Laïcité attaquée, contrôles quasi-inexistants, séparatisme social… L’enseignement privé au-dessus des lois ?

Lycée privé Notre-Dame à Valenciennes (59). © Daniel Jolivet

Vivant à 75% d’argent public, l’enseignement privé reste extrêmement peu contrôlé. La polémique déclenchée par Amélie Oudéa-Castera sur le lycée Stanislas a entraîné un regain d’intérêt pour cette question aussi vieille que la République française. Au vu des atteintes à la laïcité longtemps ignorées et du séparatisme social grandissant que permet le secteur privé, une nouvelle réforme s’impose.

Le passage éclair d’Amélie Oudéa-Castera à la tête du ministère de l’Éducation nationale début 2024 a révélé un fossé profond entre l’école publique et l’école privée. À peine en fonction, la ministre a dû faire face aux révélations de Mediapart concernant la scolarisation de ses enfants en établissement privé, une information pour laquelle elle a rejeté implicitement la « faute » sur les enseignants du public, qui seraient trop souvent absents. Un commentaire qui a suscité une vague d’indignation, la plaçant en opposition directe avec les syndicats d’enseignants et une grande majorité des acteurs du secteur public.

La scolarisation de ses enfants au prestigieux lycée Stanislas a accentué les critiques, y compris au sein même de son camp, alors que nombre de macronistes sont eux-mêmes passés par l’enseignement privé. La maladresse de ces déclarations empreintes de mépris pour le travail des enseignants du public a ravivé le débat sur l’engagement des responsables politiques envers l’école publique, surtout dans un contexte où ses prédécesseurs, Jean-Michel Blanquer et Gabriel Attal, ont laissé derrière eux un bilan plus que mitigé. Depuis, le choix de Michel Barnier de nommer Anne Genetet, qui a a priori une plus grande appétence pour les questions de défense et de fiscalité, à la tête de l’Éducation nationale semble indiquer une faible priorité accordée à ce ministère qui rassemble pourtant le plus grand nombre de fonctionnaires. La question de l’avenir de l’école publique reste en suspens.

Un débat aussi vieux que la République

La question de l’existence et du degré d’autonomie de l’enseignement privé, très largement catholique, est presque aussi vieille que la République française elle-même. Sous la Seconde République, la loi Falloux de 1850 donne ainsi lieu à de vifs débats : si la liberté d’enseignement dans le primaire et le secondaire exigée par les curés est alors consacrée par le Parti de l’Ordre, la gauche, ainsi que l’écrivain Victor Hugo s’y opposent de manière véhémente, y voyant un endoctrinement religieux. Mis en sourdine sous le Second Empire, le débat resurgit dès le début de la Troisième République : dès 1879, l’État crée des Ecoles normales pour former des enseignants laïques, avant de rendre l’école gratuite, laïque et obligatoire avec les lois Ferry (1881-1882) et écarte progressivement les religieux de l’enseignement public à travers une loi de 1886. Après la loi de séparation de l’Eglise et de l’État en 1905, le clergé revient à la charge et ouvre une période de « guerre scolaire » qui durera jusqu’en 1914.

Après un fort soutien du régime de Vichy aux établissements privés catholiques, la Quatrième République suspend le financement public de l’enseignement privé, mais le clivage gauche/droite sur cette question demeure toujours vif. Finalement, face à l’afflux d’élèves et à l’incapacité de l’État d’intégrer tout le monde dans le système public, le Premier Ministre Michel Debré, qui assure alors également l’intérim du ministère de l’Éducation nationale, tranche le débat par une loi de compromis fin 1959.

Ce qui devait être une solution temporaire s’est inscrit dans la durée, conduisant à un modèle de financement du privé par le public, qui s’est consolidé au fil des décennies.

Celle-ci restaure le financement public des écoles privées, mais à condition qu’elles acceptent tous les élèves et qu’elles enseignent le programme défini par l’État. Ce dernier prend ainsi en charge les salaires des enseignants et les frais de gestion des établissements sous contrat. Les établissements dits « hors contrat » peuvent eux continuer d’enseigner comme bon leur semble, mais sont exclus des financements publics. S’ils sont souvent médiatisés, ils ne scolarisent en réalité qu’une infime minorité des élèves en France (moins de 1 %). Ce qui devait être une solution temporaire s’est inscrit dans la durée, conduisant à un modèle de financement du privé par le public, qui s’est consolidé au fil des décennies et qui consacre le rôle du privé dans le paysage éducatif français.

Une perfusion d’argent public, presque aucun contrôle

La polémique déclenchée par Amélie Oudéa-Castera début 2024, comme d’autres auparavant, a au moins permis de rouvrir le débat sur les limites de ce système vieux de 65 ans. Le rapport d’information des députés Paul Vannier (LFI) et Christopher Weissberg (Renaissance) dévoile ainsi des données préoccupantes dans le financement public des établissements privés en France. Bénéficiant de plus de 10 milliards d’euros annuels d’argent public (dont 8,5 directement de l’Etat), le secteur privé vit à 75% des impôts des contribuables.

En plus de la part de dépenses financées par l’État, il existe des dépenses difficilement quantifiables en raison de la multiplicité des sources de financement, notamment en dehors du programme budgétaire officiel (programme 139). Il s’agit de subventions facultatives que les collectivités peuvent financer, pour des travaux, l’achat d’équipements informatiques, des aides sociales. Comme le révèle Mediapart, ce sont au moins 1,2 milliard d’euros de fonds publics (entre 2016 et 2023) qui ont été versés par les régions aux lycées privés, en plus de leurs obligations légales. Les financements octroyés par les collectivités territoriales échappent largement à un suivi centralisé car ils ne sont pas compilés par la Direction générale des collectivités locales. Cette opacité budgétaire compromet, selon les auteurs du rapport, les principes de transparence et de rigueur financière, entraînant une probable sous-estimation des fonds publics versés au privé.

Le suivi des établissements privés sous contrat est jugé largement insuffisant, avec une fréquence estimée à une fois tous les 1500 ans, alors que le public est 10 fois plus contrôlé.

Les révélations du rapport sont également alarmantes concernant les mécanismes de contrôle des établissements privés. La quasi absence de contrôles pédagogiques, administratifs et budgétaires de ces établissements suscite des questions sur l’équité et la responsabilité des politiques publiques. Le suivi des établissements privés sous contrat est jugé largement insuffisant, avec une fréquence estimée à une fois tous les 1500 ans, alors que le public est 10 fois plus contrôlé. Un élément qui poussent les rapporteurs à conclure que « les contreparties exigées des établissements privés sont également loin d’être à la hauteur des financements qu’ils perçoivent au titre de leur association au service public de l’éducation. »

Dérives pédagogiques et atteintes à la laïcité

Cette absence de contrôle pédagogique des écoles privées sous contrat suscite des interrogations croissantes, notamment pour les établissements à caractère religieux, dont 96 % sont catholiques. Ces établissements, tenus par la loi Debré de respecter les programmes de l’Éducation nationale et de garantir un accueil sans distinction d’origine, de croyance et d’opinion, semblent cependant parfois dévier de ces obligations. Une enquête récente de Libération a révélé des atteintes à la laïcité, avec des pratiques et des décisions en contradiction avec leurs engagements contractuels. Des témoignages d’enseignants et de spécialistes du sujet soulignent des cas de « re-catholicisation » de certains établissements. Ismail Ferhat, professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris-Nanterre, relève ainsi l’arrivée de directeurs plus engagés religieusement, souvent placés par des responsables de l’Église, et poussant des initiatives qui favorisent une influence catholique accrue dans l’enseignement.

Parmi les exemples rapportés figurent des refus d’intervention du planning familial en raison de ses positions en faveur de l’avortement et la contraception à Pau, ou l’organisation de cours de catéchèse assurés par des professeurs durant leurs heures de travail en Auvergne, donc financés par des fonds publics. Certaines écoles imposent même des messes obligatoires et des journées spéciales pour célébrer les saints patrons de l’établissement. Les témoignages recueillis par les journalistes de Libération viennent de sources anonymes, de Bretagne, d’Occitanie, de Paca, de Savoie, etc, soulignant le fait que ce phénomène touche tout autant les villes que les campagnes de toute la France. Ces pratiques remettent en cause les principes de laïcité et de neutralité auxquels l’école française est pourtant tenue. Les inspecteurs de l’Éducation nationale semblent préférer fermer les yeux sur ce sujet, ou ne pas s’en mêler en raison du caractère privé de l’établissement.

À la suite de cette enquête et de protestations de plusieurs syndicats en septembre 2024, le directeur de l’ensemble scolaire Immaculée Conception Beau Frêne de Pau est suspendu par le rectorat pour « atteintes à la laïcité ». Des pratiques mises en place dans cette école incluaient « des cours de catéchisme obligatoires et évalués, des censures d’ouvrages, des intervenants réactionnaires ou des entraves à la liberté de conscience ». Une décision qui s’imposait, mais qui donne l’impression de n’être que la face émergée de l’iceberg.

Deux écoles pour deux classes sociales

Au-delà d’une application encore insuffisante de la laïcité, l’enseignement privé pose un véritable problème de concurrence avec le public, au détriment de ce dernier. La controverse autour des propos d’Amélie Oudéa-Castera, qui a qualifié l’école publique d’incompétente en pointant notamment l’absentéisme des professeurs, a révélé une sorte de mépris de classe. La ministre, qui scolarise ses enfants dans le privé, avait justifié son choix en évoquant son souhait de les voir « heureux, épanouis, qu’ils [aient] des amis, qu’ils [soient] bien, qu’ils se sentent en sécurité, en confiance », induisant de fait que l’école publique n’assurerait en rien le bien-être de l’enfant. Des déclarations jugées « lunaires et provocatrices » par les syndicats d’enseignants qui y voient une attaque injustifiée et méprisante contre le service public et l’Éducation nationale. En réponse, les enseignants concernés ont précisé qu’il n’y avait aucun problème d’absentéisme dans l’établissement, et que la ministre cherchait surtout à faire sauter une classe à son fils en maternelle. Si les propos de la ministre ont pu choquer, ils sont pourtant partagés par nombre de Français, qui voient dans le privé un enseignement de meilleure qualité que dans le public.

Cette affaire met en lumière une perception de plus en plus marquée d’un « embourgeoisement » de l’école privée, décrite par les sociologues Stéphane Bonnéry et Pierre Merle dans la revue La Pensée. Selon eux, l’école privée bénéficie depuis une vingtaine d’années de mesures favorables qui contribuent à en faire un choix prisé par certaines élites, renforçant ainsi un sentiment de classe. Un effet de resserrement se crée par l’homogénéisation sociale des établissements. « Les collèges publics pauvres sont encore plus pauvres, […] le collège privé favorisé est encore plus favorisé. » Stéphane Bonnéry précise, en comparant avec un système éducatif allemand dont les constats et résultats sont similaires, que contrairement à nos voisins qui favorisent la mixité dans les établissements afin d’amoindrir les resserrements sociaux, nous faisons en France l’exact contraire. Les résultats scolaires s’en font par conséquent ressentir. Le taux de réussite au bac est de 98 % dans le privé contre 94 % dans le public (données du ministère de l’Éducation nationale pour 2022).

Là où le public a perdu 56.000 enseignants en vingt ans (- 7 %), le privé en a perdu seulement 3.800 (- 2,6 %). Le nombre d’élèves du public ayant baissé de plus de 200.000 élèves, le privé en gagne quant à lui 100.000. Les écoles privées ont donc eu la capacité de choisir leurs « clients » ce qui entraîne une « élitisation » des élèves. En 2011, les élèves du privé étaient à 35,9 % issus d’un milieu « très favorisé » et 14,4 % d’un milieu « favorisé ». En 2022, ces mêmes données sont passées à 42,5 % et 15,6 %. Au contraire, les élèves de la classe « moyenne » et « défavorisée » ont respectivement baissé de 29,9 % en 2011 à 26,5 % en 2022 et de 20 % à 15,7 %. Ainsi, les écoles privées qui sont de plus en plus dépendantes de l’argent public, créent une alternative en faveur d’une société plus fortunée, un entre-soi de plus en plus clair. Cela touche particulièrement les responsables ou élus politiques. Par exemple, les ministres de l’Éducation nationale qui se sont succédé ont pratiquement tous eu au moins un enfant scolarisé dans le privé. C’est général à la classe politique et particulièrement visible en Île-de-France, et ce, de la gauche jusqu’à la droite la plus extrême.

Les écoles privées ont la capacité de choisir leurs « clients », ce qui entraîne une « élitisation » des élèves.

Suite à la publication de l’indice de position sociale (IPS), une mesure du ministère de l’Éducation nationale pour évaluer le statut social des élèves à partir des professions et catégories sociales de leurs parents, la rupture entre privé et public est claire. En sélectionnant les 10 % de collèges à plus faible IPS, on ne compte que 3,3 % d’établissements privés. Au contraire, en sélectionnant les 10 % à plus haut IPS, c’est 60,9 % d’établissements privés. La question de l’égalité face à l’enseignement se pose : alors que tout le monde contribue, par l’impôt, à financer l’école privée, les classes les moins favorisées ont très peu de chance d’en bénéficier. 

L’urgence d’une réforme de fond

L’État ne s’est finalement jamais pleinement engagé auprès de l’école publique en pérennisant une sorte de statu quo avec l’enseignement privé alors qu’il aurait pu absorber de plus en plus d’élèves en investissant dans le public ce qu’il donne au privé. Au contraire, il a laissé les mains libres au privé, amorçant un tri social des élèves tout en concentrant des financements avantageux. À la même heure, nombre d’établissements publics partent en désuétude comme le montraient les lycéens eux-mêmes sur les réseaux sociaux au début de l’année 2024, filmant des locaux aux plafonds effondrés ou sans chauffage.

Un amendement des députés insoumis adopté dans le budget 2025 prévoit de reporter 6 milliards d’euros du privé vers le public pour rendre gratuits les cantines, les transports et fournitures scolaires.

Ne serait-il pas temps d’abroger la loi Debré et de remettre l’école de la République au cœur de l’émancipation citoyenne ? Faut-il une mesure choc au point de déséquilibrer l’entièreté du système éducatif ? Les députés Insoumis – Nouveau Front Populaire ont eu le mérite d’avoir proposé un amendement – adopté – au Projet de Loi de Finance 2025 en reportant 6 milliards d’euros destinés à l’enseignement privé du premier et second degré vers le public, afin de rendre gratuits les cantines, les transports et fournitures scolaires. Si certains objecteront que, privé de cette somme, les établissements privés la répercuteront sur les tarifs facturés aux parents d’élèves, ces derniers auront toujours le choix de revenir vers le public…

Si la mesure a peu de chances d’être conservée après le passage du budget au Sénat et un probable usage de l’article 49.3 de la Constitution, elle propose néanmoins une piste pour trouver des financements éminemment nécessaires pour l’école publique, dans un contexte de disette budgétaire. Si l’option d’une suppression de l’école privée fait toujours peur à la gauche quarante ans après l’échec de la loi Savary en 1984, il ne fait aucun doute que le système actuel à deux vitesses ne peut pas perdure en l’état. A minima, un plus fort contrôle des pratiques du privé et un resserrement des financements publics pour les attribuer aux établissements qui en ont le plus besoin semble évident. Quant aux disparités sociales entre établissements, elles ne pourront être résorbées que par une contrainte forte imposée par l’État, voire une fin de l’école privée.

Les trois erreurs de Québec solidaire

Aux élections parlementaires québécoises du 3 octobre dernier, la coalition Avenir Québec du premier ministre François Legault (centre droit nationaliste), au pouvoir depuis 2018, a été reconduite avec une forte majorité de sièges (90 sur 125 et 40,97% des voix). La gauche de Québec solidaire (QS), menée par Gabriel Nadeau-Dubois, a quant à elle obtenu 15,42% des suffrages et 11 sièges. Pour les solidaires, ces résultats témoignent d’une inquiétante stagnation électorale. En effet, les résultats de ceux-ci sont peu ou prou au même niveau qu’aux élections de 2018 (16,10% des voix et 10 sièges), où ils avaient doublé leurs suffrages et triplé leur représentation. Si la députation du parti s’est accrue dans la métropole montréalaise, celui-ci a perdu son unique siège en région éloignée (dans la circonscription de Rouyn-Noranda-Témiscamingue), reconduisant l’image de parti des centres-villes qui lui colle à la peau depuis sa création. Pourtant, au cours des quatre dernières années, la perte de vitesse des partis traditionnels, le Parti libéral du Québec (centre droit fédéraliste) et le Parti Québécois (centre gauche souverainiste), dégageait un espace pour se poser comme véritable alternative à la Coalition Avenir Québec (CAQ), un espoir ouvertement entretenu par le parti de gauche. Qu’est-ce qui explique cet échec ? Trois erreurs commises au cours de la dernière législature permettent de tirer des leçons pour l’avenir.

L’opposition à la loi sur la laïcité de l’État

Pour QS, l’après-2018 était l’occasion de revêtir les habits de ce qu’avait été autrefois le Parti Québécois (PQ), en prolongeant et en actualisant son héritage politique. Depuis sa fondation en 1968 jusqu’au milieu des années 1990, ce parti avait incarné un vaste mouvement national et populaire pour la souveraineté du Québec et la construction d’un État social. Sa mise en veilleuse du projet indépendantiste après l’échec du référendum de 1995 et sa conversion au néolibéralisme ont cependant entraîné une lente érosion de ses appuis, base sur laquelle QS a émergé. Durant l’élection de 2018, ce dernier avait adopté une stratégie modérément populiste, se posant comme un mouvement « populaire » visant à balayer la « vieille classe politique ». En parallèle, il avait musclé son positionnement nationaliste1 en fusionnant avec les indépendantistes radicaux d’Option nationale, une petite formation issue d’une scission d’avec le PQ. Au terme de la campagne, avec autant de députés et un suffrage presque équivalent (16,10% contre 17,06%, alors le résultat le plus bas de l’histoire du PQ), QS avait toutes les cartes en main pour se poser comme le nouveau parti du « peuple et de la nation ».

Le parti de gauche a cependant emprunté une voie inverse. Débattue durant l’hiver et le printemps 2019, la Loi sur la laïcité de l’État proposée par le CAQ venait parachever un débat vieux de dix ans sur les rapports entre l’État et les religions au Québec2.

Insuffisante et cosmétique, cette loi fait de l’interdiction des signes religieux dans certains postes-clés de la fonction publique (essentiellement : enseignants, forces de l’ordre, juges) son axe majeur d’intervention. Jusque-là, Québec solidaire avait une approche relativement effacée, proposant une issue mitoyenne (interdiction limitée aux forces de l’ordre et aux juges), sans toutefois développer une vision globale de la laïcité au Québec. Cette position a connu une nette inflexion en mars 2019, lorsque le Conseil national du parti s’est opposé à toute interdiction de signes religieux et a ouvert la porte au port du voile intégral dans la fonction publique, au nom de « l’inclusion » des minorités ethnoculturelles et de la lutte contre le racisme antimusulman. Entre temps, les idées de la gauche libérale américaine, très impopulaires auprès de la majorité de la population, avaient pénétré le parti en profondeur – ce que le premier ministre Legault et des commentateurs politiques de tous bords ont tôt fait de pointer du doigt.

Une telle prise de position était lourde de conséquences. En effet, la société québécoise a longtemps vécu sous le joug de l’Église catholique, alors que celle-ci contrôlait les systèmes de santé et d’éducation et avait ses entrées dans les officines gouvernementales. La laïcisation a d’ailleurs constitué un aspect central de la Révolution tranquille3, un vaste mouvement d’émancipation national, social et démocratique commencé en 1960, dont le PQ a été un véhicule essentiel. En ce sens, contrairement à ce qu’affirmaient les opposants à la Loi sur la laïcité de l’État, celle-ci a moins à voir avec le racisme qu’avec le mouvement radical de déconfessionnalisation qui caractérise l’histoire du Québec moderne4.

En mai 2018, lors d’un événement soulignant son retrait de la vie politique, Amir Khadir, premier député et figure de proue de QS depuis ses débuts, avait invité les délégués du parti à ne pas tourner le dos à leurs compatriotes sur cette question, au prix de creuser un fossé qu’il serait difficile à combler. En effet, le choix fait par le parti de gauche, en rupture avec tout un héritage politique et avec environ 65% de la population favorable à la Loi sur la laïcité de l’État, impliquait de fermer la porte à toute ambition sérieuse de remplacer le PQ et d’effectuer une mue « nationale-populaire » pour affronter le nationalisme conservateur de la CAQ. La suite est à l’avenant, QS continuant à diluer son profil nationaliste. Par exemple, face au recul documenté et de plus en plus alarmant du poids des locuteurs francophones face aux anglophones, les solidaires ont adopté un positionnement effacé et minimal. La reconnaissance et le maintien du français comme langue officielle et commune constituent pourtant un autre jalon de la Révolution tranquille, aux côtés du progrès social et de la lutte pour la souveraineté nationale. Durant la présente campagne, le parti de gauche a d’ailleurs mis en sourdine son discours indépendantiste, pour ne pas s’aliéner les franges de l’électorat anglophone, libéral et fédéraliste qu’il convoitait dans les quartiers centraux de Montréal. Il a ainsi laissé un espace de croissance à un PQ que bien des observateurs enterraient prématurément, et qui, retrouvant un discours souverainiste et social-démocrate musclé, est parvenu à récolter 14,60% des voix, à peine moins que son rival solidaire.

Une opposition timorée face à la gestion sanitaire

En somme, en quatre années, QS a remisé son populisme et son souverainisme au profit d’un positionnement plus traditionnel sur l’axe gauche-droite, opposant le camp de la CAQ présenté comme ringard, intolérant et aveugle aux défis climatiques à un camp solidaire jeune, ouvert, écologiste et progressiste. En revanche, cet affrontement frontal ne s’est pas matérialisé pendant la pandémie de COVID-19. En effet, la posture de retenue et de modération adoptée par QS face à l’action gouvernementale, compréhensible au départ, a été reconduite bien au-delà du choc du premier confinement. Le parti de gauche a certes formulé des critiques parcellaires (proposition de mettre en débat l’usage du passeport vaccinal à l’Assemblée nationale, puis demande d’un bilan « scientifique » de celui-ci, rejet de l’application du couvre-feu aux SDF, critique de la lenteur à assurer l’aération des écoles, etc.), mais ces interventions n’ont jamais pris la forme d’une remise en question globale de la gestion de la crise sanitaire, ni d’un discours pointant les causes de celle-ci (libre-échange, crise de l’écosystème, destruction des services publics, etc.).

Pourtant, il aurait été possible d’articuler lutte contre la pandémie et soutien à la vaccination à une critique de la stratégie sanitaire gouvernementale : en proposant des alternatives au confinement, en s’opposant frontalement au passeport vaccinal, ou en remettant en question le poids démesuré des multinationales pharmaceutiques dans la conception et la distribution des vaccins. À titre d’exemple, La France insoumise et Jean-Luc Mélenchon ont adopté cette stratégie avec succès, parvenant à trouver un équilibre entre la demande d’ordre et de mobilisation face à la pandémie et la grogne suscitée par l’autoritarisme gouvernemental.

Au Québec, un seul parti s’est opposé frontalement à la gestion de la crise sanitaire orchestrée par la CAQ : le Parti conservateur du Québec (PCQ). Dirigé par Éric Duhaime, un ex-animateur de radio d’obédience libertarienne, celui-ci a bondi de moins de 1,46% des voix en 2018 à 12,92% en 2022. La soudaine popularité de ce parti réside sans doute moins dans son positionnement radicalement néolibéral (excepté dans les banlieues de la ville de Québec et dans la région de la Beauce, aux sociologies électorales particulières), que dans sa capacité à canaliser la colère provoquée par les mesures sanitaires, en défendant les libertés individuelles et en s’opposant frontalement à la stratégie gouvernementale. Au passage, le PCQ a adopté le profil antisystème qui était jusque-là l’apanage de QS, et capter une partie du vote contestataire qui aurait pu revenir au parti de gauche. Dans un même temps, ce dernier empruntait un chemin inverse : pour les solidaires, l’élection de 2022 devait être celle de la professionnalisation.

Une campagne contradictoire

Durant la campagne électorale, QS a consacré un effort considérable à projeter une image sérieuse, rassurante et modérée : candidatures vedettes aux profils technocratiques, choix de s’adresser à la « classe moyenne », mise en scène de la vie privée de Gabriel Nadeau-Dubois, etc. En parallèle, des propositions phares ont été mises en retrait ou atténuées : les nationalisations ne sont plus évoquées, tout comme l’adoption d’une loi contre l’obsolescence programmée ou la limitation des écart de salaire en entreprise, la fin du financement public aux écoles privées vise désormais à associer celles-ci au réseau public en maintenant leur autonomie, la gratuité scolaire universitaire est renvoyée aux calendes grecques, etc. Cette stratégie a cependant été handicapée par des choix tactiques qui sont venus la contredire.

En effet, en parallèle avec ces tentatives de modération et de professionnalisation, QS a choisi un slogan électoral, « Changer d’ère », qui invoque davantage une rupture radicale qu’une continuité rassurante. Dans un même temps, les solidaires et leur chef de file ont continué à se présenter comme le parti de la jeunesse, en opposition à la CAQ associée aux électeurs âgés6. Le message de la campagne solidaire se résumait ainsi en une opposition entre l’ancien et le nouveau, une configuration risquée dans le contexte d’un électorat vieillissant, et, surtout, contradictoire avec le ton rassurant et modéré voulu par le parti.

Surtout, les velléités de professionnalisation et de modération ont tourné court avec la mise de l’avant de propositions mal calibrées, qui ont braqué une partie de cette « classe moyenne » à laquelle QS s’adressait avec insistance. L’impôt sur la fortune promis par le parti suggérait ainsi de taxer de 0,1% les revenus nets de plus d’un million de dollars par années, de 1% ceux de plus de 10 millions, et de 1,5% ceux de plus de 100 000 millions. Si cette mesure ne devait viser que les 5% les plus riches de la population, elle n’en pas moins prêté flanc aux attaques de la CAQ et des commentateurs médiatiques, qui ont fait mouche en accusant QS de cibler la « classe moyenne ».

Effectivement, à la différence des équivalents européens dont il est inspiré, l’impôt sur la fortune des solidaires serait mis en place dans une société où il n’existe pas de système de retraite public et universel6. Pour leurs vieux jours, les Québécois doivent investir dans des fonds de pension privés ou dans l’immobilier, ce qui fait augmenter la valeur de leurs actifs, mais n’est pas nécessairement un bon indicateur de leur niveau de richesse. D’autant plus qu’avec la flambée des coûts de l’immobilier des dernières décennies, bien des individus ayant acheté un logement à un prix raisonnable sont désormais propriétaires d’actifs théoriquement de grande valeur, sans que cela ne se répercute dans leurs revenus ou leur niveau de vie. En urgence, le parti de gauche a d’ailleurs dû promettre d’exempter les terres et les machineries agricoles de son impôt sur la fortune, une reculade qui a écorné ses velléités de professionnalisation.

Résultat : bien des citoyens qui auraient de bonnes raisons de voter pour QS se sont sentis, à tort ou à raison, ciblés par cette proposition. De par sa complexité et son inadéquation au contexte québécois, celle-ci portait mal le message du parti : la nécessité de partager les richesses et de taxer les riches pour faire face aux crises. Pour atteindre cet objectif, une telle mesure se devait d’être tranchante, ne pas laisser place à des ambiguïtés, et de viser nettement la petite minorité privilégiée qui profite du système : le fameux « for the many, not the few » de Jeremy Corbyn. À cet effet, la taxe sur les « surprofits » des pétrolières et des GAFAM, étonnamment proposée par le Parti Québécois, était bien mieux calibrée. À l’opposée, celle de QS, plutôt que d’en faire le camp de la taxation des riches, a fait du parti celui de la taxation tout court. D’autres propositions allant dans le même sens, comme la taxe supplémentaire à la vente de véhicules polluants ou l’impôt sur l’héritage, ont renforcé cette impression. En parallèle, et contrairement à ce qui avait été le cas lors de l’élection de 2018 (par exemple, avec la promesse de mettre en place une assurance dentaire publique et universelle), QS n’est pas parvenu à formuler des propositions s’inscrivant positivement dans l’espace public.

Et maintenant ?

En fait, outre des formulations vagues mettant en garde contre les changements climatiques ou invoquant la jeunesse et l’espoir, les solidaires ne sont pas parvenus à dessiner une vision claire de leur projet de société. C’est là le point commun des trois erreurs commises durant les dernières années : l’échec à mener une véritable bataille culturelle visant à faire bouger les lignes politiques sur le long terme. Un tel engagement aurait exigé une doctrine et une stratégie globale, qui agiraient comme boussole dans les débats les plus difficiles à trancher, dans les moments de crise ou lors de la préparation d’une campagne électorale. Jusqu’ici, le parti a fait montre d’un excellent sens tactique et logistique, mais celui-ci semble avoir atteint ses limites en l’absence d’une approche stratégique et doctrinaire étoffée.

À ce stade, deux voies s’offrent à Québec solidaire. La première consiste à poursuivre son entreprise de modération et de professionnalisation, de renoncer à son indépendantisme pour rejoindre les électeurs fédéralistes, et de se poser comme une alternative progressiste « raisonnable », susceptible de prendre la place d’un Parti libéral en déroute et de constituer une alternative à la CAQ. Les solidaires pourraient ainsi bénéficier de l’usure du pouvoir qui affectera nécessairement le gouvernement. Dans cette configuration, le parti resterait cependant perméable aux thèses impopulaires de la gauche progressiste sur les questions sociétales, ce qui freinerait considérablement sa progression à l’extérieur de Montréal et des centres-villes. Dans le cadre d’un mode de scrutin uninominal à un tour, où la métropole est sous-représentée, cela représente un obstacle considérable.

L’autre option consiste à revenir sur le chemin que QS avait arpenté avec succès en 2018, celui d’un mouvement national-populaire proposant, avec une pleine conscience de son héritage politique et historique, une refondation démocratique, sociale et écologique de la nation québécoise, autour d’un projet de souveraineté. En revanche, il est sans doute trop tard pour emprunter cette voie en solitaire : le PQ, l’éternel frère ennemi, vit toujours, un résultat qui est partiellement imputable aux erreurs des solidaires. Il y a donc fort à parier que la question de l’alliance entre ces deux partis se posera dans les années qui viennent.

1 Au Québec, le terme « nationalisme » n’est pas négativement connoté comme c’est le cas en Europe. Il signifie simplement un positionnement politique qui met les intérêts du Québec devant ceux de la fédération canadienne. Ainsi, le PQ comme QS se disent ou se sont dits nationalistes, tout comme la CAQ, malgré qu’elle ne soit pas indépendantiste.

2 Un débat qui remonte à l’hiver 2007, moment où commence la crise des « accommodements raisonnables ». À cette époque, des demandes d’accommodements à motifs religieux demandés auprès d’organismes publics et privés et rendus possibles par la Constitution canadienne (qui constitutionnalise le multiculturalisme et ne reconnaît pas le principe de laïcité), soulèvent une forte indignation au Québec.

3 « Indépendance, socialisme, laïcité » était d’ailleurs le mot d’ordre de la revue de gauche radicale Parti pris, à plusieurs égards la matrice idéologique originelle de ce qui deviendrait, bien des années plus tard, Québec solidaire.

4 Ce que démontrait une étude publiée à la même époque : Yannick Dufresne et al., « Religiosity or racism? The bases of opposition to religious accommodation in Quebec », Nations and nationalism 25, no. 2 (2019).

5 Gabriel Nadeau-Dubois a ainsi avancé que « les vieux péquistes et les vieux libéraux ensemble, c’est ça la Coalition avenir Québec ». Une déclaration pour le moins contradictoire avec sa volonté affichée de rejoindre les électeurs du PQ et de construire une « alliance intergénérationnelle ».

6 Une proposition présente dans la plateforme de QS, mais que celui-ci semble soigneusement éviter de mettre de l’avant.

Élections législatives : le Bloc québécois en défense du Québec face au Canada

© Louis Hervier Blondel pour Le Vent Se Lève

L’impétueux Justin Trudeau, le Premier ministre du Canada, fort de sa popularité dans les sondages, a cru bon de déclencher en plein été des élections fédérales anticipées. Donné largement en tête, il ne cesse depuis de disputer dans les sondages la première place aux Conservateurs, crédités chacun d’environ 32%. Au Québec, le Bloc québécois et son chef, Yves-François Blanchet, ont peiné à imprimer dans la campagne. Il a suffi que le Canada anglophone taxe les lois québécoises de « racistes et xénophobes » pour que la province et ses électeurs se souviennent du peu de cas que le ROC – Rest of Canada  –  fait à la nation québécoise et à sa singularité en Amérique du Nord. 

Tous les commentateurs et acteurs de la vie politique canadienne l’attendaient. Cela faisait plusieurs mois qu’une petite musique s’était installée sur la colline parlementaire à Ottawa. Puis, au zénith dans les sondages, assuré d’emporter une majorité absolue, Justin Trudeau a déclenché courant août des élections fédérales anticipées. Largement élu en 2015 face au très conservateur Premier ministre Stephen Harper, Justin Trudeau n’a pas réussi à capitaliser sur ce que d’aucuns ont appelé la Trudeaumania. Le libéral n’a de fait remporté qu’une majorité relative aux élections suivantes en 2019. Sauvé par la piètre campagne menée par son adversaire conservateur, le Saskatchewanais Andrew Scheer, il n’a pas convaincu en majorité les Québécois qui ont offert 32 sièges au Bloc québécois.

Créé en pleine ascension indépendantiste au tout début des années 1990, le Bloc québécois est un parti social-démocrate et écologiste qui défend sur le plan fédéral les intérêts et uniquement ceux du Québec. De fait, il ne présente des candidats que dans les 78 circonscriptions que compte le Québec sur les 338 du Canada. La victoire dans un tiers des circonscriptions québécoises était inespérée pour les bloquistes. Largement balayés par la vague orange – du Nouveau parti démocrate (NPD) – lors des élections fédérales de 2011, le Bloc québécois vivotait en l’absence de discussions autour de la souveraineté du Québec. Depuis la défaite lors du référendum de 1995, qui a vu le camp du Oui perdre l’accès à l’indépendance à seulement quelques milliers de voix, le camp souverainiste avait beaucoup perdu de sa superbe dans la Belle province, et ce d’autant plus que le Parti québécois, équivalent provincial du Bloc québécois, ne captait plus qu’un gros quart de l’électorat lors des élections provinciales.

Yves-François Blanchet, un leader charismatique à la tête du Bloc

Après une décennie de traversée du désert, moribond et sans ressources financières, le Bloc québécois s’est présenté devant les électeurs québécois en 2019 avec une volonté claire de ne pas donner un blanc-seing à Justin Trudeau. Aidés par le charisme de leur leader, Yves-François Blanchet, ils ont réussi au-delà de toutes leurs espérances. Non seulement ils sont arrivés deuxième juste derrière le Parti libéral du Canada (PLC) de Trudeau au Québec avec plus de 32% des suffrages, mais ils ont également privé Trudeau de la majorité absolue. Cette victoire toute relative de Justin Trudeau a empêché les libéraux d’avoir les mains libres au parlement canadien. La plupart des lois ont dû faire l’objet d’âpres débats avec le Bloc québécois et le NPD, et, ce faisant, ont permis aux premiers de défendre les intérêts du Québec. 

De fait, le Québec continue d’avoir des aspirations singulièrement différentes du reste du Canada. Tant en matière de laïcité, de langues officielles, d’environnement, de luttes sociales ou de répartition des compétences, le Québec assume ses différences en tant que nation distincte du reste du Canada. Le sujet du plus gros contentieux entre Québec et Ottawa est la loi 21 dite sur la laïcité. Inspirée des lois françaises en la matière, le gouvernement provincial du nationaliste de centre-droit François Legault a souhaité légiférer. La loi dispose que le Québec est un État laïc et oblige, à quelques exceptions, que l’ensemble des fonctionnaires servent le public à visage découvert tout en interdisant tout signe ostentatoire. Si elle est approuvée par plus des deux-tiers des Québécois, la loi fait depuis l’objet d’un vif rejet au reste du Canada. Champion du multiculturalisme depuis que Pierre Eliott Trudeau, le père de Justin, en a fait un étendard dans les années 70, le Canada et les Canadiens considèrent qu’il s’agit d’une loi, sinon raciste, du moins particulièrement discriminante envers les citoyens de confession musulmane. De nombreux intellectuels au rang desquels Charles Taylor ou Will Kymlicka, se sont émus qu’une telle loi puisse voir le jour au Canada. Aussi, et depuis son adoption courant 2019, le gouvernement fédéral et Justin Trudeau lui-même n’écartent pas l’idée de contester, au nom du gouvernement canadien, la loi sur la laïcité de l’État du Québec. 

Le Québec, qu’il s’agisse de laïcité, de défense du français ou de l’environnement se démarque singulièrement du reste du Canada.

Le deuxième contentieux entre le Québec et le ROC – Rest of Canada – nom donné pour marquer la différence entre les deux sociétés, concerne le destin des langues officielles et tout particulièrement la place du fait français. En diminution depuis plusieurs décennies, avec à peine plus de 20% de locuteurs sur l’ensemble du pays, le français recule dorénavant y compris au Québec, principalement à Montréal et dans ce qu’on appelle le 450 – prononcez quatre cinq zéros – la banlieue qui entoure l’île de Montréal, au profit de l’anglais et de tierces langues. François Legault ainsi qu’Yves-François Blanchet et l’ensemble du Bloc québécois réclament que la compétence en matière de langues officielles et en immigration soient davantage concentrées à Québec pour la bonne et simple raison qu’elles permettraient de limiter considérablement la progression de l’anglais. Cela passe par une plus forte immigration francophone ou encore par l’élargissement de la loi 101, qui protège la langue française au Québec, à l’ensemble des entreprises de juridiction fédérale. De leur côté, les partis fédéraux et en particulier le Parti libéral du Canada ne prennent pas la mesure de l’urgence de la défense du français. La promesse d’une nouvelle loi fédérale sur les langues officielles à la suite des élections de 2019 ne s’est pas concrétisée à la veille du déclenchement des élections fédérales cet été, malgré les prises de parole de la ministre libérale en charge de ce sujet, Mélanie Joly. 

Enfin, l’antagonisme s’est accru entre le Québec et le reste des provinces par son rejet des projets d’oléoducs et autres pipelines censés transporter les hydrocarbures et le sable bitumineux de l’Alberta. Des projets comme Énergie Est ont vu une très forte opposition se dresser au Québec, où les enjeux environnementaux sont davantage pris en compte. La réalité énergétique de la province, qui dépend en bonne partie de l’hydro-électricité, gérée par l’entreprise Hydro-Québec et le réchauffement climatique, qui voit des hivers de plus en plus rigoureux et des étés de plus en plus caniculaires, ont augmenté les différences de perception entre les Québécois et les Canadiens. Déjà, au milieu du XXe siècle, André Siegfried, dans Le Canada, puissance internationale, montrait par la sociologie les différences de perception entre les francophones et les anglophones, soit entre les Français et l’Anglais dans leur rapport à la nature et à l’agriculture. 

Les Deux solitudes entre francophones et anglophones

Aussitôt les élections déclenchées, François Legault, ancien indépendantiste, aujourd’hui qualifié de nationaliste, a invité les Québécois à se détourner de Justin Trudeau, des écologistes et des néo-démocrates, qu’il accuse d’être centralisateurs et de priver le Québec de ses prérogatives. Les moyens alloués au système des garderies ou au système de santé ont fait plusieurs fois la Une des journaux québécois où Legault s’est comme rarement un Premier ministre provincial l’a fait immiscé dans la campagne fédérale en invitant les électeurs à se tourner vers Erin O’Toole et les conservateurs, qui ont promis de ne pas contester la loi sur la laïcité et de respecter les compétences provinciales. 

Cette sortie du Premier ministre a été mal vécue par Yves-François Blanchet et le Bloc québécois qui, malgré le relatif effacement de l’enjeu indépendantiste au sein de leur plateforme électorale, auraient bien souhaité voir François Legault venir à la rescousse des seuls véritables défenseurs des intérêts du Québec. Depuis le déclenchement des élections, les bloquistes ont, avec beaucoup de difficultés, cherché à accrocher les électeurs avec un sujet clivant mais fédérateur au Québec, comme la loi 21 en 2019, sans pour autant parvenir à imprimer. Les hésitations de Blanchet sur un nouveau franchissement du fleuve Saint-Laurent à Lévis, dans la proche banlieue de Québec, ont ajouté à la confusion. Seul son charisme et sa maîtrise des sujets lors des débats en français ont évité au Bloc québécois de descendre dans les coups de sonde. Les aspirations majoritaires des Québécois se recoupent avec le programme bloquiste, mais le souverainisme n’imprime plus au sein de la majorité de la population, tandis que nombreux sont ceux à considérer qu’un vote pour le Bloc québécois est un vote inutile puisqu’il n’obtiendra jamais la majorité absolue.

«Le débat a commencé par une chaudière d’insultes au visage des Québécois. On s’est fait traiter de racistes et de xénophobes par l’animatrice en commençant le show. Ordinaire. »

Le troisième débat des chefs – en anglais – est venu remettre les pendules à l’heure. Animé par la modératrice Shachi Kurl, présidente de l’institut de sondages Angus Reid, la première question de la soirée, à destination d’Yves-François Blanchet, a choqué jusqu’aux plus fédéralistes des Québécois. « Vous niez que le Québec a un problème de racisme, pourtant vous défendez des législations comme les projets de loi 96 sur le renforcement du français et 21 sur la laïcité, qui marginalisent les minorités religieuses, les anglophones et les allophones. Le Québec est reconnu comme une société distincte. Mais pour ceux hors de la province, s’il vous plaît, expliquez-leur pourquoi votre parti soutient aussi ces lois discriminatoires ». Cette sortie, puis celle de la cheffe du Parti vert du Canada, Annamie Paul, qui a invité Yves-François Blanchet à « s’éduquer » au sujet du racisme systémique supposément présent au Québec, ont totalement renversé le cours de la campagne. L’absence de réponse des autres leaders pour défendre le Québec lors du débat a fini d’ulcérer le leader du Bloc québécois qui s’est prononcé en ces termes à la suite du débat : « Le débat a commencé par une chaudière d’insultes au visage des Québécois. On s’est fait traiter de racistes et de xénophobes par l’animatrice en commençant le show. Ordinaire. Et quand on veut parler des francophones hors Québec et des Acadiens, on se fait ratatiner comme une crêpe. Tirez-en les conclusions que vous voulez. »

Le lendemain, alors que le vote anticipé démarrait pour une durée de trois jours, l’attaque subie contre le Québec lors du débat en anglais et sans qu’un leader vienne défendre la province, à l’exception d’Yves-François Blanchet, a totalement rebattu les cartes. Durant plusieurs jours, l’ensemble des Unes des journaux papiers et télévisés ont été consacrés à l’antagonisme persistant entre le Canada et le Québec, entre les Deux solitudes, titre de l’ouvrage du romancier canadien Hugh MacLennan au sujet de l’indifférence et de l’incompréhension mutuelles entre les Québécois et le reste des Canadiens. Plafonnant péniblement aux alentours de 25% des suffrages avec à peine plus de 20 sièges prévus, le Bloc québécois a passé les 30% et est en passe de maintenir, sinon d’améliorer son score et d’empêcher Justin Trudeau d’obtenir une majorité absolue. De fait, de nombreuses circonscriptions québécoises, au moins une dizaine, sont chaudement disputées entre le Bloc québécois et le PLC, selon les agrégateurs de sondages Si la tendance se maintient et 338Canada

À quelques heures du résultat, qui promet de longues heures d’attentes, tant de nombreuses circonscriptions sont indécises entre les libéraux, les conservateurs, les néo-démocrates et les bloquistes au Québec, il est de fait prouvé que Justin Trudeau a d’ores-et-déjà perdu son pari. Avoir convoqué des élections en pleine pandémie et en l’absence de renouvellement programmatique, si ce n’est faire le choix de voter progressiste, ne semble, d’après les dernières tendances, pas avoir permis à Trudeau de se démarquer. Si les élections devraient voir les libéraux de nouveau remporter une majorité relative, il n’est pas impossible que le Bloc québécois coiffe au poteau les libéraux au Québec. Conscient que le traitement réservé au particularisme québécois est très dommageable pour l’attractivité du Québec en Amérique du Nord, où huit millions de francophones sont entourés de 350 millions d’anglophones, Yves-François Blanchet souhaite, dès le début des travaux parlementaires de la prochaine législature, redorer le blason du Québec et s’appuyer sur la France pour contribuer à un changement de paradigme. Mais ce qui est déjà certain, c’est que le rêve d’un Québec souverain, tombé aux oubliettes depuis des années, semble s’être réveillé. 

« Sans amortisseurs sociaux, la crise sanitaire aurait été encore plus violente » – Entretien avec Éric Chenut

Eric Chenut MGEN
Eric Chenut, vice-président délégué de la MGEN et auteur de L’émancipation, horizon de nos engagements mutuels.

Vice-président délégué du groupe MGEN et militant mutualiste, Éric Chenut est l’auteur de L’émancipation, horizon de nos engagements mutuels (Fondation Jean-Jaurès / L’Aube, 2020). Dans cet entretien, il revient pour nous sur les origines et sur les fondements philosophiques du mouvement mutualiste, mais aussi sur sa conception de l’émancipation, notion au cœur de son engagement. Il y défend le rôle de l’État dans la garantie à chacun des moyens de l’émancipation. Il analyse également l’importance du numérique dans nos sociétés et dessine les contours d’une démocratie sanitaire pour renouer la confiance entre la population et les autorités, dans le contexte de la crise que nous traversons. Entretien réalisé par Léo Rosell.

LVSL – Vous vous présentez avant toute chose comme un « militant mutualiste », et exercez des responsabilités de premier plan dans la Mutuelle générale de l’Éducation nationale (MGEN). Pourriez-vous revenir à la fois sur les origines et sur les fondements philosophiques du mouvement mutualiste ?

Éric Chenut – Être militant mutualiste, c’est avant tout s’inscrire dans une philosophie particulière de l’action, à la fois individuelle et collective. Une philosophie qui implique un savoir-être et un vouloir-être-ensemble pour soi et pour les autres. Une mutuelle, par définition, est un bien collectif, animé et porté par des femmes et des hommes engagés, qui partagent des convictions communes. Des convictions qui s’incarnent au quotidien dans la manière d’activer des solidarités intergénérationnelles, interprofessionnelles, interrégionales, entre actifs et retraités, entre malades et bien portants, dans le service apporté à ses adhérents ainsi que dans la gouvernance démocratique qui est la signature du mutualisme.

Nous agissons par et pour les adhérents, les bénéficiaires finaux de notre action. Le mutualisme est une manière originale, résolument moderne d’entreprendre, une forme d’économie circulaire à échelle humaine. Elle cherche à rationaliser notre action pour en maximiser l’utilité sociale, où la mesure d’impact est démocratiquement contrôlée par les représentants des adhérents. Le mutualisme induit une efficacité vertueuse s’il n’est pas dévoyé par l’hyper-concurrence qui pourrait le conduire à se banaliser pour répondre aux canons du marketing, des appels d’offres remettant en cause le fondement même de son essence solidariste et émancipatrice.

Avec l’avènement du siècle des Lumières, ces groupements, ces mouvements inspirés du principe de solidarité se détachent de la charité pour donner forme aux Sociétés de secours mutuels qui se développent concomitamment à la Révolution industrielle.

Très concrètement, le mutualisme est un modèle économique et solidaire fondé sur la Mutualité, c’est-à-dire une action de prévoyance collective par laquelle des personnes se regroupent pour s’assurer mutuellement contre des risques sociaux que sont la maladie, les accidents du travail, le chômage ou encore le décès. Nous pouvons adapter les réponses du mutualisme afin qu’il puisse se préoccuper des nouveaux fléaux sociaux, induits par des risques émergents comme l’environnement, les vies plus séquentielles ou de nouvelles crises pandémiques.

Pour ce qui est des origines philosophiques du mutualisme, plusieurs courants de pensée ont participé à sa conceptualisation, comme le mutualisme inspiré par Proudhon ou le solidarisme promu par Léon Bourgeois. Bien sûr, si on retrouve des traces d’actions de secours mutuel dans l’Antiquité, l’histoire du mutualisme en France remonte plus sûrement au Moyen-Âge avec les guildes, les confréries, les jurandes, les corporations et le compagnonnage. Avec l’avènement du siècle des Lumières, ces groupements, ces mouvements inspirés du principe de solidarité se détachent de la charité pour donner forme aux Sociétés de secours mutuel qui se développent concomitamment à la Révolution industrielle. Libérées de leur sujétion au pouvoir politique, après le Second Empire, et se développant d’abord en marge voire en opposition aux syndicats ainsi qu’aux assurances, les mutuelles proprement dites s’organisent dans un cadre juridique plusieurs fois remanié, concrétisé en France par le Code de la mutualité.

Le mouvement mutualiste continue donc d’investir et d’innover, contribuant ainsi à l’aménagement du territoire en santé en apportant des réponses de proximité.

En France, le mutualisme s’inscrit aujourd’hui dans le mouvement de l’économie sociale et solidaire qui promeut ce mode d’entreprendre à but non lucratif, ce qui ne signifie pas sans excédents. Ceux-ci sont réinvestis pour apporter aux adhérents des services nouveaux, à travers des réalisations sanitaires et sociales, des œuvres mutualistes, des services de soins et d’accompagnements mutualistes, aussi divers que des EHPAD, des cliniques de médecine, de chirurgie, d’obstétrique, des établissements de soins de suite et de réadaptation, des établissements de santé mentale, des centres de santé, des établissements médico-sociaux, des services à domicile, des centres d’optiques, dentaires ou d’audiologie, des crèches ou encore des services funéraires. Le mouvement mutualiste continue donc d’investir et d’innover, contribuant ainsi à l’aménagement du territoire en santé en apportant des réponses de proximité.

La mutualité n’est donc pas soluble dans l’assurance tant sa dimension sociale, sociétale et d’accompagnement est forte, elle concourt à la dimension sociale de la République aux côtés de la Sécurité sociale.

LVSL  Justement, à la Libération, la mise en place du régime général de la Sécurité sociale, par le ministre communiste du Travail Ambroise Croizat, et le directeur de la Sécurité sociale Pierre Laroque, a suscité l’inquiétude, voire la méfiance de la Mutualité, qui craignait de perdre le poids qu’elle avait acquis dans le mouvement social depuis plus d’un siècle. L’ordonnance portant statut de la Mutualité reconnaît toutefois que « les sociétés mutualistes sont des groupements qui, au moyen des cotisations de leurs membres, se proposent de mener, dans l’intérêt de ceux-ci ou de leur famille, une action de prévoyance, de solidarité ou d’entraide ». Comment ont évolué, depuis, les rapports entre la Mutualité et la puissance publique ?

E. C. – L’intervention de l’État dans le domaine social a été beaucoup plus tardive en France que dans la majorité des pays européens, ce qui explique le poids qu’y ont pris les mutuelles. La Sécurité sociale n’a pas été créée ex nihilo en 1945 sur une décision du Gouvernement provisoire de la République française, elle est le résultat d’un processus historique. Elle repose sur deux lois antérieures. La première, la loi sur les retraites ouvrières et paysannes, fut votée en 1910 et concerna à l’époque 2,5 millions de personnes. La seconde fut votée en 1930 et a établi les Assurances sociales, inspirées en partie du système dit bismarckien mis en place en Allemagne de 1883 à 1889.

La Sécurité sociale innove sur trois points : d’abord, elle porte une ambition universelle et prétend couvrir tous les Français. Ensuite, elle prend en charge l’ensemble des risques sociaux. Enfin, les caisses de Sécurité sociale sont gérées par les travailleurs eux-mêmes, à travers leurs représentants syndicaux élus.

La France est le dernier grand pays d’Europe à s’être inspiré de ce système et à mettre en place les Assurances sociales, en raison principalement d’une farouche opposition d’une partie du patronat et à la réticence des médecins libéraux qui avaient promu leur charte de la médecine libérale à la fin des années 1920. Les Assurances sociales ont été investies par les mutualistes : aussi notre pays compte 15 millions de mutualistes à la Libération. Le rapport de force est alors favorable à la gauche et aux syndicats.

La Sécurité sociale innove sur trois points. D’abord, à la différence des lois de 1910 et 1930, elle porte une ambition universelle et prétend couvrir tous les Français. Ensuite, elle prend en charge l’ensemble des risques sociaux, jusqu’alors gérés par des acteurs différents ; seule exception, le chômage qu’on croit avoir vaincu. Enfin, les caisses de Sécurité sociale sont gérées par les travailleurs eux-mêmes à travers leurs représentants syndicaux élus.

Il s’agit donc d’un moment difficile pour la Mutualité, qui voit son périmètre d’activité et de légitimité se réduire à mesure que la Sécurité sociale se généralise. Son modèle, parce qu’il a gagné, induit de fait son retrait. À partir de ce moment, elle doit donc se réinventer, et aller sur de nouveaux risques, que la Sécu ne couvre pas, et se développer sur des protections par des prestations en espèces, certes, mais surtout en nature et en services. S’ouvre alors une ère d’innovation et d’investissement pour apporter des réponses territoriales et accompagner la reconstruction du pays, l’accès aux soins et des actions de salubrité publique.

La Sécurité sociale couvrant les salariés, les syndicats et les mutualistes portent son élargissement aux fonctionnaires. En 1947, la loi Morice établit un accord entre l’État et la Mutualité : cette dernière, reconnaissant la Sécurité sociale, gagne le droit de gérer celle des fonctionnaires, notamment pour la MGEN, celle des enseignants.

La Mutualité a su se développer, et convaincre de son utilité sociale, alors que la Sécurité sociale se généralisait, preuve qu’il n’y a pas à les opposer.

Au sein du mouvement mutualiste une ligne de divergence exista pendant plusieurs dizaines d’années entre les défenseurs d’une alliance objective avec l’assurance maladie, et ceux estimant que la Mutualité avait été spoliée. Depuis, ces querelles ont totalement disparu, les mutualistes défendant la Sécu comme premier levier de mutualisation, le plus large possible, socle indispensable au creuset républicain.

La Mutualité a su se développer, et convaincre de son utilité sociale, alors que la Sécurité sociale se généralisait, preuve qu’il n’y a pas à les opposer. Alors qu’elle couvrait 15 millions de personnes à l’après-guerre, elle en protège aujourd’hui 38 millions et gère 2 800 services de soins et d’accompagnement mutualistes sur tout le territoire, faisant d’elle le premier réseau non lucratif de soins du pays.

À partir des années 1970, les assureurs privés, avec des objectifs lucratifs, commencent à investir le domaine de la santé, au détriment des mutualistes. Ils sont confortés par le cadre européen, qui privilégie leurs statuts, celui des mutuelles n’existant pas dans la plupart des autres pays.

La Mutualité n’a pas toujours entretenu une relation apaisée et fluide avec les syndicats. La Fédération nationale de la Mutualité française (FNMF), créée en 1902 au Musée social à Paris, attendit 1971 pour engager des relations régulières avec la CFDT, la CGT et FO, sous l’impulsion des mutuelles de fonctionnaires où les relations étaient bien plus nourries et structurées.

Le mouvement mutualiste est soumis aujourd’hui à une concurrence de plus en plus sévère, induit par la doxa libérale européenne et les ordonnances de concurrence libre et non faussée qui induisent la déconstruction méthodique des cadres solidaires émancipateurs mutualistes. Les contrats groupes d’entreprises, sous couvert d’une meilleure couverture des salariés, ont déconstruit les solidarités entre actifs et retraités. Les besoins de portabilité des droits renforcent les stratégies de segmentation des marchés et d’individualisation des risques. L’hyper-concurrence engendre des coûts d’acquisition renforcés sans création de valeur sociale pour l’adhérent, les dernières modifications législatives imposant la résiliation infra-annuelle pour les complémentaires santé ayant pour principal impact une augmentation des coûts de gestion.

Nous devons jouer notre rôle de leader et rester ce que nous sommes : des militants de la protection sociale solidaire, des entrepreneurs du mieux vivre.

Alors que la question devrait être au contraire d’imposer un haut niveau de redistribution, de créer de la valeur pour les bénéficiaires finaux, les conditions de marché et un impensé politique conduisent à réglementer à outrance les contrats plutôt qu’à interroger le sens de l’action des acteurs et des opérateurs.

La Mutualité a donc intérêt aujourd’hui encore plus qu’après-guerre à se réinterroger sur son devenir, compte tenu des impacts induits par ce contexte concurrentiel, l’accélération des regroupements, aujourd’hui moins de 400 mutuelles, et la constitution de groupes mutualistes couvrant des millions de personnes. Le groupe VYV cofondé par la MGEN en 2017 protège ainsi plus de 10 millions de personnes. Comment allier taille et proximité ? Comment innover et investir pour inventer les métiers de demain de la protection sociale sans perdre de vue la préoccupation de la vie quotidienne des femmes et des hommes que l’on protège ?

Voilà une des nombreuses équations auxquelles les mutualistes ont à apporter la meilleure réponse possible. Ils doivent se réinventer pour ne pas se banaliser et préserver leurs capacités à entreprendre, à jouer l’émulation avec les autres acteurs de la protection sociale sans avoir peur d’être copiés. Nous devons jouer notre rôle de leader et rester ce que nous sommes : des militants de la protection sociale solidaire, des entrepreneurs du mieux-vivre.

Il appartient aux mutualistes de créer les conditions du rapport de force pour être entendus des pouvoirs publics et de l’État pour ce qu’il est, un employeur responsable, un investisseur de long terme dans les territoires, et un acteur contribuant au développement de l’action publique, confortant par le non lucratif les services publics de proximité.

Les mutualistes, par leur action, par le développement de leurs réponses, participent de la politique des territoires et du pays, même si ils ne sont pas toujours payés en retour. Il leur faut nouer des alliances objectives afin de pouvoir davantage peser dans le débat public à la hauteur de leur contribution sociale effective.

LVSL  L’idée d’émancipation est au cœur de votre ouvrage, comme en témoigne son titre. Quelle conception vous faites-vous de ce terme, de sa valeur philosophique et de son utilisation possible dans le domaine politique ?

E. C.  Je me suis aperçu en préparant ce livre que l’émancipation était au cœur de tous mes engagements depuis plus de 25 ans. Et cela m’a interrogé, car je n’en avais pas forcément eu conscience au moment de mes choix d’engagement successifs ou concomitants.

J’ai toujours voulu être libre, que l’on ne me réduise pas à l’image que l’on se faisait de moi. Je voulais être jugé pour ce que je faisais, et non pour ce qu’en apparence j’étais, ou ce à quoi on voulait me restreindre. Comme tout le monde, j’ai de multiples identités, elles ne peuvent suffire à me définir seules. À la différence de Kant, je crois que l’on se définit plus par ce que l’on fait que par ce que l’on pense.

Je n’oppose pas l’émancipation individuelle et collective car l’une comme l’autre se nourrissent, se renforcent. C’est parce qu’en tant qu’individu, je me sens libre, éduqué, en capacité de faire des choix, que j’ose les faire.

Je me réfère régulièrement à Montaigne, qui pose le principe d’individuation. Je suis par moi-même, et je crois que chacun l’est, femme ou homme libre. Je fais partie d’un groupe, un village, des amis, une famille, une profession, mais je suis moi-même. Je ne suis pas seulement une partie du groupe. Je concours au groupe, j’interagis avec les autres. Montaigne ne fait pas l’éloge de l’individualisme comme certains ont voulu le caricaturer, il porte le germe de l’émancipation, en ce sens qu’il pousse l’individu à se réaliser par lui-même, pour lui-même avec les autres, dans son écosystème, humain, naturel, animal. Je crois à cette nécessité de rechercher une harmonie, au fait que l’on ne se construit pas contre les autres, mais avec eux et par eux.

Je n’oppose pas l’émancipation individuelle et collective car l’une comme l’autre se nourrissent, se renforcent. C’est parce qu’en tant qu’individu, je me sens libre, éduqué, en capacité de faire des choix, que j’ose les faire. C’est parce que le groupe, la société, la nation investissent et croient en moi, me protègent de l’aléa, me donnent les outils pour que je sois un citoyen libre et éclairé, que je pourrais la défendre si une menace apparaissait.

La République a donc tout intérêt à investir massivement pour que ses filles et ses fils puissent être libres, émancipés de toute pression politique, religieuse, consumériste, et agissent en femmes et hommes libres, éclairés, car c’est ainsi qu’elle sera confortée. Elle sera questionnée, elle devra être elle-même irréprochable, car plus les gens sont formés et informés, plus leur niveau d’exigence progresse. C’est donc un cheminement exigeant, une recherche d’amélioration permanente, où le sens est d’être plus que d’avoir, où le progrès se mesure dans la concorde et aux externalités positives et non à l’accumulation, où l’essentiel est la PIBE, la participation intérieure au bien-être, et non le PIB, gage de gabegies et d’aberrations environnementales.

Pour que cette émancipation individuelle et collective prenne force et vigueur, cela suppose que différentes conditions soient remplies, que la République porte une ambition aspirationnelle, que l’État garantisse à chacun les moyens de cette émancipation par l’éducation, la culture, la santé, la solidarité et la citoyenneté.

L’émancipation, c’est donc ce qui me permet d’être moi-même, un être civilisé, connecté avec mon environnement, pouvant agir et interagir avec lui, comprenant les enjeux, et pouvant décider en toute connaissance de cause. Pour que cette émancipation individuelle et collective prenne force et vigueur, cela suppose que différentes conditions soient remplies, que la République porte une ambition aspirationnelle, que l’État garantisse à chacun les moyens de cette émancipation par l’éducation, la culture, la santé, la solidarité et la citoyenneté.

LVSL  Votre livre s’ouvre sur le constat que « la société française apparaît de plus en plus fracturée, loin du mythe révolutionnaire de la nation une et indivisible la structurant », ce qui constitue un défi considérable pour le vivre-ensemble. La croissance des inégalités sociales et territoriales a dans le même temps altéré en profondeur l’égalité des chances, réduisant ainsi ce que vous appelez « la capacité des individus à s’émanciper ». Si ce constat est souvent fait dans les champs politique et médiatique, quelles en sont la portée et la spécificité selon une perspective mutualiste ?

E. C. – Depuis les années 1980, l’évolution des inégalités est en hausse partout dans le monde, de telle sorte que même si en Europe celles-ci sont moins fortes qu’ailleurs dans le monde, notamment en raison de nos systèmes sociaux, les inégalités n’y régressent plus pour autant. Les politiques publiques permettent moins qu’avant à un enfant de réussir par son seul mérite à se hisser dans une autre classe sociale que celle de sa naissance. Cela ne peut que générer du ressentiment social, qui se traduit vite en exutoire violent, faute de débouché politique si ces frustrations ne trouvent pas de possibilité de traduction constructive.

Aujourd’hui, celles et ceux qui contribuent le plus aux solidarités proportionnelles par l’impôt et les cotisations sociales sont les classes moyennes qui, paradoxalement, voient leurs efforts moins récompensés qu’avant. En effet, l’action publique investit moins pour l’avenir à travers des infrastructures ou l’éducation permettant à leurs enfants de pouvoir avoir une vie meilleure que la leur. Depuis l’après-guerre, ma génération est la première à ne pas avoir vu sa condition s’améliorer par rapport à celle de ses parents.

Par ailleurs, celles et ceux qui bénéficient de l’action sociale se voient dans l’obligation de justifier toujours davantage les aides auxquelles ils ont droit, et ces dispositifs d’accompagnement, plutôt que de les aider à évoluer, à s’élever, leurs permettent juste de survivre.

Par conséquent, les contributeurs nets comme les bénéficiaires nets ne peuvent nourrir dans cette situation qu’une vision négative de l’action publique, des dispositifs d’aide sociale, sans que l’État ne les réinterroge en profondeur pour les refonder. Une situation qui nourrit un sentiment de gâchis, et qui alimente une perte de sens collectif, tout en nuisant à la conscience que les solidarités sont nécessaires et participent à la richesse de tous. De plus, elle est largement instrumentalisée par les tenants du tout libéral.

La crise sanitaire actuelle, qui aggrave dangereusement cette crise économique et sociale, en témoigne : sans amortisseurs sociaux, elle aurait été encore plus violente. Mais si on ne rétablit pas la pertinence des solidarités, nous aurons du mal à convaincre de l’utilité de l’impôt et des cotisations sociales.

Si le rapport à la société et aux autres n’est pas apaisé, nous, en mutualité, ne pouvons promouvoir efficacement nos constructions solidaires, nos mécanismes redistributifs. Si chacun calcule son risque a posteriori, et veut en avoir pour son argent, le mécanisme même d’assurance n’est plus possible. C’est pourquoi il faut en revenir au sens, rendre compte de l’utilisation des ressources qui nous sont confiées pour montrer le bon usage qui en est fait, et rappeler pourquoi nous avons intérêt à être solidaires les uns avec les autres en termes de prévention des risques et d’apaisement social.

La meilleure des garanties de la Mutualité est son essence démocratique. Il nous faut donc renforcer la place des adhérents dans les mutuelles et la gouvernance mutualiste.

Cette crise sanitaire a rappelé à chacun que nous étions mortels, fragiles, et que sans les autre nous n’étions rien. Même la coopération internationale et européenne, quand elle a failli au début de la pandémie, a montré à quel point nous étions vulnérables. Il faut espérer que nous ayons des femmes et des hommes politiques qui portent cette aspiration au dépassement, au sursaut républicain, pour que nous ayons à cœur l’attention de l’autre, pour éviter les tensions de demain que tout repli nationaliste induirait inexorablement.

La Mutualité est traversée par les mêmes interrogations que la société. Elle doit donc elle aussi démontrer la force de son modèle, l’efficacité de ses mécanismes de redistribution solidaire, la résilience de son économie. La meilleure des garanties de la Mutualité est son essence démocratique. Il nous faut donc renforcer la place des adhérents dans les mutuelles et la gouvernance mutualiste en utilisant notamment les nouveaux moyens de communication afin de les associer aux réflexions et de rendre compte des décisions qui sont prises.

LVSL  Vous présentez cet ouvrage comme le résultat d’un « travail d’archéologie sur [vous]-même », dévoilant votre enfance, notamment marquée par un sentiment d’injustice suscité par votre handicap, et par une scolarité dans une ville, Nancy, où l’école jouait encore « le rôle de creuset républicain », avant d’évoquer vos engagements successifs dans le milieu mutualiste et plus largement associatif, et de résumer les valeurs qui vous animent selon le triptyque suivant « humanisme, émancipation, laïcité ». Pourriez-vous revenir sur les principales étapes de votre parcours, et sur les motivations qui vous ont mené à écrire cet ouvrage ?

E. C.  J’ai débuté mon parcours en mutualité en 1993, après avoir milité dans le syndicalisme étudiant à l’UNEF ID. J’ai trouvé dans cette forme d’engagement une dimension très concrète que je ne retrouvais pas ailleurs et qui me correspondait bien. Comme je l’ai dit, je crois que l’on se réalise aussi en faisant, en étant dans l’action.

Puis, les rencontres m’ont amené à m’intéresser à d’autres questions que la prévention, l’accompagnement social. J’ai eu envie et besoin de comprendre, d’approfondir les questions sous-jacentes qui amenaient à cette situation. J’ai voulu agir en amont, et donc j’ai élargi mon champ des possibles en essayant de remonter le fil et de voir où et comment il était possible d’agir pour que chacun puisse devenir réellement l’artisan de sa propre vie, sans que personne ne soit contraint par un problème de santé, de handicap, une origine ethnique ou religieuse, une contrainte économique et sociale.

La politique fut donc une source de réflexion et d’engagement naturelle pour moi, au Parti socialiste, où j’ai réfléchi et travaillé sans vouloir prendre de responsabilités au sein de l’appareil du parti. J’ai été élu municipal et communautaire d’opposition de 2008 à 2014, mandat au cours duquel j’ai beaucoup appris, en découvrant l’action publique depuis l’intérieur. Ce fut une expérience que j’aurais probablement poursuivie si mon engagement professionnel ne m’avait pas conduit à quitter Nancy pour m’installer à Paris.

La MGEN m’a permis de m’intéresser et de me former à différents champs d’activités dans l’assurance, la prévention, la recherche en santé publique, la gestion d’établissements de santé, le numérique en santé, me donnant une vision prospective qui a nourri ma capacité à faire des propositions, et là où je suis, à la MGEN, au Groupe VYV ou à la FNMF, d’être force de propositions pour que nous nous réinterrogions quant à notre devenir, notre contribution perceptible par celles et ceux pour qui nous sommes là, les adhérents.

Nos organisations, parce qu’elles sont inscrites dans le camp du progrès, se doivent d’éclairer l’avenir et de porter une parole courageuse dans le concert du mouvement social dont nous faisons partie.

LVSL  Dans son discours lors de la réception de son prix Nobel, en 1957, Albert Camus a dit : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. » En accordant une place centrale aux « enjeux de notre génération », et en rappelant que ceux-ci ont énormément évolué depuis l’après-guerre, vous semblez aussi traduire des inquiétudes qui concernent l’asservissement de l’humanité, non plus tant par les idéologies que par le numérique. Dans quelle mesure cet enjeu est-il devenu celui de notre génération, et comment faire progresser efficacement une culture scientifique et un nouvel humanisme, capables d’armer les citoyens face à cette menace qui alimente nombre de récits dystopiques ?

E. C. – Je crois que notre préoccupation est davantage de savoir quelle génération nous allons laisser au monde que de savoir quel monde nous allons laisser aux générations futures. Si nous n’armons pas ces générations à pouvoir se projeter, à pouvoir comprendre leur environnement et y agir, comment pouvons-nous imaginer leur donner la capacité de faire de bons choix pour elles-mêmes et pour les générations qui viendront après ?

Le numérique bouleverse et transforme toutes les sociétés. Aucune parcelle de l’organisation de notre monde ne semble lui échapper. L’organisation des États, des économies, des démocraties, a vu les algorithmes et aujourd’hui l’intelligence artificielle suppléer ou se substituer à l’intelligence humaine, quand ils ne sont pas des moyens de la manipuler. Nos comportements quotidiens, nos choix en tant que citoyens et consommateurs, nos rencontres, notre vie amoureuse et intime sont de plus en plus accompagnés, si ce n’est commandés, par d’habiles suggestions d’algorithmes qui nous connaissent parfois mieux que nous-mêmes. 

Il faut bien avoir conscience que l’avènement de l’ère numérique annonce une civilisation nouvelle qui se dessine sous nos yeux depuis trente ans et s’impose à une vitesse exponentielle. Aucune génération dans l’histoire n’a connu de changement si radical et si profond en un temps si court.

En me posant la question des menaces qui alimentent les récits dystopiques, vous posez la question de savoir qui du numérique ou de l’homme sert l’autre et qui du numérique ou de l’homme peut asservir l’autre ? C’est l’éternelle question de la liberté de l’homme dans son environnement, et notamment dans son environnement historique. L’ère numérique n’est ni plus ni moins qu’un fait historique majeur, le dernier développement de la révolution scientifique entamée au XVe siècle en Europe mais aussi l’aboutissement de la globalisation. 

Il faut bien avoir conscience que l’avènement de l’ère numérique annonce une civilisation nouvelle qui se dessine sous nos yeux depuis trente ans et s’impose à une vitesse exponentielle. Aucune génération dans l’Histoire n’a connu de changement si radical et si profond en un temps si court. Qui aurait pu imaginer le rôle du smartphone dans le quotidien des individus il y a seulement vingt ans ? Qui aurait pu imaginer une telle transformation dans le fonctionnement des États et de l’économie dans le même temps ? Où serons-nous dans vingt ans ? Personne n’est en mesure de le dire avec certitude. 

Il faut permettre à chacun de comprendre, apprendre, anticiper pour ne pas subir les évolutions techniques, technologiques, scientifiques et médicales.

Ainsi, nous devons accompagner cette révolution en investissant sur l’éducation et la culture pour permettre à chacun d’appréhender le visible comme l’invisible, car je crois que l’on apprend autant de ce qui existe que de ce qui manque. Il faut permettre à chacun de comprendre, apprendre, anticiper pour ne pas subir les évolutions techniques, technologiques scientifiques et médicales.

Le numérique, par ce qu’il induit de progrès, est une opportunité que nous devons saisir pour mieux la faire partager au plus grand nombre. Mais au regard des transformations consubstantielles liées aux données qui en sont le ferment, il faut apprendre aux assurés sociaux, aux patients, aux personnes malades, à savoir comment les utiliser, savoir avec qui et comment les mettre à profit.

Il est singulier de voir que de nombreux individus ne s’émeuvent pas de laisser ses données de santé en accès via leur smartphone à leur opérateur ou via les applications utilisées mais se méfient du fait que l’État puisse avoir des informations le concernant via « Tous Anti-Covid ». À ce sujet, une expérience d’un blue button à la française où chacun aurait accès à ses données, pourrait décider de les partager avec les professionnels de santé ou de participer à des programmes de recherches, me semblerait une expérimentation utile à proposer. Ainsi, chacun aurait la capacité de gérer son capital santé en pleine responsabilité.

Mais pour que cela soit possible, il faut que la confiance soit au rendez-vous, et donc que des principes clairs soient établis et que l’État soit garant de leur application. Un principe de transparence, pour que celles et ceux qui sont à l’origine des algorithmes soient connus. Un principe de loyauté, afin que l’on n’utilise pas l’intelligence artificielle à l’insu des personnes. Un principe de libre consentement qui suppose que les assurés sociaux soient formés et informés. Un principe d’égalité pour que chacun puisse avoir accès aux dispositifs, ce qui suppose de régler les problèmes liés aux zones blanches. Un principe d’inviolabilité des infrastructures, ce qui nécessite que l’État garantisse la sécurité et impose des normes élevées aux acteurs et opérateurs.

Et pour finir, un principe de garantie humaine afin que jamais une personne ne soit seule face à un algorithme ou un robot, et puisse toujours bénéficier d’une médiation humaine pour expliciter un diagnostic. À l’aune du respect de ces principes éthiques, la confiance pourra être possible, l’individu respecté et donc nous pourrons lui permettre d’être arbitre de ses choix.

LVSL  De même, vous rappelez que « l’enjeu de l’émancipation est vital pour la République », et que celle-ci doit se réarmer idéologiquement et créer un nouveau contrat social, pour reproduire un cadre collectif protecteur et émancipateur, en termes d’accès à l’éducation et à la culture, de protection sociale ou encore de laïcité. Quels devraient être, selon vous, les contours de ce nouveau contrat social ?

E. C. – Tout au long de ce livre, je plaide en filigrane pour l’engagement mutuel, qui pourrait être le socle d’une reviviscence de la citoyenneté et d’un nouveau contrat social.

Il ne peut y avoir de République si elle n’est constituée d’individus émancipés, de citoyens éclairés, de gens heureux.

Un engagement mutuel entre l’État et les structures de l’économie sociale et solidaire, entre l’État et les organisations syndicales, entre l’individu qui s’engage et l’État, entre les personnes qui s’engagent et la structure dans laquelle elles le font.

Oui, l’émancipation est vitale pour la République, nous le rappelions plus haut, et il ne peut y avoir de République si elle n’est constituée d’individus émancipés, de citoyens éclairés, de gens heureux. Je crois que c’est à l’État, parce qu’il est l’émanation et l’instrument de la société pour accompagner les transformations du monde et se transformer elle-même, de donner toutes les clés de compréhension aux individus via l’éducation nationale, la culture.

Très clairement, je ne crois pas que l’État doive tout faire, mais je ne suis pas non un adepte du tout libéral, où le marché réglerait le bonheur des gens. Je suis convaincu qu’une articulation entre la puissance publique et le champ du non lucratif serait utile et pertinente, offrant la capacité aux gens de s’engager et d’agir à l’échelle locale comme nationale à travers des associations, des fondations, des coopératives, des mutuelles et des syndicats, pour appréhender à leur façon la chose publique.

Je crois aussi fondamentalement que l’économie sociale et solidaire, par son mode d’organisation et sa façon d’entreprendre, offre des capacités à faire, à initier le faire-faire, pour que la puissance publique ne porte pas tout. Les organisations doivent permettre à leurs membres de s’investir, ainsi nous démultiplierons les espaces de coopération, de co-construction des décisions et aspirations collectives. Nous pourrons, dans cette optique, créer des espaces de concordes sociales, donner des espaces au plaisir d’être et de faire ensemble. Il faut générer des espaces vertueux démocratiquement où celles et ceux qui veulent agir puissent le faire. Ainsi on créera des remparts pour défendre la République contre ses adversaires, et ils sont nombreux.

Il faut réaffirmer la République, ses valeurs et ses principes. Elle ne doit pas être solvable dans le marché, sauf à perdre son ambition émancipatrice. Il faut redonner du lustre à l’universalisme, à la fraternité/sororité républicaine qui, trop souvent, est moins appréhendée que la liberté et l’égalité pour lesquelles les débats sont si fréquents, alors qu’elle est le ciment de la société.

Nous nous réunissons davantage par notre envie d’être ensemble que par seulement une langue, un drapeau et un hymne. La République doit donc nourrir, entretenir cette aspiration, si elle veut que la flamme républicaine ne s’éteigne pas.

LVSL  Votre dernière partie, intitulée « À l’heure des choix », sonne comme l’ébauche d’un programme politique pour repenser la question des « jours heureux », pour reprendre le titre de celui du CNR. Quels en sont les axes principaux ?

E. C.  L’époque nous impose de dramatiser les enjeux autour des choix que nous devons faire. Vous êtes vous-même historien, activement engagé dans la cité, vous savez que l’Histoire peut être sévère et que chaque génération est jugée sur les choix qu’elle fait, sur l’héritage qu’elle laisse.

Mais si le lot de notre génération peut paraître un peu lourd tant les défis sont nombreux, il n’appartient qu’à nous de nous prendre en main pour refonder le pacte social et républicain, « Liberté, égalité, fraternité », pour redonner confiance en la démocratie, pour réussir la reconstruction écologique.

Je crois que l’universalisme, qui est peut-être le plus important des héritages qu’on nous ait légués, doit être au cœur de la reconquête démocratique et sociale.

Nous ne partons non plus d’une page blanche, bien heureusement, nous avons à notre disposition quelques acquis et fondamentaux sur lesquels nous appuyer pour construire l’avenir. Je crois que l’universalisme, qui est peut-être le plus important des héritages qu’on nous ait légués, doit être au cœur de la reconquête démocratique et sociale. Nous devons nous réapproprier cette notion, la défendre, la partager, l’enseigner, la transmettre.

En effet, la puissance publique qui doit nous unir ne peut le faire que si elle promeut ce qui est commun à tous, des principes s’appliquant à toutes et tous, et surtout pour toutes et tous, garantissant un espace public fondé sur la neutralité où chacun puisse agir, s’épanouir.

Concomitamment, la laïcité doit être réaffirmée comme cadre organisationnel émancipateur, garantissant à chacun de vivre librement dans le respect des autres. Et nous rappeler aussi ce qu’est la laïcité. Si elle est un cadre juridique, l’esprit de la loi va bien plus loin : c’est un principe d’organisation de la société qui s’est imposé comme clef de voûte de l’édifice républicain. Réduite à une simple opinion par ses contempteurs, la laïcité est au contraire la liberté d’en avoir une.

La laïcité est l’essence de nos libertés individuelles et de l’égalité des droits, elle constitue le fondement indispensable de l’harmonie sociale et de l’unité de la nation […] qui offre à chacun un accès égal aux connaissances et aux responsabilités, aux mêmes droits et aux mêmes devoirs. C’est, in fine, une doctrine de la liberté dans l’espace civique.

Concrètement, que garantit la laïcité en France ? Le droit absolu à la liberté de conscience, à la liberté d’expression et au libre choix. Elle est ainsi l’essence de nos libertés individuelles et de l’égalité des droits, elle constitue le fondement indispensable de l’harmonie sociale et de l’unité de la nation. Elle dessine le contour de notre civilité, une exigence à être au monde selon les codes d’un humanisme moderne qui offre à chacun un accès égal aux connaissances et aux responsabilités, aux mêmes droits et aux mêmes devoirs. C’est, in fine, une doctrine de la liberté dans l’espace civique.

J’y reviens assez longuement dans la troisième partie du livre, les questions du progrès, du temps et du bonheur doivent être réinvesties par le politique, pour leur redonner un sens partagé. La technologie, l’allongement de la durée de l’existence, mille choses ont depuis quelques décennies considérablement modifié notre rapport à l’espace, au temps, à nous-même en tant qu’individus, et en tant que société.

Nous devons resituer notre action individuelle et collective à l’aune des enjeux donc au-delà de ce que nous sommes : une espèce humaine vivant dans un monde dont les ressources sont finies, dans lequel nous nous devons de vivre harmonieusement. La question du sens devient essentielle, vitale même. Nous devons redonner une vision commune et partagée, donc débattue, des aspirations collectives. Nous devons requestionner l’économie pour que celle-ci, qui n’est qu’un moyen de nous réaliser, soit plus humaine, soit bien davantage structurée pour financer la santé, le social, l’environnemental.

Il faut également que l’Europe soit une terre d’émancipation et de progrès partagés à l’échelle continentale, plus sociale et solidaire. Ce qu’est devenue l’Europe est à bien des aspects problématiques. L’Europe doit renouer avec l’ambition de préparer l’avenir, d’assurer la prospérité du continent, d’offrir demain aux nations qui la composent les moyens de leur destin et de leur liberté. La reconstruction de l’esprit européen, de la conscience commune d’appartenir à un ensemble cohérent de peuples ayant des intérêts convergents, ne se fera pas sans un puissant effort pour rebâtir un dessein dans lequel chacun pourra se reconnaître, pour une Europe souveraine et solidaire.

LVSL  Dans une tribune parue dans le journal l’Humanité, vous estimez également qu’« associer les citoyennes et les citoyens à l’élaboration d’une ambitieuse politique de santé publique permettrait non seulement à cette politique d’être largement comprise et acceptée, mais participerait également à l’éducation populaire aux questions de santé publique et lèveraient des appréhensions légitimes, en particulier sur la politique vaccinale. » Est-ce à une sorte de démocratie sanitaire que vous aspirez, dans le sens où la population aurait à la fois davantage de poids et de visibilité sur les questions de santé publique, qui nourrissent de plus en plus d’inquiétudes ?

E. C.  Je suis toujours surpris de voir que nous nous soyons collectivement accommodés des milliers de morts chaque année de la grippe saisonnière parce que nous connaissions cette maladie, ou de voir le coût considérable induit par des pathologies certes moins graves comme les gastro-entérites, alors que des gestes simples permettraient de les éviter, par de la prévention et de la responsabilité individuelle. Nous avons préféré miser sur le curatif plutôt que sur le préventif. Cela ne peut se corriger en pleine crise et il est illusoire de demander à une population d’adopter des gestes barrières qu’on ne lui a pas enseignés préalablement.

Si nous voulons que des citoyens se responsabilisent, il faut que par l’éducation, à l’école, mais aussi tout au long de leur vie personnelle et professionnelle, via la médecine scolaire, universitaire ou du travail, on leur permette de comprendre et donc d’agir.

Je propose que l’ensemble des médecins de santé publique travaillent avec les médecins scolaires, universitaires et du travail à travers des pôles d’éducation et de promotion de santé sur de la recherche, notamment interventionnelle. Ainsi, les assurés sociaux pourront être accompagnés et devenir acteurs eux-mêmes de leur parcours, ils pourront appréhender en quoi et comment, par leur comportement, leur engagement, ils contribueront à l’amélioration de l’état de santé de leur communauté territoriale.

C’est par cette émulation collective, cet engagement de toutes et tous que l’on peut donner du sens à la démocratie sanitaire, car les gens pourront mesurer leur contribution, leur impact.

La crise sanitaire que nous vivons est singulière, en ce qu’elle a induit un retrait de la place des patients ou de leur organisation à la différence de crises précédentes comme le sida, le sang contaminé ou le Médiator. C’est donc la première fois que la démocratie sanitaire recule à l’occasion d’une crise, alors que les précédentes l’avaient au contraire fait progresser.

Si l’on veut dépasser cette défiance, il convient de conforter la transparence en permettant aux citoyens ou leurs représentants de questionner notre organisation en santé publique.

Si on pouvait le comprendre au moment de la sidération du mois de mars dernier, où en situation de crise majeure il a fallu agir vite, rien ne le justifie depuis mai dernier. Alors que le professeur Delfraissy, président du comité scientifique, demande la mise en œuvre d’un comité citoyen à côté de l’instance d’experts pour accompagner l’appropriation citoyenne des enjeux de cette crise, les pouvoirs publics ne l’ont pas installé ni même validé.

C’est regrettable au regard de la défiance induite par les errements de la communication gouvernementale du mois de mars. Si l’on veut dépasser cette défiance, alors que nous entrons dans la phase de la vaccination de la population, il convient de conforter la transparence en permettant aux citoyens ou leurs représentants de questionner notre organisation en santé publique. La démocratie sanitaire pourrait permettre de conforter la participation au bien-être physique, psychique, social et environnemental auquel j’aspire, permettant à chacun d’être acteur et non sujet, voire objet de soins.

Pour rétablir la confiance, il faut rendre les citoyens acteurs de leur parcours et non les infantiliser, comme cela est fait depuis la crise de la Covid-19, en leur permettant de comprendre les enjeux et d’être en capacité de questionner les pouvoirs publics à l’allocation des moyens pour atteindre des objectifs clairement établis.

En santé comme en politique, la démocratie ne peut fonctionner que si elle est participative, et si celles et ceux en responsabilité acceptent de rendre des comptes en toute transparence, pour conforter la confiance.

Il est ainsi surprenant de voir qu’actuellement, faute de confiance dans les pouvoirs publics, nous n’avons d’autre alternative que d’imposer, d’interdire ou de rendre obligatoire certaines pratiques auprès des assurés sociaux au lieu de miser sur l’intelligence collective en matière de santé publique. Avant même cette crise, compte-tenu de la montée du sentiment vaccino-sceptique très développé dans notre pays, les autorités ont ainsi fait passer le nombre de vaccins obligatoires de 3 à 11. Je suis convaincu de la nécessité de la vaccination, mais de telles décisions ne risquent-elles pas pour autant d’être contre-productives ?

Pour gagner en efficacité et en pertinence, la santé publique doit se penser à long terme, il faut miser et investir dans le temps long, et surtout y associer les femmes et les hommes qui sont concernés, tant les professionnels de santé que les patients ou assurés sociaux. En santé comme en politique, la démocratie ne peut fonctionner que si elle est participative, et si celles et ceux en responsabilité acceptent de rendre des comptes en toute transparence, pour conforter la confiance.

Éric Chenut, L’émancipation, horizon de nos engagements mutuels, Fondation Jean-Jaurès / L’Aube, 2020.