demandeurs d’asile dissous dans cette catégorie fourre-tout.
LVSL – Pour poursuivre sur ces problèmes, nous aimerions vous interroger sur la question de la citoyenneté sociale que vous évoquez dans votre essai comme grand phénomène historique. Selon vous, elle est en voie de disparition et vous en identifiez les causes. Pouvez-vous nous les rappeler brièvement ?
D. L. – Les immigrés qui venaient du sud de l’Europe ont été victimes de discriminations. A partir des années 1920 et 1930, en 1936 au moment du Front populaire, et plus encore dans les années 1950 – quand 90 % des ouvriers algériens étaient syndiqués à la CGT – et jusqu’aux années 1970, une volonté au sein du mouvement ouvrier, et de l’extrême gauche en particulier, de prendre en charge la question de l’égalité sociale. Cela n’a pas toujours été simple. Le syndicalisme a dû mener une lutte ferme, parfois même quasi-militaire, contre l’extrême-droite afin d’empêcher son développement au moment où la France connaissait une vague d’agression racistes. La CFTC puis la CFDT ont joué aussi un rôle important. Au-delà de leur préserver un accès aux droits politiques, il y avait une volonté et même une capacité à entraîner les immigrés dans des dynamiques de conflictualité, en particulier entre le capital et le travail, qui leur permettaient de s’insérer dans une citoyenneté sociale.
Nous pourrions dire que la rupture s’est faîte au début des années 1980 au moment de la grève des OS de l’industrie automobile. La stigmatisation de ces grèves par la gauche gouvernementale n’a pas aidé à poursuivre le mouvement, et elle est concomitante du début du long déclin industriel français. Ce déclin est aussi une des causes, aujourd’hui, de l’anomie générale de la société, de l’effondrement des structures collectives, qui fait que cette citoyenneté sociale n’existe plus, ou existe de moins en moins, sauf de manière éruptive. Elle s’est progressivement effacée et découplée de la perspective politique. Et la citoyenneté strictement politique ne la remplace pas parce qu’en l’absence d’une société en mouvement, la citoyenneté politique devient vide et ne mène qu’à l’augmentation de l’abstention dans certaines zones. Et tout cela pèse sur la réussite globale de l’intégration.
Les travailleurs immigrés travaillaient dans ces bastions ouvriers qu’étaient les grandes usines automobiles. L’un des problèmes de la Seine-Saint-Denis, par exemple, réside dans la disparition de ces grandes structures de travail qui étaient en même temps des entités par lesquelles il était possible de prendre en charge ces questions. Cela ne signifie pas que la vie de ces travailleurs était simple, mais un lien était possible. C’est ce qui a disparu. Comme a disparu, avec la désindustrialisation, la notion de « vivre ensemble » que favorisait le fait de combattre ensemble.
« Nous sommes aujourd’hui dans une situation compliquée parce que les grands récits laïcs se sont effondrés. »
Quand j’étais jeune, j’habitais Belleville, et nous avions dans les années 1960 encore 300 à 500 000 travailleurs dans Paris, avec ces vieux quartiers ouvriers de la petite métallurgie, de l’imprimerie, et une presse ouvrière spécifique, parfois à la fois ésotérique et attendrissante de courage, je pense à Unzer wort, « Notre parole », qui fut jusqu’en 1996 le dernier quotidien en yiddish dans le monde. La gentrification de la ville de Paris peut s’accompagner d’un discours émérite sur l’accueil mais dans la réalité concrète, la disparition de ces catégories sociales, c’est la disparition de la capacité à se côtoyer. Aujourd’hui, on ne partage que dans la mendicité, mais la mendicité n’est pas la dignité. On peut évidemment faire des nuits de la solidarité, mais cela ne suffit pas et ne compense pas les logiques foncières qui excluent les familles modestes, les travailleurs pauvres, la « main gauche » de la fonction publique, pour reprendre une catégorie de Bourdieu, composée de fonctionnaires aux salaires modestes.
LVSL – Est-ce que vous voyez des débouchés possibles pour de nouvelles formes d’intégration organiques comparables ? Est-ce que vous voyez des choses émerger ou est-ce que nous sommes encore aujourd’hui dans un processus de délitement ?
D. L. – Nous sommes aujourd’hui dans une situation compliquée parce que les grands récits laïques se sont effondrés. N’oublions pas que dans les banlieues rouges, qui étaient aussi ces lieux de mixité ouvrière, il y avait un « nous », un espoir commun, quelque chose qui portait tout le monde et qui était intégrateur. L’idée d’un monde meilleur possible, ce qui ne veut pas dire que tout était simple. Aujourd’hui, cette idée s’est effondrée et l’on assiste à la substitution, dans certaines catégories de la population, d’une idéologie mortifère avec cette idée que le monde meilleur, on ne l’attend qu’à travers la mort en tuant son voisin. Et on se suicidera pour atteindre le paradis et ses soixante-dix vierges. Nous sommes loin des fontaines de limonade de Fourrier. Ses fontaines de limonade, c’était ici et maintenant. Le programme – beaucoup plus à gauche que tous les programmes que nous pouvons lire aujourd’hui – qui était celui du Parti socialiste rédigé par Jean-Pierre Chevènement était d’ailleurs baptisé « Changer la vie » qui était une référence à Arthur Rimbaud et qui complétait le « changer le monde » de Marx.
Crédits photo, Pablo Porlan, Hans Lucas.
Il y avait même un hymne du Parti socialiste, « Changer la vie, ici et maintenant », sur des paroles d’Herbert Pagani et une musique de Mikis Théodorakis. Cela portait un élan commun, une fraternisation possible et l’idée d’une cause commune entre les différentes catégories de la population. C’est quelque chose qui a été remplacé par une sorte d’individualisme bobo ou par une aspiration à la fête permanente. D’où le fait que le débat se résume à se demander si nous allons avoir des terrasses éphémères et combien de temps elles vont durer, ou encore à organiser la ville en donnant le sentiment que les pistes cyclables sont un nouveau limes pour les banlieusards ou ceux dont les corps ne peuvent supporter l’effort. C’est d’une pauvreté intellectuelle qui est à pleurer pour des gens de ma génération qui ont vibré à plus que ça, mais comme disait un auteur de ma jeunesse, « les programmes s’usent avec les générations qui les portent »…
LVSL – S’agissant d’un contre-modèle possible, nous aimerions recueillir votre avis sur l’exemple danois actuel. Est-ce que vous pourriez nous en résumer les principales modalités ?
D. L. – Le modèle danois est intéressant parce que c’est un pays où la social-démocratie a été à la pointe de la construction de l’État social et à qui on doit la première femme ministre dans le monde au début des années 1920, Nina Bang, avec bien sûr Alexandra KollontaÏ au moment de la Révolution russe. Dans ce projet d’État social, il y avait l’idée que la solidarité reposait sur la capacité de tout un chacun à participer à un pot commun et à organiser de la distribution, concept sous-tendu par une idéologie partagée du progrès et de l’égalité entre tous.
« C’est à partir de cette politique migratoire stricte que la social-démocratie danoise arrive de nouveau à renouer avec les catégories populaires. »
Percutée par l’immigration, cette social-démocratie a décidé de mettre en place des instruments très coercitifs de mixité à l’intérieur du pays tout en essayant de mener une politique très restrictive du point de vue de l’immigration globale au motif que la charge de cette immigration n’était plus supportable par son modèle social. On peut discuter du bien-fondé ou non de ce modèle. Une chose me frappe : à partir de cette politique migratoire stricte et d’une politique économique et sociale renouant avec des marqueurs de gauche quant à la rémunération du travail et au rôle de l’État, la social-démocratie danoise arrive de nouveau à renouer avec les catégories populaires. Dans ces pays historiques du mouvement ouvrier socialiste, comme la Norvège ou la Suède, la défense de l’Etat social amène à vouloir rompre avec l’orthodoxie libérale et à vouloir protéger l’Etat social des chaos du monde dont, malheureusement, la migration est un des aspects. Si nous voulions résumer, nous pourrions dire qu’il n’est pas certain qu’une société avec un Etat-providence universel, un accès gratuit et égal à la santé, à l’éducation et à l’aide sociale puisse résister au chaos d’un système global où le déplacement des populations est la résultante de désordres économiques ou politiques profonds. Ou dit différemment, il y a un rapport entre la faiblesse de la construction de l’Etat social dans un pays comme les Etats-Unis, et un rapport mouvant à la frontière.
Ceux qui plaident pour un « devoir d’hospitalité » sans limite, considérant que chaque individu de par le monde n’a pas seulement comme droit de circuler où il veut, mais aussi de s’installer où il le souhaite, ont dû mal à appréhender que ce sont les catégories populaires qui supportent d’abord la charge de l’accueil des nouveaux arrivants, et ce d’autant qu’il y a une profonde inégalité dans la répartition de la charge de cet accueil. L’Ile de France en est la démonstration flagrante. Elles le payent notamment en matière de logement à travers la concurrence sur le logement social, parce que les personnes les plus démunies qui peuvent avoir une charge de famille plus importante que la moyenne sont souvent des familles immigrées nouvelles arrivantes. Dans les catégories populaires, il y a ces groupes sociaux particulièrement en souffrance que j’ai vus en Seine-Saint-Denis, dans des villes comme Épinay ou Clichy-sous-Bois. Ce sont des personnes qui peuvent avoir acquis un bien immobilier, qui sont devenues propriétaires et qui se retrouvent confrontées dans les immeubles à des marchands de sommeils qui entassent les gens dans des appartements. On dégrade ainsi à la fois le mode de vie et la valeur du patrimoine chèrement acquis tout au long d’une vie par des familles ouvrières qui sont aussi constituées de personnes immigrées des vagues précédentes, celles du travail, parfaitement intégrées, qui peuvent avoir acquis la nationalité française, et qui ont le sentiment justifié qu’on dévalorise par la non-maîtrise des flux migratoires le résultat d’une vie de labeur. C’est ça Clichy-sur-Bois, c’est ça Grigny, c’est ça Épinay avec leurs copropriétés dégradées qui sont devenues du logement social de fait et indigne. Ce sont sur ces catégories-là que pèse l’accueil des immigrés.
« C’est ce dont parle fameux discours de Jaurès sur le « socialisme douanier » : historiquement, les libéraux sont en faveur de la circulation massive de la main-d’œuvre pour abaisser le coût de la force de travail. »
Il faut aussi ajouter la concurrence sur les bas salaires. Lorsqu’on regarde la structure de l’emploi, on voit bien que ce sont les emplois peu qualifiés qui sont les moins rémunérateurs. Une des conséquences de l’arrivée de vagues successives d’immigration, c’est ce dont parle Jaurès dans son fameux discours sur le « socialisme douanier » prononcé en février 1894 à la chambre des députés : historiquement, les libéraux sont en faveur de la circulation massive de la main-d’œuvre pour abaisser le coût de la force de travail. C’est une donnée historique et c’est particulièrement vrai pour les emplois peu qualifiés. Dans cette situation-là, dans ce secteur du salariat peu qualifié dans lequel les immigrés sont particulièrement importants, les syndicats ont beaucoup de mal à imposer au patronat une discussion sur le montant des salaires. Le patronat dit souvent avoir du mal à recruter dans la restauration, les arrière-salles, mais c’est quelque chose qui se comprend si vous finissez à une heure du matin, que vous habitez la Seine-et-Marne et que vous ne savez pas comment rentrer ; il faut être particulièrement démuni pour accepter une vie d’astreinte à ce prix. Les travailleurs immigrés, et en particulier les sans-papiers qui peuplent les arrière-salles des restaurants, sont prêts à accepter tout cela, parce qu’ils n’ont pas le choix. Mais cela dégrade le niveau de vie de l’ensemble de la population. Et cela permet de ne pas réfléchir à une réorganisation d’ensemble de la société, à ce que pourrait être une vie bonne. Mais cela peut-être vrai aussi dans certains emplois qualifiés, en médecine par exemple. La manière dont nous nous satisfaisons des arrivées de médecins du Maghreb ou d’ailleurs, dont nous n’avons pas investi dans la formation, qui vont être sous-payé dans les hôpitaux en comparaison de leurs confrères, alors que dans le même temps, le numérus clausus depuis des années empêche des jeunes scolairement brillants d’accéder aux études de médecine, fait partie d’un système hautement critiquable.
La social-démocratie danoise impose ce débat-là à tous les européens, pas seulement aux sociaux-démocrates. Le fait-elle de la meilleure des façons ? On peut discuter dans le détail. Mais ne pas voir le problème, c’est laisser la question être abordée de la pire des manières, soit par l’extrême-droite, soit par des comportements qui tiennent du nihilisme.
LVSL – Quel regard portez-vous sur les politiques européennes (Frontex, Mare Nostrum) vis-à-vis des filières de passeurs en Méditerranée ?
D. L. – Premièrement, il y a un écart entre ce qui est dit de la capacité de Frontex à être efficace et ce qui se passe réellement, d’où les discussions permanentes sur le renforcement de Frontex. L’immigration légale comme illégale en Europe ne cesse d’augmenter d’année en année parce que c’est une zone enviée, et on peut le comprendre aisément. Or il y a quelque chose de biaisé dans le débat public, d’un côté il y a des gens qui affirment que l’Europe est une forteresse insensible aux douleurs du monde et, de l’autre, il y a une réalité perçue qui est l’augmentation de l’immigration et l’élargissement du spectre des diversités ce qui est l’inverse de bien de zones à travers le monde. Les gens ne sont pas idiots, ils voient bien que la « forteresse » qu’on leur décrit a pour le moins des failles.
Deuxièmement, chaque pays européen a une histoire particulière vis-à-vis de l’immigration, en fonction de son histoire, de son histoire coloniale notamment, ce qui nous concerne particulièrement. En Espagne, les premières vagues d’immigration sont latino-américaines. Elles ne posent pas les mêmes problèmes d’intégration car il y a un arrière-fond culturel commun. Ce qui ne signifie pas que ce n’est pas difficile pour les Colombiens et les Vénézuéliens qui viennent, mais il y a quelque chose qui est de l’ordre d’une aire culturelle commune qui fait que la situation n’est pas la même qu’en France. Les Algériens arrivés dans les années 1960 appartenaient davantage à notre aire culturelle que ceux d’aujourd’hui, parce que les écarts entre nos deux sociétés se sont accrus et que l’Algérie, depuis 1962, n’a pas manifesté la même appétence que le Maroc ou la Tunisie – pays qui se sont ouverts au tourisme en particulier – à la confrontation avec l’autre. Pour voir été fermés longtemps, les pays de l’Est de l’Europe n’ont pas le même rapport à l’immigration. Les identités nationales sont d’autant plus affirmées que le stalinisme les a brimées.
L’autre problème, qui découle de ces histoires différentes c’est que l’essentiel de la charge de l’accueil, de la demande d’asile en particulier, en Europe pèse sur une minorité de pays, sur très peu même. Spontanément, un Marocain qui n’a pas un droit au séjour de fait de liens familiaux peut tenter de s’établir en Espagne, en France ou aux Pays-Bas, mais n’ira pas en Hongrie. C’est ainsi. Mais un Ukrainien peut aller en Hongrie ou en Pologne. Dans les pays qui appartenaient au bloc communiste, l’immigration est essentiellement européenne et vient d’Europe de l’Est. Parfois dans certains de ces pays, il peut y avoir une immigration vietnamienne. C’est le cas dans l’ex-Tchécoslovaquie. En France, l’immigration provient du franchissement de la Méditerranée. La première nationalité qui débarque en Espagne ces dernières années est constituée d’Algériens, mais ils n’y restent pas.
Nous avons un rapport particulier avec l’Algérie, ce qui explique que les Algériens viennent en France. Le pays concentre 90 % de l’immigration algérienne en Europe. En Italie, les Tunisiens sont la première nationalité à débarquer. Certains peuvent y rester car il y a des liens historiques entre les deux pays, mais les Tunisiens viennent surtout en France en raison de la langue. Les Guinéens ou les Ivoiriens qui comptent parmi les nationalités qui arrivent clandestinement aujourd’hui en France ne veulent que marginalement aller en Allemagne. Mais on peut trouver en Allemagne une immigration camerounaise, ce pays ayant été une colonie allemande et il y demeure des liens culturels que l’Allemagne entretient. Les classes moyennes syriennes ou irakiennes, formées, se sont prioritairement dirigées vers l’Allemagne, l’Autriche, la Suède. Elles ne sont pas venues en France, pourquoi ? Parce que le marché du travail en France ne présente pas suffisamment d’opportunités, à leurs yeux, dès lors, en particulier, qu’ils parlent un peu anglais. Globalement notre tissu industriel et notre structure de l’emploi sont moins adaptés pour eux que ne l’est le marché du travail en Allemagne avec son industrie répartie sur tout le territoire et ses multiples centres urbains. Ce qui ne veut pas dire que même dans ce pays, comme en Suède, tout soit facile. Ces populations syriennes ou irakiennes avaient aussi une appréciation négative de la France du fait de son taux de chômage ou de sa situation économique. C’est ce qui explique les écarts que l’on observe en Europe en termes d’immigration.
Que peut-on faire face à cela ? C’est difficile. Mais ce qui me frappe dans ces débats sur ce qu’on peut faire ou pas, c’est l’effacement progressif – lié à l’évolution du vocabulaire sur les migrants – de la critique des élites des pays de départ. La critique de ce qu’on pouvait appeler autrefois la « bourgeoisie comprador » a disparu. Elle est aujourd’hui remplacée par un discours qui consiste à dire qu’il faut accueillir tout le monde, avec l’incapacité à penser la manière de faire face à des chaos d’une telle ampleur qu’ils peuvent emporter nos sociétés. Nous voyons bien que des dictateurs ou des régimes autoritaires, en viennent à utiliser des migrations incontrôlées comme des armes de destruction de nos équilibres sociaux. Dans ces projections du chaos – on le voit avec ce qu’a fait la Biélorussie – il y a du cynisme. En même temps il est important de se rappeler que nous appartenons à une commune humanité. Il faut jongler entre la nécessité de ne pas être submergé par un chaos produit par un système complètement fou et celle de garder son humanité. C’est une difficulté autant intellectuelle que matérielle, on ne peut y répondre par des facilités du type « no border ». Quand il n’y a pas de frontière, il n’y a plus de régulation, et on finit par des murs comme le rappelle Régis Debray.
« L’Europe est une bulle enviée, parce que nous sommes des États sociaux dans lesquels la liberté d’expression existe. »
C’est la raison pour laquelle les principaux pays d’Europe sont dans une situation particulière parce qu’ils ne sont ni dans la maltraitance d’État, ni dans le cynisme. Nous sommes dans une situation qui peut être perçue par une catégorie de la population comme étant une position de faiblesse. Ce qui est sûr, c’est qu’après la chute de Kaboul, aucun Afghan ne s’est précipité vers l’ambassade de Chine pour obtenir un laisser-passer vers Pékin. Pareil pour l’ambassade de Russie. L’Union européenne est une bulle enviée, parce qu’elle est dominée par des États sociaux au sein desquels la liberté d’expression existe. En dehors de nous, il y a au contraire des États qui sont d’un cynisme absolu et avec lesquels nous ne pouvons pas nous comparer. J’entends régulièrement des gens qui disent que le Liban accueille un million de réfugiés syriens. Il faut se rendre compte que les enfants syriens qui naissent au Liban n’ont pas accès à un état civil, ne peuvent pas aller à l’école, ne peuvent pas aller à l’hôpital si cela n’est pas pris en charge par une association internationale. Les normes d’accueil sont sans rapport avec ce que nous nous faisons en Europe, particulièrement en France.
À Calais, l’Etat fait distribuer tous les matins des petits déjeuners et des repas, et organisent le ramassage pour accéder à des douches. L’hôpital à Calais soigne gratuitement les personnes immigrées et sans-papiers. Trouvez beaucoup de sociétés en Europe dans lesquelles vous avez accès à l’hôpital gratuitement lorsque vous êtes étranger et sans-papiers ! Des sociétés où on vous offre un hébergement inconditionnel quelle que soit votre situation administrative. En France, c’est ce qu’on fait. Vous comprenez que les gens ne veuillent pas spontanément aller en Hongrie !
Concernant la situation en Méditerranée, nous payons très cher la déstabilisation de la Libye. Tout l’enjeu est d’arriver à stabiliser de nouveau le pays. Nous voyons bien les limites de la politique étrangère européenne. Les Italiens et les Français ont par exemple des politiques concurrentes vis-à-vis de la Libye. Notons que les Libyens faisaient historiquement appel à une immigration très forte pour faire tourner leur pays. Il faut faire en sorte que la Libye, qui dispose en outre de ressources naturelles importantes, ne soit plus une plateforme de départ pour l’Europe, c’est d’un intérêt commun et vital.
Deux pays nous posent, par ailleurs, particulièrement problème : l’Algérie et le Maroc. Dès lors qu’aucune perspective politique ne s’ouvre pour eux, nombreux sont les jeunes qui traversent la Méditerranée. Au Maroc, les écarts sociaux ne se comblent pas, et les normes juridiques de la vie sociale indisposent, pour ne pas dire plus, de nombreuses femmes en les laissant dans un statut d’inégalité par rapport aux hommes. Une politique migratoire consiste aussi à dire de manière ferme à ces pays que leur incapacité ou non volonté à réduire les écarts sociaux devient un problème important pour nos sociétés. C’est un discours nouveau au sens où il affirme que la fuite à partir des pays du Maghreb et de l’Afrique est liée au triste bilan d’échec de la décolonisation, et n’est plus l’effet différé de la colonisation. Tous les débats autour de l’Algérie portent là-dessus. Les infrastructures défaillantes, la difficulté d’accéder à un minimum de service public, en particulier dans le domaine de la santé… D’autant que les Algériens se font une idée de ce qu’est la France à travers les médias francophones en particulier, et le visa vers la France est devenu une sorte de soupape pour souffler ou le premier pas vers l’exil…
LVSL – Quel est le rôle des médias, des nouvelles technologies, des mutations infrastructurelles dans le développement de cette nouvelle donne migratoire ?
D. L. – Un des problèmes de l’intégration aujourd’hui est d’ordre médiologique au sens de l’impact de la technique sur les processus de migration et d’intégration. Il y a deux volets. La baisse du prix des voyages a augmenté considérablement les possibilités migratoires. Les Albanais ou les Géorgiens qui arrivent en France le font par l’aéroport de Beauvais sans visa et pour quelques dizaines d’euros. Il y a donc une accélération des mouvements et une augmentation du volume de mouvements liée au développement du transport aérien. La deuxième chose s’agissant de l’évolution des techniques, dans les transports comme dans les modes de communication (les écrans, la téléphonie), tient au fait que le lien entre son pays d’origine et le lieu où on émigre est plus facilement maintenu qu’auparavant – avec les aspects culturels et idéologiques que cela entraine, on est souvent la télé qu’on regarde, ou la radio qu’on écoute. La capacité à s’acculturer au pays d’arrivée était proportionnelle à l’effort qu’on était obligé de faire parce qu’on n’avait plus de lien avec sa société d’origine. Un Allemand qui, au début du xxe siècle, partait en Argentine, devenait hispanophone par nécessité. Quand il partait aux États-Unis, il devenait anglophone. Pareil pour un Français ou un Italien.
« Aujourd’hui, il est possible de vivre dans un entre-soi très fort. »
Aujourd’hui, il est possible de vivre dans un entre-soi très fort qui peut être consolidé par la difficulté à trouver un travail et/ou une culture qui vous obligerait à ne pas éviter l’autre. Il y a des programmes télévisés spécifiques, et il est possible d’être en lien constant par le biais des téléphones. Il est donc possible, dans votre espace domestique, de rester dans le bain constant de votre pays d’origine et donc aussi de sa culture. Ce qui ne veut pas dire que les immigrés espagnols à l’époque ne parlaient pas espagnol entre eux. Mais à un moment ou l’autre, la confrontation avec l’extérieur, en particulier avec les enfants, obligeait à apprendre la langue étrangère. Mais la dimension culturelle à son importance, comme la dimension religieuse, les communautés asiatiques peuvent être à la fois très fermées et très dans l’échange avec les autres.
D’autre part, dans le cas de la France, les programmes d’arabisation au Maroc et en Algérie ont fait perdre le rapport à la langue et à la culture française, en particulier pour ceux qui n’appartiennent pas aux élites sociales. En 1962, les débats de l’Assemblée constituante algérienne se tiennent en français parce qu’une partie de l’élite est passée par l’école française et ne parle pas l’arabe. Ferhat Abbas est président de l’Assemblée constituante et ne peut tenir un discours en arabe, il a de plus le sentiment que le français est ce vecteur commun et « neutre » entre les berbères, les arabisants, etc. C’est une conception de ce que doit être l’identité algérienne. La politique d’arabisation en Algérie se fait contre la France et contre les berbères, mais de manière hypocrite pour les élites dont les enfants ont continué à apprendre le français. Du reste encore aujourd’hui, la littérature algérienne est une littérature en français. Les jeunes algériens qui arrivent ici, perdus à vendre des cigarettes de contrebande, ont un français qui est la plupart du temps faible, et ce sont les enfants des élites qui s’en sortent le mieux, parce qu’à l’université, les cours continuent à être en français dans des disciplines comme la médecine justement…
Les Turcs ont accès à leurs chaînes de télévision. C’est très nouveau. Les Chinois aussi. C’est l’effet « parabole », ou aujourd’hui l’effet, disons, « Internet » . Il y a par exemple un développement culturel nouveau pour les communautés chinoises ou turques. Le gouvernement chinois développe les instituts Confucius, il y a un cinéma, des séries, tout cela a la capacité d’irriguer les diasporas très nationalistes par ailleurs pour des raisons tant affectives que culturelles justement. On n’avait pas ça avant même s’il y a toujours eu des chinatowns de par le monde. Les Turcs ont des choses équivalentes, en plus de la question religieuse qui introduit des dynamiques d’enfermement.
C’est d’autant plus compliqué pour notre cohésion que la langue joue un rôle important dans l’unification de notre espace depuis la Révolution française sans pour autant effacer les distinctions régionales. On voit comment ce problème est aggravé par des mécanismes médiologiques. Mais faire société au-delà des problèmes de langue suppose d’avoir un horizon d’attente qui nous soit commun, comme des causes communes qui mobilisent ensemble. Le religieux ne peut remplir cette fonction, il sépare plus qu’il n’unifie dans la croyance en Dieu. Fondamentalement, au-delà de la question de la maîtrise des flux migratoires, ce qui manque, c’est cet horizon commun… Il reste à construire.
Mais on ne peut le construire qui si sont pris en charge les problèmes posés par les migrations massives et qui pourrait être synthétisés de la manière suivante : Dès lors que l’on considère important de défendre un État social, une qualité de vie, une idée de la démocratie politique, comment faire face à un chaos du monde qui résulte à la fois d’un libéralisme guerrier transformant des États en zone tribale où les consciences sont déstructurées, des conséquences de l’échec sur la longue durée des révolutions anticoloniales et, pour finir, de l’échec « printemps » arabes ? Ces trois points sont les moteurs tragiques des migrations contemporaines.
Pour y faire face, il faut en mesurer avec lucidité les conséquences afin de tenter d’en contrer les effets. Parmi ces conséquences, il y a la manière dont des migrations issues des chaos peuvent déconstruire les peuples, les réduire à des multitudes au sein desquelles les communautés d’origines supplantent les partis et les syndicats, empêchent la construction de causes communes, font perdre les langues communes et les capacités pour les peuples de se constituer en nations civiques. Car, c’est au sein des multitudes qui sont l’inverse du peuple que toutes les dérives autoritaires sont possibles. Nous en sommes là. En me référent à Victor Serge, je dirais que seule la lucidité permettra d’éviter un nouveau « minuit dans le siècle ».
Didier Leschi, Rien que notre défaite, Le Cerf, 2018. Didier Leschi, Ce grand dérangement, Tract, Gallimard, 2020.
Alors que tout semblait conduire à un retour aux urnes en Italie et à une prise du pouvoir imminente de Matteo Salvini, le psychodrame du mois d’août a terminé en revers cinglant pour celui qui l’a déclenché en provoquant la chute du gouvernement. Cette crise de ferragosto, la fête du 15 août, a réordonné le champ politique italien et chamboulé les rapports de force. Récit.
Pour comprendre les raisons de la crise italienne, il faut revenir sur le contexte issu des élections de 2018. Depuis celles-ci, on assiste à un renforcement de Matteo Salvini et de la Ligue malgré la victoire du Mouvement 5 étoiles. Avant même la formation de la coalition Lega-M5S qui a eu lieu à la fin du mois de mai 2018, Salvini s’est imposé comme une figure montante. Son arrivée au poste de ministre de l’Intérieur a ensuite décuplé ses marges de manœuvre pour mener des coups de communication sur l’immigration et sur la confrontation avec les élites italiennes et européennes. Ce discours a été très efficace et a été construit à partir d’un axe narratif central : le fait d’être un homme qui ne se rend pas – io non mollo.
Matteo Salvini est issu d’une formation anciennement sécessionniste, la Ligue du Nord, aujourd’hui renommée Ligue en raison de son ambition nationale. Ce parti dispose de baronnies solides dans les régions septentrionales du pays et d’une culture institutionnelle qui remonte aux passages dans les différents gouvernements de coalition dirigés par Silvio Berlusconi. De ce point de vue, Salvini représente une excroissance du projet initial de la Ligue du Nord, fait d’autonomie politique et fiscale et de rejet du Mezzogiorno, le Sud du pays. Sa figure a été propulsée pour permettre à la Ligue de nationaliser son message et d’asseoir ses revendications d’autonomie au niveau national. D’un autre côté, Salvini est mû avant tout par ses ambitions personnelles qu’il essaie de faire aboutir tout en faisant des compromis avec les barons du Nord qui le soutiennent.
De son côté, le M5S est une formation lancée dans les années 2000 autour de Beppe Grillo et de Roberto Casaleggio à partir d’un site Internet et d’une plateforme de mobilisations anti-corruption et anti-élites. Cette expérience est devenue un parti qui glane les suffrages depuis 2009. Avec son arrivée aux affaires, le M5S s’est affaibli sur deux fronts. D’une part, Salvini a vampirisé l’électorat de centre-droit que le mouvement avait su capter dans son flou anti-élites. D’autre part, l’incapacité des cinquestelle à mettre en œuvre leurs promesses autant qu’ils l’auraient voulu a démobilisé une partie de leur électorat très volatile. La composition de l’électorat du M5S est d’ailleurs particulièrement hétéroclite : 50% vient de la gauche, 20% de la droite, et les 30% restants sont issus du réservoir des abstentionnistes qui ne se sentent pas représentés par les autres formations. Il faut ajouter aux deux problèmes précédents les défaillances de la figure de Luigi di Maio qui est beaucoup moins charismatique que Salvini.
Enfin, le Parti Démocrate est sorti de son état de mort-vivant à la suite de l’élection de Nicola Zingaretti, ex-gouverneur de la région du Lazio, à la tête du parti sur une ligne assez modérée, mais en partie similaire à celle de Pedro Sanchez. Pour autant, ce nouveau secrétaire n’a pas complètement la main sur le parti, puisque les parlementaires sont majoritairement restés fidèles à Matteo Renzi, le représentant de l’aile centriste du parti largement conspué par la population.
Le moment clé des élections européennes
Les élections européennes sont venues stabiliser de nouveaux rapports de force et confirmer le poids de la Ligue qui a obtenu 34%, la chute du M5S tombé à 17%, et le regain modéré du Parti Démocrate à 22,7%. Depuis ces élections, les barons de Lombardie et de Vénétie veulent rompre avec le M5S qui fait barrage au projet d’autonomie différenciée.
Qu’est-ce que l’autonomie différenciée ? C’est un projet de casse de l’unité juridique et politique du pays. L’idée est de distribuer les compétences à géométrie variable (au-delà des régions sous statut d’autonomie comme le Val d’Aoste ou le Trentin), notamment en matière fiscale. L’objectif, pour les barons du Nord, est de casser les transferts budgétaires vers le Sud perçu comme « corrompu » et « fainéant ». En réalité, la Ligue n’a jamais abandonné son projet sécessionniste, elle l’a juste reformulé à l’intérieur du champ national par une stratégie de subversion des institutions existantes. Au lieu d’un projet d’indépendance coûteux politiquement, la sécession interne suffit.
Évidemment, le M5S, qui dispose de solides bastions au Sud, ne peut pas permettre la destruction des transferts budgétaires qui sont existentiels pour la population défavorisée des régions méridionales.
Comment Salvini s’est tiré une balle dans le pied en faisant tomber le gouvernement
Salvini a rompu au moment de son point culminant dans les sondages début août où il tutoyait les 39% dans les intentions de vote. Cette popularité lui laissait entrevoir une solide majorité dans les deux chambres en cas de retour aux urnes et de formation d’une alliance avec le parti néofasciste Fratelli d’Italia, dirigé par Giorgia Meloni qui a réalisé 6% aux élections européennes. À elles deux, ces deux forces auraient largement obtenu les 40% nécessaires pour emporter une majorité à la Chambre des députés et au Sénat.
Cette décision prend ses racines dans les rapports internes à la Ligue. De la sorte, Salvini alignait ses ambitions autoritaires personnelles et le projet d’autonomie différenciée des barons du Nord. Ce pari risqué reposait sur l’hypothèse selon laquelle le M5S ne serait pas en mesure de s’allier au Parti Démocrate pour empêcher un retour aux urnes. Malgré l’incertitude, dans le pire des cas, Salvini pensait pouvoir renouer avec le M5S et faire céder celui-ci sur trois points sur lesquels la Ligue était opposée à son partenaire : l’instauration d’un salaire minimum revendiquée par le M5S, le revenu de citoyenneté et la dizaine de milliards d’euros annuels qu’il représente et enfin le projet de ligne LGV Lyon-Turin, auquel le M5S est un opposant historique.
Par ailleurs, en cas de rabibochage, Salvini pensait pouvoir obtenir la tête de trois ministres : le ministre des Transports (M5S), la ministre de la Défense (M5S) et le ministre des finances Giovanni Tria dont le rôle est de rassurer les marchés. Dans les deux cas, remaniement ou retour aux urnes, le leader leghiste se pensait gagnant sur toute la ligne.
Cependant, plutôt que de subir une humiliation supplémentaire, le M5S a refusé de plier. Comment Salvini a pu faire cette erreur ? Son pari reposait sur la nature de la personnalité de Di Maio, qui semblait prêt à céder et qui a régulièrement reculé devant la Ligue. Sauf que cette fois, les ténors du M5S se sont mobilisés et ont fait le choix d’une ligne dure contre leur ex-partenaire de coalition : Beppe Grillo, Roberto Fico (président de la chambre, représentant de l’aile gauche compatible avec le PD), Alessandro Di Battista (tribun, aile anti-establishment) et Davide Casaleggio (propriétaire de la plateforme du mouvement).
Deux tendances coexistent néanmoins au sein de ces ténors. D’un côté Beppe Grillo, Roberto Fico et Davide Casaleggio sont contre un retour aux urnes de peur de perdre de nombreux députés et de provoquer un turn over chez les élus du mouvement car il y a une limite de deux mandats pour ces derniers. De l’autre côté, Di Battista, qui n’est pas député, et qui a encore une carte à jouer puisqu’il n’a réalisé qu’un seul mandat, était favorable à un retour aux urnes.
Le système politique italien fait barrage à Salvini
Pour mieux comprendre l’enchaînement de la crise, il faut prendre en compte la particularité du modèle institutionnel italien. L’Italie est une République parlementaire qui rend très difficile la prise de pouvoir par une seule force politique. Son système est fondé sur le bicamérisme parfait : c’est-à-dire qu’il faut obtenir la confiance à la fois dans la Chambre des députés et au Sénat, ce qui implique de réunir une majorité dans ces deux assemblées. Par ailleurs, l’élection des sénateurs et des députés a lieu au même moment : il n’y a que de légères différences de scrutin et de nombre de parlementaires. Ces différences peuvent cependant modifier les équilibres entre les deux chambres.
Dans les situations de crise, le président de la République dispose d’un rôle non-négligeable. Ce dernier est élu au suffrage universel indirect, par le Parlement et pour une durée de sept ans. Le président actuel, Sergio Mattarella, termine son mandat en 2022, date de la prochaine élection présidentielle.
À ce bicamérisme, il faut ajouter un mode de scrutin électoral particulièrement complexe. Les chambres sont élues selon une loi électorale qui combine deux systèmes. En premier lieu, un système uninominal à un tour par circonscription, qui favorise les coalitions entre les partis et qui distribue 50% des sièges. Ensuite, un scrutin proportionnel par circonscription, qui bénéficie aux forces comme le M5S qui partent seules aux élections.
Le résultat de ce système est que trois majorités sont possibles dans la configuration actuelle : M5S-PD, Lega-M5S, PD-Lega-FI-FdI (alliance générale anti-M5S). Le dernier scénario étant inenvisageable, la seule alternative était donc la formation d’un gouvernement entre les cinquestelle et le centre-gauche.
L’élément décisif : Matteo Renzi
Le point aveugle de Salvini a été de sous-estimer l’ex président du Conseil italien. Pour rappel, Matteo Renzi est celui qui avait tué les discussions entre le M5S et le PD en 2018 pour former une coalition. C’est ce torpillage en règle qui a conduit à l’alliance M5S-Lega comme seule majorité possible.
Cependant, les choses ont changé depuis. Renzi a certes perdu le secrétariat du parti, mais il prépare une nouvelle option électorale comparable à En Marche, qui n’est pas encore prête à être mise sur orbite. Par conséquent, il ne voulait surtout pas d’un retour aux urnes à court terme. De plus, Zingaretti détient le contrôle des investitures : en cas d’élection il aurait pris la main sur les groupes à la Chambre et au Sénat actuellement contrôlés par Renzi. C’est une des raisons de fond pour laquelle Renzi a réalisé un coup de poker en ouvrant la porte au M5S afin de former un nouveau gouvernement.
Le désarroi de Salvini et la chute du gouvernement
Le leader de la Ligue ne s’attendait pas à ce retournement de situation : il pensait qu’une majorité entre PD et M5S serait impossible. C’est pourquoi, dans la semaine du 12 au 19 août, il a réalisé une série d’erreurs qui lui ont coûté cher par la suite.
Il a d’abord appelé à censurer le gouvernement de Giuseppe Conte afin de le faire tomber et de provoquer un retour aux urnes. De ce fait, il a pris le risque de se mettre l’opinion à dos et d’endosser la responsabilité de la chute de la coalition alors que celle-ci restait populaire dans le pays. Ensuite, devant l’avancée des discussions M5S-PD, il a fait un pas en arrière et a proposé à Di Maio de recoller les morceaux alors qu’il venait de déclencher un psychodrame politique au cœur de l’été. Par la suite, il a remartelé et exigé de nouveau un retour aux urnes, avant d’appeler une nouvelle fois son ex-allié à se remettre autour de la table pour reformer le gouvernement qu’il venait de torpiller. Ces tergiversations ont donné une image d’irresponsabilité et d’inconséquence de la part de celui qui dominait la situation jusqu’ici. Salvini a donc perdu une partie de son aura et le mythe de son infaillibilité a été brisé. Il le paie clairement dans les sondages où l’on observe un recul important de la Ligue (-6 points) et une remontée du M5S et du PD.
Sondage qui teste les différents leaders politiques après la crise gouvernementale.
Quel avenir pour le nouveau gouvernement ?
Le nouveau gouvernement qui vient d’être formé est clairement défensif : il ne s’est donné que des objectifs limités. En premier lieu, les nouveaux alliés cherchent à empêcher le projet autoritaire de Salvini et à gagner du temps. En effet, le coup raté de ce dernier et son expulsion du ministère de l’Intérieur vont diminuer sa capacité à construire l’agenda politique et rendre ses relations avec les barons de la Ligue plus difficiles. Ceux-ci comptaient sur lui pour leur obtenir rapidement l’autonomie différenciée. Le fait de voir ajourné le projet a provoqué de nombreuses tensions. Deuxièmement, tenir éventuellement jusqu’en 2022 pour sécuriser la prochaine élection du président de la République. Ensuite, empêcher l’augmentation automatique de la TVA (de 22 à 25%) qui risquerait de coûter 23 milliards aux ménages Italiens et de provoquer une crise de la consommation. La Loi de finances est en effet votée en octobre. Un retour aux urnes rapide aurait empêché de bloquer cette augmentation automatique de la TVA liées aux clauses de sauvegarde qui s’activent en cas de dérapage budgétaire. Enfin, préparer un retour aux urnes ultérieur pour Matteo Renzi une fois que son projet sera prêt, et faire durer plus longtemps la législature pour les parlementaires M5S qui en sont à leur second mandat.
Le choix de Giuseppe Conte pour présider ce nouveau gouvernement est en définitive assez logique. Sa figure a depuis le début été construite comme étant au-dessus des partis et relativement neutre. Il apparaît aux yeux de nombreux citoyens comme étant quelqu’un de modéré et respectueux des institutions. Comme l’illustre le graphique supra, il est beaucoup plus populaire que Di Maio qui est l’autre perdant de la séquence. Quant au fond de l’accord de gouvernement, il s’agit à l’évidence d’un programme minimal qui reprend en bonne partie les revendications du M5S tout en les modérant. La proposition de salaire minimum devrait par exemple être mise en place.
Une des conséquences négatives de cette crise est que le gouvernement va vraisemblablement en rabattre sur ses revendications budgétaires et reprendre une politique un peu plus compatible avec les règles européennes. Néanmoins, le M5S et le PD vont aussi jouer la carte de la menace d’un retour de Salvini si l’Italie n’obtient pas des marges budgétaires pour répondre à la crise sociale.
De fait, on assiste probablement au moment d’institutionnalisation du M5S. Ce processus est incarné par la primauté accordée à la figure de Giuseppe Conte : une partie du pouvoir s’est déplacée vers les groupes parlementaires. Le M5S a récemment revendiqué un attachement fort aux institutions, ce qui n’était pas le cœur de son discours jusqu’ici. Il s’agit peut-être d’un moment de bifurcation et d’absorption par les institutions. Par ailleurs, la dimension antioligarchique semble plus cosmétique qu’auparavant dans le discours du mouvement : ses ténors se concentrent sur la réduction du nombre de parlementaires et sur la critique de la corruption.
Mais ce processus n’est pas inéluctable. Le M5S est très plastique et s’adapte au moment politique. Ainsi, la carte Di Battista pourrait être sortie si le moment s’y prête. Reste que le mouvement a pris la place qu’occupait auparavant la démocratie chrétienne dans le système politique italien de la première République. Il est devenu une force pivot capable de s’allier avec les différents acteurs du système politique italien pour construire des majorités parlementaires. Aucune hypothèse n’est donc à écarter pour la suite.
Si la menace d’une prise de pouvoir par Matteo Salvini a été évitée à court terme, son statut de seul opposant le pose de fait comme une alternative qui finira par prendre le pouvoir. Ce scénario risquerait d’engager l’Italie dans une voie violemment néolibérale et réactionnaire comme l’atteste le projet d’autonomie différenciée, en plus de faire muter ses institutions dans un sens illibéral. La balle est désormais dans le camp européen, car sans aide importante à l’Italie, une prochaine crise politique sera inéluctable au regard des faibles marges de manœuvre budgétaires du gouvernement.