Notre prison brûle et nous regardons ailleurs

@Illustration Nassim Moussi

L’actualité tragique de l’épidémie de Covid-19 nous rappelle à quel point la conception architecturale du système carcéral français pose question. Si les prisons sont historiquement liées à l’évolution du droit et des réformes pénitentiaires, force est de constater que l’inflation des mesures pénales favorise l’incarcération. Surpopulation carcérale, effet pathogène des lieux d’enfermement, taux de récidive, cette industrie punitive participe aux logiques de l’ordre et à la manifestation spatiale du pouvoir. Diverses stratégies comme la mise à distance et l’invisibilité relative des établissements utilisent la prison comme fondement d’un « antimonde »[1], entendu comme espace de relégation et de contrôle social. L’urgence nous impose de redéfinir de nouvelles conditions d’organisation spatiale et d’imaginer ensemble de nouveaux espaces de retenue. Cet article ambitionne d’esquisser un projet collectif : « Les Tiers-Lieux de la liberté ».


Un état des lieux alarmant

La prison fascine autant qu’elle effraie. L’épidémie du coronavirus s’empare du sujet et nous impose une réorganisation de notre manière de concevoir la privation de liberté. Dès la Révolution française, la privation de liberté par enfermement des individus devient la réponse de principe des pouvoirs publics en matière pénale et pour la prise en charge des aliénés. Si bien que les architectes du XIXe siècle ont conjointement abordé le sujet de la prison et de l’hôpital psychiatrique avec l’enthousiasme des idéaux des Lumières.

Cette solution institutionnelle aux questions sociétales de la criminalité et de la folie s’organisa autour d’un nouveau paradigme qu’Erving Goffman nommera : l’institution totale[2]. Archétype fordisé, il ridiculise les individus dans leur dignité et leurs droits ; pourtant les institutions pénitentiaires et psychiatriques restent un outil plébiscité par la société, qu’elles débarrassent de ses individus « gênants ».

Aujourd’hui, les agences d’architecture qui construisent des prisons prennent le risque de la réprobation et de partenariats entre secteur public et secteur privé catastrophiques. De fait, l’architecture carcérale est très peu enseignée dans les écoles, sans doute à cause de l’influence de mai 68 et son slogan « Ni asiles ni prisons ». D’un côté, les riverains souhaitent éloigner les nuisances des prisons, voire cacher le stigmate carcéral. De l’autre, l’architecture même des prisons accentue cette obsession séparatrice : démarquer le dedans du dehors et séparer les détenus entre eux[3].

Pourtant, la société telle que nous la connaissons n’a jamais cessé de construire des prisons. Aujourd’hui, la justice restaurative (consistant à faire dialoguer victimes et auteurs d’infractions) s’est manifestée comme un terrain de recherche criminologique très important dans les débats sur les réformes de la justice pénale et de la justice des mineurs. Mais à la surpopulation carcérale, on préfère encore et toujours répondre par la construction de nouvelles prisons. Plus le parc pénitentiaire s’étend, plus on incarcère. L’encellulement individuel est indispensable pour le Syndicat national des directeurs pénitentiaires (SNDP-CFDT). La baisse du nombre de détenus due à l’épidémie de coronavirus est synonyme d’espoir, pour appliquer ce principe inscrit dans la loi depuis 1875.

Mais la précarité affective et économique qui en résulte est propice à de nouvelles infractions, 63 % des personnes condamnées à une peine de prison ferme sont recondamnées dans les cinq ans. Peut-on encore considérer que la prison protège la société ? La Garde des Sceaux, ministre de la Justice, Christiane Taubira elle-même soulevait en 2014 que « la récidive est toujours moindre après des sanctions non carcérales ». Mais l’incarcération n’est pas seulement une privation de liberté. Elle est aussi une privation de « nature »[4]. Alors que les architectes de prison essaient de réintroduire des parterres gazonnés ou de la végétation basse entre les murs, alors que des projets de jardin en prison se développent, pourquoi donc tant de détenus tiennent à s’asseoir dans l’herbe, embrasser un arbre, ou voir la mer au moment de leur sortie de prison ?

L’horreur récente des mutineries nous rappelle combien il devient urgent de repenser ces structures architecturales. De l’Italie aux Etats-Unis, comme en Algérie où la machine judiciaire continue de sévir malgré la pandémie, comme s’il y avait une compulsion de punir[5], il nous incombe de réfléchir collectivement pour en finir avec la surpopulation carcérale. Comment envisager d’autres formes d’accompagnement pénal et social qui tiennent compte de la personne ? Comment diminuer le recours à l’enfermement par la nature et l’architecture ?

Les directeurs de prison réclament « la création d’un secrétariat d’État aux questions pénitentiaires », chargé de « mettre en marche la prison et la probation du XXIe siècle » en donnant à l’Administration pénitentiaire les moyens d’entrer véritablement dans la modernité. Il y a urgence, sans évangéliser l’abolitionnisme pénal, mais en interrogeant le sens des pénalités. Est-il possible de s’extraire de l’héritage ecclésiastique du châtiment et de l’enfermement par une approche alternative totale ? L’épidémie qui nous touche durement a balayé tous les impossibles, il ne sera en effet plus jamais possible de prétendre que l’encellulement individuel constitue un objectif inatteignable. Les directeurs de prison appellent à faire de l’encellulement individuel « une priorité », alors que les reliquats de la détention après la condamnation demeurent non pensés en France. Sans croire à une solution miracle, ce billet tente de jeter un pont exploratoire entre théorie et pratique. Il s’inscrit dans une démarche de pensée libre qui a pour but de proposer une prison expérimentale : « Les Tiers-Lieux de la liberté ».

©Observatoire International des Prisons

Chronologie d’une gestion de la folie

Expiation et amendement partent d’une conception philosophique de la peine et trouvent leur origine dans le christianisme, qui prône le rachat de ses fautes, voire la purification, par le châtiment infligé. Il conviendra donc de redresser le détenu afin de lui faire perdre sa dangerosité, de le « normaliser » en le rendant plus obéissant aux lois, même s’il ne devient pas forcément un être meilleur. C’est dans cet esprit dès l’Ancien Régime, que plusieurs types de peines étaient appliquées : peine légère, pécuniaire, afflictive, infamante et enfin la peine capitale.

Néanmoins, en 1764 paraît l’ouvrage Des délits et des peines, par le juriste Cesare Beccaria (1738-1794) en Italie. Aristocrate italien, marquis éduqué chez les jésuites, Beccaria est souvent présenté comme l’un des premiers réformateurs de la criminologie et l’un des inspirateurs de certains systèmes pénaux contemporains. Son ambition réformatrice était de réformer les lois et les peines criminelles, pour surpasser les passions, en façonnant un système général pour « le plus grand bonheur du plus grand nombre ».

La privation de liberté s’est donc avérée être l’instrument de gestion par excellence des populations délinquantes et folles, délaissées au sein de la société.

Cet ouvrage établira les bases et les limites du droit de punir : il enjoint à proportionner la peine au délit, tout en jugeant barbare la torture et la peine de mort. Il préconise en outre de séparer le pouvoir religieux du pouvoir judiciaire et de prévenir le crime plutôt que de le réprimer, amorçant ainsi le premier mouvement abolitionniste. Fou pour les uns, visionnaire pour d’autres, ce livre paru anonymement (de crainte de représailles politiques) frappera l’opinion dans l’Europe des Lumières.

Les thèses humanistes amenèrent à repenser la folie et la délinquance, ainsi que les réponses à leur apporter, en croyant à la curabilité de la folie, en l’amendement possible de l’homme délinquant. Une vision appuyée par Bentham et son système panoptique, selon laquelle la transformation morale et le bien-être du prisonnier peuvent être réalisés en partie dans et par l’architecture. La privation de liberté s’est donc avérée, dès le XVIIIe siècle, être l’instrument de gestion par excellence des populations délinquantes et folles, délaissées au sein de la société. Permettant de placer l’individu en disposition pour le soin ou la rééducation, il permet aussi sa neutralisation, à l’abri du monde ordinaire. Cette nécessité de mise à l’écart et cette volonté de réformation de l’individu permettent ainsi l’élaboration progressive de la structure psychiatrique[6].

Comment la prison a remplacé l’hôpital psychiatrique

Une étude publiée dans la revue « Punishment and Society » analyse 150 ans de statistiques pénitentiaires et psychiatriques en France, démontrant que la prison et l’hôpital psychiatrique ont tendance à se « compenser » sur la longue durée : quand l’incarcération diminue, l’hospitalisation psychiatrique augmente, et inversement. À partir des années 1980, c’est la prison qui a remplacé l’hôpital en France : le nombre de lits en psychiatrie a été divisé par trois, pendant que le taux d’incarcération a doublé sur la même période. Ce type de mouvement de balancier peut être observé à plusieurs reprises depuis le XIXème siècle.

À partir des années 1980, c’est la prison qui a remplacé l’hôpital en France : le nombre de lits en psychiatrie a été divisé par trois, pendant que le taux d’incarcération a doublé sur la même période.

Prisons, camps de concentration, asiles, couvents, mais aussi internats, orphelinats, semblent être considérés comme des institutions totales et disciplinaires. En effet, elles le sont à plusieurs titres : coupure du monde extérieur, besoins pris en charge par l’institution, mode de fonctionnement bureaucratique, changement de la temporalité, c’est le service public qui sert désormais d’assise à ces institutions. L’espace carcéral devient un actant à part entière de l’enfermement. Un service public qui est lui-même une institution[7] et permet ainsi un passage en douceur entre deux modèles : prison et hôpital psychiatrique.

Comme le rappelle l’architecte Christian Demonchy[8]: « Il y a des détenus-patients qu’on immobilise dans des cellules-chambres réparties de part et d’autre d’un couloir de service. De temps en temps, des surveillants-infirmiers les conduisent au plateau technique ; un cours s’ils sont analphabètes, un service de soin s’ils ont une pathologie, un parloir s’ils ont une visite. Le problème de ce modèle architectural, c’est qu’il ne se pose jamais la question de la vie sociale. Dans un hôpital, ce n’est pas grave : ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Dans une prison, les détenus restent des mois, voire des années. »

Industrie de la punition : contrats en or, prisons en carton

La surpopulation carcérale s’explique par la politique pénale. La crise aidant, cette industrie punitive a en effet un impact humain mais aussi économique considérable. En augmentation ces dernières années, le budget de l’administration pénitentiaire reste engorgé par un poste de dépense principale : l’intensification du parc carcéral. Les dépenses autorisées à ce titre sont colossales : plus de 380 millions d’euros en 2020 contre 63,5 millions pour le développement des alternatives et aménagements de peine. 41,3 millions pour les activités en prison, alors que la prison demeure synonyme de temps vide, avec en moyenne 3h40 d’activités par jour en semaine, moins d’une demi-heure le week-end[9].

Le problème central est sans doute que les prisons constituent une industrie lucrative tant pour leur gestion que pour leur production. Cette industrie carcérale est parfois considérée par l’exécutif comme un facteur de développement, et de nombreuses collectivités territoriales se portent candidates lorsqu’un projet de construction d’une prison est décrété, tout ceci dans un but d’encourager l’emploi local.

Le problème central est sans doute que les prisons constituent une industrie lucrative, tant pour leur gestion que pour leur production.

Ainsi, dans un environnement concurrentiel peu favorable, le passage de la commande publique traditionnelle (CPT) aux partenariats public-privé (PPP) peut conduire à une situation d’oligopole, lorsqu’il y a sur un marché un nombre faible d’offreurs (vendeurs) disposant d’un certain pouvoir de marché et un nombre important de demandeurs (clients)[10]. Dans les faits, cela devrait permettre à l’Etat de sous-traiter la construction et la gestion du bâti carcéral. Mais cela coûte cher et les prestations servicielles sont de moins en moins bonne qualité pour les détenus.

C’est un gouffre financier à la profondeur abyssale « Contrats en or, prisons en carton » titrait l’Express, 14 établissements sur les 171 prisons françaises coûteront finalement près de cinq milliards d’euros au contribuable. Tous versés à des poids lourds du BTP : Bouygues, Spie Batignolles, Vinci et Eiffage, propriétaires de ces 15 % de places en cellule, lesquelles enrôlent annuellement près de 40 % des crédits immobiliers de la justice, soit environ 220 millions à l’année, jusqu’en 2036. Un marché carcéral en capacité d’extraire une rente, donc. La prison de Réau, l’une des 14 en PPP, a ainsi dévoilé des failles de conception au moment de l’évasion en juillet 2018 de Redoine Faïd. Celle des Baumettes nouvelle génération, à Marseille, a été entachée dès le départ de multiples vices. Face à l’immensité des irrégularités et malfaçons, la garde des Sceaux confirmait en mars dernier qu’aucune des nouvelles prisons à construire au cours des deux prochains quinquennats ne le serait sous forme de PPP. Ainsi, le secteur pénitentiaire est un véritable business model pour lequel on fait appel à des entreprises de construction de prison, des entreprises d’équipement de matériel, mais également des entreprises de fourniture de services, dont la restauration et le nettoyage.

L’idée progressive d’alternatives carcérales

Comment donc lutter contre la surpopulation carcérale, sans multiplier le nombre d’établissements pénitentiaires ? Dénonçant cette obsession carcérale, plusieurs alternatives ont été mises en place à tous les stades de la procédure pénale. On parle alors de suivi en milieu ouvert. Ces mesures restent insuffisamment utilisées comme réelle alternative à la prison, qui reste la peine de référence. Pourtant, la récidive est toujours moindre en cas de recours à des mesures alternatives à l’incarcération.

L’accès à l’emploi, à une formation professionnelle, aux soins, au logement sont autant de difficultés auxquelles le détenu va être confronté. Il lui est difficile d’y répondre seul après avoir été mis à l’écart de la société pendant un certain temps. L’autonomie, la sociabilité, la responsabilité sont des principes de citoyenneté qui s’ajustent, se mesurent d’autant plus aisément que leur acquisition peut être favorisée par un tiers accompagnant.

C’est dans cet esprit que l’on voit apparaître la médiation animale en milieu carcéral ; l’animal apaise, met en confiance, et facilite la réinsertion des détenus. Il existe 3 grands types de médiation animale en milieu carcéral : avec des chiens visiteurs, avec des petits animaux (rongeurs, furet…) et la médiation équine. Une manière de lutter contre la dépersonnalisation : les codes et les règles de la vie carcérale conduisent les détenus à adopter une personnalité plus forte. Face à l’animal on ne peut pas tricher, la personne va retrouver de l’authenticité et se montrer telle qu’elle est.

Très présent dans les pays scandinaves, à l’image de la prison ouverte sur l’île de Suomenlinna à Helsinki, en Finlande : « Ici, il n’y pas de clé. La clé, c’est la confiance », confie la directrice, Sinikka Saarela. C’est un projet réussi de transition progressive vers la liberté. Autre argument : un jour de prison coûte 213 euros à l’État et 149 euros dans les prisons ouvertes, avec 100 détenus et un budget annuel de 4,2 millions d’euros. Les détenus sont également très actifs : ils nettoient les chambres, préparent la nourriture et contribuent aux activités agricoles, ce qui réduit sensiblement le nombre du personnel. En France, le coût moyen d’une année de prison pour une personne détenue est estimé à 32 000 euros, alors que le coût moyen annuel en milieu ouvert, tel un sursis avec mise à l’épreuve, est estimé à 1 014 euros par personne.

Ainsi, il existe 2 prisons françaises à pouvoir revendiquer le statut de prison ouverte, le centre de détention de Mauzac en Dordogne (1986) et le centre de détention de Casabianda (1948), situé en Haute-Corse. Intéressantes tant du point de vue des valeurs qui les sous-tendent que de leurs résultats, ces prisons pensées comme des villages intégrés ont connu depuis leur création peu de cas de suicide et le taux de récidive y est très faible.

Au milieu d’un domaine agricole, le centre de détention de Mauzac compte 251 personnes, installées dans des pavillons dissimulés dans le paysage avec comme objectif d’être un établissement pour peine orienté vers la réinsertion. À ce site se greffe une ferme-école où les détenus peuvent recevoir une formation horticole et travailler en cultivant des légumes et herbes aromatiques et médicinales.

Néanmoins, certains détenus sont transférés à Mauzac pour désengorger les établissements surpeuplés de la région et n’entrent pas dans les critères car il faut être éligible à un aménagement de peine (placement à l’extérieur). Ainsi, Mauzac « accueille des gens qui n’ont rien à y faire et doit refuser des détenus qui y auraient toute leur place », dénonçait la CGT en 2013.

« On est là pour réduire la hauteur de la marche entre la prison et la sortie. »

Un autre exemple unique en France est la ferme de Moyembrie dans l’Aisne, un établissement rural de réinsertion pour personnes écrouées en aménagement de peine. Présentes pour 9 mois en moyenne, elles trouvent à la fois un logement, un travail et un accompagnement pour favoriser le retour au monde extérieur. Elles ont fait elles-mêmes une démarche auprès des services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) et de la juridiction de l’application des peines compétentes.

Ici, ni barreaux ni surveillants, pas même de système électronique de contrôle des allers et venues. 18 hommes d’origines et d’âges divers à travailler la terre, à ramener les chèvres des pâturages avant le lever du soleil pour la traite ou à travailler à la fromagerie. « On est là pour réduire la hauteur de la marche entre la prison et la sortie », résume Simon Yverneau, l’un des six salariés. La ferme travaille en partenariat avec les établissements pénitentiaires proches : le centre pénitentiaire de Laon (Aisne) et le Centre pénitentiaire de Liancourt (Oise). Structure associative, son montage économique est soutenu par Emmaüs pour développer le modèle, déjà en cours de duplication dans l’Aude avec la ferme du Pech.

Un projet : « Les Tiers-lieux de la liberté »

Même si toutes les structures alternatives ne sont pas parfaites, c’est dans la continuité de ces réflexions que l’objet de ce projet est de mettre en place des « Tiers-lieux ouverts », davantage orientés vers la réinsertion. En échange de conditions de détention plus souples, les détenus s’engageraient à respecter des règles de vie et un parcours personnalisé.

Le projet de création d’un « Tiers-lieu de la liberté » est d’accueillir une dizaine de détenus volontaires sous main de justice pour une période de 6 à 12 mois avant leur levée d’écrou, en aménagement de peine (peine inférieure ou égale à 2 ans). Le modèle se structurerait en tant qu’entreprise d’insertion (EI), association intermédiaire (AI) ou atelier et chantier d’insertion (ACI).

Cela permettrait d’accorder aux personnes détenues des droits fondamentaux dès aujourd’hui, plutôt que de les limiter avec des tâches abrutissantes et sous-payées[11]. Le code du travail et le SMIC habituel ne s’appliquent pas aux personnes détenues travaillant en prison. De plus, la population carcérale est loin d’être homogène, le passé carcéral est souvent associé à des difficultés sociales multiples qui nécessitent un accompagnement facilitant la réadaptation sociale à la sortie de prison. On pourrait ainsi envisager des offres différentes selon les profils au sein d’un même tiers-lieu. Pour les personnes atteintes de troubles psychiques importants, pour les personnes n’ayant jamais travaillé et enfin pour les personnes détenues capables de réaliser le même travail que n’importe quel salarié à l’extérieur.

La difficulté du projet résidera aussi dans sa valeur foncière : quels contrats domaniaux pour quelles visées juridiques, sur quels fonciers intervenir et quels mécanismes de propriétés adopter ? La complexité de ces schémas ne pourrait-elle pas se formuler sur la revitalisation rurale des centres-bourgs, mais aussi sur de nouvelles formes de gouvernance foncière rurale au service d’installations agricoles respectueuses de l’environnement ?

Dans les faits, si l’on explore la première piste, conjointement avec les bailleurs sociaux locaux, chaque bâti possédant une vacance locative forte pourrait être mis à disposition pour héberger des détenus qui en contrepartie s’engageraient à rénover une partie du parc immobilier. Ils bénéficieraient d’outils de formation professionnelle sur mesure en BTP, ainsi que d’un accompagnement en création d’entreprise. Ils pourraient ainsi s’investir localement pour construire leur projet de vie.

Ensuite, la seconde piste serait de mettre en place un projet de « coopérative agricole pénitentiaire » avec le dispositif d’« espaces-tests agricoles »[12] permettant à une personne potentiellement non issue du milieu agricole ou en reconversion professionnelle, de tester un projet agroalimentaire en conditions réelles et réversibles sur une période oscillant entre 1 et 3 ans, tout en réduisant les risques associés à l’acquisition de foncier.

En effet, une grande majorité des centres-bourgs dépendent d’exploitations agricoles locales, qui elles-mêmes font face à une pénurie de « transmission ». Par exemple, l’opportunité d’une personne en aménagement de peine pourrait coïncider entre le calendrier de départ d’un cédant et celui de l’installation. Ces reprises par des porteurs de projets non issus de la famille agricole sont souvent une opportunité pour maintenir des fermes de petite taille avec des pratiques plus respectueuses de l’environnement (agriculture durable ou biologique, par exemple) et recréant des liens sociaux et économiques sur le territoire (circuit court, AMAP, etc.)

Bien qu’aujourd’hui de nombreuses exploitations soient vendues entières ou démantelées pour agrandir des fermes existantes faute de repreneurs prêts à s’installer immédiatement, dans un contexte de foncier rare et cher, les espaces-tests apparaissent comme un outil pertinent permettant aux porteurs de projets d’acquérir une pratique agricole et entrepreneuriale suffisante en vue d’installations pérennes.

De plus, la dévitalisation des centres urbains moyens s’aggrave au profit des grandes agglomérations. Pour mettre en place des solutions efficaces afin de développer l’attractivité de ces centres-bourgs, les personnes en aménagement de peine participeraient activement aux différentes consultations engagées par l’État et se positionneraient comme des compagnons-clés des futures opérations de revitalisation du territoire. Cela inciterait les investisseurs bailleurs à rénover les logements anciens et dégradés dans les centres-villes des 222 communes ciblées par le dispositif « Action cœur de ville ».

Une aide fiscale encouragerait de fait les travaux de rénovation dans des zones où les espaces agricoles et les logements sont vides ou en mauvais état, et pourrait faire l’objet d’exonération de la taxe foncière sur les propriétés du terrain carcéral des communes qui se porteraient volontaires. Cette vision des opérations en coût global enracinerait ainsi ces chantiers de la liberté dans une économie circulaire avantageuse surtout lorsque l’on sait que le coût de construction d’une cellule varie entre 150 000 et 190 000 euros[13]. L’idée serait donc créer des « filières intégrées agricoles autogérées » avec l’administration pénitentiaire et de renforcer ces initiatives avec les services pénitentiaires d’insertion et de probation, en faisant émerger un programme de duplication, tout en adaptant ces structures foncières aux spécificités de chaque territoire.

Ainsi, les détenus auraient une double opportunité ; intervenir de front dans les centres-bourgs avec des bailleurs sociaux localement implantés ou intégrer à proximité une coopérative agricole pénitentiaire et y développer une agroécologie paysanne en travaillant la terre. Dans les deux cas de figure c’est aussi permettre le maintien d’emplois, agricoles saisonniers ou permanents. Les anciens détenus transmettraient ainsi leurs savoir-faire et formeraient les nouveaux arrivants.

L’objectif est de proposer un sas de réadaptation et de reconstruction avant la liberté, en partageant une vie quotidienne dans un collectif et où l’être humain est réhabilité dans toute sa dignité.

La pratique agroécologique par des détenus réintroduirait de la diversité dans les systèmes de production agricole locale et permettrait ainsi une mosaïque paysagère diversifiée des cultures. La production pourrait alimenter en produits frais une partie des habitants locaux. Chaque détenu résiderait sur place par le biais de structures manuportables en ossature bois sur pilotis, élaborées et préfabriquées dans les centres pénitentiaires avoisinant.

L’objectif est de proposer un sas de réadaptation et de reconstruction avant la liberté, en partageant une vie quotidienne dans un collectif et où l’être humain est réhabilité dans toute sa dignité. Véritable lieu de « réapprentissage » de la liberté en tant que fabrique d’insertion, ces chantiers de la liberté en pleine campagne ou centres-bourgs viseront à briser le triptyque enfermement-exclusion-récidive.

Si le contrat de travail est une base du parcours d’insertion, la préparation à la sortie reste le maillon faible de la prison. Les enjeux d’un accompagnement global de la personne placée sous-main de justice (PPSMJ) en milieu ouvert sont déterminants. Sur le terrain juridique comme sur le terrain des consciences, il va donc falloir convaincre le législateur de la dimension politique de l’action collective. Il apparait dès lors évident que les véritables réformes carcérales se feront par-delà les murs, par le « réancrage » des questions de sécurité, au cœur d’une réflexion politique et d’un projet de société.

©Nassim MOUSSI Architecte

Quel lendemain pour le système carcéral ?

Penser la ville de demain, c’est aussi penser à ceux que l’on ne voit pas, mais encore faut-il penser la ville d’aujourd’hui avec ces mêmes invisibles. La présente étude constitue une première contribution, à titre exploratoire, mais il y la nécessité urgente de travailler collectivement sur l’expérience carcérale et les innovations pénales. Ce projet refuse d’être une solution par sa dimension architecturale comme réponse ultime à la déviance ou la délinquance. L’inertie historique lourde des institutions carcérales a été bouleversée par l’épidémie du Covid-19, mais les suicides et la surpopulation n’ont pas attendu ce virus.

L’architecture des prisons a prouvé qu’elle n’était pas un « art solution ». Elle a brillamment traduit la pauvreté de ces définitions et l’abondance indéfinie des discours architecturaux descriptifs jamais exhaustifs. Les mots sont perçus comme aseptisés parce qu’ils paraissent usés à force d’avoir été trop utilisés. Un peu à l’image des grands ensembles d’habitation de l’après-guerre, la prison témoigne du même grand écart entre les utopies architecturales proclamées et un quotidien bien plus complexe, signe d’une vie sociale qui ne se laisse pas régenter par quelques murs.

On retrouve cette croyance dans le geste urbanistique du Corbusier, « …que le problème social dont la solution dépend de l’architecture et de l’urbanisme »[14]. On trouve la même ambition totalisante de la ville nouvelle à la prison[15], le même souhait de concilier les fonctions, le même recours strict au zonage – « attribuer à chaque fonction et à chaque individu sa juste place ». Ironie du sort, quand on sait qu’il admirait ses logements comme des cellules.

Il s’agira d’œuvrer collectivement avec des convictions chevillées au corps en questionnant la prison au sein même de la société.

Il aura donc fallu attendre, depuis la mise en place du confinement le 17 mars dernier, 44 mutineries (recensées officiellement) et 85 cas de décès liés au Covid-19, pour que le ministère libère 10.000 détenus le 18 avril 2020, auxquels s’ajoutent 48 détenus testés positifs et 925 autres placés à l’isolement sanitaire. Mais loin de fustiger le législateur en place, il va nous falloir regarder au-delà de l’horizon sombre. Tout en conservant les missions régaliennes de l’Etat, il s’agira d’œuvrer collectivement avec des convictions chevillées au corps en questionnant la prison au sein même de la société.

S’intéresser aux détenus mais aussi au personnel, à toute la population carcérale et donner du sens à une détention s’avère être un processus long. Nous avons tous un processus interprétatif de la peine, mais laissons derrière nous cette vision séculaire et sacrosainte des châtiments comme outil punitif, laissons le discours catastrophiste et l’ethnicisation des débats sur la délinquance. Personne ne peut rester indifférent à ce qui écrase l’homme, mais comprenons que chaque échec transmet des informations précieuses ouvrant ainsi la voie à une recherche pénale radicalement nouvelle qui remettrait l’humain au centre.

« Je ne perds jamais. Soit-je gagne, soit j’apprends. » Nelson Mandela


[1] Pour reprendre l’expression d’Olivier Milhaud et Marie Morelle : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01025228

[2] Erving Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux.

[3] Olivier Milhaud avancera même que « la prison est une peine géographique »

[4] Pour reprendre l’expression d’Olivier Milhaud https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-01374452/

[5] « La compulsion de punir » de Tony Ferri, l’Harmattan, 2015.

[6] Caroline Mandy « La prison et l’hôpital psychiatrique du XVIIIe au XXIe siècle : institutions totalitaires ou services publics ? »

[7] Laurent Mucchielli, La Frénésie sécuritaire : retour à l’ordre et nouveau contrôle social, Paris, La Découverte, 2008

[8] Christian Demonchy spécialisé dans la construction de prison, « Histoire de l’architecture carcérale », Bibliothèque Zoummeroff, (2008).

[9] https://oip.org/decrypter/thematiques/budget-administration-penitentiaire/

[10] J’invite le lecteur à lire l’étude de Leroux I., Rigamonti E. (2018), “L’inefficience des partenariats public-privé appliqués aux prisons françaises”, Revue d’Economie Industrielle, 162.

[11] 20% du SMIC https://blogs.mediapart.fr/observatoire-international-des-prisons-section-francaise/blog/150218/comment-reformer-le-travail-en-prison

[12] Le réseau associatif « Terre de liens » est un des pionniers en France https://terredeliens.org/le-reseau-associatif.html

[13] Source OIP

[14] Le Corbusier (1971), La Charte d’Athènes. Entretien avec les étudiants des écoles d’architecture. Avec un discours liminaire de Jean Giraudoux, Paris, Le Seuil, 190 p.

[15] L’enfermement ou la tentation spatialiste. De « l’action aveugle, mais sûre » des murs des prisons d’Olivier Milhaud

Entre-soi et cooptation : le coliving, face cachée de la propriété marketée ?

©Illustration Nassim Moussi

La production de logements sécurisés et partagés se multiplie en France et dans le monde au travers du coliving. Le concept, encore embryonnaire, repose sur une formule d’hébergement en colocation à mi-chemin entre la prestation hôtelière et le logement classique, auquel il ajoute divers services. En ciblant principalement un entre-soi de jeunes bancables, ces lotissements résidentiels veulent monétiser l’expérience du logement de demain en s’appuyant sur 3 piliers : les espaces, les services et la communauté. Reposant sur un désir de vivre ensemble et sur des règlements qui imposent des normes de conduite et une répartition des coûts des services collectifs comme l’entretien, les installations sportives, le personnel de nettoyage et de sécurité, ce mode d’habitat alternatif questionne. Quel est le rôle de l’outil serviciel et affinitaire dans le processus immobilier qu’est le coliving ? Quel impact l’innovation servicielle pourrait-elle avoir sur la propriété ?


Qu’il s’agisse d’une évolution profonde ou d’une rupture, le coliving, formule clé en main de l’économie de service pour la production de logement, apparaît dans un contexte où les gens rencontrent de plus en plus de difficultés à se loger. Si la transformation du parc immobilier est inscrite dans des étapes lentes, l’habitat entraîne déjà des besoins nouveaux en termes de propriété. Le modèle familial se renouvelle, la taille des ménages se réduit. Divorces et séparations, nouvelles unions et familles recomposées augmentent et créent autant de variations dans la configuration du logement idéal. Le parcours résidentiel évolue et les manières d’habiter progressent plus vite que le parc immobilier. L’économie servicielle de la propriété est donc prise dans un contexte de transformation de la temporalité d’occupation des logements et le coliving semble vouloir apporter des éléments de réponse à cette évolution.

Ce dispositif correspond au mouvement de fond qui traverse le débat politique actuel : en effet, le coliving servirait de fondement à une réflexion sur ce que doit offrir un logement à l’heure de l’avènement de l’économie servicielle. « Les bailleurs sociaux facilitent le développement d’Airbnb et participent à la spéculation immobilière en vendant des droits de commercialité », accusait, le 31 janvier 2020, Danielle Simonnet, conseillère municipale la France insoumise de Paris, lors du débat entre candidats à la Mairie de Paris organisé par la Fondation Abbé Pierre sur la politique du logement. L’actuel ministre Julien Denormandie, chargé de la ville et du logement, se dit « en phase d’observation », tandis que le député Modem de la Haute-Garonne Jean-Luc Lagleize a remis un rapport au gouvernement le 20 novembre 2019 qui vise la création d’un nouveau droit de propriété, fondé sur la dissociation entre le foncier et le bâti, suscitant de nombreuses interrogations.

Autant de réflexions qui opèrent un changement de paradigme pour le droit de la propriété et qui nous ramènent aux préoccupations des différents acteurs du marché : l’État, les propriétaires, les locataires, les professionnels, les institutionnels, et bien sûr les utilisateurs dont le spectre est très large. L’innovation servicielle pourrait-elle être l’aiguillon d’une nouvelle production de la propriété ?

@ Illustration Nassim Moussi

État des lieux : historique de la servitisation et de la propriété

Emprunté du latin servitium (« esclavage, joug, servilité »), de servus « esclave » et servire « être asservi », étymologiquement, le mot service implique l’idée d’assujettissement à une volonté supérieure. La notion de servitisation[1] quant à elle, correspond au fait de vendre non pas un simple produit, mais une solution comprenant un produit et un service. Celle-ci a transformé la nature de la relation entre un client (le locataire) et son fournisseur (le propriétaire), et changé les rapports entre les produits et les services. Sans véritablement bouleverser l’industrie immobilière actuelle, le coliving reproduit un certain modèle hygiéniste du logement collectif, en se positionnant dans la continuité d’une colocation qui propose des services dans une formule toute inclusive.

« Le coliving reproduit un certain modèle hygiéniste du logement collectif, dans la continuité d’une colocation proposant des services. »

Si toute civilisation connaît des formes d’appropriation, l’élaboration d’un droit des biens commence avec les Romains qui ont, les premiers, opéré une classification juridique des biens et accordé une place déterminante à la protection de la propriété privée[2]. Historiquement, de l’Antiquité à l’époque actuelle, en passant par les révolutions industrielles, plusieurs archétypes de droit des biens se sont développés dans le cadre de systèmes politiques d’obligations et de services. La pratique du droit réel, en tant qu’outil serviciel, n’est pas nouveau dans l’histoire de la propriété : son origine remonte directement dans le droit romain à l’emphytéose, qui était à Rome un droit réel de jouissance appelé jus emphyteuticum, conféré sur un bien appartenant à autrui ; elle ne s’établissait que sur les propriétés rurales, moyennant le versement d’une redevance périodique, appelée canon.

Ce droit réel de jouissance d’un bien, investi de prérogatives, se retrouve dans différentes théories politiques et sociales, notamment dans les doctrines hygiénistes. Le projet de la Saline Royale d’Arc-et-Senans construite par l’architecte Claude-Nicolas Ledoux sous le règne de Louis XV en est l’exemple. Il s’agissait d’une manufacture destinée à la production de sel, qui fonctionnait comme une usine intégrée, où vivait presque toute la communauté de travail. Construite en forme d’arc de cercle, elle abritait les lieux d’habitation et de production. Chaque habitant devait donc verser aux commis – employés de l’administration chargés de la perception de l’impôt sur le sel – la gabelle, une taxe royale sur le sel.

Le principe de coopération s’inspirera plus tard du socialisme utopique. L’industriel idéaliste Jean-Baptiste André Godin mettra notamment ces principes en application pour la fondation du Familistère de Guise. Plus qu’un hôtel coopératif, il s’agissait d’une coopérative ouvrière de production où plusieurs familles vivaient ensemble, en communauté, avec autours d’eux des magasins, des écoles, des théâtres, des bains et des piscines. Cette réflexion autour du logement ouvrier permettra la création de lois relatives au logement social, tout en poursuivant les réflexions hygiénistes préexistantes, notamment sur l’ensoleillement et l’aération des logements.

Les immeubles à gradins, développés par l’architecte Henri Sauvage à Paris, sont l’une des constructions emblématiques de cette réflexion sur les HBM Habitat bon marché, l’ancêtre actuel de nos HLM). L’immeuble du 13 rue des Amiraux est construit sur un système ingénieux de gradins, offrant à chaque appartement une terrasse. Il compte 78 logements répartis sur 7 étages. Les équipements sont pensés avec une grande rationalité : chauffage, garde-manger, vide-ordures, coffres à linge sale etc. : tout est pensé pour le confort des ouvriers. Des caves sont même prévues aux 3e et 4e étages et une piscine est construite dans le volume central de l’immeuble.

Le coliving, ou l’opportunité d’apporter plus de valeur à la propriété ?

Aujourd’hui, la majorité des opérations coliving en France et à l’étranger, prétextant une « expérience utilisateur » ou « un lien communautaire », s’inscrivent dans cette logique hygiéniste. Par exemple, l’opérateur Axis, à la fois investisseur, promoteur et gestionnaire de la marque The Babel Community, propose une résidence coliving à Marseille. Dans un immeuble haussmannien intégralement rénové, se mêlent espaces privatifs et partagés, et autres espaces collectifs mis en commun. On y trouve des chambres meublées, en colocation ou individuelles, du studio au deux pièces. L’offre des services est extrêmement variée, elle va de la conciergerie aux cours de sports collectifs, en passant par le room service, un cinéclub ou encore un espace de cotravail avec restauration. Les offres locatives mensuelles sont, quant à elles, basées sur la flexibilité des baux et le sans engagement.

« Il reste fort à parier que l’on ne vendra plus de m² mais un abonnement comme si on louait « un service d’habitat ».»

Dans cette économie centrée sur la servitisation qui s’instaure, les opérateurs de coliving ne vendent pas uniquement des produits, mais ils vendent plutôt l’accès et les résultats que leurs produits génèrent. Cette nouvelle production de la propriété par le développement d’une culture de service prend de l’ampleur. Il reste fort à parier que l’on ne vendra plus de m² mais un abonnement comme si on louerait « un service d’habitat ». Tout en s’acquittant d’un forfait fixe mensuel, qui englobera la jouissance d’un logement, les colivers[3] contracteront des services additionnels type abonnements, de la même façon qu’ils s’abonnent à Netflix en payant pour la production et la valeur.

C’est, finalement, une question générationnelle et de maturité digitale : jusqu’à présent, les générations ont été habituées à acquérir des biens, mais sans payer le service ; demain, les générations futures achèteront des services sans débourser d’argent pour acquérir des biens.

Une surenchère dans les services proposés

Si les appels à projets « Inventons la Métropole du Grand Paris 2 » se propagent au travers de programmes innovants dédiés au coliving, la mise en concurrence des concepts a provoqué une réelle surenchère des services, qui n’est pas toujours en concordance avec les besoins spécifiques en matière d’habitat. Entre espaces de bureaux partagés, hacker house, makerspace, urban farming, fablabs et autres tiers-lieux, les propositions servicielles se sont donc démultipliées[4], au risque de leur fordisation, d’où une nécessaire interrogation de cette suroffre servicielle.

« Le coliving s’oriente vers un univers de cherté et raréfaction du foncier constructible, dans lequel le calcul de la rentabilité prime. »

Confronté à des zones tendues en Île-de-France, le contenu programmatique du coliving s’oriente vers un univers de cherté et raréfaction du foncier constructible, dans lequel le calcul de la rentabilité prime. Si la hausse du prix du foncier entraîne la hausse du prix de l’immobilier[5], plusieurs opérateurs immobiliers de coliving ont bien compris que l’ensemble de leur flux de trésorerie doit être généré par les activités servicielles, d’où l’importance d’établir une promotion servicielle la plus marketée possible.

Aujourd’hui, le contexte dans lequel émerge la ville servicielle pose la question de la causalité « service-propriété ». Elle constitue, de ce fait, un élément important du devenir de la propriété. Paradoxalement, les stratégies de nombreuses villes en France promeuvent l’esprit de la ville intelligente ou Smart City, s’enfermant sur des fantasmes ultra-concurrentiels de croissance, quand les villes appellent désormais la mesure et l’équilibre, qu’il s’agisse de leur taille ou de co-construction. Ce constat invite à réfléchir à une autre trajectoire, en misant moins sur les biens et davantage sur les services qu’ils permettent.

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© Jean-Pierre Dalbéra

Des ambitions collectives à reconsidérer

Touchant plusieurs générations et différents milieux socio-professionnels, ce segment alternatif immobilier qu’est le coliving arrive dans un contexte sociologique complexe. Et sur ce dernier point, des problématiques diverses se posent, à travers lesquelles la créativité juridico-servicielle est constamment sollicitée et impacte de facto l’usage de la propriété. Ce mode d’habitat qui se sert de la rareté et de la cherté du foncier explore de nouvelles formes de propriété : c’est en cela qu’il suscite un vif intérêt de la part des professionnels de l’investissement immobilier.

L’effet inflationniste de la propriété remet, de fait, sur le devant de la scène, des réflexions sur la maîtrise du coût du foncier en questionnant des pratiques servicielles et collaboratives par le biais du coliving. Le développement d’une culture de service exige du temps et cette dynamique servicielle semble de plus en plus en corrélation avec l’offre locative et les modes d’acquisition de la propriété.

« L’effritement des repères sociaux pousse les individus à se réfugier dans une consommation généralisée. »

Cette progression de l’économie de la fonctionnalité, caractérisée par des actes de consommation de services interchangeables, produit une incertitude constante, qui précarise des modes de vie dits « agiles ». S’il est vrai que toutes ces formes de propriétés rechargeables ou à caractère d’emphytéose servicielle calquent certains modèles anglo-saxons (Community Land Trust), l’avenir de la propriété ne se résumera pourtant pas à une innovation stratégique de rupture, telle qu’elle est énoncée dans l’économie de la fonctionnalité.

Effectivement, cette perte de sens liée à l’effritement des repères sociaux pousse les individus à se réfugier dans une consommation généralisée afin de « s’acheter une vie »[6], donnant ainsi une dimension volatile et éphémère à tous les domaines de la vie en société, ce que Zygmunt Bauman nommera la « modernité liquide ». Néanmoins, établir un parallèle entre la pensée de Godin, qui employait une forme de paternalisme afin de séduire les ouvriers pour mieux les détourner de leur émancipation, et le coliving, c’est-à-dire l’entre-soi de jeunes gens qui se ressemblent, se cooptent et refusent d’être adulte, est encore prématuré.

Prestation servicielle voulue ou subie, on pourra néanmoins objecter qu’une logique consumériste traverse bon nombre de ces projets de développement urbain. Il n’en demeure pas moins que de nouvelles formes collectives de propriété fondées sur des structures d’autogestions voient le jour. Élaborées sur des principes fédératifs, ces types d’habitats partagés accompagnent un mouvement profond de reconfiguration de la famille, et semblent en passe de devenir un phénomène de plus grande ampleur.

Des mécanismes fonciers imparfaits

Les avis sont partagés lorsqu’il s’agit de déterminer si la corrélation entre service et coliving est une réponse à la crise du logement ou une forme d’exploitation des personnes les plus exposées à cette crise. Le Guardian a récemment publié un article qualifiant le coliving de « dortoirs d’entreprises cyniques ». Les amateurs de coliving célèbrent la liberté et la flexibilité qu’offre ce type de propriété. Les critiques disent qu’il ne fait que masquer un problème plus profond et profiter de la solitude qui est au cœur de la lutte de la génération Y pour se trouver un logement.

À San Francisco, ville la plus chère à vivre des États-Unis avec un lit en moyenne pour 3 490 $, la société de gestion locative « Tribe-coliving », qui se qualifie de réseau social instantané, facture 2000 $ la capsule de lit. Les cohabitations sont en grande partie dues à l’afflux de startupper qui prennent le bus vers les campus de la Silicon Valley. Certains lotissements sont clôturés avec des murs imposants, d’autres avec des grillages ; les accès sont surveillés 24 heures sur 24 par le personnel de sécurité et réglementés avec des cartes magnétiques. S’ajoute à cela des systèmes de vidéosurveillance dans la cuisine et le salon, certains locataires ont même reçu des messages insistants d’avertissement par SMS et mail comme « veuillez laver votre vaisselle ». Ce dispositif semble ainsi donner aux colivers le sentiment d’être surveillés constamment sans le savoir véritablement, à tout moment.[7]

Quoiqu’il en soit, le coliving et ses surenchères servicielles sont en hausse en Europe et dans le monde, mais avec des différences significatives dans la maturité du marché selon les juridictions. Ce modèle économique en forte demande dans un environnement de taux bas, voire négatifs, suscite également un vif intérêt des professionnels de l’investissement. Tous s’intéressent de près à cette classe d’actifs, et l’emplacement des biens est généralement stratégiquement bien localisé, ce qui en préserve la valeur en cas de retournement de marché. Aujourd’hui, en France, il n’existe pas de statut juridique propre aux résidences de coliving, fruit d’un flou réglementaire qui soulève des questions sans apporter de réponses, mais qui feront l’objet de textes spécifiques dans les mois à venir.

« Le problème est donc bien là, vous achetez votre logement, mais vous resterez locataire à vie. »

Au regard de ce nouveau droit de propriété, le député Jean-Luc Lagleize envisage de créer des organismes fonciers libres dit « OFL ». Un fond qui sera géré par Action Logement pour dépolluer les friches industrielles et les transformer en terrains constructibles visant à réduire le coût du foncier et à augmenter l’offre de logements accessibles. L’idée est de généraliser un nouveau droit de propriété en permettant de posséder les murs mais pas le terrain. Sur le plan théorique, les bénéfices de ce mécanisme sont évidents. D’abord, il permet de découpler le terrain et l’objet, et fait, par-là même, chuter significativement le prix de l’immeuble. Selon Norbert Fanchon, « en zone très tendue, le foncier peut représenter plus de 50 % du coût de production : l’extraire de l’équation fait baisser mécaniquement les prix de 20 à 30% ».

En facilitant la préemption, ces organismes détenus en majorité par des capitaux publics, auraient pour mission d’acheter et de conserver la propriété des terrains sur lesquels des logements seront bâtis. Les ménages détiendraient la propriété des murs des logements et bénéficieraient du droit d’usage du foncier par le biais d’un bail emphytéotique reconductible. Le problème est là : vous achetez votre logement mais vous resterez locataire à vie.

Calqué sur des modèles anglo-saxons de rente à verser, on se dirigera alors vers une société de l’usage qui justifiera un servage moderne, puisque cela nécessite de rendre chaque personne en capacité de payer chaque mois, chaque année, ses abonnements, ses loyers ; rien ne lui appartient plus, tout lui est loué. Et l’État en restera l’unique propriétaire et détenteur foncier.

Faudra-il donc régenter la propriété ? Il parait évident que les pouvoirs politiques confortent leurs monopoles en créant des formes de propriété « par le haut »[8], à travers des procédures administratives paralysantes et un environnement institutionnel qui peine à s’adapter aux logiques d’expérimentation. Plutôt que de la laisser s’établir « par le bas » en transformant les situations de fait en situations de droit, comme l’ambitieux projet pilote du village vertical à Villeurbanne, où finalement, l’acte collectif d’une propriété partagée a permis d’influencer la loi ALUR et de faire prendre conscience qu’une réinvention de la propriété est réalisable.

© Dorte Mandrup Architects

[1] Anglicisme né de servitization.

[2] Halpérin, JL. 2008. Histoire du droit des biens, Editeur : Economica.

[3] Nom donné au locataire de coliving.

[4] La majorité des 23 projets lauréats IMGP2, intègrent des programmations mixtes questionnant des nouveaux modes d’habiter et de travailler. Notamment avec 15 000m² prévues exclusivement pour du coliving.

[5] S. Levasseur,2013. « Éléments de réflexion sur le foncier et sa contribution au prix de l’immobilier » n°128, parue dans la revue de l’OFCE.

[6] Titre de l’ouvrage de Zygmunt Bauman « S’acheter une vie » paru en octobre 2008.

[7] J’oriente volontairement le lecteur vers l’œuvre « Surveiller et punir » (1975) de Michel Foucault.

[8] La proposition de loi du 20/11/2019 adoptée à l’Assemblée nationale en première lecture, du député Jean-Luc Lagleize, en est le parfait exemple.

Hyperloop : les paradoxes d’une « révolution »

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Elon Musk, CEO of SpaceX and Tesla © Daniel Oberhaus (2018)

En 2013, l’iconoclaste patron de Tesla, Elon Musk, présente son idée du train du futur : l’Hyperloop. Il donne au monde les premières ébauches de ses travaux rassemblant quelques croquis, graphiques et études techniques. Cette nouvelle technologie « révolutionnaire » devrait permettre de se rendre de Paris à Marseille en moins d’une heure. Il est néanmoins nécessaire de questionner l’utilité politique et environnementale d’une telle avancée technique, ainsi que son modèle économique.


LA CONCURRENCE COMME MOTEUR

« Quand je l’explique à mes enfants, je leur dis simplement que c’est “un train, très, très rapide”, pour ne pas dire supersonique, qui est “très très propre” et qui va relier toutes les villes du monde. » explique Dirk Ahlborn, patron d’Hyperloop Transportation Technology.

Elon Musk invite le monde à s’approprier ses premières ébauches d’études, qu’il rend libre de droits sous format open source, dans un document de 57 pages, en arguant qu’il n’a pas le temps de s’en occuper lui même. Mais développer cette technologie est évidemment extrêmement coûteux et l’open source de Musk se transforme rapidement en mise en concurrence du peu de start-up capables de lever les fonds nécessaires. Quelques entreprises se battent aux quatre coins de la planète pour être la première à mettre au point l’Hyperloop. Deux ont investi récemment en France : Hyperloop TransPod à Limoges et Hyperloop Transportation Technology à Toulouse. Ce n’est donc ni SpaceX ni Tesla, ou une autre compagnie géante du monde technologique, qui mène cette recherche, mais bien de petits acteurs frontalement concurrents. Les recherches sont en cours, ponctuées de coups de communication et de secrets industriels.

https://www.spacex.com/sites/spacex/files/hyperloop_alpha.pdf
Croquis original de l’Hyperloop imaginé par Musk © SpaceX

À Toulouse on annonce régulièrement avoir « achevé les pistes d’essais », être en train de « procéder aux premiers tests » et même avoir « pris le temps de concevoir et de construire un système commercialement viable » pour cette première ligne-test actuellement en fin de construction, selon le PDG d’Hyperloop TT. Hyperloop TransPod se targue d’avoir obtenu les permis de construire à Limoges, entre deux visites à l’étranger, notamment en Thaïlande où Sébastien Gendron, le PDG, « a rencontré celui qui est pressenti pour devenir le prochain Premier ministre et qui souhaite créer une ligne Hyperloop entre Phuket, Bangkok et Chiang Mai », selon la presse. Les affaires marchent, les projets se multiplient et la science avance, mais la concurrence fait rage.

Cette technologie, qui doit révolutionner le monde du transport et changer le quotidien de millions de personnes selon ses promoteurs, se trouve donc au centre d’une guerre économique sans merci. Plutôt que de coopérer, les petits acteurs isolés sont incités à dépasser leurs concurrents le plus tôt possible, faute de quoi ils mettront la clé sous la porte. Cette situation n’étonne plus grand monde aujourd’hui, mais force est de constater qu’elle contraste fortement avec la précédente innovation en termes de transport à grande vitesse : le développement du TGV Français dans les années 70, conduit sur instruction du gouvernement, par une entreprise publique.

Elon Musk, loin d’avoir oublié cette histoire, en est le premier bénéficiaire : ses milliards lui permettent de racheter au prix fort la première startup capable de propulser son train à plus de 1000 km/h. Et même si ces entreprises déposent au fur et à mesure de leurs recherches différents brevets commercialisables, mieux vaut ne pas décevoir les investisseurs, notamment la SNCF ou General Electric dans le cas d’Hyperloop One, troisième startup dans la course.

Les territoires risquent d’être les grands perdants de la course à l’Hyperloop.

Même la gestion interne de cette innovation est 2.0. Comme le révèlent les Echos au sujet de l’implantation des bureaux de recherche d’Hyperloop TT à Toulouse : « le centre de R&D n’emploie encore que 10 salariés, au lieu des 25 prévus. Il fait aussi travailler une dizaine de personnes d’autres entreprises car la jeune pousse américaine a un modèle particulier : elle n’emploie que 60 salariés mais mobilise 800 personnes rémunérées en stock-options. » La rémunération en stock-options (c’est à dire en parts de l’entreprise) est un autre moyen de pousser ses associés à donner le meilleur d’eux même sur le champ de bataille économique. Si Hyperloop TT gagne la course, ces 800 personnes s’enrichiront considérablement, proportionnellement à la valeur de l’entreprise qu’ils auront contribué à créer. À l’inverse, les parts des entreprises perdantes risquent de ne pas valoir grand chose.

Certes, ces entreprises perdantes trouveront à n’en pas douter une pirouette économique pour revendre ou ré-exploiter les recherches engagées. Le gâteau mondial du déploiement de cette technologie semble si énorme qu’elles pourraient même retourner la situation et s’arranger entre elles pour se le partager. À l’inverse les territoires risquent d’être eux, les grands perdants de la course à l’Hyperloop.

LES POUVOIRS PUBLICS ET LE SOLUTIONNISME TECHNOLOGIQUE

L’imaginaire collectif valorise le progrès, la vitesse et l’innovation. Voilà en partie pourquoi ce projet est plébiscité partout et distille sa dose de rêve autant chez les enfants que dans les bureaux des métropoles, régions et autres collectivités territoriales. Vincent Léonie, président de l’association Hyperloop Limoges et adjoint au Maire de la ville déclare : « La Silicon Valley, au départ il n’y avait rien, et nous sommes sur le même principe. Aujourd’hui, à Limoges, les terrains sont disponibles et bon marché, nous avons de l’intelligence avec notre université. Nous défendons le désenclavement par notre intelligence pour montrer ce que l’on est capable de faire. Imaginez un Francfort-Paris-Limoges-Barcelone ! » À Châteauroux, à qui Hyperloop TransPod a promis une future ligne reliant Paris en 20 minutes, on chante également les louanges de la technologie. La Métropole a rejoint en mars cette association Hyperloop Limoges. « Nous ne voulons pas passer à côté de quelque chose qui peut être une opportunité pour le territoire », affirme Gil Avérous, président de Châteauroux Métropole.

Les métropoles françaises sont loin d’être les seules à s’associer à ces startup et à entrer indirectement dans cette course concurrentielle à l’innovation. Hyperloop TT a su gagner le cœur de l’Europe de l’Est en signant un accord avec les autorités slovaques pour étudier la faisabilité d’une liaison des trois capitales Vienne, Bratislava et Budapest, ainsi que des deux plus grandes villes de Slovaquie, Bratislava à l’Ouest et Kosice à l’Est. Chacun y trouve les avantages qu’il veut bien y voir, Vazil Hudak, ministre de l’Économie de la République slovaque estime que « La construction de l’hyperloop dans notre région d’Europe Centrale permettrait de réduire sensiblement les distances entre nos agglomérations ». Et des dires de l’entreprise : « Il est maintenant crucial pour nous de collaborer avec des gouvernements autour du monde. »

C’est également dans cette optique qu’un projet est en cours chez Hyperloop TT pour relier Abou Dhabi à Dubaï. Hyperloop One se concentre quant à lui sur les Etats-Unis et travaille à relier Los Angeles à San Francisco pendant que le Canadien TransPod tente de relier Toronto à Windsor, dans l’Ontario.

Les élus écologistes de la région Nouvelle Aquitaine, qui s’opposent aux Hyperloop, indiquent dans un communiqué en 2018 que : « Les promoteurs du projet Hyperloop exercent un lobbying intense auprès des collectivités et des médias. » À n’en pas douter ces promoteurs défendent leurs projets et tentent de convaincre les élus de son utilité. Sa facilité d’implantation s’explique donc par des efforts de lobbying mais aussi et surtout par une foi inébranlable de l’imaginaire collectif en un progrès forcément bénéfique, car relevant d’une innovation technologique.

Seul compte le dynamisme économique et le rayonnement territorial ; peu importe l’utilité sociale réelle de ces innovations et les conséquences environnementales néfastes.

Le solutionnisme technologique, c’est l’idée développée notamment par Evgeny Morozov et promulguée par la Silicon Valley, selon laquelle Internet, l’innovation et le progrès technique apporteront toutes les réponses aux problèmes sociétaux. Cette idée transparaît dans toutes les prises de paroles grandiloquentes autour de cette nouvelle technologie. Selon Morozov, qui déconstruit régulièrement l’enthousiasme autour des promesses techniques, ce solutionnisme a un problème fondamental : il construit un Silicon Paradise en répondant le plus souvent à des problématiques erronées. « Ce qui pose problème n’est pas les solutions qu’ils proposent, mais plutôt leur définition même de la question », dit-il. Pourquoi une telle vitesse ? Quel intérêt la majeure partie de la population aura-t-elle à voir se construire des lignes reliant Marseille à Paris en moins d’une heure ? Face à la catastrophe environnementale annoncée, la vitesse est-elle réellement plus intéressante que la transition écologique ?

Mais « les plus grands industriels viennent réussir ici, (…) Toulouse Métropole confirme avec éclat son statut de territoire des transports de demain », affirme Jean-Luc Moudenc, Maire de Toulouse au lendemain de la signature de contrat avec Hyperloop TT en 2017. Seul compte le dynamisme économique et le rayonnement territorial ; peu importe l’utilité sociale réelle de ces innovations et les conséquences environnementales néfastes.

CACHER UNE FAISABILITÉ ET UNE UTILITÉ DISCUTABLE

Si les entreprises engagées dans cette course trouveront probablement, comme évoqué précédemment, des issus de secours en cas de panne des projets Hyperloop, il n’en sera probablement pas de même pour les collectivités qui auront largement subventionné des projets disparus, qui se retrouveront potentiellement avec des infrastructures inutiles sur leur territoires, et qui risquent gros avec le départ de ces startup. À Toulouse par exemple, Hyperloop TT fut accueilli en grande pompe et se trouve aujourd’hui au cœur d’une nouvelle zone d’innovation centrée sur les transports de demain, au sein de laquelle lui ont été cédée de larges terrains. Si son arrivée fut bénéfique pour l’image et l’attractivité territoriale de la ville et de cette nouvelle zone de Francazal, son départ en cas de rachat ou de faillite pourrait être à l’inverse très négatif et déconstruire un processus en cours de polarisation territoriale de l’innovation.

Car il faut bien le dire, les critiques pleuvent à l’égard des projets Hyperloop. D’abord, le format startup pose la question de l’inscription de ces entreprises dans le temps. Elles donnent l’impression de vouloir s’insérer durablement sur les territoires où elles s’installent, pourtant les start-up qui marchent sont souvent rachetées par les géants de la tech. Le format de ce marché pousse à croire qu’une fois la technologie maîtrisée, SpaceX (où un autre géant) sera prêt à débourser des millions pour racheter l’heureuse élue. Si cette élue est Hyperloop TT, qu’adviendra-t-il des pistes de tests et des bureaux toulousains ? Musk continuera-t-il ses essais en Europe ou se concentrera-t-il sur son projet initial : une ligne San Francisco – Los Angeles ?

Ces questions surviennent finalement après les principales : cette technologie sera-t-elle un jour maîtrisée ? Est-il réaliste de penser qu’un modèle économique viable émergera de ces expériences ? Aujourd’hui, les entreprises qui se targuent d’avoir réussi leurs premiers tests, notamment Hyperloop One dans le désert du Nevada, n’ont pas encore dépassé les 400 km/h, bien loin donc des plus de 1000 km/h annoncés. Tout en annonçant des commercialisations pour 2020/2021, les startups laissent entendre que de nombreux défis techniques restent à relever.

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Carte originale de l’Hyperloop imaginé par Musk reliant Los Angeles à San Francisco © SpaceX

Les inquiétudes des ingénieurs, en externe et en interne, se focalisent sur la sécurité, le freinage, le nombre de capsules, etc. François Lacôte, ingénieur polytechnicien français et ancien directeur technique d’Alstom Transport, publie ainsi en avril 2018 avec l’Association des Lauréats de la Fondation Nationale Entreprise et Performance (Club Pangloss), une étude qui affirme que les défis techniques évoqués sont en fait des impasses techniques. Dans cette étude au titre univoque : « Hyperloop : formidable escroquerie technico-intellectuelle », il évoque les problèmes liés à la vitesse, notamment le fait que « là où les systèmes ferroviaires à grande vitesse actuels permettent un espacement à 3 minutes, soit un débit théorique de 20 trains à l’heure, l’Hyperloop, avec un débit théorique de 10 navettes à l’heure, ne devrait pas pouvoir faire mieux ». Pour lui, la taille des capsules pose également problème puisque selon ses calculs, « le débit théorique du système Hyperloop (1000 passagers par heure) est 20 fois inférieur au débit théorique du système TGV (20 000 passagers par heure). Ce qui est un bilan économique complètement impossible, même avec un coût d’infrastructure proche de celui du système TGV, alors qu’il lui est très largement supérieur. »

Ces considérations techniques posent donc la question du modèle économique d’Hyperloop. Ses promoteurs, notamment E. Musk dès les débuts, ont affirmé que ce mode de transport serait « économique ». En estimant par exemple les coûts de construction des infrastructures à 11,5 millions de dollars du mile (1,6 kilomètre), soit un coût moindre que celui du TGV. Problème : Forbes aurait eu accès à des documents internes d’Hyperloop One estimant le coût de la liaison entre Abou Dhabi et Dubaï à 4,8 milliards de dollars, soit 52 millions de dollars par mile. Ces coûts varient en fait totalement en fonction de la localisation des constructions et sont principalement liés au fait que pour atteindre des vitesses telles, les lignes Hyperloop doivent être totalement rectilignes (bien plus que celle d’un train classique) et nécessitent donc la construction de multiples ponts, tunnels et autres infrastructures extrêmement coûteuses.

« Nous voulons que ce soit un moyen de transport démocratique »

En croisant cette information avec l’idée que les capsules Hyperloop ne pourront contenir qu’un nombre limité de voyageurs et que leur fréquence ne pourra pas être trop importante, comment croire les promesses de Shervin Pishevar, membre fondateur d’Hyperloop One qui assure que l’Hyperloop sera « moins onéreux » pour les usagers « que n’importe quel système existant » ? Surtout quand cette promesse repose sur l’idée que ce faible coût se basera sur le fait que : « Vous n’avez plus de roues en acier qui frottent sur quelque chose. C’est sans contact. Donc vous n’avez pas d’érosion du matériel. » La baisse des coûts de maintenance couvrira-t-elle réellement l’ensemble des investissements évoqués plus haut ?

Au vu des données technico-économiques il semble que seul un plan d’investissement massif de la part d’un État pourrait permettre le déploiement d’Hyperloop en dehors des pistes d’essais. Mais se pose alors la question de son utilité sociale et environnementale.

POURQUOI ALLER PLUS VITE ?

Si les intérêts des différents promoteurs sont clairs : le profit grâce à l’innovation et la disruption, la construction de ce profit dépendra probablement de leur capacité à convaincre les acteurs publics de l’intérêt même de leur technologie, de leur capacité à vendre leurs innovations aux seuls acteurs capables de les déployer, ou en tout cas de les aider à la déployer. Mais pourquoi un État investirait-il dans cet accélérationnisme ?

Puisque la vitesse profite aux plus aisés, investir dans cette dernière se fait donc au détriment des plus défavorisés. Le risque est donc de développer un transport fondamentalement inégalitaire sous couvert de révolution du monde des transports.

Certains chercheurs tentent déjà de montrer depuis des années, en questionnant la notion d’intérêt général, les problèmes liés de la multiplication des lignes LGV en France. Julien Milanesi note notamment que « L’observation a malheureusement l’allure de l’évidence, mais plus on est riche et plus on voyage ». Il étaye son analyse par des chiffres de fréquentation montrant finalement que « l’investissement public dans de nouvelles lignes à grande vitesse n’est pas socialement neutre ». Puisque la vitesse profite aux plus aisés, investir dans cette dernière se fait donc au détriment des plus défavorisés. Que penser alors d’un potentiel nouvel investissement dans des lignes qui seront probablement encore plus élitistes ? Aujourd’hui les lignes à grande vitesse existantes profitent statistiquement plus à ceux qui peuvent se permettre de partir en vacances régulièrement ou à ceux qui peuvent se permettre d’habiter à Bordeaux pour travailler à Paris. Le risque est donc de développer un transport fondamentalement inégalitaire sous couvert de révolution du monde des transports. Même le député de la majorité Cédric Villani, dans un rapport daté de 2018, craint que ce nouveau mode de transport crée un « système de transports à deux vitesses […] où les plus rapides sont réservés aux plus riches ». Mais le député LREM conclu son rapport en annonçant que « La France […] doit veiller à développer ses capacités de R&D et d’innovation, publique comme privée, dans ce secteur dont les enjeux de propriété intellectuelle peuvent être importants ». Concurrence internationale oblige, si nous ne développons pas cette technologie, nos voisins le feront à notre place. Les craintes autours de possibles conséquences sociales néfastes sont vite balayées face aux opportunités de croissance.

Pourtant, développer un transport élitiste n’est pas le seul problème. Relier les métropoles ne sera pas sans conséquences pour les territoires ruraux exclus de ces avancées techniques. Si les TGV peuvent utiliser les petites gares, les projets Hyperloop souhaitent relier les grandes villes en oubliant totalement les périphéries. Pour établir à nouveau une comparaison avec les LGV, Milanesi montre que la croissance et le dynamisme économique promis aux collectivités investissant dans le développement de ces lignes se construit au détriment des autres territoires. L’activité promise ne se crée pas avec l’arrivée d’une LGV, elle se déplace plutôt des périphéries vers les centres urbains. La fracture territoriale existante risque donc encore de s’alourdir. « Vouloir relier deux grandes villes au détriment des transports de proximité, c’est tuer les villes moyennes », affirment les élus écologistes.

https://en.wikipedia.org/wiki/N700_Series_Shinkansen#/media/File:Line_scan_photo_of_Shinkansen_N700A_Series_Set_G13_in_2017,_car_02.png
The Shinkansen N700A Series Set G13 high speed train travelling at approximately 300 km/h through Himeji Station © Dllu

Mais la nécessaire évolution de nos modes de déplacement vers des moyens de transport propres ne justifie-t-elle pas les problèmes évoqués jusqu’à présent ? Car c’est la grande promesse des Hyperloop : « Faster, Cheaper, Cleaner » ; un train « très très propre ». Cette technologie se trouve en fait dans une sorte de flou permanent, que ses promoteurs entretiennent largement. Elle serait un nouveau moyen de transport entre le train et le métro, avec, grâce à sa vitesse, l’objectif de remplacer l’avion, moyen de transport le plus coûteux en émissions.

Le premier problème se situe dès le début, au niveau de ce flou. Hyperloop veut établir un report modal des usagers de l’avion, mais aussi de ceux du train voulant se déplacer plus vite, tout en développant une technologie à faible capacité d’accueil, ne pouvant évidemment pas traverser les Océans. Il paraît donc étonnant de penser qu’elle pourra un jour, même déployée à son maximum, supplanter l’aéronautique. D’autant que l’aéronautique reste un secteur industriel majeur qui trouvera les moyens de se distinguer pour survivre, par exemple en développant de nouveaux avions supersoniques extrêmement polluants. Hyperloop risque donc de créer un nouveau besoin, un nouveau marché, de nouveaux débouchés, de nouvelles possibilités de croissance ; mais ne sauvera pas la planète. Au contraire, cette technologie semble avoir un impact très négatif sur notre environnement.

On imagine le coût écologique entraîné par le va-et-vient de tous ces camions, coulant le béton tous les 25 mètres pour construire les pylônes nécessaires à la création des lignes .

Les promesses initiales sont tout de même à prendre en compte. Des panneaux solaires pourraient être installés sur les tubes pour permettre une autosuffisance relative, voire un excédent de production électrique. Un moyen de transport autosuffisant semble effectivement très intéressant écologiquement. D’autant que la pollution sonore sera inexistante grâce aux tubes, qui permettent aussi d’éviter les accidents, notamment avec les animaux traversant les voies. Mais se pose à nouveau le problème fondamental de la construction des infrastructures. Nous l’avons évoqué, la nécessaire linéarité des voies risque de conduire à des coûts financiers astronomiques, qui se transformeront en coûts environnementaux. Ce transport écologique en ligne droite devra, pour atteindre les vitesses espérées, fendre les montagnes, traverser des zones protégées, déboiser des forêts, passer au dessus des exploitations agricoles… Et même si TransPod affirme que pour la ligne Le Havre-Paris « les agriculteurs pourront cultiver leurs champs sous les lignes », on imagine aisément les expropriations nécessaires, les destructions d’espaces naturels, et surtout, le coût écologique entraîné par le va-et-vient de tous ces camions, coulant le béton tous les 25 mètres pour construire les pylônes nécessaires à la création des lignes.

Le doute s’installe donc quand à l’utilité économique, sociale et environnementale d’une telle innovation révolutionnaire et disruptive. Greenwashing ou réelle volonté d’apporter un renouveau écologique au monde du transport, largement responsable d’une part importante des émissions ? Le doute s’installe à nouveau lorsque l’on sait que parmi les principaux intéressés par le déploiement de cette technologie se trouve Amazon, grand défenseur s’il en est de la cause écologique, qui aimerait livrer ses colis toujours plus rapidement.

Cette histoire montre en tout cas comment, toujours aujourd’hui, face au désastre environnemental annoncé, notre système économique favorise l’innovation, source de croissance, plutôt que la recherche de solutions réelles. Un mode de transport autosuffisant semble être une bonne idée, mais comme le disent les élus écologistes de la Nouvelle Aquitaine : « Sans faire beaucoup de calculs, si on couvrait la voie SNCF d’un nombre suffisant de panneaux photovoltaïques, on pourrait arriver aux mêmes résultats. »

 

Une autre idée du progrès

La Partie de campagne (Deuxième état), Fernand Léger, 1953

En cette période de mobilisation pour le climat, la question de la réduction de la consommation, et son corollaire, la question de la décroissance, reviennent sur le devant de la scène : plus de circuits courts, moins d’intermédiaires, une exploitation raisonnée des ressources. Avec elles resurgit le marronnier, l’éternel débat : croissance et progrès pourront-ils vraiment nous sauver ? Ce débat n’a aucun sens, et l’erreur est partagée. Partisans de l’un ou de l’autre camp se sont longtemps enfermés dans cette opposition qui n’est rien d’autre qu’une impasse.


Considérer comme définitivement liées les notions essentialisées de croissance et d’innovation mérite peut-être quelques nuances. D’abord, parce que l’indicateur de croissance qu’est le PIB est somme toute assez lacunaire, ensuite parce que le fait d’innover se considère selon une direction et une trajectoire. Décroître ne serait finalement peut-être pas renoncer à l’innovation, ce serait innover dans un autre but : celui de faire avec moins.

La relation historique entre croissance et progrès

En 1974, Robert Solow publie un article The economics of ressources, or the ressources of economics, en réponse au rapport Meadows de 1972. Il ajoute au travail et au capital le progrès technique pour expliquer la croissance du PIB. Pour lui, l’innovation et la substituabilité des ressources naturelles entre elles va permettre de ne pas atteindre l’état stationnaire : la croissance n’aurait donc pas de limite.

Pour R. Solow, dans ce premier modèle, la variable progrès techniqueest exogène et dépend de l’écoulement du temps. Ce modèle est complété dans les années 1980 et le progrès est désormais considéré comme une variable endogène expliquée par la formation et la recherche : l’investissement en capital humain. Les théories de la croissance endogène ont mis peu à peu en avant le progrès technique et l’investissement comme créateur de richesse et moteur croissance. Comme l’écrit Paul Romer (prix Nobel d’économie 2018) en 1986, par définition, cette variable de l’équation qu’est le capital humain ne connait pas de rendements décroissants, au contraire il s’auto-améliore avec la coopération et l’extension de la formation. L’accumulation des richesses serait concomitante avec l’accumulation de connaissances scientifiques.

Une croissance verte difficilement satisfaisante

Les partisans de la décroissance ont donc pris le revers des modèles de croissance, et, pour la plupart, se sont opposés « au mythe du progrès infini ». Ce mythe permettrait de rassurer les consciences, de concilier écologie et société industrielle et de croire à l’essor infini de la civilisation industrielle.

Pour les uns, « Les penseurs de la décroissance ont tort de sous-estimer les bénéfices que peut apporter le progrès technique »[1]. Les penseurs de la décroissance sont alors assimilés à Malthus et à son erreur d’appréciation sur l’amélioration des rendements rendus possibles par le progrès technique. Le 11 janvier dernier, dans une tribune du Monde [2], Guillaume Moukala Same écrivait encore « Nous n’avons connaissance ni de toutes les ressources qui nous sont disponibles ni de la manière dont ces ressources peuvent être utilisées, ce qui rend impossible de légitimer une restriction du niveau de vie des générations présentes. ».

Ces discours sont irresponsables. Il apparaît bien évident que la réduction de notre consommation d’énergie est une nécessité, et que l’illusion de la pérennité de nos modes de vie ne peut pas être confortée par la supposition de notre inconnaissance, par une découverte qui serait encore à faire mais certainement à venir.

La réponse se situerait pour d’autres, du côté de la croissance verte et de l’innovation. On accroît les richesses, mais différemment. J. P Fitoussi et E. Laurent, dans la Nouvelle écologie politique (2008) proposent un découplage entre croissance physique et croissance économique ; la mobilisation du savoir permettrait justement de maintenir la croissance tout en prélevant et polluant moins. Des exemples existent : l’industrie automobile a produit des voitures plus propres (quoique.), etc.

Décroître ne serait finalement pas renoncer à l’innovation mais innover dans un autre but : celui de faire avec moins.

Ce dernier exemple permet déjà une avancée : le progrès n’est peut-être pas de trouver d’autres sources d’énergie, mais de permettre d’optimiser la réduction de notre consommation. Au lieu de partir de la source d’énergie, peut-être faut-il partir du bout de la chaîne : la consommation. Lier cette logique à l’impératif de croissance se heurte à des obstacles très concrets. Une branche économique peut-elle vraiment croître en volume sans inconvénient environnemental majeur, ou alors sans entraîner de facto la croissance d’un autre segment de l’économie impropre dont elle dépend, typiquement le transport ? Tourisme, agriculture, biens d’équipement etc. Peu de branches, voire aucune, ne résiste à cette question.

Malgré l’innovation, la croissance aggrave intrinsèquement notre empreinte environnementale. Jean Marc Jancovici[3] relate sur son site les liens entre croissance et consommation d’énergie : « de 1980 à 2000, chaque point de croissance du PIB en France a engendré quasiment un point de croissance de la consommation d’énergie primaire[4] dans notre pays et un peu plus d’un demi-point de croissance de l’énergie finale : avec un peu plus de 2% de croissance annuelle de l’économie en moyenne sur ces 20 ans, la consommation d’énergie primaire a augmenté de 1,75% par an en moyenne, et la consommation d’énergie finale de 1,3% par an. »

De la pertinence de mesurer l’accroissement du PIB

Si la décroissance est encore un mot qui fait peur, regarder la définition de la croissance et sa réalité tangible permet de tempérer la sortie éventuelle de ce modèle de mesure. La croissance concerne l’accroissement annuel du produit intérieur brut (ou PIB), lequel se définit comme « la valeur totale (qui correspond le plus souvent aux prix de marché) des biens et services produits par des activités résidentes et disponibles pour des emplois finals »[5]. Cette définition comprend aussi la richesse générée hors de l’économie réelle. L’exemple le plus frappant est l’Irlande, pour qui, en 2015, le taux de croissance réelle du PIB a officiellement dépassé les 25 %, grâce à la prise en compte de l’activité des multinationales attirées par une fiscalité avantageuse. Ces distorsions méthodologiques doivent permettre de relativiser la pertinence de certaines mesures.

La croissance ne comprend pas non plus la mesure de la destruction de certaines ressources. Jean-Marc Jancovici montre l’absence de prise en compte des stocks naturels dans l’économie classique : « le PIB est aussi égal à la rémunération totale des acteurs humains qui ont concouru à la production des biens et services « finaux » à partir de ressources naturelles gratuites. Bien sûr, il arrive que l’on paye quelque chose à quelqu’un pour disposer d’une ressource, mais ce quelqu’un n’est jamais celui qui l’a créée, ou qui a le pouvoir de la reconstituer, il en est juste le propriétaire du moment. Personne ne peut créer du calcium ou du minerai de fer ». En d’autres termes, le PIB correspond aux salaires, plus-values, rentes et rémunérations diverses des hommes et des agents économiques : le PIB mesure bien la valeur ajoutée que nous créons, mais pas ce que nous consommons pour y parvenir. Il n’y a pas de prix des ressources naturelles consommées en dehors de celui du capital et du travail humain nécessaire à leur extraction. Pour Jean-Marc Jancovici, et le rapport Meadows avant lui, dans ce calcul nous oublions les charges qui tôt ou tard (et plus tôt que tard) gêneront notre croissance : l’utilisation de ressources non renouvelables et la pollution.

Il n’y a pas de prix des ressources naturelles consommées en dehors de celui du capital et du travail humain nécessaire à leur extraction.

Dernier élément, les circuits courts et à la désintermédiation, s’ils se généralisent, créent à l’échelle macro, une réduction des richesses produites. Comme le soulevaient les partisans du revenu universel ou du salaire à vie, le pain fait maison ou un buisson taillé soi-même ne produit pas de richesse, alors que l’appel à un tiers professionnel pour cette tâche en produit. Or cette intermédiation a une empreinte carbone importante ne serait ce qu’au regard des transports et de l’occupation d’infrastructures. Là encore, il est question d’indicateurs et de pertinence de la mesure.

Donner un autre sens aux investissements et à l’innovation

Le progrès est assimilé à une visée productiviste. Pour le dire rapidement, l’innovation industrielle a permis une évolution quantitative – consommer moins de matières premières lors de la production afin de produire plus d’unités – et qualitative – l’innovation permet d’ajouter de la valeur à une production, d’organiser une montée en gamme qui génère un accroissement de richesse. Que le progrès prenne en compte le principe de ressource limitée pour optimiser son utilisation n’est pas nouveau, mais jusqu’à aujourd’hui l’objectif est celui de la rentabilité.

Organiser la transition et la résilience de nos villes, de nos infrastructures pour répondre à l’urgence climatique ne rend pas évidente la production de richesse immédiate, tandis que le caractère « innovant » fait consensus.

Le progrès ne signifie pas pourtant nécessairement l’augmentation des richesses. Organiser la transition et la résilience de nos villes, de nos logements et de leur isolation, de nos moyens de transports, de nos infrastructures pour répondre à l’urgence climatique ne rend pas évidente la production de richesse immédiate, tandis que le caractère « innovant » fait consensus. L’innovation réellement verte ne sera vraisemblablement pas rentable.

Un avenir fait de la réduction de notre production et de notre consommation est de plus en plus envisageable et envisagé. Tout est à faire : réduction drastique d’emballages, objets plus durables et solides, désintermédiation et concentration des chaînes de production. C’est à cette fin que doit s’atteler le progrès technique. C’est même présent dans notre constitution, à l’article 9 de la Charte de l’environnement : la recherche et l’innovation doivent apporter leur concours à la préservation et à la mise en valeur de l’environnement. Selon cette perspective d’avenir, chaque pas dans cette direction constitue alors un progrès. Un progrès décroissant donc, qui fait aujourd’hui figure d’oxymore, alors qu’en réalité, il existe déjà, à petite échelle, tous les jours.

La démarche nécessaire n’est donc pas de se poser la question pour ou contre le progrès technique, mais celle de définir la trajectoire du progrès, et son lien avec le modèle de société souhaité.

[1] Et si le changement climatique nous aidait à sortir de la crise ? Anais Delbosc Christian de Perthuis (2012)

[2] «  La gauche décroissante rejette le progrès et abandonne son humanisme » https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/01/11/la-gauche-decroissante-rejette-le-progres-et-abandonne-son-humanisme_5407563_3232.html?xtmc=decroissance&xtcr=18&fbclid=IwAR3dE0XBaOb6Vh1VztxREQThk2L4SCJo0nibusOwTE6mR3I3X02ynVc3DZ0

[3] Jean-Marc Jancovici est un ancien élève de l’École polytechnique (1981) et ingénieur civil diplômé de l’École nationale supérieure des télécommunications  1986). Il collabore de 2001 à 2010 avec l’ADEME pour la mise au point du bilan carbone dont il est le principal développeur. Il fut ensuite membre du comité stratégique de la Fondation Nicolas Hulot, avant de fonder son cabinet de conseil Carbone4. Site internet : https://jancovici.com/

[4] Pour passer de l’énergie primaire à l’énergie finale, il faut alors faire intervenir le rendement de l’installation de conversion (typiquement une centrale électrique dans le cas de l’électricité) et éventuellement du transport.

[5]La comptabilité nationale” de Jean-Paul Piriou, Editions La Découverte (2003).