Émeutes urbaines ou révoltes sociales ?

Voiture incendiée à Grenoble. © Florian Olivo

Échec de la rénovation urbaine ? Défaut d’implication parentale ? Responsabilité des jeux vidéo ? Les émeutes du début de l’été 2023 ont donné lieu à la réactualisation de vieux débats sur les causes des violences observées, sans qu’aucune explication pertinente ou solution réelle n’émerge vraiment. De même, les plateaux médiatiques ont généralement opposé les tenants d’un nouveau tour de vis sécuritaire à ceux qui voient dans ces émeutes et pillages des révoltes contre un ordre social injuste. Pour le sociologue Daniel Bachet, professeur émérite à l’université d’Evry-Paris-Saclay, ces analyses posent toutes de sérieux problèmes. Selon lui, les émeutes sont avant tout la conséquence de l’emprise de la société de marché sur nos vies, l’espace et notre psyché. Sans remise en cause profonde de l’ordre économique, l’expérience de la « violence inerte de l’ordre des choses » amènera inéluctablement à de nouvelles flambées de violences urbaines.

Les « émeutes urbaines » de la fin du mois de juin 2023 et les violences qui les ont accompagnées, à la suite de la mort de Nahel Merzouk à l’âge de 17 ans, se sont étendues sur tout le territoire, des centres-villes de grandes agglomérations aux communes plus petites. Contrairement aux émeutes de 2005, un certain nombre de lieux et de symboles ont été visés : mairies, écoles, services publics, bibliothèques, domiciles d’élus. Des jeunes gens et des jeunes filles de 11 à 25 ans ont été impliqués et parmi eux, un tiers étaient des collégiens.

Ne pas amalgamer toutes les formes de violence

Il semblerait en tout cas que les quartiers populaires ne soient dignes d’intérêt pour un certain nombre de commentateurs que lorsqu’ils sont le théâtre de déchaînements de forte intensité. En focalisant l’attention sur les images de voitures incendiées et de vitrines brisées, la grande majorité des médias paraît opter pour une réponse sécuritaire tout en laissant dans l’ombre les déterminants socio-économiques et idéologiques de ces violences. L’illusion selon laquelle il serait possible de venir à bout des « violences urbaines » sans refonder les structures économiques et politiques existantes reste tenace. Le pouvoir de l’hégémonie au sens de Gramsci n’est-il pas de conformer un imaginaire majoritaire et d’y imposer sa manière de voir et de juger ?

En tant que catégorie d’appréhension du réel, la violence n’existe qu’à l’état virtuel. Tout dépend de qui la commet et aux dépens de qui elle est commise. Selon les cas, elle sera reconnue ou déniée comme telle. Ainsi en va-t-il de la « violence urbaine » dont les zones d’habitat populaire seraient non seulement le théâtre mais également le foyer.

La ségrégation spatiale est rarement appréhendée pour ce qu’elle est fondamentalement : la matérialisation territoriale d’une ségrégation sociale inhérente à des sociétés de plus en plus inégalitaires et violentes.

Malgré l’existence des travaux pionniers comme ceux du philosophe Henri Lefebvre concernant les liens qui unissent les questions urbaines et les problèmes sociaux, la ségrégation spatiale est rarement appréhendée pour ce qu’elle est fondamentalement : la matérialisation territoriale d’une ségrégation sociale inhérente à des sociétés de plus en plus inégalitaires et violentes. L’espace, dans ses dimensions physiques et sociales au sein d’une société hiérarchisée contribue à la construction socio-psychique des groupes sociaux et « l’habitat contribue à faire l’habitus » comme l’a bien montré Pierre Bourdieu : 

« Le quartier stigmatisé dégrade symboliquement ceux qui l’habitent, et qui, en retour, le dégradent symboliquement puisque, étant privés de tous les atouts nécessaires pour participer aux différents jeux sociaux, ils n’ont en partage que leur commune excommunication ». (La misère du monde, 1993)

Dès lors, on peut comprendre que le tir mortel d’un policier sur un adolescent ait pu déclencher des processus sociaux violents prenant des formes allant de la rébellion contre l’autorité institutionnelle à la déprédation de commerces et de bâtiments jusqu’au vol de marchandises. L’agression mortelle d’un adolescent vivant dans une « cité sensible » est en effet vécue comme une étape supplémentaire dans la disqualification sociale des plus stigmatisés. C’est ce vécu collectif inscrit dans les structures mentales qui peut produire simultanément des affects puissants d’animosité, de vengeance ou de désespoir.

En revanche, d’autres types d’actes délictueux relèvent d’une délinquance organisée par des bandes ou des gangs. Ceux-ci profitent de faits divers meurtriers pour déployer, sur le modèle du clan et de l’occupation des territoires, les pulsions les plus agressives en vue de rendre légitimes leurs intérêts matériels issus des trafics de drogue et de perpétuer le maintien de l’ordre social nécessaire à toutes sortes de commerces illégaux. Selon certains spécialistes, ces illégalismes font même système. Il y a déjà 25 ans, le magistrat Jean de Maillard rappelait ainsi que :

« La délinquance des pauvres, qu’on croyait improductive, est désormais reliée aux réseaux qui produisent le profit. Du dealer de banlieue jusqu’aux banques de Luxembourg, la boucle est bouclée. L’économie criminelle est devenue un sous-produit de l’économie globale, qui intègre à ses circuits la marginalité sociale ». (Un monde sans loi, 1998).

Comment comprendre la psyché des émeutiers ?

Néanmoins, si des jeunes délinquants veulent « se faire de la thune », par exemple en revendant les biens pillés, comme ils l’affirment souvent eux-mêmes, les références à un « manque de dignité » ou à une « absence de valeur et d’estime de soi » ne sont pas, à elles seules, des explications suffisantes pour comprendre les passages à l’acte. Comment être digne si l’on vit dans l’indignité de l’invalidation ? Comment être reconnu si l’on n’est personne ? Il faut toujours un statut économique ou un fondement matériel pour étayer les valeurs. Sinon, le risque est grand de sombrer dans un discours purement idéaliste car déconnecté des conditions réelles d’existence des situations de pauvreté et de marginalisation.

C’est pourquoi, afin d’éviter tout malentendu sociologique, il est toujours utile de rappeler que s’il n’y a pas de lien direct de cause à effet entre la situation de pauvreté et les actes délictueux, les sentiments d’humiliation, de colère ou de ressentiments ne surgissent pas ex nihilo. Ils affectent toujours en priorité celles et ceux qui sont rassemblés dans les lieux de relégation sociale. Une fois enfermés dans des espaces qui ne font qu’empiler les problèmes sociaux et les actes délictueux, les comportements et les affects peuvent varier sur une palette très large : fatalité et acceptation d’emplois précaires, de petits boulots, de stages sans perspectives d’emplois, mais également participation active à des trafics de drogue et à d’autres modalités illégales d’insertion. Ces sphères licites et illicites ne sont d’ailleurs pas hermétiques : à l’intersection des deux, on trouve par exemple la volonté d’un certain nombre de jeunes issus de quartiers populaires de devenir des “influenceurs” vendant toutes sortes de biens et services à leurs abonnés.

Bien entendu, si les déterminismes communs aux quartiers relégués pèsent sur les actions des jeunes, chacun dispose aussi de sa propre idiosyncrasie, issue des hasards de sa vie et de son libre arbitre. Tout jeune, bien qu’appartenant à un groupe qui homogénéise ses manières de penser et de faire, fait des rencontres qu’il est le seul à avoir faites et traverse des situations qu’il est le seul à avoir vécues. Il peut alors arriver un moment où ces affections prennent le pas sur le vécu commun aux quartiers populaires, au point de le faire diverger du groupe. « Il s’en est sorti » est en général le propos fétiche de la doxa qui sous-estime les conditions de possibilité de cette sortie.

Au-delà de ces déterminants sociaux des violences urbaines, certains auteurs y voient aussi une forme d’expression, parmi d’autres, d’une frustration ou d’une rancœur issue du poids de l’histoire et de l’immigration. La psychologue Malika Mansouri par exemple a étudié les processus psychiques déclenchés par le vécu contemporain post-colonial des adolescents en articulation avec le passé inégalitaire de leur filiation. Selon ses travaux, la subjectivité propre à ces individus est issue tant de dimensions pulsionnelles que de dimensions historiques, sociales et politiques. 

Or, la toute-puissance du fait colonial dans l’espace et dans le temps conduit à la déconsidération systématique des vagues d’immigration les plus récentes. Le temps passé ne permet pas aux individus originaires des anciennes colonies d’Afrique du Nord ou d’Afrique noire d’accéder à plus de reconnaissance, comme ce fut le cas pour les autres « immigrés » d’Europe du Sud ou de l’Est même si ces derniers ont été également sujets à ostracisme, propos et attitudes xénophobes. Ces jeunes en difficulté doivent donc faire face à une forme de « chosification » ou de « désubjectivation », c’est-à-dire de réduction de leur individualité à une « nature » dont ils ne sauraient s’échapper, de la part de nombreux policiers, voire chez certains enseignants. Déjà difficilement supportable au quotidien, celle-ci leur devient insupportable à l’heure de l’adolescence et « chaque nouveau mort devient (alors) l’incarnation d’un ancêtre dont la mort réelle et/ou subjective n’a pas été réparée ».

Les conditions sociales des émeutes

Si le mépris et la réduction à une origine – réelle ou supposée – perçue péjorativement existent depuis longtemps, l’accroissement des tensions dans les « quartiers » est directement lié à l’aggravation du délitement social depuis une quarantaine d’années. Les mutations du capitalisme depuis les années 1980 ont multiplié les formes d’abandon et de destruction du tissu social : accroissement de la pauvreté et des inégalités, déclassement d’une part grandissante de la population, disparition de nombre d’emplois qualifiés suite à la désindustrialisation, faiblesse de l’Education nationale, absence d’une authentique éducation populaire capable de répondre au défi de la déliaison des jeunes avec les institutions… Ces nouveaux pauvres ne sont plus directement connectés avec les pratiques des catégories ouvrières et employées d’autrefois, syndiquées et travaillant en entreprise ou dans des services publics, car le monde du travail s’est profondément transformé. Le dénuement matériel et la peur du chômage conduisent ainsi les populations les plus fragiles à occuper des emplois presque toujours précaires et mal rémunérés.

Ces nouveaux pauvres ne sont plus directement connectés avec les pratiques des catégories ouvrières et employées d’autrefois, syndiquées et travaillant en entreprise ou dans des services publics, car le monde du travail s’est profondément transformé.

Au-delà de causes strictement matérielles et liées au travail, l’impossibilité pour les habitants des quartiers populaire de mener une vie sociale pleine et cohérente est également liée à un cumul sans fin de problèmes permanents : éducation au rabais en raison d’un manque de moyens matériels et d’enseignants, désertification des services publics et de la Sécurité sociale, soumission des quartiers-ghettos et d’une part des jeunes de ces quartiers aux économies parallèles, développement des intégrismes religieux professant un islam à caractère politique, parfois sous-estimés par les élus locaux, etc. Par ailleurs, la suppression de la police de proximité et l’influence grandissante de syndicats policiers de plus en plus en phase idéologique avec l’extrême-droit ont durci les rapports entre la jeunesse des « quartiers » et la police, qui est souvent une des dernières formes de présence de l’Etat dans ces espaces.

Une responsable de formation, Sylvie, qui a vécu dans la cité des Beaudottes à Sevran (Seine-Saint-Denis) pendant 24 ans, et qui a participé à de nombreux projets de réhabilitation s’inscrivant dans le cadre de la politique de la ville nous faisait part de ses analyses :

« Un coup, on injecte du fric pour réhabiliter quelques logements, un coup, on détruit une barre de logements pour répartir la population dans d’autres quartiers, un coup, on met en place des « zones franches » pour favoriser le commerce de proximité, un coup, on fixe un quota de logements sociaux dans les villes pour favoriser la mixité sociale. »

« Toutes ces mesure partent peut-être de bonnes intentions mais, au fond, cela ne change pas vraiment la vie des gens dans les cités et on en voit aujourd’hui l’inefficacité ; quand on entasse de la misère avec de la misère, quand on n’entretient pas au quotidien le cadre de vie, quand on ne permet pas aux gens de pouvoir vivre dignement de leur travail, quand l’école faillit et que les écoles et les collèges ressemblent plus à des maisons pénitentiaires qu’à des espaces d’élévation intellectuelle, bref, quand on traite les gens comme des chiens, ils se comportent comme des chiens ». 

Concernant les « cités », cette responsable de formation ajoutait :

« Les cités, aujourd’hui, c’est comme la tuberculose au 19ème siècle, tant que ça reste concentré dans les cités, tout le monde s’en fout. Seulement, un jour, ça déborde, ça contamine les autres citoyens et là, on se dit qu’il faudrait bien faire quelque chose… Aujourd’hui, ça déborde dans les centres commerciaux, dans les bâtiments publics, les mairies, les écoles, les transports… Hélas, la frange de la bourgeoisie éclairée du 19ème siècle n’a pas fait de rejetons à la hauteur des enjeux d’aujourd’hui. Tant qu’on ne traite pas le problème globalement, tant qu’on laisse les gens dans la pauvreté en les rendant responsables de leur malheur, la maladie évoluera vers la pandémie ».

A la lueur de ce type de témoignage, il convient de ne pas tomber dans un jugement à caractère moral : ni excuser, ni condamner mais comprendre. D’une certaine façon, le modèle économique dominant, outre les conséquences dont nous donnons quelques exemples, façonne aussi un imaginaire social dont la consommation et la marchandise sont les paradigmes centraux. Ainsi, à l’autre bout de l’arc sociologique, parmi les franges de la population les plus appauvries et marginalisées, il n’est pas surprenant que les agents de cette économie parallèle soient mus par le désir de « l’argent facile ». 

Le modèle économique dominant façonne un imaginaire social dont la consommation et la marchandise sont les paradigmes centraux. Parmi les franges de la population les plus appauvries et marginalisées, il n’est pas surprenant que les agents de cette économie parallèle soient mus par le désir de « l’argent facile ». 

Cette délinquance ne vaut ni plus ni moins que celle des cols blancs, car le capitalisme financiarisé parvient à coloniser de très nombreux esprits dans toutes les classes sociales. Les bandes mafieuses sont également le produit du capitalisme sous sa forme actuelle, où règnent la concurrence et les affrontements pour gagner des parts de marchés ou des territoires à « rentabiliser ». Le modèle économique en vigueur aujourd’hui est devenu le prototype de la manière d’être au monde (esprit de calcul, utilité et instrumentalité). Du côté de nombreux agents dominants comme des dominés eux-mêmes, ne s’agit-il pas en priorité de faire du « business » ? Aussi, ne serait-il pas hasardeux de penser, comme certains ont pu le déclarer, que les émeutiers, dans leur globalité, soient porteurs d’un mouvement visant à subvertir les règles du système capitaliste ? Peut-on vraiment qualifier de « révolte sociale » un mouvement très hétérogène dont une bonne part des agents ne donnent pas de sens politique à la portée de leur action ?

Limites et impasses des politiques de la ville

Refusant de remettre en cause le nouveau paradigme économique qui a créé les conditions du chaos récemment observé, nos élites politiques ont préféré répondre par des « politiques de la ville ». Apparues dans les années 1970-80, celles-ci s’appuient sur l’hypothèse selon laquelle le « contenant spatial » ou le « cadre de vie » permettraient d’améliorer considérablement les conditions matérielles d’existence des populations en difficulté et marginalisées. Sauf que voilà : il n’y a pas de lien direct entre le « cadre de vie » (environnement et bâti d’un milieu) et le « mode de vie » lié aux revenus, aux patrimoines et aux statuts. Penser que l’on peut simplement aménager et réhabiliter les quartiers pour transformer la vie sociale des habitants, c’est laisser dans l’ombre le mode de production capitaliste qui s’incarne dans les politiques du logement, du travail et de l’emploi. Les déficiences de l’espace physique et du cadre de vie ne sont pas directement à l’origine des troubles sociaux. Si tel était le cas, il suffirait de « recoudre le tissu urbain » ou de « réparer la banlieue » comme l’ont proposé de nombreux architectes et aménageurs urbains.

Comment expliquer alors que des espaces publics réaménagés à grands frais aient été le théâtre d’affrontements de plus en plus violents en particulier dans les années 1980 et 2000 ? De même, les références à la « mixité sociale », comme solution miracle à la paix dans les quartiers, relèvent d’une méconnaissance certaine de la vie sociale. Comment un rapprochement spatial réussirait-il, à lui seul, à gommer les distances sociales ? Ce rapprochement est vécu généralement comme angoissant, voire comme une promiscuité intolérable, du point de vue de catégories de résidents que tout oppose. 

Penser que l’on peut simplement aménager et réhabiliter les quartiers pour transformer la vie sociale des habitants, c’est laisser dans l’ombre le mode de production capitaliste qui s’incarne dans les politiques du logement, du travail et de l’emploi.

Jetant le bébé avec l’eau du bain, certains responsables politiques, comme Eric Zemmour, Eric Ciotti ou Jordan Bardella, ont conclu de cet échec des « politiques de la ville » qu’il fallait arrêter de dépenser des sommes démesurées pour les quartiers défavorisés. Selon eux, ces derniers bénéficieraient en effet d’une pluie d’argent public non méritée et sans effets. Qu’en est-il réellement ? Les milliards dépensés dans ces quartiers sont-ils engagés pour résoudre les problèmes structurels d’emploi, de qualification et de scolarisation des jeunes ? Ou bien est-il plutôt question de saupoudrage en vue d’atténuer les divisions et les hiérarchisations qui séparent les citadins dans l’espace urbains ?

Quand on pense aux investissements de l’Etat dans les quartiers prioritaires, on fait souvent référence au programme national de rénovation urbaine (PNRU), conduit entre 2004 et 2020 et reconduit jusqu’en 2024 sous l’acronyme de NPNRU. Ces deux plans visent à reconfigurer l’urbanisme dans les grands ensembles, en particulier le logement. Il est souvent fait référence aux 45,2 milliards d’euros de travaux et d’interventions qui ont eu lieu dans le cadre du PNRU. Mais ce chiffre n’est pas révélateur de l’effort public qui a été fourni pour les banlieues. Un financement important (20,5 milliards) a été apporté par les organismes HLM, donc essentiellement par les locataires du parc social, via leurs loyers. Le deuxième apport (11,7 milliards) a été financé par l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU), dont les fonds proviennent du 1 % logement, une taxe qui pèse sur la masse salariale et que les entreprises sont tenues de verser pour participer à l’effort de construction. Les collectivités territoriales (communes, intercommunalités, départements, régions) ont participé pour un montant de 9,6 milliards d’euros et 3,6 milliards d’euros ont été versés par d’autres organismes comme l’Etat, l’Europe, ou d’autres institutions publiques. 

La puissance publique ou parapublique a donc versé directement une vingtaine de milliards d’euros pour un plan qui s’est étalé sur près de 20 ans, soit un peu plus d’un milliard d’euros par an. A titre de comparaison, rappelons que le gouvernement a consacré 5 milliards d’euros en 2020 pour le plan « France Relance aux ruralités » post-Covid. Comme l’a souligné le journaliste Vincent Grimault, les « banlieues » sont loin d’être les seuls territoires à bénéficier de mesures spécifiques. Par ailleurs, la réforme de la géographie prioritaire de 2014 a fait basculer plusieurs quartiers de petites villes rurales en Quartiers prioritaires de la ville (QPV). La politique de la ville concerne désormais aussi bien l’hypercentre de la petite ville de Guéret, dans la Creuse, que certaines communes de Seine Saint-Denis.

Sans doute faut-il préciser que les opérations du PNRU ont été portées par une agence nationale qui a imposé un modèle identique un peu partout sur le territoire. Une course aux financements et aux chantiers s’est mise en place entre les communes, ce qui a laissé peu de place pour des projets alternatifs à la démolition et pour l’expression des habitants. Les hauts fonctionnaires ont ainsi décidé de l’essentiel, les habitants n’ayant été consultés que sur le choix de la couleur des boîtes aux lettres.

Pierre Bourdieu, dans La misère du monde, a parfaitement décrit la genèse de la construction politique de l’espace. Celle-ci s’est construite au cours du temps par la confrontation et la concertation entre les hauts fonctionnaires de l’Etat, les agents des groupes financiers et des banques, directement impliqués dans la vente de crédits immobiliers avec les mandataires des collectivités locales et des offices publics. Cette politique du logement s’est mise en place à travers la fiscalité et les aides à la construction et a accompagné les évolutions de la rente foncière urbaine et des loyers. En entraînant la gentrification de nombre de villes, cette politique a déplacé les catégories sociales les moins solvables vers les banlieues, où les prix du sol et des logements sont beaucoup plus faibles. En favorisant la construction de groupes homogènes à base spatiale (Bourdieu) la politique sélective du logement a donc contribué à la dégradation des grands ensembles, puis au retrait de l’Etat et des services publics.

A défaut de refonder les politiques publiques et de les orienter massivement vers le logement, le travail, l’éducation et l’emploi, ce sont les marchés qui continueront à imposer leurs règles en amplifiant leurs effets sociaux délétères sur les banlieues et les quartiers populaires.

Ainsi, à défaut de remonter vers les racines des problèmes sociaux, eux-mêmes produits de la reconfiguration de l’espace par le capitalisme néolibéral, les politiques de la ville apparaissent comme des « dramaturgies urbaines » qui ont pour finalité de « dissoudre » (et non résoudre) le problème du clivage social accru entre riches et pauvres au moyen d’une approche spatialisante déconnectée des origines réelles des maux des « banlieues ». Les mesures gouvernementales qui relèvent du « politiquement correct » et les commentaires les plus conservateurs de type sécuritaire n’apportent aucune solution aux problèmes des violences dans les cités dès lors qu’elles ne s’attaquent pas au modèle économique dominant ni aux structures sociales qui le soutiennent. A défaut de refonder les politiques publiques et de les orienter massivement vers le logement, le travail, l’éducation et l’emploi, ce sont les marchés qui continueront à imposer leurs règles en amplifiant leurs effets sociaux délétères sur les banlieues et les quartiers populaires. 

De la même façon que réduire les problèmes de violence et de ségrégation au seul registre de l’urbanisme conduit à des solutions illusoires, invoquer la « responsabilité parentale » ou celle des réseaux sociaux comme l’a fait Emmanuel Macron n’aboutira à rien. Si certains usages abusifs des écrans ou certains comportements parentaux peuvent certes être critiqués, ils ne sont que les dérivés de situations plus structurelles et profondes. Pénaliser des parents et des familles monoparentales pour leur « irresponsabilité » ne ferait que redoubler les mécanismes de dépossession et d’exclusion. Quant aux réseaux sociaux, il y a bien eu un effet catalyseur permettant aux jeunes des cités de se donner des lieux de rendez-vous pour fomenter des troubles. La responsabilité n’en incombe pas pour autant à la technologie ni aux écrans par eux-mêmes mais au paradigme économique qui investit leurs usages.

Démanteler le règne du marché

Si le gouvernement et une grande partie du spectre politique se refusent à regarder les problèmes en face, c’est qu’il est bien plus aisé de pointer du doigt l’urbanisme, les parents ou les écrans que de changer de régime économique. La « violence inerte de l’ordre des choses », selon la formule de Pierre Bourdieu, est bien celle qui bénéficie aux classes dominantes. Ce sont les mécanismes implacables des marchés guidant les politiques publiques qui conduisent à sélectionner les populations et à les rassembler dans des lieux de relégation sociale. Les marchés sont considérés comme de gigantesques algorithmes qui servent à établir les prix du logement, des loyers, des salaires mais également des établissements d’enseignement. Or, laisser au marché le soin de générer des prix pour déterminer les choix sociaux, c’est créer une société dans laquelle les écoles et les hôpitaux des quartiers défavorisés restent délabrés alors que les vitrines des magasins des grandes villes sont chatoyantes et allumées nuit et jour.

Laisser au marché le soin de générer des prix pour déterminer les choix sociaux, c’est créer une société dans laquelle les écoles et les hôpitaux des quartiers défavorisés restent délabrés alors que les vitrines des magasins des grandes villes sont chatoyantes et allumées nuit et jour.

De plus, dans une société autoritaire et inégalitaire, les marchés associés aux algorithmes constituent des procédés souples et insidieux pour contrôler les populations, prévenir les illégalismes des « classes dangereuses » et accentuer la répression si nécessaire. Le pouvoir de l’hégémonie est de passer sous silence cette violence sourde mais puissante au profit de la seule violence « condamnable », celle qui, individuellement ou collectivement, est le fait des dominés. Du point de vue des catégories dominantes, l’alternative consiste à prévenir pour ne pas avoir à réprimer ou à réprimer pour ne plus avoir à prévenir. La violence condamnable des dominés est la seule à devoir figurer officiellement au centre des préoccupations, à faire l’objet de la réflexion et à constituer la cible des actions.

D’où la nécessité d’identifier d’autres alternatives en faveur des catégories dominées et de leur émancipation. Cela suppose de sortir de la tyrannie des marchés, de redéfinir les mesures de la « valeur » et de ne plus réduire celle-ci à des prix et à des taux de rentabilité financière. La refondation des marchés et la socialisation des productions et services essentiels sont les conditions pour sortir d’un capitalisme qui marginalise et qui contrôle les populations les plus fragiles.  La volonté politique de créer les institutions d’une réelle démocratie économique et sociale tient à la force symbolique et au désir du plus grand nombre. C’est cette volonté collective qui est en mesure de changer les règles du jeu et de remonter jusqu’aux déterminants de la violence inerte des choses.

Fernand Braudel : une histoire longue de la démographie et de l’immigration en France

Calendrier du Rustican de Pierre de Crescent, vers 1306. Enluminure du XVe siècle

Grand remplacement, créolisation, assimilation… La question démographique et migratoire n’a cessé de faire la Une des médias et d’attiser de virulents débats au cours de la présidentielle. Face à ceux qui fantasment l’idée d’un remplacement d’une population française judéo-chrétienne « originaire » par une population immigrée qui serait de civilisation ou de religion différente, d’autres décrivent un long processus de métissage interculturel, lié à la mise en contact de cultures plurielles. Les travaux de l’historien Fernand Braudel apportent une perspective scientifique sur ces questions, mettant en lumière l’histoire démographique longue du territoire français.  

Braudel est un représentant de l’École des Annales, courant théorique français du 20ème siècle fondé par Lucien Febvre et Marc Bloch, reposant sur une approche interdisciplinaire de l’histoire, qui tente d’en proposer une lecture globale et holiste, donnant la priorité au temps long. Pour comprendre le travail réalisé par Braudel dans son ouvrage L’Identité de la France, une analyse du premier tome, intitulé « Les hommes et les choses » et publié en 1985, permet de rappeler la démarche entreprise voilà près d’un siècle par cette généalogie d’historiens qui s’est fait connaître sous le nom d’École des Annales.

L’École des Annales et la sortie de l’histoire événementielle

L’École des Annales a contribué à renouveler la science historique en s’appuyant sur une démarche holiste visant à construire une histoire globale, sur le temps long, à la fois temporelle et spatiale. L’ambition est de saisir les mouvements historiques longs, en décrivant les dynamiques et les cycles, parfois multiséculaires, observables sur de longues périodes, en passant en premier lieu par l’écriture d’une histoire dite économique. Rien de mieux pour résumer la doctrine de cette école que les mots introduisant l’œuvre majeure de Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme :

« L’histoire dite économique, en train seulement de se construire, se heurte à des préjugés : elle n’est pas l’histoire noble. (…). Noble ou non noble, ou moins noble qu’une autre, l’histoire économique n’en pose pas moins tous les problèmes inhérents à notre métier (celui d‘historien) : elle est l’histoire entière des hommes, regardée d’un certain point de vue. Elle est à la fois l’histoire de ceux que l’on considère comme les grands acteurs, un Jacques Cœur, un John Law ; l’histoire des grands événements, l’histoire de la conjoncture et des crises, et enfin l’histoire massive et structurale évoluant lentement au fil de la longue durée. »

Par-delà l’écriture habituelle – jusque-là limitée à une historiographie s’appuyant sur les hauts faits militaires ou politiques d’une époque, sur les rois ou les reines – Braudel propose d’étudier l’histoire du peuple français à travers l’indicateur démographique ; seul indicateur pertinent sur le long terme, celui de la vitalité du territoire français, de son économie et de son bien-être, car « il n’y a d’histoire que d’hommes ». Il s’évertue à analyser les cycles longs de croissance et de décroissance de la population française depuis près de 2 millions d’années et de discerner des cycles et des régularités dans l’évolution démographique française. 

Avant de tenter de comprendre les apports d’un tel travail aux débats sur la démographie et l’immigration actuels, suivons méticuleusement l’évolution, pas toujours linéaire, de l’histoire démographique du territoire qui s’appellera à partir du XIIIème siècle France et tentons de retracer les étapes clefs des enquêtes historiques de Braudel. Les chiffres qu’il avance à l’époque méritent parfois des corrections, du fait des apports récents de la recherche.

Des premiers habitants aux Celtes en passant par la révolution néolithique

Tout commence il y a près de 1,8 million d’années avec les premiers soupçons de la présence d’Homo Erectus sur le territoire français, présence reconnaissable grâce à des quartz taillés de main d’homme (ndlr : des travaux plus récents estiment cette date plutôt vers 1,1 million d’années). De cette période jusqu’aux environs de -500 av. JC, ce territoire, qui deviendra plus tard la France, sera continuellement peuplé. Tout au long de cette gigantesque période (1000 fois notre ère moderne que nous qualifions d’historique, c’est-à-dire écrite pas des témoins oculaires) les variations climatiques ont donné lieu à de nombreuses migrations Nord-Sud ; le territoire a en effet connu plusieurs âges glaciaires ainsi qu’un optimum climatique de près de 4000 ans à partir de -9000. Les premiers restes d’hominidés sont datés de -570 000 et appartiennent à l’Homme de Tautavel auquel succède ensuite Neandertal (les fameux hommes de Cro-Magnon) à partir de -350 000. Homo sapiens arrivera uniquement à partir de -43 000 avant JC, éradiquant en cinq millénaires les hominidés présents auparavant, même si certaines formes de métissage ont pu être observées dans notre ADN. Plusieurs périodes se succèdent ensuite jusqu’à la révolution néolithique et les premières communautés paysannes aux VIème et Vème millénaires avant notre ère. La révolution néolithique (le développement de l’agriculture, de l’artisanat et de la sécularisation des hommes) arrive en France par la Méditerranée et le Midi. Elle fait suite à l’installation de colonisateurs originaires de la vallée danubienne. Braudel souligne l’absence d’unité dans ce processus de « néolithisation » avec deux cultures qui se distinguent par leur technique de décoration des céramiques : le « rubané » et le « cardial ».

Figure 1 – Diffusion de la révolution néolithique en France par les voies méditerranéennes et danubiennes, Wikipédia

À partir de cette période, on observe une forte poussée démographique au cours de laquelle se succèdent la culture chasséenne et les trois âges du cuivre, du bronze et du fer. D’importants métissages culturels s’observent encore sur cette période avec des échanges commerciaux et culturels où la France joue pleinement son rôle d’intermédiaire entre la Méditerranée et l’Europe du Nord. Une des coupures culturelles les plus importantes est celle de l’arrivée sur le territoire français de nouvelles populations venues d’Outre-Rhin qui apportent avec elles une technique funéraire particulière : celle des champs d’urnes, qui viendra recouvrir les ¾ de la France. L’Âge du fer court ensuite de -700 jusqu’à la conquête romaine (guerre des Gaules de -58 à -50 av. JC). Celui-ci commence avec l’apparition de la culture Halstatt, des cavaliers venus de l’Est qui vont se superposer aux populations préexistantes (culture à l’origine de la fameuse tombe de Vix). Deux siècles plus tard arrivent enfin ceux que nous appelons aujourd’hui les Celtes, la civilisation dite « Tène », qui nous fait entrer une « protohistoire », d’après le terme employé par Braudel. Les Celtes arrivent à imposer leur langue sur tout le territoire français mais ne créent « ni les campagnes céréalières ni l’artisanat » qui existaient déjà.

D’importants métissages culturels s’observent encore sur cette période avec des échanges commerciaux et culturels où la France joue pleinement son rôle d’intermédiaire entre la Méditerranée et l’Europe du Nord.

La France, entonnoir migratoire multimillénaire

(…) on peut qualifier la préhistoire française par les termes d’accumulation et de mélange des populations, engendrant un métissage important où l’ensemble des types phénotypiques des Français modernes sont déjà apparents.

Au cours de ces temps longs, qu’en est-il alors de la population, du nombre des hommes habitant cette zone entre Rhin, Alpes et Pyrénées ? Braudel reprend l’image de Martonne qui représente l’Europe comme un entonnoir se rétrécissant en allant vers l’Atlantique. Les populations y sont prises comme dans une nasse, obligées de se mélanger au cours de processus multiséculaires voire multimillénaires. Braudel ajoute qu’on peut qualifier la préhistoire française par les termes d’accumulation et de mélange des populations, engendrant un métissage important où l’ensemble des types phénotypiques des Français modernes sont déjà apparents. Le passage à l’agriculture aurait permis dès -2000 de dépasser la barre des 5 millions d’habitants. À la veille de la conquête romaine, ce chiffre monte déjà probablement à près de 7 millions d’habitants. Avant même la romanisation, les invasions dites barbares ou encore la Grande Peste du 14ème siècle, la population de la France dispose déjà d’une base solide. Braudel avance une première remarque générale :

« Pour l’essentiel, les jeux biologiques sont déjà construits à la fin du Néolithique, que les mélanges ethniques sont en place et y demeureront. Les invasions qui suivront, et notamment celle des Celtes (…) se perdront peu à peu dans la masse des populations déjà installées, soumises, rejetées parfois hors de leurs terres, mais qui ressurgiront, s’étaleront, prospéreront à nouveau. Le nombre conserve sans doute. (…). Ce qui compte c’est la masse, la majorité en place. Tout s’y perd à la longue. »

Figure 2 – La France, entonnoir de l’expansion néolithique, Wikipédia

Au cours des temps historiques (ceux dont il reste des traces écrites), l’analyse de la démographie permet d’identifier de manière précise des cycles et des dynamiques longues de prospérité ou de décadence de l’économie française. La conquête romaine au premier siècle avant JC fait débuter une ère de croissance rapide de la population française qui correspond aussi à l’apogée de l’Empire romain que Braudel situe vers Marc-Aurèle et Commode (IIème siècle de notre ère). La population aurait quasiment doublé, passant aux alentours de 12 à 14 millions d’habitants, avec près d’un million d’habitants urbains dès cette époque. Cette nouvelle poussée se lie à une grande densification du réseau routier, des échanges importants, en particulier via la Méditerranée. Ainsi Braudel montre que nos ancêtres les Gaulois sont en réalité le fruit d’un long processus de métissage de peuples divers, avec une grande diversité génétique et culturelle, héritée des nombreuses migrations et vagues de peuplement.

Ainsi Braudel montre que nos ancêtres les Gaulois sont en réalité le fruit d’un long processus de métissage de peuples divers, avec une grande diversité génétique et culturelle, héritée des nombreuses migrations et vagues de peuplement.

Une longue récession démographique entre 150 et 950

À partir de là, la Gaule romaine entre dans une longue période de récession démographique qui durera jusqu’à l’aube de l’an mille : invasion franque et alamane en 253, invasions de 275, grande invasion dite de Radagaise en 406. Avant même les invasions barbares officielles du Vème siècle, la Gaule entre en déclin : détérioration de la vie économique, repli des villes sur elles-mêmes qui édifient des remparts, crise de l’autorité de l’État. Commence une longue période que Braudel qualifie de « jacquerie » : les terres sont abandonnées ou laissées en friche, un monde de « sauvages » vivant dans les forêts et marécages voit le jour. Les grandes exploitations romaines, les latifundia, absorbent les petites exploitations et les petits propriétaires deviennent des esclaves. Le régime esclavagiste des latifundia s’étend, avec une population qui compte peut-être jusqu’à 1/3 d’esclaves. Pourtant, ce système nécessite un État fort pour maintenir les hommes au travail, faire des expéditions militaires pour trouver de nouveaux esclaves et empêcher les fuites. La détérioration du pouvoir romain s’accompagne alors d’un délitement de ce système esclavagiste et des révoltes paysannes – les bagaudes – voient le jour. Le ralentissement des guerres de conquête entraîne une crise extrêmement longue de ce système.

Les invasions barbares succèdent à cette décroissance démographique entamée en 150 et qui se termine en 950. La population diminuera entre un quart et un tiers au cours des invasions barbares. Aristocratie gallo-romaine et franque se mélangent. Cette baisse sur le long terme s’explique par une grande série de facteurs : fermeture de la Méditerranée avec le déclin de l’Empire romain et sa prise de contrôle par les arabes à partir du VIIème siècle, déclin du système agricole reposant sur l’esclavagisme, instabilité militaire permanente (invasions vikings normandes, pillages hongrois jusqu’au cœur du Xème siècle, guerre avec les Maures). La Bretagne est totalement recolonisée par des peuples venus d’Angleterre aux VIème et VIIème siècles.

On observe, de plus, une certaine forme de continuité dans le mouvement qui anime l’économie française à cette période. Le commerce méditerranéen est loin de disparaître totalement, le système agraire hérité de la Gaule romaine se perpétue à travers l’époque mérovingienne et carolingienne. L’époque mérovingienne (Vème-VIIème siècles) représente en réalité une lente synthèse des sociétés gallo-romaines et franques, un processus d’intégration et d’assimilation au long cours. Suit ensuite la période carolingienne, que l’on peut situer de la bataille de Tertry en 687 au sacre fusion d’Hugues Capet trois siècles plus tard. Elle commence probablement par un petit regain de la population, une continuité des échanges économiques mais, de 840 à 950, elle est à nouveau en déclin. La France devient une économie en marge des circuits commerciaux, l’or n’y circule quasiment plus. Ces longs siècles sont aussi ceux du développement du servage, qui ne sera totalement achevé qu’à l’aube de l’an mil. L’emprise des dynasties successives sur la vie des gens est en fait particulièrement restreinte. L’autorité effective des rois qui se succèdent ne s’étend pas à plus de quelques jours de leurs lieux de résidence (voir par exemple les travaux de Norbert Elias [2]).

Les quatre siècles suivants voient une progression forte et régulière de la population française. Braudel évoque la naissance d’une nouvelle modernité, avec un dépassement définitif de l’héritage romain pour aller vers une modernité urbaine, capitaliste et royale.

Les quatre siècles suivants voient une progression forte et régulière de la population française. Braudel évoque la naissance d’une nouvelle modernité, avec un dépassement définitif de l’héritage romain pour aller vers une modernité urbaine, capitaliste et royale. Les raisons de ce regain sont multiples : fin des invasions étrangères, ouverture de nouveaux marchés, commerce de longue distance, fixation des dernières populations nomades (Normands en 911). Il y a installation du servage pour remplacer l’esclavage. Ce sera le nouveau vecteur de progrès technique et d’organisation. De nouvelles terres sont mises en valeur, des marais sont asséchés et les forêts sont défrichées (voir figure ci-dessous). Ce phénomène que Braudel qualifie de « colonisation intérieure » part en premier lieu des campagnes et des paysans qui les habitent plus que des seigneuries ou des domaines ecclésiastiques. Parallèlement, les villes se développent dans un essor urbain majeur, rythmé par l’obtention de libertés des villes et l’écriture de chartes. Cette époque est aussi celle d’une certaine révolution industrielle avec la construction de 20 000 puis de 40 000 moulins à eaux, apportant l’équivalent de 600 000 hommes en matière de force de travail. Les foires de Champagne reliant la Hollande à l’Italie du Nord contribuent au florissement de l’économie française. La France et l’Europe quittent leur position marginale pré-millénaire et s’affirment comme pôle dominant. Les croisades marquent fortement cette période de croissance nouvelle de l’Occident.

Figure 3 – Evolution de la population française et de la surface de forêts en France, d’après Gandant (1995)

Arrive alors le dernier grand recul économique et démographique de long terme, qui dure approximativement de 1350 à 1450. Sur cette période, la population passe d’une vingtaine de millions d’habitants à une petite dizaine. Cette chute brutale se répartit de manière inégale à travers le territoire et apporte plusieurs explications au grippage de la machine économique et démographique. Les terres encore disponibles sont trop pauvres pour nourrir de nouveaux habitants, le fisc royal pèse lourdement sur les chaumières. Surtout, cette période voit l’arrivée meurtrière de la Peste Noire qui décimera, en plusieurs vagues successives (début en 1348-1349), entre le tiers et la moitié de la population. La France perd son rôle de pôle d’équilibre et les foires de Champagne disparaissent progressivement. La Guerre de Cent Ans ravage pendant plus d’un siècle le pays, générant instabilité, pillages et destructions. Au sortir de cette période, c’est bien le Nord de l’Italie qui l’emporte avec le développement du capitalisme marchand à Florence, Gènes et surtout Venise.

À partir de 1450, la progression démographique est constante et d’une extrême régularité.

À partir de 1450, la progression démographique est constante et d’une extrême régularité. On entre dans un cycle long et ascendant qui ne connaît d’un point de vue démographique, en dépit de tous les événements historiques marquants, aucun accroc. Depuis cette époque, la France n’a plus jamais connu de régression catastrophique comparable à celle traversée entre 1350 et 1450. Pour justifier cette thèse qui met de côté de manière abrupte les innombrables événements depuis 1450, Braudel cite Pierre Chaunu :

« Pour l’historien, l’indicateur démographique constitue la jauge, la ligne de vie, la ligne de flottaison… Il n’y a d’histoire que d’hommes. ». (Braudel, Les hommes et les choses)

L’histoire démographique de ces six derniers siècles peut tout de même se diviser en quatre périodes, avec un premier essor qui court jusqu’en 1600, une croissance freinée, contenue jusqu’en 1750, la transition démographique entre 1750 et 1850 et enfin, la dynamique de croissance exponentielle moderne. Cette question demeure l’une des questions non-résolues les plus fameuses des études démographiques. Braudel propose quelques pistes d’explication. Il détaille notamment l’évolution très précoce des pratiques contraceptives, probablement liée à une déchristianisation précoce dans certaines régions. Deux pistes d’explications sont possibles. Il reprend l’explication culturelle d’Alfred Sauvy, pour qui la restriction des naissances en France est la conséquence d’une libération des hommes habitant la France des contraintes, de l’enseignement et du joug de l’Église, sorte de choc en retour de la Réforme. L’autre explication est démographique. Braudel avance l’hypothèse que la France est déjà, en 1750, un pays surpeuplé avec une densité de 50 habitants/km2, tandis que l’agriculture est encore très peu développée.

Au-delà du roman national cher à l’extrême-droite, une histoire démographique et migratoire qui ne tolère pas les simplifications

Que retenir de cette enquête multimillénaire proposée par Braudel ? Quels enseignements pour éclairer notre XXIème siècle ? Tout d’abord un enseignement méthodologique, celui d’une manière d’appréhender et d’étudier notre passé et notre présent. Prônée par l’École des Annales, elle « rejetait sur les marges l’événementiel, répugnait au récit, s’attachait au contraire à poser, à résoudre des problèmes et, négligeant les trépidations de surface, entendait observer dans la longue et la moyenne durée, l’évolution de l’économie, de la société, de la civilisation ». Une philosophie qui entre en résonance avec la nécessité de notre époque de prendre du recul, à contre-courant des réactions à chaud, des analyses instantanées, du commentaire à visée polémique.

Autre enseignement, celui consistant à prendre du recul face aux velléités de construction d’un roman national unique ancré dans les dynasties royales, les grands hommes et les grandes batailles. L’histoire de France est avant tout celle des grandes masses qui y vivent depuis la nuit des temps. Une histoire qui progresse au ralenti, dans un processus multiséculaire, et dépend en grande partie des évolutions techniques et agricoles. Par-delà ces événements présentés comme des chocs (Conquête de César, invasions barbares, Clovis, Charlemagne, Louis XIV, Révolution, Napoléon), l’histoire longue de la France présente de nombreuses continuités – démographique, économiques, culturelle, humaines – et similarités entre les époques.

Autre élément intéressant, que Braudel ne fait qu’effleurer : celui du lien entre énergie et population. Plus d’hommes et de femmes signifie plus d’énergie nécessaire pour toute une série de travaux (labours, grain, ateliers). Les augmentations de la population sont intimement liées à celle de l’utilisation de l’énergie. Pour cela, il suffit d’observer la taille des forêts françaises qui diminue à chaque augmentation de la population (cf. graphique). Or, la forêt a pendant des millénaires été la source d’énergie ultra-majoritaire des sociétés prémodernes. De même, que ce soit avec l’augmentation massive des moulins du Xème au XIIIème siècle ou de celle de l’énergie fossile à partir du XIXème, ce lien est toujours visible.

Enfin, le travail de Braudel offre quelques éclairages nouveaux sur la question de l’immigration en France. L’histoire migratoire du territoire français est une histoire nuancée, où la nécessaire prudence exclut les simplifications et les lieux communs. La population française est le fruit d’un très long métissage depuis l’arrivée de Sapiens il y a 43 000 ans et tout au long de la Préhistoire et de la révolution néolithique. Braudel souligne une certaine stabilisation à la fin du Néolithique vers -1800 avec une population qui préfigure déjà la population française moderne. De nombreux peuples se sont fondus sur ce territoire, se sont acclimatés, intégrés et métissés. Parfois, ils furent la cause de grands bouleversement culturels, économiques ou militaires, parfois ils cohabitèrent et se fondirent au long terme dans la population préexistante. Ainsi en est-il des Celtes, des Romains, des Francs, des Burgondes, des Visigoths, des Normands et ce jusqu’aux vagues d’immigrations récentes (Italiens, Polonais, Portugais, Maghrébins). Pour Braudel, la population déjà présente a toujours fini par intégrer les populations nouvellement arrivées, se mêlant à eux, adoptant parfois de nouvelles techniques funéraires, digérant les dieux nouveaux et utilisant certaines pratiques organisationnelles nouvelles.

Face à cette histoire, les théories du grand remplacement ne font pas long feu. L’INSEE estime que le chiffre annuel de l’immigration fluctue entre 150 000 et 200 00 nouveaux entrants par an (soit entre 0,2 et 0,3% de la population), originaires principalement d’Afrique (41%), d’Europe (31%) et d’Asie (14,4%) [3]. Nous sommes bien loin des chocs démographiques du passé. Ainsi, les arguments et les représentations véhiculés dans l’espace politico-médiatique ne sauraient être évalués et validés en faisant fi des travaux scientifiques rigoureux sur l’histoire du peuplement et des évolutions démographiques dans le pays.  

Bibliographie :

[1] Airvaux et al. 2012, « La conquête de l’ouest il y a un million d’années en Europe (Premières présences humaines en France entre 1,2 et 0,5 million d’années) »

[2] Norbert Elias, La dynamique de l’Occident

[3] INSEE, https://www.insee.fr/fr/statistiques/3633212

Aux origines du mythe du « grand remplacement » – Entretien avec Hervé Le Bras

© Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

L’expression grand remplacement s’est imposée de façon inédite dans les débats politiques et médiatiques tout au long de la dernière campagne présidentielle. Pourtant, l’invasion de la France par les étrangers est une peur ancienne, contre tout fondement historique et scientifique. Dans son dernier livre Il n’y a pas de grand remplacement, le démographe Hervé Le Bras revient sur la genèse de cette expression et met en lumière sa faiblesse théorique, au service d’une idéologie xénophobe et anti-républicaine. Faits et données à l’appui, l’auteur démontre les incohérences de cette prophétie et sa vocation à falsifier le réel. Une invitation à se méfier des « slogans » et à se prévaloir de la « contagion de l’évidence ».

LVSL – Dans votre ouvrage, vous faites référence à l’écrivain Renaud Camus qui a introduit la notion de « grand remplacement » dans un livre publié en 2010. Cette notion a été diffusée et imposée dans le débat public par des personnalités d’extrême-droite comme Éric Zemmour ou Jordan Bardella. Mais en février dernier, Valérie Pécresse, la candidate du parti Les Républicains, la prend également à son compte lors de son grand rassemblement au Zénith de Paris – avant de se rétracter. Peut-on parler d’une banalisation de la notion de « grand remplacement » ?

H. L.-B. – Ce phénomène n’est pas vraiment inédit car lors du premier débat de la primaire de la droite, les cinq candidats s’étaient prononcés sur cette question. Valérie Pécresse avait d’ailleurs été la plus prudente, en disant que le « grand remplacement » constituait un risque contre lequel il fallait lutter. Puis, effectivement, dans sa marche vers le rassemblement de la droite, elle a dépassé l’extrême-droite représentée par Marine Le Pen. D’ailleurs, vous citez Jordan Bardella à juste titre, mais notez que Marine Le Pen, elle, s’est toujours opposée à l’emploi de la notion de « grand remplacement ». Désormais, dans son discours sur le sujet, Valérie Pécresse est plus à droite que Marine Le Pen.

« Sur le sujet de l’immigration, Valérie Pécresse s’est donc insérée entre Marine Le Pen et Éric Zemmour. »

Cela fait partie de la stratégie de « dédiabolisation » de Marine Le Pen pour conquérir l’électorat de droite. Pour Éric Zemmour, et semble-t-il pour Valérie Pécresse, la question de la préférence nationale touche tous les immigrés. Or, vous savez que sur l’ensemble des 6,8 millions de référencés immigrés actuels en France, 38% sont français. Marine Le Pen ne souhaite pas appliquer la préférence nationale à ces derniers, tandis qu’Éric Zemmour ne fait pas de différence entre les immigrés, leurs enfants ou leurs petits-enfants et que la candidate des Républicains porte un discours peu clair. Sur le sujet de l’immigration, Valérie Pécresse s’est donc insérée entre Marine Le Pen et Éric Zemmour. 

Hervé Le Bras © Clément Tissot

LVSL – Quelle différence historique observez-vous entre le traitement de la question migratoire par la droite et l’extrême-droite ? Elles n’ont pas toujours eu le même niveau de radicalité…

H. L.-B. – Tout à fait, c’est une très longue histoire. Les droites libérale et ultra-libérale sont en faveur de l’immigration et de l’ouverture des frontières, sous prétexte que cela favorise l’économie. L’école de Chicago – qui est considérée comme la partie la plus ultra-libérale de la droite – la défendait, tout en refusant de reconnaître le droit aux prestations sociales pour les immigrés.

L’extrême-droite, quant à elle, est historiquement opposée à l’immigration, même s’il y a eu des allers-retours depuis le début du XXe siècle. Parfois même, la gauche s’est opposée à l’immigration. On se souvient de la célèbre affaire de Vitry-sur-Seine en 1980 – un maire communiste y avait endommagé un foyer de travailleurs maliens – et les réactions qu’elle avait suscitées dans le champ politique et médiatique.

Au fond, c’est très difficile de sectoriser la question des immigrés et de ne l’associer qu’à l’extrême-droite. Prenez le cas de Manuel Valls, l’ancien ministre socialiste qui a souvent eu des propos anti-immigration. Souvenez-vous de sa phrase lors d’une visite dans le marché d’Évry : « Il n’y a pas beaucoup de blancs ici ».

« Quand je fais abstraction des déclarations idéologiques et que je regarde les lois adoptées et les politiques menées depuis la Seconde Guerre mondiale, je constate qu’il n’y a pas de différence entre les gouvernements de gauche et de droite sur la question migratoire. »

LVSL – Vous évoquez le traitement de l’immigration par la gauche. Mises à part ces quelques saillies, comment la gauche s’occupe-t-elle et s’est-elle historiquement occupée de la question de l’immigration ?

H. L.-B. – C’est également une très longue histoire. Dans mon ouvrage, je m’occupe assez peu des questions d’idéologie, et reste factuel. J’étudie ce qu’en mécanique quantique on appelle « l’observable ». Je travaille donc avec des données d’observation, comme par exemple les résultats des partis politiques aux élections ou la proportion d’immigrés commune par commune. Quand je fais abstraction des déclarations idéologiques, et que je regarde les lois adoptées et les politiques menées depuis la Seconde Guerre mondiale, je constate qu’il n’y a pas de différence entre les gouvernements de gauche et de droite sur la question migratoire. Les régularisations ont beaucoup augmenté sous Jacques Chirac, elles sont restées au même niveau sous Nicolas Sarkozy – environ 30 000 – et sous François Hollande.

On observe donc deux phénomènes paradoxalement détachés. Il y a la réalité de l’immigration, qui est évidemment liée aux événements extérieurs, et il y a l’état de l’économie, qui est peut-être le paramètre le plus fortement corrélé aux évolutions de l’immigration, sur le long terme. L’immigration représente un avantage, non seulement car on manque d’ouvriers, d’employés, d’ingénieurs, de médecins, mais aussi car ce sont des personnes plus faibles qui arrivent sur le marché du travail. C’est la raison pour laquelle, dans les années 1960 et 1970, on est allés recruter, non pas à Alger ou à Casablanca mais au sud de l’Algérie et du Maroc. Cela permettait d’éviter que les travailleurs se syndiquent trop vite et qu’ils aient trop de revendications. Il faut bien voir l’attitude très particulière du patronat vis-à-vis de l’immigration.

Couverture du livre « Il n’y a pas de grand remplacement » paru aux éditions Grasset

LVSL – Pour en revenir au « grand remplacement », tel que décrit par la droite et l’extrême-droite, vous expliquez que nous n’avons pas toujours utilisé cette expression…

H. L.-B. – Je pars de l’idée, défendue par Renaud Camus, selon laquelle on ne peut pas définir « le grand remplacement » car c’est une évidence. Mais vous avez raison de souligner que cette « évidence » est tout à fait récente. Pour moi, elle s’est fabriquée comme un slogan. Je me suis donc demandé comment un slogan apparaît. Pour y répondre, je m’appuie sur le livre du philosophe et linguiste Jean-Pierre Faye, intitulé Langages totalitaires. L’auteur essaie de comprendre comment le terme national-socialisme est apparu dans l’Allemagne des années 1930. Il montre que ce terme n’existe pas dès le départ, mais qu’il apparaît après une longue gestation. Il est le fait, à la fois d’oppositions et de rapprochements entre l’extrême-gauche et l’extrême-droite. Le collage de ces deux termes – nationalisme et socialisme –, ce qui est tout à fait paradoxal, devient terriblement efficace, au détriment, d’ailleurs, de la gauche et de l’extrême-gauche.

Ma démarche a été la même avec la notion de « grand remplacement », qui a certes été introduite par Renaud Camus en 2010, mais qui s’est imposée dans le discours politique seulement vers 2015, à la suite d’une série d’événements. Ce que j’ai essayé de comprendre, en m’inspirant de Jean-Pierre Faye, c’est ce qui avait conduit à cette peur de l’invasion, qui est une vieille tradition française. Je suis donc remonté à la défaite de 1870. Jusque-là, la France était le pays le plus fort de l’Europe. Puis elle a été battue en quelques semaines par la Prusse de Bismarck, ce qui a été un choc très profond.

Couverture du livre « Le Grand Remplacement » de Renaud Camus

À ce moment-là, on a commencé à expliquer la défaite française par le fait que la fécondité en France était beaucoup plus faible que la moyenne européenne. Pour donner quelques chiffres, en 1800, il y avait trente millions de Français et dix millions d’Anglais. Un siècle plus tard, il y avait quarante millions de Français (une petite hausse, donc) et quarante millions d’Anglais. À l’époque s’impose l’idée que la guerre est avant tout l’affrontement de masses d’hommes. Cette idée, très ancienne en France – elle remonte à Valmy – reste très présente dans l’esprit français.

« Après la défaite de 1870, la notion d’invasion entre dans les peurs françaises et dans la représentation française des rapports internationaux. »

À la fin du XIXe siècle, cela devient encore plus criant. Non seulement on explique la défaite de 1870 par le déséquilibre des effectifs, mais on commence également à parler d’invasion. Cette notion entre dans les peurs françaises et dans la représentation française des rapports internationaux. 

Ce thème de l’invasion est transporté exactement dans les mêmes termes, après l’indépendance de l’Algérie. À partir de 1965, la fécondité commence à baisser en France – elle ne reprendra que dans les années 1990 – et il y a donc un fort contraste, cette fois-ci, entre la France et le Maghreb. Mais l’invasion professée par Jean-Marie Le Pen n’a pas lieu. On voit d’ailleurs, au début des années 2000, quand Marine Le Pen gagne en visibilité, qu’elle remplace le terme invasion par le terme submersion. Ce dernier ne rencontrant pas un immense succès, le « grand remplacement » va arriver pour combler le vide.

Une des personnes importantes dans la genèse de l’expression grand remplacement est Jean Raspail qui parle de « grandes migrations » dans son roman de 1973. C’est également lui qui organise le numéro de 1985 du Figaro magazine intitulé « Serons-nous français dans trente ans ? ». Enfin, dans son roman, Renaud Camus le cite élogieusement comme l’un des trois prophètes de son temps.

Le mot remplacement, quant à lui, est utilisé en 1988, dans une étude des Nations unies réalisée pour le compte de la commission des Affaires sociales du Parlement européen intitulée « Migration de remplacement ». Mais ce remplacement n’a rien à voir avec celui de Renaud Camus. C’est un terme scientifique utilisé depuis longtemps par les démographes. En démographie, la fécondité de remplacement est la fécondité qui permet à la population de se maintenir à son niveau. Plus généralement, on entend par là toutes les techniques qui permettent à la population de ne pas décroître. Dans cette étude-là, comme la fécondité baissait dans à peu près tous les pays développés, l’auteur se pose la question suivante : combien faudrait-il de migrations pour empêcher la population de diminuer ? Pour la France, qui garde tout de même un niveau de fécondité assez élevé, les chiffres n’ont rien d’affolant.

L’auteur se pose une autre question très intéressante et qui, au fond, va contre l’idée de migration : combien faudrait-il de migrations pour qu’il n’y ait pas de vieillissement de la population ? Ce que montre le rapport, c’est qu’il faudrait des volumes gigantesques de migration si l’on souhaite empêcher le vieillissement. Pour la France par exemple, il faudrait environ un million de migrants en plus par an. Il montre ainsi que la migration n’est pas une recette contre le vieillissement de la population.

Brutalement, en 2015, le Front national découvre le rapport et Marine Le Pen s’en sert dans plusieurs déclarations, en faisant fi de toutes les études techniques, pour démontrer que les Nations unies ont imposé la notion de grand remplacement. Puis cet argument se solidifie et tout le monde lui emboîte le pas à droite et à l’extrême-droite. Dans ce contexte de grande crise migratoire, le moment est idéal pour retirer Renaud Camus de son placard : c’est la fortune du slogan « grand remplacement ».

Hervé Le Bras © Clément Tissot

LVSL – Une fois implantée dans le discours politique à droite, peut-on dire que la notion « grand remplacement » a véritablement prospéré dans le débat public du fait – entre autres – d’un positionnement d’une certaine gauche à rebours des opinions réticentes à l’égard de l’immigration qui dominent ?

H. L.-B. – Je pense que cela joue peu car, au fond, ce qui s’est joué, c’est un positionnement de l’extrême-droite non pas vis-à-vis de la gauche mais de la droite. C’est sa ligne de mire, car c’est là qu’il y a potentiellement des troupes à venir. La gauche ne constitue pas un repoussoir, déjà parce qu’elle est très faible, et ensuite parce qu’elle est elle-même très divisée sur cette question : une partie de la gauche sociale-démocrate souhaite un renforcement des contrôles aux frontières et une autre, à l’extrême-gauche, porte un discours universaliste, en faveur de l’ouverture des frontières.

Au fond, le « grand remplacement » a permis à l’extrême-droite de changer la manière de présenter le problème de la migration. Dans mon livre, je montre que la manière ancienne de dénoncer l’immigration, celle de Raspail et du numéro du Figaro magazine, c’est le discours anti-allemand, la peur de l’étranger, l’attention portée à la fécondité… L’astuce du « grand remplacement » – incarnée par Éric Zemmour pendant cette campagne – c’est d’inverser ce processus. C’est de dire : « Il va y avoir un grand remplacement ».

Le « grand remplacement » est posé comme une évidence, que l’on peut expliquer en remontant en arrière (les grandes migrations passées) et en pointant du doigt la complaisance des élites. Commencer par l’évidence du « grand remplacement » permet de modifier complètement la rhéthorique. Très clairement, que ce soit Éric Zemmour ou Renaud Camus, ils se moquent des chiffres de population. Il y a une contagion de l’évidence. À ce jeu, il ne nous reste plus qu’à « ouvrir les yeux », à « garder les yeux ouverts ». Dès lors, la science n’a plus aucune importance…

LVSL – Finalement, diriez-vous que la théorie du « grand remplacement » s’appuie sur une démarche anti-scientifique ?

H. L.-B. – À ce sujet, je peux vous parler de l’expérience que j’ai menée dans le cadre de mon livre. Renaud Camus avait raconté avoir vu à la télévision un certain Monsieur Millet, lequel avait déclaré s’être retrouvé un soir, à dix-huit heures, station Châtelet à Paris et avoir constaté qu’il était le seul homme blanc sur le quai. Vous conviendrez que l’usage de cette simple observation pour nourrir la thèse du « grand remplacement » est assez peu scientifique. De plus, on apprend dans un autre de ses livres que ce Monsieur Millet est un ami de Renaud Camus…

Je suis donc allé, moi aussi, à dix-huit heures à la station Châtelet. C’est ce que l’on fait quand on est scientifique : on répète les expériences. J’ai compté qu’en moyenne, sur les vingt quais visités, 25% des personnes étaient non blanches. Ma conclusion n’est pas que Monsieur Millet a tort – car mon calcul n’était pas plus représentatif et fiable que le sien – mais que voir ne suffit pas pour connaître, puisque chacun peut voir des choses différentes.

« Ce qui caractérise la réthorique d’extrême-droite c’est que, systématiquement, le cas individuel suffit pour déduire des vérités générales. »

C’est pour cela qu’on répète les expériences. La science avance lorsqu’il y a un accord général sur la partie de vérité à laquelle on accède. Si j’insiste sur ce point, c’est parce qu’il dit beaucoup de la nature de l’extrême-droite. Ce qui caractérise la réthorique d’extrême-droite, c’est que, systématiquement, le cas individuel suffit pour déduire des vérités générales. Si vous donnez un cas général, on vous oppose un cas individuel. Or, la science moderne – qui nait de la révolution scientifique au XVIIe siècle – repose sur l’idée que l’on peut déduire la même chose d’une observation, qu’un consensus scientifique est possible par la confrontation des points de vue et l’examen critique de faits observés et répétés.

Mais je crois que cette caractéristique de l’extrême-droite va plus loin encore. Elle montre la conception que cette droite a du peuple. Le peuple est homogène, donc si vous prenez au hasard un membre du peuple, il suffit à représenter le peuple entier. C’est la raison pour laquelle, dès qu’il y a le moindre risque d’hétérogénéité, il faut l’exclure. Jan-Werner Muller parle à ce titre d’anti-pluralisme.

LVSL – Vous semblez dire que ces figures d’extrême-droite, à commencer par Renaud Camus se fichent des statistiques. Pourtant, Éric Zemmour n’a de cesse de s’appuyer sur le chiffre de 400 000 personnes arrivant chaque année sur le territoire national. Que pouvez-vous dire de ce chiffre ?

H. L.-B. – L’argument utilisé par Éric Zemmour, mais aussi par Didier Leschi – pour vous montrer que le « grand remplacement » n’est pas uniquement une obsession de l’extrême-droite – est qu’en 2019, 270 000 titres de séjour ont été accordés et 130 000 demandes d’asile formulées, soient un total d’environ 400 000 entrées. Or, le plus important n’est pas le nombre de personnes qui entrent sur le territoire, mais l’évolution de la population immigrée, c’est-à-dire la population qui arrive pour séjourner en France. Là aussi, il faut être attentif aux différentes durées de séjour. D’après les chiffres du ministère de l’Intérieur, un tiers des entrées sont le fait d’étudiants dont 40% rentrent chez eux moins d’un an après avoir obtenu leur titre de séjour. Voilà un exemple très clair d’entrée-sortie.

Pour cela, l’INSEE mène des enquêtes de recensement. Neuf millions de personnes sont interrogées de façon aléatoire chaque année. Cela permet de connaître, au premier janvier, la composition exacte de la population et de décompter. On s’aperçoit ainsi qu’en moyenne, 50 000 immigrés meurent chaque année. Entre les entrées, les sorties et les décès, la moyenne annuelle est de 120 000 migrants entre 2006 et 2020. Nous sommes bien loin des 400 000 annoncés…

Didier Leschi : « La citoyenneté sociale est en train de disparaître »

Didier Leschi
Crédits photo, Pablo Porlan, Hans Lucas.

Nous avons rencontré Didier Leschi, directeur de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), afin de l’interroger sur les difficultés que rencontre notre débat public à proposer une analyse à la fois humaine et efficace des questions migratoires et d’intégration. Revenant sur la nécessité d’une grande précision dans les définitions et les termes techniques pour bien comprendre les logiques et les implications complexes des divers phénomènes migratoires, M. Leschi nous a également donné son point de vue sur les nécessités de rompre avec certaines injonctions idéologiques qui tendent souvent à se rencontrer en dépit de leurs postulats apparemment opposés : l’humanitarisme de façade et le néolibéralisme inhumain, qui tous deux abîment les sociétés et le droit des êtres humains à une vie digne. Propos recueillis par Simon Woillet et Antoine Cargoet. Crédits photographiques : Pablo Porlan.

LVSL – Comment résumeriez-vous les enjeux des tensions entre la Grande-Bretagne et la France et, plus largement, les enjeux des politiques européennes sur les questions migratoires ?

Didier Leschi – Depuis que l’Angleterre est sortie de l’Union européenne, Calais est devenue un des points de frontière de l’Union, ce qui n’était pas le cas auparavant, d’où la volonté française de mobiliser les autres pays européens et de les entraîner dans l’idée qu’il faut parvenir à un accord avec les Anglais. Parvenir à un accord avec eux est indispensable. Même si elle peut considérer que le comportement du gouvernement Johnson n’est pas acceptable, la France ne peut pas entrer dans une logique de non-respect de la frontière anglaise. La réussite du rapport de force géopolitique français sur cette question est donc cruciale pour obliger les Anglais à discuter et à sortir de leur attentisme dangereux.

La société britannique est hyper-fracturée du fait de décennies de politiques ultra-libérales, auxquelles les films de Ken Loach ont sensibilisé depuis longtemps un large public. Ces choix de politiques économiques ont considérablement amplifié les effets pervers des politiques communautaires voire communautaristes propres à cette société. De fait, on a favorisé le regroupement des populations issues de l’immigration plus ou moins pauvres et très homogènes ethniquement, sans se soucier réellement des effets de polarisation que cela pouvait induire, au détriment de la cohésion sociale et bien sûr de l’intégration. On est allé jusqu’à tolérer dans certains endroits d’Angleterre, comme à Layton avec son Islamic Sharia Council, une application du droit coutumier, de la Charia, en particulier dans les affaires conjugales et familiales.

Tout cela a favorisé une fracturation ethnoculturelle de la société anglaise en plus de sa fracturation sociale. Ce qui apparaissait au départ comme un fonctionnement communautaire garant d’une forme de régulation des tensions entre ethnies est devenu une sorte de mécanique d’exclusion réciproque des communautés entre elles, sur fond de précarisation accrue des statuts socio-professionnels et avec un niveau de violence économique et d’inégalités que personne ne supporterait dans notre pays : absence d’inspection du travail, mini-jobs, travail informel massif… Boris Johnson est le produit de cette angoisse d’une grande partie du peuple anglais face à ces mécanismes. Désormais, les Britanniques rejettent violemment ce modèle à travers l’option conservatrice nationaliste, et en même temps l’Union du royaume se disloque avec l’exacerbation de nationalismes régionaux comme en Écosse. S’ajoute le problème spécifique de l’Irlande, ou encore le contentieux de la pêche.

Ce n’est pas seulement la question du nombre d’immigrés ou leur origine qui génère de la tension outre-Manche, c’est vraiment la dynamique d’une société dont la fracturation ne cesse de s’accentuer. De plus, au sein des flux migratoires auxquels les Anglais sont confrontés, on trouve des logiques oppressives et mafieuses qui font que des personnes peuvent partir à crédit d’un pays et vont se retrouver dans une situation d’exploitation pour rembourser le voyage. C’est quelque chose qui n’existe pas seulement en Angleterre au demeurant, nous y sommes aussi confrontés en France.

Telle est la situation. Ne pas comprendre ce qui se passe en Angleterre, c’est ne pas comprendre pourquoi ils font ça, ni quelle est la marge de négociation possible. Elle est en réalité très faible. Dans ce contexte, la situation française est complexe. Nous ne pouvons pas imaginer un seul instant que les Anglais vont organiser des Ferry-Boats pour prendre en charge les migrants à partir de Dunkerque ou Calais pour les emmener de l’autre côté. Par conséquent, nous sommes obligés de maintenir une politique administrative qui vise à ne pas faciliter le travail des passeurs tout en demandant aux Anglais de faire un geste afin de favoriser les légitimes regroupements familiaux.

LVSL – En quoi est-ce un sujet qui n’est pas seulement franco-anglais ?

D. L. – À Calais en particulier, échouent les perdants du système de l’asile européen. Nous sommes en présence de personnes qui ont été déboutés en Suède ou encore Allemagne. Il n’est pas rare d’y trouver des gens qui parlent des rudiments d’allemand. Contrairement à ce qui a été trop souvent proclamé, Berlin n’a pas accueilli un million à 1,2 millions de personnes au début de la crise migratoire.

L’Allemagne a laissé rentrer ces personnes, puis a étudié leurs dossiers, et en fonction de critères qu’elle s’était donnée, en a débouté beaucoup. Avec beaucoup de retard pour certains, ce qui fait que la France est atteinte après coup par la vague migratoire. Elle est, comme on dit, un pays de « rebond » des déboutés d’ailleurs. Et ces personnes-là, qui ont été déboutées de l’asile, et qui pour certaines sont restées plusieurs années en Allemagne dans une situation de personnes ni régularisables ni expulsables, viennent aujourd’hui sur nos côtes. Quand elles sont afghanes, notamment, elles viennent en France parce qu’elles savent qu’elles pourront mieux faire valoir leur besoin de protection. Si certaines d’entre elles essayent de passer en Angleterre, c’est parce qu’elles parlent un peu anglais, ou parce que les passeurs leur vendent cette idée – comme me l’expliquait le correspondant du Times à Paris il y a quelque jours – « qu’en Angleterre il y a toujours du soleil ».

Crédits photographiques Pablo Porlan, Hans Lucas.

Il suffit de connaître un peu l’Angleterre pour comprendre à quel point ces propos sont fallacieux. Peut-être qu’on reviendra sur l’aspect médiologique des moyens de communication et des passeurs. Mais ces criminels comme d’autres ne sont pas des manchots en termes de communication et de publicité mensongère.  Ce qui me frappe dans le débat public, c’est que nous avons non pas la curiosité de connaître la situation interne de chaque pays européen, ce qui explique les difficultés de l’Europe par rapport à la crise migratoire. Or seule cette connaissance réciproque permettrait de faire valoir des compromis. En la matière, par exemple, le « souverainisme de l’asile » qui fait dire à certaines associations ou responsables politiques que notre système de protection serait par nature le meilleur, ne peut pas permettre de construire des positions communes.

Ce sont étrangement les mêmes personnes qui ne cessent de plaider pour une agence européenne de l’asile en pensant que les 27 adopteront naturellement nos critères de protection. Il y a là une étrangeté dans ce mode de pensée. En la matière, l’intérêt de la France c’est bien de rapprocher sa pratique de la moyenne européenne, si l’on croit en l’Europe… Ou si l’on ne veut pas être le point le plus faible d’un système dysfonctionnel.     

LVSL – Dans Le grand dérangement, vous dites qu’un « migrant » ça n’existe pas, et qu’il y a des catégories spécifiques de flux. De la même manière, ces catégories spécifiques débouchent sur des problèmes et des réponses différentes. Pouvez-vous revenir sur les distinctions de vocabulaire qui sont, selon vous, à opérer ?

D. L. – L’évolution du vocabulaire est frappante et correspond à une évolution idéologique. Beaucoup de médias, de militants associatifs, de responsables politiques utilisent le mot migrant en général. C’est un mot valise qui a le défaut de ne plus permettre de distinguer  par catégories de droit les personnes : on fait une sorte de confusion généralisée censée correspondre à une vision humaniste qui, en réalité, se retourne contre les catégories de personnes qui immigrent et qui sont, chacune d’elle, porteuses de droits très précis préalables même à leur immigration.

On mélange tout le monde. C’est un sujet. Or, il y a des personnes, par exemple, qui viennent parce qu’elles ont un droit acquis au séjour. C’est le cas des personnes qui arrivent dans le cadre du regroupement familial, les conjoints de Français en particulier. De plus, il y a toujours en France, contrairement à ce qu’on entend souvent, une immigration qui est liée au travail, avec des contrats de travail. Elle concerne aux alentours de 35 000 personnes par an. Il y a aussi les demandeurs d’asile, qui ne sont pas des clandestins puisque une fois leur demande d’asile déposée, ils obtiennent un titre qui légalise leur présence sur le territoire. Pour finir, il existe un processus régulier de régularisation qui a concerné aux alentours de 30 000 personnes par an ces dernières années. C’est une des caractéristiques de notre système de gestion des flux migratoires que ces régularisations au fil de l’eau, à bas bruit qu’avait initié Jean-Pierre Chevènement en 1997 dans le cadre de la loi dite RESEDA.    

« Faire venir des travailleurs qualifiés du Sud, c’est faire venir des personnes dont on n’a pas pris en charge l’investissement éducatif, sans s’interroger sur les effets d’une telle politique sur le développement de ces sociétés. »

Mais le mot qui a presque complètement disparu, c’est celui de travailleur immigré. Cela correspond à l’évolution sur la longue durée de l’immigration en France. Elle se retrouve désormais découplée du développement économique, ce qui n’était pas le cas dans les années 1930, dans les années 1950, 1960 et jusqu’au milieu des années 1970. Or, leur attribuer le titre de “travailleur immigré” permettait d’indiquer qu’elle était l’utilité sociale de toute personne ayant un droit au séjour.  

Et le débat public devient de plus particulièrement confus quand est diffusée toute une littérature qui nous dit qu’il n’y a pas d’immigration de travail en France, qu’elle serait particulièrement fermée, et qu’il faudrait plus de travailleurs qualifiés et justement choisis parce que qualifiés. Personne ne semble réfléchir au fait que faire venir des travailleurs qualifiés du Sud, c’est aussi faire venir des personnes dont on n’a pas pris en charge l’investissement éducatif – dont l’investissement de formation est porté par des sociétés qui sont moins riches que les nôtres – et sans s’interroger sur les effets d’une telle politique sur le développement de ces sociétés.

Nous ne sommes pas dans la volonté d’organiser une migration circulaire, où les personnes viendraient parfaire une expérience professionnelle pour retourner dans leur pays afin d’aider à son développement. Ce serait une bonne chose, Hélas, nous faisons face à une immigration d’appauvrissement des sociétés de départ qu’on pourrait même qualifier de « post-coloniale ». Les médecins représentent le cas le plus topique de ce post-colonialisme exercé avec bonne conscience.

Former des médecins coûte cher. Faire venir systématiquement des médecins du Maghreb aboutit à ce qu’ils vont manquer dans ces pays. Or, naissent des débats extrêmement vifs dans ces sociétés, portés en particulier par des courants islamistes, qui parlent de politique post-coloniale de la France. Cette politique viserait à soustraire leurs élites dont ils ont pourtant un besoin absolu. Même si les raisons de leur venue dans nos hôpitaux peuvent être plus profondes, peut-on s’étonner que les malades suivent de manière clandestine leurs médecins ? En particulier en France qui a le dispositif le plus ouvert, unique au monde, pour la délivrance d’un titre de séjour pour soins. Aujourd’hui, toute personne qui peut faire valoir qu’elle ne peut accéder dans son pays à un soin vital – même s’il existe – pour des raisons sociales ou autres, peut obtenir un titre de séjour en France et être prise en charge par notre système social.

Cela bénéficie d’abord à des personnes venant du Sud, les Algériens en particulier. Mais tous les ans, quelques Américains, Japonais ou autres citoyens des pays de l’OCDE déposent un dossier à l’OFII pour pouvoir bénéficier d’un titre de séjour pour soin. Nous ne sommes pas certains que cette pratique bienveillante et même généreuse soit mise au crédit de notre pays par ses contempteurs.     

L’aspiration des cerveaux et des compétences, c’est la caractéristique du système américain, où les études supérieures coûtent très cher, avec la volonté d’attirer systématiquement les élites des autres pays. On peut bien sûr juger que ces personnes participent à la capacité d’innovation des pays qui les aspirent. A contrario, cette “aspiration”, au sens propre, contribue au maintien d’un fonctionnement ultra-libéral des systèmes scolaires et universitaires anglo-saxons que les Français ne supporteraient pas en ces termes.

Dans d’autres temps, on aurait parlé d’impérialisme pour désigner ce phénomène migratoire qui appauvrit les autres en attirant chez soi ses richesses intellectuelles par le truchement de personnes qui payent le prix fort pour rejoindre un système profondément inégalitaire et qui peuvent aussi être achetées au prix fort. Même la France est touchée par ce phénomène qui participe du mouvement que Régis Debray résume par ce qui est plus une affirmation qu’une question, « comment sommes-nous devenus américains ». Mais c’est manifestement être d’un autre temps que d’utiliser cette grille d’analyse…

On pourrait ajouter qu’une certaine littérature – qui se veut progressiste ce qui me surprend du reste – ne va pas jusqu’au bout de sa logique, parce qu’elle rejoint de fait le discours politique sur « l’immigration choisie ». Si on dit qu’il n’y a pas suffisamment d’immigrés formés qui arrivent, qu’est-ce que cela veut dire ? Faut-il refuser certains pour d’autres ? Doivent-ils être ajoutés ? Et ceux qui seraient formés, qui sont-ils sensés suppléer ? Ceux qui ne sont pas formés et qui sont ici et d’ici ? N’est-ce pas faire l’impasse sur une partie de la jeunesse, une sorte de renoncement ?

C’est tout aussi dangereux comme discours que celui tenu par ceux qui avancent que les personnes ayant obtenu le statut de réfugiés ne pourraient être formées pour répondre à des besoins économiques.     

Crédits photographiques, Pablo Porlan, Hans Lucas.

Même s’il est vrai, comme le rappelle le Conseil d’analyse économique dans une de ces dernières notes, que l’une des caractéristiques de l’immigration à destination de la France est d’avoir des origines géographiques peu variées et de concerner des individus beaucoup moins formée que dans d’autres pays de l’OCDE, je ressens une forme de renoncement, alors qu’à mon sens, l’enjeu de l’intégration c’est bien de donner à chacun une utilité sociale par le travail, et donc une autonomie et une dignité.

Le modèle envié est le système dominant dans beaucoup de pays de l’OCDE qui ont cette particularité et cette capacité de choisir. Soit par un système de points au Canada, soit parce que leurs capacités à contrôler leurs frontalières sont plus élevées que les nôtres. Le Canada, par exemple, choisit d’autant plus ses immigrés que ses frontières, ce sont les États-Unis au Sud, des océans à l’Est et à l’Ouest, le froid polaire au Nord. Cette géographie aide à limiter le nombre de clandestins. Le Canada peut avoir une politique de choix de ses immigrants ; sa politique frontière est plus dure que la nôtre. Et son système interne, pour les clandestins, plus dur que le nôtre. Je n’évoque même cas le cas de l’Australie…

Ce discours sur l’immigration nécessaire n’exprime pas seulement une vision utilitaire, sous-prétexte de multiplier les voies légales d’immigration, mais il est aussi une manière de dire qu’on préfèrerait d’autres immigrants. C’est ce que dit aussi crûment le Conseil d’analyse économique. Le plus étonnant pour moi est la capacité acritique que peuvent avoir certains militants associatifs à épouser ce discours dans l’espoir d’accueillir toujours plus, sans s’interroger sur le fait qu’il cache un vrai renoncement à vouloir espérer changer le reste du monde. Fini le temps où l’on critiquait ce qu’on appelait la « bourgeoisie compradore », et reléguée au second plan la critique internationaliste des régimes en place ! Un seul mot d’ordre : l’accueil infini. Parfois j’y vois une forme de dépolitisation…  Et je crains que cette pression sur le vocabulaire conduise à effacer ce qui fait la spécificité du droit d’asile. On finira par voir des « migrants » partout et des demandeurs d’asile dissous dans cette catégorie fourre-tout.

LVSL – Pour poursuivre sur ces problèmes, nous aimerions vous interroger sur la question de la citoyenneté sociale que vous évoquez dans votre essai comme grand phénomène historique. Selon vous, elle est en voie de disparition et vous en identifiez les causes. Pouvez-vous nous les rappeler brièvement ?

D. L. – Les immigrés qui venaient du sud de l’Europe ont été victimes de discriminations. A partir des années 1920 et 1930, en 1936 au moment du Front populaire, et plus encore dans les années 1950 – quand 90 % des ouvriers algériens étaient syndiqués à la CGT – et jusqu’aux années 1970, une volonté au sein du mouvement ouvrier, et de l’extrême gauche en particulier, de prendre en charge la question de l’égalité sociale. Cela n’a pas toujours été simple. Le syndicalisme a dû mener une lutte ferme, parfois même quasi-militaire, contre l’extrême-droite afin d’empêcher son développement au moment où la France connaissait une vague d’agression racistes. La CFTC puis la CFDT ont joué aussi un rôle important. Au-delà de leur préserver un accès aux droits politiques, il y avait une volonté et même une capacité à entraîner les immigrés dans des dynamiques de conflictualité, en particulier entre le capital et le travail, qui leur permettaient de s’insérer dans une citoyenneté sociale.

Nous pourrions dire que la rupture s’est faîte au début des années 1980 au moment de la grève des OS de l’industrie automobile. La stigmatisation de ces grèves par la gauche gouvernementale n’a pas aidé à poursuivre le mouvement, et elle est concomitante du début du long déclin industriel français. Ce déclin est aussi une des causes, aujourd’hui, de l’anomie générale de la société, de l’effondrement des structures collectives, qui fait que cette citoyenneté sociale n’existe plus, ou existe de moins en moins, sauf de manière éruptive. Elle s’est progressivement effacée et découplée de la perspective politique. Et la citoyenneté strictement politique ne la remplace pas parce qu’en l’absence d’une société en mouvement, la citoyenneté politique devient vide et ne mène qu’à l’augmentation de l’abstention dans certaines zones. Et tout cela pèse sur la réussite globale de l’intégration.

Les travailleurs immigrés travaillaient dans ces bastions ouvriers qu’étaient les grandes usines automobiles. L’un des problèmes de la Seine-Saint-Denis, par exemple, réside dans la disparition de ces grandes structures de travail qui étaient en même temps des entités par lesquelles il était possible de prendre en charge ces questions. Cela ne signifie pas que la vie de ces travailleurs était simple, mais un lien était possible. C’est ce qui a disparu. Comme a disparu, avec la désindustrialisation, la notion de « vivre ensemble » que favorisait le fait de combattre ensemble.  

« Nous sommes aujourd’hui dans une situation compliquée parce que les grands récits laïcs se sont effondrés. »

Quand j’étais jeune, j’habitais Belleville, et nous avions dans les années 1960 encore 300 à 500 000 travailleurs dans Paris, avec ces vieux quartiers ouvriers de la petite métallurgie, de l’imprimerie, et une presse ouvrière spécifique, parfois à la fois ésotérique et attendrissante de courage, je pense à Unzer wort, « Notre parole », qui fut jusqu’en 1996 le dernier quotidien en yiddish dans le monde. La gentrification de la ville de Paris peut s’accompagner d’un discours émérite sur l’accueil mais dans la réalité concrète, la disparition de ces catégories sociales, c’est la disparition de la capacité à se côtoyer. Aujourd’hui, on ne partage que dans la mendicité, mais la mendicité n’est pas la dignité. On peut évidemment faire des nuits de la solidarité, mais cela ne suffit pas et ne compense pas les logiques foncières qui excluent les familles modestes, les travailleurs pauvres, la « main gauche » de la fonction publique, pour reprendre une catégorie de Bourdieu, composée de fonctionnaires aux salaires modestes.

LVSL – Est-ce que vous voyez des débouchés possibles pour de nouvelles formes d’intégration organiques comparables ? Est-ce que vous voyez des choses émerger ou est-ce que nous sommes encore aujourd’hui dans un processus de délitement ?

D. L. –  Nous sommes aujourd’hui dans une situation compliquée parce que les grands récits laïques se sont effondrés. N’oublions pas que dans les banlieues rouges, qui étaient aussi ces lieux de mixité ouvrière, il y avait un « nous », un espoir commun, quelque chose qui portait tout le monde et qui était intégrateur. L’idée d’un monde meilleur possible, ce qui ne veut pas dire que tout était simple. Aujourd’hui, cette idée s’est effondrée et l’on assiste à la substitution, dans certaines catégories de la population, d’une idéologie mortifère avec cette idée que le monde meilleur, on ne l’attend qu’à travers la mort en tuant son voisin. Et on se suicidera pour atteindre le paradis et ses soixante-dix vierges. Nous sommes loin des fontaines de limonade de Fourrier. Ses fontaines de limonade, c’était ici et maintenant. Le programme – beaucoup plus à gauche que tous les programmes que nous pouvons lire aujourd’hui – qui était celui du Parti socialiste rédigé par Jean-Pierre Chevènement était d’ailleurs baptisé « Changer la vie » qui était une référence à Arthur Rimbaud et qui complétait le « changer le monde » de Marx.

Crédits photo, Pablo Porlan, Hans Lucas.

 Il y avait même un hymne du Parti socialiste, « Changer la vie, ici et maintenant », sur des paroles d’Herbert Pagani et une musique de Mikis Théodorakis. Cela portait un élan commun, une fraternisation possible et l’idée d’une cause commune entre les différentes catégories de la population. C’est quelque chose qui a été remplacé par une sorte d’individualisme bobo ou par une aspiration à la fête permanente. D’où le fait que le débat se résume à se demander si nous allons avoir des terrasses éphémères et combien de temps elles vont durer, ou encore à organiser la ville en donnant le sentiment que les pistes cyclables sont un nouveau limes pour les banlieusards ou ceux dont les corps ne peuvent supporter l’effort. C’est d’une pauvreté intellectuelle qui est à pleurer pour des gens de ma génération qui ont vibré à plus que ça, mais comme disait un auteur de ma jeunesse, « les programmes s’usent avec les générations qui les portent »…

LVSL – S’agissant d’un contre-modèle possible, nous aimerions recueillir votre avis sur l’exemple danois actuel. Est-ce que vous pourriez nous en résumer les principales modalités ?

D. L. – Le modèle danois est intéressant parce que c’est un pays où la social-démocratie a été à la pointe de la construction de l’État social et à qui on doit la première femme ministre dans le monde au début des années 1920, Nina Bang, avec bien sûr Alexandra KollontaÏ au moment de la Révolution russe. Dans ce projet d’État social, il y avait l’idée que la solidarité reposait sur la capacité de tout un chacun à participer à un pot commun et à organiser de la distribution, concept sous-tendu par une idéologie partagée du progrès et de l’égalité entre tous.

« C’est à partir de cette politique migratoire stricte que la social-démocratie danoise arrive de nouveau à renouer avec les catégories populaires. »

Percutée par l’immigration, cette social-démocratie a décidé de mettre en place des instruments très coercitifs de mixité à l’intérieur du pays tout en essayant de mener une politique très restrictive du point de vue de l’immigration globale au motif que la charge de cette immigration n’était plus supportable par son modèle social. On peut discuter du bien-fondé ou non de ce modèle. Une chose me frappe : à partir de cette politique migratoire stricte et d’une politique économique et sociale renouant avec des marqueurs de gauche quant à la rémunération du travail et au rôle de l’État, la social-démocratie danoise arrive de nouveau à renouer avec les catégories populaires. Dans ces pays historiques du mouvement ouvrier socialiste, comme la Norvège ou la Suède, la défense de l’Etat social amène à vouloir rompre avec l’orthodoxie libérale et à vouloir protéger l’Etat social des chaos du monde dont, malheureusement, la migration est un des aspects.  Si nous voulions résumer, nous pourrions dire qu’il n’est pas certain qu’une société avec un Etat-providence universel, un accès gratuit et égal à la santé, à l’éducation et à l’aide sociale puisse résister au chaos d’un système global où le déplacement des populations est la résultante de désordres économiques ou politiques profonds. Ou dit différemment, il y a un rapport entre la faiblesse de la construction de l’Etat social dans un pays comme les Etats-Unis, et un rapport mouvant à la frontière.

Ceux qui plaident pour un « devoir d’hospitalité » sans limite, considérant que chaque individu de par le monde n’a pas seulement comme droit de circuler où il veut, mais aussi de s’installer où il le souhaite, ont dû mal à appréhender que ce sont les catégories populaires qui supportent d’abord la charge de l’accueil des nouveaux arrivants, et ce d’autant qu’il y a une profonde inégalité dans la répartition de la charge de cet accueil. L’Ile de France en est la démonstration flagrante. Elles le payent notamment en matière de logement à travers la concurrence sur le logement social, parce que les personnes les plus démunies qui peuvent avoir une charge de famille plus importante que la moyenne sont souvent des familles immigrées nouvelles arrivantes. Dans les catégories populaires, il y a ces groupes sociaux particulièrement en souffrance que j’ai vus en Seine-Saint-Denis, dans des villes comme Épinay ou Clichy-sous-Bois. Ce sont des personnes qui peuvent avoir acquis un bien immobilier, qui sont devenues propriétaires et qui se retrouvent confrontées dans les immeubles à des marchands de sommeils qui entassent les gens dans des appartements. On dégrade ainsi à la fois le mode de vie et la valeur du patrimoine chèrement acquis tout au long d’une vie par des familles ouvrières qui sont aussi constituées de personnes immigrées des vagues précédentes, celles du travail, parfaitement intégrées, qui peuvent avoir acquis la nationalité française, et qui ont le sentiment justifié qu’on dévalorise par la non-maîtrise des flux migratoires le résultat d’une vie de labeur. C’est ça Clichy-sur-Bois, c’est ça Grigny, c’est ça Épinay avec leurs copropriétés dégradées qui sont devenues du logement social de fait et indigne. Ce sont sur ces catégories-là que pèse l’accueil des immigrés.

« C’est ce dont parle fameux discours de Jaurès sur le « socialisme douanier » : historiquement, les libéraux sont en faveur de la circulation massive de la main-d’œuvre pour abaisser le coût de la force de travail. »

Il faut aussi ajouter la concurrence sur les bas salaires. Lorsqu’on regarde la structure de l’emploi, on voit bien que ce sont les emplois peu qualifiés qui sont les moins rémunérateurs. Une des conséquences de l’arrivée de vagues successives d’immigration, c’est ce dont parle Jaurès dans son fameux discours sur le « socialisme douanier » prononcé en février 1894 à la chambre des députés : historiquement, les libéraux sont en faveur de la circulation massive de la main-d’œuvre pour abaisser le coût de la force de travail. C’est une donnée historique et c’est particulièrement vrai pour les emplois peu qualifiés. Dans cette situation-là, dans ce secteur du salariat peu qualifié dans lequel les immigrés sont particulièrement importants, les syndicats ont beaucoup de mal à imposer au patronat une discussion sur le montant des salaires. Le patronat dit souvent avoir du mal à recruter dans la restauration, les arrière-salles, mais c’est quelque chose qui se comprend si vous finissez à une heure du matin, que vous habitez la Seine-et-Marne et que vous ne savez pas comment rentrer ; il faut être particulièrement démuni pour accepter une vie d’astreinte à ce prix. Les travailleurs immigrés, et en particulier les sans-papiers qui peuplent les arrière-salles des restaurants, sont prêts à accepter tout cela, parce qu’ils n’ont pas le choix. Mais cela dégrade le niveau de vie de l’ensemble de la population. Et cela permet de ne pas réfléchir à une réorganisation d’ensemble de la société, à ce que pourrait être une vie bonne. Mais cela peut-être vrai aussi dans certains emplois qualifiés, en médecine par exemple. La manière dont nous nous satisfaisons des arrivées de médecins du Maghreb ou d’ailleurs, dont nous n’avons pas investi dans la formation, qui vont être sous-payé dans les hôpitaux en comparaison de leurs confrères, alors que dans le même temps, le numérus clausus depuis des années empêche des jeunes scolairement brillants d’accéder aux études de médecine, fait partie d’un système hautement critiquable. 

La social-démocratie danoise impose ce débat-là à tous les européens, pas seulement aux sociaux-démocrates. Le fait-elle de la meilleure des façons ?  On peut discuter dans le détail. Mais ne pas voir le problème, c’est laisser la question être abordée de la pire des manières, soit par l’extrême-droite, soit par des comportements qui tiennent du nihilisme.

LVSL – Quel regard portez-vous sur les politiques européennes (Frontex, Mare Nostrum) vis-à-vis des filières de passeurs en Méditerranée ?

D. L. – Premièrement, il y a un écart entre ce qui est dit de la capacité de Frontex à être efficace et ce qui se passe réellement, d’où les discussions permanentes sur le renforcement de Frontex. L’immigration légale comme illégale en Europe ne cesse d’augmenter d’année en année parce que c’est une zone enviée, et on peut le comprendre aisément. Or il y a quelque chose de biaisé dans le débat public, d’un côté il y a des gens qui affirment que l’Europe est une forteresse insensible aux douleurs du monde et, de l’autre, il y a une réalité perçue qui est l’augmentation de l’immigration et l’élargissement du spectre des diversités ce qui est l’inverse de bien de zones à travers le monde. Les gens ne sont pas idiots, ils voient bien que la « forteresse » qu’on leur décrit a pour le moins des failles.  

Deuxièmement, chaque pays européen a une histoire particulière vis-à-vis de l’immigration, en fonction de son histoire, de son histoire coloniale notamment, ce qui nous concerne particulièrement. En Espagne, les premières vagues d’immigration sont latino-américaines. Elles ne posent pas les mêmes problèmes d’intégration car il y a un arrière-fond culturel commun. Ce qui ne signifie pas que ce n’est pas difficile pour les Colombiens et les Vénézuéliens qui viennent, mais il y a quelque chose qui est de l’ordre d’une aire culturelle commune qui fait que la situation n’est pas la même qu’en France. Les Algériens arrivés dans les années 1960 appartenaient davantage à notre aire culturelle que ceux d’aujourd’hui, parce que les écarts entre nos deux sociétés se sont accrus et que l’Algérie, depuis 1962, n’a pas manifesté la même appétence que le Maroc ou la Tunisie – pays qui se sont ouverts au tourisme en particulier – à la confrontation avec l’autre. Pour voir été fermés longtemps, les pays de l’Est de l’Europe n’ont pas le même rapport à l’immigration. Les identités nationales sont d’autant plus affirmées que le stalinisme les a brimées. 

L’autre problème, qui découle de ces histoires différentes c’est que l’essentiel de la charge de l’accueil, de la demande d’asile en particulier, en Europe pèse sur une minorité de pays, sur très peu même. Spontanément, un Marocain qui n’a pas un droit au séjour de fait de liens familiaux peut tenter de s’établir en Espagne, en France ou aux Pays-Bas, mais n’ira pas en Hongrie. C’est ainsi. Mais un Ukrainien peut aller en Hongrie ou en Pologne. Dans les pays qui appartenaient au bloc communiste, l’immigration est essentiellement européenne et vient d’Europe de l’Est. Parfois dans certains de ces pays, il peut y avoir une immigration vietnamienne. C’est le cas dans l’ex-Tchécoslovaquie. En France, l’immigration provient du franchissement de la Méditerranée. La première nationalité qui débarque en Espagne ces dernières années est constituée d’Algériens, mais ils n’y restent pas.

Nous avons un rapport particulier avec l’Algérie, ce qui explique que les Algériens viennent en France. Le pays concentre 90 % de l’immigration algérienne en Europe. En Italie, les Tunisiens sont la première nationalité à débarquer. Certains peuvent y rester car il y a des liens historiques entre les deux pays, mais les Tunisiens viennent surtout en France en raison de la langue. Les Guinéens ou les Ivoiriens qui comptent parmi les nationalités qui arrivent clandestinement aujourd’hui en France ne veulent que marginalement aller en Allemagne. Mais on peut trouver en Allemagne une immigration camerounaise, ce pays ayant été une colonie allemande et il y demeure des liens culturels que l’Allemagne entretient. Les classes moyennes syriennes ou irakiennes, formées, se sont prioritairement dirigées vers l’Allemagne, l’Autriche, la Suède. Elles ne sont pas venues en France, pourquoi ? Parce que le marché du travail en France ne présente pas suffisamment d’opportunités, à leurs yeux, dès lors, en particulier, qu’ils parlent un peu anglais. Globalement notre tissu industriel et notre structure de l’emploi sont moins adaptés pour eux que ne l’est le marché du travail en Allemagne avec son industrie répartie sur tout le territoire et ses multiples centres urbains. Ce qui ne veut pas dire que même dans ce pays, comme en Suède, tout soit facile.  Ces populations syriennes ou irakiennes avaient aussi une appréciation négative de la France du fait de son taux de chômage ou de sa situation économique. C’est ce qui explique les écarts que l’on observe en Europe en termes d’immigration.

Que peut-on faire face à cela ? C’est difficile. Mais ce qui me frappe dans ces débats sur ce qu’on peut faire ou pas, c’est l’effacement progressif – lié à l’évolution du vocabulaire sur les migrants – de la critique des élites des pays de départ. La critique de ce qu’on pouvait appeler autrefois la « bourgeoisie comprador » a disparu. Elle est aujourd’hui remplacée par un discours qui consiste à dire qu’il faut accueillir tout le monde, avec l’incapacité à penser la manière de faire face à des chaos d’une telle ampleur qu’ils peuvent emporter nos sociétés. Nous voyons bien que des dictateurs ou des régimes autoritaires, en viennent à utiliser des migrations incontrôlées comme des armes de destruction de nos équilibres sociaux. Dans ces projections du chaos – on le voit avec ce qu’a fait la Biélorussie – il y a du cynisme. En même temps il est important de se rappeler que nous appartenons à une commune humanité. Il faut jongler entre la nécessité de ne pas être submergé par un chaos produit par un système complètement fou et celle de garder son humanité. C’est une difficulté autant intellectuelle que matérielle, on ne peut y répondre par des facilités du type « no border ». Quand il n’y a pas de frontière, il n’y a plus de régulation, et on finit par des murs comme le rappelle Régis Debray.   

« L’Europe est une bulle enviée, parce que nous sommes des États sociaux dans lesquels la liberté d’expression existe. »

C’est la raison pour laquelle les principaux pays d’Europe sont dans une situation particulière parce qu’ils ne sont ni dans la maltraitance d’État, ni dans le cynisme. Nous sommes dans une situation qui peut être perçue par une catégorie de la population comme étant une position de faiblesse. Ce qui est sûr, c’est qu’après la chute de Kaboul, aucun Afghan ne s’est précipité vers l’ambassade de Chine pour obtenir un laisser-passer vers Pékin. Pareil pour l’ambassade de Russie. L’Union européenne est une bulle enviée, parce qu’elle est dominée par des États sociaux au sein desquels la liberté d’expression existe. En dehors de nous, il y a au contraire des États qui sont d’un cynisme absolu et avec lesquels nous ne pouvons pas nous comparer. J’entends régulièrement des gens qui disent que le Liban accueille un million de réfugiés syriens. Il faut se rendre compte que les enfants syriens qui naissent au Liban n’ont pas accès à un état civil, ne peuvent pas aller à l’école, ne peuvent pas aller à l’hôpital si cela n’est pas pris en charge par une association internationale. Les normes d’accueil sont sans rapport avec ce que nous nous faisons en Europe, particulièrement en France.

À Calais, l’Etat fait distribuer tous les matins des petits déjeuners et des repas, et organisent le ramassage pour accéder à des douches. L’hôpital à Calais soigne gratuitement les personnes immigrées et sans-papiers. Trouvez beaucoup de sociétés en Europe dans lesquelles vous avez accès à l’hôpital gratuitement lorsque vous êtes étranger et sans-papiers ! Des sociétés où on vous offre un hébergement inconditionnel quelle que soit votre situation administrative. En France, c’est ce qu’on fait. Vous comprenez que les gens ne veuillent pas spontanément aller en Hongrie !

Concernant la situation en Méditerranée, nous payons très cher la déstabilisation de la Libye. Tout l’enjeu est d’arriver à stabiliser de nouveau le pays. Nous voyons bien les limites de la politique étrangère européenne. Les Italiens et les Français ont par exemple des politiques concurrentes vis-à-vis de la Libye. Notons que les Libyens faisaient historiquement appel à une immigration très forte pour faire tourner leur pays. Il faut faire en sorte que la Libye, qui dispose en outre de ressources naturelles importantes, ne soit plus une plateforme de départ pour l’Europe, c’est d’un intérêt commun et vital.

Deux pays nous posent, par ailleurs, particulièrement problème : l’Algérie et le Maroc. Dès lors qu’aucune perspective politique ne s’ouvre pour eux, nombreux sont les jeunes qui traversent la Méditerranée. Au Maroc, les écarts sociaux ne se comblent pas, et les normes juridiques de la vie sociale indisposent, pour ne pas dire plus, de nombreuses femmes en les laissant dans un statut d’inégalité par rapport aux hommes. Une politique migratoire consiste aussi à dire de manière ferme à ces pays que leur incapacité ou non volonté à réduire les écarts sociaux devient un problème important pour nos sociétés. C’est un discours nouveau au sens où  il affirme que la fuite à partir des pays du Maghreb et de l’Afrique est liée au triste bilan d’échec de la décolonisation, et n’est plus l’effet différé de la colonisation. Tous les débats autour de l’Algérie portent là-dessus. Les infrastructures défaillantes, la difficulté d’accéder à un minimum de service public, en particulier dans le domaine de la santé… D’autant que les Algériens se font une idée de ce qu’est la France à travers les médias francophones en particulier, et le visa vers la France est devenu une sorte de soupape pour souffler ou le premier pas vers l’exil…

LVSL – Quel est le rôle des médias, des nouvelles technologies, des mutations infrastructurelles dans le développement de cette nouvelle donne migratoire ?

D. L. – Un des problèmes de l’intégration aujourd’hui est d’ordre médiologique au sens de l’impact de la technique sur les processus de migration et d’intégration. Il y a deux volets. La baisse du prix des voyages a augmenté considérablement les possibilités migratoires. Les Albanais ou les Géorgiens qui arrivent en France le font par l’aéroport de Beauvais sans visa et pour quelques dizaines d’euros. Il y a donc une accélération des mouvements et une augmentation du volume de mouvements liée au développement du transport aérien. La deuxième chose s’agissant de l’évolution des techniques, dans les transports comme dans les modes de communication (les écrans, la téléphonie), tient au fait que le lien entre son pays d’origine et le lieu où on émigre est plus facilement maintenu qu’auparavant – avec les aspects culturels et idéologiques que cela entraine, on est souvent la télé qu’on regarde, ou la radio qu’on écoute. La capacité à s’acculturer au pays d’arrivée était proportionnelle à l’effort qu’on était obligé de faire parce qu’on n’avait plus de lien avec sa société d’origine. Un Allemand qui, au début du xxe siècle, partait en Argentine, devenait hispanophone par nécessité. Quand il partait aux États-Unis, il devenait anglophone. Pareil pour un Français ou un Italien.

« Aujourd’hui, il est possible de vivre dans un entre-soi très fort. »

Aujourd’hui, il est possible de vivre dans un entre-soi très fort qui peut être consolidé par la difficulté à trouver un travail et/ou une culture qui vous obligerait à ne pas éviter l’autre. Il y a des programmes télévisés spécifiques, et il est possible d’être en lien constant par le biais des téléphones. Il est donc possible, dans votre espace domestique, de rester dans le bain constant de votre pays d’origine et donc aussi de sa culture. Ce qui ne veut pas dire que les immigrés espagnols à l’époque ne parlaient pas espagnol entre eux. Mais à un moment ou l’autre, la confrontation avec l’extérieur, en particulier avec les enfants, obligeait à apprendre la langue étrangère. Mais la dimension culturelle à son importance, comme la dimension religieuse, les communautés asiatiques peuvent être à la fois très fermées et très dans l’échange avec les autres.

D’autre part, dans le cas de la France, les programmes d’arabisation au Maroc et en Algérie ont fait perdre le rapport à la langue et à la culture française, en particulier pour ceux qui n’appartiennent pas aux élites sociales. En 1962, les débats de l’Assemblée constituante algérienne se tiennent en français parce qu’une partie de l’élite est passée par l’école française et ne parle pas l’arabe. Ferhat Abbas est président de l’Assemblée constituante et ne peut tenir un discours en arabe, il a de plus le sentiment que le français est ce vecteur commun et « neutre » entre les berbères, les arabisants, etc. C’est une conception de ce que doit être l’identité algérienne. La politique d’arabisation en Algérie se fait contre la France et contre les berbères, mais de manière hypocrite pour les élites dont les enfants ont continué à apprendre le français. Du reste encore aujourd’hui, la littérature algérienne est une littérature en français. Les jeunes algériens qui arrivent ici, perdus à vendre des cigarettes de contrebande, ont un français qui est la plupart du temps faible, et ce sont les enfants des élites qui s’en sortent le mieux, parce qu’à l’université, les cours continuent à être en français dans des disciplines comme la médecine justement…

Les Turcs ont accès à leurs chaînes de télévision. C’est très nouveau. Les Chinois aussi. C’est l’effet « parabole », ou aujourd’hui l’effet, disons, « Internet » . Il y a par exemple un développement culturel nouveau pour les communautés chinoises ou turques. Le gouvernement chinois développe les instituts Confucius, il y a un cinéma, des séries, tout cela a la capacité d’irriguer les diasporas très nationalistes par ailleurs pour des raisons tant affectives que culturelles justement. On n’avait pas ça avant même s’il y a toujours eu des chinatowns de par le monde. Les Turcs ont des choses équivalentes, en plus de la question religieuse qui introduit des dynamiques d’enfermement.

C’est d’autant plus compliqué pour notre cohésion que la langue joue un rôle important dans l’unification de notre espace depuis la Révolution française sans pour autant effacer les distinctions régionales. On voit comment ce problème est aggravé par des mécanismes médiologiques.  Mais faire société au-delà des problèmes de langue suppose d’avoir un horizon d’attente qui nous soit commun, comme des causes communes qui mobilisent ensemble. Le religieux ne peut remplir cette fonction, il sépare plus qu’il n’unifie dans la croyance en Dieu. Fondamentalement, au-delà de la question de la maîtrise des flux migratoires, ce qui manque, c’est cet horizon commun… Il reste à construire.  

Mais on ne peut le construire qui si sont pris en charge les problèmes posés par les migrations massives et qui pourrait être synthétisés de la manière suivante : Dès lors que l’on considère important de défendre un État social, une qualité de vie, une idée de la démocratie politique, comment faire face à un chaos du monde qui résulte à la fois d’un libéralisme guerrier transformant des États en zone tribale où les consciences sont déstructurées, des conséquences de l’échec sur la longue durée des révolutions anticoloniales et, pour finir, de l’échec « printemps » arabes ? Ces trois points sont les moteurs tragiques des migrations contemporaines.

Pour y faire face, il faut en mesurer avec lucidité les conséquences afin de tenter d’en contrer les effets. Parmi ces conséquences, il y a la manière dont des migrations issues des chaos peuvent déconstruire les peuples, les réduire à des multitudes au sein desquelles les communautés d’origines supplantent les partis et les syndicats, empêchent la construction de causes communes, font perdre les langues communes et les capacités pour les peuples de se constituer en nations civiques. Car, c’est au sein des multitudes qui sont l’inverse du peuple que toutes les dérives autoritaires sont possibles. Nous en sommes là. En me référent à Victor Serge, je dirais que seule la lucidité permettra d’éviter un nouveau « minuit dans le siècle ».

Didier Leschi, Rien que notre défaite, Le Cerf, 2018.
Didier Leschi, Ce grand dérangement, Tract, Gallimard, 2020.

La fin de l’infaillibilité de Salvini et la nouvelle donne politique italienne

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Alors que tout semblait conduire à un retour aux urnes en Italie et à une prise du pouvoir imminente de Matteo Salvini, le psychodrame du mois d’août a terminé en revers cinglant pour celui qui l’a déclenché en provoquant la chute du gouvernement. Cette crise de ferragosto, la fête du 15 août, a réordonné le champ politique italien et chamboulé les rapports de force. Récit.


Pour comprendre les raisons de la crise italienne, il faut revenir sur le contexte issu des élections de 2018. Depuis celles-ci, on assiste à un renforcement de Matteo Salvini et de la Ligue malgré la victoire du Mouvement 5 étoiles. Avant même la formation de la coalition Lega-M5S qui a eu lieu à la fin du mois de mai 2018, Salvini s’est imposé comme une figure montante. Son arrivée au poste de ministre de l’Intérieur a ensuite décuplé ses marges de manœuvre pour mener des coups de communication sur l’immigration et sur la confrontation avec les élites italiennes et européennes. Ce discours a été très efficace et a été construit à partir d’un axe narratif central : le fait d’être un homme qui ne se rend pasio non mollo.

Matteo Salvini est issu d’une formation anciennement sécessionniste, la Ligue du Nord, aujourd’hui renommée Ligue en raison de son ambition nationale. Ce parti dispose de baronnies solides dans les régions septentrionales du pays et d’une culture institutionnelle qui remonte aux passages dans les différents gouvernements de coalition dirigés par Silvio Berlusconi. De ce point de vue, Salvini représente une excroissance du projet initial de la Ligue du Nord, fait d’autonomie politique et fiscale et de rejet du Mezzogiorno, le Sud du pays. Sa figure a été propulsée pour permettre à la Ligue de nationaliser son message et d’asseoir ses revendications d’autonomie au niveau national. D’un autre côté, Salvini est mû avant tout par ses ambitions personnelles qu’il essaie de faire aboutir tout en faisant des compromis avec les barons du Nord qui le soutiennent.

De son côté, le M5S est une formation lancée dans les années 2000 autour de Beppe Grillo et de Roberto Casaleggio à partir d’un site Internet et d’une plateforme de mobilisations anti-corruption et anti-élites. Cette expérience est devenue un parti qui glane les suffrages depuis 2009. Avec son arrivée aux affaires, le M5S s’est affaibli sur deux fronts. D’une part, Salvini a vampirisé l’électorat de centre-droit que le mouvement avait su capter dans son flou anti-élites. D’autre part, l’incapacité des cinquestelle à mettre en œuvre leurs promesses autant qu’ils l’auraient voulu a démobilisé une partie de leur électorat très volatile. La composition de l’électorat du M5S est d’ailleurs particulièrement hétéroclite : 50% vient de la gauche, 20% de la droite, et les 30% restants sont issus du réservoir des abstentionnistes qui ne se sentent pas représentés par les autres formations. Il faut ajouter aux deux problèmes précédents les défaillances de la figure de Luigi di Maio qui est beaucoup moins charismatique que Salvini.

Enfin, le Parti Démocrate est sorti de son état de mort-vivant à la suite de l’élection de Nicola Zingaretti, ex-gouverneur de la région du Lazio, à la tête du parti sur une ligne assez modérée, mais en partie similaire à celle de Pedro Sanchez. Pour autant, ce nouveau secrétaire n’a pas complètement la main sur le parti, puisque les parlementaires sont majoritairement restés fidèles à Matteo Renzi, le représentant de l’aile centriste du parti largement conspué par la population.

Le moment clé des élections européennes

Les élections européennes sont venues stabiliser de nouveaux rapports de force et confirmer le poids de la Ligue qui a obtenu 34%, la chute du M5S tombé à 17%, et le regain modéré du Parti Démocrate à 22,7%. Depuis ces élections, les barons de Lombardie et de Vénétie veulent rompre avec le M5S qui fait barrage au projet d’autonomie différenciée.

Qu’est-ce que l’autonomie différenciée ? C’est un projet de casse de l’unité juridique et politique du pays. L’idée est de distribuer les compétences à géométrie variable (au-delà des régions sous statut d’autonomie comme le Val d’Aoste ou le Trentin), notamment en matière fiscale. L’objectif, pour les barons du Nord, est de casser les transferts budgétaires vers le Sud perçu comme « corrompu » et « fainéant ». En réalité, la Ligue n’a jamais abandonné son projet sécessionniste, elle l’a juste reformulé à l’intérieur du champ national par une stratégie de subversion des institutions existantes. Au lieu d’un projet d’indépendance coûteux politiquement, la sécession interne suffit.

Évidemment, le M5S, qui dispose de solides bastions au Sud, ne peut pas permettre la destruction des transferts budgétaires qui sont existentiels pour la population défavorisée des régions méridionales.

Comment Salvini s’est tiré une balle dans le pied en faisant tomber le gouvernement

Salvini a rompu au moment de son point culminant dans les sondages début août où il tutoyait les 39% dans les intentions de vote. Cette popularité lui laissait entrevoir une solide majorité dans les deux chambres en cas de retour aux urnes et de formation d’une alliance avec le parti néofasciste Fratelli d’Italia, dirigé par Giorgia Meloni qui a réalisé 6% aux élections européennes. À elles deux, ces deux forces auraient largement obtenu les 40% nécessaires pour emporter une majorité à la Chambre des députés et au Sénat.

Cette décision prend ses racines dans les rapports internes à la Ligue. De la sorte, Salvini alignait ses ambitions autoritaires personnelles et le projet d’autonomie différenciée des barons du Nord. Ce pari risqué reposait sur l’hypothèse selon laquelle le M5S ne serait pas en mesure de s’allier au Parti Démocrate pour empêcher un retour aux urnes. Malgré l’incertitude, dans le pire des cas, Salvini pensait pouvoir renouer avec le M5S et faire céder celui-ci sur trois points sur lesquels la Ligue était opposée à son partenaire : l’instauration d’un salaire minimum revendiquée par le M5S, le revenu de citoyenneté et la dizaine de milliards d’euros annuels qu’il représente et enfin le projet de ligne LGV Lyon-Turin, auquel le M5S est un opposant historique.

Par ailleurs, en cas de rabibochage, Salvini pensait pouvoir obtenir la tête de trois ministres : le ministre des Transports (M5S), la ministre de la Défense (M5S) et le ministre des finances Giovanni Tria dont le rôle est de rassurer les marchés. Dans les deux cas, remaniement ou retour aux urnes, le leader leghiste se pensait gagnant sur toute la ligne.

Cependant, plutôt que de subir une humiliation supplémentaire, le M5S a refusé de plier. Comment Salvini a pu faire cette erreur ? Son pari reposait sur la nature de la personnalité de Di Maio, qui semblait prêt à céder et qui a régulièrement reculé devant la Ligue. Sauf que cette fois, les ténors du M5S se sont mobilisés et ont fait le choix d’une ligne dure contre leur ex-partenaire de coalition : Beppe Grillo, Roberto Fico (président de la chambre, représentant de l’aile gauche compatible avec le PD), Alessandro Di Battista (tribun, aile anti-establishment) et Davide Casaleggio (propriétaire de la plateforme du mouvement).

Deux tendances coexistent néanmoins au sein de ces ténors. D’un côté Beppe Grillo, Roberto Fico et Davide Casaleggio sont contre un retour aux urnes de peur de perdre de nombreux députés et de provoquer un turn over chez les élus du mouvement car il y a une limite de deux mandats pour ces derniers. De l’autre côté, Di Battista, qui n’est pas député, et qui a encore une carte à jouer puisqu’il n’a réalisé qu’un seul mandat, était favorable à un retour aux urnes.

Le système politique italien fait barrage à Salvini

Pour mieux comprendre l’enchaînement de la crise, il faut prendre en compte la particularité du modèle institutionnel italien. L’Italie est une République parlementaire qui rend très difficile la prise de pouvoir par une seule force politique. Son système est fondé sur le bicamérisme parfait : c’est-à-dire qu’il faut obtenir la confiance à la fois dans la Chambre des députés et au Sénat, ce qui implique de réunir une majorité dans ces deux assemblées. Par ailleurs, l’élection des sénateurs et des députés a lieu au même moment : il n’y a que de légères différences de scrutin et de nombre de parlementaires. Ces différences peuvent cependant modifier les équilibres entre les deux chambres.

Dans les situations de crise, le président de la République dispose d’un rôle non-négligeable. Ce dernier est élu au suffrage universel indirect, par le Parlement et pour une durée de sept ans. Le président actuel, Sergio Mattarella, termine son mandat en 2022, date de la prochaine élection présidentielle.

À ce bicamérisme, il faut ajouter un mode de scrutin électoral particulièrement complexe. Les chambres sont élues selon une loi électorale qui combine deux systèmes. En premier lieu, un système uninominal à un tour par circonscription, qui favorise les coalitions entre les partis et qui distribue 50% des sièges. Ensuite, un scrutin proportionnel par circonscription, qui bénéficie aux forces comme le M5S qui partent seules aux élections.

Le résultat de ce système est que trois majorités sont possibles dans la configuration actuelle : M5S-PD, Lega-M5S, PD-Lega-FI-FdI (alliance générale anti-M5S). Le dernier scénario étant inenvisageable, la seule alternative était donc la formation d’un gouvernement entre les cinquestelle et le centre-gauche.

L’élément décisif : Matteo Renzi

Le point aveugle de Salvini a été de sous-estimer l’ex président du Conseil italien. Pour rappel, Matteo Renzi est celui qui avait tué les discussions entre le M5S et le PD en 2018 pour former une coalition. C’est ce torpillage en règle qui a conduit à l’alliance M5S-Lega comme seule majorité possible.

Cependant, les choses ont changé depuis. Renzi a certes perdu le secrétariat du parti, mais il prépare une nouvelle option électorale comparable à En Marche, qui n’est pas encore prête à être mise sur orbite. Par conséquent, il ne voulait surtout pas d’un retour aux urnes à court terme. De plus, Zingaretti détient le contrôle des investitures : en cas d’élection il aurait pris la main sur les groupes à la Chambre et au Sénat actuellement contrôlés par Renzi. C’est une des raisons de fond pour laquelle Renzi a réalisé un coup de poker en ouvrant la porte au M5S afin de former un nouveau gouvernement.

Le désarroi de Salvini et la chute du gouvernement

Le leader de la Ligue ne s’attendait pas à ce retournement de situation : il pensait qu’une majorité entre PD et M5S serait impossible. C’est pourquoi, dans la semaine du 12 au 19 août, il a réalisé une série d’erreurs qui lui ont coûté cher par la suite.

Il a d’abord appelé à censurer le gouvernement de Giuseppe Conte afin de le faire tomber et de provoquer un retour aux urnes. De ce fait, il a pris le risque de se mettre l’opinion à dos et d’endosser la responsabilité de la chute de la coalition alors que celle-ci restait populaire dans le pays. Ensuite, devant l’avancée des discussions M5S-PD, il a fait un pas en arrière et a proposé à Di Maio de recoller les morceaux alors qu’il venait de déclencher un psychodrame politique au cœur de l’été. Par la suite, il a remartelé et exigé de nouveau un retour aux urnes, avant d’appeler une nouvelle fois son ex-allié à se remettre autour de la table pour reformer le gouvernement qu’il venait de torpiller. Ces tergiversations ont donné une image d’irresponsabilité et d’inconséquence de la part de celui qui dominait la situation jusqu’ici. Salvini a donc perdu une partie de son aura et le mythe de son infaillibilité a été brisé. Il le paie clairement dans les sondages où l’on observe un recul important de la Ligue (-6 points) et une remontée du M5S et du PD.

Sondage qui teste les différents leaders politiques après la crise gouvernementale.

Quel avenir pour le nouveau gouvernement ?

Le nouveau gouvernement qui vient d’être formé est clairement défensif : il ne s’est donné que des objectifs limités. En premier lieu, les nouveaux alliés cherchent à empêcher le projet autoritaire de Salvini et à gagner du temps. En effet, le coup raté de ce dernier et son expulsion du ministère de l’Intérieur vont diminuer sa capacité à construire l’agenda politique et rendre ses relations avec les barons de la Ligue plus difficiles. Ceux-ci comptaient sur lui pour leur obtenir rapidement l’autonomie différenciée. Le fait de voir ajourné le projet a provoqué de nombreuses tensions. Deuxièmement, tenir éventuellement jusqu’en 2022 pour sécuriser la prochaine élection du président de la République. Ensuite, empêcher l’augmentation automatique de la TVA (de 22 à 25%) qui risquerait de coûter 23 milliards aux ménages Italiens et de provoquer une crise de la consommation. La Loi de finances est en effet votée en octobre. Un retour aux urnes rapide aurait empêché de bloquer cette augmentation automatique de la TVA liées aux clauses de sauvegarde qui s’activent en cas de dérapage budgétaire. Enfin, préparer un retour aux urnes ultérieur pour Matteo Renzi une fois que son projet sera prêt, et faire durer plus longtemps la législature pour les parlementaires M5S qui en sont à leur second mandat.

Le choix de Giuseppe Conte pour présider ce nouveau gouvernement est en définitive assez logique. Sa figure a depuis le début été construite comme étant au-dessus des partis et relativement neutre. Il apparaît aux yeux de nombreux citoyens comme étant quelqu’un de modéré et respectueux des institutions. Comme l’illustre le graphique supra, il est beaucoup plus populaire que Di Maio qui est l’autre perdant de la séquence. Quant au fond de l’accord de gouvernement, il s’agit à l’évidence d’un programme minimal qui reprend en bonne partie les revendications du M5S tout en les modérant. La proposition de salaire minimum devrait par exemple être mise en place.

Une des conséquences négatives de cette crise est que le gouvernement va vraisemblablement en rabattre sur ses revendications budgétaires et reprendre une politique un peu plus compatible avec les règles européennes. Néanmoins, le M5S et le PD vont aussi jouer la carte de la menace d’un retour de Salvini si l’Italie n’obtient pas des marges budgétaires pour répondre à la crise sociale.

De fait, on assiste probablement au moment d’institutionnalisation du M5S. Ce processus est incarné par la primauté accordée à la figure de Giuseppe Conte : une partie du pouvoir s’est déplacée vers les groupes parlementaires. Le M5S a récemment revendiqué un attachement fort aux institutions, ce qui n’était pas le cœur de son discours jusqu’ici. Il s’agit peut-être d’un moment de bifurcation et d’absorption par les institutions. Par ailleurs, la dimension antioligarchique semble plus cosmétique qu’auparavant dans le discours du mouvement : ses ténors se concentrent sur la réduction du nombre de parlementaires et sur la critique de la corruption.

Mais ce processus n’est pas inéluctable. Le M5S est très plastique et s’adapte au moment politique. Ainsi, la carte Di Battista pourrait être sortie si le moment s’y prête. Reste que le mouvement a pris la place qu’occupait auparavant la démocratie chrétienne dans le système politique italien de la première République. Il est devenu une force pivot capable de s’allier avec les différents acteurs du système politique italien pour construire des majorités parlementaires. Aucune hypothèse n’est donc à écarter pour la suite.

Si la menace d’une prise de pouvoir par Matteo Salvini a été évitée à court terme, son statut de seul opposant le pose de fait comme une alternative qui finira par prendre le pouvoir. Ce scénario risquerait d’engager l’Italie dans une voie violemment néolibérale et réactionnaire comme l’atteste le projet d’autonomie différenciée, en plus de faire muter ses institutions dans un sens illibéral. La balle est désormais dans le camp européen, car sans aide importante à l’Italie, une prochaine crise politique sera inéluctable au regard des faibles marges de manœuvre budgétaires du gouvernement.

Grandeur et décadence du Mouvement cinq étoiles

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Beppe Grillo, figure historique du M5S ©Niccolò Caranti

Le Mouvement cinq étoiles, en Italie, constitue un objet de fascination pour les politistes, tant il défie les catégories établies pour caractériser les formations politiques en fonction de leur type d’organisation ou de leur orientation idéologique. Emblématique de « l’ère populiste » dans laquelle nous sommes censés être plongés, et outsider autoproclamé du paysage politique italien, ce mouvement original et hétéroclite a connu une ascension rapide, jusqu’à sa nette victoire lors des élections législatives de mars 2018 et son accession au pouvoir en coalition avec la Lega de Matteo Salvini. Pourtant, la dynamique semble depuis lors s’être essoufflée, à tel point que le rapport de force entre les deux partis de gouvernement s’est inversé au profit des leghisti. Les difficultés rencontrées par les Cinque Stelle sont nombreuses, du chaotique exercice du pouvoir au niveau local à l’absence d’identité politique claire à opposer à la ligne de droite radicale avancée par Salvini, en passant par la difficile gestion de l’évolution organisationnelle rapide du parti. Au-delà de certains traits idiosyncratiques du mouvement, la plupart des difficultés qu’il rencontre peuvent être comprises en croisant l’approche laclauienne du populisme et l’analyse politologique du contexte politique de l’Italie post-guerre froide.


 

Le 4 mars 2018, jour des dernières élections législatives italiennes, David Broder publiait dans Jacobin un article au titre provocateur : « Italy is the Future »[1]. Quoi ? Un pays traînant le boulet d’une dette publique considérable et d’une croissance économique atone, décrié pour sa gestion clientéliste des ressources publiques, marqué par des profondes inégalités territoriales, en proie à la succession de mouvements populistes depuis trente ans, témoin impuissant de la montée d’une extrême droite néo-fasciste, incarnerait l’avenir de l’Europe ? Une telle affirmation était d’autant plus subversive qu’elle heurtait de plein fouet le récit dominant, porté par l’extrême-centre de Tony Blair à Emmanuel Macron, selon lequel l’avenir réside dans « l’économie de la connaissance », la flexibilité, l’ouverture, la rationalisation. Ce récit portait en lui un diagnostic qui a joué le rôle de mantra pendant la crise de la zone euro : les économies de la périphérie européenne étaient inadaptées, il fallait les réformer en profondeur pour qu’elles puissent jouir à plein des bienfaits de la mondialisation et de l’intégration européenne par les marchés. Dans ce contexte, la « tentation populiste » – il y aurait beaucoup à dire sur le recours à un champ lexical de l’antéchrist dans le discours antipopuliste, mais ce n’est pas notre objet ici – est elle-même perçue comme un signe de l’arriération de certains secteurs de la population, les fameux « perdants de la mondialisation ». Souvent à leur insu, les observateurs qui proposent ce genre d’interprétations retombent en fait sur un vieux topos des théories de la modernisation en vogue dans les années 1960 et 1970, qui percevaient la montée en puissance de certains mouvements et régimes dans les pays du Tiers-monde comme la marque d’une résistance de certains secteurs de ces sociétés contre les transformations induites par la modernisation/mondialisation[2].

Il y avait donc un côté extrêmement provocateur et contre-intuitif à considérer que l’Italie puisse incarner une quelconque version du « futur de l’Europe ». Pourtant, à y regarder de plus près, il bel paese a présenté de façon extrêmement précoce et marquée l’ensemble des traits que les politologues désignent comme des évolutions structurelles des démocraties occidentales : déclin de la participation politique, effondrement des partis traditionnels et de la gauche historique en particulier, médiatisation et personnalisation de la vie politique, montée en puissance concomitante de la technocratie et du populisme, résurgence de l’extrême droite, etc. Les appareils de partis de masse qui avaient marqué la politique italienne de l’après-guerre se sont en effet effondrés ou ont connu une recomposition forcée à la suite du scandale de Tangentopoli au début des années 1990 ; la montée en puissance de Berlusconi a préfiguré celle de nombreux leaders populistes actuels ; l’accès aux responsabilités exécutives se partage depuis lors entre des gouvernements populistes, d’extrême-centre et « technocratiques » (Lamberto Dini, Mario Monti) ; la Lega Nord, enfin, s’est très tôt affirmée comme mouvement précurseur de la déferlante d’extrême droite qui touche aujourd’hui le continent européen.

La convergence des principaux partis de gouvernements autour de la nomination du gouvernement « technique » et sévèrement austéritaire de Mario Monti, a achevé de décrédibiliser la classe politique italienne.

À ce contexte de moyen terme, marqué par de profondes évolutions du paysage politique italien, il faut ajouter celui de la crise de la zone euro et de sa gestion dans la péninsule. La convergence des principaux partis de gouvernements autour de la nomination du gouvernement « technique » et sévèrement austéritaire de Mario Monti, a achevé de décrédibiliser la classe politique italienne. Cette alliance dissipait en effet les dernières illusions d’une alternance possible et véhiculait l’image d’élites complices et soumises aux injonctions européennes. Bref, le scénario de la « post-politique », ou de la gouvernance « post-démocratique », pour reprendre les termes utilisés respectivement par Chantal Mouffe et Colin Crouch, semblait se matérialiser pleinement.

C’est dans ce double contexte qu’il faut comprendre l’ascension du Movimento Cinque Stelle (M5S), créé formellement en 2009 et qui connaît ses premiers succès électoraux durant les années de crise économique, avant que sa progression régulière ne finisse par lui ouvrir les portes du gouvernement national en 2018, en tant que première force politique de la botte. Mouvement atypique du point de vue organisationnel et idéologique, il a su se poser en unique alternative à « l’establishment », canaliser la profonde désaffection des citoyens à l’égard de celui-ci et se construire dans l’espace laissé vide entre l’individu et l’État par la désagrégation des appareils partisans. La lune de miel entre le M5S et l’électorat italien semble pourtant déjà bel et bien terminée. Outre les difficultés liées à la normalisation et à l’institutionnalisation d’un jeune mouvement qui avait fait de son extériorité au « système » sa marque de fabrique, les précoces expériences d’exercice du pouvoir au niveau local (à Turin et à Rome, en particulier) n’ont pas été sans heurts ni sans polémiques. Surtout, les récentes élections européennes ont acté une transformation radicale du rapport de force entre les deux acteurs du gouvernement italien, le Movimento et la Lega : alors que le premier a vu son score passer de 32% à 17% entre le scrutin législatif national et le scrutin européen, le second a opéré un bond spectaculaire de 17% à 34% sur la même période. Depuis lors, le leader de la Lega a profité de son avantage pour précipiter une crise de gouvernement, dont l’issue reste pour l’instant très incertaine et qui pourrait même, paradoxalement, raviver un M5S moribond. C’est ici que les cinq étoiles posent un défi intellectuel majeur : est-il possible de comprendre à la fois leur ascension fulgurante et leurs déconvenues à partir d’un même prisme d’analyse ? Pour cela, il faut évoquer le contexte politique italien de ces trente dernières années afin d’analyser ce qui, parmi les caractéristiques propres du Mouvement cinq étoiles, détermine sa faculté d’adaptation à celui-ci tout autant que son incapacité à le transformer véritablement.

La post-démocratie du vide

L’Italie, décrite comme une « particratie », lieu par excellence de la confrontation entre partis fortement organisés et idéologisés pendant la guerre froide (en particulier entre la démocratie chrétienne et l’eurocommunisme), a bien changé depuis lors. Le scandale de corruption survenu au début des années 1990 (Tangentopoli) y a provoqué un véritable séisme politique et forcé la disparition (ou la recomposition) des forces dont l’opposition avait rythmé la vie politique des quarante années antérieures. Le pays est devenu, en l’espace de quelques années, un véritable laboratoire politique des évolutions que connaissent aujourd’hui peu ou prou toutes les démocraties occidentales.

L’effondrement des partis de masse italiens intervient en pleine période de triomphe néolibéral et de proclamation de la « fin de l’Histoire », symbolisée en Italie par l’émerveillement candide d’Achille Occhetto, dernier secrétaire du Parti communiste italien, devant le spectacle des gratte-ciels de Manhattan[3]. La disparition des appareils partisans traditionnels n’a pas donné lieu à l’émergence de formations du même type. Les nouvelles forces politiques de la « Seconde République » n’étaient plus ces structures intermédiaires, ancrées dans des univers sociaux bien distincts et fonctionnant comme des lieux-objets de l’identification collective. La forme classique du parti politique du XXème siècle était en effet celle d’une organisation fortement structurée, dotée d’un ancrage social et territorial profond et stable. Elle fonctionnait comme une courroie de transmission entre les groupes sociaux et l’État, dans les deux directions : d’une part, elle agissait comme vecteur d’expression et de représentation des revendications de sa base sociale dans les institutions étatiques et, d’autre part, elle contribuait à l’encadrement et à la politisation de cette base tout en veillant à la satisfaction de ses revendications par la redistribution de ressources publiques. Elle était à la démocratie ce que les corporations étaient à l’Ancien Régime.

Les anciennes structures intermédiaires ont laissé leur place à des formations politiques extrêmement dépendantes de la figure d’un leader charismatique, dans un contexte de médiatisation aiguë et de personnalisation exacerbée de la vie politique.

Ce modèle, en Italie comme presque partout ailleurs, avait déjà entamé un processus d’érosion depuis la fin des années 1970, sous le double effet d’un évidement par le bas et par le haut. Par le bas, avec le début de la désaffiliation partisane, de la complexification du jeu politique, de l’émergence d’une classe moyenne et de la désaffection à l’endroit des institutions. Par le haut, avec le phénomène de « cartélisation »[4] des partis politiques, de plus en plus associés à l’Etat et dépendants de ses ressources à mesure que leur ancrage dans la société se fragilisait. Là où une telle évolution s’est poursuivie sous la forme d’une érosion lente dans la plupart des démocraties occidentales – baisse continue de la participation politique, déclin électoral des partis de gouvernement traditionnels, poursuite de la désaffiliation partisane (et syndicale), etc. – l’Italie a donc connu son accélération brusque avec l’implosion du système politique au début des années 1990, qui a plongé le pays dans une nouvelle ère.

C’est le moment de l’ascension du « phénomène » Silvio Berlusconi et de son « non-parti »[5], Forza Italia, qui allaient profondément et durablement transformer la société et la politique italiennes. Manifestation avant-gardiste d’un populisme de riches hommes d’affaires dont les exemples sont légion aujourd’hui, et dont le plus édifiant est sans aucun doute celui de Donald Trump, Berlusconi a amorcé la transformation du système politique italien vers une « démocratie du leader »[6]. Les anciennes structures intermédiaires ont laissé leur place à des formations politiques extrêmement dépendantes de la figure d’un leader charismatique, dans un contexte de médiatisation aiguë (à laquelle Berlusconi, propriétaire de nombreux médias italiens, a lui-même fortement contribué) et de personnalisation exacerbée de la vie politique. Sans surprise, de telles mutations organisationnelles ont été accompagnées de transformations idéologiques correspondantes, avec l’effacement de clivages autour des grandes orientations de la société au profit d’un clivage pro-/anti-Berlusconi qui allait rythmer la vie politique italienne jusqu’au début des années 2010.

Ces évolutions sont extrêmement emblématiques de « l’évidement » des démocraties occidentales décrit par Peter Mair[7], c’est-à-dire de la disparition des formes d’encadrement, de représentation et de médiation qui avaient caractérisé le modèle de démocratie des partis à son apogée, durant les Trente Glorieuses. Par ailleurs, cette tendance s’est trouvée accentuée et ossifiée par le processus d’intégration européenne. En transférant toujours plus de compétences au niveau européen – soit pour les exercer conjointement dans les espaces de négociation intergouvernementaux, soit pour les déléguer à des institutions technocratiques non élues – les élites politiques nationales se sont insularisées vis-à-vis de toute forme de pression populaire.

Le niveau national serait devenu le règne de la « politique sans attributions », tandis que le niveau européen incarnerait au contraire une logique « d’attributions sans politique ».

Cet isolement s’est concrétisé dans deux transformations majeures. La première est une transformation institutionnelle au cœur de l’État même. L’État-nation européen se serait progressivement transformé en État membre[8], dont la dépendance accrue à l’égard des partenaires européens confère une prévalence toujours plus grande au pouvoir exécutif au détriment des Parlements nationaux, pourtant seuls véritables dépositaires de la souveraineté populaire. La seconde transformation réside dans le creusement d’un fossé entre les lieux d’exercice de cette souveraineté et les lieux d’élaboration concrète des politiques publiques. Le niveau national serait devenu le règne de la « politique sans attributions » (politics without policies), tandis que le niveau européen incarnerait au contraire une logique « d’attributions sans politique » (policies without politics)[9]. C’est une autre manière de réciter l’adage selon lequel « ceux que nous élisons n’ont pas de pouvoir, et ceux qui exercent le pouvoir, nous ne les élisons pas », qui nourrit l’inquiétude de nombreux observateurs quant à la nature post-démocratique de notre temps.

Dans une telle situation, les ressources et l’espace manquent pour conduire des politiques publiques alternatives. L’impression de collusion entre élites politiques d’obédiences variées concourt à creuser un peu plus le vide entre ceux-ci et leur base sociale. En retour, cette distance encourage les élites à approfondir encore ce processus d’auto-isolement, ce qui conduit à terme à une délégitimation du système de représentation et de décision dans son ensemble. Ce phénomène explique en grande partie la prolifération de partis dits populistes et anti-establishment un peu partout en Europe.

L’un des éléments clés de ce processus est bien sûr l’appartenance à l’Union économique et monétaire. Celle-ci réduit considérablement l’espace des politiques économiques disponibles au niveau national en interdisant toute dévaluation unilatérale et en imposant des normes strictes en matière de contrôle de l’inflation et de la dépense publique. L’Italie, économie inflationniste, coutumière des dévaluations compétitives et dépositaire d’une dette publique faramineuse – mais qui n’a jamais suscité d’inquiétude véritable avant la crise de la zone euro[10] – a subi plus que quiconque l’impact de cette nouvelle donne. Les nouvelles élites politiques acquises au dogme néolibéral, du centre-gauche au centre-droit de l’échiquier politique, faisaient à l’unisson l’éloge de l’Union européenne comme « contrainte extérieure » (vincolo esterno) favorisant une « rationalisation » salutaire des finances publiques. Avec l’éclatement de la crise des dettes souveraines au sein de la zone euro, un cap supplémentaire a été franchi. Alors que la situation économique et sociale se détériorait considérablement dans la péninsule, et sous la pression aiguë des institutions européennes, l’ensemble des forces politiques de l’establishment ont soutenu la nomination d’un gouvernement technique, dirigé par Mario Monti, qui a couplé des mesures d’austérité budgétaire et des réformes structurelles d’une ampleur inédite.

C’est dans ce contexte bien spécifique, situé au croisement des transformations de long terme du paysage politique et des effets de décrédibilisation de la classe politique italienne dans le cadre de la crise économique, que le Movimento cinque stelle a engrangé ses premiers succès électoraux.

Naissance, caractéristiques et évolution d’un mouvement atypique

Le Mouvement cinq étoiles est né sous l’impulsion du duo constitué de Beppe Grillo, humoriste et acteur connu pour ses diatribes à l’encontre de la classe politique italienne, et de Gianroberto Casaleggio, entrepreneur et consultant informatique. Ensemble, ils fondent en 2005 le blog beppegrillo.it (géré par l’entreprise du second, Casaleggio Associati), qui deviendra en l’espace de quelques années l’un des blogs les plus consultés d’Italie. Les années suivantes seront marquées par l’organisation d’événements à partir de plateformes en ligne (rencontres meetups, vaffanculo days, etc.) et par de premières participations aux élections municipales à travers des listes « Amis de Beppe Grillo ». À l’été 2009, Grillo propose sa candidature aux élections internes du Parti démocratique (PD), d’orientation sociale-libérale, qui sera refusée en raison de ses attaques répétées contre les élites dirigeantes de ce même parti. Dans la foulée, le nom et le symbole du Mouvement cinq étoiles sont présentés en octobre.

Depuis ses débuts, le M5S affiche un profil organisationnel et idéologique extrêmement atypique, qui déroute les observateurs et déjoue la plupart des explications et catégories classiques de la science politique.

À partir de là, le mouvement connaît un succès croissant lors des échéances électorales successives. Il obtient d’abord de bons résultats aux élections régionales de 2010 en Emilie-Romagne et dans le Piémont. Il est ensuite définitivement consacré comme force politique nationale lors des élections locales de 2012, au cours desquelles il obtient notamment la mairie de Parme. Premier parti en nombre de voix lors des élections régionales siciliennes de la même année, il s’impose comme troisième force politique de la botte aux élections législatives de 2013 (qui font suite à l’interlude du gouvernement « technique » de Mario Monti) avec 25,56% des voix à la Chambre et 23,80% au Sénat. Ces résultats spectaculaires sont tout simplement les meilleurs, pour une première participation électorale à l’échelle nationale, enregistrés en Europe depuis 1945[11]. Il confirme – quoiqu’avec un léger tassement – ces résultats lors des élections européennes de 2014, à l’issue desquelles il obtient 17 eurodéputés. Il étend ensuite sa couverture territoriale lors des élections régionales successives et parvient même, en 2016, à accéder au pouvoir dans les métropoles de Turin (Chiara Appendino) et de Rome (Virginia Raggi). L’aboutissement de cette montée en puissance régulière advient lors des élections législatives de mai 2018. Profitant de l’effondrement spectaculaire du PD et de la parabole descendante de Berlusconi, le Mouvement cinq étoiles s’impose très nettement comme première force politique avec 32,68% des suffrages exprimés. À la suite de ce résultat, il constitue un gouvernement avec la principale force de la coalition de droite, la Lega de Matteo Salvini (17,35%).

Depuis ses débuts, le M5S affiche un profil organisationnel et idéologique extrêmement atypique, qui déroute les observateurs et déjoue la plupart des explications et catégories classiques de la science politique[12]. Sur le plan de l’organisation, le parti – qui se présente comme un mouvement – est caractérisé à son origine par l’absence presque totale de structures intermédiaires. Il se partage entre le leader et son blog d’une part, et les activistes présents sur le territoire, d’autre part. Véhiculant l’image d’une organisation aux mains de ses activistes et reposant sur la délibération en ligne de ses inscrits, le mouvement se caractérise surtout par une centralisation extrême autour de son leader, qui profite de l’absence de structures intermédiaires pour exercer un droit de contrôle exclusif sur la sélection des candidats et l’élaboration des programmes. Progressivement, à partir de son entrée au Parlement en 2013, le mouvement va connaître l’apparition d’un troisième terme, le groupe parlementaire. Il s’engage alors dans un timide processus d’institutionnalisation, avec l’adoption de critères de rotation des charges internes à ce groupe, la mise en place de codes de comportement à signer avant d’entrer en fonction, ainsi que la désignation d’un « directoire » servant de point de référence. Avec la montée en puissance du groupe parlementaire et des élus locaux, la complexification de la structure du mouvement, la mort de Casaleggio en 2016 et les questions soulevées par la gestion de son entreprise, les tensions entre les trois pôles du parti (le leadership, les activistes et les élus) vont s’accentuer et émailler la vie du mouvement jusqu’à aujourd’hui.

Sur le plan idéologique et programmatique, le profil des Cinque Stelle n’est pas moins atypique. Les thèmes examinés sur le blog reprenaient en grande partie ceux que Grillo abordait dans ses spectacles : écologie et affres de la mondialisation, défauts de la société de consommation, corruption, servilité des grands médias et incurie de la classe politique italienne dans son ensemble. Ceux-ci se retrouvent dans les propositions programmatiques du parti, qui mêlent des thèmes classiques de la gauche (environnement, décroissance, protection sociale) et des thèmes plus nettement marqués à droite (euroscepticisme, chauvinisme économique). Le résultat de ce double ancrage est que les principales échelles de mesure positionnent le parti vers le centre (quoique légèrement à gauche) ; toutefois, ce positionnement semble résulter de l’équilibre entre des positions de gauche et de droite plutôt que d’une position « ni de gauche, ni de droite ».

L’identité idéologique du mouvement est rendue d’autant plus complexe et incertaine qu’elle varie considérablement entre les composantes du parti (le leadership, le groupe parlementaire, la base activiste et l’électorat) et dans le temps. En définitive, l’armature idéologique du mouvement semble reposer sur deux piliers. D’une part, elle promeut l’inclusion de thématiques délaissées par les autres forces politiques mais rencontrant un écho considérable dans l’électorat, permettant ainsi de combler un déficit de représentation. D’autre part, elle agite la promesse d’un renouvellement et d’une « moralisation » de la classe politique. La coexistence de thèmes hétéroclites et d’éléments parfois contradictoires est assurée précisément par la focalisation sur cette « question morale », véritable ciment permettant la jonction de positions difficilement conciliables.

Les caractéristiques spécifiques du M5S, qui en font un sujet politique sui generis du point de vue organisationnel et idéologique, ne doivent pas être sous-estimées et oubliées au profit de son inclusion dans des catégories théoriques préétablies. Il est pourtant difficile de résister à la tentation de lire ce mouvement à partir de la grille d’analyse du populisme d’Ernesto Laclau, tant celle-ci semble idéale aussi bien pour en décrire les caractéristiques que pour en analyser la genèse et l’évolution ou en évaluer les forces et les faiblesses. Son approche du populisme, développée en partie avec sa compagne Chantal Mouffe au fil de plusieurs ouvrages[13], est désormais bien connue dans l’espace francophone. Elle tranche avec les définitions classiques qui assimilent le populisme à une idéologie, un style politique ou un type de mouvement spécifique ; elle l’envisage plutôt comme une logique politique, une manière de construire et d’articuler les identités politiques. Cette logique consiste en la construction d’un sujet populaire, d’un « peuple », à partir de la création d’une frontière antagonique entre un « nous » (le sujet populaire) et un « eux » (son adversaire/ennemi).

Deux éléments sont fondamentaux dans ce processus de construction. En premier lieu, ce processus est contingent : le contenu des identités politiques n’est pas donné au préalable (par exemple par le processus de production qui réduirait l’opposition nous/eux à un conflit entre travailleurs et propriétaires), mais est le produit d’une articulation discursive. Il s’ensuit que le contenu du populisme peut tout aussi bien être émancipateur que réactionnaire, selon la façon dont sont construits le peuple (comme un sujet politique et inclusif ou ethnique et exclusif, par exemple) et son adversaire/ennemi (les élites économiques et politiques, les migrants, les intellectuels, etc.). En second lieu, l’unité du sujet populaire n’est pas le résultat de caractéristiques positives que ses membres partagent, mais est produite négativement par la commune opposition à l’adversaire/ennemi. Celui-ci est tenu pour responsable de l’insatisfaction d’un ensemble de demandes sociales hétérogènes qui, parce qu’elles partagent cette commune insatisfaction, peuvent être agrégées et former une « chaîne d’équivalence », soit l’armature du sujet populaire.

Enfin, dans ce processus, il est courant que l’une des demandes assume la fonction de représentation de l’ensemble de la chaîne. On parlera alors de « signifiant (tendanciellement) vide » : il s’agit d’une demande qui perd progressivement son contenu spécifique à mesure qu’elle devient l’incarnation de toutes les autres. L’exemple classique donné par Ernesto Laclau est celui de la lutte du syndicat Solidarnosc en URSS, devenu le symbole de l’ensemble des aspirations démocratiques de la société. Plus proche de nous, les gilets jaunes ont fourni l’exemple le plus limpide de ce processus : le gilet jaune, au départ lié à la protestation originelle contre la taxe sur le carburant, s’est progressivement chargé d’une signification beaucoup plus large pour incarner les aspirations de justice fiscale et de démocratie directe de tout une frange de la population française.

Le M5S court-circuite la logique d’affrontement entre centre-gauche et centre-droit en lui substituant une opposition entre les « citoyens honnêtes », les « petites gens », et les élites politiques et économiques de tous bords, dépeintes comme un ensemble indifférencié et corrompu.

Le M5S correspond pleinement à cette logique populiste décrite par Ernesto Laclau, tant il présente l’ensemble des traits qui lui sont associés. Il naît et prospère dans un moment de dislocation sociale profonde, où les effets de la crise économique génèrent une insatisfaction croissante des demandes sociales. Ces demandes ne peuvent toutefois pas être exprimées et traitées via les canaux politiques établis en raison de la crise structurelle de représentation politique dans laquelle le pays est plongé depuis les années 1980. Le M5S peut alors, sur la base de celles-ci, construire un nouveau sujet populaire uni par son opposition aux élites politiques et économiques, tenues pour responsables du dévoiement de la souveraineté populaire. Il court-circuite la logique d’affrontement entre centre-gauche et centre-droit en lui substituant une opposition entre les « citoyens honnêtes », les « petites gens », et les élites politiques et économiques de tous bords, dépeintes comme un ensemble indifférencié et corrompu. D’ailleurs, le M5S est probablement l’une des manifestations les plus pures[14] du populisme à la Laclau – reflétant par là le degré de délitement du paysage politique italien et la pureté de ses épisodes technocratiques. En effet, contrairement à de nombreux partis populistes dits « de gauche » (Podemos, La France Insoumise) ou « de droite » (Front national, AfD), il repose sur une chaîne d’équivalence extrêmement étendue qui couvre la quasi-totalité du spectre politico-idéologique de l’électorat italien. Ceci est rendu possible par la mise sous le tapis des questions potentiellement clivantes en son sein – celle de l’immigration, par exemple – et par la focalisation sur la « question morale » (la corruption des élites politiques et la nécessité de donner les clés de l’activité politique aux citoyens ordinaires). Cette dernière joue le rôle de signifiant vide permettant, grâce à son caractère vague et protéiforme, de maintenir l’unité du mouvement. À bien des égards, le M5S n’est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, le phénomène du péronisme argentin, dans lequel la centralité de la figure du leader exilé jouait le rôle de signifiant vide permettant d’agréger des groupes hétérogènes allant du fascisme au marxisme[15].

En plus d’incarner à plein la logique populiste, le M5S est aussi la plus parfaite expression, sur un plan organisationnel, de l’air du temps, cette ère de la désintermédiation dont l’Italie fournit un exemple particulièrement précoce et avancé. Le rôle central dévolu au leader, l’absence presque totale de structures intermédiaires, l’organisation lâche et flexible, le recours à internet et aux réseaux sociaux, les mécanismes de participation directe en ligne, l’absence de liens organiques vis-à-vis du monde syndical et associatif, tous ces éléments font des grillini une espèce politique particulièrement adaptée au nouvel écosystème. Combinant paradoxalement les traits d’une verticalité et d’un centralisme extrême, d’une part, et d’un fonctionnement se voulant horizontal et participatif, d’autre part, il représente une forme politique aux antipodes du parti de masse du XXème siècle.

Malgré ces nombreux points forts, le M5S est actuellement en proie à d’énormes difficultés. Sa participation au gouvernement national se révèle être un fiasco.

Nul doute que la combinaison de ces éléments, qui fait du M5S un populisme 2.0 particulièrement adapté à l’ère de la désintermédiation, est pour beaucoup dans l’ascension fulgurante du mouvement et ses succès. Au nombre de ceux-ci, on peut compter la revitalisation d’un système politique moribond, la représentation de secteurs électoraux extrêmement défiants vis-à-vis des institutions, la mise sur le tapis de thèmes peu traités par les autres partis (l’environnement, l’éthique en politique, etc.) ou encore l’adoption de mesures économiques et sociales timides mais tangibles (dont le fameux « revenu de citoyenneté »). C’est précisément parce qu’il est une coupole extrêmement large et ambiguë que le mouvement est parvenu à étendre son appel électoral et à concentrer sur lui le vote des secteurs aliénés de la population. L’absence de tradition idéologique bien définie – hormis l’anti-partisme de Adriano Olivetti[16] – a donné une flexibilité inédite au M5S et lui a permis de recueillir des voix chez les déçus de toutes les formations politiques, toutes obédiences idéologiques confondues. C’est aussi en raison de sa stratégie organisationnelle originale et innovante qu’il est parvenu à mobiliser et à créer un sentiment d’identification collective.

Malgré ces nombreux points forts, le M5S est actuellement en proie à d’énormes difficultés. Sa participation au gouvernement national se révèle être un fiasco. En l’espace d’un an et demi, la Lega emmenée par un Matteo Salvini déchaîné est parvenue à renverser le rapport de force en sa faveur, devenant très largement le premier parti d’Italie dans les intentions de vote – concrétisées lors du scrutin européen de mai 2019 – et réduisant de moitié celles du Mouvement cinq étoiles. Avec un flair politique certain, il n’a pas cherché à traduire son avantage immédiatement par une renégociation des attributions ministérielles, mais s’est attelé à le renforcer un maximum en augmentant progressivement la pression sur son partenaire de gouvernement. Au plus fort de sa domination, après des mois passés à faire porter le chapeau au M5S sur un certain nombre de dossiers et à jeter le doute sur sa loyauté politique – par exemple en le faisant passer pour complice du PD dans la confirmation des forces de l’establishment au niveau européen, incarnée par le vote en faveur de la nouvelle Commission – il a porté l’estocade décisive. Profitant d’un vote défavorable du M5S sur un projet de loi avancé par la Lega concernant la ligne Lyon-Turin, il a fait voler en éclats la coalition gouvernementale. Il espère ainsi un retour aux urnes rapide qui le consacrera comme première force politique de la botte et devrait lui permettre de gouverner seul ou en maître incontesté d’une coalition avec d’autres forces de la droite italienne.

Comment expliquer un retournement aussi rapide et profond du rapport de force entre le M5S et la Ligue ? Forte est la tentation de l’attribuer au talent communicationnel du leader de la seconde qui, à partir de sa position de ministre de l’Intérieur, est parvenu mieux que quiconque à imposer son agenda, à attirer l’attention médiatique et à utiliser les possibilités de communication directe offertes par les réseaux sociaux. Au mieux, une telle explication est cependant partielle. Au pire, elle relève d’une forme de pensée tautologique (puissance communicationnelle et force politique se confondent et s’expliquent l’une l’autre), voire magique (le charisme du chef est doté d’une origine mystérieuse et d’un statut presque mystique). Elle ne prend en compte ni les particularités du M5S – après tout, le mouvement n’est pas en reste en termes de maîtrise de la communication – ni les nombreux signes annonciateurs de ses difficultés actuelles, des tensions internes (avec force expulsions des figures dissidentes) aux turbulences ayant marqué sa gestion des grandes villes (Parme, Turin, Rome). Sans rejeter totalement cette explication, il est donc nécessaire de la replacer dans un cadre plus large et de réfléchir au déclin du M5S sur la base de l’analyse structurelle développée plus haut. De cette façon, on pourra à la fois dresser un tableau plus fin et plus complet de ce déclin et se donner les moyens de tirer les leçons politiques qui en découlent.

Le Mouvement cinq étoiles, traitement ou symptôme ?

Sur la base des éléments évoqués plus haut – le contexte de la vie politique italienne depuis le début des années 1990, les caractéristiques particulières du M5S – on peut avancer une série d’hypothèses plausibles pour expliquer le brusque déclin actuel du mouvement. Certaines ont trait à sa jeunesse, d’autres à ses particularités organisationnelles et idéologiques, d’autres enfin sont liées aux conditions structurelles du nouvel écosystème politique dans lequel il évolue, cette ère de la désintermédiation. Ces hypothèses ne s’excluent pas mutuellement, mais sont au contraire complémentaires ; mises bout à bout, elles dressent le tableau d’une scène politique italienne (et, suivant l’analogie prophétique évoquée en début d’article, européenne) complexifiée. La volatilité exacerbée des allégeances politiques rend difficile la mise en place d’une stratégie pérenne capable de jouer avec les codes de la nouvelle donne politique sans tomber dans le vide d’une politique-marketing orpheline de toute structure organisationnelle et de toute tradition idéologique stables.

La première hypothèse que l’on peut avancer a trait à la jeunesse du mouvement et ne lui est donc pas, à proprement parler, spécifique : le M5S serait simplement victime de son ascension trop rapide. Celle-ci aurait posé des problèmes épineux en termes de gestion de l’institutionnalisation du mouvement. Comment choisir des candidats et assurer un contrôle efficace de ceux-ci, souvent novices en matière d’exercice d’une quelconque fonction politique ? Comment garantir le respect des critères éthiques que le mouvement défend au sein de ses propres rangs ? Comment assurer la cohérence idéologique et organisationnelle d’un mouvement hétéroclite, partagé entre le leadership (un personnage fantasque dans la lumière et un entrepreneur dans l’ombre), la base des activistes en ligne et dans les groupes locaux, et un groupe d’élus qui croît exponentiellement ? Comment organiser la coexistence de ces différentes composantes et, le cas échéant, trancher les conflits qui émergeraient entre celles-ci ? Ces questions sont d’autant plus complexes à gérer pour un mouvement ayant fait de la transparence sa raison d’être et sa marque de fabrique ; à ce titre, le moindre écart de conduite risque d’être jugé bien plus sévèrement que pour ses concurrents. C’est ainsi que le M5S s’est trouvé dans l’embarras lorsque son leader, Luigi di Maio, cherchant à centraliser davantage le contrôle du mouvement et à le stabiliser, a voulu étendre à trois le nombre maximum de mandats qu’un élu peut exercer, précédemment limité à deux. Confronté à la difficile justification de ce choix pour un mouvement tirant à boulets rouges sur la professionnalisation de la politique, il a introduit le concept de « mandat zéro », selon lequel le premier mandat exercé par les élus du mouvement ne comptait pas – une expression qui sera facilement tournée en dérision par les commentateurs de tous bords.

La seconde hypothèse, la plus fondamentale, est que les caractéristiques organisationnelles et idéologiques de ce mouvement, atouts considérables pour construire rapidement une force politique majoritaire en période de crise économique et politique, sont devenus par la suite les principaux obstacles à la solidification de ce mouvement et à son inscription dans la durée en tant que force radicale porteuse d’un projet de transformation de la société.

Le M5S ne dispose d’aucun socle électoral fidélisé sur lequel se reposer lors des périodes difficiles, ni de réseaux de clientèle pérennes facilitant l’exercice du pouvoir au niveau local ou régional. C’est peut-être là que réside une différence fondamentale avec la Lega de Salvini.

Sur le plan organisationnel, le choix mouvementiste du M5S et son refus d’adopter un modèle d’organisation hiérarchisé et territorialisé peut constituer un désavantage relatif par rapport à ses principaux concurrents. Certes, comme cela a été avancé plus haut, aucun des partis politiques actuels (centre-gauche, centre-droit et Lega) ne dispose de l’ancrage territorial, de l’encadrement social et des liens organiques avec la société civile qui caractérisaient les partis de masse de l’après-guerre. Néanmoins, ceux-ci ont eu la possibilité, en vingt-cinq ans d’existence, de se construire des clientèles relativement stables. Le M5S, au contraire, ne dispose d’aucun socle électoral fidélisé sur lequel se reposer lors des périodes difficiles[17], ni de réseaux de clientèle pérennes facilitant l’exercice du pouvoir au niveau local ou régional. C’est peut-être là que réside une différence fondamentale avec la Lega de Salvini, capable mieux que quiconque de combiner un modèle d’organisation solide et stable dans le Nord du pays avec une communication renouvelée, fondée sur la fiction d’un échange direct entre son leader et le citoyen.

Sur le plan idéologique, l’ambiguïté du mouvement constitue également une arme à double tranchant. Avantageuse dans la période de construction du mouvement dans l’opposition, cette caractéristique se retourne brusquement contre lui lorsqu’il accède à des positions de pouvoir. Confronté à la nécessité de s’allier et de mener des politiques publiques spécifiques, le M5S se trouve obligé de prendre parti, d’abandonner sa posture de pure extériorité vis-à-vis des acteurs du système et de déterminer quelles sont les compromissions acceptables et quelles sont ses lignes rouges. Or, quand bien même une partie de plus en plus significative des nouveaux affrontements politiques échappe à la logique gauche-droite, cela ne signifie pas pour autant qu’elle ait entièrement disparu, ne fut-ce que comme point de repère axiologique. Certes, la correspondance entre un groupe social, un appareil partisan et une position idéologique bien identifiable sur l’axe gauche-droite n’est plus aussi nette qu’auparavant ; certes, une partie toujours plus grande de l’électorat (en particulier jeune) refuse de se définir à partir de celui-ci. Mais cet imaginaire politique n’a pas pour autant disparu du jour au lendemain, et continue de peser dans la lecture d’une partie de l’électorat et du personnel politique.

Par conséquent, la plupart des acteurs et des politiques publiques continuent de charrier une connotation relative à cet axe, et la prétention du M5S à n’être « ni de gauche, ni de droite », se heurte à la première expérience concrète d’exercice du pouvoir. S’allier avec l’extrême droite (la Lega), l’extrême centre (le PD) ou un groupuscule de la gauche radicale (Potere al Popolo), voter une réforme fiscale ou une loi sur la sécurité et l’immigration, ne sont aucunement anodins de ce point de vue. Au moindre choix opéré en la matière, la solidarité interne du mouvement s’effrite, une partie de l’électorat fait défection et des dissensions internes apparaissent. Salvini l’a bien compris, lui qui n’a eu de cesse d’orienter l’agenda autour de son propre point fort, l’immigration, sachant que celui-ci constituait en même temps l’enjeu le plus tabou pour le M5S, dont les activistes et les électeurs sont notoirement divisés sur le sujet. Pris à la gorge, le Mouvement cinq étoiles n’a pensé qu’à se défendre et à se donner de l’air. Pourtant, il aurait pu contre-attaquer en déplaçant le débat sur le terrain où son partenaire de coalition est le plus faible, la question régionale. Celle-ci reste en effet l’objet d’un compromis extrêmement précaire entre les barons locaux, garants de l’identité historique et régionaliste de la Ligue, et Salvini, tenant d’une stratégie électoraliste et nationale[18]. Mais là aussi, une telle stratégie offensive est difficilement praticable pour un mouvement peu sûr de son identité idéologique, de son ancrage territorial et de sa base sociologique.

En bref, les caractéristiques organisationnelles et idéologiques du Movimento Cinque Stelle, si elles étaient particulièrement adaptées à une conquête rapide du pouvoir exécutif par les urnes dans un contexte de crise économique et politique profonde, manquent cruellement de consistance lorsqu’il s’agit de promouvoir un projet de société contre-hégémonique capable de remettre en question la doxa néolibérale, incarnée par les forces de centre-droit et de centre-gauche, et sa transfiguration nationale-autoritaire, incarnée par la Lega. En termes gramsciens, le M5S s’est focalisé sur une « guerre de mouvement » prématurée en négligeant totalement de jeter les bases nécessaires à la poursuite d’une « guerre de position » sur le long terme. Pour cela, il aurait fallu recréer patiemment une véritable contre-culture populaire avec ses infrastructures, ses réseaux et ses ressources intellectuelles, sur le terrain laissé dramatiquement vide par le déclin des organisations de la gauche historique. Le M5S a pourtant fait exactement l’inverse, en construisant un modèle organisationnel et idéologique capable, en théorie, de faire l’économie de ce travail de longue haleine. Ce faisant, il a contribué à accentuer les évolutions contemporaines de la démocratie : l’atomisation de l’électorat, la désaffiliation partisane, le déclin des corps intermédiaires, la personnalisation de la vie politique, etc. Avec quelques années de recul, il nous apparaîtra peut-être évident qu’une telle initiative politique ne pouvait à la fois constituer le symptôme d’une dégénérescence démocratique et le traitement à administrer au système pour le soigner de celle-ci. Il est probablement encore trop tôt pour affirmer avec certitude lequel de ces deux diagnostics est le plus en phase avec la réalité ; néanmoins, à ce stade, le Movimento Cinque Stelle semble être devenu la victime choisie de la volatilité politique qu’il a contribué à accentuer et le prisonnier des caractéristiques qui semblaient faire sa force. Ce qui n’est pas le moindre, ni le dernier de ses paradoxes.

[1] David Broder, « Italy is the Future », Jacobin, 4 mars 2018

[2] Anton Jäger, « The Myth of ‘Populism’ », Jacobin, 3 January 2018

[3] « Occhetto, l’ultimo amico americano », La Repubblica, 17 Mai 1989 

[4] Ce phénomène de cartélisation des partis politiques a été théorisé et décrit par Richard S. Katz et Peter Mair dans plusieurs travaux devenus classiques en science politique. Il désigne le phénomène, initié dans les années 1970 et 1980, de fusion des intérêts des partis et de l’appareil d’État, généralement accompagné et favorisé par l’introduction du financement public des partis politiques. Les partis politiques, de plus en plus dépendants des ressources publiques et de moins en moins redevables vis-à-vis de leur base militante, auraient ainsi tendance à collaborer pour se partager ces ressources et empêcher l’émergence de nouveaux acteurs (d’où le terme de « cartel »). En Italie, la situation est un peu particulière, puisque le financement public des partis y a été introduit en 1974, avant d’être abrogé en 1993 dans le contexte de scandale de corruption frappant le pays, pour être ensuite progressivement réintroduit sous la forme d’un remboursement post-électoral dans les années suivantes.

[5] Caterina Paolucci, « Forza Italia : un non-parti aux portes de la victoire », Critique internationale, 2011/1, p.12-20.

[6]Mauro Calise, La democrazia del leader, Roma-Bari, Laterza, 2016.

[7] Peter Mair, Ruling the Void. The Hollowing Out of Western Democracies, London, Verso, 2013.

[8] Christopher Bickerton, European Integration : From Nation-States to Member States, Oxford, Oxford University Press, 2012.

[9] Vivien Schmidt, Democracy in Europe : the EU and National Polities, Oxford, Oxford University Press, 2012.

[10] La dette publique italienne était depuis bien longtemps très élevée, mais ne générait pas d’inquiétude profonde à la fois en raison de la réputation du Trésor italien en matière de gestion de celle-ci et en raison de sa structure très nationale (liée notamment au patrimoine immobilier des ménages italiens) la rendant peu vulnérable à la spéculation étrangère. Son internationalisation relative après des années d’appartenance à la zone euro, ainsi que les craintes de contagion financière dans le cadre de la crise grecque, finiront par jeter une lumière nouvelle sur la dette publique italienne et par alarmer les marchés financiers et les autres gouvernements européens.

[11] Nicolò Conti, Filippo Tronconi & Christophe Roux, « Le Mouvement cinq étoiles. Organisation, idéologie et performances électorales d’un nouveau protagoniste de la vie politique italienne », Pôle Sud, 2016/2, p.21-41.

[12] Pour une description des caractéristiques organisationnelles et idéologiques du mouvement, voir notamment : Filippo Tronconi, Beppe Grillo’s Five Star Movement. Organisation, Communication and Ideology, Fenham, Ashgate, 2015.

[13] Voir, entre autres : Ernesto Laclau & Chantal Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy, Londres, Verso, 1985 ; Ernesto Laclau, On Populist Reason, London, Verso, 2005 ; Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, Paris, Albin Michel, 2018.

[14] Rappelons que pour Ernesto Laclau, le populisme et l’institutionnalisme constitue les deux pôles d’un continuum déterminé par l’extension respective de la logique d’équivalence et de la logique de différence. À ce titre, le populisme peut se manifester concrètement à des degrés divers.

[15] C’est du moins l’analogie que nous avons proposée, mon collègue Samuele Mazzolini et moi-même, dans le cadre d’un autre article (Mazzolini S. & Borriello A. (2017) “Southern European populisms as counter-hegemonic discourses? Podemos and M5S in comparative perspective”, in Marco Briziarelli & Oscar Garcia Augustin (eds.) Podemos and the New Political Cycle. Left-wing Populism and Anti-Establishment Politics, Palgrave Macmillan : 227-254).

[16] Ingénieur et politicien italien durant l’après-guerre, Adriano Olivetti défendait une position hostile à la « démocratie des partis » au nom d’une conception corporatiste et territoriale de l’organisation de l’Etat.

[17] Roberto Biorcio, « The reasons for the success and transformations of the 5 Star Movement », Contemporary Italian Politics, Vol.6, n°1, 2014, p.37-53.

[18] Daniele Albertazzi, Arianna Giovannini & Antonella Seddone, « ‘No regionalism please, we are Leghisti !’ The transformation of the Italian Lega Nord under the leadeship of Matteo Salvini », Regional & Federal Studies, Vol.28, n°6, 2018, p.646-671.

« J’ai fait mon entrée en politique en rejoignant Act Up » – Entretien avec Philippe Mangeot

© Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

Philippe Mangeot est professeur de lettres, ex-président d’Act-Up Paris (entre 1997 et 1999), co-fondateur de la revue Vacarme, co-scénariste du film 120 battements par minute de Robin Campillo (Grand Prix du Festival de Cannes 2017). LVSL l’interroge sur son métier de professeur et sur la pluralité de ses engagements dans le dialogue entre art et politique et pour la défense des minorités, depuis les années 1990 à Act-up jusqu’au combat pour l’accueil des étrangers en France. Entretien réalisé par Christine Bouissou et Sarah De Fgd, retranscrit par Dany Meyniel. 


LVSL : Vous êtes au cœur des luttes et des batailles intellectuelles qui ont secoué la France ces vingt dernières années. Vous reconnaissez-vous dans cette image d’intellectuel militant ?

Philippe Mangeot : Je me définis d’abord comme prof, car c’est à la fois le point de départ qui a permis le reste, et le point d’arrivée, que le reste nourrit. J’ai eu la chance d’être salarié très tôt, ayant intégré l’École Normale Supérieure. Cela m’a fait entrer dans un destin et une carrière de fonctionnaire. Or le métier de prof est compatible avec d’autres activités, militantes ou non. Ce n’est bien sûr pas qu’on y travaille moins (que ceux qui en douteraient viennent partager une semaine de la vie d’un enseignant !) ; c’est qu’en dehors des heures de cours, l’emploi du temps dévolu au travail peut s’organiser avec souplesse et permet, à cet égard, de mobiliser du temps pour un travail bénévole. On le sait, les activités dans les associations et dans tout lieu où se produit une richesse sociale non-salariée exigent des emplois du temps relativement élastiques. C’est le cas des étudiants, c’est le cas aussi des enseignants, d’où leur présence très forte dans les groupes militants. Si j’ai lutté, dès la fin des années 90, pour un revenu universel et garanti, c’est parce qu’il me semble crucial que soient reconnues cette immense richesse sociale et ses conditions matérielles de production.

Je me définis donc comme prof et c’est un choix politique d’autant plus concerté que beaucoup de mes interlocuteurs préfèrent me présenter aujourd’hui par mes autres activités – celles de militant associatif, de co-fondateur et animateur de la revue Vacarme[1], etc. – comme si ces activités n’avaient pas été constamment irriguées par ma pratique d’enseignant. Peut-on vraiment trancher quant à la question d’un partage entre militantisme et enseignement ? Je ne crois pas. Être prof, c’est être un acteur politique au sens fort … Je ne parle pas évidemment de la politique, on sait que la neutralité des profs est un sujet délicat et, dans l’espace de la classe, j’essaie autant que possible de maintenir mes convictions politiques à distance.

« Être prof, c’est être un acteur politique au sens fort »

Je me souviens d’un étudiant de Khâgne qui m’avait demandé, après deux ans de cours, si j’étais de droite ou de gauche ! Ça m’avait stupéfait, mais en même temps, j’avais trouvé cela intéressant parce que cela signifiait que ma façon d’être de gauche n’entrait pas dans les canons habituels… Je considère en tout cas que le travail que je fais sur les textes fait comprendre qu’être prof c’est être en même temps un intellectuel militant, ne serait-ce que parce qu’il s’agit de faire des étudiants les responsables du sens qu’ils produisent dans leur lecture des œuvres.

© Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL : Votre vie semble être un combat continuel, un engagement pluridisciplinaire et atypique, la place de l’art y est centrale. Comment l’art s’articule-t-il avec votre engagement militant ?

PM : C’est d’abord une question d’appétence. Je pense que l’art est dès le départ un lieu d’expérience et de projection de mes désirs. Et j’aime que s’en mêlent le politique, les questions de représentation, de « partage du sensible » comme dit Jacques Rancière[2], et qu’il faut distinguer des idéologies. Cela ne veut bien sûr pas dire que l’art est indemne d’idéologie : notre travail vise alors à les identifier, à les déconstruire. Mais l’art est politique quand, au-delà des idéologies dont il procède, il reconfigure l’espace visible et les hiérarchies sensibles et intellectuelles. Je parle ici d’art au sens large : les textes, les poèmes, les livres, la peinture, la musique… tout ce qui est affaire d’expression, de subjectivité altérée, modifiée, métamorphosée, travaillée par autre chose. Bref, là où l’art est une expérimentation politique. C’est le sens de ce que je fais, depuis toujours comme étudiant, puis comme enseignant en littérature et ce, quel que soit l’âge des élèves… Car je ne pense pas avoir été un prof différent entre le collège et une classe préparatoire. Il fallait trouver les moyens d’être le même prof, tout en rendant possible un partage. Fondamentalement, je n’ai pas enseigné des choses différentes. D’ailleurs j’ai vite compris que les textes réputés les plus difficiles sont ceux qu’on a intérêt à travailler tôt, même et surtout dans les classes réputées faibles, car ils nous mettent à égalité par leur difficulté.

Ce nouage de l’art et du politique a été fondateur. Je n’étais pas un militant quand j’étais lycéen ou étudiant. J’ai fait mon entrée en politique en rejoignant Act Up. C’était en 1990, j’étais séropositif au VIH depuis cinq ans. Et ce sont des questions de représentation qui m’ont déterminé à le faire ; j’étais fâché de la façon dont on parlait du sida, à un certain moment de la réception du livre d’Hervé Guibert[3] sur la maladie. Je ne comprenais pas qu’on puisse encore raconter la souffrance et la mort en en faisant une expérience du sens, une épiphanie qui, d’une certaine façon, justifiait le scandale de cette épidémie. J’estimais au contraire qu’il fallait inventer d’autres histoires, d’autres formes pour être à la hauteur du défi terrible qu’a constitué le sida pour ma génération. Ma plongée en politique est donc liée à la question de l’expression artistique et de l’art.

« Ma plongée en politique est liée à la question de l’expression artistique et de l’art »

D’ailleurs ce n’est pas une coïncidence si Act Up s’est autant intéressée à la question esthétique, notamment à travers le travail du graphisme des affiches. Mais il en allait surtout d’une certaine esthétique de l’écriture, de ce que nous avons appelé « la politique à la première personne », d’un type d’actions publiques qui s’apparentent à des performances. C’était tout à fait nouveau dans le champ politique français de cette époque. Plus tard il y aura Vacarme, qui est à la fois une revue politique et culturelle : culturelle parce que politique, politique parce que culturelle.

LVSL : Votre implication en tant que “grand invité de la parole” du Centre Pompidou, où vous animez l’Observatoire des passions contemporaines[4] s’inscrit donc en continuité avec votre parcours ?

PM : Quand le Centre Pompidou m’a contacté, je réfléchissais à la façon dont, au tournant du 18e et du 19e siècles, on avait cessé de penser l’être humain en termes de déterminations passionnelles pour l’envisager dans ses déterminations économiques et sociales. Il y avait là une mutation anthropologique fascinante. Or il est évident qu’on n’en a pas fini avec le passionnel. Voyez par exemple la façon dont on a vu surgir, depuis une trentaine d’années, une économie, une histoire des émotions… J’étais par ailleurs frappé par le fait qu’on disposait, avec le Net, d’un instrument qui mettait à portée de clic une immense archive et un terrain de jeux de l’intégralité des passions humaines, y compris les plus malsaines… Qui veut voir un assassinat, aujourd’hui, le peut. On peut commander et commanditer des choses terribles… Il m’a donc semblé intéressant de remettre en jeu la vieille question du traité des passions. Le moment a coïncidé avec la sortie de 120 battements par minute, c’était pour moi une façon de commencer autre chose.

© Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL : Quels sont selon vous les grands défis du système éducatif français, notamment en termes d’inégalités qu’il contribue à perpétrer ? Quel est votre avis sur cette question, depuis votre place actuelle de professeur dans une classe préparatoire ?

PM : Mon opinion n’engage bien sûr que moi : je ne suis pas syndicaliste, et je ne me suis pas engagé collectivement sur ce terrain. Je prendrai donc toutes les précautions possibles. Mais permettez-moi de défendre ici les classes préparatoires. Si aujourd’hui je travaille dans des classes prépa relativement prestigieuses au lycée Lakanal (Sceaux), cela n’a pas toujours été le cas. J’ai auparavant enseigné auprès d’étudiants aux résultats bien plus fragiles, la sélection à l’entrée était faible voire inexistante, mais les moyens dont nous disposions étaient plus élevés que ceux dont l’université d’aujourd’hui dispose pour s’occuper au cas par cas de ces étudiants. Or je sais d’expérience que certains d’entre eux auraient été menacés d’abandon à l’université. Il en va des moyens, évidemment – non de la qualité supposée des enseignants. Beaucoup de mes amis enseignent à l’université, je les vois soumis à la pression des publications et pris dans une logique où le temps dévolu à l’enseignement et celui consacré à la recherche sont comme mis en concurrence, ce qui est désolant, eu égard à leur vocation d’enseignants-chercheurs. Ce qui, surtout, rend difficile l’accompagnement des étudiants de première et deuxième années notamment, à un moment crucial de leur parcours. Je défends donc le système des classes préparatoires auquel je participe. Il ne s’agit pas de généraliser l’idée d’une propédeutique telle qu’elle est enseignée en prépa, l’offre éducative doit être aussi diversifiée que possible. Mais il s’agit, en revanche, de faire en sorte que le type d’accompagnement des études procuré en prépa puisse être étendu à tous les étudiants de licence. Dans un système profondément injuste, la suppression des classes préparatoires, telle que je l’entends préconisée ici ou là, ne résoudrait nullement la question de l’injustice.

« Dans un système profondément injuste, la suppression des classes préparatoires ne résoudrait nullement la question de l’injustice »

Autre grand chantier bien sûr – mais je n’y ai jamais exercé : l’enseignement professionnel qui reste aujourd’hui négligé, considéré comme une zone de relégation – ce qui constitue un problème a minima symbolique, puisqu’il est le plus souvent un choix par défaut.

Il y a par ailleurs un énorme travail à faire sur la représentation du métier enseignant, qui va de pair évidemment avec sa revalorisation. Les classes où j’enseigne sont théoriquement destinées à former de futurs enseignants. Or très peu de mes étudiants souhaitent devenir professeurs. Ce n’était pas le cas il y a 30 ans. Pourquoi cette désaffection ? Pour des raisons matérielles bien sûr, mais aussi pour une série de préjugés sur le métier. Je suis souvent effaré quand j’entends que l’école doit redevenir un lieu d’autorité. Je crois qu’elle n’a jamais cessé de l’être, je suis même interloqué par la façon dont elle l’est. Tout se passe comme si l’école s’était reverrouillée depuis les années 1970, alors même que la question de l’autorité, des rapports de pouvoir, des rapports d’égalité, a très largement évolué dans les familles, dans la rue, etc. L’un des problèmes auquel nous sommes aujourd’hui confrontés est l’écart qui se creuse entre l’école et le reste des institutions sociales. Il y a à faire dans l’école en cette matière ! Pour l’heure, elle reste un lieu stable et conservateur. J’ai un pouvoir considérable quand je suis face à une classe…

© Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL : On vous qualifie souvent d’intellectuel engagé militant. Qu’est-ce qu’un intellectuel ? On réserve souvent ce qualificatif aux universitaires…

PM : Un universitaire, c’est un savant ; un intellectuel, c’est quelqu’un qui fait un pas de côté et qui depuis sa propre discipline – discipline universitaire mais pas seulement – s’agence à d’autres lieux, à d’autres instances pour penser ce qui arrive. C’est également quelqu’un qui produit, selon différents agencements de production. La notion même d’intellectuel a bien sûr évolué dans le temps. Sartre a sans doute été le dernier à incarner la figure des intellectuels « universels ». Le modèle des « intellectuels spécifiques » tels que Foucault les identifiait, l’a emporté : des intellectuels engagés dans une discipline singulière, qui pensent la politique du savoir qu’ils produisent (ce qui les distingue des « experts »), et qui font ce pas de côté et mettent leur savoir et le pouvoir social dont ils bénéficient, au service de luttes, au service de ceux qui n’ont pas encore la parole. Il s’agit là d’une une action éminemment intellectuelle.

Personnellement j’ai surtout connu des configurations intellectuelles collectives. Une association comme Act Up, une revue comme Vacarme sont des intellectuels collectifs : des agencements de savoirs et d’expériences multiples qui produisent de la pensée. Ce que j’appellerai aujourd’hui intellectuel, c’est donc une production de pensée à la faveur d’un pas de côté et d’un agencement spécifique.

« Ce que j’appellerai aujourd’hui intellectuel, c’est une production de pensée à la faveur d’un pas de côté et d’un agencement spécifique »

Il faut en effet toujours du collectif, c’est pour cela que l’université est potentiellement une fabrique d’intellectuels mais elle n’est pas le lieu des intellectuels. En outre il y a beaucoup d’intellectuels qui précisément font le choix d’aller travailler en collège, ou ailleurs. A ce moment-là, ils sont dans une logique intellectuelle.

LVSL : Concernant votre engagement pour la défense des minorités, et précisément dans la lutte contre le sida : le film « 120 battements par minute » a-t-il servi la cause, et pour quels effets ?

PM : Le film de Robin Campillo s’inscrit dans un travail de mémoire, d’éclairage des luttes d’aujourd’hui. Reste que faire un film, participer à son écriture comme ce fut mon cas, procède le plus souvent d’une nécessité personnelle. Si j’ai répondu favorablement à la proposition que Robin m’a faite de revenir sur ce qui avait été notre histoire, c’est notamment parce que je voyais que les jeunes gens d’aujourd’hui, qui ont l’âge que nous avions à l’époque, ignoraient tout de cette histoire. Il était donc temps de leur en parler, vingt ans ou trente ans plus tard, quand le chagrin s’est déposé et qu’on peut y revenir.

Mais l’essentiel est peut-être ailleurs. Pour ma part, j’avais en tête deux questions très intimes, qui ont irrigué l’écriture du film. La première porte sur l’amour : est-ce que je l’aime parce qu’il va mourir ? Est-ce que je l’aime parce que je vais mourir ? La seconde est plus politique : où s’arrête le politique ? Y a-t-il encore du politique quand on est dans une chambre d’hôpital, confronté à l’imminence de la mort ? C’est sans doute pour me colleter avec ces questions que j’ai accepté de co-écrire ce film. On écrit toujours d’abord pour soi, pour s’affronter à quelque chose d’obscur en soi. Le film ou le livre sont la configuration de cet affrontement. Il en résulte une œuvre, un objet dont on se détache et c’est alors à chacun d’en faire quelque chose.

Quant aux effets que le film a eus sur Act Up proprement dit, ils sont difficiles à évaluer, mais force est de constater qu’ils ont été potentiellement explosifs. Je parle d’une Act Up que je connais mal : cela fait 15 ans que je n’y milite plus. Y sont arrivés des gens qui ont voulu retrouver l’Act Up du film, ils apportaient une sorte de désir et d’énergie vraiment magnifiques mais décalés et beaucoup plus radicaux que l’Act Up d’aujourd’hui. Car on ne meurt plus du sida en France, sauf pour les malades dans des situations d’extrême précarité. Le film a contribué à déstabiliser l’association, jusqu’à la scission.

© Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL : De l’engagement à Act Up à votre action en faveur des sans-papiers, quelle est la cohérence ?

PM : Act Up est une association de personnes atteintes par le sida. De ce point de vue, il y a une différence fondamentale avec le combat pour les sans-papiers, parce qu’à Act-up je parlais à la première personne, en tant que malade. Si je m’engage dans la lutte pour l’accueil des étrangers, c’est en tant que citoyen de mon pays.

Mais au-delà de cette différence, il y a un lien fondamental. À Act Up, j’ai appris que lutter contre le sida, c’est faire autre chose que lutter contre le sida : c’est lutter pour l’éducation, pour un changement des représentations, pour les personnes les plus précarisées parce que les épidémies s’installent au lieu même de la précarité ; c’est lutter sur la question des prisons, sur la question des drogues, sur la question des brevets. Bref, partant d’une question spécifique et singulière, on en vient à élaborer une vision et des exigences de politique générale. La question des étrangers en France était une question cruciale à Act Up, d’abord parce qu’on expulsait des étrangers malades dans des pays où ils n’auraient pas de traitement, ce qui revenait à les condamner. Nous nous sommes battus pour qu’ils soient réputés inexpulsables. Nous avons d’abord gagné, mais ce n’était qu’une victoire provisoire : le durcissement des lois successives sur les étrangers a eu raison de cette protection pourtant élémentaire.

Il y a enfin une parenté structurelle entre ces combats. Le premier geste d’Act Up, c’est la prise de parole : « à vous qui considérez que le sida est une maladie honteuse et qui voudrez nous acculer au silence, nous allons dire haut et fort que nous sommes pédés, drogués, malades du sida ! Nous prenons la parole en notre nom ». Or il en est allé de même des coordinations de sans-papiers.  Être sans-papiers, c’est être condamné à raser les murs, dans la clandestinité. En se rassemblant comme ils l’ont fait, les étrangers sans-papiers ont refusé ce destin mortifère, ils ont construit un discours public en leur nom propre et ont inventé par là un nouveau sujet politique.

Du mouvement des malades du sida à celui des sans-papiers, il y a donc l’invention d’un mode d’intervention politique qui n’existait pas véritablement avant les années 1990. Ont émergé ensuite de nouveaux relais tels que – justement – la revue Vacarme dans laquelle se sont retrouvés des membres d’Act Up, du Gisti[5], des associations de précaires. Plus tard, pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, certains d’entre nous ont créé, avec Michel Féher et Eric Fassin, l’association « Cette France-là[6] ». Il s’agissait d’établir un annuaire des politiques d’immigration visant à les documenter via, notamment, des récits de vie de personnes expulsées. Nous avons également fait des enquêtes sur les pratiques des préfets auxquels les autorités fixent des objectifs chiffrés en matière d’expulsions, mais également sur les institutions, comme certains hôpitaux dont les patients étrangers étaient envoyés en centre de rétention une fois soignés. Nous interrogions surtout la rationalité, ou l’irrationalité à l’œuvre dans ces politiques. Tous les rapports, des plus officieux aux plus officiels, attestent de l’intérêt économique de l’accueil d’étrangers en France, indépendamment même des valeurs de solidarité et du sentiment commun d’appartenance à l’humanité.

« Tous les rapports attestent de l’intérêt économique de l’accueil d’étrangers en France »

Pourquoi cette politique ? Sans doute parce que, quand on veut faire valoir des résultats, il est plus facile d’en obtenir en expulsant des étrangers qu’en empêchant la fermeture d’une usine.

Aujourd’hui, nous sommes toujours dans cette France-là qui est un État de droit dans lequel est menée une politique totalement abjecte à l’égard des étrangers. Leur vie est infernale pendant quelques années durant lesquelles ils ne peuvent pas travailler légalement car ils n’ont pas de papiers. La logique est bien connue : fuite, emprisonnement, et en dernière instance, on finira peut-être par les régulariser. En matière de santé publique, c’est catastrophique. Il existe un lien entre la précarité des étrangers et la contamination par le VIH sur le territoire français. Une manière de lutter contre le sida en France consiste donc à accélérer les procédures d’attribution des papiers. Autant dire que tous ces combats sont liés.

[1] Vacarme est une revue trimestrielle publiée sur papier et prolongée en ligne, qui mène depuis 1997 une réflexion à la croisée de l’engagement politique, de la création artistique et de la recherche. https://vacarme.org.

[2] Jacques Rancière, Le partage du sensible, Esthétique et politique, 2000, La fabrique.

[3] Hervé Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, 1990, Gallimard.

[4] L’Observatoire des passions est une série de soirées mensuelles, à mi-chemin entre le séminaire et la performance, où Philippe Mangeot interroge avec ses invités les passions fondamentales qui les meuvent.

[5] Le Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigré·e·s) milite pour l’égal accès aux droits et à la citoyenneté sans considération de nationalité et pour la liberté de circulation.

https://www.gisti.org/spip.php?article170

[6] Association créée en décembre 2007, Cette France-là se propose de documenter le traitement réservé aux étrangers qui, selon les autorités françaises, auraient vocation à être « éloignés ». http://www.cettefrancela.net

Le salvinisme : une passion de la droite italienne

Matteo Salvini / Wikimedia Commons

Comment Matteo Salvini est-il arrivé à cette popularité foudroyante ? Son leadership politique est-il identique à ceux des autres forces politiques de l’extrême droite européenne ? En quoi le discours anti-immigration entre en jeu ? De l’apogée de la droite populiste au déclin de la gauche, Samuele Mazzolini, chercheur en théorie politique et fondateur de la revue Senso Comune, revient sur les grands bouleversements de la politique italienne. Entretien paru initialement dans la revue Nueva Sociedad. Traduit par Marie Miqueu-Barneche.


Nueva Sociedad – Matteo Salvini a réussi à s’imposer comme le principal leader de la droite italienne, détrônant le Mouvement 5 étoiles mais aussi le parti historique de Silvio Berlusconi aux dernières élections régionales. Quelles raisons expliquent que la Ligue, un parti historiquement lié au Nord et associé au sécessionnisme ainsi qu’à la haine envers les « pauvres du sud », ait pu se développer dans des régions qui lui étaient défavorables ?

Samuele Mazzolini – À partir de 2013, quand la Ligue du Nord a gagné les primaires autour de son fondateur et leader historique, Umberto Bossi, Matteo Salvini a commencé à changer lentement la direction du parti. Ce mouvement s’est accéléré au cours des dernières années. Historiquement, la Ligue du Nord était le parti des intérêts des petits propriétaires des régions du nord – Lombardie et Vénétie en particulier – opprimés par la pression fiscale, et qui, en plus, revendiquaient une différence culturelle avec le reste du pays. Cependant, il faut souligner qu’à partir de ce moment, la Ligue du Nord a commencé à capter des parts significatives du vote ouvrier grâce à l’aura démagogique de Bossi. Dans le discours du parti, Rome était une ville parasitaire, « voleuse », qui vivait d’un système étatique financé par les impôts du nord. Le sud était perçu comme une terre de paresse, de retard social et économique, soulagé par un assistanat trop généreux. Dans son époque la plus extravagante, la Ligue du Nord a fait vivre un exotisme politique qui mélangeait d’étranges fulgurances et des grossièretés. Ils ont inventé de toutes pièces la généalogie historique de la Padanie (Ndlr : la vallée qui occupe presque tout le nord de l’Italie, que la Ligue érige en entité politique) – à travers des fêtes dans lesquelles ils allaient jusqu’à se mettre en scène en montrant un échantillon de l’eau du Po dans des ampoules. Sans parler des outrages et des gestes obscènes sur lesquels Bossi n’a pas lésiné durant ses années de gloire. La Ligue du Nord a oscillé des années 1990 à 2013 entre une position ouvertement sécessionniste (qui n’a jamais rapporté beaucoup de votes) et la collaboration avec Berlusconi au sein d’une plateforme fédéraliste. Dans le sud, on les a toujours détestés. La Ligue du Nord était la béquille de la coalition du centre-droit dans le nord.

Salvini, qui était encore imprégné de ce discours il y a quelques années de cela, a changé de cap en façonnant son parti selon le format du Front National de Marine Le Pen et en changeant de nom. Désormais, le parti se baptise simplement La Ligue, et non plus la Ligue du Nord. Il s’agit d’un parti national, dont le discours est principalement centré sur l’immigration. L’intensification et la médiatisation du phénomène migratoire ces dernières années, avec une hausse dramatique des débarquements d’êtres humains désespérés sur les côtes du pays, ont offert un matériel explosif à la Ligue. Dans ce cadre, Salvini était reconnu pour maintenir une posture ferme alors qu’il dépeignait une gauche naïve oubliant les intérêts des italiens. Il a aussi accusé les autres pays européens de laisser l’Italie seule dans sa gestion de la migration. Selon Salvini, la dynamique migratoire met en difficulté le marché du travail, oblige l’Etat à dépenser de l’argent pour les migrants et menace l’ordre public. Ce fut une stratégie qui, dans une conjoncture d’effondrement économique et social, a canalisé le mécontentement social de la forme la plus grossière. Depuis qu’il est ministre de l’Intérieur, le respect de ces promesses électorales a accru de manière exponentielle sa cote de popularité ces derniers mois. De plus, Salvini s’est montré stratégique en introduisant sur la scène politique des thèmes autour desquels personne jusqu’à présent n’avait réussi à rassembler, comme l’opposition à la réforme des retraites et aux technocrates européens. Au sujet de ce dernier point, il a flirté avec une méfiance grandissante envers l’Union Européenne qui se développe dans tout le pays et qui a même réussi à mettre en doute l’euro, mais il est revenu sur ses pas quand cela ne lui convenait plus.

NS – Si vous deviez décrire le profil de Salvini, quels traits ressortiraient ?

SM – Il faut reconnaître que Salvini a un grand flair politique. Je crois que sa plus grande force est de réussir à faire passer des consignes de la droite radicale comme des considérations de sens commun. Son ton est embrasé mais il réussit toujours à présenter ses propositions comme si elles étaient parfaitement légitimes, comme si elles étaient le fruit d’un raisonnement. Il ne se contente pas de crier : au travers d’un langage simple, très linéaire, d’homme du peuple, il est capable de donner une image claire et évidente à des politiques d’extrême droite, et par là même d’évincer du champ de la rationalité les autres acteurs politiques. Une autre de ses facultés, cette fois-ci plus sous-terraine, consiste à maintenir sa popularité dans des secteurs qui sont aux antipodes de l’échiquier politique. Salvini ne plaît pas exclusivement à ceux qui ressentent un grand mécontentement social. Il garde, en même temps, un soutien très élevé de la part du secteur entrepreneurial. Dans ce secteur, tous ne tolèrent pas sa fougue xénophobe, mais face à l’inconnue du Mouvement 5 étoiles, ils préfèrent un parti dont la vocation est beaucoup plus claire en matière de défense des affaires, avec notamment la promesse de mettre en place la flat tax. Ceci explique que pendant des mois, Salvini a eu bonne presse dans quelques journaux d’orientation libérale. C’est un homme politique perspicace, étant donné qu’en montrant un mélange de radicalisme de droite et de pragmatisme pro-entrepreneurial, il arrive à faire fusionner des mondes sociaux très hétérogènes.

NS – Quelles ressemblances et quelles différences existe-t-il entre Salvini et les autres courants d’extrême droite – ou populistes de droite – européens ?

SM – C’est une galaxie complexe, il s’agit de formations qui ont des généalogies différentes. Au-delà du fait que dans cette conjoncture historique ils soient catégorisés heuristiquement comme des populismes de droite, il est important de garder une approche la plus analytique possible, afin de ne pas tomber dans le piège qui consiste à les accuser de fascisme. Leur point commun est une hostilité ouverte envers la migration. Ils veulent uniquement des natifs dans leurs pays (natifs souvent compris en terme strict de consanguinité ethnique), et exhibent une intolérance envers les migrants africains et asiatiques, mais aussi envers ceux d’Europe de l’Est. Certains d’entre eux expriment plus d’inquiétude que d’autres en ce qui concerne la supposée islamisation de nos sociétés. C’est un thème que Salvini a développé, même s’il ne l’a pas fait de manière aussi centrale que Marine Le Pen en France et Geert Wilders aux Pays-Bas. De manière un peu moins visible, certains ont une posture homophobe, mais il y a des exceptions. En effet, la leader de Alternative pour l’Allemagne (AfD), Alice Weidel, est ouvertement homosexuelle, ou le néerlandais Pym Fortuyn, l’était aussi.

Il me semble que, de toute façon, il existe des différences importantes. Certains n’arrivent pas à s’éloigner d’une esthétique fasciste, même si le discours (dans beaucoup de cas) ne l’est plus vraiment. C’est le cas du Front National de Le Pen, dont l’association avec le régime de Vichy est encore d’actualité. La même chose se passe avec AfD en Allemagne et Jobbik en Hongrie, qui viennent de mouvements sociaux d’extrême droite. Comme nous le savons, l’origine idéologique de la Ligue est différente, même si Salvini est clairement devenu une option électorale attrayante pour l’électorat profasciste. Cependant, je dirais que la différence fondamentale est ailleurs. Si toutes ces personnalités sont hostiles à l’Union Européenne et demandent la récupération de la souveraineté nationale (depuis une perspective de droite, bien sûr), l’élément anti-austérité est davantage marqué dans le cas de la Ligue et, en partie, dans celui de Marine Le Pen. Ce n’est pas un hasard que les populistes du nord de l’Europe aient recours, comme beaucoup de libéraux de leurs pays, à la parabole de la cigale et la fourmi : les peuples du sud de l’Europe sont les cigales qui vivent tranquillement et demandent à ce que leurs comptes soient alimentés par les fourmis travailleuses, qui seraient les peuples du nord. Il convient de souligner que c’est un discours qui manque totalement de fondement. Finalement, il y a une dernière source de tension entre eux – au-delà du fait qu’ils aient participé à beaucoup de sommets ensemble – autour de la constitution d’une sorte d’Internationale des populistes de droite. Salvini a demandé à maintes reprises qu’il y ait une répartition équitable des migrants qui arrivaient en Italie entre les pays européens. Le plus récalcitrant était justement son ami Viktor Orbán en Hongrie.

Samuele Mazzolini, chercheur en sciences politiques et spécialiste d’Ernesto Laclau.

NS – Luca Morisi, le gourou des réseaux qui développe la campagne politique de Salvini, a réussi à convertir le démagogue parlant aux secteurs racistes et xénophobes en un vrai leader politique. Quelles ont été les clefs de la stratégie de propagande qui a permis de donner l’image d’un Salvini « proche du peuple » ?

SM – C’est une autre question fondamentale. Il y a une hyperexposition médiatique de Salvini. Quand on allume la radio, c’est Salvini qui parle, et si l’on allume la télévision, c’est encore Salvini. Dans ta ville, un jour où l’autre, tu tomberas sur Salvini en train de haranguer les gens. Et si tu te connectes sur les réseaux sociaux, tu vois immédiatement apparaître une publication ou une photo de Salvini. Dans ce dernier secteur, il semble que Luca Morisi ait développé un système particulier communément nommé « la bête ». Je ne suis pas un expert en technologie numérique, mais j’ai cru comprendre que c’est un système qui gère à la fois les réseaux sociaux et les listes de mail, qui analyse constamment les contenus avec le plus de succès, le type d’utilisateurs qui ont interagi et de quelle manière ils l’ont fait. Ça leur permet de parfaire la propagande, en calibrant selon les fluctuations et les changements d’humeur politique. Quelques semaines avant les élections de l’année dernière, ils ont lancé un jeu en ligne sur Facebook qui s’appelait Vinci Salvini!, qui invitait les utilisateurs à interagir sur les publications du Capitaine[le surnom du leader de la Ligue]. Une photo du gagnant était ensuite publiée sur le profil de Salvini, le gagnant recevait également un appel téléphonique du leader de la Ligue et pouvait le rencontrer lors d’un rendez-vous « privé ». C’était une manière d’augmenter le flux des visites, mais aussi de récupérer les données d’une grande quantité d’utilisateurs. Et nous savons désormais que la gestion des big datas est importante pour influencer l’opinion publique.

NS – La montée du salvinisme semble aller de pair avec l’effondrement politique et intellectuel de la gauche italienne, l’une des plus fortes d’Occident. Peut-on imaginer comment pourrait se recomposer cet espace ?

SM – Toutes les branches de la gauche italienne vivent une époque de crise gravissime. On se souviendra pendant longtemps des élections du 4 mars 2018. La gauche modérée et social-démocrate connaît une phase d’égarement historique. Son adhésion aux politiques antipopulaires, son acceptation fort peu critique de l’austérité imposée par Bruxelles, sa proximité des grands groupes multinationaux et financiers l’ont fait paraître, et à juste titre, comme complice de l’érosion des sécurités sociales et professionnelles qui l’avaient pourtant caractérisées durant l’époque précédente. Matteo Renzi, après être un temps parvenu à se faire voir comme le représentant d’une proposition innovante de renouvellement générationnel autour d’une espèce de populisme centriste, a rapidement jeté à la poubelle tout le capital politique qu’il avait accumulé. Il est maintenant, à 44 ans, un homme politique à la popularité décroissante. En arrivant au pouvoir, il a vite démontré que l’unique variante qu’il apportait était une modération du Parti Démocrate, dans un processus qui était en gestation depuis la mort du Parti Communiste Italien (PCI), et dont il a représenté l’apogée et la ruine. Arrogant, présomptueux, sans contact avec la réalité, il a confirmé la thèse de Machiavel selon laquelle le leadership nécessaire pour arriver au pouvoir ne coïncide pas toujours avec celui nécessaire pour s’y maintenir.

La gauche radicale n’a pas d’avenir non plus. Elle a une image résiduelle au sein de la population. Ce secteur politique s’adresse exclusivement à lui-même, car il doit respecter certaines normes de discours et une esthétique particulière. La gauche doit s’aimer elle-même. En réalité, elle devrait plaire aux autres. Le fait est que ses procédés liturgiques, en dehors de sa propre bulle, provoquent un certain rejet. Elle s’enferme et ne se rend pas compte qu’elle choisit automatiquement un espace politique qui la neutralise. Il ne s’agit pas de cesser de lutter pour la justice sociale : c’est une histoire de symboles, de mots, de tics nerveux, d’une répétition de tout le politiquement correct qui est devenue odieuse. Mais c’est aussi une question de contenus. En ce sens, aucune des deux branches de la gauche n’arrive à développer une analyse socio-économique à la hauteur des circonstances, en insistant sur les droits civils et individuels dans une époque où la priorité des questions sociales est évidente. Aucun des deux secteurs n’a problématisé sérieusement le rôle de l’Union Européenne et de l’euro. Les deux ont été le levier au travers duquel le néolibéralisme s’est cristallisé et consolidé, appauvrissant la démocratie en faveur des marchés et dépossédant les États européens de la souveraineté populaire. C’est un mot banni. Je me rends compte que, vu depuis l’Amérique Latine, cette posture semble grotesque. Ici, seuls la droite et le Mouvement 5 étoiles ont été suffisamment perspicaces pour entrevoir la nécessité de parler de la question nationale, qui est enjeu important puisqu’elle regroupe le déficit démocratique, l’asymétrie entre les pays européens et la nécessité de développer une proposition ancrée dans les traditions populaires et nationales. À l’inverse, la gauche se présente comme défenseure d’un cosmopolitisme abstrait, et ce n’est pas un hasard si ses électeurs appartiennent à des couches aisées vivant dans les centres urbains onéreux. Ses racines populaires n’existent plus.

NS – Il y a presque un mois, de nombreux maires du sud de l’Italie se sont rebellés contre Salvini et ont décidé de ne pas fermer les ports devant l’arrivée des migrants. Comment peut-on résoudre ce conflit humanitaire et territorial entre le gouvernement et les maires ? Des leaders comme le maire napolitain Luigi de Magistris peuvent-ils incarner la nouvelle opposition au gouvernement ?

SM – Le geste de ces maires est courageux et méritant. Mais il n’y a pas de conflit territorial. La vérité est qu’il leur est impossible de renverser la politique de Salvini de fermeture des ports. La question humanitaire n’a pas de solution facile. Les migrations sont dynamiques, elles ont des raisons structurelles profondes qui demandent des solutions drastiques, en commençant par la mise en question du rôle des pays occidentaux et de leurs multinationales en Afrique. À court terme, il faudrait une plus grande solidarité de la part des pays européens et le dépassement de la Convention de Dublin qui prévoit que les pays d’arrivée des migrants soient les responsables des démarches de demande d’asile, ce qui met une grande pression sur les pays du sud de l’Europe, l’Italie et la Grèce en première ligne.

En ce qui concerne De Magistris, je me vois obligé de répondre solennellement que non, il ne peut incarner aucune opposition au gouvernement. Récemment, il a rejeté la possibilité d’être le leader d’un grand éventail de forces de la gauche radicale pour les élections européennes. Il y a deux raisons pour penser que ça n’aurait pas fonctionné. La première est en lien avec le personnage. Ces derniers temps, il s’est enfermé dans un langage et un symbolisme vernaculaire, très napolitain, avec peu de succès dans le centre-nord de l’Italie, où habite la majorité de la population. De plus, il a fait des propositions saugrenues telle que l’idée d’une crypto-monnaie pour Naples et l’organisation d’un référendum pour obtenir plus d’autonomie pour la ville (dans un contexte où l’autonomie a toujours été une consigne de la Ligue pour détacher le nord des régions du sud, objectif que Salvini est en train d’atteindre au travers du transfert de compétences à trois régions du nord en plein silence général, vu que cela pourrait faire douter de sa vocation nationale). La deuxième raison, c’est que De Magistris n’a pas réussi à maintenir une distance prudente vis-à-vis de sujets politiques discrédités et sans avenir. Le pire, c’est que sa proposition politique a été phagocytée par ce milieu qui adopte une tonalité morale plus que politique dans ses condamnations.

Mais revenons à la question migratoire. Elle produit de nos jours une dichotomie dont on ne peut rien tirer de positif. Insister dans le pôle opposé à celui de la Ligue est éthiquement louable, mais politiquement stérile. Son alternative, qui consisterait à se rapprocher des positions de la Ligue en la matière, est éthiquement répugnante et politiquement inutile, car la Ligue occupe déjà ce terrain mieux que personne. Le seul chemin qui peut avoir du sens est l’adoption d’une position nuancée sur la question pour éviter de mourir politiquement. C’est-à-dire, en reconnaissant le drame humanitaire et en rejetant les politiques de la Ligue, mais en admettant la nature problématique du phénomène et le besoin d’une intervention régulatrice. Cependant, c’est un axe sur lequel il est presque impossible d’obtenir un intérêt politique, il faut dès chercher de nouvelles dichotomies à partir desquelles il est possible d’occuper la position la plus forte : c’est la question du contrôle de l’agenda politique. A l’inverse, la gauche et De Magistris reçoivent passivement la dichotomie de la migration (et d’autres similaires) et ils la renforcent, dépoussiérant ainsi un antifascisme militant qui n’articule rien et se limité à l’expression d’un témoignage moral.

NS – Comment l’Italie intervient-elle dans la géopolitique globale ?

SM – Très mal. Historiquement, l’Italie a toujours été le sud du nord et l’est de l’ouest. Aujourd’hui, nous courons le risque que cela s’inverse. Toutefois, il ne s’agit pas d’une destinée manifeste à l’envers. L’Italie vaut beaucoup plus que ce que ses épouvantables élites pensent et que ce que les dernières élections ont pu démontrer durant ces décennies. Historiquement, l’Italie a été forcée à imiter les modèles étrangers, et la participation à la constitution de l’euro, un des paris géopolitiques les plus absurdes et néfastes du siècle passé, est le meilleur exemple de cette attitude. C’est la philosophie du lien externe, c’est-à-dire la volonté d’attacher notre économie et notre société à des modèles que nos élites considèrent comme les plus efficaces, pour qu’elles nous éloignent de notre supposé atavisme, de notre apparente propension ontologique au désastre, à faire les choses mal. En définitive, c’est une espèce d’autoracisme. Tout cela s’est traduit en une politique extérieure à la merci des plus puissants, tant sur le plan européen que mondial, surtout face aux États-Unis. Pour ces raisons, l’Italie a toujours été avant-gardiste pour prêter des ressources (militaires, financières, d’espionnage) à des fins éloignées de ses intérêts (voir notamment la participation à des guerres impulsées par d’autres), mettant en risque ses propres réseaux commerciaux.

L’Italie n’est pas immune aux problèmes internes d’ordre économique, démographique et politique qui limitent son rayonnement international. Mais un éventuel Italexit fait peur à tout le monde, étant donné qu’il remettrait en question la zone Euro. En ce sens, l’Italie n’est pas la Grèce. De plus, l’Italie bénéficie d’une position qui lui permet de mener une politique extérieure plus indépendante, avec un rôle plus important. La taille de son économie (la huitième ou neuvième du monde), sa position géographique privilégiée au centre de la Méditerranée, son excellence dans certains secteurs technologiques, sont des éléments qui, en principe, lui donneraient un rôle beaucoup moins servile que celui qu’elle joue en ce moment. Le problème est qu’il manque un État, il manque une classe de dirigeants à la hauteur qui sache raisonner au-delà des patrons consolidés, des institutions qui fonctionnent. Pour avoir un rôle géopolitique plus remarquable, il faudrait terminer le processus encore d’actualité du Risorgimento. C’est une tâche qu’avait proposée le Parti Communiste, mais plus personne ne pense ainsi.

 

Samuele Mazzolini est docteur en philosophie à l’Université d’Essex. Il travaille au sein du département de Politique, Langues et Etudes Internationales de l’Université de Bath. Il collabore habituellement avec le journal Il Fatto Quotidiano et préside l’organisation politique Senso Comune.

Vox : la démonstration de force de l’extrême-droite espagnole

Aux élections andalouses du 2 décembre, Vox, parti d’extrême-droite jusqu’alors marginal, a réalisé une percée inattendue. Cette formation nationaliste et ultra-conservatrice entend réaffirmer les valeurs traditionnelles devant l’essor du mouvement féministe et raviver la fierté nationale prétendument mise à mal par la crise catalane et l’immigration. Décryptage. 


 

Le 2 décembre, aux alentours de 22h15, c’est la stupeur en Andalousie. Les résultats officiels des élections autonomiques sont annoncés, et contre toute attente, le bloc des droites vient de décrocher la majorité absolue des sièges au Parlement régional. Le PSOE de Susana Díaz, bien qu’arrivé en tête avec 33 sièges, devrait perdre la direction de la communauté autonome et, par là même, un bastion historique : les socialistes gouvernent l’Andalousie depuis la création de la « Junta de Andalucía » à la sortie du franquisme, il y a 36 ans. Le Parti Populaire, bien qu’affaibli, arrive en seconde position, suivi par les libéraux de Ciudadanos, alliés de La République en Marche. Adelante Andalucía, la coalition regroupant Podemos et Izquierda Unida (IU), pourtant bien placée dans les sondages, doit se contenter de la 4ème place.

La déception est de taille pour Teresa Rodríguez (Podemos) et Antonio Maillo (IU), qui comptaient s’appuyer sur un score confortable pour faire pression sur les socialistes dans le cadre d’un Parlement dominé par les gauches. Mais « los números no dan » : le compte n’y est pas. Ce soir-là, tous les regards sont tournés vers l’autre extrémité du panorama politique : Vox, parti d’extrême-droite jusqu’alors électoralement résiduel (0,45% aux élections andalouses de 2015) réalise une percée spectaculaire et parvient à arracher 12 sièges au Parlement régional, avec plus de 11% des voix. Certains sondages leur accordaient entre 1 et 4 sièges, mais la formation nationaliste et ultra-conservatrice dirigée par Santiago Abascal a déjoué tous les pronostics.

Au quartier général de Vox, les sympathisants accueillent la surprise aux cris retentissants de « Yo soy español, español, español ! », tandis que les cadres n’ont qu’un mot à la bouche : la « Reconquista ». « La Reconquête commence en terres andalouses et s’étendra au reste de l’Espagne », peut-on lire sur le compte twitter du parti. Vox, fondé en décembre 2013 à l’issue d’une scission avec le Parti populaire, poursuit sa démonstration de force. Elle avait commencé le 7 octobre dernier, à l’occasion d’un grand meeting au cours duquel 9 000 militants et sympathisants ont fait trembler l’enceinte du palais omnisports de Vistalegre, dans la banlieue de Madrid. Désormais sous le feu des projecteurs médiatiques, Vox et son leader Santiago Abascal entendent s’imposer comme un acteur incontournable du jeu politique en Espagne.

Automne 2018 : le début d’une « Reconquista » pour l’extrême-droite ?

En octobre dernier, c’est sur les terres de Podemos que Vox a entamé sa « Reconquête », en choisissant d’investir Vistalegre pour un meeting à hautes retombées médiatiques. A l’automne 2014, Podemos avait fait de Vistalegre un symbole, le point de départ d’un marathon électoral qui devait permettre aux Indignés de « prendre le ciel d’assaut ».  Quatre ans plus tard, les leaders de Vox l’ont bien compris, la dynamique Podemos a du plomb dans l’aile et les proches de Pablo Iglesias n’ont plus le monopole de la contestation du système politique hérité de la Constitution de 1978. « Nous ne prenons pas le ciel d’assaut, nous le conquérons », assénait Abascal ce 7 octobre 2018, dans le registre belliqueux constamment mobilisé par les leaders de Vox.

Santiago Abascal, 42 ans, est l’homme fort du parti d’extrême-droite, qu’il préside depuis septembre 2014. Cet ancien député régional du Pays-Basque (2004-2009), adepte des propos outranciers à connotation xénophobe, machiste et homophobe, a longtemps fait ses armes au sein du Parti Populaire, qu’il a intégré à l’âge de 18 ans. Il a notamment été sous l’influence de son père, explique-t-il, une ancienne figure de l’Alliance populaire, menacé de mort par l’ETA. « Je suis toujours armé d’un Smith & Wesson, d’abord pour protéger mon père de l’ETA, aujourd’hui pour protéger mes enfants », confiait Abascal à El Español en mai 2017.

Longtemps critique vis-à-vis de la ligne portée par Mariano Rajoy à la tête du PP, il décide d’en claquer la porte en novembre 2013. Il accuse alors le chef du gouvernement conservateur d’avoir « trahi les valeurs et les idées » du parti. En cause, son inaction vis-à-vis de la corruption qui gangrène le PP, et une politique jugée trop laxiste à l’égard des prisonniers de l’ETA. Dans la foulée, Abascal lance son propre parti, Vox, avec l’objectif d’attirer les électeurs de droite « désenchantés » par les politiques du PP. A ses côtés, José Antonio Ortega Lara, ancien fonctionnaire de l’administration pénitentiaire, séquestré 532 jours par l’ETA entre 1996 et 1997, véritable symbole de la lutte anti-terroriste.

Santiago Abascal, leader de Vox.

A Vistalegre, Abascal et Ortega Lara sont épaulés par Javier Ortega Smith, avocat et secrétaire général du parti, lui aussi familier des phrases choc et des polémiques en tout genre. En juin 2018, alors que l’Espagne s’apprête à accueillir l’Aquarius, Ortega Smith poste sur Twitter une photo de lui aux abords de la Méditerranée, à côté d’un canon pointé vers la mer. « Nos frontières se respectent », légende-t-il. Devant la foule de sympathisants enthousiastes de Vistalegre, Ortega Smith reprend fièrement à son compte le fameux slogan de Donald Trump « Make America Great Again » : « Juntos haremos a España grande otra vez ».

La restauration de la grandeur nationale et la fermeture des frontières comptent parmi les leitmotivs du parti. Interrogé par Intereconomía peu avant le meeting du 7 octobre, Santiago Abascal use d’une métaphore qui n’est pas sans rappeler la formule de Marine Le Pen à propos des « clés de la maison France » : « Nous croyons en la propriété privée. Nous croyons que l’Espagne, en tant que nation, est la propriété privée des Espagnols. L’Espagne, notre foyer, notre maison, a ses murs et ses portes d’entrée. Les Espagnols décident à qui ils ouvrent la porte ». Une formulation travaillée qui n’empêche pas les leaders de Vox de s’exprimer plus crûment à propos de l’immigration en évoquant une « invasion programmée » ou en agitant le spectre d’une « islamisation » de l’Espagne.

Parmi les « 100 mesures urgentes pour l’Espagne », présentées en guise de programme politique à l’occasion du grand meeting de Vistalegre, la lutte contre l’immigration tient une place prépondérante : « déportation » des migrants clandestins dans leurs pays d’origine, durcissement des conditions d’attribution de la nationalité, restriction de l’accès gratuit aux soins pour les sans-papiers, érection d’un « mur infranchissable » à Ceuta et Melilla (les deux enclaves espagnoles en Afrique du Nord), suspension de l’espace Schengen, etc.

Autre obsession affichée par Vox : la réforme de l’organisation territoriale et la recentralisation autoritaire du pouvoir politique. Le parti entend s’attaquer frontalement à l’État des autonomies, compromis forgé au cours de la Transition pour satisfaire les doléances des « nationalismes périphériques », qui fait de l’Espagne un État largement décentralisé. Pour Vox, les compétences en matière d’éducation, de santé, de sécurité et de justice doivent réintégrer le giron exclusif de l’État central. Un élément revient sans cesse dans les discours de Santiago Abascal et de ses acolytes : la suspension définitive de l’autonomie de la Catalogne et l’illégalisation des partis « séparatistes ». « Un seul gouvernement et un seul Parlement pour tous les Espagnols », « Une Espagne, pas 17 », scande le leader de Vox à Vistalegre, recevant pour réponse une pluie de « Puigdemont, en prison ! », en référence à l’ancien Président de la Généralité de Catalogne, cible favorite des militants du parti.

Vox affiche par ailleurs une orientation ultra-conservatrice à travers une ligne de défense des valeurs traditionnelles. Le parti souhaite abroger le mariage homosexuel ainsi que la loi sur l’avortement. Ses dirigeants s’en prennent régulièrement aux mouvements féministes accusés d’« opprimer » les hommes, et fustigent « les lois totalitaires de l’idéologie du genre », selon les termes de Santiago Abascal. Le parti entend revenir sur la loi contre la violence de genre afin de la remplacer par une loi sur les « violences intrafamiliales », et fait de la lutte contre les soi-disant « fausses plaintes » pour agressions sexuelles un cheval de bataille. Dans cet arsenal de préconisations conservatrices, on retrouve également la protection de la tauromachie, présentée comme un élément indissociable du patrimoine culturel espagnol, ou encore la valorisation de la chasse, « activité nécessaire et traditionnelle du monde rural ». De manière générale, Vox met un point d’honneur à s’adresser à une population rurale délaissée, à travers un discours axé sur la modernisation des infrastructures et la résorption des déséquilibres territoriaux. Un discours exacerbé lors de la dernière campagne électorale, qui a sans nul doute trouvé un écho en Andalousie, première région agraire d’Espagne.

L’affirmation d’une nouvelle droite réactionnaire et populiste à la faveur de la crise catalane

Pour tout observateur de la vie politique espagnole, il est une particularité qui saute aux yeux au regard du contexte européen actuel : contrairement à la plupart de ses proches voisins, l’Espagne semble avoir été épargnée par l’installation d’un parti d’extrême-droite d’orientation nationale-populiste, à l’instar du Front National ou de la Ligue italienne, en mesure de capter à son profit le mécontentement de franges significatives de la population. Les explications sont plurielles. Sevrés par quatre décennies de dictature nationale-catholique, les Espagnols auraient durablement rejeté aux marges du système politique les formations identifiées à l’extrême droite. Les nostalgiques du franquisme, bien que structurés en réseaux d’influence au poids non négligeable (la Fondation Francisco Franco en est une illustration), peineraient à se doter d’une véritable expression politique. D’autant plus que l’espace disponible semblait jusqu’alors étriqué, du fait de l’existence d’un grand parti conservateur solidement enraciné, capable d’embrasser l’ensemble du spectre idéologique des droites, des libéraux modérés aux nationalistes les plus chevronnés : le Parti Populaire, héritier de l’Alliance Populaire fondée par d’anciens cadres franquistes lors de la Transition à la démocratie.

La vague de bouleversement des systèmes partisans qui traverse la plupart des pays européens n’a pas épargné l’Espagne, loin de là. Seulement, jusqu’alors, elle ne s’était pas traduite par l’affirmation d’une force populiste réactionnaire. Dans le sillage du mouvement des Indignés, qui s’est érigé en 2011 contre la corruption et la « séquestration » de la démocratie par les pouvoirs financiers, c’est le parti populiste de gauche Podemos qui est parvenu à catalyser les colères, conférant à l’indignation manifestée sur les places un débouché politico-électoral démocratique et progressiste. Mais depuis plusieurs mois, la formation de Pablo Iglesias n’a plus le vent dans le dos, et la crise catalane a profondément rebattu les cartes.

Meeting de Vox à Vistalegre, le 7 octobre 2018

Car la percée manifeste de Vox est à mettre en relation avec les événements qui ont émaillé l’automne 2017 en Catalogne et qui ont sensiblement bousculé les coordonnées du jeu politique espagnol. C’est ce qu’affirme Guillermo Fernández, chercheur à l’Université Complutense de Madrid, spécialiste des droites radicales en Europe : « depuis la fin de l’ « aznarisme », une partie de la droite espagnole la plus radicale a entamé un projet de reconstitution du régime de 1978 dans un sens autoritaire et centraliste. Ce projet, que l’extrême-droite espagnole a toujours porté puis actualisé au milieu des années 2000, entre aujourd’hui en connexion avec un sentiment de lassitude d’une partie de la société espagnole, qui s’est sentie humiliée par les revendications indépendantistes catalanes. ». L’accélération du « processus » indépendantiste en Catalogne a contribué à polariser la société autour de la question territoriale, et exacerbé parmi les « unionistes » le sentiment d’appartenance à la nation espagnole, sur lequel Vox s’appuie prioritairement.

Par ailleurs, la gestion chaotique de la crise catalane par le Parti Populaire, accusé par Vox – mais aussi par les libéraux de Ciudadanos – d’avoir fait preuve d’un manque de fermeté, a contribué à libérer un espace pour une demande de reprise en main autoritaire de la situation. Pour Guillermo Fernández, l’ « automne catalan » a mis en lumière l’un des aspects de la crise de régime que traverse l’Espagne, à laquelle Vox apporte une réponse par la droite : « De même que beaucoup d’Espagnols de gauche ont fait une lecture critique du régime de 1978 suite à la crise de 2008 (ce qui a donné lieu à l’esprit de rébellion qui a alimenté le mouvement des Indignés et a fait naître Podemos), beaucoup d’Espagnols de droite ont vu dans la crise catalane l’échec du régime des autonomies, et aspirent désormais à une réforme en profondeur de l’État vers plus de centralisme ».

En fustigeant l’impuissance du PP et les tergiversations de Ciudadanos, Vox trace une frontière nette vis-à-vis des partis de l’ordre constitutionnel. Cette démarcation se manifeste rhétoriquement par les attaques répétées à l’encontre de la « droite lâche » du PP (« derechita cobarde ») et de la « girouette orange », Ciudadanos. Vox se distancie d’une droite qui refuserait de s’assumer comme telle et qui aurait cessé de défendre les valeurs intrinsèquement liées à la communauté nationale. C’est ce que souligne Iago Moreno, rédacteur au journal La Trivial : « Vox pointe du doigt les partis de droite comme les éléments d’un establishment politique incapable de répondre aux problèmes de l’Espagne. Ils ont mis en place à partir de cela un discours qui oppose l’ « Espagne vivante » à un bloc regroupant le PP, Ciudadanos et le PSOE (…) Ils construisent une bombe politique capable de mobiliser des éléments aussi différents que le ressentiment machiste face à l’essor du féminisme, les demandes de fermeté à l’égard de l’indépendantisme qui émanent d’une grande partie de la droite, le contrôle des frontières, ou les demandes de mettre un terme au financement des partis et des syndicats par l’argent public. »

La défense de l’« Espagne vivante » est l’axe privilégié du discours populiste de Vox : elle oppose l’Espagne des traditions, des ancêtres et des territoires, à une élite politique déconnectée des réalités matérielles et accusée de trahir les fondements de l’identité nationale. À Vistalegre, Santiago Abascal dénonçait vigoureusement la « supériorité morale qu’a imposée la dictature du politiquement correct, dominée par les « progres » (progressistes) ». Le président du parti s’attaque tout aussi bien à la « gauche morale » représentée par Podemos, le PSOE ou encore les mouvements féministes en plein essor, qu’au Parti Populaire accusé d’avoir lâché du lest sur les questions de société. Le discours de Vox entend ainsi déclencher un sursaut d’orgueil chez cette Espagne authentique, idéalisée et mythifiée, appelée à envoyer valser la condescendance des élites qui méprisent les coutumes populaires. Il prend la forme d’une injonction à agir sans peur et sans honte, à assumer les valeurs reçues et transmises de génération en génération, réaffirmant la famille comme le socle primordial de la nation.

Ce récit politique soigneusement étoffé est alimenté et renforcé par l’usage d’un registre épique, d’une mystique guerrière et conquérante. Pendant la campagne andalouse, Santiago Abascal n’hésite pas à se mettre en scène à dos de cheval sur un fond musical du Seigneur des anneaux, chevauchant triomphalement vers la « Reconquête » promise. Guillermo Fernández résume : « Vox a donné corps à l’ « Espagne des balcons », par le biais d’une épique nationale de la reconquête, qui injecte un shoot de vitamines à la fierté nationale blessée depuis la crise catalane. C’est ce récit épique qui a permis de s’adresser transversalement aux Andalous ».

Une chose est sûre : l’irruption de Vox sur la scène politique espagnole est actée, et le phénomène n’est pas près de se tarir dans les mois qui viennent. Les thèses défendues par le parti d’extrême-droite rencontrent d’autant plus d’écho qu’elles sont parallèlement banalisées par l’adoption d’une ligne dure au sein du Parti populaire, depuis le changement de direction consécutif à la chute de Mariano Rajoy. Pablo Casado, nouveau secrétaire général du PP, entreprend en effet depuis plusieurs mois de mettre à l’agenda la thématique de l’immigration, sur laquelle Vox dispose incontestablement d’un avantage compétitif. Ce virage à droite des conservateurs conjugué à l’essor du parti d’Abascal risque fort d’accentuer une forme de droitisation du débat public en Espagne, au détriment de Podemos mais aussi du fragile gouvernement socialiste de Pedro Sánchez, affaibli de plus belle par les résultats des élections andalouses.

Désormais, Vox met le cap sur les élections européennes de mai 2019, et entend bien pour cela constituer des alliances fructueuses auprès d’autres forces d’extrême-droite. Des liens ont d’ores et déjà été noués au printemps dernier avec Steve Bannon, ancien proche conseiller de Donald Trump, comme l’indique Guillermo Fernández : « Vox a annoncé publiquement au mois de mars avoir trouvé un accord avec Stephen Bannon pour que des collaborateurs du stratège nord-américain travaillent avec le parti, particulièrement pour mener une campagne internationale en faveur de l’unité de l’Espagne dans le conflit catalan ».

Parmi les droites radicales d’Europe, Vox pourra difficilement espérer nouer une franche amitié avec la Ligue italienne (ancienne Ligue du Nord), compte tenu des relations houleuses entretenues par Santiago Abascal avec Matteo Salvini, fervent soutien des nationalismes catalan et basque. En revanche, l’idylle semble plus probable avec le Rassemblement national français. Marine Le Pen saluait d’ailleurs sur Twitter la percée de Vox en Andalousie au soir des résultats : « Mes vives et chaleureuses félicitations à nos amis de @vox_es qui, ce soir en Espagne, font un score très significatif pour un jeune et dynamique mouvement ».

Toutefois, précise Fernández, Vox se rapproche davantage du courant « libéral-conservateur » du Rassemblement national : « L’idéologie de Vox ressemble plus à celle de Marion Maréchal qu’à celle de Marine Le Pen ou du secteur social-souverainiste (du moins ce qu’il en reste). Vox est favorable à des baisses d’impôts drastiques, se montre très critique envers le mariage homosexuel, l’avortement ou l’euthanasie, et plaide pour une régulation de l’excessive bureaucratie de l’État-Providence ».

A gauche, la question s’impose : que faire ? Au lendemain des résultats en Andalousie, des centaines de manifestants se sont réunis dans les rues de Séville pour contester l’entrée du « fascisme » au Parlement régional, aux cris de « Vive la lutte de la classe ouvrière ». Même son de cloche du côté des dirigeants de Unidos Podemos. Dans la foulée de l’annonce des résultats, Irene Montero réagissait sur Twitter : « Alerte pour les femmes, les retraités, les travailleur.euse.s. Ou nous les arrêtons, ou ils diviseront nos quartiers, ils feront en sorte que nous nous détestions entre voisins et que les puissants restent intouchables. Stoppons le machisme, la haine, le fascisme. Nous devons nous bouger pour les freiner en Espagne ».

Pour Fernández, les forces de gauches doivent prendre garde à ne pas s’enfermer dans une posture morale : « Il est fondamental que dans les milieux progressistes, on ne se contente pas d’une critique exclusivement morale de ce qu’implique Vox, et que l’on recherche les causes qui expliquent cette irruption surprenante et à bien des égards exorbitante. Car ce n’est pas que les Andalous soient devenus d’extrême-droite du jour au lendemain : Vox a su toucher un mécontentement latent qui demeurera présent dans la société espagnole dans les prochains mois et les prochaines années. »

“Le devoir de l’historien n’est pas de juger, mais de comprendre et d’expliquer” – Entretien avec Gérard Noiriel

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© Agone

Gérard Noiriel est historien du monde ouvrier et pionnier de l’histoire de l’immigration. À l’origine du Comité de vigilance contre les usages publics de l’histoire, il est également l’auteur d’une Histoire populaire de la France, parue en septembre dernier chez Agone. Dans cet entretien, il revient sur son parcours personnel de chercheur, et plus largement sur sa conception du métier d’historien, conscient à la fois de son rôle dans la société, et de la nécessité de maintenir l’autonomie du champ scientifique. Entretien réalisé par Leo Rosell, retranscription par Marie-France Arnal.


LVSL – Vous avez publié en septembre dernier une Histoire populaire de la France, domaine en plein essor quelques années seulement après celle de Michelle Zancarini-Fournel et le mouvement initié par Howard Zinn aux Etats-Unis, ou E. P. Thompson en Angleterre. Quelle a été votre démarche en abordant ce sujet, vos objectifs principaux, et les enjeux de cette histoire ?

Gérard Noiriel – Je pense que nous sommes dans un contexte où la nécessité se fait sentir, y compris chez un certain nombre d’historiens, de revenir au populaire, alors que dans les décennies antérieures, il y avait eu un désintérêt pour cette question. Si je prends mon cas, j’ai commencé par travailler sur l’histoire ouvrière, puis j’ai bifurqué vers l’histoire de l’immigration. D’autres collègues sont passés à l’histoire des femmes, par exemple. Nous étions en même temps les héritiers d’une génération qui, elle, avait beaucoup étudié l’histoire ouvrière. Dans le contexte politique où nous sommes, la nécessité se fait sentir de réinvestir la question populaire pour tous ceux qui croient encore un peu à l’action civique. C’est la première raison qui m’a poussé à écrire ce livre.

La seconde raison est que je voulais aussi intégrer l’ensemble des recherches que j’ai pu mener depuis 40 ans au sein d’une même problématique. En y réfléchissant, je me suis rendu compte que le point commun de toutes ces recherches était la question du populaire. J’avais aussi une demande d’Agone qui datait d’une dizaine d’années – quand ils ont publié la version française du livre d’Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours – de me lancer dans l’écriture d’un ouvrage similaire pour la France. J’ai donc accepté cette proposition, j’ai commencé à y travailler, puis, pris par d’autres travaux notamment sur le ‟Clown Chocolat”, j’ai mis ce sujet de côté et c’est seulement depuis trois ou quatre ans que j’ai repris cette tâche de façon intensive.

“L’identité-même des classes populaires a toujours été, au moins en partie, fabriquée par le regard que les dominants portent sur elles. Mais en s’appropriant ce regard dominant, les dominés en ont fait une arme pour leurs propres luttes collectives.”

Au niveau de la problématique, j’ai une double formation en histoire et en sociologie, ce qui m’a conduit à développer un domaine qu’on appelle aujourd’hui « la socio-histoire ». C’est peut-être ce qui me différencie de ce qu’a fait Michelle Zancarini-Fournel. J’ai commencé ma carrière dans l’entourage, sans en être très proche non plus, de Pierre Bourdieu et, dans une moindre mesure, de Michel Foucault. Leur approche des relations de pouvoir m’a parue fondamentale pour comprendre le monde social, c’est pourquoi je l’ai placée au centre de ma réflexion sur le « populaire », qui ne se limite pas, loin de là, aux classes populaires.

Ce que je montre dans ce livre, c’est que l’histoire populaire est un processus de longue durée qui résulte des relations dialectiques qui se sont nouées au cours du temps entre les dominants et les dominés. L’identité-même des classes populaires a toujours été, au moins en partie, fabriquée par le regard que les dominants portent sur elles. Mais en s’appropriant ce regard dominant, les dominés en ont fait une arme pour leurs propres luttes collectives, ce qui a contraint les classes dominantes à modifier leur discours et leurs stratégies.

LVSL – Vous insistez justement sur la « marginalisation du populaire », notamment à travers la mobilisation de l’histoire par Emmanuel Macron, une histoire sans peuple. Pouvez-vous nous expliquer davantage ce que vous entendez par « populaire » ?

G. N. – Dans cette perspective, on peut poser la question de la différence entre une population et un peuple. Pour moi une population est un ensemble d’individus juxtaposés, sur un territoire, alors que le peuple est composé d’individus ayant un lien entre eux. C’est la question du lien social qui est fondamentale et qui traverse tout cet ouvrage. Je montre que, dans le cas français, c’est l’État qui a constitué le lien social, le lien à distance entre des individus qui ne se connaissent pas, mais qui sont quand même liés les uns aux autres.

“Désormais ce qui fait la représentation n’est plus le fait d’être « d’une race supérieure », comme on le disait déjà à l’époque, mais au contraire, d’être égaux.”

C’est la raison pour laquelle j’ai commencé cette histoire à l’époque de Jeanne d’Arc, qui est le début de l’État, à travers un État royal qui s’impose à la fin de la guerre de Cent ans. La construction du peuple français débute à ce moment-là et, dans un premier temps, la relation de domination est une relation d’assujettissement. C’est-à-dire que les membres du peuple français sont liés entre eux en tant que sujets du roi. C’est le rapport de souveraineté qui lie un roi à des sujets. Cette relation de pouvoir parcourt les siècles de l’Ancien Régime, avec une définition de la domination construite sur le fait que le roi de France et plus globalement la noblesse représentent le peuple français parce qu’ils sont d’une autre essence, d’une autre « race » que le peuple. Aux yeux du roi, issu de la noblesse, c’est cette distinction qui légitime ses privilèges, puisqu’il détient son pouvoir de droit divin.

Tout ceci est rompu avec la Révolution française, où l’on passe à un nouveau lien, structurellement institutionnalisé par l’État et qui devient un lien de citoyenneté. Désormais ce qui fait la représentation n’est plus le fait d’être « d’une race supérieure », comme on le disait déjà à l’époque, mais au contraire, d’être égaux. Cela change radicalement la définition même de la « représentation ». A partir de 1789, les dirigeants de l’État représentent la nation parce que les gouvernants ont la même identité que les gouvernés.

Ce changement est extrêmement important car il définit une nouvelle étape dans la conception de la souveraineté. Se greffe là-dessus la question économique, qui s’articule à la question politique avec le développement du capitalisme et la naissance du mouvement ouvrier. Cette époque, que l’on peut décrire comme « l’ère des révolutions », débute vers 1750 et s’achève avec l’écrasement de la Commune de Paris en 1871. Elle est dominée par tous les grands épisodes révolutionnaires de l’histoire de France, au cours desquels s’affrontent deux conceptions de la citoyenneté : la conception bourgeoise, fondée sur la délégation de pouvoir (mettre un bulletin dans les urnes tous les 5 ans), et la conception populaire, fondée sur la démocratie directe, qui est mise en œuvre dès 1792 par les ‟sans-culottes”. On retrouve ce modèle en 1848 – comme Louis Hincker l’a étudié dans sa thèse sur ‟les citoyens combattants” – puis sous la Commune de Paris avec une première expérience de communisme municipal.

On entre ensuite dans une nouvelle époque, celle dans laquelle nous sommes encore aujourd’hui mais dont nous sommes peut-être en train de sortir, époque qui débute avec la nationalisation de la société française. Dans une reconstruction autour de la Troisième République s’impose le principe de délégation de pouvoir, donc de démocratie électorale, dans un cadre national avec un clivage central qui oppose désormais les nationaux aux immigrés étrangers et aux colonisés.

Les trois grands modèles historiques de relations de pouvoir que je viens d’évoquer constituent des matrices à l’intérieur desquelles se logent d’autres formes de domination sociale, qui traversent aussi les classes populaires, comme la domination masculine ou encore les clivages fondés sur la nationalité ou l’origine des personnes. La difficulté propre à une histoire populaire entendue ainsi est de réussir à articuler toutes ces dimensions pour aboutir au temps présent.

LVSL – Vous avez déjà évoqué votre passage d’une histoire du mouvement ouvrier à celle de l’immigration qui s’est, selon vous, souvent apparentée à un « non-lieu de l’histoire ». Qu’est-ce qui a provoqué ce glissement dans vos thématiques de recherche, et surtout comment expliquez-vous le fait que l’immigration soit devenue un enjeu politique majeur dans le débat public ?

G. N. – J’ai fait ma thèse sur les ouvriers sidérurgistes et les mineurs de fer de la région de Longwy. Dans leur immense majorité, ces ouvriers étaient aussi des immigrants ou issus de l’immigration. La thématique était donc déjà présente, mais à l’époque, personne ne travaillait sur l’immigration. Des gens me disaient qu’on ne pouvait pas faire carrière en histoire, en France, en travaillant là-dessus. À l’inverse, aujourd’hui on me demande pourquoi j’ai choisi ce créneau porteur, ce qui est amusant avec du recul.

“Mais pour moi, faire l’histoire de l’immigration, c’est encore faire de l’histoire populaire. Séparer les deux n’aurait pas beaucoup de sens.”

J’étais déjà dans une logique militante. Enseignant dans un collège de la banlieue de Longwy, j’avais vécu là-bas les grandes grèves de 1979-80 qui ont mobilisé toute la région pendant près de 6 mois. L’histoire ouvrière avait été beaucoup défrichée par toute une génération avec Madeleine Rebérioux, Rolande Trempé, Michelle Perrot ou encore Yves Lequin, mais l’immigration, en tant qu’objet propre de la recherche historique, était un champ complètement inexploité. Je me suis lancé dans cette voie et me suis rendu compte qu’au-delà de Longwy, l’immigration avait eu un impact très grand dans l’histoire de France, et je l’ai donc intégrée à mes réflexions.

© Michel Olmi
Manifestation intersyndicale de sidérurgistes de Longwy à Nancy le 4 janvier 1979. © Michel Olmi

Mais pour moi, faire l’histoire de l’immigration, c’est encore faire de l’histoire populaire. Séparer les deux n’aurait pas beaucoup de sens. Ce champ de recherches a mobilisé une grande partie de mon énergie pendant de nombreuses années parce que je me suis battu pour la création d’un lieu de mémoire, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI) devenue le Musée de l’immigration.

J’ai montré dans mes livres que ce sujet avait constamment été au centre de la vie politique et sociale de la France depuis les années 1880, moment où le « problème » de l’immigration surgit dans le débat public. La plupart des questions que l’on pose aujourd’hui étaient en fait déjà posées à l’époque. Par exemple, la question des ‟clandestins” apparaît à ce moment-là, même s’il n’y a pas encore de statistiques. Mais aussi la question de ce que l’on appelle aujourd’hui le communautarisme, à propos d’Italiens qui ont osé siffler la Marseillaise, bien avant que la question revienne au devant de l’actualité à la suite d’un match de football entre la France et l’Algérie.

Les immigrés ne sont pas pour autant responsables de ce fait, qui serait plutôt imputable au regard national qui est porté sur les migrants. J’ai analysé cette situation comme une structure et comme un symptôme, une pathologie de l’État-nation, républicain, parce que ce n’est pas partout pareil. En France, la construction républicaine de la société a apporté des choses très positives, comme l’intégration des classes populaires, mais en même temps, elle a généré cette espèce de fantasme sur l’étranger, sur l’espion étranger, sur les minorités. On annonce toujours des catastrophes pour la nation due à « l’invasion » des migrants, mais celles-ci n’ont jamais lieu. On trouve déjà chez les penseurs antisémites de la fin du XIXème siècle, comme Drumont, ce discours apocalyptique, qui est surtout un fonds de commerce. La naissance de la presse de masse a beaucoup amplifié cette dimension commerciale, car il faut susciter les peurs pour mieux vendre.

Je pensais, en faisant cette histoire de l’immigration, que l’on parviendrait à contrer ces discours-là, mais j’ai dû me rendre compte que cela ne fonctionnait pas comme je l’aurais souhaité, parce qu’il existe des intérêts beaucoup plus puissants que des intérêts purement intellectuels ou rationnels.

En ce sens, le Front National représente une nouvelle forme d’extrême-droite, et c’est pourquoi je n’aime pas trop qu’on fasse des amalgames avec les années 30. Ceux qui comparent Le Pen et Hitler ou même Pétain ne sont plus crédibles car les gens pensent : « Si Le Pen était un horrible nazi, est-ce que les télés l’inviteraient en prime time ? Auraient-ils invité Hitler ? » Ils sentent l’hypocrisie de cet argument. Les médias en profitent car jouer avec les peurs permet de vendre davantage. Et ça, Le Pen l’a bien compris, en multipliant les scandales. Dans le programme du RN, la République n’est pas remise en cause. L’extrême-droite dans les années 30, comme l’extrême gauche d’ailleurs, remettait en cause la démocratie. On a donc un changement de structure, ce qui rend plus difficile la solidarité.

“Aujourd’hui la situation est différente. Beaucoup ne craignent pas le RN. Au contraire, ils l’identifient à une solution, du moins ils souhaitent l’« essayer »”

En 1934, le front antifasciste s’est constitué parce que beaucoup de gens avaient pris conscience que, au-delà des immigrés, eux-mêmes étaient mis en cause et que le triomphe du fascisme représentait un risque pour eux. Si beaucoup d’entre-eux se désintéressaient de l’exploitation des immigrés, ils se sentaient directement concernés. La formation du front antifasciste permit de construire une alliance de classe et d’aboutir à un programme qui prenait en compte les questions économiques et sociales tout en défendant les droits des « minorités », comme les immigrés, les réfugiés et les Juifs.

Depuis les années 1980, la pacification des rapports sociaux et la restructuration de l’espace public ont permis la montée inéluctable d’une nouvelle extrême droite. Cette nouvelle extrême droite ne se donne plus des objectifs révolutionnaires, elle ne dit plus explicitement qu’elle veut abattre la démocratie.

Aujourd’hui, la majorité des Français n’éprouve plus ce genre de craintes. Au contraire, ils identifient le RN à une solution, du moins ils souhaitent l’« essayer », et les formes de divisions qui ont toujours existé au sein des classes populaires fonctionnent d’autant mieux. On rencontre cette difficulté quand on veut maintenir quand même une solidarité avec les gens qui viennent d’autres pays, qui ont connu de nombreuses souffrances. C’est pourquoi il est paradoxalement plus difficile de mener ce combat aujourd’hui que dans les années 30, ce qui est plutôt inquiétant.

Lorsqu’Emmanuel Macron évoque les années 30, il ne s’attaque donc pas aux racines du mal. Rappelons que les démocraties ont finalement triomphé du fascisme et du nazisme en mettant en œuvre des politiques économiques et sociales en tout point opposées à celles qu’il défend aujourd’hui. De même que la crise du capitalisme, le « Jeudi Noir » de Wall Street en octobre 1929, a joué un rôle décisif dans la montée en puissance des forces réactionnaires en Europe, c’est la crise du capitalisme financier qui explique aujourd’hui l’accession au pouvoir de l’extrême droite dans plusieurs pays européens, sans parler du Brésil et des Etats-Unis. Le New Deal aux Etats-Unis, de même que le Front Populaire en France, avaient ouvert la voie dès les années 1930 aux politiques keynésiennes qui se sont imposées au lendemain de la guerre, afin de mettre un terme aux catastrophes inéluctables de la doxa libérale, incarnée aujourd’hui par Macron.

Le plus grave, c’est que ces réflexions superficielles sur le retour des années 30, discours instrumentalisé à l’approche des Européennes pour servir l’opposition qu’il veut créer entre progressistes et nationales, ont permis à Zemmour et consort de dénoncer la « dramatisation » de la situation actuelle pour défendre les dirigeants d’extrême-droite ayant conquis récemment le pouvoir, sur fond de : « Salvini n’est pas Mussolini » ou « Orban n’est pas Hitler ».

LVSL – Nous aimerions également revenir sur votre conception du métier d’historien. Vous apparaissez comme un historien engagé, qui n’hésite pas à assumer ses idées et à intervenir dans le débat public. Quelle articulation faites-vous entre discours scientifique et discours militant ?

G. N. – C’est une chose qui m’a toujours préoccupé. Je me suis initié à l’engagement politique dans les années 70, quelques temps seulement après 68. Il y avait alors une très forte mobilisation dans les universités. J’étais militant à l’UNEF au départ, puis l’UNEF ayant des liens étroits avec l’UEC à Nancy, je suis devenu étudiant communiste, avant d’adhérer au PCF, ce qui n’a pas été facile. J’ai connu la glaciation, le retour en arrière du PCF, la question du stalinisme.

“Il faut maintenir des principes de base que sont l’explication, la compréhension au lieu du jugement.”

Le stalinisme était une entreprise menée par les dirigeants du parti pour culpabiliser les intellectuels, en nous disant : « Vous êtes des Bourgeois, alors que nous représentons la classe ouvrière ». Ce genre de discours a paralysé l’esprit critique de beaucoup d’intellectuels de gauche. J’en ai tiré la leçon qu’il fallait lutter pour maintenir l’autonomie de la réflexion. Cela n’empêche pas de travailler avec des partis, quand ils vous invitent, mais en gardant une large autonomie, en évitant d’être utilisé comme courroie de transmission. C’est l’idée que j’ai défendue et je la défends encore.

Aujourd’hui, il ne s’agit plus tellement du PCF mais des associations qui parlent au nom des « minorités », des « femmes », etc. Il faut faire aussi une analyse critique de ces mouvements, en se demandant toujours qui parle en leur nom, quel est le statut des porte-paroles. Il ne s’agit pas de discréditer ces luttes auxquelles je participe moi-même en tant que citoyen, mais de préserver l’autonomie de la réflexion savante, c’est-à-dire ne pas juger mais expliquer et comprendre.

C’est une démarche qui n’est pas facile à mener parce que, en même temps, je me considère comme un historien engagé, ce qui pose le problème des limites de l’objectivité. Je dis que l’objectivité est un horizon. On mène des combats au nom de l’objectivité même si on ne l’atteint jamais. C’est pour cette raison que je pense que la démocratisation de l’accès au monde universitaire permet aussi d’ouvrir le champ de la réflexion. En même temps, il faut maintenir des principes de base que sont l’explication, la compréhension au lieu du jugement.

J’ai tenté d’appliquer ces principes à mon propre univers, notamment dans mon livre sur la « crise » de l’histoire ; en évoquant les rapports de domination au sein même du champ historique. Cela ne m’a pas empêché de faire carrière dans l’institution. C’est pourquoi je dis à mes collègues : « Vous êtes dans un pays où l’on peut développer des critiques publiques sans risquer la prison, ni même l’exclusion. Alors pourquoi, vous, les universitaires êtes-vous aussi frileux ? Pourquoi les problèmes internes à notre petit milieu sont-ils presque toujours débattus en catimini ou en petits comités ? Pourquoi n’est-ce pas exposé dans l’espace public ? »

C’est une forme d’autocensure tout à fait regrettable. J’ai toujours eu pour principe de ne jamais entrer dans des cabales privées, c’est-à-dire que j’ai toujours formulé des critiques d’abord publiquement, ce qui m’a évité d’être pris dans toutes les formes de commérage qui existent à l’université comme dans tous les milieux sociaux. Je pense que nous avons un devoir d’exemplarité. Nous avons une relative autonomie, nous sommes fonctionnaires. On nous donne cette protection pour nous permettre d’affronter un certain nombre de contradictions. Je sais bien que la posture que je représente est assez minoritaire dans ma discipline, mais je pense qu’elle mérite d’exister.

LVSL – Vous parlez justement de critiques au sein du milieu universitaire mais aussi dans le débat public. Vous dénoncez notamment les usages que peut connaître l’histoire à des fins militantes à travers le Comité de vigilance contre les usages publics de l’histoire. Quel a été l’élément déclencheur qui vous a conduit à créer cette association et n’entre-t-elle pas finalement en contradiction avec l’autonomie du chercheur que vous prônez ?

G. N. – Comme son nom l’indique, l’objectif majeur de ce comité est de veiller sur les usages publics de l’histoire à des fins mémorielles, notamment par les hommes politiques. Michèle Riot-Sarcey, Nicolas Offenstadt et moi-même avons fondé ce comité en 2005 parce qu’une loi remettait en cause l’autonomie des enseignants-chercheurs en voulant les obliger à présenter le « rôle positif » de la colonisation.

Parallèlement, le Conseil Représentatif des Associations Noires de France (CRAN) voulait intenter un procès à un collègue qui avait écrit des choses sur l’esclavage qui ne lui plaisaient pas. Ces deux extrêmes nous ont poussés à créer ce comité, même si nous n’étions pas tous sur la même longueur d’ondes quant à nos attentes.

J’étais de ceux qui créaient ce comité pour préserver l’autonomie de la recherche, c’est-à-dire que si une loi nous avait imposé de présenter les aspects négatifs de la colonisation, j’aurais réagi de la même manière parce qu’un historien, un enseignant en histoire, n’a pas à entrer dans des jugements moraux. Il doit expliquer le passé, ce qui signifie, en l’occurrence, expliquer en quoi a consisté le système de domination qu’on appelle la colonisation.

LVSL – Par ailleurs, de nombreuses polémiques agitent régulièrement le débat public concernant des rééditions et autres commémorations d’auteurs tels que Louis-Ferdinand Céline, Charles Maurras ou Lucien Rebatet, et même Hitler avec Mein Kampf. Quelle est votre position sur cette question ? Les trouvez-vous légitimes ou dangereuses ?

G. N. – J’avoue ne pas avoir énormément réfléchi à cette question. Personnellement, je serais plutôt favorable à une réédition accompagnée d’un appareil critique. On ne peut pas empêcher les diffusions sous le manteau, par internet, donc cela se fera dans tous les cas sans garde-fou, sans contrôle.

Ceux qui plaident pour la censure sont confrontés au problème des limites. Le cas de Céline peut interpeller mais alors pourquoi pas celui de Barrès ? Va-t-on rééditer Barrès ? Zeev Sternhell a montré dans ses travaux que Barrès avait tenu des propos explicitement antisémites pour lesquels aujourd’hui il irait en prison. De même, interdira-t-on, par exemple, les représentations que Toulouse-Lautrec a données dans ses dessins, du Clown Chocolat avec une tête de singe ? On voit bien que quand on met le doigt dans cet engrenage il n’y a plus de limites parce il n’y a pas de critères vraiment objectifs qui les définissent.

Je préfère affronter la chose avec un appareil critique qui permette aux gens de se faire une idée. Ceux qui veulent se procurer et lire ces ouvrages trouveront toujours le moyen de le faire. Je suis même persuadé qu’une interdiction créerait des émules, l’interdit attire, tout comme la répression. J’ai montré dans mon livre combien la répression a aussi favorisé les causes que l’on voulait interdire.

LVSL – Dans cette perspective, vous dites vouloir sortir du milieu strictement universitaire et vous adresser à un public qui ne lirait pas forcément vos ouvrages. Comment vous y prenez-vous, à votre échelle, pour lutter contre cette tendance à l’élitisme de la recherche historique ? Quel enjeu représente pour vous l’éducation populaire ?

G. N. – C’est vrai que c’est quelque chose qui m’a frappé lorsque j’ai découvert ce milieu. J’ai raconté très rapidement mon itinéraire : je viens d’un milieu populaire. À l’époque, on n’allait pas au lycée lorsqu’on était un enfant de milieu populaire, on était orienté vers des collèges d’enseignement général, jusqu’en 3ème, puis on passait le brevet et on devenait employé. Moi, j’ai pu continuer mes études parce que j’ai passé le concours d’entrée à l’École normale d’instituteurs, ce qui était une chance que n’ont plus les jeunes des classes populaires.

“Mon premier poste à Longwy m’a immergé dans le monde fascinant des « hommes du fer ». J’ai décidé de leur consacrer ma thèse”

Aujourd’hui, pour devenir instituteur, il faut faire des études jusqu’à 25 ans. Comment voulez-vous que les gens issus de milieux modestes y parviennent ? En 1970, j’ai dû démissionner de cette école normale pour pouvoir continuer mes études à l’université car comme l’Éducation nationale nous avait payé nos études, elle voulait nous garder dans l’enseignement primaire.

J’ai été marqué par ce genre de discriminations. C’est ce qui explique que lorsque je suis arrivé à l’université de Nancy II, je me suis rapidement engagé à l’UNEF puis à l’UEC. Ce sont des professeurs d’histoire médiévale, comme Robert Fossier et Michel Parisse, qui m’ont donné le goût pour la recherche. Une passion qui m’a fait accepter la discipline qu’il fallait nécessairement respecter pour réussir l’agrégation. Mon premier poste à Longwy m’a immergé dans le monde fascinant des « hommes du fer ». J’ai décidé de leur consacrer ma thèse, dirigée par Madeleine Rébérioux.

J’ai eu mon premier poste universitaire comme « caïman » (agrégé répétiteur) à la rue d’Ulm à 36 ans. D’ailleurs ce n’était pas un poste d’historien – je n’ai jamais eu de poste d’historien -, c’était un poste de sociologue, créé pour animer le DEA de sciences sociales qui venait d’être mis sur pied. J’ai travaillé et appris beaucoup avec le sociologue Jean-Claude Chamboredon, qui a été mon mentor et pour qui j’ai toujours eu une énorme admiration et une énorme affection. Passer de la petite école normale des Vosges à la grande Ecole normale de la rue d’Ulm fut une expérience marquante.

J’ai été brutalement transposé dans un monde qui était à des années-lumière de celui que j’avais connu jusque-là. J’ai découvert, avec surprise, le fonctionnement réel du monde universitaire. Il y avait un énorme hiatus : je connaissais désormais physiquement ces universitaires et ces grands intellectuels dont j’avais lu les écrits, ce qui est une expérience extraordinaire parce qu’on passe de la représentation qu’on se fait des gens quand on les lit à la réalité. C’est cette expérience qui m’a conduit par la suite à m’intéresser à la réception des discours universitaires, et notamment des miens.

“J’ai toujours voulu garder un contact avec les gens qui ne lisent pas les bouquins des universitaires, parce que je crois à la dimension civique de l’histoire.”

Ce poste à l’ENS m’a donné aussi la chance de pouvoir travailler avec des élèves brillants et passionnés eux aussi par la recherche, comme Philippe Rygiel ou Emmanuelle Saada, qui sont devenus ensuite des collègues.

J’ai toujours voulu, malgré tout, maintenir un pied en dehors du champ universitaire pour pouvoir garder un contact avec les gens qui ne lisent pas les bouquins des universitaires, parce que je crois à la dimension civique de l’histoire. J’ai créé plusieurs associations, j’ai participé à la création d’une quarantaine de documentaires pour la télévision, j’ai été l’un des membres fondateurs de la Cité de l’immigration. Après avoir démissionné du conseil scientifique, avec 7 autres collègues, au moment où Sarkozy a créé son ministère de l’identité nationale, j’ai fondé l’association DAJA (Des Acteurs culturels Jusqu’aux chercheurs et aux Artistes), qui rassemble des chercheurs en sciences sociales, des artistes et des militants associatifs pour poursuivre le travail qu’on avait commencé au sein du comité de préfiguration de la CNHI et c’est comme cela qu’on a découvert le Clown Chocolat.

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Photo du Clown Chocolat par Du Guy, 1917, BNF.

Depuis dix ans que notre collectif existe, nous avons surtout privilégié les actions concrètes dans les milieux populaires (centres sociaux, MJC, médiathèques etc.), avec peu de moyens et peu de visibilité médiatique, mais en gardant la maîtrise de notre travail. C’est ce que nous continuons à faire aujourd’hui.

LVSL – Dans la période très contemporaine, vous observez une fragmentation des luttes, à laquelle travailleraient activement les dominants selon vous. Vous identifiez notamment l’usage d’un seul critère d’identité comme stratégie de la classe dominante pour casser des luttes, à travers une concurrence des dominés. Comment lutter contre cette fragmentation des luttes ?

G. N. – Il y a différents niveaux : un niveau déjà proprement intellectuel, et un niveau politique. Le premier est de notre responsabilité, à savoir essayer de penser cette question-là et de l’analyser. Il faut déjà voir comment la classe dominante traite ce que j’appelle la « concurrence des bonnes causes », et ce n’est pas simple. On l’a vu avec l’affaire du voile islamique où les féministes et les gens qui défendaient le voile se sont affrontés.

J’ai connu la « convergence des luttes », dans les années 70, avec des gens qui militaient côte à côte. On luttait tout à la fois pour les Palestiniens, contre l’antisémitisme, pour le féminisme, avec le mouvement ouvrier, etc. Aujourd’hui, on assiste fréquemment à des affrontements entre des gens qui vont dénoncer l’antisémitisme et d’autres qui dénoncent le racisme. Le mouvement ouvrier et les luttes sociales passant très souvent à la trappe.

“Il faut recréer des espaces où l’on puisse aborder franchement ces problèmes sereinement, avec une confiance en l’autre. On ne peut pas avoir de débats qui vont très loin si on n’a pas confiance en l’autre.”

Dans le dernier chapitre de mon Histoire populaire de la France, j’essaie de comprendre pourquoi les choses ont évolué ainsi depuis 20 ans, et comment fonctionnent ces stratégies de mise en concurrence. Il faudrait développer une analyse poussée de ces contradictions et, à partir de là, trouver comment on peut retrouver le chemin de la convergence des luttes en rétablissant le primat des luttes sociales. Je pense que ça reste déterminant.

Je pense qu’il faut recréer des espaces où l’on puisse aborder franchement ces problèmes sereinement, avec une confiance en l’autre. On ne peut pas avoir de débats qui vont très loin si on n’a pas confiance en l’autre. C’est ce qui nous manque actuellement, car nous sommes trop pris par l’arène politique. Il est donc nécessaire de récupérer de l’autonomie pour faire ce travail-là, d’où naîtront de nouvelles formes de stratégies.

On ne peut pas reprocher aux politiques, aujourd’hui, de ne pas faire ce travail si nous, qui avons en tant qu’intellectuels une responsabilité particulière dans la réflexion sur la société, ne l’avons pas fait. Vous qui représentez l’avenir de ce pays, vous devez vraiment prendre à bras le corps ces questions-là car elles sont fondamentales.

Propos recueillis par Leo Rosell. Retranscription réalisée par Marie-France Arnal.

Sources :

https://agone.org/memoiressociales/unehistoirepopulairedelafrance/

http://www.alternativelibertaire.org/local/cache-vignettes/L500xH333/4janv79Nancy-cec5c.jpg?1539368196 © Michel Olmi

https://fr.wikipedia.org/wiki/Chocolat_(clown)#/media/File:Chocolat_-_Du_Guy.jpg

Image à la Une © Editions Agone

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