Grandeur et décadence du Mouvement cinq étoiles

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Beppe Grillo, figure historique du M5S ©Niccolò Caranti

Le Mouvement cinq étoiles, en Italie, constitue un objet de fascination pour les politistes, tant il défie les catégories établies pour caractériser les formations politiques en fonction de leur type d’organisation ou de leur orientation idéologique. Emblématique de « l’ère populiste » dans laquelle nous sommes censés être plongés, et outsider autoproclamé du paysage politique italien, ce mouvement original et hétéroclite a connu une ascension rapide, jusqu’à sa nette victoire lors des élections législatives de mars 2018 et son accession au pouvoir en coalition avec la Lega de Matteo Salvini. Pourtant, la dynamique semble depuis lors s’être essoufflée, à tel point que le rapport de force entre les deux partis de gouvernement s’est inversé au profit des leghisti. Les difficultés rencontrées par les Cinque Stelle sont nombreuses, du chaotique exercice du pouvoir au niveau local à l’absence d’identité politique claire à opposer à la ligne de droite radicale avancée par Salvini, en passant par la difficile gestion de l’évolution organisationnelle rapide du parti. Au-delà de certains traits idiosyncratiques du mouvement, la plupart des difficultés qu’il rencontre peuvent être comprises en croisant l’approche laclauienne du populisme et l’analyse politologique du contexte politique de l’Italie post-guerre froide.


 

Le 4 mars 2018, jour des dernières élections législatives italiennes, David Broder publiait dans Jacobin un article au titre provocateur : « Italy is the Future »[1]. Quoi ? Un pays traînant le boulet d’une dette publique considérable et d’une croissance économique atone, décrié pour sa gestion clientéliste des ressources publiques, marqué par des profondes inégalités territoriales, en proie à la succession de mouvements populistes depuis trente ans, témoin impuissant de la montée d’une extrême droite néo-fasciste, incarnerait l’avenir de l’Europe ? Une telle affirmation était d’autant plus subversive qu’elle heurtait de plein fouet le récit dominant, porté par l’extrême-centre de Tony Blair à Emmanuel Macron, selon lequel l’avenir réside dans « l’économie de la connaissance », la flexibilité, l’ouverture, la rationalisation. Ce récit portait en lui un diagnostic qui a joué le rôle de mantra pendant la crise de la zone euro : les économies de la périphérie européenne étaient inadaptées, il fallait les réformer en profondeur pour qu’elles puissent jouir à plein des bienfaits de la mondialisation et de l’intégration européenne par les marchés. Dans ce contexte, la « tentation populiste » – il y aurait beaucoup à dire sur le recours à un champ lexical de l’antéchrist dans le discours antipopuliste, mais ce n’est pas notre objet ici – est elle-même perçue comme un signe de l’arriération de certains secteurs de la population, les fameux « perdants de la mondialisation ». Souvent à leur insu, les observateurs qui proposent ce genre d’interprétations retombent en fait sur un vieux topos des théories de la modernisation en vogue dans les années 1960 et 1970, qui percevaient la montée en puissance de certains mouvements et régimes dans les pays du Tiers-monde comme la marque d’une résistance de certains secteurs de ces sociétés contre les transformations induites par la modernisation/mondialisation[2].

Il y avait donc un côté extrêmement provocateur et contre-intuitif à considérer que l’Italie puisse incarner une quelconque version du « futur de l’Europe ». Pourtant, à y regarder de plus près, il bel paese a présenté de façon extrêmement précoce et marquée l’ensemble des traits que les politologues désignent comme des évolutions structurelles des démocraties occidentales : déclin de la participation politique, effondrement des partis traditionnels et de la gauche historique en particulier, médiatisation et personnalisation de la vie politique, montée en puissance concomitante de la technocratie et du populisme, résurgence de l’extrême droite, etc. Les appareils de partis de masse qui avaient marqué la politique italienne de l’après-guerre se sont en effet effondrés ou ont connu une recomposition forcée à la suite du scandale de Tangentopoli au début des années 1990 ; la montée en puissance de Berlusconi a préfiguré celle de nombreux leaders populistes actuels ; l’accès aux responsabilités exécutives se partage depuis lors entre des gouvernements populistes, d’extrême-centre et « technocratiques » (Lamberto Dini, Mario Monti) ; la Lega Nord, enfin, s’est très tôt affirmée comme mouvement précurseur de la déferlante d’extrême droite qui touche aujourd’hui le continent européen.

La convergence des principaux partis de gouvernements autour de la nomination du gouvernement « technique » et sévèrement austéritaire de Mario Monti, a achevé de décrédibiliser la classe politique italienne.

À ce contexte de moyen terme, marqué par de profondes évolutions du paysage politique italien, il faut ajouter celui de la crise de la zone euro et de sa gestion dans la péninsule. La convergence des principaux partis de gouvernements autour de la nomination du gouvernement « technique » et sévèrement austéritaire de Mario Monti, a achevé de décrédibiliser la classe politique italienne. Cette alliance dissipait en effet les dernières illusions d’une alternance possible et véhiculait l’image d’élites complices et soumises aux injonctions européennes. Bref, le scénario de la « post-politique », ou de la gouvernance « post-démocratique », pour reprendre les termes utilisés respectivement par Chantal Mouffe et Colin Crouch, semblait se matérialiser pleinement.

C’est dans ce double contexte qu’il faut comprendre l’ascension du Movimento Cinque Stelle (M5S), créé formellement en 2009 et qui connaît ses premiers succès électoraux durant les années de crise économique, avant que sa progression régulière ne finisse par lui ouvrir les portes du gouvernement national en 2018, en tant que première force politique de la botte. Mouvement atypique du point de vue organisationnel et idéologique, il a su se poser en unique alternative à « l’establishment », canaliser la profonde désaffection des citoyens à l’égard de celui-ci et se construire dans l’espace laissé vide entre l’individu et l’État par la désagrégation des appareils partisans. La lune de miel entre le M5S et l’électorat italien semble pourtant déjà bel et bien terminée. Outre les difficultés liées à la normalisation et à l’institutionnalisation d’un jeune mouvement qui avait fait de son extériorité au « système » sa marque de fabrique, les précoces expériences d’exercice du pouvoir au niveau local (à Turin et à Rome, en particulier) n’ont pas été sans heurts ni sans polémiques. Surtout, les récentes élections européennes ont acté une transformation radicale du rapport de force entre les deux acteurs du gouvernement italien, le Movimento et la Lega : alors que le premier a vu son score passer de 32% à 17% entre le scrutin législatif national et le scrutin européen, le second a opéré un bond spectaculaire de 17% à 34% sur la même période. Depuis lors, le leader de la Lega a profité de son avantage pour précipiter une crise de gouvernement, dont l’issue reste pour l’instant très incertaine et qui pourrait même, paradoxalement, raviver un M5S moribond. C’est ici que les cinq étoiles posent un défi intellectuel majeur : est-il possible de comprendre à la fois leur ascension fulgurante et leurs déconvenues à partir d’un même prisme d’analyse ? Pour cela, il faut évoquer le contexte politique italien de ces trente dernières années afin d’analyser ce qui, parmi les caractéristiques propres du Mouvement cinq étoiles, détermine sa faculté d’adaptation à celui-ci tout autant que son incapacité à le transformer véritablement.

La post-démocratie du vide

L’Italie, décrite comme une « particratie », lieu par excellence de la confrontation entre partis fortement organisés et idéologisés pendant la guerre froide (en particulier entre la démocratie chrétienne et l’eurocommunisme), a bien changé depuis lors. Le scandale de corruption survenu au début des années 1990 (Tangentopoli) y a provoqué un véritable séisme politique et forcé la disparition (ou la recomposition) des forces dont l’opposition avait rythmé la vie politique des quarante années antérieures. Le pays est devenu, en l’espace de quelques années, un véritable laboratoire politique des évolutions que connaissent aujourd’hui peu ou prou toutes les démocraties occidentales.

L’effondrement des partis de masse italiens intervient en pleine période de triomphe néolibéral et de proclamation de la « fin de l’Histoire », symbolisée en Italie par l’émerveillement candide d’Achille Occhetto, dernier secrétaire du Parti communiste italien, devant le spectacle des gratte-ciels de Manhattan[3]. La disparition des appareils partisans traditionnels n’a pas donné lieu à l’émergence de formations du même type. Les nouvelles forces politiques de la « Seconde République » n’étaient plus ces structures intermédiaires, ancrées dans des univers sociaux bien distincts et fonctionnant comme des lieux-objets de l’identification collective. La forme classique du parti politique du XXème siècle était en effet celle d’une organisation fortement structurée, dotée d’un ancrage social et territorial profond et stable. Elle fonctionnait comme une courroie de transmission entre les groupes sociaux et l’État, dans les deux directions : d’une part, elle agissait comme vecteur d’expression et de représentation des revendications de sa base sociale dans les institutions étatiques et, d’autre part, elle contribuait à l’encadrement et à la politisation de cette base tout en veillant à la satisfaction de ses revendications par la redistribution de ressources publiques. Elle était à la démocratie ce que les corporations étaient à l’Ancien Régime.

Les anciennes structures intermédiaires ont laissé leur place à des formations politiques extrêmement dépendantes de la figure d’un leader charismatique, dans un contexte de médiatisation aiguë et de personnalisation exacerbée de la vie politique.

Ce modèle, en Italie comme presque partout ailleurs, avait déjà entamé un processus d’érosion depuis la fin des années 1970, sous le double effet d’un évidement par le bas et par le haut. Par le bas, avec le début de la désaffiliation partisane, de la complexification du jeu politique, de l’émergence d’une classe moyenne et de la désaffection à l’endroit des institutions. Par le haut, avec le phénomène de « cartélisation »[4] des partis politiques, de plus en plus associés à l’Etat et dépendants de ses ressources à mesure que leur ancrage dans la société se fragilisait. Là où une telle évolution s’est poursuivie sous la forme d’une érosion lente dans la plupart des démocraties occidentales – baisse continue de la participation politique, déclin électoral des partis de gouvernement traditionnels, poursuite de la désaffiliation partisane (et syndicale), etc. – l’Italie a donc connu son accélération brusque avec l’implosion du système politique au début des années 1990, qui a plongé le pays dans une nouvelle ère.

C’est le moment de l’ascension du « phénomène » Silvio Berlusconi et de son « non-parti »[5], Forza Italia, qui allaient profondément et durablement transformer la société et la politique italiennes. Manifestation avant-gardiste d’un populisme de riches hommes d’affaires dont les exemples sont légion aujourd’hui, et dont le plus édifiant est sans aucun doute celui de Donald Trump, Berlusconi a amorcé la transformation du système politique italien vers une « démocratie du leader »[6]. Les anciennes structures intermédiaires ont laissé leur place à des formations politiques extrêmement dépendantes de la figure d’un leader charismatique, dans un contexte de médiatisation aiguë (à laquelle Berlusconi, propriétaire de nombreux médias italiens, a lui-même fortement contribué) et de personnalisation exacerbée de la vie politique. Sans surprise, de telles mutations organisationnelles ont été accompagnées de transformations idéologiques correspondantes, avec l’effacement de clivages autour des grandes orientations de la société au profit d’un clivage pro-/anti-Berlusconi qui allait rythmer la vie politique italienne jusqu’au début des années 2010.

Ces évolutions sont extrêmement emblématiques de « l’évidement » des démocraties occidentales décrit par Peter Mair[7], c’est-à-dire de la disparition des formes d’encadrement, de représentation et de médiation qui avaient caractérisé le modèle de démocratie des partis à son apogée, durant les Trente Glorieuses. Par ailleurs, cette tendance s’est trouvée accentuée et ossifiée par le processus d’intégration européenne. En transférant toujours plus de compétences au niveau européen – soit pour les exercer conjointement dans les espaces de négociation intergouvernementaux, soit pour les déléguer à des institutions technocratiques non élues – les élites politiques nationales se sont insularisées vis-à-vis de toute forme de pression populaire.

Le niveau national serait devenu le règne de la « politique sans attributions », tandis que le niveau européen incarnerait au contraire une logique « d’attributions sans politique ».

Cet isolement s’est concrétisé dans deux transformations majeures. La première est une transformation institutionnelle au cœur de l’État même. L’État-nation européen se serait progressivement transformé en État membre[8], dont la dépendance accrue à l’égard des partenaires européens confère une prévalence toujours plus grande au pouvoir exécutif au détriment des Parlements nationaux, pourtant seuls véritables dépositaires de la souveraineté populaire. La seconde transformation réside dans le creusement d’un fossé entre les lieux d’exercice de cette souveraineté et les lieux d’élaboration concrète des politiques publiques. Le niveau national serait devenu le règne de la « politique sans attributions » (politics without policies), tandis que le niveau européen incarnerait au contraire une logique « d’attributions sans politique » (policies without politics)[9]. C’est une autre manière de réciter l’adage selon lequel « ceux que nous élisons n’ont pas de pouvoir, et ceux qui exercent le pouvoir, nous ne les élisons pas », qui nourrit l’inquiétude de nombreux observateurs quant à la nature post-démocratique de notre temps.

Dans une telle situation, les ressources et l’espace manquent pour conduire des politiques publiques alternatives. L’impression de collusion entre élites politiques d’obédiences variées concourt à creuser un peu plus le vide entre ceux-ci et leur base sociale. En retour, cette distance encourage les élites à approfondir encore ce processus d’auto-isolement, ce qui conduit à terme à une délégitimation du système de représentation et de décision dans son ensemble. Ce phénomène explique en grande partie la prolifération de partis dits populistes et anti-establishment un peu partout en Europe.

L’un des éléments clés de ce processus est bien sûr l’appartenance à l’Union économique et monétaire. Celle-ci réduit considérablement l’espace des politiques économiques disponibles au niveau national en interdisant toute dévaluation unilatérale et en imposant des normes strictes en matière de contrôle de l’inflation et de la dépense publique. L’Italie, économie inflationniste, coutumière des dévaluations compétitives et dépositaire d’une dette publique faramineuse – mais qui n’a jamais suscité d’inquiétude véritable avant la crise de la zone euro[10] – a subi plus que quiconque l’impact de cette nouvelle donne. Les nouvelles élites politiques acquises au dogme néolibéral, du centre-gauche au centre-droit de l’échiquier politique, faisaient à l’unisson l’éloge de l’Union européenne comme « contrainte extérieure » (vincolo esterno) favorisant une « rationalisation » salutaire des finances publiques. Avec l’éclatement de la crise des dettes souveraines au sein de la zone euro, un cap supplémentaire a été franchi. Alors que la situation économique et sociale se détériorait considérablement dans la péninsule, et sous la pression aiguë des institutions européennes, l’ensemble des forces politiques de l’establishment ont soutenu la nomination d’un gouvernement technique, dirigé par Mario Monti, qui a couplé des mesures d’austérité budgétaire et des réformes structurelles d’une ampleur inédite.

C’est dans ce contexte bien spécifique, situé au croisement des transformations de long terme du paysage politique et des effets de décrédibilisation de la classe politique italienne dans le cadre de la crise économique, que le Movimento cinque stelle a engrangé ses premiers succès électoraux.

Naissance, caractéristiques et évolution d’un mouvement atypique

Le Mouvement cinq étoiles est né sous l’impulsion du duo constitué de Beppe Grillo, humoriste et acteur connu pour ses diatribes à l’encontre de la classe politique italienne, et de Gianroberto Casaleggio, entrepreneur et consultant informatique. Ensemble, ils fondent en 2005 le blog beppegrillo.it (géré par l’entreprise du second, Casaleggio Associati), qui deviendra en l’espace de quelques années l’un des blogs les plus consultés d’Italie. Les années suivantes seront marquées par l’organisation d’événements à partir de plateformes en ligne (rencontres meetups, vaffanculo days, etc.) et par de premières participations aux élections municipales à travers des listes « Amis de Beppe Grillo ». À l’été 2009, Grillo propose sa candidature aux élections internes du Parti démocratique (PD), d’orientation sociale-libérale, qui sera refusée en raison de ses attaques répétées contre les élites dirigeantes de ce même parti. Dans la foulée, le nom et le symbole du Mouvement cinq étoiles sont présentés en octobre.

Depuis ses débuts, le M5S affiche un profil organisationnel et idéologique extrêmement atypique, qui déroute les observateurs et déjoue la plupart des explications et catégories classiques de la science politique.

À partir de là, le mouvement connaît un succès croissant lors des échéances électorales successives. Il obtient d’abord de bons résultats aux élections régionales de 2010 en Emilie-Romagne et dans le Piémont. Il est ensuite définitivement consacré comme force politique nationale lors des élections locales de 2012, au cours desquelles il obtient notamment la mairie de Parme. Premier parti en nombre de voix lors des élections régionales siciliennes de la même année, il s’impose comme troisième force politique de la botte aux élections législatives de 2013 (qui font suite à l’interlude du gouvernement « technique » de Mario Monti) avec 25,56% des voix à la Chambre et 23,80% au Sénat. Ces résultats spectaculaires sont tout simplement les meilleurs, pour une première participation électorale à l’échelle nationale, enregistrés en Europe depuis 1945[11]. Il confirme – quoiqu’avec un léger tassement – ces résultats lors des élections européennes de 2014, à l’issue desquelles il obtient 17 eurodéputés. Il étend ensuite sa couverture territoriale lors des élections régionales successives et parvient même, en 2016, à accéder au pouvoir dans les métropoles de Turin (Chiara Appendino) et de Rome (Virginia Raggi). L’aboutissement de cette montée en puissance régulière advient lors des élections législatives de mai 2018. Profitant de l’effondrement spectaculaire du PD et de la parabole descendante de Berlusconi, le Mouvement cinq étoiles s’impose très nettement comme première force politique avec 32,68% des suffrages exprimés. À la suite de ce résultat, il constitue un gouvernement avec la principale force de la coalition de droite, la Lega de Matteo Salvini (17,35%).

Depuis ses débuts, le M5S affiche un profil organisationnel et idéologique extrêmement atypique, qui déroute les observateurs et déjoue la plupart des explications et catégories classiques de la science politique[12]. Sur le plan de l’organisation, le parti – qui se présente comme un mouvement – est caractérisé à son origine par l’absence presque totale de structures intermédiaires. Il se partage entre le leader et son blog d’une part, et les activistes présents sur le territoire, d’autre part. Véhiculant l’image d’une organisation aux mains de ses activistes et reposant sur la délibération en ligne de ses inscrits, le mouvement se caractérise surtout par une centralisation extrême autour de son leader, qui profite de l’absence de structures intermédiaires pour exercer un droit de contrôle exclusif sur la sélection des candidats et l’élaboration des programmes. Progressivement, à partir de son entrée au Parlement en 2013, le mouvement va connaître l’apparition d’un troisième terme, le groupe parlementaire. Il s’engage alors dans un timide processus d’institutionnalisation, avec l’adoption de critères de rotation des charges internes à ce groupe, la mise en place de codes de comportement à signer avant d’entrer en fonction, ainsi que la désignation d’un « directoire » servant de point de référence. Avec la montée en puissance du groupe parlementaire et des élus locaux, la complexification de la structure du mouvement, la mort de Casaleggio en 2016 et les questions soulevées par la gestion de son entreprise, les tensions entre les trois pôles du parti (le leadership, les activistes et les élus) vont s’accentuer et émailler la vie du mouvement jusqu’à aujourd’hui.

Sur le plan idéologique et programmatique, le profil des Cinque Stelle n’est pas moins atypique. Les thèmes examinés sur le blog reprenaient en grande partie ceux que Grillo abordait dans ses spectacles : écologie et affres de la mondialisation, défauts de la société de consommation, corruption, servilité des grands médias et incurie de la classe politique italienne dans son ensemble. Ceux-ci se retrouvent dans les propositions programmatiques du parti, qui mêlent des thèmes classiques de la gauche (environnement, décroissance, protection sociale) et des thèmes plus nettement marqués à droite (euroscepticisme, chauvinisme économique). Le résultat de ce double ancrage est que les principales échelles de mesure positionnent le parti vers le centre (quoique légèrement à gauche) ; toutefois, ce positionnement semble résulter de l’équilibre entre des positions de gauche et de droite plutôt que d’une position « ni de gauche, ni de droite ».

L’identité idéologique du mouvement est rendue d’autant plus complexe et incertaine qu’elle varie considérablement entre les composantes du parti (le leadership, le groupe parlementaire, la base activiste et l’électorat) et dans le temps. En définitive, l’armature idéologique du mouvement semble reposer sur deux piliers. D’une part, elle promeut l’inclusion de thématiques délaissées par les autres forces politiques mais rencontrant un écho considérable dans l’électorat, permettant ainsi de combler un déficit de représentation. D’autre part, elle agite la promesse d’un renouvellement et d’une « moralisation » de la classe politique. La coexistence de thèmes hétéroclites et d’éléments parfois contradictoires est assurée précisément par la focalisation sur cette « question morale », véritable ciment permettant la jonction de positions difficilement conciliables.

Les caractéristiques spécifiques du M5S, qui en font un sujet politique sui generis du point de vue organisationnel et idéologique, ne doivent pas être sous-estimées et oubliées au profit de son inclusion dans des catégories théoriques préétablies. Il est pourtant difficile de résister à la tentation de lire ce mouvement à partir de la grille d’analyse du populisme d’Ernesto Laclau, tant celle-ci semble idéale aussi bien pour en décrire les caractéristiques que pour en analyser la genèse et l’évolution ou en évaluer les forces et les faiblesses. Son approche du populisme, développée en partie avec sa compagne Chantal Mouffe au fil de plusieurs ouvrages[13], est désormais bien connue dans l’espace francophone. Elle tranche avec les définitions classiques qui assimilent le populisme à une idéologie, un style politique ou un type de mouvement spécifique ; elle l’envisage plutôt comme une logique politique, une manière de construire et d’articuler les identités politiques. Cette logique consiste en la construction d’un sujet populaire, d’un « peuple », à partir de la création d’une frontière antagonique entre un « nous » (le sujet populaire) et un « eux » (son adversaire/ennemi).

Deux éléments sont fondamentaux dans ce processus de construction. En premier lieu, ce processus est contingent : le contenu des identités politiques n’est pas donné au préalable (par exemple par le processus de production qui réduirait l’opposition nous/eux à un conflit entre travailleurs et propriétaires), mais est le produit d’une articulation discursive. Il s’ensuit que le contenu du populisme peut tout aussi bien être émancipateur que réactionnaire, selon la façon dont sont construits le peuple (comme un sujet politique et inclusif ou ethnique et exclusif, par exemple) et son adversaire/ennemi (les élites économiques et politiques, les migrants, les intellectuels, etc.). En second lieu, l’unité du sujet populaire n’est pas le résultat de caractéristiques positives que ses membres partagent, mais est produite négativement par la commune opposition à l’adversaire/ennemi. Celui-ci est tenu pour responsable de l’insatisfaction d’un ensemble de demandes sociales hétérogènes qui, parce qu’elles partagent cette commune insatisfaction, peuvent être agrégées et former une « chaîne d’équivalence », soit l’armature du sujet populaire.

Enfin, dans ce processus, il est courant que l’une des demandes assume la fonction de représentation de l’ensemble de la chaîne. On parlera alors de « signifiant (tendanciellement) vide » : il s’agit d’une demande qui perd progressivement son contenu spécifique à mesure qu’elle devient l’incarnation de toutes les autres. L’exemple classique donné par Ernesto Laclau est celui de la lutte du syndicat Solidarnosc en URSS, devenu le symbole de l’ensemble des aspirations démocratiques de la société. Plus proche de nous, les gilets jaunes ont fourni l’exemple le plus limpide de ce processus : le gilet jaune, au départ lié à la protestation originelle contre la taxe sur le carburant, s’est progressivement chargé d’une signification beaucoup plus large pour incarner les aspirations de justice fiscale et de démocratie directe de tout une frange de la population française.

Le M5S court-circuite la logique d’affrontement entre centre-gauche et centre-droit en lui substituant une opposition entre les « citoyens honnêtes », les « petites gens », et les élites politiques et économiques de tous bords, dépeintes comme un ensemble indifférencié et corrompu.

Le M5S correspond pleinement à cette logique populiste décrite par Ernesto Laclau, tant il présente l’ensemble des traits qui lui sont associés. Il naît et prospère dans un moment de dislocation sociale profonde, où les effets de la crise économique génèrent une insatisfaction croissante des demandes sociales. Ces demandes ne peuvent toutefois pas être exprimées et traitées via les canaux politiques établis en raison de la crise structurelle de représentation politique dans laquelle le pays est plongé depuis les années 1980. Le M5S peut alors, sur la base de celles-ci, construire un nouveau sujet populaire uni par son opposition aux élites politiques et économiques, tenues pour responsables du dévoiement de la souveraineté populaire. Il court-circuite la logique d’affrontement entre centre-gauche et centre-droit en lui substituant une opposition entre les « citoyens honnêtes », les « petites gens », et les élites politiques et économiques de tous bords, dépeintes comme un ensemble indifférencié et corrompu. D’ailleurs, le M5S est probablement l’une des manifestations les plus pures[14] du populisme à la Laclau – reflétant par là le degré de délitement du paysage politique italien et la pureté de ses épisodes technocratiques. En effet, contrairement à de nombreux partis populistes dits « de gauche » (Podemos, La France Insoumise) ou « de droite » (Front national, AfD), il repose sur une chaîne d’équivalence extrêmement étendue qui couvre la quasi-totalité du spectre politico-idéologique de l’électorat italien. Ceci est rendu possible par la mise sous le tapis des questions potentiellement clivantes en son sein – celle de l’immigration, par exemple – et par la focalisation sur la « question morale » (la corruption des élites politiques et la nécessité de donner les clés de l’activité politique aux citoyens ordinaires). Cette dernière joue le rôle de signifiant vide permettant, grâce à son caractère vague et protéiforme, de maintenir l’unité du mouvement. À bien des égards, le M5S n’est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, le phénomène du péronisme argentin, dans lequel la centralité de la figure du leader exilé jouait le rôle de signifiant vide permettant d’agréger des groupes hétérogènes allant du fascisme au marxisme[15].

En plus d’incarner à plein la logique populiste, le M5S est aussi la plus parfaite expression, sur un plan organisationnel, de l’air du temps, cette ère de la désintermédiation dont l’Italie fournit un exemple particulièrement précoce et avancé. Le rôle central dévolu au leader, l’absence presque totale de structures intermédiaires, l’organisation lâche et flexible, le recours à internet et aux réseaux sociaux, les mécanismes de participation directe en ligne, l’absence de liens organiques vis-à-vis du monde syndical et associatif, tous ces éléments font des grillini une espèce politique particulièrement adaptée au nouvel écosystème. Combinant paradoxalement les traits d’une verticalité et d’un centralisme extrême, d’une part, et d’un fonctionnement se voulant horizontal et participatif, d’autre part, il représente une forme politique aux antipodes du parti de masse du XXème siècle.

Malgré ces nombreux points forts, le M5S est actuellement en proie à d’énormes difficultés. Sa participation au gouvernement national se révèle être un fiasco.

Nul doute que la combinaison de ces éléments, qui fait du M5S un populisme 2.0 particulièrement adapté à l’ère de la désintermédiation, est pour beaucoup dans l’ascension fulgurante du mouvement et ses succès. Au nombre de ceux-ci, on peut compter la revitalisation d’un système politique moribond, la représentation de secteurs électoraux extrêmement défiants vis-à-vis des institutions, la mise sur le tapis de thèmes peu traités par les autres partis (l’environnement, l’éthique en politique, etc.) ou encore l’adoption de mesures économiques et sociales timides mais tangibles (dont le fameux « revenu de citoyenneté »). C’est précisément parce qu’il est une coupole extrêmement large et ambiguë que le mouvement est parvenu à étendre son appel électoral et à concentrer sur lui le vote des secteurs aliénés de la population. L’absence de tradition idéologique bien définie – hormis l’anti-partisme de Adriano Olivetti[16] – a donné une flexibilité inédite au M5S et lui a permis de recueillir des voix chez les déçus de toutes les formations politiques, toutes obédiences idéologiques confondues. C’est aussi en raison de sa stratégie organisationnelle originale et innovante qu’il est parvenu à mobiliser et à créer un sentiment d’identification collective.

Malgré ces nombreux points forts, le M5S est actuellement en proie à d’énormes difficultés. Sa participation au gouvernement national se révèle être un fiasco. En l’espace d’un an et demi, la Lega emmenée par un Matteo Salvini déchaîné est parvenue à renverser le rapport de force en sa faveur, devenant très largement le premier parti d’Italie dans les intentions de vote – concrétisées lors du scrutin européen de mai 2019 – et réduisant de moitié celles du Mouvement cinq étoiles. Avec un flair politique certain, il n’a pas cherché à traduire son avantage immédiatement par une renégociation des attributions ministérielles, mais s’est attelé à le renforcer un maximum en augmentant progressivement la pression sur son partenaire de gouvernement. Au plus fort de sa domination, après des mois passés à faire porter le chapeau au M5S sur un certain nombre de dossiers et à jeter le doute sur sa loyauté politique – par exemple en le faisant passer pour complice du PD dans la confirmation des forces de l’establishment au niveau européen, incarnée par le vote en faveur de la nouvelle Commission – il a porté l’estocade décisive. Profitant d’un vote défavorable du M5S sur un projet de loi avancé par la Lega concernant la ligne Lyon-Turin, il a fait voler en éclats la coalition gouvernementale. Il espère ainsi un retour aux urnes rapide qui le consacrera comme première force politique de la botte et devrait lui permettre de gouverner seul ou en maître incontesté d’une coalition avec d’autres forces de la droite italienne.

Comment expliquer un retournement aussi rapide et profond du rapport de force entre le M5S et la Ligue ? Forte est la tentation de l’attribuer au talent communicationnel du leader de la seconde qui, à partir de sa position de ministre de l’Intérieur, est parvenu mieux que quiconque à imposer son agenda, à attirer l’attention médiatique et à utiliser les possibilités de communication directe offertes par les réseaux sociaux. Au mieux, une telle explication est cependant partielle. Au pire, elle relève d’une forme de pensée tautologique (puissance communicationnelle et force politique se confondent et s’expliquent l’une l’autre), voire magique (le charisme du chef est doté d’une origine mystérieuse et d’un statut presque mystique). Elle ne prend en compte ni les particularités du M5S – après tout, le mouvement n’est pas en reste en termes de maîtrise de la communication – ni les nombreux signes annonciateurs de ses difficultés actuelles, des tensions internes (avec force expulsions des figures dissidentes) aux turbulences ayant marqué sa gestion des grandes villes (Parme, Turin, Rome). Sans rejeter totalement cette explication, il est donc nécessaire de la replacer dans un cadre plus large et de réfléchir au déclin du M5S sur la base de l’analyse structurelle développée plus haut. De cette façon, on pourra à la fois dresser un tableau plus fin et plus complet de ce déclin et se donner les moyens de tirer les leçons politiques qui en découlent.

Le Mouvement cinq étoiles, traitement ou symptôme ?

Sur la base des éléments évoqués plus haut – le contexte de la vie politique italienne depuis le début des années 1990, les caractéristiques particulières du M5S – on peut avancer une série d’hypothèses plausibles pour expliquer le brusque déclin actuel du mouvement. Certaines ont trait à sa jeunesse, d’autres à ses particularités organisationnelles et idéologiques, d’autres enfin sont liées aux conditions structurelles du nouvel écosystème politique dans lequel il évolue, cette ère de la désintermédiation. Ces hypothèses ne s’excluent pas mutuellement, mais sont au contraire complémentaires ; mises bout à bout, elles dressent le tableau d’une scène politique italienne (et, suivant l’analogie prophétique évoquée en début d’article, européenne) complexifiée. La volatilité exacerbée des allégeances politiques rend difficile la mise en place d’une stratégie pérenne capable de jouer avec les codes de la nouvelle donne politique sans tomber dans le vide d’une politique-marketing orpheline de toute structure organisationnelle et de toute tradition idéologique stables.

La première hypothèse que l’on peut avancer a trait à la jeunesse du mouvement et ne lui est donc pas, à proprement parler, spécifique : le M5S serait simplement victime de son ascension trop rapide. Celle-ci aurait posé des problèmes épineux en termes de gestion de l’institutionnalisation du mouvement. Comment choisir des candidats et assurer un contrôle efficace de ceux-ci, souvent novices en matière d’exercice d’une quelconque fonction politique ? Comment garantir le respect des critères éthiques que le mouvement défend au sein de ses propres rangs ? Comment assurer la cohérence idéologique et organisationnelle d’un mouvement hétéroclite, partagé entre le leadership (un personnage fantasque dans la lumière et un entrepreneur dans l’ombre), la base des activistes en ligne et dans les groupes locaux, et un groupe d’élus qui croît exponentiellement ? Comment organiser la coexistence de ces différentes composantes et, le cas échéant, trancher les conflits qui émergeraient entre celles-ci ? Ces questions sont d’autant plus complexes à gérer pour un mouvement ayant fait de la transparence sa raison d’être et sa marque de fabrique ; à ce titre, le moindre écart de conduite risque d’être jugé bien plus sévèrement que pour ses concurrents. C’est ainsi que le M5S s’est trouvé dans l’embarras lorsque son leader, Luigi di Maio, cherchant à centraliser davantage le contrôle du mouvement et à le stabiliser, a voulu étendre à trois le nombre maximum de mandats qu’un élu peut exercer, précédemment limité à deux. Confronté à la difficile justification de ce choix pour un mouvement tirant à boulets rouges sur la professionnalisation de la politique, il a introduit le concept de « mandat zéro », selon lequel le premier mandat exercé par les élus du mouvement ne comptait pas – une expression qui sera facilement tournée en dérision par les commentateurs de tous bords.

La seconde hypothèse, la plus fondamentale, est que les caractéristiques organisationnelles et idéologiques de ce mouvement, atouts considérables pour construire rapidement une force politique majoritaire en période de crise économique et politique, sont devenus par la suite les principaux obstacles à la solidification de ce mouvement et à son inscription dans la durée en tant que force radicale porteuse d’un projet de transformation de la société.

Le M5S ne dispose d’aucun socle électoral fidélisé sur lequel se reposer lors des périodes difficiles, ni de réseaux de clientèle pérennes facilitant l’exercice du pouvoir au niveau local ou régional. C’est peut-être là que réside une différence fondamentale avec la Lega de Salvini.

Sur le plan organisationnel, le choix mouvementiste du M5S et son refus d’adopter un modèle d’organisation hiérarchisé et territorialisé peut constituer un désavantage relatif par rapport à ses principaux concurrents. Certes, comme cela a été avancé plus haut, aucun des partis politiques actuels (centre-gauche, centre-droit et Lega) ne dispose de l’ancrage territorial, de l’encadrement social et des liens organiques avec la société civile qui caractérisaient les partis de masse de l’après-guerre. Néanmoins, ceux-ci ont eu la possibilité, en vingt-cinq ans d’existence, de se construire des clientèles relativement stables. Le M5S, au contraire, ne dispose d’aucun socle électoral fidélisé sur lequel se reposer lors des périodes difficiles[17], ni de réseaux de clientèle pérennes facilitant l’exercice du pouvoir au niveau local ou régional. C’est peut-être là que réside une différence fondamentale avec la Lega de Salvini, capable mieux que quiconque de combiner un modèle d’organisation solide et stable dans le Nord du pays avec une communication renouvelée, fondée sur la fiction d’un échange direct entre son leader et le citoyen.

Sur le plan idéologique, l’ambiguïté du mouvement constitue également une arme à double tranchant. Avantageuse dans la période de construction du mouvement dans l’opposition, cette caractéristique se retourne brusquement contre lui lorsqu’il accède à des positions de pouvoir. Confronté à la nécessité de s’allier et de mener des politiques publiques spécifiques, le M5S se trouve obligé de prendre parti, d’abandonner sa posture de pure extériorité vis-à-vis des acteurs du système et de déterminer quelles sont les compromissions acceptables et quelles sont ses lignes rouges. Or, quand bien même une partie de plus en plus significative des nouveaux affrontements politiques échappe à la logique gauche-droite, cela ne signifie pas pour autant qu’elle ait entièrement disparu, ne fut-ce que comme point de repère axiologique. Certes, la correspondance entre un groupe social, un appareil partisan et une position idéologique bien identifiable sur l’axe gauche-droite n’est plus aussi nette qu’auparavant ; certes, une partie toujours plus grande de l’électorat (en particulier jeune) refuse de se définir à partir de celui-ci. Mais cet imaginaire politique n’a pas pour autant disparu du jour au lendemain, et continue de peser dans la lecture d’une partie de l’électorat et du personnel politique.

Par conséquent, la plupart des acteurs et des politiques publiques continuent de charrier une connotation relative à cet axe, et la prétention du M5S à n’être « ni de gauche, ni de droite », se heurte à la première expérience concrète d’exercice du pouvoir. S’allier avec l’extrême droite (la Lega), l’extrême centre (le PD) ou un groupuscule de la gauche radicale (Potere al Popolo), voter une réforme fiscale ou une loi sur la sécurité et l’immigration, ne sont aucunement anodins de ce point de vue. Au moindre choix opéré en la matière, la solidarité interne du mouvement s’effrite, une partie de l’électorat fait défection et des dissensions internes apparaissent. Salvini l’a bien compris, lui qui n’a eu de cesse d’orienter l’agenda autour de son propre point fort, l’immigration, sachant que celui-ci constituait en même temps l’enjeu le plus tabou pour le M5S, dont les activistes et les électeurs sont notoirement divisés sur le sujet. Pris à la gorge, le Mouvement cinq étoiles n’a pensé qu’à se défendre et à se donner de l’air. Pourtant, il aurait pu contre-attaquer en déplaçant le débat sur le terrain où son partenaire de coalition est le plus faible, la question régionale. Celle-ci reste en effet l’objet d’un compromis extrêmement précaire entre les barons locaux, garants de l’identité historique et régionaliste de la Ligue, et Salvini, tenant d’une stratégie électoraliste et nationale[18]. Mais là aussi, une telle stratégie offensive est difficilement praticable pour un mouvement peu sûr de son identité idéologique, de son ancrage territorial et de sa base sociologique.

En bref, les caractéristiques organisationnelles et idéologiques du Movimento Cinque Stelle, si elles étaient particulièrement adaptées à une conquête rapide du pouvoir exécutif par les urnes dans un contexte de crise économique et politique profonde, manquent cruellement de consistance lorsqu’il s’agit de promouvoir un projet de société contre-hégémonique capable de remettre en question la doxa néolibérale, incarnée par les forces de centre-droit et de centre-gauche, et sa transfiguration nationale-autoritaire, incarnée par la Lega. En termes gramsciens, le M5S s’est focalisé sur une « guerre de mouvement » prématurée en négligeant totalement de jeter les bases nécessaires à la poursuite d’une « guerre de position » sur le long terme. Pour cela, il aurait fallu recréer patiemment une véritable contre-culture populaire avec ses infrastructures, ses réseaux et ses ressources intellectuelles, sur le terrain laissé dramatiquement vide par le déclin des organisations de la gauche historique. Le M5S a pourtant fait exactement l’inverse, en construisant un modèle organisationnel et idéologique capable, en théorie, de faire l’économie de ce travail de longue haleine. Ce faisant, il a contribué à accentuer les évolutions contemporaines de la démocratie : l’atomisation de l’électorat, la désaffiliation partisane, le déclin des corps intermédiaires, la personnalisation de la vie politique, etc. Avec quelques années de recul, il nous apparaîtra peut-être évident qu’une telle initiative politique ne pouvait à la fois constituer le symptôme d’une dégénérescence démocratique et le traitement à administrer au système pour le soigner de celle-ci. Il est probablement encore trop tôt pour affirmer avec certitude lequel de ces deux diagnostics est le plus en phase avec la réalité ; néanmoins, à ce stade, le Movimento Cinque Stelle semble être devenu la victime choisie de la volatilité politique qu’il a contribué à accentuer et le prisonnier des caractéristiques qui semblaient faire sa force. Ce qui n’est pas le moindre, ni le dernier de ses paradoxes.

[1] David Broder, « Italy is the Future », Jacobin, 4 mars 2018

[2] Anton Jäger, « The Myth of ‘Populism’ », Jacobin, 3 January 2018

[3] « Occhetto, l’ultimo amico americano », La Repubblica, 17 Mai 1989 

[4] Ce phénomène de cartélisation des partis politiques a été théorisé et décrit par Richard S. Katz et Peter Mair dans plusieurs travaux devenus classiques en science politique. Il désigne le phénomène, initié dans les années 1970 et 1980, de fusion des intérêts des partis et de l’appareil d’État, généralement accompagné et favorisé par l’introduction du financement public des partis politiques. Les partis politiques, de plus en plus dépendants des ressources publiques et de moins en moins redevables vis-à-vis de leur base militante, auraient ainsi tendance à collaborer pour se partager ces ressources et empêcher l’émergence de nouveaux acteurs (d’où le terme de « cartel »). En Italie, la situation est un peu particulière, puisque le financement public des partis y a été introduit en 1974, avant d’être abrogé en 1993 dans le contexte de scandale de corruption frappant le pays, pour être ensuite progressivement réintroduit sous la forme d’un remboursement post-électoral dans les années suivantes.

[5] Caterina Paolucci, « Forza Italia : un non-parti aux portes de la victoire », Critique internationale, 2011/1, p.12-20.

[6]Mauro Calise, La democrazia del leader, Roma-Bari, Laterza, 2016.

[7] Peter Mair, Ruling the Void. The Hollowing Out of Western Democracies, London, Verso, 2013.

[8] Christopher Bickerton, European Integration : From Nation-States to Member States, Oxford, Oxford University Press, 2012.

[9] Vivien Schmidt, Democracy in Europe : the EU and National Polities, Oxford, Oxford University Press, 2012.

[10] La dette publique italienne était depuis bien longtemps très élevée, mais ne générait pas d’inquiétude profonde à la fois en raison de la réputation du Trésor italien en matière de gestion de celle-ci et en raison de sa structure très nationale (liée notamment au patrimoine immobilier des ménages italiens) la rendant peu vulnérable à la spéculation étrangère. Son internationalisation relative après des années d’appartenance à la zone euro, ainsi que les craintes de contagion financière dans le cadre de la crise grecque, finiront par jeter une lumière nouvelle sur la dette publique italienne et par alarmer les marchés financiers et les autres gouvernements européens.

[11] Nicolò Conti, Filippo Tronconi & Christophe Roux, « Le Mouvement cinq étoiles. Organisation, idéologie et performances électorales d’un nouveau protagoniste de la vie politique italienne », Pôle Sud, 2016/2, p.21-41.

[12] Pour une description des caractéristiques organisationnelles et idéologiques du mouvement, voir notamment : Filippo Tronconi, Beppe Grillo’s Five Star Movement. Organisation, Communication and Ideology, Fenham, Ashgate, 2015.

[13] Voir, entre autres : Ernesto Laclau & Chantal Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy, Londres, Verso, 1985 ; Ernesto Laclau, On Populist Reason, London, Verso, 2005 ; Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, Paris, Albin Michel, 2018.

[14] Rappelons que pour Ernesto Laclau, le populisme et l’institutionnalisme constitue les deux pôles d’un continuum déterminé par l’extension respective de la logique d’équivalence et de la logique de différence. À ce titre, le populisme peut se manifester concrètement à des degrés divers.

[15] C’est du moins l’analogie que nous avons proposée, mon collègue Samuele Mazzolini et moi-même, dans le cadre d’un autre article (Mazzolini S. & Borriello A. (2017) “Southern European populisms as counter-hegemonic discourses? Podemos and M5S in comparative perspective”, in Marco Briziarelli & Oscar Garcia Augustin (eds.) Podemos and the New Political Cycle. Left-wing Populism and Anti-Establishment Politics, Palgrave Macmillan : 227-254).

[16] Ingénieur et politicien italien durant l’après-guerre, Adriano Olivetti défendait une position hostile à la « démocratie des partis » au nom d’une conception corporatiste et territoriale de l’organisation de l’Etat.

[17] Roberto Biorcio, « The reasons for the success and transformations of the 5 Star Movement », Contemporary Italian Politics, Vol.6, n°1, 2014, p.37-53.

[18] Daniele Albertazzi, Arianna Giovannini & Antonella Seddone, « ‘No regionalism please, we are Leghisti !’ The transformation of the Italian Lega Nord under the leadeship of Matteo Salvini », Regional & Federal Studies, Vol.28, n°6, 2018, p.646-671.

« Les gilets jaunes sont la version populaire de Nuit Debout » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Le chercheur Paolo Gerbaudo. En fond, le Parlement grec. © Léo Balg, LVSL

Spécialiste de l’impact d’Internet sur la politique et des mouvements d’occupation de places de 2011, Paolo Gerbaudo est sociologue politique au King’s College de Londres. À l’occasion de la sortie de son troisième livre, The Digital Party, nous avons voulu l’interroger sur la démocratie digitale, le rôle du leader en politique, le Mouvement 5 Etoiles ou encore le mouvement des gilets jaunes. Retranscription par Bérenger Massard.


LVSL – Peut-être devrions nous débuter avec la question suivante : comment sont nés ce que vous appelez les partis digitaux ? Et en quoi sont-ils liés, par exemple, à Occupy ou aux indignés en Espagne, c’est-à-dire aux mouvements qui occupent les places ? Existe-t-il un idéal-type de parti numérique ?

Paolo Gerbaudo – C’est une question très intéressante. En effet, cette nouvelle génération de partis est fortement liée à la génération de mouvements sociaux apparus en 2011, notamment Occupy, Los Indignados, Syntagma en Grèce, qui ont porté de nombreux thèmes similaires à ceux de ces partis : le thème de la démocratie, la critique envers les élites, les demandes de participation citoyenne, la critique du capitalisme financier… Malgré leur puissance, ces mouvements ne parvenaient pas à atteindre leurs objectifs finaux, ce qui a donné lieu à beaucoup de discussions sur les places quant aux objectifs et aux moyens à définir. Cela a déclenché une prise de conscience autour de la nécessité de s’organiser pour lutter à plus long terme. Ainsi, je vois la création de ces partis comme une réponse à ces enjeux organisationnels, au fait que vous devez structurer la campagne des mouvements sociaux afin de la rendre plus durable.

Tweets and the Streets, premier ouvrage de Paolo Gerbaudo, publié en 2012. ©Pluto Books

Par exemple en Espagne, il y a eu tout un débat autour du slogan « Non me representam » [« ils ne me représentent pas »]. L’anarchiste l’interprète comme un rejet de la représentation sous toutes ses formes. Mais en réalité, pour beaucoup de gens, c’était quelque chose de plus complexe, qui signifiait : « Nous voulons être représentés, mais les gens qui nous représentent ne sont pas à la hauteur de la tâche. Nous voulons une bonne représentation, nous voulons être représentés par des personnes en qui nous pouvons faire confiance ». Ces nouvelles formations cherchent donc à combler ce vide de la représentation et à en renouveler les formes.

En termes de parti digital idéal, je pense que le modèle le plus pur est celui du mouvement Cinq étoiles, même s’il est en retard sur le numérique. Ils sont convaincus d’utiliser des technologies de pointe, mais ce qu’ils utilisent est assez moyen. Le nombre d’inscrits sur la plateforme est plutôt limité, mais l’idéologie du parti est très fortement imprégnée d’une utopie techniciste, qui repose sur le pouvoir participatif qu’offre la technologie. Il s’agit selon moi de l’idéal-type du parti numérique. C’est celui qui incarne le plus l’esprit populiste et la nouvelle croyance dans le pouvoir de la technologie, qui est au centre de cette génération de partis politiques.

LVSL – Ces partis digitaux semblent difficiles à définir selon les lignes idéologiques classiques, ou même selon des lignes socio-économiques comme la classe sociale, comme c’était le cas pour les partis au XXe siècle. Ils regroupent ce que vous appelez des people of the web qui appartiennent à différents groupes sociaux. Est-ce qu’il s’agit seulement de nouveaux partis attrape-tout, au détriment de la clarté idéologique ?

PG – C’est une question intéressante car pour beaucoup de gens, il y a une différence entre les partis traditionnels de gauche, qui auraient un électorat clair, à savoir la classe ouvrière, et ces nouveaux partis attrape-tout. En réalité, quand vous regardez l’histoire, le PCF en France ou le PCI en Italie ne se sont pas limités à être des partis de la classe ouvrière : environ 50% de leur électorat venait de la classe ouvrière industrielle, le reste provenait d’un mélange de petite bourgeoisie, d’intellectuels, de professions intermédiaires, etc. Il faut garder cela à l’esprit, car existe le mythe selon lequel l’ère industrielle était complètement cohérente, alors que ce n’était pas le cas.

« Ce qui caractérise les électeurs du mouvement 5 Étoiles est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. »

Pour parler comme Nikos Poulantzas, ce qui est vrai est qu’il existe un nombre diversifié de segments de classe qui composent la base électorale des partis digitaux. Ils sont principalement orientés vers les jeunes qui ont un niveau d’éducation élevé et qui se servent beaucoup d’internet, ainsi que vers la classe moyenne et la classe moyenne inférieure. Bien qu’ils soient nominalement de la classe moyenne, étant donné que leurs parents en faisaient partie, ils se retrouvent souvent dans une situation de déclassement. La classe moyenne se caractérise par son patrimoine, notamment sous forme immobilière. Mais pour de nombreux enfants de la classe moyenne, l’achat d’une maison n’est plus possible, car ils souffrent de bas salaires et d’emploi précarisé. Ils paient des loyers élevés, ce qui signifie qu’ils ne peuvent épargner suffisamment pour obtenir un crédit. Ils se résignent à louer à long terme et à subir un déclassement progressif.

À côté de cela, vous avez d’autres segments de l’électorat qui sont représentés par ces partis : des pauvres, des chômeurs, des gens de la classe ouvrière. C’est donc un ensemble assez disparate, mais qui malgré sa diversité partage un mécontentement à l’égard de la situation actuelle. Par exemple, dans le cas du mouvement Cinq étoiles, certaines recherches socio-démographiques indiquent que ce qui caractérise ses électeurs est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. En revanche, les électeurs du Partito democratico [parti centriste italien, au pouvoir de 2013 à 2018 avec notamment le passage Matteo Renzi, issu de la fusion des deux anciens partis d’après-guerre, la démocratie chrétienne et le parti communiste] dans les mêmes secteurs de l’économie que ceux du M5S, ont tendance à occuper des postes plus stables et plus sûrs. Cette opposition n’a pas grand chose à voir avec l’occupation d’un emploi dans tel ou tel secteur de l’économie, ou que vous soyez travailleur manuel ou intellectuel, mais plutôt avec le degré de sécurité et de stabilité de votre emploi. Ainsi, les personnes qui se sentent précarisées sont plus susceptibles de voter pour ces partis. Ce sont aussi des gens qui ont tendance à être plus jeunes, car il y a un clivage générationnel.

LVSL – Pensez-vous que les coalitions de ces partis, fondées sur les jeunes et les précaires, reposent sur un contenu idéologique commun ? En réalité, ces partis ne sont-il pas seulement des machines de guerre électorale destinées à mettre dehors le personnel politique actuel et à le remplacer, mais sans véritable programme ?

PG – C’est un autre point intéressant, dans la mesure où ces partis risquent en effet d’être incohérents sur le plan idéologique. Je dirais qu’ils ont une idéologie : elle est fondée sur la récupération de la souveraineté, la coopération, la restauration de la démocratie, la participation citoyenne, la réforme du capitalisme financier… Mais lorsqu’il s’agit d’exigences plus spécifiques, puisqu’ils sont plutôt divers du point de vue de l’appartenance de classe de leurs électeurs, les contradictions apparaissent rapidement.

Le cas de Syriza en Grèce est particulièrement éloquent. Ce n’est certes pas un parti digital à proprement parler, mais plutôt un parti populiste de gauche. Syriza a néanmoins réuni des ouvriers pauvres, des chômeurs qui n’avaient fondamentalement rien à perdre, et des secteurs de la classe moyenne qui avaient beaucoup à perdre, des comptes à vue, des propriétés immobilières libellées en euros… Donc, quand il a été question de quitter l’euro, et sans doute également l’Union européenne, bien que cette sortie ait obtenu un soutien considérable de la part des classes populaires, les classes moyennes ont vraiment eu très peur. Au final, ce sont ces derniers qui l’ont emporté en juillet 2015. C’est pourquoi il a été décidé de rester dans l’euro, en dépit de leurs difficultés et des problèmes que cela représentait pour leur pays.

Nous pouvons aussi voir cela chez Podemos, où il y a deux options idéologiques : une plus populiste et attrape-tout avec Íñigo Errejón, et une seconde plus traditionnellement de gauche radicale, poussée par Pablo Iglesias et Irene Montero. Cette dernière est fondamentalement un mélange d’extrême gauche, de radicalisme et de politique identitaire qui rebute les personnes moins politisées.

LVSL – Comment percevez-vous le Mouvement 5 étoiles qui gouverne avec la Lega depuis environ un an ? Les sondages actuels montrent que la Lega est plus populaire que son partenaire de coalition, en partie grâce de la figure de Salvini et de l’agenda anti-migrants qu’il met constamment en avant. Le M5S peut-il inverser cette tendance, c’est-à-dire mettre en place des mesures qu’il pourra vendre à son électorat ? Ou restera-t-il simplement au gouvernement pour éviter de nouvelles élections, mais sans savoir exactement où aller ?

PG – Ils ont beaucoup souffert de leur alliance avec la Lega. D’une certaine manière, la première option consistait à s’allier au Partito Democratico car ils venaient à l’origine du même espace politique. Leur base initiale était globalement celle des électeurs de centre-gauche déçus par la politique du PD. Maintenant, cette alliance oppose d’un côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement cinq étoiles, et de l’autre un parti fondamentalement léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. Cette dernière a été aux affaires depuis très longtemps. Ses cadres connaissent toutes les combines et toutes les magouilles et ils les utilisent sans retenue. On pouvait donc s’attendre à ce que cela arrive. Le Mouvement cinq étoiles a poussé certaines revendications économiques, en particulier le reddito di cittadinanza [revenu de citoyenneté], de façon à avoir quelques victoires à montrer à ses électeurs. Mais cela ne suffit pas, évidemment, car cela ne résout que certains des problèmes de pauvreté et ne résout pas celui du chômage. Cela ne résout pas les problèmes de beaucoup d’autres personnes, qui ne sont peut-être pas au chômage, mais qui sont confrontées, entre autres, à de bas salaires.

« Cette alliance oppose d’une côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement Cinq Etoiles, et de l’autre ce qui est fondamentalement un parti léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. »

Cela tient aussi au caractère très fluide du parti. La Lega a un récit très clair à présenter à l’électorat. Celui du M5S, globalement, est que ce sont les inscrits du mouvement qui décident. Comme si le parti n’avait aucune valeur, même substantiellement. Comme si les inscrits sur la plateforme pouvaient décider que la peine de mort est bonne ou non. On pourrait imaginer que quelqu’un lance une proposition comme « interdisons les syndicats » et que cela puisse passer après un simple vote sur la plateforme… Donc cela les rend très faibles lorsqu’il s’agit de former une alliance avec un parti plus structuré comme la Lega.

Autre fait intéressant : Salvini a néanmoins compris qu’il ne pouvait pas pousser trop loin son conflit avec le M5S. Il a dernièrement essayé de menacer de quitter le gouvernement sur la question du projet de ligne à grande vitesse qu’il soutient, le Lyon-Turin. C’était assez intéressant de voir les réactions sur Facebook. D’habitude la page de Salvini, peut-être la plus grosse page Facebook d’Europe en ce qui concerne les personnalités politiques, est une base de fans inconditionnels qui boivent ses paroles. Cependant, au cours de ce conflit, et à mesure que devenait réelle la possibilité d’une rupture au sein du gouvernement, il a reçu de nombreuses critiques de la part de ses partisans : « si vous faites ça, vous êtes un traître, si vous faites ça, nous ne vous suivrons plus ». Ces critiques ne se cantonnaient pas à cette question du Lyon-Turin. Elles s’expliquent plutôt par la popularité globale du gouvernement, qui se présente comme un gouvernement de changement. D’une certaine manière, Salvini est enfermé dans son alliance avec le M5S. Son électorat ne veut pas qu’il revienne vers Berlusconi.

LVSL – En France, il y avait en 2017 deux mouvements ou partis qui reprenaient certains aspects des partis digitaux : la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et En Marche ! d’Emmanuel Macron. Tous deux avaient, du moins au début, des structures très faibles et des dirigeants très puissants au sommet. Comment analysez-vous ces deux partis, après deux ans d’existence ?

PG – À l’origine, la France Insoumise est un exemple très réussi de parti numérique, qui a été capable de recruter rapidement un demi-million de personnes. Par rapport au Mouvement cinq étoiles, où les membres sont supposés pouvoir décider de n’importe quoi et même de présenter des propositions de loi, la démocratie numérique de la France Insoumise est plus limitée. Mais quelque part, le système décisionnel de la France Insoumise est plus honnête : il est plus sincère de dire que les membres peuvent avoir leur mot à dire, mais pas sur absolument tout. Par exemple, lors de la préparation de l’élection de 2017, il y a eu deux phases. D’abord, la contribution sous forme de texte ouvert : tout partisan de la France insoumise pouvait envoyer un texte avec ses propositions, après quoi une équipe technique, celle qui a produit les livrets thématiques, analysait la récurrence de certains termes ou propositions dans ces textes. Puis, la base intervenait de nouveau pour donner la priorité à une mesure parmi une dizaine. C’est une intervention limitée, mais c’est peut-être mieux ainsi, car le leadership est une réalité et le restera.

En fait, c’est un mensonge envers les électeurs que de dire qu’il n’y a pas de chef et qu’ils ont un contrôle total. C’est ce que le Mouvement cinq étoiles tente de faire. Ils disent qu’il n’y a pas de chef, seulement des porte-paroles du mouvement, qu’il n’y a pas d’intermédiation en tant que telle, que tout vient de ce que les gens proposent… Pour moi, ce récit ne correspond pas à la réalité. Il vaut mieux avoir un processus de prise de décision participatif plus limité, mais plus clair et plus transparent. La France Insoumise s’est un peu éloigné de cela et a évolué vers un parti plus traditionnel depuis, où les grandes décisions sont plutôt prises lors de consultations internes. Par exemple, il n’y a pas eu de primaires en ligne pour les élections européennes, ce qui me semble être un pas en arrière.

Quant au mouvement En Marche !, il n’a aucun élément de démocratie numérique, juste une stratégie adaptée aux réseaux sociaux : leur plate-forme ne sert qu’à créer des groupes locaux, à coordonner leurs actions, envoyer les membres ici ou là pour diverses activités. Il n’y a aucun lieu où les membres disposent réellement d’une voix sur les décisions importantes. Il n’a pas d’élément démocratique, c’est du top-down autoritaire.

LVSL – Dans votre livre, vous dîtes que l’appareil du parti est court-circuité par une relation beaucoup plus désintermédiée entre les militants et un hyper leader. Vous expliquez que, lorsqu’il y a des votes internes dans ces partis du numérique, la plupart des membres adoptent au final la position de leader. Pourquoi ?

PG – Il y a un certain nombre d’exemples de leadership fortement personnalisé au sommet, qui base son pouvoir sur la célébrité sur les médias sociaux. Par exemple, AOC (Alexandria Ocasio Cortez) est une célébrité, elle a une audience sur les réseaux sociaux, avec 3 millions d’abonnés sur Twitter. Même chose pour Salvini. Ces leaders sont avant tout des célébrités sur les médias sociaux. Cette célébrité a un pouvoir énorme, c’est de cela qu’ils tirent leur autorité. Ils agissent comme des influenceurs ou des youtubeurs, un peu comme Kim Kardashian et toutes ces célébrités, nous racontant tout ce qu’ils font, ce qu’ils mangent, ce qu’ils cuisinent, qui ils rencontrent, où ils vont en vacances. Salvini est incroyable : il n’est au Parlement que 2% du temps, il n’est presque jamais au Ministère de l’Intérieur, car il voyage constamment pour des raisons de campagne.

Pourquoi ? Parce qu’il parcourt le pays, se présente à de nombreux meetings, filme des vidéos, des livestreams… C’est une sorte de campagne permanente, qui ne finit jamais. Pourquoi ? Parce que nous vivons à une époque où il y a beaucoup de méfiance à l’égard des organisations collectives et des bureaucraties… C’est l’idéologie dominante, le néolibéralisme, qui nous a appris à ne pas faire confiance aux bureaucrates, ces figures sombres qui prennent des décisions à huis clos dans des salles pleines de fumée. Donc les gens sont plus enclins à faire confiance aux individus, aux personnalités auxquelles ils s’identifient. Ils pensent pouvoir leur faire confiance, car ils peuvent les voir directement, les suivre jour après jour. D’une certaine façon, il n’y a aucun moyen d’échapper à ce phénomène. Ce fut également la raison du succès de Bernie Sanders, de Jeremy Corbyn, de Mélenchon. Tout cela met avant tout l’accent sur l’individu. Pour la gauche, cela soulève des questions épineuses car le collectif devrait passer avant les individus. Et en même temps, tactiquement, on ne peut rien faire, on ne peut s’affranchir de cette réalité.

LVSL – Depuis quelques années, les primaires se sont multipliées en Europe, parfois même des primaires ouvertes où les non-membres du parti peuvent voter pour choisir le leader pour les prochaines élections. Par nature, ces primaires personnalisent la politique et ignorent l’appareil du parti. Est-ce un outil de démocratisation des partis ou un moyen de donner le pouvoir à des célébrités ?

PG – C’est un phénomène qui a une certaine histoire maintenant. Beaucoup de politologues décrivent un tournant plébiscitaire depuis une vingtaine d’années, non seulement dans le fait de recourir à un référendum sur des questions spécifiques comme le Brexit, mais aussi de manière plus générale. Dans le passé, par exemple dans les partis socialistes ou communistes, vous élisiez votre représentant local, puis de ces représentants locaux émergeait un congrès ou une convention nationale. Et cette assemblée était émancipée vis-à-vis du leader, du comité central, du trésor, etc. Aujourd’hui, on considère que toutes ces sphères doivent être élues de manière directe. Donc, est-ce démocratique ou pas ?

Je pense que bon nombre de ces représentants, ces figures intermédiaires, ne se préoccupent plus que d’eux-mêmes, se sont autonomisés, détachés de la circonscription locale qu’ils sont censés représenter. Pourquoi ? Parce que la participation aux réunions locales est très faible et principalement dominée par des activistes zélés qui ne représentent pas vraiment l’électorat. En fait, la base est devenue un peu trop paresseuse pour assister aux réunions. Lui permettre d’élire directement ses dirigeants, plutôt que de passer par des représentants qui ne sont pas représentatifs, garantit une meilleur respect de la volonté des membres.

On l’a vu dans le parti travailliste [du Royaume-Uni, ndlr], c’était assez paradoxal : Ed Miliband [prédecesseur de Jeremy Corbyn, candidat perdant aux élections de 2015] avait décidé de baisser le tarif des cotisations à seulement 3 livres pour vaincre définitivement la gauche, fortement dépendante des syndicats qui ont votes collectifs dans le parti ; ils votent pour tous leurs membres. Donc, en ouvrant le parti, Miliband pensait attirer des individualistes de classe moyenne qui voteraient pour des gens comme lui. En fait, ce fut exactement le contraire : plus de 60%, une majorité écrasante, ont choisi Corbyn. Et désormais, nous assistons à une lutte entre Corbyn et les adhérents contre les couches intermédiaires du parti. La machine du parti ne supporte pas d’être contrôlée par des adhérents dotés de pouvoirs.

Pour moi, ce qui est important, c’est que seuls les membres du parti puissent voter, pas comme avec le Partito Democratico [qui a récemment organisé sa primaire ouverte] où tout le monde peut voter. Là, c’est très dangereux : cela signifie que des personnes extérieures au parti peuvent le manipuler… La primaire du Parti Démocrate a réuni plus de 1,5 million de personnes. Cela ressemble à une grande réussite démocratique, mais cela contribue-t-il à forger une identité cohérente à ce parti ? Au minimum, nous devrions faire comme aux États-Unis, où les gens, même s’ils ne sont pas membres, doivent s’enregistrer en tant que Démocrates ou Républicains. Au moins, vous vous prémunissez des manipulations de personnes extérieures au parti.

LVSL – Que ce soit en Espagne, en France ou en Italie, les partis numériques, même s’ils ont bénéficié de la haine envers les élus sortants, ont plutôt bien réussi aux élections ces dernières année. Cependant, beaucoup de gens qui rejoignent ces partis ne se mobilisent pas vraiment à long terme, tandis que nous assistons à un déclin, du moins dans les sondages, du M5S, de la France Insoumise ou de Podemos. Les partis numériques sont-ils condamnés, comme les partis pirates, à n’être que des bulles temporaires ?

PG – Je pense qu’ils vont continuer à exister pendant un certain temps, tout simplement parce qu’une fois qu’un parti dépasse 20% ou même moins, il y a une inertie. Il est extrêmement difficile de créer et de consolider de nouveaux partis. Les systèmes partisans sont parmi les systèmes les plus immuables de nos sociétés. Dans n’importe quel système politique, d’une manière générale, de nouveaux partis n’émergent que tous les 40 ans. La dernière vague comparable a peut-être été celle de 1968, avec la formation de nouveaux partis de gauche, comme les partis verts, etc. Une fois fondés, il leur faut un élément majeur pour que les partis disparaissent. Et si déclin il y a, il est plutôt lent.

The Digital Party, dernier livre de Paolo Gerbaudo. ©Pluto Books

Très honnêtement, j’ignore où va le Mouvement cinq étoiles. La situation est extrêmement fluide dans le monde entier à présent, et donc très imprévisible. En France, nous verrons peut-être quelque chose de similaire au M5S, qui représenterait les revendications du mouvement des gilets jaunes. Dans le fond, il faut tout d’abord un élément de rupture pour qu’arrive une nouvelle génération de partis. Même si, intrinsèquement, cette nouvelle génération de partis est pleine de problèmes et de contradictions internes qui menacent leurs performances à long terme.

 

LVSL – À propos des gilets jaunes : dans un entretien avec Novara, vous expliquiez qu’à l’inverse du M5S, ils avaient une approche bottom-up plutôt que top-down. Les gilets jaunes sont résolument en faveur de plus de démocratie, ce sur quoi ils sont presque tous d’accord, et ils rejettent également tout type de leadership ou de structure. Comment analysez-vous ce mouvement ?

PG – Pour moi, cela ressemble beaucoup aux mouvements des places et à la vague Occupy de 2011, mais en plus populaire et plus col bleu que ces mouvements. Les mouvements de 2011 étaient en quelque sorte très novateurs car ils adoptaient une identité populiste en cessant de faire appel aux gens avec un langage minoritaire. Ils disaient : « Nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super riches ». Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. En comparaison, Nuit Debout était très bourgeois, très urbain, très parisien, et n’a pas percé en dehors de Paris ou dans les circonscriptions ouvrières. D’une certaine manière, les gilets jaunes sont la version plus populaire de Nuit Debout.

« Les mouvements de 2011 étaient très novateurs car ils adoptaient une identité populiste, ils cessaient de parler aux gens en termes minoritaires et disaient « nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super-riches. » Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. »

Ils contestent très vivement le président et le système de pouvoir, tout en formulant des revendications très concrètes, qui, au fond, concernent des problèmes de fin de mois. Ils ne se préoccupent pas des droits civils, et l’environnement est vu comme une chose abstraite… Leurs revendications concernent le salaire minimum, la limitation des impôts qui punissent les pauvres, les services publics, l’interventionnisme de l’État… Donc c’est principalement un populisme progressiste, qui récupère une part de la social-démocratie des Trente Glorieuses. Ces gens veulent plus de démocratie et veulent avoir leur mot à dire dans les décisions qui les concernent. Toni Negri a beau les percevoir comme une sorte de multitude de gens qui veulent une autonomie par rapport à l’État, c’est exactement le contraire. Ils veulent de l’État, mais pas de celui-ci [rires].

LVSL – Le rejet du leadership et de la structuration fait-il passer le mouvement à côté de tout son potentiel ? Les gilets jaunes veulent plus de démocratie directe, font des sondages sur Facebook, les porte-paroles ne se déclarent jamais leaders… Où conduira cet horizontalisme ?

PG – Dans certains domaines, c’est très horizontal, comme les petits groupes où ils se coordonnent, où pratiquement tout le monde peut prendre la parole… Mais ils ont aussi des leaders tel qu’Eric Drouet. On peut parfois penser qu’il n’y a pas de chef parce qu’il n’y a pas qu’un seul dirigeant. Mais c’est faux, le leadership peut être polycentrique, avec une multitude de dirigeants qui représentent différentes factions du mouvement ; c’est précisément ce qui s’est passé avec les gilets jaunes. Ils ont différentes sections, groupes, sensibilités, donc les leaders parlent à différentes catégories de personnes qui appartiennent au mouvement.

En fin de compte, c’est le rituel des marches du samedi et des ronds points qui maintient la cohérence. Il n’y a pas besoin d’un chef pour vous dire quoi faire car vous marchez chaque samedi jusqu’à l’acte 1000… C’est comparable aux mouvements des places, qui n’avaient pas besoin d’un leadership centralisé car un rituel était instauré : le rassemblement sur des places publiques. D’une certaine façon, les places ou les marches du samedi se substituent au chef. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de leaders : de fait, il y a des gens qui ont essayé de créer des partis en dehors du mouvement.

LVSL – Il y a eu quelques tentatives, mais chaque fois que cela a été fait, presque tout le monde a immédiatement dit que ces personnes ne représentaient pas les gilets jaunes.

PG – Oui, parce que le passage au parti est souvent un processus assez laborieux, qui ne peut émerger du mouvement lui-même. Le mouvement est une chose et le parti en est une autre. Par exemple, Podemos est arrivé trois ans après les Indignados et était principalement constitué de personnes peu impliquées dans ces mouvements, même si elles avaient sympathisé avec celui-ci. Néanmoins, Podemos a réussi à se présenter comme représentant plus ou moins la sensibilité des indignés. Il en va de même pour le Mouvement cinq étoiles, issu des manifestations anti-corruption, anti-Berlusconi et en partie anti-mondialisation initiées par Grillo auparavant, et qui se présente comme le représentant de ces mobilisations. Les conséquences à long terme du mouvement des Gilets jaunes sur la scène politique prendront donc un certain temps à se manifester.

Le salvinisme : une passion de la droite italienne

Matteo Salvini / Wikimedia Commons

Comment Matteo Salvini est-il arrivé à cette popularité foudroyante ? Son leadership politique est-il identique à ceux des autres forces politiques de l’extrême droite européenne ? En quoi le discours anti-immigration entre en jeu ? De l’apogée de la droite populiste au déclin de la gauche, Samuele Mazzolini, chercheur en théorie politique et fondateur de la revue Senso Comune, revient sur les grands bouleversements de la politique italienne. Entretien paru initialement dans la revue Nueva Sociedad. Traduit par Marie Miqueu-Barneche.


Nueva Sociedad – Matteo Salvini a réussi à s’imposer comme le principal leader de la droite italienne, détrônant le Mouvement 5 étoiles mais aussi le parti historique de Silvio Berlusconi aux dernières élections régionales. Quelles raisons expliquent que la Ligue, un parti historiquement lié au Nord et associé au sécessionnisme ainsi qu’à la haine envers les « pauvres du sud », ait pu se développer dans des régions qui lui étaient défavorables ?

Samuele Mazzolini – À partir de 2013, quand la Ligue du Nord a gagné les primaires autour de son fondateur et leader historique, Umberto Bossi, Matteo Salvini a commencé à changer lentement la direction du parti. Ce mouvement s’est accéléré au cours des dernières années. Historiquement, la Ligue du Nord était le parti des intérêts des petits propriétaires des régions du nord – Lombardie et Vénétie en particulier – opprimés par la pression fiscale, et qui, en plus, revendiquaient une différence culturelle avec le reste du pays. Cependant, il faut souligner qu’à partir de ce moment, la Ligue du Nord a commencé à capter des parts significatives du vote ouvrier grâce à l’aura démagogique de Bossi. Dans le discours du parti, Rome était une ville parasitaire, « voleuse », qui vivait d’un système étatique financé par les impôts du nord. Le sud était perçu comme une terre de paresse, de retard social et économique, soulagé par un assistanat trop généreux. Dans son époque la plus extravagante, la Ligue du Nord a fait vivre un exotisme politique qui mélangeait d’étranges fulgurances et des grossièretés. Ils ont inventé de toutes pièces la généalogie historique de la Padanie (Ndlr : la vallée qui occupe presque tout le nord de l’Italie, que la Ligue érige en entité politique) – à travers des fêtes dans lesquelles ils allaient jusqu’à se mettre en scène en montrant un échantillon de l’eau du Po dans des ampoules. Sans parler des outrages et des gestes obscènes sur lesquels Bossi n’a pas lésiné durant ses années de gloire. La Ligue du Nord a oscillé des années 1990 à 2013 entre une position ouvertement sécessionniste (qui n’a jamais rapporté beaucoup de votes) et la collaboration avec Berlusconi au sein d’une plateforme fédéraliste. Dans le sud, on les a toujours détestés. La Ligue du Nord était la béquille de la coalition du centre-droit dans le nord.

Salvini, qui était encore imprégné de ce discours il y a quelques années de cela, a changé de cap en façonnant son parti selon le format du Front National de Marine Le Pen et en changeant de nom. Désormais, le parti se baptise simplement La Ligue, et non plus la Ligue du Nord. Il s’agit d’un parti national, dont le discours est principalement centré sur l’immigration. L’intensification et la médiatisation du phénomène migratoire ces dernières années, avec une hausse dramatique des débarquements d’êtres humains désespérés sur les côtes du pays, ont offert un matériel explosif à la Ligue. Dans ce cadre, Salvini était reconnu pour maintenir une posture ferme alors qu’il dépeignait une gauche naïve oubliant les intérêts des italiens. Il a aussi accusé les autres pays européens de laisser l’Italie seule dans sa gestion de la migration. Selon Salvini, la dynamique migratoire met en difficulté le marché du travail, oblige l’Etat à dépenser de l’argent pour les migrants et menace l’ordre public. Ce fut une stratégie qui, dans une conjoncture d’effondrement économique et social, a canalisé le mécontentement social de la forme la plus grossière. Depuis qu’il est ministre de l’Intérieur, le respect de ces promesses électorales a accru de manière exponentielle sa cote de popularité ces derniers mois. De plus, Salvini s’est montré stratégique en introduisant sur la scène politique des thèmes autour desquels personne jusqu’à présent n’avait réussi à rassembler, comme l’opposition à la réforme des retraites et aux technocrates européens. Au sujet de ce dernier point, il a flirté avec une méfiance grandissante envers l’Union Européenne qui se développe dans tout le pays et qui a même réussi à mettre en doute l’euro, mais il est revenu sur ses pas quand cela ne lui convenait plus.

NS – Si vous deviez décrire le profil de Salvini, quels traits ressortiraient ?

SM – Il faut reconnaître que Salvini a un grand flair politique. Je crois que sa plus grande force est de réussir à faire passer des consignes de la droite radicale comme des considérations de sens commun. Son ton est embrasé mais il réussit toujours à présenter ses propositions comme si elles étaient parfaitement légitimes, comme si elles étaient le fruit d’un raisonnement. Il ne se contente pas de crier : au travers d’un langage simple, très linéaire, d’homme du peuple, il est capable de donner une image claire et évidente à des politiques d’extrême droite, et par là même d’évincer du champ de la rationalité les autres acteurs politiques. Une autre de ses facultés, cette fois-ci plus sous-terraine, consiste à maintenir sa popularité dans des secteurs qui sont aux antipodes de l’échiquier politique. Salvini ne plaît pas exclusivement à ceux qui ressentent un grand mécontentement social. Il garde, en même temps, un soutien très élevé de la part du secteur entrepreneurial. Dans ce secteur, tous ne tolèrent pas sa fougue xénophobe, mais face à l’inconnue du Mouvement 5 étoiles, ils préfèrent un parti dont la vocation est beaucoup plus claire en matière de défense des affaires, avec notamment la promesse de mettre en place la flat tax. Ceci explique que pendant des mois, Salvini a eu bonne presse dans quelques journaux d’orientation libérale. C’est un homme politique perspicace, étant donné qu’en montrant un mélange de radicalisme de droite et de pragmatisme pro-entrepreneurial, il arrive à faire fusionner des mondes sociaux très hétérogènes.

NS – Quelles ressemblances et quelles différences existe-t-il entre Salvini et les autres courants d’extrême droite – ou populistes de droite – européens ?

SM – C’est une galaxie complexe, il s’agit de formations qui ont des généalogies différentes. Au-delà du fait que dans cette conjoncture historique ils soient catégorisés heuristiquement comme des populismes de droite, il est important de garder une approche la plus analytique possible, afin de ne pas tomber dans le piège qui consiste à les accuser de fascisme. Leur point commun est une hostilité ouverte envers la migration. Ils veulent uniquement des natifs dans leurs pays (natifs souvent compris en terme strict de consanguinité ethnique), et exhibent une intolérance envers les migrants africains et asiatiques, mais aussi envers ceux d’Europe de l’Est. Certains d’entre eux expriment plus d’inquiétude que d’autres en ce qui concerne la supposée islamisation de nos sociétés. C’est un thème que Salvini a développé, même s’il ne l’a pas fait de manière aussi centrale que Marine Le Pen en France et Geert Wilders aux Pays-Bas. De manière un peu moins visible, certains ont une posture homophobe, mais il y a des exceptions. En effet, la leader de Alternative pour l’Allemagne (AfD), Alice Weidel, est ouvertement homosexuelle, ou le néerlandais Pym Fortuyn, l’était aussi.

Il me semble que, de toute façon, il existe des différences importantes. Certains n’arrivent pas à s’éloigner d’une esthétique fasciste, même si le discours (dans beaucoup de cas) ne l’est plus vraiment. C’est le cas du Front National de Le Pen, dont l’association avec le régime de Vichy est encore d’actualité. La même chose se passe avec AfD en Allemagne et Jobbik en Hongrie, qui viennent de mouvements sociaux d’extrême droite. Comme nous le savons, l’origine idéologique de la Ligue est différente, même si Salvini est clairement devenu une option électorale attrayante pour l’électorat profasciste. Cependant, je dirais que la différence fondamentale est ailleurs. Si toutes ces personnalités sont hostiles à l’Union Européenne et demandent la récupération de la souveraineté nationale (depuis une perspective de droite, bien sûr), l’élément anti-austérité est davantage marqué dans le cas de la Ligue et, en partie, dans celui de Marine Le Pen. Ce n’est pas un hasard que les populistes du nord de l’Europe aient recours, comme beaucoup de libéraux de leurs pays, à la parabole de la cigale et la fourmi : les peuples du sud de l’Europe sont les cigales qui vivent tranquillement et demandent à ce que leurs comptes soient alimentés par les fourmis travailleuses, qui seraient les peuples du nord. Il convient de souligner que c’est un discours qui manque totalement de fondement. Finalement, il y a une dernière source de tension entre eux – au-delà du fait qu’ils aient participé à beaucoup de sommets ensemble – autour de la constitution d’une sorte d’Internationale des populistes de droite. Salvini a demandé à maintes reprises qu’il y ait une répartition équitable des migrants qui arrivaient en Italie entre les pays européens. Le plus récalcitrant était justement son ami Viktor Orbán en Hongrie.

Samuele Mazzolini, chercheur en sciences politiques et spécialiste d’Ernesto Laclau.

NS – Luca Morisi, le gourou des réseaux qui développe la campagne politique de Salvini, a réussi à convertir le démagogue parlant aux secteurs racistes et xénophobes en un vrai leader politique. Quelles ont été les clefs de la stratégie de propagande qui a permis de donner l’image d’un Salvini « proche du peuple » ?

SM – C’est une autre question fondamentale. Il y a une hyperexposition médiatique de Salvini. Quand on allume la radio, c’est Salvini qui parle, et si l’on allume la télévision, c’est encore Salvini. Dans ta ville, un jour où l’autre, tu tomberas sur Salvini en train de haranguer les gens. Et si tu te connectes sur les réseaux sociaux, tu vois immédiatement apparaître une publication ou une photo de Salvini. Dans ce dernier secteur, il semble que Luca Morisi ait développé un système particulier communément nommé « la bête ». Je ne suis pas un expert en technologie numérique, mais j’ai cru comprendre que c’est un système qui gère à la fois les réseaux sociaux et les listes de mail, qui analyse constamment les contenus avec le plus de succès, le type d’utilisateurs qui ont interagi et de quelle manière ils l’ont fait. Ça leur permet de parfaire la propagande, en calibrant selon les fluctuations et les changements d’humeur politique. Quelques semaines avant les élections de l’année dernière, ils ont lancé un jeu en ligne sur Facebook qui s’appelait Vinci Salvini!, qui invitait les utilisateurs à interagir sur les publications du Capitaine[le surnom du leader de la Ligue]. Une photo du gagnant était ensuite publiée sur le profil de Salvini, le gagnant recevait également un appel téléphonique du leader de la Ligue et pouvait le rencontrer lors d’un rendez-vous « privé ». C’était une manière d’augmenter le flux des visites, mais aussi de récupérer les données d’une grande quantité d’utilisateurs. Et nous savons désormais que la gestion des big datas est importante pour influencer l’opinion publique.

NS – La montée du salvinisme semble aller de pair avec l’effondrement politique et intellectuel de la gauche italienne, l’une des plus fortes d’Occident. Peut-on imaginer comment pourrait se recomposer cet espace ?

SM – Toutes les branches de la gauche italienne vivent une époque de crise gravissime. On se souviendra pendant longtemps des élections du 4 mars 2018. La gauche modérée et social-démocrate connaît une phase d’égarement historique. Son adhésion aux politiques antipopulaires, son acceptation fort peu critique de l’austérité imposée par Bruxelles, sa proximité des grands groupes multinationaux et financiers l’ont fait paraître, et à juste titre, comme complice de l’érosion des sécurités sociales et professionnelles qui l’avaient pourtant caractérisées durant l’époque précédente. Matteo Renzi, après être un temps parvenu à se faire voir comme le représentant d’une proposition innovante de renouvellement générationnel autour d’une espèce de populisme centriste, a rapidement jeté à la poubelle tout le capital politique qu’il avait accumulé. Il est maintenant, à 44 ans, un homme politique à la popularité décroissante. En arrivant au pouvoir, il a vite démontré que l’unique variante qu’il apportait était une modération du Parti Démocrate, dans un processus qui était en gestation depuis la mort du Parti Communiste Italien (PCI), et dont il a représenté l’apogée et la ruine. Arrogant, présomptueux, sans contact avec la réalité, il a confirmé la thèse de Machiavel selon laquelle le leadership nécessaire pour arriver au pouvoir ne coïncide pas toujours avec celui nécessaire pour s’y maintenir.

La gauche radicale n’a pas d’avenir non plus. Elle a une image résiduelle au sein de la population. Ce secteur politique s’adresse exclusivement à lui-même, car il doit respecter certaines normes de discours et une esthétique particulière. La gauche doit s’aimer elle-même. En réalité, elle devrait plaire aux autres. Le fait est que ses procédés liturgiques, en dehors de sa propre bulle, provoquent un certain rejet. Elle s’enferme et ne se rend pas compte qu’elle choisit automatiquement un espace politique qui la neutralise. Il ne s’agit pas de cesser de lutter pour la justice sociale : c’est une histoire de symboles, de mots, de tics nerveux, d’une répétition de tout le politiquement correct qui est devenue odieuse. Mais c’est aussi une question de contenus. En ce sens, aucune des deux branches de la gauche n’arrive à développer une analyse socio-économique à la hauteur des circonstances, en insistant sur les droits civils et individuels dans une époque où la priorité des questions sociales est évidente. Aucun des deux secteurs n’a problématisé sérieusement le rôle de l’Union Européenne et de l’euro. Les deux ont été le levier au travers duquel le néolibéralisme s’est cristallisé et consolidé, appauvrissant la démocratie en faveur des marchés et dépossédant les États européens de la souveraineté populaire. C’est un mot banni. Je me rends compte que, vu depuis l’Amérique Latine, cette posture semble grotesque. Ici, seuls la droite et le Mouvement 5 étoiles ont été suffisamment perspicaces pour entrevoir la nécessité de parler de la question nationale, qui est enjeu important puisqu’elle regroupe le déficit démocratique, l’asymétrie entre les pays européens et la nécessité de développer une proposition ancrée dans les traditions populaires et nationales. À l’inverse, la gauche se présente comme défenseure d’un cosmopolitisme abstrait, et ce n’est pas un hasard si ses électeurs appartiennent à des couches aisées vivant dans les centres urbains onéreux. Ses racines populaires n’existent plus.

NS – Il y a presque un mois, de nombreux maires du sud de l’Italie se sont rebellés contre Salvini et ont décidé de ne pas fermer les ports devant l’arrivée des migrants. Comment peut-on résoudre ce conflit humanitaire et territorial entre le gouvernement et les maires ? Des leaders comme le maire napolitain Luigi de Magistris peuvent-ils incarner la nouvelle opposition au gouvernement ?

SM – Le geste de ces maires est courageux et méritant. Mais il n’y a pas de conflit territorial. La vérité est qu’il leur est impossible de renverser la politique de Salvini de fermeture des ports. La question humanitaire n’a pas de solution facile. Les migrations sont dynamiques, elles ont des raisons structurelles profondes qui demandent des solutions drastiques, en commençant par la mise en question du rôle des pays occidentaux et de leurs multinationales en Afrique. À court terme, il faudrait une plus grande solidarité de la part des pays européens et le dépassement de la Convention de Dublin qui prévoit que les pays d’arrivée des migrants soient les responsables des démarches de demande d’asile, ce qui met une grande pression sur les pays du sud de l’Europe, l’Italie et la Grèce en première ligne.

En ce qui concerne De Magistris, je me vois obligé de répondre solennellement que non, il ne peut incarner aucune opposition au gouvernement. Récemment, il a rejeté la possibilité d’être le leader d’un grand éventail de forces de la gauche radicale pour les élections européennes. Il y a deux raisons pour penser que ça n’aurait pas fonctionné. La première est en lien avec le personnage. Ces derniers temps, il s’est enfermé dans un langage et un symbolisme vernaculaire, très napolitain, avec peu de succès dans le centre-nord de l’Italie, où habite la majorité de la population. De plus, il a fait des propositions saugrenues telle que l’idée d’une crypto-monnaie pour Naples et l’organisation d’un référendum pour obtenir plus d’autonomie pour la ville (dans un contexte où l’autonomie a toujours été une consigne de la Ligue pour détacher le nord des régions du sud, objectif que Salvini est en train d’atteindre au travers du transfert de compétences à trois régions du nord en plein silence général, vu que cela pourrait faire douter de sa vocation nationale). La deuxième raison, c’est que De Magistris n’a pas réussi à maintenir une distance prudente vis-à-vis de sujets politiques discrédités et sans avenir. Le pire, c’est que sa proposition politique a été phagocytée par ce milieu qui adopte une tonalité morale plus que politique dans ses condamnations.

Mais revenons à la question migratoire. Elle produit de nos jours une dichotomie dont on ne peut rien tirer de positif. Insister dans le pôle opposé à celui de la Ligue est éthiquement louable, mais politiquement stérile. Son alternative, qui consisterait à se rapprocher des positions de la Ligue en la matière, est éthiquement répugnante et politiquement inutile, car la Ligue occupe déjà ce terrain mieux que personne. Le seul chemin qui peut avoir du sens est l’adoption d’une position nuancée sur la question pour éviter de mourir politiquement. C’est-à-dire, en reconnaissant le drame humanitaire et en rejetant les politiques de la Ligue, mais en admettant la nature problématique du phénomène et le besoin d’une intervention régulatrice. Cependant, c’est un axe sur lequel il est presque impossible d’obtenir un intérêt politique, il faut dès chercher de nouvelles dichotomies à partir desquelles il est possible d’occuper la position la plus forte : c’est la question du contrôle de l’agenda politique. A l’inverse, la gauche et De Magistris reçoivent passivement la dichotomie de la migration (et d’autres similaires) et ils la renforcent, dépoussiérant ainsi un antifascisme militant qui n’articule rien et se limité à l’expression d’un témoignage moral.

NS – Comment l’Italie intervient-elle dans la géopolitique globale ?

SM – Très mal. Historiquement, l’Italie a toujours été le sud du nord et l’est de l’ouest. Aujourd’hui, nous courons le risque que cela s’inverse. Toutefois, il ne s’agit pas d’une destinée manifeste à l’envers. L’Italie vaut beaucoup plus que ce que ses épouvantables élites pensent et que ce que les dernières élections ont pu démontrer durant ces décennies. Historiquement, l’Italie a été forcée à imiter les modèles étrangers, et la participation à la constitution de l’euro, un des paris géopolitiques les plus absurdes et néfastes du siècle passé, est le meilleur exemple de cette attitude. C’est la philosophie du lien externe, c’est-à-dire la volonté d’attacher notre économie et notre société à des modèles que nos élites considèrent comme les plus efficaces, pour qu’elles nous éloignent de notre supposé atavisme, de notre apparente propension ontologique au désastre, à faire les choses mal. En définitive, c’est une espèce d’autoracisme. Tout cela s’est traduit en une politique extérieure à la merci des plus puissants, tant sur le plan européen que mondial, surtout face aux États-Unis. Pour ces raisons, l’Italie a toujours été avant-gardiste pour prêter des ressources (militaires, financières, d’espionnage) à des fins éloignées de ses intérêts (voir notamment la participation à des guerres impulsées par d’autres), mettant en risque ses propres réseaux commerciaux.

L’Italie n’est pas immune aux problèmes internes d’ordre économique, démographique et politique qui limitent son rayonnement international. Mais un éventuel Italexit fait peur à tout le monde, étant donné qu’il remettrait en question la zone Euro. En ce sens, l’Italie n’est pas la Grèce. De plus, l’Italie bénéficie d’une position qui lui permet de mener une politique extérieure plus indépendante, avec un rôle plus important. La taille de son économie (la huitième ou neuvième du monde), sa position géographique privilégiée au centre de la Méditerranée, son excellence dans certains secteurs technologiques, sont des éléments qui, en principe, lui donneraient un rôle beaucoup moins servile que celui qu’elle joue en ce moment. Le problème est qu’il manque un État, il manque une classe de dirigeants à la hauteur qui sache raisonner au-delà des patrons consolidés, des institutions qui fonctionnent. Pour avoir un rôle géopolitique plus remarquable, il faudrait terminer le processus encore d’actualité du Risorgimento. C’est une tâche qu’avait proposée le Parti Communiste, mais plus personne ne pense ainsi.

 

Samuele Mazzolini est docteur en philosophie à l’Université d’Essex. Il travaille au sein du département de Politique, Langues et Etudes Internationales de l’Université de Bath. Il collabore habituellement avec le journal Il Fatto Quotidiano et préside l’organisation politique Senso Comune.

« Ce qui fait le lien social, c’est l’euro » – Entretien avec Michel Aglietta et Nicolas Leron

©Vincent Plagniol

Michel Aglietta et Nicolas Leron ont publié en 2017 La double démocratie, qui aborde les impasses de la construction européenne et ses défaillances politiques. Loin d’appréhender l’enjeu dans des termes purement techniques, ils en reviennent à une véritable économie politique européenne. À partir d’une analyse fine des problèmes liés à la zone euro et à l’absence d’une Europe politique, ils formulent des propositions afin de sortir par le haut de cette crise en établissant un système de double démocratie, qui n’irait pas à l’encontre de la souveraineté des États. Deux ans plus tard, et à l’approche des élections européennes, nous avons souhaité les interroger sur la pertinence d’une telle approche, alors que la crise européenne s’approfondit. Entretien réalisé par Lenny Benbara. Retranscrit par Anne Wix.


LVSL : On vient de fêter les vingt ans de la monnaie unique : où en est la zone euro ? Est-ce que le phénomène d’euro-divergence peut la faire imploser ?

Michel Aglietta : Il faut comprendre pourquoi il y a eu euro-divergence et donc en premier lieu comprendre quelles sont les dynamiques des années 1980 qui ont permis de décider de faire l’euro, et l’ambiguïté que cela a entraîné, du point de vue de la France notamment. Ce dont il faut se rappeler des années 1980, c’est qu’il y a un raz-de-marée, une véritable contre-révolution économique par l’arrivée de Thatcher et de Reagan, synonyme d’un néolibéralisme auparavant inconnu, aux États-Unis ou ailleurs. Le libéralisme politique américain observé par Tocqueville n’a rien à voir avec le néolibéralisme qui émerge alors. Il insiste sur les contrepouvoirs de la justice, des médias et de la répartition des responsabilités politiques entre les États fédérés et l’État fédéral. Au contraire, le néolibéralisme a pour caractéristique essentielle d’affirmer que l’État est un obstacle et que c’est le marché financier qui doit diriger l’économie dans son ensemble. Le rôle de l’État se réduit à ses fonctions régaliennes.

Vis-à-vis du néolibéralisme, la France est complètement en porte-à-faux avec l’arrivée de Mitterrand au pouvoir. Tandis que sont menées dans les pays anglo-saxons des politiques économiques restrictives, Mitterrand arrive avec un projet d’industrialisation du pays – que Chevènement lui avait soufflé – conçu sur la base des outils institutionnels dont on disposait, puisqu’on avait tout nationalisé, à la fois le secteur financier et la plupart des grandes entreprises des secteurs industriels. La notion qu’on nous a demandée de développer, à Robert Boyer et moi-même à cette époque, c’est celle de pôle de compétitivité. Le problème du porte-à-faux s’est immédiatement posé : la France a été mise en difficulté au niveau macro-économique par un déficit extérieur considérable et une pression énorme sur la monnaie. Nous étions déjà dans le SME, le système monétaire européen. Le tournant français se situe le 1er mars 1983 – j’étais à cette réunion – quand Mitterrand a convoqué des économistes sur le conseil d’Attali. Que faut-il faire ? Sort-on du SME ? Doit-on y rester ? La décision que Mitterrand a prise fut de rester dans le SME après une dévaluation conséquente puis de changer de politique en s’accrochant au deutschemark. La France est entrée dans la désinflation compétitive dont elle n’est jamais ressortie.

LVSL : Quelle était votre position à ce moment-là ?

MA : Ma position était qu’il fallait dévaluer de manière importante sans sortir du SME mais en prenant une position compétitive forte du fait d’une dévaluation massive. Il fallait surtout poursuivre dans la vision de Chevènement et développer les pôles de compétitivité. Une fois que la décision de suivre le deutschemark a été prise, la France s’est progressivement moulée dans le modèle néolibéral. Il y a eu deux étapes : 1986 avec les premières privatisations et ensuite 1995 avec l’abandon total de la propriété du capital des entreprises que Balladur avait voulu constituer en noyaux durs par les investisseurs institutionnels, c’est-à-dire les compagnies d’assurance essentiellement, de la propriété des grandes entreprises. L’actionnariat s’est rapidement internationalisé avec l’entrée des fonds de pension et des hedge funds anglo-saxons. Nous sommes entrés dans un système anglo-saxon en dix ans.

Sur le plan européen, la relance de l’Europe a suivi l’orientation britannique avec l’Acte unique européen de février 1987, par lequel nous poursuivons l’intégration dans le domaine financier. L’Acte unique est entièrement néolibéral puisque la monnaie est considérée à ce moment-là – c’est là que le groupe Delors est lancé et j’y participe – comme un couronnement de la finance pour pouvoir diminuer les coûts de transaction. C’est la finance qui doit être l’axe directeur de l’Europe à venir.

Arrive le deuxième choc qui est la réunification allemande. Mitterrand veut à tout prix accrocher l’Allemagne à l’Europe par ce qui est essentiel pour les Allemands, c’est-à-dire la monnaie. Kohl est d’accord mais sous la condition que la nouvelle monnaie, l’euro, ait les caractéristiques du deutschemark. Or l’ordolibéralisme germanique est profondément différent du néolibéralisme anglo-saxon. L’ordolibéralisme, développé par l’école de Francfort, est une doctrine qui se méfie énormément de la finance, ne reconnaît pas la notion de processus financier auto équilibrant, ni celle d’efficience financière. L’ordolibéralisme promeut un cadre institutionnel fort et centré sur la monnaie qui permet d’éviter que tout pouvoir arbitraire, notamment un pouvoir financier, ne s’assure une prépondérance politique.

LVSL : Il y a tout de même des points communs avec le constitutionnalisme économique présent chez Hayek…

MA : Sauf que Hayek ne pense pas à des institutions fortes. Il pense que l’ordre social est organiquement engendré par la conscience morale que les membres d’une société ont vis-à-vis du collectif qui les constitue. Bien évidemment il y a une origine autrichienne à cette position, mais essentiellement vis-à-vis de ce qui s’est passé dans les années 1920. Il s’agit de fermer la possibilité du nazisme. Ce n’est pas par hasard que la loi fondamentale allemande ait été créée bien avant la République fédérale. La loi fondamentale a un principe d’éternité dans sa conception de la démocratie qui est institutionnalisé dans le lien social qu’est la monnaie. La monnaie est considérée comme le pivot sur lequel s’établissent des institutions qui permettent d’éviter la prise du pouvoir politique par des entités, disons non libérales ; non démocratiques. La monnaie a besoin d’une légitimité politique. Vous avez donc deux sortes de légitimités qui arrivent en même temps en Europe et qui sont totalement contradictoires : le néolibéralisme et l’ordolibéralisme. Résultat : dès le début de l’euro, il y a divergence puisque la plupart des pays vont se mettre dans la logique de la dynamique néolibérale, dominante à cette époque. Il va donc y avoir dans les pays du Sud, mais aussi en Irlande, une spirale entre le développement de l’endettement privé et la spéculation immobilière qui est complètement contraire avec la position allemande. Et ce développement de l’endettement privé crée la divergence qui n’a jamais cessé malgré les politiques qui ont tenté de la réduire.

Ainsi, la crise de 2010-2012 en Europe n’est que l’accentuation de la crise de 2008. Autant les Américains ont contré la crise par des politiques très fortes, autant l’Europe n’avait pas la possibilité de le faire. La divergence est toujours là et c’est toujours la même logique. Donc, que fait-on ? Quel est véritablement le substrat politique nécessaire pour que l’euro puisse être une monnaie complète ? Est-ce qu’on choisit l’ordolibéralisme ou est-ce qu’on ouvre une autre voie ?

LVSL : Justement, à quel point l’euro-divergence est-elle encore un risque aujourd’hui et est-ce que vous identifiez d’autres risques qui pourraient mettre en cause l’existence même de l’euro ?

MA : L’euro-divergence est présente en Italie et de manière extrêmement forte. Les conditions dans lesquelles l’Espagne et le Portugal en sont sorti, c’est-à-dire par la déflation salariale, ont été des conditions extrêmement traumatisantes pour leurs propres systèmes sociaux.

Nicolas Leron : On a obtenu, du moins pour le temps présent et pour un avenir proche, une forme de stabilisation de la zone euro sur le plan macroéconomique. Elle a cependant eu un coût politique. On voit bien la montée des forces anti-européennes, voire anti-démocratiques actuellement. Elles gagnent du terrain en Europe occidentale.

Nicolas Leron, politiste et professeur à Sciences Po. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Tout ne s’explique pas par la crise économique, mais c’est une cause forte de cette avancée des forces populistes au sens large et d’un affaissement des démocraties nationales. Vous parliez d’injecter du politique dans l’économique. Notre démarche, à Michel et moi, est un peu plus fondamentale que cela : il s’agit d’inverser le regard, de qualifier autrement la crise européenne et son point de départ. Nous disons que c’est une crise démocratique qui a des effets macroéconomiques. C’est d’abord une crise du politique, de la puissance publique, qui ensuite a des effets de déstabilisation macroéconomique. Et non l’inverse. Si nous faisons une forme d’analyse du discours, d’explication classique de la crise européenne, le point de départ, dans cet ordre de discours, c’est un problème de stabilisation d’une zone monétaire sous-optimale. Toute la réflexion du système européen consiste à savoir comment nous parvenons à stabiliser cette zone monétaire sous-optimale et le maître mot est stabilité. Selon nous, il faut remplacer l’objectif de stabilité, aussi important soit-il, par un problème de légitimité démocratique comme point de départ. Il faut ensuite aborder la question macroéconomique et les questions de l’investissement, de la stabilisation, etc. Mais le point de départ doit être démocratique. Lorsque l’on part du prisme de la démocratie, on requalifie et relit dans un nouveau sens l’ensemble des éléments connus et des données actuelles.

LVSL : Je voulais revenir sur l’Italie avant de passer à la phase des solutions puisque c’est une donnée fondamentale de ce qui se passe aujourd’hui dans la zone euro. L’Italie était une des trois économies généralistes de la zone, qui a, depuis son entrée dans celle-ci, une croissance quasiment nulle, voire une décroissance du PIB par habitant. Les indicateurs de productivité sont extrêmement préoccupants, le taux de créances pourries reste élevé et on ne sait pas exactement comment elles sont purgées des bilans des banques régionales italiennes. Dernièrement on a assisté à la victoire de la coalition Ligue-M5S qui a présenté un budget en conflit avec les règles – notamment de déficit structurel – défendues par la Commission européenne. Est-ce que vous pensez que la présence de l’Italie dans la zone euro est pérenne en l’état ? Quelle analyse faites-vous de la situation italienne ?

MA : L’Italie est un pays clé. Le système productif italien devait notamment son efficacité jusqu’aux années 1990 à l’ensemble de petites entreprises très dynamiques du Nord du pays. Il avait absolument besoin d’une compétitivité prix, c’est-à-dire qu’il fallait pouvoir systématiquement dévaluer, pour pouvoir tenir suffisamment d’avantages comparatifs pour que ces entreprises continuent à investir. Ces PME fonctionnaient très peu à partir de compétitivité hors prix et elles ont de ce fait été complètement étouffées dès que le pays a appliqué des politiques restrictives pour satisfaire aux critères d’admission dans la future zone euro. Ensuite, l’existence de l’euro ne leur permettait plus de dévaluer. L’Italie est un pays dont le taux de change réel est toujours surévalué. Il faut donc sans arrêt arriver à le compenser par la déflation salariale. Et en même temps, ils n’arrivent pas à avoir les progrès de productivité que seul un changement profond du système productif permettrait. Ce qui n’est pas simple. L’Italie n’a jamais été constituée comme cela. De plus, elle a toujours eu cette opposition Nord-Sud qui n’a jamais été résolue. L’Italie du Nord finançait sans arrêt le Sud. Si on est dans un pays qui est unifié politiquement et que vous avez quasiment deux sociétés dans le même pays, alors il y a des transferts budgétaires permanents. Ces transferts permanents, qui pouvaient aller avec la dynamique de croissance qu’avait l’Italie du Nord, n’ont plus fonctionné à partir de l’entrée en crise. L’antagonisme qui est dans la zone euro est interne à l’Italie. Je crois que c’est vraiment fondamental et comme c’est très structurel, cela se voit à travers la trajectoire de stagnation.

NL : Sur le plan géopolitique intra-européen, l’Italie est too big to fail pour ceux qui défendent la construction européenne et l’euro. Malgré tous ses défauts, Michel et moi sommes en faveur d’un projet européen qui préserve la monnaie unique. Remarquons que pour la Grèce, même s’il y a eu une très grande tentation de l’Allemagne, disons du bloc germanique, de lâcher le pays, il y a eu cet effort politique in extremis qui a été fait pour  que la Grèce ne sorte pas de la zone Euro. Nous pouvons donc penser que compte-tenu de la taille systémique de l’Italie sur le plan politique et économique, il en sera de même. Ce qui se joue pour ce pays, notamment dans son rapport aux institutions européennes et avec ses partenaires européens, ressemble à ce qui s’est joué en Grèce. Cela ressemble un peu aussi à ce qui se joue en Hongrie ou en Pologne. À un moment donné, il y a le politique national qui éprouve son rapport de force à l’égard de l’Union européenne et de ses principaux États membres. Au travers de ce geste agonistique, on commence par s’émanciper ou feindre l’émancipation. On est offensif dans le rapport de force. C’est ce qu’a fait Tsipras, c’est ce que fait le gouvernement italien. Ensuite – et jusqu’à présent ça s’est passé ainsi – il y a une forme de rééquilibrage qui est fait des deux côtés. On retrouve un nouveau point d’équilibre, parfois au détriment du gouvernement en question comme en Grèce. Mais ça lui permet de s’assurer une sorte d’assise de légitimation politique nationale, tout en retrouvant un point d’équilibre intra-européen.

MA : Comment est-on citoyen européen finalement ? Qu’est-ce qui fait le lien social ? Ce qui fait le lien social est l’euro. Les citoyens européens de tous les pays disent à toutes les enquêtes « Ce qu’on veut, c’est garder l’euro ». Les gouvernements sont obligés de le prendre en compte quels qu’ils soient. On a vu l’évolution en Grèce. Sortir de l’euro paraissait être une solution pour Varoufakis. Ils ont été obligés de changer de position très rapidement et pas seulement à cause des pressions allemandes. Leurs propres citoyens ne veulent pas sortir de l’euro.

NL : On observe le passage d’un système d’opposition classique, démocratique, entre grandes alternatives de politiques publiques, de projets de société (policies), à un système d’opposition de principe. On est pour ou contre l’Europe. Le clivage politique se reconstruit au niveau du régime politique lui-même (polity). Mais même lorsque l’on arrive à faire prévaloir l’idée que l’on est contre l’Europe au sein d’un pays, on en revient à une donnée constitutive : est-ce que nous voulons vraiment quitter la zone euro ? Est-ce qu’on veut quitter l’Union européenne ? Or on constate que – y compris pour les Grecs qui ont particulièrement souffert du programme d’aide – l’attachement politique à la monnaie unique reste majoritaire. La dimension constitutive d’un destin national reste malgré tout attachée à l’idée européenne. Cela ne veut absolument pas dire que le peuple est satisfait de ce qu’on pourrait appeler « sa condition européenne ». Il y a un attachement qui d’ailleurs est plus fort pour la monnaie que pour l’Union européenne en elle-même. Si le Brexit peut avoir lieu, c’est sans doute parce que le Royaume-Uni n’est pas dans la zone euro.

MA : Ce qu’il faut comprendre c’est que la monnaie incarne le lien social. Ce n’est pas du tout un bien, une chose. Et cela, les citoyens l’ont véritablement incorporé dans leurs comportements.

LVSL : Quelles sont les solutions, comment pourrait s’enclencher un phénomène qui permettrait de compléter la zone euro ? Vous parliez de lien social, mais on voit que ce lien social reste incomplet d’une certaine façon. Quelles sont vos recommandations ?

NL – Avant de parler de recommandations, il faut bien comprendre notre analyse de la crise européenne. Si on qualifie la crise européenne comme une crise de la démocratie, une crise de la puissance publique en premier lieu, alors, la réponse, le grand levier du changement, sera en accord avec cette analyse. Ce que nous essayons de dire avec Michel, dans notre livre La Double démocratie, c’est que l’Europe, qui est d’abord une Europe de la règle, une Europe du marché intérieur, une Europe de la concurrence, vient en fait exercer une pression sur les démocraties nationales et leur pouvoir budgétaire. Il y a une tendance lourde d’affaissement du pouvoir budgétaire des parlements nationaux. Or qu’est-ce que le pouvoir budgétaire des parlements nationaux ? C’est en fait le cœur, la substance de la démocratie. C’est ce qui confère une réalité au pouvoir politique du citoyen via son vote. C’est-à-dire sa capacité d’élire une majorité parlementaire qui mettra en œuvre ses grandes orientations de politique publique grâce à un pouvoir budgétaire. Sous couvert d’une apparence affreusement technique, 90% des enjeux à l’Assemblée nationale se concentrent dans le projet de loi de finances. La démocratie moderne, autant conceptuellement qu’historiquement, se constitue autour du vote du budget, parce que c’est le vote des recettes, c’est-à-dire le vote de la richesse publique que la société se donne à elle-même. Et c’est le vote des dépenses, c’est-à-dire quels types de biens publics la société décide de produire pour elle-même, avec bien sûr des enjeux de répartition. Or nous constatons un affaissement de ce pouvoir budgétaire sur un plan qualitatif comme quantitatif.

D’un point de vue qualitatif, que nous ayons affaire à un gouvernement de gauche ou de droite, nous sommes soumis à une pression systémique qui vise à encourager une politique de l’offre, du fait du marché intérieur et de la concurrence réglementaire intra-européenne. Bien sûr, il y a des différences de méthode. Le redressement dans la justice de François Hollande n’est pas le travailler plus pour gagner plus de Nicolas Sarkozy, ou encore le transformer pour libérer les énergies d’Emmanuel Macron. Mais structurellement, il existe une pression qui réduit les marges de manœuvre d’orientation des politiques publiques et qui se traduit par une réduction qualitative du pouvoir budgétaire national. Tandis que les règles budgétaires européennes impliquent une réduction quantitative du pouvoir budgétaire national.

Cette perte de pouvoir budgétaire des gouvernements nationaux – et donc du pouvoir politique du citoyen – ne s’accompagne pas de la construction d’un pouvoir budgétaire proprement européen.

La grande difficulté, lorsqu’on aborde la question européenne, c’est de parvenir à désinstitutionnaliser la lecture que nous faisons de l’Union européenne pour accéder à une compréhension substantielle des choses. Si nous regardons formellement ce qu’est l’Union européenne, nous constatons qu’elle est dotée d’un parlement, d’élections, d’un État de droit et d’un système de protection des droits fondamentaux. Tout cela est très précieux et nous pourrions conclure que son fonctionnement est démocratique, voire davantage démocratique que les États membres. Mais ce n’est pas le cas. S’il y a une démocratie institutionnelle et procédurale au niveau européen, fait défaut la substance de la démocratie. Le budget de l’Union européenne est de l’ordre de 1% de son PIB, dont une grande partie est dédiée à des dépenses fléchées de fonctionnement. Si vous rapprochez ce chiffre avec ce que prescrit l’ONU en matière d’aide au développement – 0,7% du PIB -, on voit bien que d’un point de vue substantiel, l’Union européenne ressemble peu ou prou, en termes de puissance de feu, à une super agence de développement sectoriel et territorial. Vous avez des secteurs circonscrits et des territoires – notamment à l’Est où se concentre les fonds de cohésion – qui sont très impactés par l’Union européenne.

Mais l’Union européenne, appréhendée de manière substantielle, n’arrive pas à franchir le seuil de significativité politique. C’est ici que se situe la grande différence lorsque nous abordons la question de la crise européenne depuis le prisme d’une lecture démocratique. Ce qui compte, c’est d’abord la question du budget, de la puissance publique européenne, et par extension, l’absence de cette dernière. Aujourd’hui, nous avons un budget qui est n’a pas la taille critique. L’enjeu primordial n’est pas de se doter d’un budget comme instrument de stabilisation, mais de considérer passer d’un budget technique à un budget proprement politique. Notre thèse est celle de l’institution d’une puissance politique européenne, et donc la création d’une figure charnelle du citoyen européen, ce qui implique que les élections européennes soient le relai d’un véritable pouvoir budgétaire parlementaire européen.

MA : À cette fin, il faudrait donc parvenir à ce que ce budget européen apparaisse au citoyen comme ayant un effet de bien-être supérieur, de manière à changer le régime de croissance en profondeur, en particulier dans le domaine environnemental. Il faut le faire dans des conditions qui paraissent équitables aux différentes couches sociales, à la fois par des investissements qui pensent l’avenir en termes de soutenabilité et qui, dans le même temps, assurent une croissance plus élevée. On ergote sur ce qui se passe actuellement, mais tant que l’Europe en reste à un niveau de 1,2 ou 1,5% de croissance, elle est totalement paralysée. Il faut revenir à l’essentiel : le monde est en train de changer en profondeur, nous sommes à la fin de cette phase bien particulière du capitalisme financiarisé, et c’est le moment ou jamais pour la puissance publique de reprendre la main sur le pouvoir économique. Cela suppose qu’il y ait un budget suffisamment dynamique et ce à deux niveaux. Les biens collectifs sont européens et le deviendront de plus en plus : réseaux, électricité, transports, etc. Les infrastructures tombent en ruine en Allemagne, un pont s’effondre à Gênes : voilà les véritables problèmes. Ces problèmes-là nécessitent une prise en charge par une puissance publique au niveau européen.

NL : C’est en quelque sorte le pendant de ce qu’a fait la BCE pour sauver la zone euro, en s’auto-attribuant une fonction de prêteur en dernier ressort. Par ce geste, elle a renoué le lien organique entre la monnaie et le souverain politique.

LVSL : Mais elle ne fait pas l’objet d’un contrôle. Il n’y a pas de souverain qui contrôle cette banque…

NL : Certes, mais elle a cependant entrepris un geste souverain qui a fait retrouver à la monnaie sa nature politique. Ce qu’il faut réhabiliter par cette puissance publique européenne, c’est la notion d’emprunteur et d’investisseur en dernier ressort. À un certain stade, on ne peut pas compter sur le marché pour répondre à des intérêts de long terme. Il est nécessaire que la puissance publique, par un acte politique, décide de ces grands investissements et de la production massive de biens publics européens.

LVSL : Justement, comment pensez-vous que nous puissions construire ce type de puissance sur un plan purement politique : comment faire en sorte que les pays y arrivent ? Quel serait le montant du budget nécessaire à ce type de préservation des biens collectifs, d’investissement, de changement de régime de croissance européen ?

NL : Ce qu’il faut bien faire comprendre au préalable – et qu’il faut graver dans la tête des dirigeants, des élites, des décideurs et des citoyens européens –, c’est que la vague de fond populiste ne sera pas contrebalancée par la méthode des petits pas. Autrement dit la méthode d’intégration actuelle, où nous essayons de colmater les dysfonctionnements par petits pas, par des déséquilibre fonctionnels constructifs. Cette méthode a constitué un coup de génie dans les années 1950 après l’échec du momentum fédéraliste, mais elle a épuisé aujourd’hui tout son ressort.

MA : Depuis la prise du pouvoir par la finance dans les années 1980, on ne peut plus fonctionner de cette manière. La finance est par nature un facteur de déséquilibre. On ne peut pas considérer la finance comme un secteur comme un autre, alors qu’il possède un impact sur tous les autres secteurs. Si nous raisonnons comme cela, nous nous heurtons à un mur. C’est ce qui s’est produit dès les années 1980 avec les contraintes rencontrées par François Mitterrand. La finance était « son ennemi », mais il ne comprenait pas quelle était la logique profonde qu’elle recouvrait. Dès les années 1980, ce processus ne pouvait plus fonctionner.

NL : Aujourd’hui nous sommes au bout de ce que l’on appelle en sciences politiques le néo-fonctionnalisme, qui sous-tend la méthode d’intégration actuelle. C’est le point de départ de notre essai La Double démocratie : il faut poser un nouvel acte fondateur politique européen. Lequel ? Il y a une manière de penser les choses en matière de souveraineté. C’est l’hypothèse fédéraliste, soit un acte fondateur qui engendrerait un transfert de souveraineté au niveau de l’Union européenne – au fond, le repli souverainiste du Brexit s’inscrit dans cette même logique. Nous pensons que ces deux hypothèses sont les deux faces d’une même pièce, caractérisées par une même obsession sur la souveraineté. La souveraineté appartient aux États-membres, cela n’a pas changé. Nous ne croyons pas beaucoup à l’hypothèse fédéraliste des États-Unis d’Europe.

L’autre levier sur lequel nous voulons travailler consiste à créer un saut de puissance publique. Cela ne passe pas par l’institution d’un État souverain, mais d’une démocratie européenne, donc d’une puissance publique européenne et d’un budget politique européen. C’est ici que nous introduisons la notion de double démocratie, qui s’oppose à celle de souveraineté, qui est une notion une et indivisible d’instance normative de dernier ressort, qui par définition, par géométrie disons, ne peut pas se partager, se décomposer, se fragmenter. S’il y a transfert de souveraineté vers le niveau de l’Union européenne, cela engendrerait une perte sèche de souveraineté pour le niveau national. Ce qui ne saurait être accepté par les peuples européens. En revanche, la démocratie peut effectuer ce saut car elle ne fonctionne pas dans une logique de vases communicants. Elle peut engager une logique de jeu à somme positive. Il peut y avoir une démocratie nationale à côté d’une démocratie locale. La région peut être une entité démocratique parfaitement légitime, sans être une entité souveraine. Nous défendons l’hypothèse d’un système à deux niveaux de puissance publique : la démocratique nationale qui demeure souveraine et une démocratie européenne sans souveraineté, mais réellement puissance publique, capable de produire des politiques publiques européennes décidées par les citoyens européens dans le cadre des élections européennes.

MA : Il y a une contrainte supplémentaire : il faut pouvoir travailler à traités constants. Il est impossible de dire que la révision des traités est la première étape pour réaliser cela. Les forces politiques qui existent en Europe l’empêchent. Il faut donc travailler à traités constants et voir ce que cela permet. Nous pouvons penser par exemple qu’il est nécessaire que le parlement européen vote un budget plus élevé, qui passerait de 1 à 3% du PIB. Mais le parlement européen ne peut pas voter cela, car les traités ne le permettent pas actuellement. Les ressources supplémentaires qui permettraient de développer des dépenses d’investissement en construisant des biens communs européens ne sont pas à disposition, principalement parce qu’on ne peut pas changer les traités.

LVSL : Et donc, comment fait-on ?

MA : Par la notion que nous avons mise en avant : les ressources propres. Dans les ressources du budget européen, la plus grande partie provient de subventions que les pays-membres donnent et qu’ils peuvent retirer, car en réalité, cela reste une attribution souveraine des pays-membres. Une puissance publique européenne ne peut donc se constituer durablement, parce qu’elle peut être à tout moment déstabilisée par les contraintes budgétaires des pays-membres – ne pouvant plus contribuer autant qu’avant au projet européen.

Il y a une ressource qui n’est pas soumise à ces contraintes : les droits de douane. Il faut donc développer d’autres ressources propres pour le budget européen que le Conseil peut accepter en tant que telles parce qu’elles ne violent pas les règles des traités. Elles permettront de développer une politique d’investissement public et d’investissement privé, accompagnées d’une nouvelle forme de croissance.

LVSL : Plus précisément, quel serait le montant de ces budgets pour vous en termes de pourcentage du PIB européen ?

MA : Nous l’estimons, comme Thomas Piketty, à plus ou moins 3% du PIB.

LVSL : Est-il vraiment possible d’imaginer la mise à disposition de centaines de milliards d’euros par le Conseil, alors qu’il peine à s’accorder par exemple sur la question des GAFA ?

MA : Le plus gros problème se situe au niveau de l’harmonisation fiscale. Nous avons évoqué l’ordolibéralisme allemand, mais les Pays-Bas constituent en Europe un obstacle plus grand encore, parce que c’est là-bas que les GAFA se trouvent. C’est là aussi que Ghosn a installé Nissan et Renault. Les Pays-Bas constituent en Europe le cœur du néolibéralisme. L’opposition qui existe en Europe entre les différentes souverainetés nationales s’inscrit ici. Il faudrait bien entendu parvenir à se rapprocher pour résoudre le problème des GAFA. Une harmonisation fiscale est indispensable. Comme cette harmonisation fiscale ne peut pas être mise en place telle quelle au départ, on a cherché des ressources qui sont plus facilement accessibles : d’où la mise en place d’une TVA européenne, d’une taxe carbone européenne, etc. C’est ici que réside le problème d’une ressource qui est liée à l’intégration des marchés de capitaux. Les conséquences de la polarisation et de la crise qui en a résulté, c’est qu’il n’y a plus d’intégration financière en Europe. Les banques ne prêtent plus qu’au niveau national. Pour remettre en marche cette intégration financière, il faudrait des ressources fiscales qui lui soient liées. Nous avons indiqué la liste des ressources nécessaires qui permettraient de monter à 3,5% du PIB.

NL : Lorsque nous en arrivons à cette dimension constitutive du politique en Europe, nous redécouvrons que l’Europe constitue fondamentalement un enjeu géopolitique intra-européen. Nous retombons sur de grandes logiques de compromis historique entre les puissances du continent, d’abord entre la France et l’Allemagne, et il faut commencer par convaincre l’Allemagne. Nous constatons, même lorsque nous avons un nouveau président fraîchement élu, qui met sur la table un volontarisme européen quasiment inédit, que les propositions françaises se font absorber, amortir par une forme d’immobilisme extrêmement enraciné propre à l’Allemagne, au gouvernement d’Angela Merkel. On l’a vu au sommet de Meseberg : Emmanuel Macron a fait tout son possible pour concrétiser l’idée d’un budget de la zone euro, sans succès significatif.

Comment convaincre l’Allemagne ? Car là est bien le défi premier. C’est au fond ce à quoi nous essayons de contribuer avec notre livre : il faut d’abord produire un nouveau paradigme d’appréhension de l’intégration européenne et de la crise actuelle, pour ensuite entrer dans le débat public allemand – intellectuel et politique – pour en modifier la configuration. À notre sens, le principal changement à opérer est de sortir d’une logique de la raison économique où les Français diraient aux Allemands : « Nos déficits sont vos excédents, donc il est normal que vous dépensiez plus », et où les Allemands répondraient : « Vous n’avez qu’à faire comme nous, nous partageons nos excédents avec le reste du monde ». C’est ce que nous observons jusqu’à présent et ça ne marche pas.

Si, en revanche, nous reconfigurons la discussion en termes démocratiques, mettant en avant le fait que l’enjeu n’est pas macroéconomique mais en premier lieu démocratique, nous arriverons peut-être à pénétrer davantage le débat public allemand, d’autant plus si l’on utilise leur propre conception de la démocratie, notamment celle développée par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, dans une sorte de jujitsu intellectuel. Car le point d’impossibilité à faire tomber est le kein Transfertunion. Il faut marteler à nos amis Allemands que celle-ci existe déjà : c’est le marché intérieur – et qu’ils en tirent grands profits. Mais cette union de transferts est centripète, mue par une dynamique d’agrégation des richesses vers un centre selon une logique de concurrence des intérêts privés. Elle ne peut se suffire à elle-même. Il faut nécessairement une contre-union de transfert mue par une dynamique centrifuge de distribution des richesses du centre vers la périphérie selon une logique de lutte pour la définition de l’intérêt général. L’existence même du marché intérieur produit une richesse qui génère des profits pour les grandes entreprises européennes. Il est normal, logique, sur un plan démocratique, de fiscaliser une partie de ces richesses produites aux fins de produire les biens publics nécessaires à la viabilité de l’ensemble.

MA : La solution n’est possible que si une dimension de long terme est remise au premier plan en Europe. La stabilisation concerne des mécanismes assez faciles à mettre en place. La question majeure, c’est la croissance potentielle. L’Europe s’affaiblit systématiquement au niveau mondial et la géopolitique aussi intervient, c’est-à-dire que l’Europe a besoin d’exister politiquement vis-à-vis du reste du monde.

LVSL : En général, les corps politiques se constituent en référence à un ennemi commun. Pour les nationalistes, il s’agit des immigrés. Pour une partie de l’establishment européen, il s’agit de la Russie. Pour les forces populistes de gauche, il s’agit des oligarchies européennes. Mais on assiste à l’émergence très rapide de la Chine qui arrive en Europe avec son projet géant de nouvelle route de la soie. Pensez-vous que celle-ci puisse constituer une menace suffisante pour obliger le continent à mettre en place des formes de solidarité et un protectionnisme européen ?

NL : L’Europe est avant tout un projet géopolitique. Ne perdons jamais cela de vue. C’est un projet géopolitique à la fois intra-européen et qui s’inscrit dans la donne mondiale. Il est symptomatique qu’Emmanuel Macron construit son discours européen autour de la notion de souveraineté européenne (pour une analyse critique, voir ma tribune publiée sur Telos : « Critique du discours européen d’Emmanuel Macron »), qui en fait envoie à l’idée d’autonomie stratégique. On voit bien qu’aujourd’hui la justification de la paix continentale se voit substituée par une justification par l’affirmation et la défense des intérêts et des valeurs de l’Europe dans le nouvel ordre mondial sino-américain, où l’hégémonie des valeurs occidentales n’a plus cours. C’est l’ensemble de l’infrastructure institutionnelle internationale, qui reposait sur l’implicite d’une domination du modèle de la démocratie libérale en expansion continue, qui se voit remis en question. Et l’Europe doit donc se repositionner. Mais la grande difficulté de cette justification par l’extérieur du projet européen est qu’elle fait l’impasse sur la justification par l’intérieur de l’Europe politique. Plus fondamentalement, une telle justification par l’extérieur renvoie implicitement à la logique d’alliance intra-européenne pour mieux se positionner dans le nouvel ordre mondial. Elle tend à refouler la question primordiale de la dimension constitutive du politique européen, du faire-société.

LSVL : Il nous semble cependant que, loin de converger, on assiste à une divergence politique croissante en Europe. L’Allemagne ne veut pas entendre parler d’union de transfert, régulièrement agitée comme un épouvantail dans la presse allemande. Les pays d’Europe de l’Est ont opéré un tournant illibéral. Le Royaume-Uni s’en va… Au-delà du plan écrit sur le papier, comment un gouvernement peut-il agir avec autant d’obstacles ?

NL : D’où la nécessité d’acter la fin de la méthode des petits pas, cette logique néo fonctionnaliste de l’intégration et de poser un nouvel acte politique européen fondateur, comme le furent la création du marché commun et de la monnaie unique. Seul un saut politique substantiel modifiant la configuration fondamentale du système juridico-politique européen sera en mesure d’inverser la dynamique de politisation négative qui affecte l’ensemble des démocraties nationales en Europe. Pour ce faire, il faut se resituer dans le temps historique, celui qui permet les grands compromis géopolitiques intra-européens. Ce n’est que de la sorte qu’on amènera l’Allemagne à lâcher le kein Uniontransfert, comme elle fut capable de lâcher le deutschemark. Cela suppose que la France arrête son argumentation macroéconomique pour enfin entrer véritablement dans une discussion politique.

LVSL : Le problème n’est-il pas que la zone euro et l’Union européenne se sont construites sur un modèle plus proche du Saint-Empire romain germanique que sur celui d’une res publica jacobine Une et indivisible ? La conception politique de l’Europe que vous proposez est très française. Les conceptions ordolibérales de la démocratie et les conceptions illibérales, qui ont le vent en poupe en Europe de l’Est, semblent peu compatibles avec ce que vous proposez, comme on va probablement le voir aux prochaines élections européennes…

NL : L’Union européenne et la zone euro ne trouvent pas vraiment d’équivalent dans l’histoire continentale et, au fond, mieux vaut ne pas s’épuiser à retrouver un précédent historique qui serait capable, croit-on, d’assoir la légitimité d’une Europe politique à venir. Ce que les Européens entreprennent depuis les années 1950 est foncièrement inédit. Il s’agit d’inventer une nouvelle forme politique qui dépasse l’État souverain tout en le préservant. Je ne sais pas si notre modèle de la double démocratie européenne est d’inspiration très française. À vrai dire, je ne le crois pas. Quelque part, elle s’appuie très fortement sur la théorie de la démocratie développée par la Cour constitutionnelle allemande. L’hypothèse de la double démocratie européenne s’écarte du modèle supranational fédéraliste mais également du modèle de la coordination fonctionnaliste horizontale, le fameux gouvernement économique qu’appellent de leurs vœux depuis deux décennies les élites françaises

Italie : La stratégie du chaos pour dissimuler l’incompétence

©Alberto Pizzoli/AFP/Getty Images

Le gouvernement italien a finalement fait adopter son plan économique. L’alliance formée par l’extrême droite de Matteo Salvini et le Mouvement cinq étoiles a vu la première version de son budget rejetée par la Commission européenne. En fonction depuis six mois, les nouveaux élus n’ont pas encore trouvé les fonds pour réaliser leurs promesses de campagne, comme le revenu de citoyenneté. En revanche, s’il y a un domaine dans lequel le gouvernement s’est manifesté dès son arrivée, c’est au niveau du démantèlement du système d’accueil des migrants et de la diabolisation des étrangers. Par Florian Pietron.

La promesse de campagne du Mouvement cinq étoiles : un revenu de citoyenneté basé sur des erreurs mathématiques.

Le Mouvement cinq étoiles prétendait lutter contre les inégalités sociales en se revendiquant apolitique et proche des citoyens. Sa communication est basée sur la désillusion des italiens concernant les gouvernements précédents : la droite conservatrice de Silvio Berlusconi ou la social-démocratie de Matteo Renzi. Ainsi, en adoptant une posture « qualunquiste », le parti de Luigi Di Maio est parvenu à convaincre la majeure partie des citoyens qui considèrent que les hommes politiques, indépendamment de leur parti, sont des élites qui n’ont pas la préoccupation d’améliorer la vie des italiens. Malheureusement, en terme factuel, le Mouvement cinq étoiles perpétue la politique libérale du gouvernement précédent.

Durant la campagne électorale de 2018, Luigi Di Maio, dirigeant du Mouvement cinq étoiles, avait promis d’abolir la pauvreté une fois les élections remportées. Pour ce faire, ce parti fondé par l’humoriste Beppe Grillo, affirmait être en mesure de débloquer 17 milliards d’euros afin de financer un revenu de citoyenneté. Le but était de permettre aux italiens percevant moins de 780 euros par mois, d’atteindre cette somme considérée en Italie comme le seuil de pauvreté. Cela concerne les chômeurs, les travailleurs précaires ou encore les retraités. Cependant, beaucoup d’incohérences ont émergé concernant le budget de cette mesure.

Tout d’abord, les ressources promises afin de financer le revenu de citoyenneté ont été revues à la baisse après l’élection du nouveau gouvernement. Les Ministres évoquent un budget annuel de 8 milliards d’euros, un montant bien inférieur aux 17 milliards initialement promis. D’autre part, Luigi Di Maio prétend pouvoir fournir une aide de 780 euros par mois à 6,5 millions de personnes. Or, un budget de 8 milliards d’euros annuels divisés par 6,5 millions de personnes équivaut à 1230 euros par an soit 102 euros par mois. Le compte n’y est pas. Ce nouveau revenu de citoyenneté serait même inférieur à l’aide sociale fondée par le gouvernement précédent, nommé revenu d’insertion, qui peut atteindre entre 190 et 485 euros par mois. Le projet du gouvernement pourrait donc avoir pour conséquence la diminution des aides sociales existantes, contrairement à une prétendue lutte contre la pauvreté.

L’autre grande erreur de calcul du gouvernement italien concerne le nombre de citoyens percevant moins de 780 euros par mois. Luigi Di Maio affirme qu’il s’agit de 6,5 millions de personnes. Ce chiffre est bien inférieur à la réalité. Il y a en Italie 14 millions de citoyens sous le seuil de pauvreté. En effet, les données des instituts de statistiques italiens (Istat et Inps) font état de 6 millions de sans-emploi, 4,5 millions de retraités sous le seuil des 780 euros par mois et 3 millions de travailleurs précaires. Ce revenu de citoyenneté devait être progressif, c’est-à-dire proportionnel aux revenus. Les chômeurs auraient perçu le montant maximal mais un travailleur précaire par exemple, s’il percevait un salaire de 500 euros par mois, aurait eu droit à une aide de 280 euros. Par conséquent, si le gouvernement souhaite effectivement que le revenu de citoyenneté concerne tous les citoyens sous le seuil de pauvreté, il doit prendre en compte 14 millions de personnes, dont 6 millions percevraient le montant maximum. C’est pourquoi, au regard des objectifs fixés, le budget du revenu de citoyenneté est insignifiant. Ces erreurs de calculs sont préoccupantes et dévoilent l’incompétence, si ce n’est la malhonnêteté des dirigeants du Mouvement cinq étoiles.

Manifestation des travailleurs « fantômes » contre le travail au noir à Naples.
PHOTO : ©DIEGO DENTALE

Enfin, le système prévu permettrait également de surveiller les achats contractés grâce au revenu de citoyenneté à l’aide d’une carte de paiement prévu à cet effet. Les « achats immoraux » seront sanctionnés via des peines allant jusqu’à six ans de prison, accentuant davantage la suspicion envers les plus démunis, qui seraient si on ne les surveille pas, tentés d’abuser de leurs privilèges. Aucune définition claire de ce que le gouvernement considère comme un « achat immoral » n’a été formulée. Un paquet de cigarette, une pilule abortive, un ordinateur, seront-t-ils considérés comme des achats immoraux ? Au regard des membres qui forment ce nouveau gouvernement très conservateur, on est en droit de se poser des questions.

Le paradoxe du Mouvement cinq étoile est donc de prétendre abolir la pauvreté alors qu’il maintien le système qui engendre les inégalités sociales. S’il voulait lutter de façon efficace contre la pauvreté, il serait pertinent d’instituer un salaire minimum. En effet, la péninsule n’a toujours pas légiféré dans ce domaine. À l’inverse, sous l’impulsion de Matteo Salvini, le gouvernement veut instaurer un impôt sur le revenu à taux unique, ou flat tax, ce qui favoriserait les revenus plus élevés. Il supprimerait donc le barème progressif qui a pour but de réduire les inégalités sociales en demandant une contribution plus importante de la part des plus fortunés. À cette incompétence sur le plan économique viennent s’ajouter des éléments inquiétants concernant les libertés individuelles.

Le Ministre de la famille qui combat l’avortement, le divorce et les lois contre la discrimination raciale.

À la tête du Ministère de la Famille et des handicaps a été nommé un membre de la Lega qui s’oppose aux libertés des homosexuels et des femmes. Il s’agit de Lorenzo Fontana, grand ami de Matteo Salvini. Le Ministre de la famille juge que les enfants conçus à l’étranger par des couples du même sexe ne doivent pas être reconnus par l’État italien. Son combat politique se focalise également contre l’avortement. Il est membre du « comité contre la loi 194 », qui instaurait en 1978 la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse jugée selon ce comité, un « holocauste oublié ». Dans un pays où les médecins ont la possibilité de refuser de pratiquer un avortement en se déclarant objecteurs de conscience, parvenir à trouver un chirurgien consentant relève du parcours du combattant. Dans certaines régions comme le Molise, seul un médecin accepte de pratiquer l’avortement.

Lorenzo Fontana affirme qu’interdire complètement les différents modes d’interruption de grossesse serait un moyen efficace de résoudre la crise démographique du pays. Pour ce faire, il souhaite instaurer une loi qui condamnerait les femmes ayant recours à l’avortement à des peines pouvant aller jusqu’à 12 ans de prison. À Vérone, fief de l’extrême droite, le Conseil municipal a récemment voté une motion anti-avortement, visant à mettre en place des actions afin de dissuader les femmes de ne pas donner naissance à leur enfant. La crainte des activistes qui luttent pour les droits des femmes est de voir arriver dans les centres de consultation et les hôpitaux de la région, des membres du mouvement catholique « ProVita », fervents détracteurs de l’avortement.

D’autre part, le Ministre de la Famille soutient Simone Pillon, sénateur du même parti, qui se consacre actuellement à la réalisation d’un décret de loi visant à rendre plus difficiles les séparations et les divorces. En effet, si ce décret était adopté, la procédure de séparation et l’organisation de la garde alternée seraient soumises à une médiation familiale obligatoire et onéreuse. Un médiateur serait en effet chargé de dissuader les couples de divorcer pendant une période de six mois, tout en obligeant les intéressés à financer cette procédure obligatoire.

Enfin, le Ministre de la Famille souhaite abroger la loi Mancino qui condamne les discriminations et les violences à caractère raciste, ethnique ou religieuse ainsi que la formation de groupes incitant à la haine raciale. C’est le combat de la Lega qui souhaite depuis quelques années supprimer cette loi contre l’idéologie raciale qu’elle juge liberticide. Bien qu’elle ne se déclare pas ouvertement fasciste, la Lega entretient des relations étroites avec des groupes politiques se réclamant de l’idéologie mussolinienne comme CasaPound, Forza Nuova ou encore Fratelli d’Italia, son allié dans la coalition qui l’a porté au pouvoir et qui descend du Mouvement social italien, créé par les fascistes de l’après-guerre.

Les inquiétantes références à Mussolini :

L’utilisation de références au fascisme vient compléter ce tableau noir. Matteo Salvini, le jour de l’anniversaire de Benito Mussolini, avait cité le dictateur : « tanti nemici, molto onore » (« de nombreux ennemis, un grand honneur »). Les mises en scène fréquentes au balcon de la part du Ministre de l’intérieur et de Luigi Di Maio, chef du parti au gouvernement (dont le père était néofasciste) rappellent l’habitude qu’avait Benito Mussolini de faire ses discours depuis le balcon du Palais Venezia à Rome.

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Manifestation pour l’égalité des droits pour tous à Naples
Source: Potere al popolo

En face, l’opposition est inexistante. Au Parlement, le seul contre-pouvoir présent en nombre est le PD de Matteo Renzi, qui a fait preuve dans le passé d’une certaine inclination pour les politiques libérales et pour la répression envers les migrants à travers le décret Minniti. Son silence actuel sur la scène politique italienne est assourdissant, ce qui laisse le champ libre à l’alliance au pouvoir de faire ce que bon lui semble et la rend d’autant plus dangereuse.

La novlangue de Matteo Salvini.

Dans le domaine des politiques sociales en revanche, le gouvernement ne propose rien de convainquant. C’est à croire que sa propagande contre les plus démunis est trop chronophage pour lui permettre de se concentrer sur les questions de fond. À moins que ce ne soit une stratégie politique ? En martelant des messages contre les migrants et en leur faisant porter la responsabilité de la situation économique actuelle, Matteo Salvini cherche à faire diversion. À l’image de la novlangue conceptualisée par Georges Orwell, les slogans de Matteo Salvini ont une signification qui en réalité, se traduisent de façon concrète par leur opposé. Le Ministre de l’intérieur torture la sémantique afin de faire porter aux mots un sens qu’ils n’ont pas et créer une confusion linguistico-politique au sein de la population. Il sollicite les émotions primitives de son auditoire et l’affect des citoyens, à défaut de leur rationalité. Ses discours sont construits via un lexique très restreint visant à simplifier à l’extrême les problématiques de la péninsule. « Clandestin », « bulldozer », « tique communiste », sont des éléments récurrents du langage salvinien.

À titre d’exemple, le slogan de campagne de Salvini était « Les italiens d’abord ». Factuellement, les mesures du Ministre de l’intérieur ne se sont pas traduites par une amélioration de la situation des italiens. La conséquence directe a été la persécution des étrangers de la part du gouvernement et la destruction du système d’accueil des migrants. Cela a conduit à l’augmentation des clandestins et des sans-abris, qui auparavant étaient hébergés dans les centres publics pour les réfugiés et les demandeurs d’asile. En aucun cas le gouvernement ne s’est attelé à aider les citoyens. Au contraire, l’augmentation des sans domicile fixe et la stigmatisation des personnes dans une situation de risque social élevé n’a fait qu’augmenter les tensions et la violence, ce qui est délétère pour l’ensemble du pays.

Une autre expression clé de l’argumentaire salvinien est « la fête est finie ». Dans le vocabulaire du Ministre de l’intérieur, cela signifie que les « profiteurs » du système, identifiés selon lui comme les étrangers, ne pourront plus parasiter l’économie italienne. En réalité, les migrants sont un facteur positif pour l’Italie puisqu’ils apportent jusqu’à 2,8 milliards dans les caisses de l’État selon le centre d’étude sur l’immigration (Idos).

À l’inverse, le parti de Matteo Salvini est impliqué dans le détournement de 49 millions d’euros de fonds publics. Le fondateur de la Lega Umberto Bossi et son ancien trésorier Francesco Belsito ont perçu ces sommes via des remboursements de frais électoraux indus. Évidemment, Matteo Salvini n’a pas condamné ces délits. En outre, cette affaire n’a eu que peu de conséquences pour le parti puisque la sentence a été très clémente. En effet, la magistrature a permis aux condamnés de restituer la totalité de la fraude à raison de 100 000 euros tous les deux mois, ce qui devrait prendre 81 ans à la justice italienne pour récupérer la totalité des sommes volées. S’il y a profiteur du système économique italien, ce ne sont donc pas les migrants.

Enfin, Matteo Salvini est lui aussi directement concerné par la tolérance de la justice envers les hommes politiques. Poursuivi par le procureur de Palerme pour arrestation illégale, abus de pouvoir et séquestration de personne dans le cadre de l’affaire du navire Diciotti, le Ministre de l’intérieur a vu son procès archivé et la procédure judiciaire abandonnée. Il avait empêché le navire des gardes côtes italiens de débarquer les 177 migrants secourus en mer comme le prévoit la loi. Ils furent donc contraints de rester séquestrés sur le bâtiment des gardes côtes pendant dix jours, suite à une traversée pour le moins éprouvante durant laquelle ils risquèrent leur vie.

Le mensonge de l’urgence migratoire en Italie.

Afin de défendre sa politique anti-migrants, le gouvernement prétend également que l’Italie est le pays qui accueille le plus d’immigrés et que ces derniers profitent du budget de l’État pour vivre luxueusement dans les centres d’accueil sans avoir besoin de travailler. Ces deux affirmations sont fausses. Elles viennent s’ajouter à la longue série de fake news propagées par le Mouvement cinq étoiles et la Lega au pouvoir.

En réalité, en 2016, l’Union européenne a conclu un accord controversé avec la Turquie pour contrôler les entrées depuis la Grèce. La surveillance dans les eaux territoriales turques a donc dissuadé les migrants de rejoindre l’Europe par cette voie. C’est pourquoi, l’Italie est devenue une des portes d’entrées principales. En réaction, le 2 février 2017, l’ancien Ministre de l’intérieur Marco Minniti, du Partito Democratico de Matteo Renzi, conclut un accord avec le gouvernement Libyen visant à intercepter les migrants en méditerranée. Ce texte prévoyait l’aide logistique de l’Italie, qui a fourni des navires et formé des garde-côtes, ainsi que la création de camps de détention en Libye pour les migrants interceptés. Selon Amnesty International, en 2017, 20 000 personnes ont été placées dans ces camps où des cas de tortures, d’arrestations arbitraires et d’extorsion sont quotidiennement rapportés. Par conséquent, depuis que le gouvernement italien a décidé de fermer ses frontières, c’est l’Espagne qui est devenu la principale voie d’entrée en Europe.

Arrivées et décès en Méditerranée en 2018. Source : IOM

D’autre part, la péninsule est très loin d’être le premier pays d’accueil des migrants. Selon Eurostat, en 2017, l’Allemagne a accepté 325 370 demandes d’asiles contre 35 130 en Italie. En ce qui concerne leur contribution à l’activité économique, les migrants travaillent et cotisent davantage qu’ils ne perçoivent d’aides sociales. C’est pourquoi, au lieu de mener sa guerre contre les migrants, le gouvernement pourrait développer des politiques d’intégration et faire naître de nouveaux équilibres vertueux, comme ce fut le cas à Riace, petite commune de Calabre devenue symbole d’accueil.

 

Riace, un exemple d’intégration menacé.

À Riace fut en effet mis en place par le Maire Domenico Lucano dit « Mimmo », un modèle qui devint un exemple au niveau international. Le village s’était massivement dépeuplé faute d’opportunités pour les jeunes générations et semblait voué à disparaître. Suite au naufrage d’un bateau de migrants kurdes sur la plage de la commune en 1998, Mimmo Lucano, alors Maire du village, avait décidé de mettre en place un système d’accueil, nonobstant l’absence d’aide financière de l’État. Chaque migrant du village parvint à participer à l’activité économique de la commune et à vivre en harmonie avec les habitants. Mimmo Lucano avait été jusqu’à contacter d’anciens habitants de Riace émigrés en Amérique latine afin de leur demander de concéder leurs maisons inoccupées aux nouveaux arrivants, ce qu’ils acceptèrent de bon cœur. Les migrants contribuèrent donc à la renaissance du village et grâce à cette politique, l’économie de Riace fit un bon spectaculaire.

Malheureusement, dans une Italie qui se replie sur elle-même, le modèle de Riace est violemment attaqué depuis octobre dernier. Une enquête a été ouverte contre Mimmo Lucano pour avoir « favorisé l’immigration clandestine ». En attendant le verdict, il est suspendu de ses fonctions de Maire et contraint de quitter Riace. Pourtant ce dernier n’avait fait que donner les moyens aux migrants arrivant dans sa commune de vivre dans des conditions dignes. Son travail avait été salué dans le monde entier et des prix internationaux lui avaient été décernés. Cette affaire a donc des allures de procès politique. Il est probable qu’un exemple aussi positif d’intégration ne devait pas exister aux yeux du Ministre de l’intérieur Matteo Salvini, qui a fait de la guerre aux migrants son cheval de bataille.

Mimmo Lucano et des personnes vivant à Riace

Pourtant, outre le devoir moral qui incombe les démocraties de permettre à des populations fuyant la détresse économique et la guerre de trouver refuge, il est important de noter l’impact positif des migrants sur l’économie italienne. En effet, ils soutiennent la production en apportant leur main d’œuvre et cotisent pour le financement des aides sociales et des services publics. En d’autres termes, ils sont une opportunité, pas un problème. L’exemple de Riace en témoigne. Sans eux, l’Italie ne parviendra bientôt plus à garantir son système des retraites, car la part des seniors est en augmentation et les jeunes actifs ont tendance à émigrer pour trouver du travail. D’ici 2040, le taux de retraités par rapport aux actifs cotisants devrait atteindre les 65% selon l’Istat (Institut National des Statistiques italien).

D’autre part, le nombre d’italiens qui émigrent à l’étrangers est aussi important qu’après la seconde Guerre mondiale. Selon l’Institut de statistiques sur les migrations (Idos) il y aurait eu en 2017 plus de 250 000 départs pour l’étrangers. Cela démontre l’absurdité de la distinction entre migrants « économiques » et demandeurs d’asiles. Cette dichotomie ne prend pas en compte les paramètres sociaux et les situations individuelles. Si un migrant est menacé par la guerre, il peut avoir une chance d’être régularisé. En revanche, s’il est menacé par sa condition économique, malgré tous les risques que cela comporte, il est contraint au rapatriement. Alors qu’en est-il des 5 millions d’italiens expatriés ? Nombre d’entre eux ont quitté le pays à cause de la situation économique.  Doivent-ils être rapatriés puisqu’ils sont eux aussi des migrants dits « économiques » ne justifiant pas leur présence par le droit d’asile ?

La discrimination raciale institutionalisée par Matteo Salvini

Malgré cela, le Ministre de l’intérieur Matteo Salvini mène une bataille sans relâche contre les étrangers. Les opérations de sauvetage des gardes côtes sont interrompues, les ports refusent l’entrée des navires des ONG et la propagande de son parti, vise à faire porter la responsabilité de la situation économique actuelle sur les nouveaux arrivants, alors qu’elle est liée à la mauvaise gestion de l’Italie depuis des décennies. À travers des slogans violents et démagogiques, Matteo Salvini a déclenché une guerre sanglante entre les plus démunis. Les agressions racistes se multiplient, l’aide aux migrants est criminalisée, les classes défavorisées se retournent contre ceux qui sont en détresse. Depuis le mois de janvier, plus de 1500 migrants sont morts en méditerranée à cause de la volonté du gouvernement de ne plus assurer la surveillance et le sauvetage en mer. Le « laisser mourir » s’est imposé comme le nouveau mode « made in Italy » de gestion des flux migratoires.

Dans le décret Salvini, des lois discriminantes contre les migrants ont vu le jour, telles que l’obligation de fermeture à 21h des magasins gérés par des étrangers, l’annulation de la protection humanitaire et la restriction des moyens alloués au système d’accueil des migrants, notamment au niveau financier. En outre, un couvre-feu a été imposé aux migrants vivants dans les centres d’accueil (CAS), ce qui accentue la ségrégation sociale et développe une inquiétante inégalité entre les citoyens en termes de droits civils, selon des critères culturels et sociaux. Récemment, le navire de sauvetage français de la mission SOS Méditerranée de Médecins sans frontières s’est vu retiré son pavillon par le Panama sous la pression des autorités italiennes. Bloqué depuis deux mois dans le port de Marseille, les dirigeants de la mission ont dû abandonner les opérations.

Une opération de sauvetage de l’Aquarius en Méditerranée.

Le nouveau gouvernement italien n’apporte donc pour le moment aucune réponse concrète aux besoins des citoyens. Sur le plan économique, il met en place des mesures libérales avantageant les plus aisés, contrairement à ce qui était annoncé pendant sa campagne. La création de lois liberticides et l’apologie conservatrice d’une prétendue « famille traditionnelle » laissent présager une dérive autoritaire inquiétante. Enfin, l’espace médiatique est saturé par la propagande anti-migrants de Matteo Salvini, qui masque les incohérences du gouvernement en matière de budget économique. Le Ministre de l’intérieur tire profit de cette situation de crise en désignant comme bouc émissaire les migrants, alors qu’ils sont en réalité les premières victimes de la précarité. De cette façon, il protège les intérêts des plus avantagés en empêchant la colère populaire de se retourner contre les vrais responsables.

Italie – Le budget 2019 passé au crible

©Alberto Pizzoli/AFP/Getty Images

Prête à la confrontation au niveau européen, et à une potentielle nouvelle crise souveraine, la coalition M5S/LEGA propose un projet de budget 2019 ambitieux sur un plan social, voire infrastructurel, sans pour autant traiter nécessairement les enjeux de long terme du pays. Par le collectif Hémisphère Gauche.

Le Gouvernement italien a publié jeudi soir son projet de budget 2019 présentant, après plusieurs années de réduction graduelle du déficit mise en oeuvre par le Parti démocrate, une cible de déficit de -2,4% pour 2019 (contre -1,8% en 2018) suivie d’une légère baisse conditionnée à des niveaux de croissance élevés. Cette annonce a immédiatement entrainé de nouvelles tensions sur le marché de la dette italienne, le spread de taux d’intérêt à 10 ans avec l’Allemagne augmentant de plus de 160 points de base (figure 1) à un niveau proche 300 bps (soit un point encore loin des tensions extrêmes observées en 2011). Certains investisseurs mettent sous-pression les taux d’intérêt italiens en réduisant leur exposition aux titres d’État italien. Certains investisseurs font l’analyse d’un risque de redénomination, c’est-à-dire qu’ils parient sur la sortie du pays de la zone euro.

Dans ce contexte, le ministre italien de l’Économie et des Finances, Giovanni Tria n’a pas rassuré les économistes en communiquant les prévisions de croissance soutenant ce scénario (1,6% pour 2019 et 1,7% pour 2020, soit des niveaux qui n’ont pas été atteints depuis 2010). La crédibilité limitée de ces propositions place l’Italie dans une situation de confrontation avec le cadre de gouvernance budgétaire européen. Pourtant, ce budget contient certaines mesures intéressantes quoique mal calibrées (création d’un quasi-RSA, plan d’investissement public de 15 Mds EUR) et d’autres beaucoup moins pertinentes (flat tax, retour sur la directive Bank Recovery and Resolution ou BRRD), si bien qu’une approche moins brutale comme des mesures mieux ciblées pourraient davantage remettre l’Italie sur un sentier de croissance plus durable après une crise de plus de 10 ans.

Ce billet présente les enjeux de court terme du vote du budget italien, en particulier la confrontation avec le Conseil de l’UE et la Commission européenne, avant d’aborder le contenu du budget et les enjeux de long terme de l’économie italienne, troisième partenaire économique de notre pays.

Graphique 1 : Écart de taux d’intérêt à 2 ans et à 10 ans sur les emprunts d’État avec l’Allemagne (en point de base)

Source : Bloomberg

 

Le projet de budget, en confrontation avec le cadre de gouvernance européen, risque de replonger l’économie européenne dans l’incertitude.

Le projet de budget 2019 revient assez frontalement sur le précédent programme de stabilité du gouvernement démocrate de M. Gentiloni. Ce dernier prévoyait un maintien de l’ajustement primaire (c’est-à-dire un solde budgétaire hors intérêts sur les trois prochaines années) pour un déficit global atteignant -0,8% en 2019. Le projet de budget actuel prévoit lui d’atteindre -2,4% dès l’an prochain avant de diminuer progressivement en fonction des taux de croissance atteints. Il sera présenté aux chambres du Parlement italien autour du 10 octobre pour être présenté à la Commission européenne, dans le cadre du volet automnal du semestre européen, le 15 octobre. Cette dernière ne devrait avoir le choix que de déclencher une procédure pour déficit public excessif en particulier pour le non-respect du critère de réduction de la dette issu des nouvelles règles budgétaires votées lors de la crise.

Cette trajectoire rompt avec celle entamée par le Gouvernement précédent, qui prévoyait une réduction du ratio dette/PIB à horizon 2019. Il s’appuyait sur un niveau d’excédent primaire très élevé, qui tranche nettement avec la situation budgétaire française. Les remarques (très) déplacées du Gouvernement français ne font ainsi que renforcer le positionnement du Gouvernement italien dans ce jeu de rôle européen. Malgré son niveau de dette/PIB élevé, l’Italie a été un des États membres à faire les plus gros ajustements budgétaires depuis la crise, au dépend, sûrement, d’une reprise vigoureuse. Ainsi, depuis 2016, la solvabilité budgétaire est assurée c’est-à-dire que le niveau de déficit actuel permet de stabiliser le niveau du taux d’endettement public.

Histogramme 1. Soldes primaires français et italien depuis 1995

Sources : PICTET

Le budget proposé pour 2019 est très ambitieux sur le plan de la politique économique (avec une impulsion budgétaire proche de 0,7 point de PIB, pour un coût estimé sur 5 ans entre 108 et 126 Mds EUR selon l’Observatoire des finances publiques italiens[1]). Il pourrait remettre en cause cet équilibre : une dégradation de la croissance économique, une politique budgétaire trop expansionniste ou bien une forte hausse de taux d’intérêt auquel emprunte l’Italie menacerait la soutenabilité de la dette publique italienne à moyen terme. À court terme, toutefois, celle-ci n’est pas menacée mais fortement dépendante du niveau de croissance, comme le montrent nos simulations infra. Dans ce contexte, les prévisions du Tesoro italien semblent au dessus du consensus des économistes.

Graphique 2 : Dynamique de la dette publique italienne en fonction des prévisions de croissance, de taux d’intérêt et de politique budgétaire

Source : Eurostat, calculs de l’auteur

Or, le budget en question pourrait bien avoir un impact sur la croissance du pays, à tout le moins à très court terme. Ce budget propose en effet un panachage de mesures, plus ou moins pertinentes sur un plan économique (comme nous le verrons dans un second temps). Tout l’enjeu réside dans la capacité de l’économie italienne à créer de la croissance et de l’emploi, et donc à partiellement « autofinancer » ce déficit. Le calcul des multiplicateurs budgétaires et de l’élasticité des recettes sera à nouveau crucial. Les estimations fournies par la littérature académique penchent pour un effet favorable mais limité des mesures en recettes (ex. la flat tax) en fin de cycle, mais sur un effet positif des dépenses en infrastructure dans un environnement de taux bas. L’élasticité des recettes semble toutefois favorable, une fermeture progressive de l’écart de production entrainant une hausse importante des recettes (1pp pour 8-9 Mds).

Quoi qu’il en soit, le projet de budget sera confronté à court terme aux jugements du Président Mattarella, des agences de notation (Moody’s et Fitch doivent notamment revoir la notation du pays bientôt), des marchés et des partenaires européens.

 

Un projet de budget comprenant certaines avancées sans pour autant répondre aux importantes difficultés structurelles du pays.

Que contient le projet de budget 2019  à même de faire redécoller la croissance amorphe du pays depuis la crise (cf. graphique 3) ? Tout d’abord, le revenu de citoyenneté, si cher au Mouvement Cinq Etoiles pendant la campagne, qui consiste en réalité en une forme de RSA amélioré, avec une indemnité de 780 euros mensuels pour neufs millions d’italiens privés de revenus ou dont les revenus ne dépassent pas 9360 euros par ans (soit 780 euros par mois). En effet, contrairement à la France qui possède des minimas sociaux, l’Italie est peu solidaire sur ce volet. Ce projet est estimé à environ 9 et 10 Mds d’euros par le Tesoro et de 7 Mds d’euros par le gouvernement. Pour mettre en perspective, le taux de risque de pauvreté est de 20.6% en Italie alors que la moyenne de la zone euro est de 17.4% en 2016 selon Eurostat (France : 13.6%, Allemagne : 16.5%). Une mesure de soutien à la consommation en ce sens ne paraît pas absurde. Une approche plus ciblée et peut-être plus favorable au retour à l’emploi aurait pu faire sens également.

Graphique 3 : PIB volume (base 100 en 2008)

Source : Eurostat

Un autre élément positif est la relance de l’investissement public via un plan d’investissement de 4 à 6 Mds EUR. Celle-ci est primordiale pour l’Italie pour pouvoir relancer la croissance potentielle mais aussi pour protéger les italiens du risque de catastrophes dramatiques comme celle de Gênes en août dernier. En effet, alors que l’investissement public représentait 3.4% du PIB en 2009, il est désormais inférieur à 2%. L’estimation de la croissance potentielle de l’Italie s’élève quant à elle à 0.5% selon la Banque d’Italie, ce qui montre bien que les perspectives de l’économie italienne ne sont pas bonnes et qu’il est essentiel de stimuler le potentiel de croissance via des dépenses supplémentaires qui pourraient être crédibles pour les institutions et les partenaires européens.

Dans ce document, le gouvernement estime le coût du revenu minimum et de la réforme des retraites à 17 Mds d’euros. L’introduction de la « flat-tax » d’abord réservée aux PME italiennes ainsi qu’une hausse de l’investissement public (entre 4 et 6 Mds d’euros) figurent aussi dans le budget 2019. Il y figure aussi une annulation de la hausse de la TVA prévue pour 2019.

Le gouvernement parie sur une relance de la croissance par la concrétisation des mesures annoncées d’investissement public, de la baisse de la fiscalité́ et de soutien au revenu par le dispositif de revenu minimum. De quoi relever la croissance de 0,5-0,6 point par an, avec un multiplicateur qui serait donc de l’ordre de 1. Pas impossible en ce qui concerne l’investissement public (les estimations varient d’une valeur de 0,5 pour la CE, à 0,8-1,2 pour l’OCDE, à 1 pour le FMI ou encore à 1,6 pour la BCE). En revanche, l’effet multiplicateur semble beaucoup plus faible pour la baisse de la fiscalité, le revenu minimum ou bien l’abaissement de l’âge de départ à la retraite, qui représentent les  montants les plus élevés inscrits dans le projet de Loi de finances. L’investissement public représente un volet relativement faible dans le budget alors que c’est bien cet élément qui peut renforcer la croissance potentielle de l’Italie.

 

Graphique 4 : Investissement public de l’Italie et de la zone euro (en % du PIB)

Source : Eurostat

Cependant, d’autres éléments du budget sont plus inquiétants et contestables : en particulier l’introduction d’une flat-tax«  sur l’impôt sur les sociétés des artisans (et à terme des entreprises) et plus tard pour l’imposition du revenu, qui ne stimule pas nécessairement l’investissement. Cette proposition de la Lega n’a pas forcément de rationalité économique. Elle s’inscrit dans la continuité des politiques de prédation fiscale que les États européens ont mis en place depuis près de 30 ans. Son coût est toutefois plutôt limité (3 Mds EUR à court terme, 7 Mds EUR de plus à trouver pour 2020). Idem, le coût du retour sur la réforme des retraites (7 Mds EUR en 2019) semble élevé vis à vis de son efficacité.

De surcroît, ces éléments ne sont pas suffisants pour répondre aux difficultés de long terme de l’économie italienne[2]. En effet, le problème structurel de l’Italie est la stagnation de la croissance de la productivité par tête, qui perdure depuis le début des années 2000 dû notamment à un manque d’investissement de la part des entreprises (mais aussi d’une forte baisse de l’investissement de la part de l’État[3]). Par le biais du canal d’investissement il existe en effet un cercle vicieux entre le manque de gains de productivité et la croissance nominale du PIB. La croissance du PIB potentiel de (estimé entre 0 et 0.5%) peut alors menacer la soutenabilité des finances publiques italiennes en cas de retournement conjoncturel, par effet de boucle. Le facteur travail est également touché. Après la Grande Récession, le taux de chômage italien a fortement augmenté et l’ajustement sur le marché du travail s’est fait par la marge intensive (la baisse des heures travaillées) notamment via le chômage partiel (ex dispositif de la « Cassa Integrazione Guadagni ») provoquant une stagnation de la productivité du travail[4].

Autre difficulté structurelle, le niveau du « capital humain ». L’Italie fait en effet face à un déficit de formation de la population active. Si l’on observe les enquêtes PIAAC de 2016 établies par l’OCDE, le pays est loin derrière les autres pays avancés avec un score de 249 alors que l’Allemagne a un score de 275 ou les pays nordiques (Finlande, Suède, Danemark) se situent autour de 282. Et si l’on regarde les études, il existe une forte corrélation positive entre ce score et le taux d’emploi. Autres chiffres alarmants: la part des diplômés de l’enseignement supérieur est de 16.3% en 2013 alors que la moyenne de l’OCDE est plus de double à 33.3% en 2013. Cette faible performance de l’Italie en matière de niveau de formation est principalement due à un faible niveau de dépenses d’éducation (4% en 2015 contre 6.2% en moyenne dans l’OCDE).

Enfin, derniers éléments structurels très connus mais non pris en compte dans cette ambition : la qualité des institutions, en particulier de la justice, mais également du système éducatif, de l’administration, ainsi que les nombreuses difficultés liées à l’économie souterraine[5].

En somme, la coalition présente un budget comportant des éléments intéressants quoique mal calibrés et d’autres mesures complètement à contre-emploi. L’équilibre général et l’optique de négociation choisis sont porteurs de risques importants quant à l’acceptabilité européenne de ce projet.

Sans tomber dans le catastrophisme, la situation italienne invite à s’interroger sur l’ampleur de la crise – économique, sociale, politique, culturelle– que connaît le pays et à inventer de nouvelles solutions. 

L’Union européenne gagnerait à s’inscrire dans le cadre d’un dialogue coopératif en évitant l’écueil de « faire de l’Italie un exemple » au sein de la zone euro – le précédent grec ayant fait la démonstration de l’inutilité d’une telle stratégie -, mais en prenant en compte ces difficultés et ces besoins propres, tout en restant très ferme et vigilante sur le respect des principes démocratiques.

[1] Osservatorio conti pubblici italiani (2018), « Quantificazione delle misure nei programmi elettorali », Università Cattolica del Sacro Cuore

[2] CER, Europe’s make or break country, 2016

[3] Artus P. (2018), « Même si l’Italie choisit aujourd’hui une politique budgétaire raisonnable, la zone euro n’est pas débarrassée du problème de l’Italie », Flash Économie, 26 septembre

[4] Mrabet H. (2016), « Comment expliquer la faiblesse de la productivité en Italie », Lettre du Trésor-Eco, n°170, mai

[5] Voir pour cela d’autres sources de solution : https://medium.com/@jean.dalbard/migliorare-lefficienza-allocativa-delle-risorse-in-italia-contributo-delle-nuove-tecnologie-46472178f0ae

« Le pire ennemi de l’Europe, c’est le dogme qui prétend qu’il n’y a pas d’alternatives » – Entretien avec Yanis Varoufakis

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Visite à la mairie de Barcelone en 2015. ©Marc Lozano

Nous publions ici, en partenariat avec Socialter, un entretien réalisé par Philippe Vion-Dury avec Yanis Varoufakis à la mi-juin. Découvrez ici le dernier numéro de Socialter. Photos : Cyrille Choupas. Photo de couverture : ©Marc Lozano.


Pouvez-vous nous raconter les événements du 5 juillet 2015, lors du référendum en Grèce ?

Je pense que c’est le seul événement dans l’histoire de la politique où un gouvernement a renversé son propre peuple plutôt que l’inverse. Nous avons convoqué un référendum dans le but de donner la possibilité aux Grecs de dire oui ou non à un ultimatum posé par les créanciers. Je pensais que c’était une très bonne idée, parce que je crois en la démocratie. Nous étions dans une position très difficile : en tant que pro-européens, nous ne voulions pas aller au clash avec les institutions européennes, mais d’un autre côté, en tant qu’économiste et ministre des Finances, je ne pouvais que constater qu’on nous proposait un deal qui n’avait absolument aucun sens. On me demandait de prendre à nouveau de l’argent aux gens alors qu’il était absolument évident que nous ne serions jamais en mesure de payer. Et si on se signait pas, nos banques seraient fermées et le pays asphyxié. Ça n’a aucun sens, aucun créancier normal ne ferait une chose pareille. Nous avons estimé que nous n’avions pas de mandat pour une telle décision et avons organisé une consultation populaire. À qui d’autre que le peuple revenait ce choix ? Et les gens ont dit non. Mon Premier ministre avait l’air dévasté, mais en réalité il espérait un oui, même s’il avait fait campagne pour le non. Un oui lui aurait permis de dire que le peuple lui ordonnait de signer. Mais le peuple a préféré se battre. Aux alentours de minuit, quelques minutes après la déclaration de victoire, il m’a dit que c’était le moment de capituler. Je pensais au contraire que c’était le moment d’honorer le mandat que nous venions de recevoir. Mais c’était lui le Premier ministre, alors il ne me restait plus qu’à démissionner, ou bien accepter de prendre part à ce coup d’État contre le peuple.

Nous avons entendus tout et son contraire à propos de votre position sur le Grexit [le retrait de la Grèce de la zone euro].

Je n’ai jamais été en faveur du Grexit. Mais je n’ai jamais aimé l’euro. Aucun économiste sérieux sur la planète peut vous affirmer que l’euro est bien construit : il est extrêmement mal pensé. Mais j’ai toujours dit – et ça m’a d’ailleurs valu de perdre beaucoup d’amis à gauche – qu’il fallait différencier le fait de dire que nous n’aurions jamais dû entrer dans l’euro et l’affirmation selon laquelle il faudrait en sortir. Mais ça ne veut pas non plus dire que nous ferions tout pour rester dans l’euro – nous ne réduirons pas nos enfants en esclavage pour rester. Nous voulions rester dans l’euro mais résoudre aussi les multiples banqueroutes de notre pays. Néanmoins, si les créanciers ne faisaient pas le nécessaire pour stabiliser la crise grecque et persistaient à vouloir que nous fassions un nouvel emprunt selon des conditions qui allaient renforcer encore plus le processus de désertification déjà engagé, alors nous refuserions de signer. Et s’ils voulaient nous exclure de l’euro, alors nous les laisserions faire. La monnaie est un instrument, pas une idéologie : j’étais donc opposé à la fois à ceux qui pensaient que nous mourrions tous si nous sortions de l’euro, et à d’autres à gauche qui faisaient de la sortie un nouveau fétiche. En résumé : si les créanciers et les puissants à Berlin nous avaient mis un pistolet sur la tempe en disant “si vous appliquez la moindre de ces mesures (pourtant essentielles), on vous met dehors”, alors ma position était de répondre “OK, mettez-nous dehors”. Et je pense que c’était là le sens du vote des Grecs au référendum.

D’un point de vue politique et stratégique, diriez-vous qu’utiliser la menace d’une sortie de l’euro est désormais essentielle pour les pays qui essayent de transformer structurellement l’Union européenne ou l’euro ?

Je le formulerai différemment. Il ne s’agit pas tant d’une “menace” que du fait d’être prêt à endurer les conséquences d’une sortie de l’euro. Parce qu’en face, on vous menacera toujours d’une exclusion, que vous soyez la France, l’Italie ou la Grèce. On ne vous menacera d’ailleurs pas explicitement mais en coupant vos liquidités, en fermant vos distributeurs de billets. Ça ressemble à un paradoxe, mais non. Regardez l’Italie : le pays ne peut pas rester de façon pérenne dans l’euro si rien ne change, mais les choses n’évolueront pas tant qu’un gouvernement ne sera pas prêt à rompre. Finalement, le seul moyen d’éviter la sortie de l’euro, c’est d’y être préparé.

©Cyrille Choupas

Pensez-vous que des pays comme la France, l’Espagne ou l’Italie, pourraient un jour être menacés d’une exclusion de la zone euro comme l’a été la Grèce ?

La France ne peut pas être menacée d’une exclusion. Mais l’Italie est un vrai champ de bataille. L’instabilité de ce pays a engendré une crise politique et l’arrivée d’un gouvernement horriblement xénophobe qui entend bien entrer en conflit avec l’Union européenne. Contrairement à la Grèce en 2015, il n’y a pas dans ce gouvernement de volonté de rechercher un accord décent. Nous allons tout droit dans une impasse. Et si l’Italie sort, la France sortira aussi, sans même que le peuple soit consulté, sans même que l’on demande son avis à l’Assemblée. D’ailleurs, la France sortira avant même qu’Emmanuel Macron en soit conscient.

Quelle est votre analyse de la situation actuelle en Italie [l’entretien a été réalisé mi-juin], pays que de nombreux observateurs qualifient de “laboratoire politique” en Europe ?

La situation est fascinante. D’abord parce que l’économie italienne ne ressemble à aucune autre en Europe. C’est un pays qui exporte, qui a une balance commerciale positive. Le gouvernement n’a même pas besoin d’emprunter pour payer les retraites. C’est aussi un pays très industrialisé. Le poids de sa dette est le premier en Europe avec près de 2 300 milliards d’euros de dette – c’est trop important pour n’importe quel renflouement. C’est impossible d’exclure l’Italie sans tuer l’euro. Mais il y a une autre caractéristique importante : une dette privée faible. Le Japon est le seul pays développé qui ressemble à l’Italie d’un point de vue macroéconomique : industrialisé, avec une population déclinante car vieillissante, avec une dette privée faible, une dette publique importante, et des banques “zombies” du fait de crises précédentes et de prêts à outrance. C’est très utile de comparer ces deux pays. Quand les banques sont devenues des zombies au Japon, c’est le secteur public qui est intervenu pour jouer le rôle de prêteur en dernier ressort, que ce soit le Trésor qui s’est énormément endetté pour injecter de l’argent dans l’économie, ou la banque centrale japonaise qui a alors inventé le “quantitative easing”, bien avant qu’il ne soit utilisé par les États-Unis, le Royaume-Uni ou la BCE. On se retrouve donc avec une banque centrale japonaise qui imprime de la monnaie en masse, et le Trésor qui emprunte, dans le but de dépenser : c’est de cette manière que le Japon a évité une crise politique. L’Italie ne peut pas faire ça parce qu’elle est dans la zone euro. À la place, vous avez l’austérité et la chute constante du revenu par habitant, jusqu’à ce que ça finisse par craquer. Soit l’Italie quitte la zone euro, soit la zone euro est réformée. Et l’euro ne semble pas devoir être réformé demain — regardez ce qu’il s’est passé avec les propositions de Macron, tuées dans l’oeuf par Merkel — donc avoir une montée du racisme, de la xénophobie et de la fragmentation.

Une sortie de l’Italie de la zone euro vous semble-t-elle probable ?

Absolument. Je ne dis pas que ça va se passer, mais c’est probable. Quand est-ce que la politique va devenir assez toxique pour que quelque chose craque ? Les Italiens sont en train de ressembler aux Grecs en 2015, quand ces derniers restaient à la maison, dépressifs, à se morfondre et à panser leurs plaies. Néanmoins, l’Italie peut continuer ainsi, en restant dans l’euro zone, pendant très longtemps. Pensez à l’URSS : c’était un système économique qui n’était pas viable, et ce dès la fin des années 1960. Mais grâce à son autoritarisme, le système s’est maintenu jusqu’aux années 1990.

©Cyrille Choupas

Avez-vous entendu parler des “mini-BOTS” en Italie ? Est-ce un signe que l’Italie met en place les conditions d’une sortie ?

Ça repose en réalité sur une idée que j’avais eue. Dans la zone euro, il y a des zones fiscales négatives, comme l’Italie ou la Grèce, où l’État doit de l’argent (qu’il n’a pas) au secteur privé. Il y a trois phases. D’abord on utilise le site internet du centre d’impôt, et on crée un compte pour chaque usager. On dit aux gens : “Je ne vais pas pouvoir vous payer avant plusieurs mois. Donc vous pouvez accepter d’attendre tout ce temps, ou bien je rentre la somme que je vous dois directement sur le compte, et je vous donne un code PIN avec lequel vous pouvez transférer cet argent comme bon vous semble. Vous ne pourrez pas retirer cet argent, mais vous pourrez vous en servir pour payer des impôts. Et si jamais vous devez vous aussi de l’argent à quelqu’un qui doit lui aussi payer ses impôts, alors vous pourrez transférer la somme sur le compte de cette personne”. Grâce à ce système, on peut annuler des dettes entre l’État, les individus et les entreprises. C’est la première phase. Dans un second temps, j’avais prévu d’aller plus loin : même si vous ne devez d’argent à personne, mais que vous avez de l’argent à la banque, et que vous savez que allez devoir payer des taxes et des impôts l’année suivante. Votre argent à la banque ne vous rapporte pas d’intérêt. Si vous transférez de l’argent bancaire vers le compte qu’on vous aura créé, on pourrait imaginer un taux d’intérêt à 10% – en mettant 1000€ sur votre compte, vous obtiendrez l’année suivant un compte avec 1100€. Soudainement, cela permet à l’État d’emprunter directement auprès des citoyens en utilisant ce marché. Lorsque le système devient assez fluide, la troisième phase consiste à le faire fonctionner comme un moyen de paiement. Cela donne aussi la possibilité à l’État d’utiliser une partie de ces liquidités pour mettre en place des mesures sociales ou pour lutter contre la pauvreté. Trois avantages : puisque c’est une mesure fiscale, c’est totalement légal au sein de l’Europe même si, bien entendu, Berlin va hurler. Ensuite, cela vous donne davantage de marge de manœuvre fiscalement sans craindre pour autant une évasion des capitaux puisque l’argent dans ce système ne peut pas aller dans un autre pays. Et enfin, ça améliore votre pouvoir de négociation avec les institutions puisque c’est de fait un moyen de paiement parallèle.

Face à la coalition italienne eurosceptique, les réactions de certains organes de presse et des institutions en Europe ont été très virulentes et rappellent les propos très durs tenus à l’encontre de la Grèce…

Je reviendrais à l’histoire du XXe et au traité de Versailles, lorsque les gagnants ont imposé des conditions très dures aux perdants. Ils les ont humiliés. À cette époque, c’était l’Allemagne. La France, les États-Unis et la Grande-Bretagne sont devenus des créanciers, en exigeant que la dette soit payée coûte que coûte. John Maynard Keynes, encore jeune homme, a écrit l’ouvrage Les conséquences économiques de la paix dans lequel il reproche aux créanciers d’être stupides. Il arguait qu’en exigeant que la dette soit remboursée sous des conditions aussi dures, on rendait impossible la production des revenus qui pourraient permettre à l’Allemagne de rembourser. La seule chose qui pouvait alors en sortir, c’est l’humiliation des perdants et l’émergence de mouvements politiques extrémistes qui vont se retourner contre les créanciers. N’est-ce pas ce qui s’est passé ? Aujourd’hui, l’Allemagne a oublié les leçons de sa propre histoire.

Pour revenir à l’Italie, vous avez récemment déclaré qu’une majorité de votants italiens ont ignoré les forces de gauche et installé un gouvernement anti-système de droite. N’est-ce pas trop schématique de mettre la Lega et M5S dans le même sac ?

Ce sont eux qui s’y sont mis tous seuls. C’est bien le M5S qui a accepté de former un gouvernement avec la Lega, et ce sur la base d’un accord autour de trois mesures politiques : deux pour la Ligue et une pour M5S. Pour la Ligue, il y a d’abord une politique scandaleusement raciste qui consiste à arrêter 500.000 migrants et à les expulser… Mais pour les envoyer où ? Qui va les prendre ? La seconde mesure de la Lega, c’est une flat tax, [un impôt non progressif, à taux unique, ndlr], soit un incroyable cadeau fait aux riches que même Trump n’a pas osé faire. Qu’a obtenu le M5S en échange ? Un soi-disant revenu de base, universel, qui n’est ni universel, ni “de base”. Le principe d’une telle mesure serait d’accorder son accès à tout le monde alors qu’il ne s’adresse ici qu’aux pauvres. Ce n’est au final rien d’autre qu’une prestation de sécurité sociale. Pour ça, ils ont sacrifié leur âme et intégré un gouvernement raciste.

Que pensez-vous de l’idée d’un populisme de gauche ?

C’est une contradiction dans les termes. C’est comme si vous déclariez être un “démocrate fasciste”. Bien sûr, cela dépend des définitions. Être populiste signifie que vous vous adressez aux peurs de la population. Vous nourrissez ces peurs avec des promesses vides, dans le seul but de gagner le pouvoir. C’est ça le populisme, et ça ne peut être de gauche. Pas dans ma définition en tout cas, ou dans celle de la gauche progressiste à laquelle j’appartiens. La gauche doit parler le langage de la vérité. La vérité est révolutionnaire, et le populisme est fondé sur le mensonge.

©Cyrille Choupas

Mais une des composantes du populisme consiste à opposer le peuple aux élites, peut-être vous sentez-vous proche d’une telle conception, vous qui avez été confronté à l’intransigeance de ceux que vous qualifiez de “technocrates de Bruxelles” ou d’insiders ?

Avez-vous déjà lu Goebbels ? Je vous le recommande sincèrement. C’est très dérangeant, mais intéressant. Son analyse est exactement ce que vous décrivez : le peuple contre les élites – alors représentées par les banquiers, supposés être juifs… Mais si vous enlevez la composante antisémite, c’est exactement ce qu’on retrouve aujourd’hui. Qu’ont toujours fait les fascistes ? Ils font appel à une rage tout à fait compréhensible et légitime qui émerge dans la population, afin de gagner le pouvoir et le réserver finalement à une nouvelle élite. C’est ce qu’ont fait les Nazis ou Mussolini, avec un programme soi-disant anti-capitaliste. Ils ont certes créé des emplois ou mis en place des formes de sécurité sociale, mais pour servir in fine les intérêts des industriels. Donald Trump fait exactement la même chose. Il a gagné les élections en s’adressant aux peurs de ceux qui avaient été déclassés, dans le Wisconsin, à Détroit… Et quelle est la première chose qu’il a faite ? Placer tous ses amis de Goldman Sachs à la tête du pouvoir, et baisser massivement les impôts sur les riches. L’Histoire se répète. Ce n’est pas la gauche, et ça ne pourra jamais être la gauche.

Oui mais il y a des gens, par exemple chez Podemos en Espagne, ou chez la France Insoumise en France, qui réfléchissent à se définir eux-mêmes comme “populistes de gauche”…

Ils ont tort, totalement tort. Ils se trompent dangereusement. Vous aurez d’ailleurs remarqué que je ne travaille ni avec Mélenchon, ni avec Podemos. Dans l’idéal, nous devrions travailler ensemble. Mais nous ne le faisons pas à cause de ça. Le populisme souffle sur les braises de l’extrême-droite. Et même si ce n’est pas l’intention de Jean-Luc Mélenchon ou de Pablo Iglesias, vous finissez toujours par aider Le Pen, l’Afd ou Salvini. Vous n’aidez pas les forces du progrès.

Comment nourrissent-ils l’extrême-droite selon vous ?

Il n’y a aucun moyen de rivaliser avec Le Pen sur le nationalisme : vous perdez dans tous les cas. Quand la gauche dit qu’il faut désintégrer l’Europe et donner la priorité à la nation, vous aurez forcément Le Pen derrière qui va dire : “Oui évidemment, d’ailleurs votez pour moi”. La seule solution, c’est l’internationalisme, unir les travailleurs de France, d’Allemagne, d’Italie, de Grèce, pour transformer les institutions européennes. Regardez la gauche au XXe siècle, elle n’était pas anarchiste, elle ne voulait pas détruire l’État. La gauche marxiste a toujours promu la prise du pouvoir pour en faire profiter les masses. C’est pareil avec les institutions européennes, nous devons nous en emparer pour en faire profiter les masses, qu’importent les origines des gens, qu’importent qu’ils soient Français ou Espagnols.

Parlons de l’Europe que vous voulez, et ce qu’il est possible de faire. Avant toute chose : étiez-vous en faveur du traité de Maastricht en 1992 ?

Bien sûr que non.

Maintenant que nous avons l’euro, que pourrions-nous faire pour le réformer ?

Il y a trois voies potentielles : la désintégration de l’euro ; sa réparation et sa transformation en une monnaie progressiste et anti-austérité ; le statu quo. Nous devons décider dans quel ordre classer ces trois options. Les institutions en place pensent que la meilleure solution est le statu quo, et que le pire serait la désintégration, avec une réforme de l’euro entre les deux. Pour nous, la priorité est la socialisation et la démocratisation de l’euro, tandis que le pire est le statu quo, pas la désintégration. Pour les gens comme Jean-Luc Mélenchon, la désintégration est la meilleure chose. C’est là où nous sommes en désaccord.

À quoi ressemblerait un euro socialisé et décentralisé ? Imaginez que nous ayons dans les prochaines années, un programme d’investissement de la banque européenne d’investissement (BEI) à hauteur de 500 milliards chaque année pour les technologies et énergies vertes. Ces technologies permettent de développer des métiers de très bonne qualité et dont nous manquons cruellement. Ce plan pourra passer par l’emprunt et l’émission de bonds que la BCE pourrait soutenir le programme en utilisant les circuits financiers déjà existants. Aujourd’hui, la BCE réalise au moins 90 milliards d’euros de profits par an – des profits qui ne sont pas redistribués. Pourquoi la BCE ferait-elle du profit ? Ça n’a aucun sens, ce n’est pas une entreprise privée. C’est de l’argent social, pourquoi personne ne l’utilise ? On devrait s’en emparer pour créer un fond de lutte contre la pauvreté. Imaginez si des familles pauvres en Grèce, en France et en Allemagne recevaient chaque mois un chèque de la part de la BCE, cela aurait un effet unificateur énorme. Enfin, troisième exemple : lorsqu’une banque italienne ou grecque fait banqueroute, elle doit être sauvée par les contribuables. Imaginons plutôt que nous créions une nouvelle juridiction européenne qui puisse recapitaliser cette banque via le mécanisme de stabilité européenne, que tous les actionnaires soient mis à la porte et remplacés par de nouveaux directeurs — disons japonais pour qu’il ne soient pas partie prenante du système — et qu’une fois que cette banque a été purgée, elle puisse être revendue et que les contribuables européens y gagnent de l’argent. Ce sont des choses que nous pourrions faire et qui pourraient transformer considérablement la zone euro. Une simple conférence de presse de cinq minutes suffirait. On pourrait faire ça, avant même de s’attaquer aux traités.

Que pensez-vous des idées de monnaie commune et de mix entre euro et monnaie nationale ?

Nous avons une proposition de système de paiement parallèle en zone euro, comme je vous l’ai dit toute à l’heure. Ce qui est bien dans ce système, c’est que vous réparez l’euro mais que dans le même temps, si l’euro s’effondre, ce système permet le passage à une monnaie nationale. À la différence de ceux qui parlent d’un plan B, nous voulons un plan A. Mais nous incorporons au plan A des composants qui permettent d’anticiper l’effondrement. Ce système permet de rendre l’euro meilleur et plus soutenable, mais dans le même temps il permet d’anticiper le choc d’une sortie de l’euro.

Vous définiriez-vous comme fédéraliste en faveur d’“États-Unis d’Europe”, plutôt souverainiste et pour une “Europe des Nations”, ou quelque chose entre les deux ?

Je suis un marxiste. Je ne vois pas la nation comme un concept naturel mais comme le résultat d’un processus historique. Elles ont émergé au XIXe siècle pour servir l’accumulation du capital. Par exemple, l’identité nationale grecque n’existait pas il y a seulement 300 ans. Trois siècles en arrière, les Grecs se pensaient davantage comme des chrétiens membres de l’empire ottoman. Le concept de nation tout comme notre identité évoluent. Un grand nombre d’Européens, les jeunes en particulier, se sentent bien plus européens qu’avant. Étant donné que je suis internationaliste, j’aimerais développer cette identité européenne, pour créer un “demos” européen. Ce sont les processus politiques, la “praxis”, comme on dit en grec, qui créeront une identité européenne, qui préservera aussi les identités nationales. Je ne vois pas de conflit entre identités européenne et nationales.

©Cyrille Choupas

Vous avez appelé à la “désobéissance”. Quelle forme cela peut prendre à l’échelle individuelle ?

A l’échelle citoyenne, c’est facile. La ville de Naples a par exemple décidé de ne pas respecter les règles de Maastricht sur les dettes et le déficit et de lancer une campagne de désobéissance, en occupant des bâtiments, etc [lire notre dossier sur Naples dans le précédent numéro de Socialter]. Mais ce que nous proposons est plus fort que ça : la désobéissance gouvernementale. Prenez Macron, par exemple : pourquoi ses propositions européennes n’aboutissent-elles pas ? Elles étaient très faibles – elles n’auraient pas fait grande différence – mais Berlin a quand même dit non. Pourquoi ? Parce qu’il n’envisageait pas la désobéissance. Moi je pratique la désobéissance européenne. Je dis : “Non je ne signerai pas, tuez moi”. Si Macron veut que ses propositions aient la moindre chance, il peut bien être modéré, mais dans le même temps il doit être prêt à la désobéissance. C’est la chaise vide de Charles de Gaulle. Si vous n’êtes pas prêt à faire ça, l’Europe ne changera pas. C’est là la différence entre la désintégration, la volonté de faire Brexit, Frexit, Grexit, et ceux qui comme moi, disent : “non on reste, et c’est vous qui sortez”. Chaise vide et véto jusqu’à ce qu’on ait une conversation décente.

Vous avez créé il y a deux ans DiEM 25, quel est votre agenda pour les prochains mois ?

DiEM 25 est une plateforme électorale en vue des élections européennes de 2019. Nous avons formé une plateforme démocratique et ouverte. Tous les citoyens et tous les courants politiques peuvent échanger avec nous sur ce qu’il convient de faire – et non pas “qui aura quel poste”. On parle de ce qu’il faut faire demain matin, dans deux ans ou dans dix. On évoque tous les problèmes qui affectent nos sociétés et les citoyens. Nous avons finalisé un “New Deal pour l’Europe”, un agenda politique qui couvre presque tout et qui est très clair. On a travaillé dur, avec beaucoup de partenaires potentiels partout en Europe. Le pire ennemi de l’Europe c’est le dogme qui prétend qu’il n’y a pas d’alternatives. Mais nous devons offrir des alternatives aux gens, poser des questions très spécifiques, réfléchir à ce qu’il faut faire au cas par cas, avec un agenda très précis. Ces réponses proposées par DiEM25 sont le résultat d’une concertation et d’un vote section par section. C’est essentiel pour montrer ce que l’on entend par “démocratie”.

Pensez vous endosser de nouveau des responsabilités politiques en Europe ou Grèce ?

Non. Tsipras a dit au moins une chose correcte sur moi : “Yanis est un bon économiste mais un terrible politicien”. Être un “terrible politicien” est un honneur pour moi. Si un jour je deviens un bon politicien, flinguez moi. Être aux responsabilités est pour moi un cauchemar. Mais c’est comme sortir les poubelles le soir : quelqu’un doit le faire.

Avez-vous encore des contacts avec Wolfgang Schäuble ?

Non. Mais je dois dire que les conversations avec lui étaient très exaltantes.

Courte histoire du M5S, la première force politique italienne

Beppe Grillo, fondateur et figure tutélaire du Mouvement Cinq Etoiles ©Niccolò Caranti

Cet article d’Alberto Tena a initialement été publié par la revue Contexto le 4 mars 2018 et fournit des clés de compréhension importantes sur l’histoire du Mouvement Cinq Étoiles. Les résultats impressionnants du 4 mars démontrent la vigueur de la deuxième phase du mouvement, moins contrôlée par Beppe Grillo. Traduction réalisée par Lou Freda. 


Sur tous les schémas électoraux où les politologues ont l’habitude de situer les partis de gauche à droite, du rouge au bleu, le M5S est placé au centre et affublé d’une couleur gris foncé. Parmi ceux qui l’analysent et le critiquent, on retrouve le même lieu commun : l’absence totale de définition et l’incapacité à mettre sur pied un programme politique cohérent en matière de valeurs et techniquement solide.

Cela s’est d’ailleurs reflété dans la grande difficulté du M5S à trouver des soutiens parmi les intellectuels italiens. Seuls quelques historiens de l’intelligentsia de gauche, comme Dario Fo, ou des chanteurs tels que Ramazotti ou Rafaella Carrá, ont publiquement déclaré leur appui au mouvement. Mais on ne peut qu’observer la perte continuelle de soutiens de la part de profils plus solides, comme celui de l’économiste et ancien collaborateur de Stiglitz, Mauro Gallegati, qui a fini par abandonner le mouvement pour cause de divergences avec la direction.

En dépit de ces lacunes, le M5S est parvenu à se maintenir – avec des hauts et des bas et de nombreuses disparités géographiques – depuis 2013 autour de 20% des voix. Aux élections du 4 mars, le mouvement a obtenu plus de 32% des votes et est devenu la première force politique d’Italie.

Jusqu’à mi-2014, le Cinq Etoiles demeure un phénomène peu connu pour ceux qui ne s’informent que par le biais de la télévision. C’est précisément en 2014 que Beppe Grillo accepte pour la première fois de donner une interview en direct dans une émission qui vise à présenter le M5S « al popolo della televisione ». Jusqu’alors, tout s’était joué exclusivement sur internet et à l’échelle locale. Bien que le parti soit officiellement né en 2009, les difficultés à comprendre la nature du M5S persistent, à l’étranger tout comme en Italie. Totalement transversal d’un point de vue idéologique, né sur les réseaux sociaux et doté d’une ligne politique très claire consistant à ne tisser aucun pacte avec les autres partis (ligne tantôt abandonnée, tantôt réaffirmée), le Mouvement Cinq Etoiles suscite encore de grandes interrogations.

Giuseppe Grillo était surtout connu pour avoir été expulsé de la télévision publique en 1987, — il n’y est pas revenu jusqu’à l’interview de 2014 déjà mentionnée —, après avoir raconté une série de blagues sur la corruption du Parti Socialiste et de Bettino Craxi. C’est à partir de ce moment qu’il s’est dédié presque exclusivement au théâtre, où ses monologues et ses satires politiques sur la corruption, la surconsommation et la mondialisation, et en particulier sur l’environnement et l’eau publique, ont obtenu un énorme succès. Cette notoriété et son obstination en matière de contestation politique l’ont poussé à démarrer une activité militante à travers son blog. Aux côtés de son ami Gianroberto Casaleggio, directeur d’une entreprise de conseil en webmarketing, il a réussi à en faire l’un des blogs en langue italienne les plus influents du monde.

“Les « V-days » ont été des manifestations massives et ont constitué un processus de mobilisation sociale capable de connecter, de manière très semblable à ce qu’on a pu observer en Espagne dans les années 2010, les réseaux sociaux et la politique, internet et la rue.”

A cette époque, les campagnes les plus connues de Beppe Grillo exigeaient le retrait des forces armées en Irak, ou visaient à rassembler des signatures pour la démission d’une vingtaine de députés condamnés pour corruption. Entre 2007 et 2008, à partir de son blog, Grillo organise deux grandes manifestations, intitulées « Vaffanculo-Day », le jour du « on envoie tout le monde se faire enculer ». La première de ces journées visait la démission des députés condamnés pour corruption et la limitation des mandats, la deuxième s’opposait au financement public des moyens de communication et à la connivence de ces derniers avec l’élite au pouvoir. Les « V-days » ont été des manifestations massives et ont constitué un processus de mobilisation sociale capable de connecter, de manière très semblable à ce qu’on a pu observer en Espagne dans les années 2010, les réseaux sociaux et la politique, internet et la rue. La grande différence réside dans le fait que cette mobilisation s’est formée en marge non seulement des structures des partis, mais aussi des organisations historiques des mouvements sociaux, apparus durant la vague de mobilisations de la fin des années 60 et toujours actifs aujourd’hui. Dans les années suivantes, des convergences sont tout de même apparues autour de revendications plus concrètes, comme le refus de la ligne à grande vitesse Lyon-Turin, ou l’eau publique.

Connaître ces éléments est tout aussi important que de connaître l’origine de Pablo Iglesias et des fondateurs de Podemos en Espagne (précisons que les parallélismes entre le M5S et Podemos servent ici exclusivement à mieux comprendre le phénomène des nouveaux partis). Il est nécessaire de laisser de côté les théories complotistes qui ont accompagné jusqu’alors les analyses du M5S, qui en viennent à présenter le mouvement comme le résultat d’une manipulation des réseaux sociaux ou comme une sorte de fascisme camouflé.

Une explication (inutile) qui est très semblable à celle avancée par la gauche pour rendre compte du succès de Berlusconi, avec les nouvelles technologies en plus.

Deux éléments sont à prendre en compte dans l’ascension du Mouvement Cinq Etoiles. Le premier concerne la capacité de Grillo et du M5S à s’approprier les demandes latentes construites pendant le berlusconisme et abandonnées par la suite par le Parti Démocratique, pour les mêmes raisons que les autres partis de la social-démocratie européenne. En conjuguant cela à la désaffection transversale à l’égard de l’Etat et de son système de partis depuis Tangentopoli, le M5S a ouvert la voie à un processus de construction d’une identité politique alternative. Le deuxième élément renvoie à l’innovation dans la construction de l’organisation, différente des partis traditionnels, et qui par sa singularité parlera sans doute à bien des activistes espagnols. Le M5S partage avec Podemos et ses alliés la caractéristique fondamentale d’être un parti véritablement nouveau, en ce sens qu’il s’est construit en dehors et en autonomie vis-à-vis des partis classiques et de la plupart de leurs traditions organisationnelles.

Depuis sa naissance, le M5S a vivement rejeté l’idée de devenir un parti formel, doté de son appareil professionnalisé et organisé, et qui se présenterait comme un représentant, un médiateur entre les citoyens et les institutions. « Nous ne sommes pas un parti, nous ne sommes pas une caste, nous sommes des citoyens, un point c’est tout », clame l’un des hymnes du M5S qui circulent sur la toile. La loi d’airain de l’oligarchie, théorisée par le sociologue Robert Michels, est une référence sans cesse mobilisée par les militants du M5S entre 2005 et 2009, période de création de l’organisation. C’était là selon eux la clé qui expliquait la désaffection et la prise de distance des citoyens à l’égard des partis. L’organisation du mouvement devait donc rompre avec cette dynamique et produire de la participation depuis le bas. Pour éviter la dérive oligarchique, la structure devait rester liée à la base. Dans la pratique, cela s’est traduit par une grande fragilité : la figure omniprésente de Grillo de même que les dynamiques d’organisation du groupe parlementaire national sont remises en question par de nombreux secteurs qui voient dans l’enracinement sur le territoire la principale force du mouvement. Cette analyse courante parmi les cyberactivistes du M5S est celle qui explique le mieux la plupart des décisions prises dans la période de gestation du mouvement.

En juillet 2005, Grillo a proposé aux followers de son blog de se coordonner par le biais de l’outil virtuel Meetup, dans l’intention de « transformer une discussion en un mouvement pour le changement ». Un réseau social pensé spécifiquement pour faciliter la coordination entre les différents groupes, ouvrir des espaces de débat et organiser des rencontres.

C’est précisément dans les meetup locaux qu’on constate la plus forte dynamique de mouvement et la plus grande distance vis à vis de la figure et du pouvoir de Beppe Grillo”

Quiconque a participé à un processus comme le Mouvement des Indignés en Espagne peut comprendre que les outils virtuels, employés à des fins d’organisation, jouent un rôle crucial dans les dynamiques politiques. On peut observer comment se sont progressivement formés trois niveaux de participation : les militants (inscrits sur le blog et sur Meetup), les sympathisants (ceux qui lisent régulièrement le blog et le suivent sur Facebook ou Twitter) et les électeurs. Il existe en même temps une forte indépendance entre les échelles nationale et locale : c’est précisément dans les meetup locaux qu’on constate la plus forte dynamique de mouvement et la plus grande distance vis à vis de la figure et du pouvoir de Beppe Grillo.

Les votes en ligne sont très fréquents et servent à établir les listes électorales, les programmes ainsi que les lignes politiques locales, qui doivent toujours rester en conformité avec les orientations générales du mouvement. Pour participer pleinement à un groupe meetup local, il faut attester d’une présence de six mois, bien que toute personne qui souhaite s’inscrire puisse le faire.

Dans les meetup nationaux, la question est beaucoup plus complexe. Actuellement, une grande partie de l’activité est centralisée autour d’une nouvelle plateforme du nom de Rousseau. C’est un système d’exploitation qui leur a permis d’élaborer, de manière participative, leur programme électoral, de rassembler des fonds et d’engager des votes en ligne sur différents thèmes : l’immigration, le concubinage, des alliances au sein du Parlement européen. Mais à cette échelle, et jusqu’à récemment, l’influence de Grillo s’est avérée bien plus déterminante, bien que l’humoriste n’occupe aucun poste au sein de l’organisation ou des institutions. En 2017, Grillo a cessé d’exercer officiellement la fonction de porte-parole, mais il détient toujours un pouvoir informel, ce qui engendre un certain nombre de problèmes et de critiques, notamment lorsqu’il a été question d’exclure certaines personnalités du mouvement.

Les cas des députés Massimo Artini et Paola Pinna sont particulièrement emblématiques. Accusés de ne pas rendre de compte à propos de leurs rémunérations, ils ont été expulsés sans même avoir la possibilité de se défendre, suite à une proposition de vote en ligne improvisée par Grillo. La seule consultation d’importance qui s’est traduite par un revers pour la ligne de Grillo est celle qui a amené les inscrits du M5S à refuser de proposer le rétablissement du délit d’immigration clandestine.

“Grillo, en tant que « signifiant », est devenu l’élément capable d’agglutiner et d’unifier les différents aspects du mécontentement”

En 2013, quand le M5S atteignait son apogée en tant qu’organisation, il existait environ 1 200 groupes meetup dans plus de 900 villes, et autour de 150 000 membres affiliés à Grillo ou au mouvement. Celui-ci rassemblait plus de 5 000 personnes à Naples, et près de 2000 à Milan, Rome, Florence et Bologne. Ce sont eux qui ont créé la colonne vertébrale du M5S, surplombée par l’outil virtuel que constituait le blog de Beppe Grillo. D’un point de vue formel, il semble difficile de déchiffrer clairement la relation entre Grillo et le M5S. Grillo s’est toujours présenté comme le « mégaphone » du mouvement, comme celui à même d’ouvrir des espaces pour que tous les membres du mouvement puissent s’exprimer, ou encore comme un « gardien » de l’exécution des accords collectifs.

La clé du leadership de l’ex-comique réside dans sa faculté à construire une unité à partir de l’hétérogénéité des membres des meetup. C’est ce rôle qui lui a conféré le nom de « Chef politique ». Les militants du M5S se voient d’ailleurs appelés « Grillini ». Grillo, en tant que « signifiant », est devenu l’élément capable d’agglutiner et d’unifier les différents aspects du mécontentement, qui s’exprimaient depuis un moment sans pour autant se référer aux mêmes problèmes. Cette donnée est essentielle pour comprendre le pouvoir informel mais central de Beppe Grillo au sein du M5S, bien supérieur aux intérêts obscurs de l’entreprise Casaleggio Associati ou au rôle de la manipulation technologique.

Grillo n’a jamais fait partie « organiquement » de la structure du mouvement, sinon en tant que fondateur, et il ne s’est jamais présenté comme candidat au poste de député ou de premier ministre. Mais le fait que l’émergence du M5S soit étroitement liée à sa personne et à son site internet lui confère une influence décisive dans la construction du discours, ce qui constitue l’aspect le plus despotique de son pouvoir. Car cette position échappe sans aucun doute au contrôle démocratique des bases et attribue à Beppe Grillo une capacité politique concrète, la possibilité de définir le dehors et le dedans du mouvement. Ce qui semble clair aujourd’hui, c’est que la relève assurée par Luigi Di Maio, nouveau secrétaire général de l’organisation, aux côtés d’autres figures visibles, va marquer une étape bien différente de celle de l’époque Beppe Grillo. Les résultats impressionnants des élections du 4 mars témoignent de la consolidation de l’ère post-Grillo du M5S.

“La bataille n’est pas entre droite et gauche, mais entre citoyens et puissants” – Entretien avec Alessandro Di Battista, numéro 2 du M5S

Alessandro DI Battista pendant la campagne électorale.

Alessandro Di Battista, 39 ans, est l’une des principales figures du Mouvement Cinq Etoiles, le premier parti politique d’Italie. Avant de rejoindre le mouvement de l’humoriste Beppe Grillo, Di Battista a travaillé pour l’UNESCO et auprès du Conseil Italien pour les Réfugiés (CIR). Il a également parcouru l’Amérique latine en tant que reporter. Élu à la chambre des députés en 2013 pour la région du Lazio, il réalise une entrée remarquée dans la politique institutionnelle. Alors que le Mouvement Cinq Etoiles verrouille scrupuleusement sa communication, il est l’un des rares députés à s’exprimer devant les caméras, et la virulence de ses interventions en font l’un des porte-paroles les plus en vue. Souvent considéré comme le représentant de l’ « aile gauche » du parti, garant de son esprit contestataire originel, Di Battista est aussi régulièrement présenté comme l’alter ego de Luigi Di Maio, leader du M5S depuis 2017 et actuel Ministre du développement économique et du travail. Lors de la campagne décisive pour les élections de mars 2018, tandis que Di Maio entame une quête de respectabilité auprès des élites économiques italiennes et européennes, Di Battista sillonne les places du pays et harangue la foule au cours de meetings survoltés. Alessandro Di Battista aime cultiver et mettre en scène sa proximité avec les citoyens ordinaires, les « gens d’en bas ». Le 25 avril dernier, avant la concrétisation de l’alliance de gouvernement entre le M5S et la Lega (extrême-droite), il nous recevait au seuil d’un modeste café à deux pas de son appartement, au Nord de Rome. Dans ce long entretien, celui qui a renoncé à se présenter à sa réélection pour se consacrer à sa famille, « faire le tour du monde et écrire », évoque volontiers l’identité, insaisissable, de l’OVNI politique M5S. Nous l’avons également invité à nous en dire plus sur son expérience en Amérique latine, son rapport aux gauches européennes et à Emmanuel Macron, sur la démocratie directe et la fracture Nord-Sud en Italie, ou encore sur les positions fluctuantes du M5S au sujet de la question européenne. 


LVSL – Dans votre livre A testa in su, vous revenez sur votre expérience en Amérique Latine, et vous écrivez : « Cette année au Guatemala m’a amené à me passionner pour la politique avec un P majuscule ». Qu’entendez-vous par politique avec un P majuscule ? De quelle manière cette expérience latino-américaine a-t-elle été structurante pour vous ?

Alessandro Di Battista – Pour moi, la politique est sans doute l’activité la plus importante qu’un être humain puisse exercer. Les politiques, peut-être les partis, l’ont dévalorisée. Cela dit, pour moi, la politique est splendide. Ainsi, quand je parle de politique avec un P majuscule, je parle de la politique qui se fait partout, et pas seulement à l’intérieur du parlement. J’ai passé quasiment un an au Guatemala. J’y suis retourné pour travailler dans une communauté indigène composée d’ex-guérilleros. Ils s’étaient rassemblés après les accords de paix et tentaient de vivre une vie un peu plus digne et juste, tous ensemble.

J’étais alors conscient des problématiques de ce pays, qu’elles soient sociales, économiques ou financières. J’ai vu comment s’organisaient ces gens qui cherchaient simplement à se construire une vie digne. Pour moi, la politique, c’est la résolution collective des problèmes. C’est se mettre ensemble, et essayer de trouver une solution pour résoudre un problème précis. La politique avec un P majuscule, c’est cela. Ce ne sont pas les partis et les élections. Les élections sont importantes bien sûr, mais pour l’amour de Dieu, la politique doit signifier la tentative collective d’améliorer la société dans laquelle nous vivons. Dans ce sens-là, la politique avec un P majuscule, j’en ferai toute ma vie, y compris en dehors du parlement.

LVSL – Ce lien avec l’Amérique Latine est un point que vous avez en commun avec plusieurs leaders de Podemos et Jean-Luc Mélenchon. Qu’est-ce qui vous rapproche et qu’est-ce qui vous distingue d’eux ?

Alessandro Di Battista – Je ne connais pas les propositions qu’ils mettent en avant de manière exhaustive. Je ne connais personnellement ni Pablo Iglesias ni Jean-Luc Mélenchon. Reste que j’ai un peu étudié leurs programmes et leurs débats. Il me semble que ces forces politiques, tout comme le Mouvement 5 Étoiles, se sont beaucoup intéressées aux droits économiques et sociaux. C’est ce que toute force politique devrait faire. Cela dit, il me semble que ces deux partis sont très connotés à gauche sur le plan politique. Bien que Podemos ait toujours expliqué qu’il se situait en dehors du clivage gauche/droite, ces deux forces sont ancrées dans cet espace politique. Elles restent perçues comme des formations de gauche.

Avant le Mouvement 5 Étoiles, j’ai toujours voté à gauche. Cependant, aujourd’hui, gauche et droite sont deux catégories qui ne représentent pas les citoyens. Elles ne sont plus capables de représenter, non seulement les nuances politiques qui segmentent les citoyens, mais également le fonctionnement du monde.

« Durant la dernière campagne électorale, l’un des rares arguments du PD a consisté à dire : « nous avons fait tous ces droits civils ». Reste que si les gens ne savent pas comment se déplacer, comment se soigner, et où s’installer pour vivre, ils ne votent pas pour toi. Les jeunes fuient l’Italie car il n’y a pas de travail, et qu’il y a un énorme problème d’éducation publique. Les gens ne votent pas pour les partis qui se concentrent exclusivement sur les droits civils. »

C’est notre principale différence. Podemos et la France Insoumise appartiennent au monde de la gauche. Or, c’est une mouvance qui se meurt.

Elle dépérit avant tout parce qu’elle s’est beaucoup trop concentrée sur les droits civils. Que les choses soient claires : les droits civils sont importants. L’un des derniers votes que j’ai fait au Parlement concernait justement le bio-testament.

Cela dit, je remarque que durant les 30 dernières années, les gouvernements occidentaux se sont concentrés sur les droits civils. Pendant ce temps, les droits sociaux, les droits économiques, et l’État social ont été démantelés. Dans une logique de « social washing », on présente les droits civils comme une avancée. Très bien. Les droits civils sont importants, mais si les droits économiques et sociaux sont abandonnés, alors les gens ne votent pas pour toi.

Le Partito Democratico a massacré l’Etat social de la même manière que Berlusconi. Du point de vue des politiques menées, je ne vois pas de différence entre le PD et Berlusconi. Durant la dernière campagne électorale, l’un des rares arguments du PD a consisté à dire : « nous avons fait tous ces droits civils ». J’ai compris. C’est important. Il n’y a aucun doute là-dessus. Reste que si les gens ne savent pas comment se déplacer, comment se soigner, et où s’installer pour vivre, ils ne votent pas pour toi. Les jeunes fuient l’Italie car il n’y a pas de travail, et qu’il y a un énorme problème d’éducation publique. Les gens ne votent pas pour les partis qui se concentrent exclusivement sur les droits civils.

En cela, le Mouvement 5 Étoiles est différent de toutes les autres formations européennes. Je note que le score du Mouvement 5 Étoiles a été beaucoup plus élevé que celui de Mélenchon ou de Podemos, ce qui laisse à penser que notre méthode est la bonne.

« Le populisme, c’est la capacité de déceler les exigences populaires. Et aujourd’hui, ce que je peux vous dire, c’est qu’il est nécessaire de placer à nouveau les droits économiques et sociaux au centre du débat. Tout simplement parce qu’ils n’existent plus en Italie. Ils disparaissent aussi petit à petit en France, alors que ce pays a longtemps été un modèle international d’État social. »

Une dernière remarque. Les médias et les politiques nous définissent comme populistes. C’est la même chose pour Podemos et Iglesias. C’est moins le cas pour Jean-Luc Mélenchon. Je peux me tromper, mais il me semble qu’il n’a pas été défini comme populiste comme nous l’avons été.

LVSL – Mélenchon a également été qualifié de populiste…

Alessandro Di Battista – Peut-être est-ce le cas. Je ne connais pas bien sa situation. Il n’en demeure pas moins que pour moi, ce n’est pas du populisme. Le populisme, c’est la capacité de déceler les exigences populaires au niveau mondial, au niveau national, et au niveau social. Il s’agit ensuite de définir les réponses à apporter. Et aujourd’hui, ce que je peux vous dire, c’est qu’il est nécessaire de placer à nouveau les droits économiques et sociaux au centre du débat. Tout simplement parce qu’ils n’existent plus en Italie. Ils disparaissent aussi petit à petit en France, alors que ce pays a longtemps été un modèle international d’État social.

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Alessandro Di Battista, numéro 2 du M5S, ©Kaspo

LVSL – Avant de venir, nous avons regardé une de vos interventions télévisées. Celle-ci a eu lieu chez vous. Nous avons pu observer que votre bibliothèque est remplie d’auteurs comme Lénine, Brejnev, et Gramsci. En quoi ces auteurs et cette tradition politique et intellectuelle vous inspirent ? 

Alessandro Di Battista – La pensée de Gramsci est pour moi très actuelle. C’est un homme dont l’histoire mérite un énorme respect, une énorme considération, et qui reste pertinent aujourd’hui. En ce qui concerne les biographies de Lénine et Brejnev, c’est avant tout parce que je suis un lecteur friand. Ce journaliste, qui est un peu de gauche, a cadré ces livres, pour jouer un peu, en disant qu’ils ne seraient pas chez Massimo D’Alema, et qu’il les avait trouvés chez moi. Cela dit, à côté, il y a aussi des livres de géographie, des biographies de Gengis Khan ou de Napoléon Bonaparte, ou des livres sur la Révolution française et beaucoup d’autres choses. J’aime lire, j’aime beaucoup les biographies. D’ailleurs, la biographie de Brejnev ne m’a pas vraiment influencé. Je pense être l’un des rares Italiens à avoir une biographie de Brejnev. La vie de Lénine est plus intéressante. J’aime énormément lire. Lire crée de l’indépendance.

« De nos jours, la bataille n’est pas entre droite et gauche, mais entre les citoyens qui veulent reprendre un peu de souveraineté, et les puissants, qui continuent à centraliser non seulement le pouvoir, mais aussi d’énormes richesses. »

Il est vrai que certains journalistes disent que je représente « l’âme de gauche » du Mouvement 5 Étoiles. La vérité est qu’il n’y a ni âme de gauche, ni âme de droite. Je le répète, ce sont des catégories du passé. Nous analysons les problèmes, nous les décortiquons et nous cherchons une solution. Quelquefois, la solution apparaît comme une solution de droite. Soutenir les entreprises avec une banque publique d’investissement peut être vu comme une solution venant de la droite. D’autres penseront à l’inverse qu’il s’agit d’une solution de gauche. Le revenu de citoyenneté peut apparaître comme une solution de gauche au problème de la pauvreté. C’est d’abord une solution juste, qui peut ensuite influer positivement sur l’économie. En effet, certains entrepreneurs y voient des avantages, car cela augmente le pouvoir d’achat des citoyens italiens, ce qui constitue un élément positif pour les entreprises.

Je désavoue complètement ces catégories. Il en a toujours été ainsi dans l’histoire du M5S. On a toujours cherché à nous étiqueter et à nous cataloguer. Ainsi, quand on veut abolir Equitalia [Ndlr, une société publique qui perçoit l’impôt pour le compte de l’État] et avoir une fiscalité plus juste, nous sommes de droite. Pourtant, c’est le centre-droit qui a créé Equitalia. Quand nous voulons protéger les travailleurs, nous sommes de gauche. Or, c’est le centre-gauche qui a aboli l’article 18 du Statut des travailleurs [Ndlr, article qui protégeait les salariés contre les licenciements injustifiés]. Vous voyez bien qu’il y a une sorte de court-circuit à ce sujet. De nos jours, la bataille n’est pas entre droite et gauche, mais entre les citoyens qui veulent reprendre un peu de souveraineté, et les puissants, qui continuent à centraliser non seulement le pouvoir, mais aussi d’énormes richesses. Regardez ce qui se passe au niveau mondial. La richesse est concentrée en si peu de mains…

Dans un mois, je pars avec ma famille. Nous allons voyager de San Francisco à Panama. Je ne suis jamais allé à San Francisco. Cela dit, je lis sur le sujet. San Francisco est probablement une des villes les plus riches du monde. Cette ville a tout pour plaire : la Silicon Valley, Steve Jobs, d’immenses multinationales, des droits civils incroyables, etc. Au niveau mondial, c’est sans doute la ville la plus avant-gardiste pour ce qui concerne les droits civils. Elle porte un discours quasi-libertaire. Or, c’est une des villes du monde où il y a le plus de sans-abris et de personnes qui vivent dans la rue. Vous avez donc le lieu le plus riche du monde, qui en même temps est l’endroit où vivent le plus de personnes dans la rue.

« Je crois aux réseaux sociaux, car si tout n’y est pas bon à prendre, Internet est un lieu où se rompt l’intermédiation. Je me suis un peu intéressé à tout ce qui touche à la blockchain et aux cryptomonnaies, car cela pourrait aussi devenir une façon de rompre un peu les intermédiations financières. Aujourd’hui, ce qui dirige le monde n’est ni la droite ni la gauche, c’est le capitalisme financier. »

Vous voyez que le problème n’est plus de trouver une solution de gauche ou de droite, mais d’apporter un minimum de redistribution des richesses et de rééquilibrage dans la société au niveau mondial. Le statu quo nous amène à l’implosion. L’humanité ne pourra pas y survivre. Je crains des guerres pour l’eau. Je crains une centralisation des pouvoirs. Je crains également l’augmentation des phénomènes de racisme et de xénophobie. Il est clair que ces phénomènes de racisme sont liés à la désintégration de l’État social. Il y a un moyen de détruire la xénophobie et d’attaquer le racisme, c’est de renouer avec les droits économiques et sociaux. Sinon, les populations se battent entre elles. Les pauvres se font souvent la guerre entre pauvres plutôt que de la faire à ceux qui sont responsables. Nous tendons à pointer du doigt ceux qui sont dans une situation pire que la nôtre.

J’ai choisi le M5S car je crois fermement à la rupture de l’intermédiation. Pour moi, l’intermédiation est une manière d’exercer le pouvoir. En fait, je me suis intéressé au mouvement car il a réussi à rompre cette intermédiation entre partis et institutions. Je suis entré au Parlement sans connaître qui que ce soit et sans argent. J’ai dépensé 140€ en frais de campagne la première fois. Je crois aux réseaux sociaux, car si tout n’y est pas bon à prendre, Internet est un lieu où se rompt l’intermédiation. Je sais qu’il y a des problèmes avec les algorithmes et des histoires comme celle de Cambridge Analytica. Je me suis un peu intéressé à tout ce qui touche à la blockchain et aux cryptomonnaies, car cela pourrait aussi devenir une façon de rompre un peu les intermédiations financières. Aujourd’hui, ce qui dirige le monde n’est ni la droite ni la gauche, c’est le capitalisme financier. C’est le primat de la finance sur la politique. Quand je vous parle de politique avec un P majuscule, je parle d’une politique qui commanderait à la finance. C’est la politique, entendue comme représentation de tous les citoyens, qui doit commander la finance. Nous pouvons aussi parler de démocratie directe, car je crois que c’est notre avenir

LVSL – En France, le Mouvement 5 Étoiles est défini comme populiste, anti-système, et tend à être perçu comme incohérent, ou sans colonne vertébrale idéologique. Comment le définiriez-vous ? Quelles sont ses influences idéologiques ?

Alessandro Di Battista – Qui dit cela en France ? Le Monde ? Ce sont sans doute eux qui nous définissent ainsi. C’est encore l’establishment. Les mêmes qui n’ont absolument rien compris à ce qui s’est passé au cours des 10 dernières années. Le comble est qu’il s’agit du même establishment qui a soutenu Hillary Clinton aux Etats-Unis. Finalement, c’est Trump qui a gagné. C’est le même establishment qui a soutenu le « remain ». Or, c’est le Brexit qui a gagné. Ils ne comprennent toujours pas pourquoi.

« Nous sommes le fruit d’une sorte de réaction à un système politique qui ne nous représente plus ! Auparavant, je votais PD, tandis que certains de mes camarades votaient pour d’autres partis. Nous nous sommes dit collectivement : très bien, on va se débrouiller tout seuls »

Probablement parce qu’ils regardent le monde et le Mouvement 5 Étoiles du haut de leur tour d’ivoire dans le centre de Paris. Je les définis comme des intellectuels « faucille et cachemire » [Ndlr, un équivalent de « gauche caviar »]. Que dois-je ajouter ? Que ce serait comme dire que 11 millions d’Italiens sont sans colonne vertébrale idéologique…

Ce n’est pas le cas. Ce n’est évidemment pas le cas. La vérité, c’est qu’à chaque fois que naît un mouvement politique qui tente de changer le système, la première chose que fait le système est de trouver quelque chose qui le décrédibilise. Il tente d’abord de l’étiqueter comme « populiste ». Cela ne marche pas car plus le système nous attaque, plus les personnes qui sont contre ce système injuste soutiennent le Mouvement Cinq Étoiles. C’est donc une stratégie aveugle. Regardez plutôt : ils ont attaqué Trump de tous les côtés, et les gens ont finalement voté Trump.

En définitive, la chose la plus populiste qui soit aujourd’hui est de définir comme populiste une force politique qui tente de changer les choses. Anti-système… On nous a qualifié d’anti-système. Que signifie anti-système ? Vouloir changer les choses ? Oui ! Mais comment essayons-nous de les changer ? En se présentant aux élections, en faisant des réunions sur des places, sans jamais un incident, sans prendre de financements publics, en gagnant les élections à Rome, à Turin, en se présentant aux élections européennes… Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’avons-nous fait de mal ?

Nous nous sommes présentés aux élections et nous avons obtenu de nombreuses voix, voilà tout. C’est ce que les paladins de la démocratie attaquent. La vérité est qu’ils ne parviennent pas à comprendre comment une force politique, fondée par un brillant intellectuel [Ndlr, Roberto Casaleggio], et un comique [Ndlr, Beppe Grillo], a pu s’imposer sans argent public et sans siège au parlement. C’est quelque chose qu’ils ne veulent pas voir. Ils sont là à se creuser la tête. Et que disent-ils ? Attaquons-les, attaquons-les, attaquons-les… Ils ne comprennent pas qu’ils obtiennent l’effet inverse à celui attendu.

Roberto nous a dit une chose : les partis, avant de disparaître, chercheront à nous ressembler. C’est ce qui se passe en ce moment. Je note que quelques élus comme l’ancien vice-président de la Chambre, renoncent au cumul des mandats, à la double indemnité de mandat et au double salaire. Je note aussi qu’ils se déplacent tous sans escorte policière et qu’ils essaient de limiter l’usage des fonds publics. Désormais, ils cherchent à jouer les amis du peuple, à faire des photos dans la rue, en chemise plutôt qu’en costume-cravate. Tout cela est inutile ! Ils tentent de copier le Mouvement 5 Étoiles.

Ils veulent diminuer l’adhésion au Mouvement 5 Étoiles ? Il n’y a qu’une manière de le faire : voter pour les lois que nous voulons ! S’ils réussissent à faire voter une vraie loi anticorruption, un revenu de citoyenneté, un paquet de lois sur les conflits d’intérêts, une politique de soutien aux finances publiques, et de développement des droits économiques et sociaux, le Mouvement 5 Étoiles n’a plus de raison d’exister ! Nous sommes le fruit d’une sorte de réaction à un système politique qui ne nous représente plus ! Auparavant, je votais PD, tandis que certains de mes camarades votaient pour d’autres partis. Ils faisaient comme tout le monde. Ils soutenaient un parti, puis un autre, etc.

Quand ils ont compris que tous ces partis ne les écoutaient pas, nous nous sommes dit collectivement : très bien, on va se débrouiller tout seul ! Le mouvement est donc né des déceptions et lâchetés des autres forces politiques. Voilà la vérité, ils se sont mal comportés. Dans ce cas, essayons nous-mêmes, car pour l’instant personne ne nous représente. Telle est l’alternative : soit je pars du pays, soit je reste et je conspire. Conspirer est un mot merveilleux. Cela veut dire « respirer ensemble », « con spirare ». C’est cela que nous faisons, respirer ensemble, à 11 millions d’Italiens, pour essayer de changer les choses. Ils veulent contrer le Mouvement 5 Étoiles ? Qu’ils approuvent le revenu de citoyenneté ! Génial ! Ils augmenteront le nombre de voix du PD, de la Lega, et ils diminueront le nombre de votes en faveur du Mouvement Cinq Étoiles. S’ils croient pouvoir nous contrer avec des phrases du type : « ce sont des populistes », « ils n’ont pas de colonne vertébrale », « ils n’ont pas de culture politique », « ils ne savent pas ce qu’est la démocratie », ils se trompent. Je connais toutes ces phrases. Berlusconi les disait aussi. Vous pouvez donc aller dire au Monde qu’ils ont la même position que Berlusconi.

LVSL – En 2013, vous avez lancé l’initiative « invite un député à dîner ». En 2016, nous vous avons vu faire la tournée des places pour faire vivre l’opposition à Matteo Renzi. Cette volonté de créer une proximité avec les citoyens semble être votre marque de fabrique. Quels sont vos objectifs ?

Alessandro Di Battista – Pour moi, l’objectif est toujours de rompre l’intermédiation entre citoyens dans et hors de l’institution. Le terme « électeurs » lui-même ne me plaît pas. Que veut dire électeurs ? Cela signifie que je suis celui qui peut être élu, tandis que les autres sont ceux qui ont seulement le pouvoir d’élire ? Durant mes cinq années de parlementaire, j’ai mis en avant ce que vous avez défini comme ma « marque de fabrique ». Ce n’est pas seulement la mienne. C’est celle du Mouvement 5 Étoiles. Faire de la politique partout, et supprimer cette distance entre les citoyens dans et hors de l’institution. Je me suis toujours défini comme un porte-voix des citoyens, et non comme un député de la République. Je suis aussi député, mais pas dans le sens distant que l’on entend généralement. Le terme classe dirigeante ne me plaît pas non plus. Que veut dire classe dirigeante ? Dire que je suis de la classe dirigeante, cela voudrait dire qu’il existe des personnes faites pour diriger, et d’autres faites pour être dirigées. Mais qu’est-ce que la classe dirigeante ?

Je crois fermement à la construction progressive de la démocratie directe. C’est pourquoi aller chez les gens, discuter avec eux, parler de ce qu’ils pensent du M5S, des aspects que l’on pourrait améliorer et de ce qu’ils jugent positivement, est, pour moi, un exemple de démocratie directe. Il s’agit d’un rapport direct ! C’est la même chose dans les places. De la même manière, je suis uniquement allé à des émissions télévisées en direct. J’ai essentiellement fait de la politique sur les places car c’est un lieu où la distance est moins forte et peut être réduite.

Tout cela est fondamental. J’espère aussi que peut-être, un jour, parmi les personnes qui sont venues m’écouter sur les places, il y en aura qui entreront au Parlement, et ce sera alors à mon tour de les écouter depuis les places.

« Je ne dis pas que toute usine doit appartenir aux ouvriers, mais j’estime que les travailleurs doivent pouvoir coopérer au développement de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. D’ailleurs, il y a une série d’entreprises qui sont en crise aujourd’hui en Europe, et en particulier en Italie. Ces crises peuvent être affrontées par la responsabilisation des travailleurs, en permettant à ceux-ci de contribuer non seulement au développement mais aussi à la gestion des entreprises. »

Je vois les choses comme cela : la politique est un passage de témoin. Et le témoin, ce sont les idées, qui peuvent ensuite être améliorées par les citoyens. J’ai passé du temps à mener des batailles dans le Parlement. Désormais, il y a quelqu’un d’autre, et peut-être que j’y retournerai la prochaine fois, ou qu’une autre personne y entrera à son tour. Ce principe est fondamental. Bien sûr, il y a le modèle de la « classe dirigeante », du parti, et de la politique professionnelle.

Mais la politique n’est pas une profession. Le journaliste est un professionnel. Le barman, l’avocat, le médecin, l’ouvrier, le glacier, l’entrepreneur sont des professionnels. Ce n’est pas le cas de l’homme politique. Le politique est celui qui se met à disposition de la collectivité, qui travaille un temps limité de sa vie à l’intérieur des institutions, et qui retourne ensuite faire son métier. Je vis la politique de cette façon, et c’est pour cela que j’ai décidé de ne pas me présenter de nouveau.

LVSL – Toujours dans votre livre A testa in su, vous évoquez l’expérience autogestionnaire des ouvriers de la “Fabrica sin patron” en Argentine (l’usine Zanon reprise par les travailleurs en 2001 dans le contexte de la crise économique argentine). Vous proposez un rapprochement avec la politique italienne, avec cette idée que les Italiens doivent s’approprier leur destin. Comment redonner aux citoyens le pouvoir dans la démocratie italienne d’aujourd’hui ? Cela peut-il passer par les instruments de la démocratie directe ?

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A testa in su (La tête haute) , le dernier ouvrage d’Alessandro Di Battista. © Rizzoli

Alessandro Di Battista – En Patagonie, j’ai pu appréhender l’expérience d’ouvriers qui ont récupéré des usines sabotées par leurs patrons. Dans le cas de Zanon, le patron était d’origine italienne. Cette expérience a renforcé ma conviction en faveur de la socialisation des entreprises. Je ne dis pas que toute usine doit appartenir aux ouvriers, mais j’estime que les travailleurs doivent pouvoir coopérer au développement de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. D’ailleurs, il y a une série d’entreprises qui sont en crise aujourd’hui en Europe, et en particulier en Italie. Ces crises peuvent être affrontées par la responsabilisation des travailleurs, en permettant à ceux-ci de contribuer non seulement au développement mais aussi à la gestion des entreprises. J’y crois fermement. Je pense également qu’elles doivent appartenir aux travailleurs.

Comment et dans quelle situation ? C’est à voir au cas par cas. J’y crois beaucoup, de même que je crois que les institutions doivent appartenir aux citoyens.

C’est pourquoi je pense que l’introduction d’instruments de démocratie directe, à l’intérieur même de notre Constitution, est décisive. Le Mouvement 5 Étoiles propose de mettre en place une procédure de référendum d’initiative populaire, sans quorum. Ce référendum permettrait aux citoyens italiens de faire des propositions. Actuellement, la Constitution italienne ne prévoit pas cet instrument. Nous n’avons qu’un référendum législatif abrogatif, avec quorum.

Ensuite, il y a l’obligation de discuter de la loi d’initiative populaire au Parlement. Par exemple, lorsque nous récoltons 50 000 signatures pour instituer une banque publique d’investissement, nous déposons cette loi au Parlement. Selon moi et selon le Mouvement 5 Étoiles, le Parlement est dans l’obligation de discuter et de mettre au vote cette loi dans un délai contraint. Les parlementaires peuvent la rejeter, mais ils ont l’obligation de discuter et de voter. Ainsi engagent-ils au moins leur crédibilité devant le pays. Ils ne peuvent pas se cacher derrière les contraintes temporelles de la politique et du bicaméralisme. Il est faux de dire que les institutions italiennes sont lentes. Il me semble que nous avons fait beaucoup plus de lois qu’en France. Cela veut dire que lorsque le Parlement a la volonté de travailler, il travaille. Il y a des cochonneries de Berlusconi qui ont été adoptées en 18 jours. Le revenu de citoyenneté ? On n’a pas le temps d’en discuter. L’abolition des privilèges de la caste ? On n’a pas le temps d’en discuter ! Est-ce que c’est une blague ?

On peut recréer un lien étroit entre les citoyens qui sont à l’intérieur des institutions et ceux qui sont à l’extérieur en introduisant des instruments de démocratie directe. De la même façon, nous pouvons le faire en mettant en œuvre des instruments législatifs pour soutenir les travailleurs qui veulent récupérer les entreprises et les usines en crise.

Souvent, la crise ne dépend pas seulement de la globalisation et de la crise économique, mais aussi d’une mauvaise gestion de la part des patrons. L’État et le Ministère du développement économique doivent s’occuper de cela. En d’autres termes, ils doivent parvenir à associer les travailleurs d’une entreprise en crise, afin que cette entreprise puisse se régénérer et sortir de cette crise. Je ne dis pas qu’il ne doit pas exister des entreprises qui ont un entrepreneur. La prise de risque existe ! Je dis néanmoins que la gestion ouvrière, notamment dans certains contextes, si elle est bien codifiée et bien organisée au niveau législatif, est une réponse à cette crise que nous vivons à l’échelle mondiale.

LVSL – Vous parlez beaucoup de régénération morale et de lutte contre la vieille classe politique corrompue. Mais pensez-vous que cela puisse suffire à régénérer la politique, sans s’attaquer aux pouvoirs des oligarchies et des institutions financières ?

Alessandro Di Battista – Non, je ne pense pas que cela suffise, mais c’est nécessaire. J’ai souvent dit qu’un politicien corrompu est probablement un pantin entre les mains d’un capitaliste financier ou entre celles de la criminalité organisée. Dans notre pays, la corruption est l’arme principale utilisée par les mafias. Est-ce pour autant que, pour contrer les mafias, il suffit de contrer la corruption ? Bien sûr que non ! S’attaquer durement à la corruption est un outil pour commencer à régénérer la politique. Je suis d’accord avec vous : les pouvoirs oligarchiques existent. Le politicien corrompu est un instrument entre leurs mains. C’est pourquoi, afin de lutter contre ces pouvoirs, je lutte également contre le politicien corrompu. Ce n’est évidemment pas suffisant. Une loi anti-corruption ne résoudrait pas tous les problèmes de l’Italie. Je ne dis pas cela. Reste qu’il faut la faire pour faire le ménage.

On peut affronter les grandes oligarchies par une loi contre la corruption et les conflits d’intérêts. Il faut également s’attaquer à la concentration des pouvoirs entre si peu de mains. C’est un danger qu’il faut conjurer à tout prix. Il existe des conflits d’intérêts dans le sport, dans la politique, dans la santé, dans les médias… Il y a évidemment de l’interpénétration entre les oligarchies financières et les oligarchies médiatiques.

Dans notre pays, le groupe éditorial L’Espresso appartient à De Benedetti. Ce dernier a des intérêts dans le bâtiment, dans l’énergie et dans de nombreux domaines. Il n’a pas hésité à utiliser son système médiatique, non pas pour garantir la liberté d’information, mais pour protéger ses intérêts financiers. C’est la même chose avec Berlusconi. Cela ne me convient pas que quelqu’un comme Berlusconi commence une carrière politique en ayant à sa disposition des journaux, des radios et des télévisions. Ce n’est pas acceptable. Ici-même, à Rome, pendant de nombreuses années, un entrepreneur a dicté sa loi : il s’appelle Caltagirone. Il a des intérêts dans le secteur de l’eau, du bâtiment et dans les hôtels. Il s’agit d’énormes intérêts ! Il en va de même pour le propriétaire du journal le plus lu à Rome : Il Messaggero, ou du journal le plus lu à Naples : Il Mattino.

« J’ai souvent dit qu’un politicien corrompu est probablement un pantin entre les mains d’un capitaliste financier ou entre celles de la criminalité organisée. S’attaquer durement à la corruption est un outil pour commencer à régénérer la politique. On peut ensuite affronter les grandes oligarchies par une loi contre les conflits d’intérêts. Il y a évidemment de l’interpénétration entre les oligarchies financières et les oligarchies médiatiques. »

En Italie, l’ENI (Ente Nazionale Idrocarburi = Société Nationale des Hydrocarbures), a une agence de presse, appelée AGI. Ce matin, j’ai reçu un petit message du directeur du Corriere della Sera pour un entretien avec M. Fontana. Il y a certainement d’excellents journalistes dans ce quotidien. Je n’ai aucun doute là-dessus. Néanmoins, il n’est pas acceptable que 10 % du Corriere della Sera soit entre les mains de Mediobanca, une holding dans laquelle investissent en particulier Fininvest et Berlusconi. Nous ne devons pas accepter non plus qu’une multinationale chinoise de la chimie ait 3,5% des actions du Corriere della Sera. Cette situation ne me convient pas ! Je me bats contre les éditocrates corrompus.

Aujourd’hui les oligarchies financières vont de pair avec les oligarchies médiatiques. De même, le grand capitalisme financier pénètre la politique. Je veux en donner deux exemples rapides : avant d’être Premier Ministre et Président de la Commission Européenne, Romano Prodi a travaillé chez Goldman Sachs. Avant de devenir Premier ministre, Mario Monti a travaillé pour Goldman Sachs. En quittant la présidence de la Commission Européenne, M. Barroso retrouve rapidement un travail comme vice-président de Goldman Sachs. Cette situation est inacceptable.

Pour lutter contre ces oligarchies, il ne suffit pas d’intervenir contre la corruption. Barroso n’est pas un corrompu. C’est quelqu’un qui est pris en tenaille par des conflits d’intérêts. Il faut donc lutter à la fois contre la corruption et les conflits d’intérêts. Tout cela est intolérable ! Pour moi, quelqu’un qui travaille dans le Ministère du développement économique ne doit pas avoir le droit de travailler pour une banque d’affaires pendant cinq années. Sinon cela laisse à penser, que lorsque cette personne travaillait (théoriquement) pour les citoyens au Ministère de l’économie, elle veillait non pas à l’intérêt de la collectivité, mais aux intérêts du système bancaire privé, qui garantit plus tard des emplois de conseillers très bien rémunérés. On parle de millions et de millions d’euros !

LVSL – À côté du succès du Mouvement 5 Étoiles, très fort dans le Sud, il y a eu une percée importante de la Ligue de Matteo Salvini, notamment dans le Nord. Peut-on dire que vos deux mouvements reflètent la division Nord/Sud du pays ?

Alessandro Di Battista – Non, on ne peut pas le dire, ce serait une grande erreur. Ne vous fiez pas aux lectures données par certains pseudo-intellectuels. Regardez plutôt : l’ancienne Ligue du Nord s’est renommée la Ligue. Elle est naturellement très forte dans le nord du pays. Son histoire politique est marquée par son activisme dans cette partie du pays.

Ensuite, on peut aimer Salvini ou non, mais je lui reconnais un investissement considérable ces cinq dernières années. Il n’en demeure pas moins que le Mouvement 5 Étoiles est la première force politique dans les régions du Nord de ce pays. Si je ne m’abuse, nous avons gagné en Ligurie. Nous sommes peut-être la première force politique dans le Piémont, et nous avons fait élire la première femme parlementaire du Val d’Aoste. Il est vrai que le Mouvement 5 Étoiles est largement plébiscité dans le Sud. Cela est, de toute évidence, lié aux problèmes économiques et sociaux criants qui touchent les régions méridionales. Personne ne peut le nier.

« Certes, nous avons obtenu 50% des voix en Campanie, mais nous avons recueilli plus de 30% des voix en Ligurie. Considérer que la Lega et le M5S incarnent la division Nord/Sud est donc une interprétation faussée. On peut évidemment être impressionné par les voix que nous avons obtenues dans le Sud. Cependant, ne vous y trompez pas : le Mouvement 5 Étoiles est très très fort dans le Nord. »

En même temps, nous sommes la seule force politique de masse au niveau national, parce que le Mouvement 5 Étoiles a été plébiscité du nord au sud. Certes, nous avons obtenu 50% des voix en Campanie, mais nous avons recueilli plus de 30% des voix en Ligurie. C’est un résultat incroyable ! Considérer que la Lega et le M5S incarnent la division Nord/Sud est donc une interprétation faussée. On peut évidemment être impressionné par les voix que nous avons obtenues dans le Sud, cependant, ne vous y trompez pas : le Mouvement 5 Étoiles est très fort dans le Nord. Nous avons déjà conquis les mairies de Turin et de Rome, c’est-à-dire deux des plus grandes villes du pays, l’une au centre et l’autre au nord. Nous n’avons pas encore gagné à Naples, à Palerme ou à Catane. Il s’agit donc d’une lecture erronée.

LVSL – Depuis que Luigi Di Maio est là, on a commencé à parler d’une « macronisation » du Mouvement 5 Étoiles. Pendant la campagne électorale, Luigi Di Maio a écrit une lettre à Macron sur la réforme de l’Union Européenne. Nous voudrions savoir quel regard vous portez sur le président Emmanuel Macron…

Alessandro Di Battista – Je vais être honnête : si j’avais été un citoyen français, je n’aurais pas voté pour Macron. Je ne vous dirai pas pour qui j’aurais voté. Finalement, les choses sont là où elles en sont. Emmanuel Macron est votre président. Ce n’est pas à moi, ni à Luigi Di Maio, ni à un parlementaire de la République italienne, de s’exprimer sur les choix démocratiques des Français. Nous pouvons commenter votre système électoral, nous demander s’il y a une réelle et forte représentation, si les voix de Macron au premier tour reflètent vraiment la volonté de la plupart des Français. Cela reste votre système et c’est à vous de vous en occuper.

Alessandro Di Battista et Beppe Grillo.

En ce qui me concerne, je dois déjà m’occuper de réformer le système italien, ce qui n’est pas facile. Parler de macronisation est un procédé qui consiste à coller une étiquette, à cataloguer des phénomènes complètement différents. Le Mouvement 5 Étoiles n’aurait probablement pas pu voir le jour dans un autre pays que l’Italie, notamment parce que Beppe Grillo est Italien. Objectivement, sans Beppe Grillo, sans cette proposition initiale qu’il a faite, vous ne seriez pas là aujourd’hui pour m’interviewer. C’est essentiellement grâce à lui que j’ai fait mon entrée au Parlement, même si je ne le connaissais pas. Ce n’est qu’après que je l’ai rencontré. Le Mouvement 5 Étoiles est un phénomène reproductible probablement au niveau mondial, mais il prendrait alors des caractéristiques propres à chaque contexte national.

Macron est le président de la République française. Je crois beaucoup au principe de l’auto-détermination des peuples et au principe de non-ingérence dans les affaires d’autrui. Je ne le dis pas pour esquiver votre question. Je le dis parce que c’est ce que je pense profondément. Je vais vous donner un exemple. Lorsque, pendant le référendum constitutionnel, l’ambassadeur des États-Unis Philips a pris parti pour le oui, en prédisant une catastrophe en cas de victoire du non, je me suis beaucoup énervé. L’ambassadeur américain ne devrait pas se permettre de tels propos. De la même façon, juger un président français que vous avez élu excède mon rôle. Je ne dois pas me le permettre.

Que puis-je dire sur Macron ? Il est président depuis peu. Comme tout le monde, comme les citoyens français, j’attends un peu avant de le juger. Je peux faire un commentaire sur François Hollande. Il a dilapidé le soutien historique que les socialistes avaient en France depuis les années 1930. Il l’a dilapidé parce qu’il a mené des politiques extrêmement libérales et a été, entre autres, extrêmement agressif au niveau international. Je peux parler de Sarkozy si vous le souhaitez, je peux vous parler de Kadhafi, s’il est vrai que Sarkozy a reçu de l’argent de Kadhafi. Je peux vous parler de cette guerre ignoble que la France a mené aux côtés du Prix Nobel de la paix Barack Obama.

« J’ai employé des mots forts car je crois que le capitalisme financier, entendu comme phénomène de concentration des pouvoirs et de démantèlement progressif des droits économiques et sociaux, oblige beaucoup de citoyens à réduire leurs ambitions économiques et sociales et à accepter des travaux dignes d’esclaves modernes. »

Cependant, en tant que parlementaire en fin de mandat et en tant que figure du Mouvement 5 Étoiles, d’une force politique qui va peut-être arriver au pouvoir [Ndlr, depuis lors, le M5S est au pouvoir en coalition avec la Lega], il ne me semble pas juste de donner mon avis sur un président de la République élu de manière démocratique par le peuple français. Ce n’est pas à moi de le faire. Je suis franc, parce que je crois en l’auto-détermination des peuples, mais aussi en la non-ingérence dans les questions nationales qui concernent d’autres pays.

LVSL – En France, on a commencé à parler de l’éventualité d’un nouveau groupe réunissant Ciudadanos, le Mouvement Cinq Étoiles et En Marche au parlement européen. Macron le refuse pour le moment. Cependant, il y a tout de même eu un article sur le sujet dans Il Foggio qui faisait mention de contacts et de discussions. Que pensez-vous de la possibilité de faire un groupe avec Macron ?

Alessandro Di Battista – Nous n’y avons jamais songé. Pour le moment, le Mouvement 5 Étoiles a son propre groupe en Europe. Pour les prochaines élections, nous verrons s’il y a la possibilité de changer de groupe. Et puis, aux prochaines élections, il y aura peut-être des forces politiques dont nous ignorons encore l’existence ! Nous n’avons pas encore abordé le sujet. Un article a été publié dans les médias ? Permettez-moi de vous rappeler que les journaux de Berlusconi ont récemment écrit que je ne me présentais pas aux élections parce que je voulais céder mon siège au Parlement à mon père ! Des fake news, vous en aurez autant que vous voulez !

LVSL – On semble assister à un adoucissement de votre discours sur l’euro et l’OTAN. Le temps semble révolu où vous disiez : « Pour nous, il est important de nommer aujourd’hui notre ennemi commun. Notre ennemi aujourd’hui, c’est le pouvoir central, une sorte de nazisme central, nord-européen, qui est en train de nous détruire. Ils sont en train de créer une sorte de génération Walmart, qui produira de plus en plus d’esclaves. Ils veulent, en substance, coloniser l’Europe du Sud ». Reniez-vous vos positions passées ?

Alessandro Di Battista – Non, je ne les renie pas du tout. Au cours de mon activité politique, il m’est parfois arrivé d’employer des mots très forts, afin de « donner un coup de pied dans la fourmilière ». C’est aussi un choix de communication. Nous vivons dans un pays, l’Italie, où personne ne t’écoute si tu parles tout bas. C’est pourquoi j’ai également fait le choix d’employer des mots forts dans ma communication. Cela ne veut pas dire que je pense qu’il y a une « solution finale ». Je ne l’ai jamais cru. J’ai employé des mots forts car je crois que le capitalisme financier, entendu comme phénomène de concentration des pouvoirs et de démantèlement progressif des droits économiques et sociaux, oblige beaucoup de citoyens à réduire leurs ambitions économiques et sociales et à accepter des travaux dignes d’esclaves modernes, aussi bien au niveau européen qu’au niveau global.

Ce capitalisme se transforme donc de plus en plus en société Walmart. J’en suis convaincu. Je crois donc ce que j’ai dit. Le seul moyen dont nous disposons afin de nous opposer à ce pouvoir financier extrêmement injuste et dangereux est de réinvestir dans l’État social et de démanteler une série de situations de conflits d’intérêts entre politiques et pouvoirs financiers.

LVSL – Quid de la zone euro ? Qu’en pensez-vous maintenant ? Aux élections européennes de 2014 vous proposiez un référendum sur le maintien de l’Italie dans la zone euro. Vous avez un peu évolué depuis. La sortie de l’euro reste-t-elle une option pour vous ? Que feriez-vous en cas d’impossibilité de réformer l’Union européenne ?

Alessandro Di Battista – A l’époque, nous étions en train de récolter des signatures pour un référendum consultatif. Il ne s’agissait pas de quelque chose d’aisé, car nous aurions dû faire une loi constitutionnelle pour demander l’opinion des citoyens italiens sur l’euro. Ce que vous dîtes est vrai. Notre évolution répond à des changements qu’on a pu observer en Europe ces dernières années. Je pense au Brexit, à l’affaiblissement de Merkel qui n’a plus un pouvoir aussi fort qu’auparavant, et même au changement politique en France. Si nous arrivons au pouvoir, nous devons essayer de changer certaines choses en Europe. Il faut essayer. Pendant la campagne, nous avons clairement dit que le référendum consultatif était une sorte d’extrema ratio.

Honnêtement, je suis convaincu qu’un peuple n’est pas libre s’il n’a pas la possibilité de mener des politiques fiscales et monétaires indépendantes. Nous ne sommes pas contre l’Union européenne. D’ailleurs, nous nous sommes présentés aux élections européennes et avons des élus au Parlement Européen. Cependant, nous avons pris position contre certaines politiques européennes. En ce moment, nous pensons que si nous arrivons à former un gouvernement politique fort, nous aurons une opportunité importante afin d’exercer une juste pression au niveau européen, dans le but de modifier des choses qui ne vont pas.

La vérité est que cette Union européenne n’est pas une véritable union des peuples. Vous vous sentez européens ? Un peu français, un peu italien ? La vérité est que la construction politique et sociale de l’Europe n’a pas encore eu lieu. Pour l’instant, l’Union européenne est une organisation financière qui impose l’âge de départ à la retraite aux Italiens, et le prix de la féta à la Grèce. Voilà ce qu’est l’Union européenne aujourd’hui. Toute son action s’appuie sur la monnaie unique, l’euro n’est pas une monnaie : c’est un système de gouvernement. Après, on verra ce qu’on peut faire si nous arrivons au pouvoir. Pour l’instant, nous n’y sommes pas malgré nos 32% aux dernières élections.

Entretien réalisé par Marie Lucas, Lenny Benbara et Vincent Dain. Retranscrit par Sébastien Polveche. Traduit par Rocco Marseglia, Andy Battentier et Lenny Benbara.

Ce qui a manqué à l’Europe – sur la conférence de Patrick Boucheron à l’ENS

Patrick Boucheron a clôturé le cycle de conférence « Une certaine idée de l’Europe » organisé par le Groupe d’Études Géopolitiques de l’ENS par un propos des plus « incertains ». Des bouts de réflexions raccrochés, chacun, à des chemins trop essentiels, et la conviction que la force de l’Europe viendrait de « ce qui lui manque ».

« Ce que peut l’histoire »

Pour comprendre Patrick Boucheron dans la recherche de ce qui a manqué à l’Europe, il faut d’abord se rappeler ses propos sur le pouvoir de l’histoire lors de sa leçon inaugurale au Collège de France : « nous avons besoin d’histoire car il nous faut du repos. Une halte pour reposer la conscience, pour que demeure la possibilité d’une conscience – non pas seulement le siège d’une pensée, mais d’une raison pratique, donnant toute latitude d’agir. Sauver le passé, sauver le temps de la frénésie du présent : les poètes s’y consacrent avec exactitude. Il faut pour cela travailler à s’affaiblir, à se désœuvrer, à rendre inopérante cette mise en péril de la temporalité qui saccage l’expérience et méprise l’enfance. “Étonner la catastrophe”, disait Victor Hugo ou, avec Walter Benjamin, se mettre à corps perdu en travers de cette catastrophe lente à venir, qui est de continuation davantage que de soudaine rupture ». Boucheron n’oublie jamais son amour de l’image. Tantôt amère ou consolante, comme celle de « l’Europe des cafés », invoqué dans l’appel nostalgique de George Steiner. Cette image qui vient soulager notre chagrin secret, celui du souvenir des guerres fratricides. Cette image qui peut, comme l’histoire, nous tourner vers l’avenir.

“Nous oublierions notre violence constitutive. Comment ne pas la voir aujourd’hui, cette violence, revenir par d’autres moyens que la guerre, lorsque des journaux outre-Rhin vilipendent les choix démocratiques de leurs « frères » transalpins  ?”

La conscience historique qui a enfanté l’Europe au sortir de la guerre est précisément celle qui manque aujourd’hui. Nous oublierions notre violence constitutive. Comment ne pas la voir aujourd’hui, cette violence, revenir par d’autres moyens que la guerre, et lorsque des journaux outre-Rhin vilipendent les choix démocratiques de leur « frères » transalpins  ? Dans deux décennies, dans deux siècles, que diront de nous les historiens ? Patrick Boucheron soutient d’avance que la raison sera pour ceux qui dateront la fin de l’idée d’Europe au moment où nous sommes, à ce moment de vérité et de toutes les crises : migratoire, des dettes souveraines, de la démocratie.

L’histoire nous est d’autant plus utile que l‘Europe est une dynamique permanente d’instabilité, une « frénésie du présent ». L’histoire n’est pas seulement la chronique de ce qui a eu lieu, elle est aussi celle de tous les possibles. Elle est l’art de se souvenir de ce dont les hommes et les femmes sont capables. Or, nous revenons de loin. Pour Jacques Le Goff, l’Europe est née au Moyen-Age, par le réseau communicant bâti à travers le continent par les moines cisterciens. Boucheron, en grand spécialiste des villes, soutient que ces moines forgèrent une « pensée archipélagique » de l’Europe à travers elles, en référence à Glissant (Poétique de la relation, 1990). Comme son nom l’indique, la pensée archipélagique est une pensée des îles. C’est une pensée au milieu du désert, mais une pensée de la relation. Une pensée qui relie le particulier et le « petit », à un universel.

“L’histoire nous est d’autant plus utile que l‘Europe est une dynamique permanente d’instabilité, une « frénésie du présent »”

A regarder l’histoire, préservons nous cependant de la pensée du « retour ». Patrick Boucheron invite à se méfier du « spectre », de « ce qui hante ». L’idée d’Europe a cette « étrange familiarité » car c’est une revenante. Les migrants qui échouent aux portes de l’Europe le sont aussi car, pour paraphraser Georges Didi-Huberman, « nous sommes tous des enfants de migrants et les migrants sont nos parents revenants ». Une mélancolie demeure attachée à l’idée d’Europe, alors même que celle-ci a pris corps dans des institutions. Ces dernières n’ont pas vraiment réalisé l’idée, sans doute, mais l’on s’interroge : de quoi devrait nous consoler « l’idée d’Europe » ? Serait-ce pour la puissance, ou pour la paix ? La mélancolie européenne pourrait encore s’aggraver avec l’impression de déclin et de « sortie de l’histoire », liée à la « provincialisation » de l’Europe par rapport aux autres grandes puissances mondiales.

La force du manque

Au fil des propos de Patrick Boucheron, on ne comprend pas encore très bien ce qui a manqué à l’Europe. On entrevoit, tout au plus, qu’il y a eu un manque, et ce qui l’a traduit. C’est, pour Boucheron, une in-tranquillité au sens de Pessoa (Le livre de l’in-tranquillité), la marche en avant, l’incapacité de « rester en place », l’esprit de conquête – jamais innocent. « Nous sommes les barbares du monde » affirme l’historien. L’histoire de l’Europe est in-quiète, biface. Et c’est précisément cette inquiétude, lorsqu’elle est sœur de la curiosité, qui met l’Europe en mouvement pour conquérir et pour prétendre à l’universalisme.

Ce serait donc parce que quelque chose « nous » manque que « nous », en Europe, pourrions faire de grandes choses. Patrick Boucheron est convaincu qu’il nous manque aujourd’hui une capacité d’incarnation. Il y eut des « moments » de l’histoire où l’Europe fut plus fantasque et inventive, productrice de contenus et de contenants politiques, prompte à se « mesurer à l’immensité du monde ». La renaissance et plus particulièrement le 15ème siècle italien sont un de ces « moments ». Ils virent naitre des figures européennes parmi les plus illustres, Martin Luther, Léonard de Vinci ou Christophe Collomb, qui continuent de marquer l’esprit du continent. Ils inventèrent surtout la forme nationale-étatique, à partir de l’Italie, et « l’équilibre des puissances » qui en découle.

“Il nous manque aujourd’hui une capacité d’incarnation”

Aujourd’hui, la « marque » la plus tangible de l’idée d’Europe est l’euro, la monnaie manipulée par 340 millions d’européens. Cette monnaie produit autant d’union que de désunion, car elle recrée du conflit entre les États qui la partagent, forcés de s’astreindre aux mêmes règles et de les graver dans le marbre alors que leurs démocraties se confrontent et s’opposent. L’euro est davantage un instrument de régulation que de politisation : plus qu’elle ne crée du commun, elle « maintient ». D’ailleurs, Patrick Boucheron remarque que la logique du « plus petit dénominateur » commun et du « neutre » a prévalu pour le choix des images qui figureraient sur les pièces et les billets. Des ponts, des portes, vers une histoire orientée. Des objets consensuels au contenu normatif faible. Conjurer ce vide, ce « neutre », est ce qu’il nous faudrait entreprendre. Patrick Boucheron est bien placé pour croire que le thème du « laboratoire italien » du 15ème siècle est toujours d’actualité, et il le fait savoir, non sans malice. Les peuples européens vont-il faire sécession d’avec les institutions chargées de les unir ? Vont-ils céder à la critique, cet « art » foucaldien de « n’être pas tellement gouverné »[1] ? L’heure est à faire gronder la fiction politique.

Vers une République européenne

Si l’on comprend bien Patrick Boucheron, l’histoire et la fiction sont les deux mamelles de l’audace politique. En faisant l’histoire de l’idée d’Europe, on comprend l’incertitude et la dynamique de crise perpétuelle qui l’anime. Mais on n’abdique pas, pour autant, ni sa raison ni son espérance, grâce à la fiction qui pousse le politique à agir. En conjuguant histoire et fiction, Patrick Boucheron conclut que l’on peut comprendre ce qui a manqué à l’Europe à partir du 15ème siècle et de l’histoire du 15ème siècle. Ce qui a manqué à l’Europe, ce n’est pas la forme impériale, dominante au 15ème siècle, c’est un projet républicain. Qu’est ce que pourrait être une république européenne ? La définition qu’en donne Patrick Boucheron nous démontre à quel point nous en sommes loin, s’il le fallait encore. La république est à ses yeux une « aptitude sociale à l’imagination politique, au clivage ». Elle est un espace politique qui fait droit à l’adversité, au discontinu et à l’hétérogène, en offrant l’assurance d’avoir « le même langage politique, sans s’entendre ». La res publica, la « chose » publique, est ainsi la « forme variée » de la dissension civique.

“L’histoire et la fiction sont les deux mamelles de l’audace politique”

On peut imaginer que l’Europe soit, en puissance, une République. C’est d’ailleurs ce que le vocable « Unis dans la diversité » pouvait chercher à fictionner : il existe en Europe la possibilité d’un même langage politique et la vertu de l’hétérogénéité. Voilà pour la puissance. En fait, le projet politique de l’Union européenne paraît être tout autre chose qu’une République. Plutôt que « la forme variée » de la dissension civique, c’est le neutre qui émerge du marché commun et de ses tendances à uniformiser par la dérégulation. C’est « l’absence de démocratie » déclarée contre les traités européens. Patrick Boucheron avertit que l’on se trompe en cherchant à écrire un récit européen qui soit aussi homogène que ne le furent jadis les récits nationaux. On ne peut plus calquer sur l’Europe des 27 l’idée d’Europe construite au temps de l’Europe des 6, autour de la démocratie et de l’économie de marché. De même, on ne peut pas définir l’Europe a partir de l’histoire de ses élargissements : « la construction européenne n’est en rien la continuation d’une même idée qui s’élargirait mais deviendrait toujours identique à elle même ». Le retour de bâton est une dissension politique européenne qui va croissante et qui pourrait devenir incontrôlable, avec la réapparition d’un rideau de fer idéologique entre l’est et l’ouest de l’Union européenne, mais aussi entre le nord et le sud.

“Le projet politique de l’Union européenne paraît être tout autre chose qu’une République. Plutôt que « la forme variée » de la dissension civique, c’est le neutre qui émerge du marché commun et de ses tendances à uniformiser par la dérégulation”

Organiser et permettre la discorde entre les peuples européens, leur préserver le droit de « n’être pas tellement gouvernés », voilà ce que pourrait être une tâche pour l’Europe aujourd’hui si elle entend sauver son « idée ». Ce qui manque à l’Europe, conclut Patrick Boucheron, c’est une politique. Autrement dit, le souvenir de sa violence constitutive et une force de disenssus, même si cela la rend encore plus imprécise, et incertaine.

 

[1] « Qu’est-ce que la critique ? » – Conférence prononcée par Michel Foucault le 27 mai 1978, devant la Société Française de Philosophie.