Uber ou la chronique d’une catastrophe sociale absolue – Entretien avec Danielle Simonnet

Danielle Simonnet ©Thomas DIPPE

Danielle Simonnet est membre du Parti de Gauche, de la France Insoumise et conseillère de Paris depuis 2008. Elle s’était particulièrement impliquée lors des manifestations des chauffeurs de taxi dès 2014. Avec elle, nous sommes revenus sur les enjeux que posent l’uberisation de l’économie, tant sur le plan social que le plan écologique.

LVSL – De quelle marge disposent aujourd’hui les élus de la République pour intervenir sur les questions relatives au développement de l’économie de plateforme ?

Danielle Simonnet – Tout dépend ce qu’on entend par « les élus de la République ». Il y a d’une part le législateur, d’autre part l’élu municipal. Évidemment, il y a d’abord selon moi une responsabilité du législateur, du député ou du sénateur concernant l’exigence de la mise en place des régulations du développement de l’uberisation des plateformes. On pourrait très bien imaginer qu’il y ait une loi qui conditionne toute possibilité pour qu’une plateforme puisse exercer sur le territoire national, qu’on la conditionne à un certain nombre de choses.

Premièrement, que toutes les transactions faites sur le territoire national soient déclarées aux impôts. Vous savez aujourd’hui que quand vous faites un transport par le biais de la plateforme Uber, ce dernier s’octroie une marge de 20% ou 25% mais va déclarer cela sous forme d’une société qui a ses comptes en Irlande, c’est-à-dire un endroit où la fiscalité des entreprises est beaucoup plus avantageuse pour eux.

“Le législateur devrait aussi se préoccuper de cela et dire que du point de vue du droit du travail, il faut inverser le rapport et considérer que ce n’est pas au travailleur indépendant de se battre pour exiger SA requalification en salarié.”

La première chose serait d’exiger de conditionner toute plateforme au fait qu’elle doit déclarer ses transactions sur le territoire national. Bref, qu’elle paye ses impôts là où est établi son activité.

Deuxièmement, il faut conditionner ces activités au respect des réglementations en vigueur. Pour celles concernant Uber, il s’agit du transport de personnes. Il existe une décision de la Cour européenne de justice (CJUE) qui indique qu’Uber est bien une entreprise de transports et donc doit être assujettie aux régulations de transports dans l’ensemble des États membres de l’Union européenne. En France, la loi Thévenoud interdit la maraude électronique pour ceux qui ne sont pas chauffeurs de taxis.

Or, quand vous vous baladez dans la rue, que vous prenez votre téléphone et qu’avec l’application, vous dites « je suis géolocalisé ici, il me faut un chauffeur maintenant », c’est une maraude électronique, c’est comme héler un taxi mais par le biais d’une plateforme et ça normalement c’est interdit, c’est illégal. Comment cela se fait-il que le législateur ne pose pas la question de l’application de sa loi ? Vous avez aussi l’URSSAF qui a porté plainte contre Uber parce qu’ils estiment qu’Uber, en ayant recours à des travailleurs au statut d’autoentrepreneur, ne paye pas de cotisations sociales puisqu’ils ne se présente pas comme un employeur. Il prétend être simplement une plateforme commerciale qui met en relation des chauffeurs et des clients. Il y a un manque à gagner pour le système de protection sociale français qui est colossal.

Le législateur devrait aussi se préoccuper de cela et dire que du point de vue du droit du travail, il faut inverser le rapport et considérer que ce n’est pas au travailleur indépendant de se battre pour exiger sa requalification en salarié. Il faut au contraire inverser les choses et ne pas permettre le recours aux travailleurs indépendants pour ce type de plateforme. On voit bien en définitive qu’il y a un lien de subordination. Le chauffeur est en effet subordonné à cette plateforme qui va fixer par le biais de l’algorithme le prix des courses. Elle va quasiment fixer ses horaires parce que le conducteur est obligé pour pouvoir survivre de faire une amplitude horaire immense.

“Depuis 2012 et l’explosion des chauffeurs VTC, on a un nombre colossal de voitures qui roulent à vide dans Paris en attendant d’avoir un client, c’est une aberration !”

Bref, il y a tout une liste de critères assez longs qui montre qu’il y a un lien de subordination. On voit bien ce que le législateur pourrait faire. Maintenant, l’élu local est dans une situation réglementaire plus contrainte. Si on prend par exemple sur la ville de Paris, le Conseil de Paris qui est un conseil municipal mais aussi un conseil départemental a une compétence relativement limitée dans la régulation des chauffeurs VTC. Je me bats depuis le début pour dire qu’il faut réduire la place de la voiture dans la ville parce qu’il y a derrière cela un enjeu écologique en termes de pollution ainsi qu’en en termes de réchauffement climatique. La pollution engendrée par la voiture c’est en effet 2 500 morts prématurées par an sur la région Île-de-France. Depuis 2012 et l’explosion des chauffeurs VTC, on a un nombre colossal de voitures VTC qui roulent à vide dans Paris en attendant un client. On en arrive à cette aberration !

J’ai donc demandé au conseil de Paris que la Ville exige de la préfecture qu’on puisse savoir combien il y a de chauffeurs VTC et que s’enclenche une réflexion des élus parisiens avec le législateur pour qu’on puisse voir comment on régule cette activité. Or, ils n’ont jamais voulu traiter le problème. En revanche, vous avez des villes, en Espagne notamment, où ils ont décrété qu’il ne fallait pas plus d’un chauffeur VTC pour 40 taxis. C’est Podemos qui s’est battu pour ce critère-là en reprenant une revendication de Taxi Élite qui est un syndicat jeune mais qui se développe dans plein de pays européens. C’est extrêmement important en terme de régulation.

LVSL – Comment expliquez-vous une telle percée de l’économie de plateforme ces dernières années ?

Danielle Simonnet – C’est une nouvelle étape du capitalisme. Le capitalisme a besoin d’exploiter au maximum pour faire un profit maximum. Créer une plateforme, cela ne coûte rien. Vous n’avez pas de capital fixe, il n’y a pas besoin de bureaux, pas besoin d’investir dans des machines et vous n’avez pas de salaire à assumer, ou sinon très peu. Vous faites en plus une captation de données qui sont essentielles dans toutes les logiques de marketing à venir. Le fait de pouvoir capter des fichiers en plus des transactions qui sont faites par le biais des services proposés par les plateformes est une captation de données. C’est un enjeu de pouvoir économique pour ces plateformes. On a d’abord eu l’étape de l’industrialisation et du développement de la robotisation. Désormais, on est dans l’étape de l’exploitation virtuelle et du développement des services.

LVSL – Dans la première question, vous parliez de la loi Thévenoud. Aujourd’hui qu’en est-il de son application ? Cela a-t-il permis de répondre à certains problèmes qui étaient posés ?

Danielle Simonnet – Non, ça n’a pas du tout permis de répondre au problème posé parce qu’elle n’est pas appliquée ! Donc à la limite les préfectures mettent en place des contrôles aux aéroports où la pression du développement des plateformes est vraiment à son paroxysme pour les chauffeurs de taxi. Il faut savoir qu’un chauffeur de taxi, quand il se positionne sur un aéroport, espère avoir une bonne course. Ce sont généralement des courses qui vont être un peu plus longues et plus rentables qu’une course à Paris d’un quartier à un autre.

Les chauffeurs VTC ont compris le truc donc ils ne cessent de se positionner en double file à des endroits où ils n’ont pas du tout le droit de stationner pour faire de la maraude électronique. Cela passe par le développement de rabatteurs qui se mettent à la sortie des aéroports pour essayer de réorienter les voyageurs vers les chauffeurs de VTC. Il a fallu que les chauffeurs de taxi mettent en place leur propre système de défense : les gilets bleus sont dorénavant là pour faire le travail d’information et de réorientation vers la file taxi. C’en est arrivé au point où ont fait un partenariat avec Aéroport de Paris (ADP) et la préfecture pour qu’ils puissent être prioritaires en terme de file afin d’aller chercher des clients. On demande donc à des chauffeurs de taxi de faire le travail d’application de la loi. C’est une situation ubuesque.

À terme cela risque de mal se finir car c’est un travail de régulation de la loi qui doit relever des fonctions régaliennes de l’État et donc de la police. Je constate qu’il n’y a pas de volonté de faire respecter la loi.

LVSL – Outre les chauffeurs VTC, est-ce qu’il y a eu une évolution du mode de fonctionnement des taxis pour s’adapter à cette nouvelle concurrence ?

Danielle Simonnet – Oui bien sûr. D’ailleurs, on dit qu’après l’émergence des VTC les chauffeurs de taxis se sont mis un peu à faire attention, à mieux s’habiller, à proposer la petite bouteille d’eau, les petits bonbons, à accélérer les machines à carte bleue. À contrario, les chauffeurs VTC jouaient dès le départ à la fois sur le côté low cost que le côté haut de gamme.

À partir du moment où vous avez eu des milliers de chauffeurs, la qualité s’est aussi dégradée et les chauffeurs de taxi ont vu un retour de la clientèle.  Cette clientèle a plus d’ancienneté et a une meilleure maîtrise de Paris. Il n’est pas vrai qu’un GPS vaut mieux que la connaissance humaine des petites rues, de la circulation, de comment ça se passe et aussi de la passion du métier, de l’échange humain qu’il peut y avoir dans ces courses.

LVSL – Est-ce que vous êtes directement en contact avec des chauffeurs de taxi, ou avez-vous des contacts par l’intermédiaire de syndicats ? Le cas échéant, quelle est la nature de vos échanges : vous faites partie de la France Insoumise, sont-ils sensibles à vos discours et à ce que vous portez plus largement sur les questions relatives au travail ?

Danielle Simonnet – Je me suis d’abord passionnée un peu par hasard sur le sujet. Je me souviens, en 2014, j’avais vu des manifestations de taxi à la télévision et je ne comprenais pas bien quelle était la gravité du problème. La révélation est arrivée par un livre : Uber, la privation en bande organisée, de Laurent Lanne. Ensuite, quand j’ai revu à la télévision sur les chaînes d’information la problématique des taxis, j’ai rencontré les syndicats de taxis. Je suis d’abord entrée dans la problématique en rencontrant les chauffeurs de taxi et en discutant avec beaucoup d’organisations syndicales de taxis. Cela a commencé par la CGT et après j’ai rencontré progressivement les autres organisations syndicales. Mes venues sur les plateaux des chaînes d’informations m’ont ensuite permis de rencontrer des chauffeurs de VTC et de comprendre l’ensemble du problème.

“Il ne s’agit pas d’une relation salariale donc la plateforme peut du jour au lendemain vous déconnecter sans avis préalable de licenciement. En termes de précarité, c’est catastrophique.”

J’ai pu ainsi entendre l’autre face du problème. Au début, les chauffeurs VTC me disaient : « Écoutez Madame Simonnet, dès le début on nous a promis par le biais de ces plateformes qu’on allait gagner beaucoup d’argent et qu’on allait avoir tout d’un coup de super revenus, donc on y a cru. Au début cela fonctionnait plutôt pas mal. Sauf que très rapidement on a été très nombreux sur le marché et les plateformes ont augmenté leurs marges. Si elles augmentent leurs marges cela signifie qu’on diminue les nôtres. Si on diminue les nôtres cela veut dire qu’au niveau de l’algorithme, ça baisse le prix des courses et on est de fait obligé d’augmenter notre volume horaire ».

Et là les chauffeurs VTC m’expliquaient, me disaient : « Je travaille du samedi 11h au dimanche 15h et à un moment, je deviens un danger public car je suis épuisé. Je suis dans un engrenage où pour rembourser la voiture, faire vivre ma famille, vu que les prix ont chuté, je suis obligé d’augmenter le nombre d’heures de travail ». Ils m’ont également expliqué le problème des notations : quand vous faites une course avec Uber ou sur n’importe quelle plateforme, vous pouvez noter votre chauffeur. Même si cela n’est pas forcément légitime, il y a des chauffeurs qui disent qu’ils ont été mal notés et que du jour au lendemain, la plateforme les a déconnectés.

Par ailleurs, il ne s’agit pas d’une relation salariale. Aussi, la plateforme peut du jour au lendemain vous déconnecter sans avis préalable de licenciement. Question précarité, c’est catastrophique. Les chauffeurs VTC m’ont parlé de leur prise de conscience, de comment ils se faisaient arnaquer dans ce système-là alors qu’au départ ils pensaient qu’ils allaient être leur propre patron. Ils réalisent que dès qu’ils ont un accident, c’est pour leur pomme. De plus, si on est malade, comme on est un travailleur indépendant, on n’a pas de protection, on n’a pas de sécurité sociale qui permette de se prémunir. Généralement, ils ont la sécurité sociale des travailleurs indépendants. Le problème est qu’en cas d’accident qui vous oblige à rembourser des frais sur la voiture et qui vous immobilise de telle sorte que vous ne pouvez pas bosser pendant un mois ou plus, vous êtes bloqués. Le loyer il faut le payer, la dette de la voiture il faut la payer, donc c’est la catastrophe. Ainsi, de fil en aiguille, à force de faire des petites vidéos, des interventions sur les réseaux sociaux, de bosser sur le sujet, j’ai aussi été contactée par des syndicalistes de l’UNSA qui m’ont invitée à des rassemblements.

J’ai donc pu participer à des rassemblements de chauffeurs Uber qui commençaient à gueuler et à dire : « Ce n’est pas possible, on veut qu’Uber accepte un prix fixe et minimal des courses : tout travail mérite un prix fixe pour qu’on ne soit pas dans un dumping social qui nous tire sans arrêt vers le bas. » J’ai pu intervenir dans leurs rassemblements tout en maintenant mon discours qui consistait à dire qu’il ne devrait pas y avoir deux métiers, mais une profession unique. Au départ, ils ne tenaient pas ce discours, mais ça les a intéressés. On était les seuls à tenir ce discours.

LVSL – Plus largement, il existe une très grande variété de plateformes. Est-ce que le constat que vous faites sur Uber peut être étendu à l’ensemble de l’économie de plateforme ?

Danielle Simonnet – Le problème n’est pas qu’il y ait des plateformes. Vous pouvez très bien imaginer une plateforme gérée par une structure coopérative d’économie sociale et solidaire qui protège tout le monde. Le problème n’est pas l’application, c’est l’économie qu’il y a derrière. J’avais rencontré des livreurs à vélo de chez Deliveroo ou UberEats qui portent des projets et m’ont dit qu’ils aimeraient que je relaye un vœu au conseil de Paris pour créer une société coopérative d’intérêt collectif. C’est une structure qui permet à la collectivité d’entrer dans la coopérative.

Imaginez que demain on crée une coopérative parisienne des livreurs à vélo. Elle permettrait au livreur à vélo d’avoir un statut de salarié dans la coopérative, tout en étant fiscalement indépendant, d’être maître de son emploi du temps, mais d’être protégé et de bénéficier de la sécurité sociale en cas d’accident… d’être couvert !

LVSL – Avez-vous l’impression de trouver un écho suffisant dans l’opinion ?

Danielle Simonnet – Nous ne sommes pas du tout écoutés, car le gouvernement est dans une fuite en avant libérale. En aucun cas il n’y a eu de mesure allant dans le bon sens sur ces questions là, alors que la conscience de l’opinion publique progresse. Regardez le développement des Airbnb. Au début, c’était sympathique : une plateforme qui permet à des particuliers de proposer à des touristes un logement. Tout cela avait l’air super au premier abord. Mais derrière ce paravent, il y a une logique de financiarisation de la rente, qui fait que vous avez des promoteurs immobiliers qui sont propriétaires de plusieurs appartements mis à louer toute l’année.

Il faut avoir une gestion beaucoup plus contraignante mais il faut que les collectivités se donnent des moyens de contrôle : à Paris il y a à peine une trentaine d’agents, c’est ridicule. La ville de Paris, et Ian Brossat en particulier, essaye de faire croire qu’elle prend à bras le corps la question de Airbnb. Il a sorti un bouquin fort intéressant, mais en attendant il n’y a que trente agents dans toute la ville pour contrôler la location saisonnière. À Barcelone, il y en a une centaine, tandis qu’en France le gouvernement a légiféré dans le mauvais sens. Ce n’est pas un hasard, il faut savoir qu’Emmanuel Macron est le VRP de l’uberisation, il a commencé par là.

Il n’y a rien à attendre de ce gouvernement là-dessus.

Turquie : le coût de l’oignon et de la souveraineté

Affiche post-électorale d’Erdogan “Merci Istanbul”. Ces grandes affiches étaient présentes dans toutes les grandes villes du pays. © Lavignon Blandine, juillet 2018

La Turquie traverse actuellement une “crise de l’oignon”. Si le mot prête à rire, il illustre la situation économique catastrophique de la Turquie actuellement. Le prix des aliments de base a flambé depuis un an, faisant de l’oignon un légume qui se vend à prix d’or. En août 2018, la livre turque a plongé à son plus bas niveau historique. Cet effondrement spectaculaire interroge sur la structuration de l’économie turque qui semble souffrir d’une crise depuis plusieurs années et ce malgré un taux de croissance relativement élevé. Au-delà de ces considérations, la situation turque questionne la souveraineté économique des pays face aux marchés.

Le 9 juillet 2018, le régime parlementaire turc est devenu présidentiel suite à la réforme constitutionnelle engagée par le président Recep Tayyip Erdogan. Ce dernier avait été réélu en juin sous les couleurs de l’AKP avec plus de 52% des voix. Le parti de la Justice et du développement (AKP), fondé en 2001, était à l’origine porteur d’un projet qui prétendait moderniser et démocratiser la Turquie. Néanmoins, le régime n’a fait que se durcir depuis son arrivée au pouvoir en 2002.

Si la situation turque est ordinairement analysée au prisme de son autoritarisme, il est pertinent d’analyser ses enjeux économiques sous-jacents. Pour moderniser la Turquie, l’AKP accélère l’entrée de la Turquie dans la mondialisation dès 2002. L’arrivée de capitaux étrangers permet dès lors une forte croissance économique (environ 8% par an entre 2002 et 2007) mais génère un déficit commercial récurrent, notamment du fait de sa dépendance énergétique. Ce choix économique implique un endettement extérieur de plus en plus important, ce qui rend le pays dépendant des entrées de devises étrangères. Une situation qui nécessite d’être attrayant pour les investisseurs avec des taux d’intérêts élevés. La hausse de taux d’intérêts entre en contradiction avec les ambitions souverainistes d’Erdogan, qui a besoin d’une croissance forte pour assouvir son rêve de grandeur.

La préoccupation de cette problématique est au centre de la réforme constitutionnelle, qui marque un changement important dans la structuration de l’administration économique. Le gendre d’Erdogan, Berat Albayrak, s’est vu nommer ministre des Finances et du Trésor. Le 10 juillet 2018, il a introduit des modifications dans le cadre législatif de la Banque Centrale, cherchant à limiter son indépendance. Désormais, le gouverneur et ses adjoints seront directement nommés par le chef de l’Etat. Ceci est interprété comme une remise en cause de l’indépendance de la Banque centrale par les investisseurs. La réaction des marchés ne s’est pas fait attendre et la livre turque a perdu 3,5% par rapport au dollar dans la journée. Alors que le résultat de l’élection était tristement considéré comme gage de stabilité économique, la restructuration du cabinet a semblé inquiéter les investisseurs puisque la chute de la livre turque s’est accélérée. L’agence de notation financière internationale Fitch Ratings a abaissé en juillet la note de la dette turque à BB. Cet abaissement de la note souveraine est symptomatique de l’inquiétude des marchés financiers concernant l’orientation des futures réformes.

Erdogan s’est en effet fait le chantre des taux d’intérêts bas, arguant du fait que les investisseurs ne devaient pas avoir la mainmise sur les orientations économiques turques. Le bras de fer avec les marchés financiers, et la chute de la lire, imputables à la crise diplomatique avec Washington cet été, ont modifié les visées présidentielles. Le président turc s’est vu finalement contraint par les marchés d’accepter une augmentation par la Banque centrale des taux directeurs afin de stabiliser provisoirement la livre turque sur les marchés des changes. Les investisseurs ont intérêt à ce que la Banque centrale ait des taux d’intérêts hauts puisque cela signifie une meilleure rémunération de leur capital. De l’autre côté, le gouvernement a besoin de la situation inverse pour encourager l’investissement turc et la consommation, et maintenir un haut niveau de croissance.

Les intérêts des investisseurs sont donc gagnants dans cette confrontation, notamment du fait de la dépendance turque aux entrées de devises en dollars, nécessaires pour financer la dette extérieure (cette dernière est passé de 118 milliards de dollars en 2002 à 430 milliards en 2018). La Turquie a pu néanmoins compter dans sa tourmente économique sur l’investissement de 15 milliards de liquidités d’aide à la stabilisation financière de la part du Qatar, son allié de longue date. La situation économique turque demeure cependant critique, et amène à s’interroger sur l’orientation de la politique macroéconomique turque. Le taux de croissance prévisionnel est de -0,7% pour le quatrième trimestre 2018. 

Aux origines de la dépendance aux marchés

À la fin des années 1970, la Turquie est influencée par le FMI et s’engage dans une libéralisation accélérée. Avant cela, les sources de financement extérieures étaient exclusivement publiques. La globalisation financière les rend alors privées. Cette orientation économique est poursuivie au gré des régimes, malgré une instabilité politique chronique. Le pays n’a jamais connu d’alternance politique sans coup d’État.

La volonté d’être une économie attractive est renforcée dès 2002 par la figure du conseiller diplomatique Ahmet Davutoglu, qui marque un tournant dans la place de la Turquie sur la scène internationale. Le pays entend alors s’imposer comme un acteur phare de son aire régionale, afin de devenir par la suite l’interlocuteur privilégié des grandes puissances. Si cette stratégie passe par une reconnexion diplomatique au Moyen-Orient et dans les Balkans, elle passe aussi par l’anticipation des attentes du FMI. Dès lors, l’orientation économique libérale turque doit lui permettre de devenir une puissance commerciale et diplomatique. Souvent citée parmi les économies émergentes, elle devient un pôle d’attractivité au Moyen-Orient où les investisseurs affluent.

Justifié par la nécessité d’intégration dans la mondialisation, la stratégie de faire reposer une part importante de son économie sur les débouchés extérieurs et sur l’apport de capitaux étrangers a conduit la Turquie à s’embourber dans une dépendance vis-à-vis des marchés extérieurs. En effet, les réformes économiques adoptées après 2001, ainsi que les réformes politiques liées au projet d’adhésion à l’Union européenne ont d’abord généré un afflux de capitaux étrangers, impactant de ce fait positivement la croissance turque, mais générant par là même une forte dépendance à leur égard. A contrario d’une adhésion classique à l’Union européenne, Nicolas Sarkozy et Angela Merkel envisageaient un « partenariat privilégié » avec la Turquie, qui aurait été profitable économiquement à l’Union européenne sans permettre à la Turquie de s’exprimer dans les instances européennes. Le commerce avec l’Union européenne est en expansion depuis 2001, et ce malgré les dérives autoritaires du régime. L’accord de libre-échange entre la Turquie et l’Union Européenne (AELE) s’est vu ainsi renforcé le 25 juin dernier avec de nouvelles dispositions qui visent à assouplir les obstacles tarifaires.  

Affiche post-électorale d’Erdogan “Merci Istanbul”. Ces grandes affiches étaient présentes dans toutes les grandes villes cet été.
© Lavignon Blandine// LVSL, juillet 2018

Les aspirations hégémoniques de la Turquie

Le tournant économique libéral de la Turquie s’est aussi vu structurer par la reconfiguration de l’espace patronal. Dès les années 80, l’action publique en Turquie a été menée en lien avec le milieu des affaires, particulièrement avec l’organisation patronale Tusiad. Cette dernière s’est imposée comme partenaire privilégié de la nouvelle logique exportatrice des réformes économiques. Le Tusiad représentait environ 50% des exportations turques. À ce titre, les entreprises du Tusiad ont bénéficiés de privatisations juteuses, par exemple dans le domaine de l’énergie pour l’entreprise Koç.

La stratégie hégémonique de l’AKP a conduit le parti à s’éloigner du Tusiad, progressivement mis au ban de la maîtrise du pouvoir économique. Le pouvoir a alors resserré ses liens avec le Mussiad, une organisation patronale islamique principalement composée de PME. Cette organisation est très présente à l’internationale. Contrairement au Tusiad qui s’était imposé comme interlocuteur au niveau européen, le Musiad tisse des liens dès ses débuts avec les pays du Moyen-Orient et d’Afrique subsaharienne. Le Musiad est aligné sur les valeurs gouvernementales et les promeut, en contrepartie de quoi l’organisation se voit octroyer un accès privilégié aux contrats publics. En témoigne la nomination de Bulent Aksu, directeur financier de Turkcell, dans le nouveau cabinet économique. L’attribution de marchés publics selon la préférence gouvernementale permet au pouvoir de s’assurer une mainmise sur des secteurs clefs, comme la presse. Ainsi, en 2017, 90% des tirages de journaux sont pro-gouvernementaux.

Le gouvernement d’Erdogan cherche aussi à moderniser la Turquie en développant une politique de grands travaux pour améliorer les infrastructures. En réalité, celle-ci consiste à multiplier les projets d’urbanisation pharaoniques. Ces projets ont pour but d’attester de la puissance de la Turquie en battant des records d’urbanisme. Le scénario est bien huilé : le gouvernement injecte des sommes impressionnantes dans le financement de vastes projets, vantés comme étant sans équivalents dans le monde. Les projets sont articulés autour de partenariats public-privé. Les groupes de BTP proches du régime sont avantagés lors des appels d’offres publics. Le Bosphore illustre cette stratégie, avec la construction de son troisième pont et d’un tunnel routier, projets respectivement d’environ 900 million et 1 milliards de dollars, et inaugurés en grande pompe en 2016.

Justifiés comme nécessaire à la croissance turque, certains projets ont des conséquences écologiques désastreuses qui suscitent des réactions d’une frange de la population. Ainsi, en mai 2013, le mouvement de Gezi naît de la lutte contre l’aménagement urbain du parc de Gezi d’Istanbul. La contestation se transforme par la suite en un vaste mouvement d’opposition au régime en place, et se voit réprimer violemment par celui-ci. La réaction répressive face à l’expression citoyenne souligne que cette politique urbaine n’est pas vouée à améliorer la vie de la population, mais bien à promouvoir la puissance du régime.

Par ailleurs, cette politique d’urbanisation à grande vitesse se fait parfois au détriment des conditions de travail des ouvriers qui paient le prix de cette course à la grandeur. Ainsi le 29 octobre, Erdogan inaugure le nouvel aéroport d’Istanbul, le plus grand du monde. Le régime vante l’impressionnant édifice construit pour 10,5 milliards d’euros, alors même que la Turquie traverse une crise du BTP. L’apparente réussite du projet masque une réalité plus sordide : au moins 30 ouvriers, selon les syndicats, sont morts du fait de l’enfer des conditions de travail sur le chantier. Ceux-ci furent contraints de travailler jusqu’à 90 heures par semaine pour respecter le rythme de construction imposé. L’agenda des grands chantiers du régime turc est ambitieux, et le respect de la cadence apparaît nécessaire à Erdogan quant à sa crédibilité à l’international.

L’ambition néo-ottomane freinée

La structure de l’économie turque explique son incapacité à équilibrer ses comptes extérieurs, ce qui rend son rythme de croissance tributaire des apports de capitaux étrangers, comme le souligne le dernier rapport de l’OCDE. Or, l’Union européenne n’apparaît plus comme le partenaire privilégié par excellence, du fait du tournant quasi anti-européen du régime. Souhaitant accomplir ses visées néo-ottomane, la Turquie développe donc ses échanges économiques avec les pays voisins. Cependant, cette volonté peut se retrouver facilement entravée, comme par exemple avec les sanctions étasuniennes envers l’Iran. L’Iran est un partenaire essentiel de la Turquie en ce qui concerne l’approvisionnement en énergie. La Turquie contourne régulièrement les sanctions internationales grâce notamment à des accords de Swap, mais le pays s’est déjà vu condamner par Washington.

La dimension idéologique des aspirations de la Turquie impacte ses orientations économiques. Autrefois puissance médiatrice au Moyen-Orient, la Turquie se mue en puissance interventionniste. Outre la catastrophe militaire et humanitaire qu’elle a généré, l’ingérence de la Turquie dans le conflit syrien, et les attentats subis en représailles ont eu d’importants coûts économiques pour le pays ; entre 2014 et 2016, les recettes touristiques sont passées de 29,5 milliards à 18,7 milliards de dollars. La Turquie, en voulant jouer sur tous les fronts, se retrouve confrontée aux limites de son interventionnisme et n’apparaît aujourd’hui plus comme un modèle pour le Moyen Orient.

L’écart entre le discours du régime sur la puissance turque et la situation économique du pays est de plus en plus flagrant. Le récit national se recompose depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, qui promeut un modèle turc tout puissant, à même d’imposer ses intérêts économiques sur la scène internationale. La Turquie se voit cependant prise en étau entre les préoccupations des acteurs financiers et des grandes puissances, et sa volonté d’affirmer sa souveraineté dans un tournant qui peut être qualifié d’illibéral. L’analyse de la situation turque amène plus largement à s’interroger sur le conditionnement des économies nationales par le pouvoir des marchés. L’impossibilité actuelle de contrebalancer ce pouvoir par un substitut national semble isoler la Turquie dans un durcissement autoritaire du pouvoir de plus en plus inquiétant.

Mandeville, Némésis rétrospective du libéralisme de gauche ?

C’est à plusieurs titres que l’on peut saluer la récente édition, par Dany-Robert Dufour, d’une série de textes de l’écrivain néerlandais Bernard de Mandeville (1670-1733) – l’Essai sur la charité et les écoles de charité, Vénus la populaire, l’Apologie des maisons de joie, et bien sûr la fameuse Fable des abeilles (titre original : La Ruche murmurante ou les Fripons devenus honnêtes) et sa Préface.


L’ouvrage constitue d’abord un recueil inédit, premier ensemble mandevillien de cette ampleur à bénéficier d’une édition de poche en français. Il se distingue aussi par la densité de son appareil critique : on y trouve, en début d’ouvrage, une préface sous forme d’essai qui redit l’importance de Mandeville, accoucheur de l’anthropologie libérale et « fondateur […] de l’esprit du capitalisme » (p. 26), mais aussi de nombreuses notes et préfaces particulières introduisant les différents textes. Bien qu’édités d’après des traductions d’époque, les textes français ont aussi été révisés et annotés par Dufour. Enfin, ce dernier, en présentant et en discutant les thèses d’un “petit” philosophe du XVIIIe siècle (mais qui porta à incandescence l’économie et la morale des « Lumières »), assume sans biaiser sa propre position d’éditeur-philosophe, son travail visant à placer l’actualité du libéralisme intégral (et de ses critiques) à la lumière rétrospective de l’œuvre mandevilienne.

On connaît la célèbre Fable, publiée pour la première fois en 1705 (puis augmentée en 1714 et en 1729), ainsi que l’hypothèse révolutionnaire et révoltante que Bernard de Mandeville y assénait à son époque. Une ruche prospère s’inquiète un jour de la corruption qui a fini par régner en son sein. Cherchant à remédier à ce manque de vertu, elle se tourne vers Jupiter qui lui accorde la suppression de ses vices. Mais la ruche commence aussitôt à péricliter. À mesure même que leur communauté se moralise, les abeilles périssent par centaines. Mandeville tire de l’apologue une morale inversée et hautement provocatrice : l’égoïsme, la quête du confort individuel et la cupidité sont plus profitables, plus efficaces que la vertu pour la survie de cette petite communauté. La poursuite débridée du plus grand enrichissement par chacun de ses membres sublime les performances “systémiques” de la communauté d’abeilles, microcosme allégorique à peine voilé de l’Angleterre, à laquelle Mandeville prédit qu’elle prospèrera d’autant mieux qu’elle laissera s’exprimer les mêmes comportements.

En attirant l’attention sur la morale mandevillienne selon laquelle les vices privés font la vertu publique, Dufour veut délibérément souligner la cohérence oubliée de l’anthropologie libérale : plus les pulsions individuelles sont libérées – y compris quand l’État consent à repousser les frontières des « droits » accordés aux individus –, plus ces individus, depuis l’intimité de leurs désirs, nourrissent l’hégémonie du marché en étendant son empire à des domaines jusque-là épargnés. Finalement, le patriarcat, la contrainte brutale, l’autorité, loin de lui être consubstantiels, n’auront été qu’une parenthèse dans l’histoire du capitalisme, notre époque nous ayant entre-temps appris que celui-ci prospère bien plus efficacement au cœur de nos démocratie de services, de médias et d’opinions, mettant en concurrence les consommateurs autour d’affirmations marginales ou minoritaires de soi, surdéterminant la distinction libertaire dans tous les domaines de l’intime, de l’identité et de la spiritualité – de la télé-réalité aux “megachurches” américaines, en passant par Black Panther.

Le Capital ne s’ébat donc jamais mieux qu’une fois que toutes les énonciations de soi sont encouragées à s’exprimer et à se heurter les unes aux autres, et Dufour ne manque aucune occasion de souligner l’impasse redoutable que pose à qui conserve une conscience civique et sociale cette mécanique de l’anthropologie libérale[1]. C’est en s’adossant à ce libéralisme achevé qu’Hollywood peut désormais scander chaque aggiornamento du progrès (féminisme, queer, etc.) – ses acteurs, réalisateurs et autres animateurs affichant un discours (et une bonne conscience) mainstream sur les droits et l’égalité qui n’éprouve plus aucun besoin de se situer en tant que classe particulière ou que multinationale capitaliste. Le même problème se pose à la gauche politique. Troquant le social pour le sociétal, les salaires pour les startups, les imaginaires de la vie civique pour ceux de l’inclusion, cette gauche ne s’est pas contentée de son Bad Godesberg économique : elle a aussi accompli son tournant mandevillien. Toujours plus exclusivement engagée en faveur des assertions individuelles, des luttes de chacun pour sa parcelle identitaire, la gauche s’est bien souvent trouvée réduite, avec ou contre son gré, au rôle de ventriloque du marché, lequel a pris l’habitude de s’emparer de chaque droit individuel nouvellement débloqué comme il monétiserait une licence légale. La question de la reconnaissance du désir d’enfant pouvant ouvrir sur la légalisation de la Gestation pour Autrui gagne typiquement à être posée dans cette perspective : la GPA est-elle d’abord un droit ou d’abord un marché, ou ne peut-elle qu’être fatalement, anthropologiquement, l’un et l’autre à la fois ?

D’un bout à l’autre de cette édition où il est partout présent, Dany-Robert Dufour érige la fable mandevillienne et ses dérivées (en particulier l’« ultra-libertaire » défense de l’Essai sur les écoles de charité) comme l’origine archéologique de ce douloureux problème posé à la gauche à chaque fois qu’elle est amenée à prendre une position sur le volet moral du libéralisme. À la façon d’un précurseur cynique mais lucide, le sulfureux Mandeville apparaît comme un Adam Smith corrigé par le marquis de Sade : le premier philosophe à contracter les noces de la pulsion et du marché, « celui qui a tout dit, sans fard » (p. 26), théorisant le creuset anthropologique tout sauf qu’autoritaire où allait naître l’hégémonie du Capital. En cela, ce Mandeville relu par Dufour rejoint une série de travaux stimulants produits par une galaxie de critiques contemporains du libéralisme : on peut citer la réflexion qu’approfondissent tous les livres de Jean-Claude Michéa depuis une quinzaine d’années, les théories du philosophe marxiste Michel Clouscard sur le capitalisme permissif[2] (voir Néo-fascisme et idéologie du désir, 1973 ; Le Capitalisme de la séduction, 1981) ou encore, à partir d’un ancrage culturel bien différent, les intuitions du sociologue américain Chrisopher Lash sur la gauche, le progressisme, le narcissisme et le paradigme thérapeutique aux États-Unis (voir La Culture du narcissisme, 1981 ; Le Seul et Vrai Paradis, 1991 ; La Révolte des élites, 1994).

À ce propos, on pourrait faire à Dany-Robert Dufour le reproche de surestimer (ou d’un peu trop mettre en scène) la découverte qu’il a faite, à travers Mandeville, de l’esprit du capitalisme : « Depuis cent ans, […] on a tendance à croire que le capitalisme est rigoriste, autoritaire, puritain et patriarcal. Depuis cent ans, on se trompe » (p. 15). La hardiesse de ce genre de formules est secondée par l’audacieux essai introductif qui déploie, en une centaine de pages, une sorte d’histoire in absentia : celle de l’oubli révélateur de Mandeville chez une série de penseurs progressistes, parmi les plus influents des dernières décennies. Ainsi, Dany-Robert Dufour a beau jeu d’y affirmer qu’une prise en compte de Mandeville nous aurait prémunis contre la diffusion de la « pastorale wébérienne » sur les origines rigoristes et protestantes du capitalisme ; qu’elle aurait averti Marcuse que sa réhabilitation des plaisirs, loin de rompre avec le capitalisme, ouvrait à sa nouvelle jouvence ; que Foucault, s’il avait considéré l’œuvre et l’auteur de la Fable, aurait peut-être nuancé sa critique à 360 degrés des institutions répressives ; et que Deleuze et Guattari, sans l’avoir jamais cité dans L’Anti-Œdipe, se seraient assumés mandevilliens lorsqu’ils appelèrent à intensifier le capitalisme en exposant l’individu à tous les flux, devenirs et agencements. À l’approche du jubilé de Mai 68, Dufour ne se prive pas non plus de diagnostiquer par la Fable l’atermoiement d’une certaine culture activiste qui, depuis un demi-siècle, s’acharne à débrider toutes les virtualités individuelles en pourfendant des moulins d’Ancien Régime, plutôt qu’à limiter les désagrégations matérielles et immatérielles causées par le Capital : « On pourrait presque dire que le capitalisme, longtemps entravé dans l’autoritarisme, n’attendait que cette occasion, celle des luttes estudiantines, pour se réformer et retrouver son esprit original » (pp. 30-31).

Pourtant, si cette gauche libérale-libertaire a, si l’on ose dire, fini par occuper le « haut du pavé », ignorant Mandeville et s’obstinant à penser le capitalisme comme un paradigme uniquement économique ou foncièrement répressif, tel n’est pas le cas de la galaxie précitée d’auteurs antilibéraux, chez lesquels l’auteur néerlandais n’a jamais cessé d’être une référence. Par exemple, dans La Gauche et le peuple, son livre-dialogue avec Jacques Julliard paru en 2014, Jean-Claude Michéa donne de la Fable la même actualisation anthropologique que Dufour. Christopher Lash a lui aussi situé l’« ascétisme véritablement inverti » de Mandeville au cœur des hypothèses de The True and Only Heaven, son essai sur les origines de l’idéologie du Progrès – dont toute une section, notamment, s’emploie à discuter les rapports entre les laxismes moral et économique aux fondements libéraux de notre modernité[3].

Enrichie d’un ancrage substantiel dans le débat contemporain des idées, cette édition de la Fable des abeilles et des autres textes de Mandeville remplit parfaitement son objectif d’archéologie de l’anthropologie libérale que Dany-Robert Dufour lui avait assigné. Elle offre en même temps une référence théorique de premier plan pour les débats politiques actuels et à venir. Peut-être aurait-il été bon de ménager une portion de cet imposant dispositif éditorial à montrer que cette archéologie du libéralisme permissif nichée dans les préceptes mandevilliens a été prolongée par un corpus de premier plan : un corpus qui, au départ d’essayistes plus ou moins dispersés, tend aujourd’hui à se développer en une tradition de moins en moins marginale, et qui ne demande qu’à faire école.

[Bernard de Mandeville, La Fable des abeilles, édition revue et commentée par Dany-Robert Dufour, Paris, Pocket, 2017, 382 p.]

[1] D’où le titre de l’essai de Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith : brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Paris, Climats, 2002.

[2] Clouscard livre ainsi l’un des rares exemples de critique du capitalisme permissif à tonalité marxiste : « Le capitalisme, au premier moment de son expansion, se caractérise par une région […] qui accède à l’exploitation d’un territoire national (Angleterre, Allemagne). Ces régions (dirigées par les monopoles) pourraient, la Nation détruite, étendre sans contraintes leur marché à l’Europe, néo-capitalisme sauvage, sans législation, société transgressive ‘‘off’ side’’. Pour cela, il faut détruire le système parlementaire, les institutions républicaines, l’école, la famille, la nation. Et nous savons avec quel zèle le freudo-marxisme (et le gauchisme qui s’en réclame) s’est voué à cette tâche » (Michel Clouscard, Néo-fascisme et idéologie du désir [1973], Paris, Delga, 2013, pp. 71-71).

[3] Christopher Lasch, Le Seul et Vrai Paradis. Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques [1991], Paris, Flammarion, « Champs essais », 2006, pp. 62-66.

Disparition de Domenico Losurdo, philosophe humaniste et révolutionnaire

Nous avons appris avec tristesse la disparition de Domenico Losurdo, professeur à l’université d’Urbino, philosophe marxiste éminent et spécialiste de la pensée hégélienne. C’est un théoricien et un militant de premier plan que perd le mouvement progressiste italien et international.


Dans sa Contre-histoire du libéralisme, il a analysé l’histoire violente, coloniale, patriarcale, ayant pieds et mains liées avec la réduction en esclavage de millions d’êtres humains, les exécutions de masse, l’enfermement des pauvres et des vagabonds, d’une idéologie supposément émancipatrice, mais qui ne profite en réalité qu’à une poignée de propriétaires blancs. Il a mis en exergue les « clauses d’exclusions » des droits dont la pensée libérale se glorifie : femmes, ouvriers, hommes de couleurs, nations entières sont mis à l’écart des privilèges de la minorité. On retrouve dans cette histoire, des théories et des techniques de guerres qui seront à l’œuvre dans les fascismes européens. Fascisme qu’il faut comprendre comme un produit endogène du capitalisme en crise et en lutte contre l’ennemi communiste : non comme une monstruosité tombée du ciel, qui n’aurait aucun rapport avec la réalité préalable des sociétés européennes.

Parallèlement à cette critique sans concession du voile idéologique que revêtent les atrocités commises par les centres capitalistes, Domenico Losurdo dénonça ce qu’il a appelé l’ « autophobie communiste » de ceux qui sont appelés à lutter contre cet ordre des choses. Autophobie qu’il distingue du travail essentiel d’auto-critique. L’intériorisation des valeurs des classes dominantes par les dominés en lutte, amènent ceux-ci à se mépriser et à rejeter progressivement ce qui fait la puissance du mouvement pour l’émancipation universelle : « au narcissisme hautain des vainqueurs, qui transfigurent leur propre histoire, correspond l’autoflagellation des vaincus » écrit-il dans Fuir l’Histoire visant ainsi la réaction suscitée par l’effondrement du bloc de l’est. Dans cette perspective, Losurdo remet rigoureusement en cause une lecture facile, intellectuellement et politiquement paresseuse, qui consiste à voir l’étatisme en tant que tel ou l’autorité d’un individu supposément diabolique (Staline) comme raison des échecs de l’URSS. Prenant à contre-pied cet axe de critique libertaire, il voit au contraire dans l’injonction au dépérissement rapide de l’État, dans la difficulté à fonder des institutions juridico-politiques stables, dans les affres de l’utopisme, les principales causes de l’état d’exception permanent qui a marqué l’histoire du « socialisme réel » et qui a pu ouvrir les voies aux violences les plus inacceptables.

“La lutte des classes”, par Domenico Losurdo from Les Films de l’An 2 on Vimeo.

Dans le champ plus strictement philosophique, il nagea à contre-courant – suivant ainsi les pas de Lukacs – dans un travail rapprochant la pensée de Hegel de celle de Marx et Engels. Contre-courant des travaux de Louis Althusser par exemple, cherchant à déshégélianiser les propositions de Marx (en jouant au classique Marx contre Engels), rejetant les concepts d’aliénation, de négation de la négation, d’humanisme, etc. Dans son Hegel, critique de l’apolitisme, Losurdo revient au contraire sur l’intérêt fondamental de la philosophie hégélienne dans son rapport à la politique et la revitalisation qu’elle autorise de certains aspects du marxisme : « La vision nihiliste de la liberté “abstraite” ou “formelle”, qui a prévalu dans la tradition ou dans la vulgate marxiste, représente un incontestable appauvrissement par rapport à celle bien plus articulée de Hegel. ». La dissolution de l’État et de la famille dans la société civile mise en avant par les jeunes Marx et Engels, lui semble théoriquement erronée : l’État doit prendre la main sur cette société civile que Hegel désignait comme une “bête sauvage” .

Dans la lignée de Gramsci, il insista sur la catégorie d’aufhebung – que nous pouvons traduire improprement en français par “dépassement” – qui lui permet de se démarquer de l’illusion de pouvoir, et du danger de vouloir, “faire table rase du passé” en tant que tel. Nous pouvons toujours uniquement nous démarquer d’un passé déterminé, des aspects négatifs d’une époque particulière et non de ce qu’elle laisse de positif. Les mouvements populaires doivent savoir s’approprier les meilleures moments de l’ascension au règne du capital, par exemple l’avènement de la pensée des Lumières qui vient briser les dogmatismes féodaux, qui invite l’homme à penser librement, à se fixer lui-même ses propres règles. Lumières dont la bourgeoisie s’écartera à mesure qu’elle intègrera les restes de féodalisme pour mieux maintenir sa domination sur la classe travailleuse. Il n’existe pas pour Losurdo de coupure absolue dans l’histoire ; c’est faire preuve de fanatisme et d’aveuglement que de désirer une telle coupure. Il ne s’agit pas d’anéantir l’adversaire historique, mais conquérir la domination, l’intégrer, le faire travailler pour l’intérêt général (il prend comme exemple la NEP en 1921 en URSS), jusqu’à ce que sa fonction soit absolument obsolète.

“Le dépassement, ce n’est pas la négation abstraite et totale, c’est hériter de quelque chose. Le dépassement de l’ordre bourgeois n’exclue pas l’héritage des meilleures choses de la révolution bourgeoise.” Domenico Losurdo, “Togliatti, Gramsci, un entretien”

Domenico Losurdo travailla ainsi a peaufiner la dialectique matérialiste dont Marx et Engels jetèrent les premières fondations, de manière à la sortir de toute caricature, tout réductionnisme et toute unilatéralité. Dans son livre sobrement intitulé La lutte des classes, il balaye les lectures naïves, utopiques de cette notion, en montrant la pluralité des formes et des réalités qu’elle peut recouvrir : luttes d’émancipation des femmes exploitées par l’homme, luttes d’émancipation des nations dominées contre les nations dominantes, et non simplement lutte du prolétariat contre la bourgeoisie. Nous n’avons jamais à faire à des luttes de classes pures entre prolétaires et bourgeois dont les figures seraient clairement identifiables et dont nous pourrions nous faire des images stéréotypées.

Il défendit, dans la même perspective, une vision réaliste de l’internationalisme comme solidarité entre nations, opposée à celle, ubuesque, d’une dissolution des nations dans une société communiste planétaire. Prenant l’exemple du continent européen, il citait une phrase d’Engels d’une actualité brûlante : « Une sincère collaboration internationale des nations européennes n’est possible que lorsque chaque nation singulière est pleinement autonome dans le cadre de son territoire national. ». De sorte que le philosophe italien su ne jamais céder aux sirènes de l’immédiateté : il n’a jamais rien concédé aux eurobéats émanant de la destruction du Parti Communiste Italien qui ont annihilé la gauche italienne, et permis la casse austéritaire du pays et la remontée de l’extrême-droite. Il ne s’est jamais laissé tromper par les discours belliqueux toujours plus vigoureux de l’impérialisme1, qu’ils fussent russophobes, sinophobes, serbophobes, etc. Tout cela, dans les pires années de réaction néo-libérale qu’ont été les années 1990 et 2000.

“Le caractère concret n’est pas synonyme d’immédiateté : il peut y avoir une immédiateté “abstraite” et même une vitalité “abstraite”. L’abstraction n’est pas un processus purement mental.”

Domenico Losurdo fut ainsi ce marxiste entreprenant et courageux qui laisse derrière lui une œuvre importante qui nous offre des clefs pour comprendre et agir sur le monde actuel dans le sens de l’émancipation socialiste des peuples. Il nous livre les armes de critique des idéologues libéraux (les rejetons de Bentham, Locke, Constant, Burke, Siéyès, etc.), ou réactionnaires comme Nietzsche et Heidegger. La lecture de Losurdo, plaisante par la clarté de son expression, a la vertu de déciller les yeux sur l’âpre matérialité du monde, de faire tomber les simplismes et les idéalismes, traçant de cette sorte la voie des possibles révolutionnaires sans sombrer dans un conservatisme immoral, ni un utopisme impuissant. Qu’une ample reconnaissance des mouvements progressistes vienne couronner ses écrits : en excellent connaisseur de Hegel, Domenico Losurdo savait que c’est au bout du chemin, lorsque la nuit tombe, que la chouette de Minerve prend son envol.


Quelques ouvrages de référence de Domenico Losurdo :

  • Contre histoire du libéralisme, La Découverte, 2013
  • Gramsci : Du libéralisme au « communisme critique », Éditions Syllepse, 2005
  • La lutte des classes, Delga, 2016
  • Nietzsche. le rebelle aristocratique : Biographie intellectuelle et bilan critique , Éditions Delga, 2016
  • Heidegger et l’idéologie de la guerre, PUF, 1998
  • Critique de l’apolitisme, la leçon de Hegel d’hier à aujourd’hui, Delga, 2012

Les rendez-vous en hommage à Domenico Losurdo à La Librairie Tropiques (63 rue R. Losserand Paris 14e) par son éditeur Aymeric Monville :

  • mardi 3 juillet 19h30 : la présentation prévue de l’Etre et le Code de Michel Clouscard sera étudiée dans une perspective hégéliano-marxiste chère au penseur italien
  • vers le 10 juillet (LA DATE SERA PRECISEE) : nous consacrerons une séance entière à l’étude de la pensée de Losurdo sous toutes ses facettes.
1 A ce sujet , pour comprendre la montée des tensions et l’importance cruciale du dollar dans la forme contemporaine de l’impérialisme qui ne se confond pas avec celle de la première moitié du Xxème siècle, voir le cours EFI de JLM https://youtu.be/KWUbkFy3xYs, sa note de blog https://melenchon.fr/2018/06/25/dette-americaine-etats-unis-encore-solvables/ ou encore l’article en anglais très documenté de Mohamed Dyklan du Parti de la Volonté Populaire (Syrie) : http://kassioun.org/en/statements-documents/item/20988-the-imperialist-spectre-of-russia

Cambodge : chronique d’une dictature annoncée

portrait Hun Sen, ©T. Ehrmann, Flickr

À l’approche des élections qui se tiendront en juillet 2018, les dernières répressions au Cambodge semblent avoir eu raison de la liberté d’expression. Journalistes condamnés, médias fermés, opposants assassinés… Dans un rapport de 26 pages paru cette semaine, l’ONG Reporters sans frontières alerte la communauté internationale. Depuis des années, le pays bascule toujours plus vers l’autocratie, de manière exponentielle ces derniers mois avec un musèlement total de l’opposition. Après une ère de semblant de démocratie, le temps d’une génération, la partie est finie. À la fois dans l’ombre et la lumière, Samdech Hun Sen avance. Depuis plus de 30 ans, c’est lui qui mène la danse, le pays dans ses pas. ONG et médias l’augurent, il est aujourd’hui prêt à tout pour rester en place.


Depuis six mois, le pouvoir entend bien éteindre les quelques dernières voix médiatiques qui s’élevaient contre sa politique. Pour ce faire, il n’hésite pas à élever un arsenal législatif afin de paralyser les médias d’opposition. Des pressions financières ubuesques poussent de grands journaux et radios à la faillite. En septembre 2017, le journal The Cambodia Daily mettait la clé sous la porte, contraint de payer une taxe de 6,3 millions de dollars. Une facture que le titre conteste. Deborah Krisher-Steele, la fille du fondateur et directrice du journal, explique n’avoir reçu aucun avertissement avant la présentation de ce qu’elle nomme un « faux avis de taxation ». D’après elle, le pouvoir « vise à intimider et à harceler The Cambodia Daily et ceux qui osent dire la vérité ». Aucune échappatoire, « Descente en pleine dictature » sera leur dernière une. La chute en enfer du journal indépendant est rapidement suivie par celle de Radio Free Asia, le même mois. En quelques jours, ce sont plus de trente radios cambodgiennes qui cessent d’émettre sur les ondes.

Un avertissement brutal au spectre médiatique cambodgien

Lors d’une conférence de presse, quelques mois auparavant, le premier ministre n’avait pas hésité à déclarer à deux journalistes : « Maintenant, vous deux… Qui travaillez pour Radio Free Asia et The Cambodia Daily… Notez bien ce que je vous dis. Vous pourrez vous en souvenir. Inutile de chercher plus loin quelles sont les bêtes noires du pouvoir ». À l’échelle nationale comme à l’internationale, Hun Sen est habitué aux déclarations mordantes. Malheureusement, ses paroles sont souvent suivies par des actes.

Le 3 et le 4 septembre 2016, deux journalistes du Cambodia Daily sont arrêtés à Phnom Penh, dont le premier lors d’un raid de la police en pleine nuit.

La dernière une du Cambodia Daily, “Descente en pleine dictature”.

Accusés d’incitations au crime, d’espionnage mais aussi, par Hun Sen lui-même, de participer à une machination américaine pour renverser l’État. Une charge que le premier ministre réitérera contre des opposants politiques. Pour cette raison, il a fait adopter au parlement un amendement permettant au gouvernement de dissoudre ses rivaux politiques. En outre, au moins 3 opposants politiques ont été arrêtés ; d’autres sont partis en exil, à l’image de Sam Rainsy, ancien président du parti d’opposition Parti du Sauvetage National et actuellement réfugié en France.

Le premier ministre et chef du Parti du Peuple Cambodgien n’hésitera pas à se justifier au sujet de ces nouvelles mesures lors de son discours pour l’anniversaire de la chute des Khmers rouges, le 7 janvier 2018 : pour celui qui est au pouvoir depuis 33 ans, cette politique vise tout simplement à « protéger la démocratie ». Dès novembre 2017, face au risque de sanctions internationales, Hun Sen rend visite à son plus gros donateur, la Chine. Il faut savoir que le Cambodge est un des pays qui reçoit le plus d’aides au développement ; mais que ces dernières années, ce pays encore pauvre malgré une croissance toujours plus forte (+7 %) s’est détourné de ses donateurs historiques (la France et les États-Unis). Un virage économique qui s’accompagne d’un alignement sur la politique internationale menée par Pékin, notamment dans le dossier sensible des mers méridionales.

Pour Samdech Hun Sen, qui est de plus en plus souvent surnommé « Sadam Hun Sen » en référence au dictateur irakien, l’opposition populaire grandissante est un problème non négligeable qui exige des solutions radicales. En juillet 2016, le commentateur politique Kem Ley, opposant politique au Parti du Peuple Cambodgien, est tué de deux balles dans une station-service à Phnom Penh. Un assassinat politique qui générera un grand émoi à travers le pays, des dizaines de milliers de personnes participant à une grande marche. Un marcheur interviewé par le Phnom Penh Post dira :

« Kem Ley était l’homme le plus important du Cambodge car il parlait de ce qui était noir et de ce qui était blanc. La liberté, c’est quand les gens s’expriment, et il était un exemple pour nous. »

Depuis 2000, trois activistes ont été assassinés au Cambodge, dont un activiste écologique et un leader syndicaliste.

En 2017, 40 % du peuple khmer s’informait via Facebook. Dans ce pays où la moitié de la population a moins de 20 ans, l’information a toujours trouvé un chemin grâce aux réseaux sociaux. Des pages et médias alternatifs ont émergé, leur salut revenant notamment aux journalistes-citoyens qui offraient un regard neuf et indépendant. Mais, pour des raisons bassement lucratives, ces outils de libération sont aujourd’hui devenus les garde-fous du régime autoritaire.

Facebook est-il conscient de faire le jeu des dictatures ?

Lors d’un test à travers 5 autres pays (Bolivie, Guatemala, Serbie, Slovaquie et Sri Lanka), la plateforme a décidé d’instaurer la fonctionnalité « Explore ». Sur le fil d’actualité principal, seuls les organes officiels et sponsorisés persistent, reléguant les contenus d’information indépendante dans un espace dédié et peu accessible, une sorte de « second fil d’actualité ». Une véritable catastrophe pour la presse libre. Ainsi, depuis l’arrivée d’Explore, le Phnom Penh Post, dernier média indépendant du pays, a perdu 45 % de ses lecteurs et vu son trafic baisser de 35 %. Le journal parle de « mauvaise nouvelle pour le Cambodge »,

Cette fonctionnalité va « pénaliser les ONG et journaux indépendants même si on les like (…) alors que les élections approchent »

Ainsi, pour avoir accès à la même audience qu’avant, il faut dépenser de grosses sommes d’argent, ce qui est impossible pour un média indépendant. Résultat : 85 % des lecteurs de journaux cambodgiens sont aujourd’hui aspirés par quatre titres, dont les dirigeants sont tous affiliés au clan Hun Sen.

Malgré les effets d’annonce, la mise à jour de Facebook ne semble pas non plus lutter contre les faux comptes. En 2018, la page du premier ministre cambodgien a généré près de 60 millions de clics avec des pics de like à 10 millions, ce qui le place en troisième position mondiale derrière Donald Trump et le premier ministre indien Narendra Modi. Une popularité forcément factice puisque le petit pays ne rassemble que 15 millions d’habitants, et que l’accès à internet concerne surtout les jeunes. Afin de prouver que Hun Sen a acheté des millions de « j’aime » à des fermes à clics en vue des élections, l’ancien chef de l’opposition a déposé un recours au tribunal fédéral de San Francisco contre Facebook.

Le Cambodge est au 132ème rang sur 180 pour la liberté de la presse, selon le classement de RSF en 2017. Une place qui devrait fortement reculer cette année (voir le rapport ici). Au pouvoir depuis 1985, l’ancien soldat khmer rouge a placé sa famille à la tête des plus grandes entreprises publiques et privées du pays. Ainsi, sa fille Hun Mana règne sur 22 firmes et détient un capital évalué à 66 millions de dollars en 2015 selon le Phnom Penh Post. Alors que dans le pays on estime à 50% la part de la population vivant sous le seuil de pauvreté (1 $ par jour), la famille Hun Sen est officiellement à la tête d’un empire capitalisant au moins 200 millions de dollars. Pour le journal, il ne s’agit que de la partie émergente de l’iceberg, car elle disposerait de nombreux prête-noms.

Des chiffres qui indignent le peuple : Manifestations fortement réprimées, contestation grandissante, la jeunesse s’organise

« Est-ce que quelqu’un oserait lancer une révolution de couleur avec moi ? Un jour, dans un futur proche, je lancerai une révolution de couleur pour changer ce régime vulgaire. Même si je suis emprisonné ou si je meurs, je dois le faire », avait écrit un étudiant cambodgien sur Facebook. Il sera condamné à 1 an et demi de prison ferme. D’autres, étudiants eux aussi pour la plupart, subiront le même sort pour leurs publications sur des réseaux sociaux. Les plus jeunes sont particulièrement visés : en 2013, ils avaient voté majoritairement en faveur de l’opposition aux législatives. Élections remportées frauduleusement par le parti de Hun Sen selon cette même opposition.  En 2016, un sénateur cambodgien issu de ses rangs a écopé de sept ans de prison pour avoir publié sur Facebook un faux document sur la frontière entre le Cambodge et le Vietnam, dont les limites restent aujourd’hui encore controversées. Hong Sok Hour, qui est aussi citoyen français, a été condamné pour « falsification de documents publics, utilisation de faux documents et incitation au chaos ».

Le Roi est mort, vive le premier ministre !

2012 reste dans l’histoire du pays l’année de décès du monarque Norodom Sihanouk, figure charismatique qui représentait le Cambodge depuis plus de 50 ans à l’international. Pour certains historiens, ce qui le liait au premier ministre était une alliance politique : Hun Sen dirigeait le pays, Sihanouk siégeait sur le trône. À la mort de ce dernier, le fils Sihamoni est rentré de France où il était ambassadeur a l’UNESCO, son père ayant abdiqué quelques années avant de mourir. Totalement apolitique, passionné de danse et nostalgique du Marais, c’est à contrecœur que le nouveau monarque Sihamoni siège aujourd’hui dans le Palais. Pour David Chandler, historien spécialiste du Cambodge,

« Sihamoni n’a aucune liberté d’action (…) Il est admirable et astucieux mais sans ambition. Il n’a jamais voulu être roi. Hun Sen, par précaution, l’a grosso modo enfermé dans une boîte ».

Et Virak, président du Centre cambodgien pour les droits de l’Homme (CCHR), souligne : « Hun Sen est maintenant plus puissant que jamais ». Selon l’historien Hugues Tertrais, « Hun Sen pourrait être une sorte de Sihanouk sans titre. Il a résisté à toutes les époques et toutes les transformations ». Une démarche royaliste que le premier ministre assume : il n’hésite pas à se faire représenter par un de ses deux fils à certains événements politiques. Car avec ces derniers, pour Hun Sen, la relève est assurée (Hun Manet est général et Hun Mani est député). Le premier ministre avait déjà annoncé que le pays allait sombrer en guerre civile s’il n’était pas réélu, aujourd’hui il espère encore rester au moins une dizaine d’années au pouvoir, et ensuite imposer sa dynastie.

Dans ce petit pays d’Asie où tous les intellectuels ont été massacrés par les Khmers rouges, l’espoir démocratique n’aura pas longtemps survécu. Missionnaire du peuple et contre le peuple, Samdech Hun Sen avance. Avec pour meilleur allié politique la Chine et pour plus fidèle serviteur Facebook. Les médias en laisse, il n’a rien à craindre. Au Cambodge, le monarque absolu, c’est lui.

Crédits photos : portrait Hun Sen, ©T. Ehrmann, Flickr

 

En Espagne, Albert Rivera se rêve en Emmanuel Macron

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Albert Rivera, président de Ciudadanos ©Carlos Delgado

Ciudadanos a le vent en poupe. La formation de centre-droit dirigée par Albert Rivera a su tirer parti de la crise catalane et se hisse désormais au premier plan dans les enquêtes d’opinion. L’occasion pour son leader de réaffirmer la nature de son projet politique national, qu’il définit lui-même comme « libéral progressiste », et de placer ses pas dans ceux du nouveau président de la République française.


« Pour la première fois en Catalogne, un parti constitutionnaliste a remporté les élections (…) La majorité sociale en Catalogne se sent catalane, espagnole et européenne, et elle le restera », scande en castillan Ines Arrimadas, la candidate victorieuse de Ciudadanos aux élections catalanes du 21 décembre 2017. A ses côtés, Albert Rivera arbore un sourire triomphal et salue une foule de plusieurs centaines de supporters galvanisés, avant de lui succéder à la tribune : « la victoire d’aujourd’hui n’est pas celle de Ciudadanos, c’est la victoire de la Catalogne, de l’Espagne unie et du futur de l’Europe ». Ce soir-là à Barcelone, les sympathisants du « partido naranja » célèbrent les 1,1 millions de voix recueillies par la liste d’Ines Arrimadas, arrivée en tête au terme d’une campagne ubuesque qui a vu s’opposer les « unionistes » aux indépendantistes dont les principaux chefs de file étaient emprisonnés ou en exil à Bruxelles.

Convoqué par Mariano Rajoy en vue de trancher le conflit opposant la Généralité de Catalogne au gouvernement espagnol, le scrutin du 21 décembre ne s’est toutefois pas soldé par le reflux attendu des forces indépendantistes, qui conservent de justesse leur majorité absolue au Parlement régional. La victoire de Ciudadanos dans les urnes est donc en demi-teinte, mais qu’importe aux yeux d’Albert Rivera, son parti dispose désormais d’un ascendant inédit sur le bloc unioniste, au sein duquel le Parti populaire (PP) de Mariano Rajoy est sévèrement marginalisé. Dans un débat extrêmement polarisé laissant peu de place à l’expression d’une troisième voie – Podemos et ses alliés en ont fait les frais – Ciudadanos est parvenu à incarner la défense de l’unité nationale, articulée à l’ambition de régénération démocratique.

Ce succès catalan confère au parti de centre-droit un capital politique que ses dirigeants entendent bien faire fructifier à l’échelle nationale. Le 13 janvier dernier, une enquête de l’Institut Metroscopia publiée par El País créditait Ciudadanos de 27,1% des intentions de vote, loin devant le PP (23,2%), le PSOE (21,6%) et Unidos Podemos (15,1%). Deux jours plus tard, c’est le journal ABC qui plaçait la formation d’Albert Rivera en tant que première force politique du pays, avec 26,2%. Ces chiffres doivent être observés avec grande précaution – un mois avant les élections générales du 20 décembre 2015, Metroscopia donnait Ciudadanos à plus de 20%, loin des 13,9% finalement récoltés par le parti – mais la dynamique enclenchée par la crise catalane est incontestable et semble amenée à se poursuivre.

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Albert Rivera et Ines Arrimadas (au centre de l’image), en tête de cortège de la manifestation pour l’unité nationale. Barcelone, 8 octobre 2017. ©Robert Bonet

 

L’ascension nationale d’un parti catalan

 

Si Ciudadanos est communément classé dans la catégorie « nouvelle politique » en Espagne, au même titre que Podemos, le parti ne peut se prévaloir de la jeunesse du projet impulsé par Pablo Iglesias en 2014. Ciudadanos, ou plus exactement Ciutadans, est fondé en 2006 en Catalogne, à l’initiative d’une quinzaine de personnalités du champ universitaire et intellectuel alors majoritairement marquées au centre-gauche. Lors de son congrès fondateur, en juillet 2006, l’organisation désigne comme président Albert Rivera, conseiller juridique de La Caixa âgé de seulement 26 ans. Envisagé comme une nouvelle force politique d’envergure régionale, et dans le sillage des débats qui ont jalonné l’adoption du nouveau statut d’autonomie de la Catalogne (le « Nou Estatut »), Ciutadans se caractérise d’ores et déjà par son hostilité à l’égard du nationalisme catalan. Aux élections régionales de 2006, le nouveau parti entend ainsi « dépasser l’obsession identitaire qui étouffe le dynamisme de la société catalane » et revenir sur la primauté accordée à la langue catalane dans l’enseignement. Fervents défenseurs de la nation espagnole et de l’égalité entre les territoires, les membres de Ciutadans promeuvent le bilinguisme. Ils obtiennent alors 3 sièges au Parlement régional.

Les années suivantes sont marquées par des tentatives infructueuses d’implantation nationale. Ciudadanos subit la concurrence au centre de l’Union Progrès et Démocratie (UPyD), une formation dirigée par l’ancienne socialiste Rosa Díez qui partage avec Albert Rivera une ligne centraliste et libérale, et réussit à décrocher 5 sièges au Congrès des députés en 2011. C’est à la faveur d’un profond bouleversement du système partisan que Ciudadanos parvient finalement à s’installer de façon durable dans le paysage politique espagnol, à partir des premiers mois de 2015. La crise économique de 2008, les restrictions budgétaires et les réformes structurelles menées successivement par le PSOE puis le PP, conjuguées à la révélation de multiples scandales de corruption affectant les deux piliers du bipartisme ouvrent une fenêtre d’opportunité, habilement exploitée dans un premier temps par les initiateurs de Podemos. Ces derniers entendent offrir aux revendications exprimées par le mouvement des Indignés une formulation politico-électorale transversale à même de renverser le « régime de 1978 » issu de la Constitution postfranquiste. C’est à travers cette même fenêtre d’opportunité, dans un contexte de profonde désaffection à l’égard du personnel politique, que Ciudadanos s’engouffre à son tour au tournant de 2015.

“Tout comme Podemos, Ciudadanos entend se situer en dehors du clivage gauche/droite afin de se distancier nettement des coordonnées politiques associées au bipartisme.”

Albert Rivera, qui bénéficie rapidement d’une importante exposition médiatique, dispute à Pablo Iglesias le créneau du renouvellement démocratique et de la lutte contre la corruption. Tout comme Podemos, Ciudadanos entend se situer en dehors du clivage gauche/droite afin de se distancier nettement des coordonnées politiques associées au bipartisme. Néanmoins, le parti d’Albert Rivera n’échappe pas à l’étiquette du « Podemos de droite », fréquemment employée par les commentateurs espagnols en référence aux propos de Josep Oliu, président de la Banque Sabadell, qui appelait de ses vœux la construction d’un homologue de droite à Podemos quelques mois plus tôt. La popularité d’Albert Rivera auprès des milieux d’affaires conduira d’ailleurs les militants de Podemos à désigner Ciudadanos comme le « parti de l’IBEX 35 » (équivalent espagnol du CAC 40).

A partir de février 2015, alors même que Podemos amorce une descente dans les sondages, Ciudadanos connait une spectaculaire ascension. A l’approche des élections générales, un nouvel axe tend à s’installer dans le récit politico-médiatique en Espagne : l’opposition entre la « vieille politique », incarnée par le PP et le PSOE, et la « nouvelle politique », représentée par les outsiders Podemos et Ciudadanos. Cette mise en scène de la nouveauté transparait dans les dialogues noués à plusieurs reprises entre Pablo Iglesias et Albert Rivera, qui trouvent à cette période un intérêt réciproque à mettre l’accent sur la fraîcheur de leurs deux initiatives politiques. Une cordialité soigneusement travaillée qui laissera place à partir de 2016 à l’âpreté des débats dans l’arène parlementaire.

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Pablo Iglesias (Podemos) et Albert Rivera (Ciudadanos) en route vers un débat organisé par le programme Salvados, sur la Sexta.

Lors des élections générales du 20 décembre 2015, Ciudadanos arrive en quatrième position et obtient 40 sièges de députés. Albert Rivera devient l’un des principaux protagonistes de la séquence post-électorale en scellant une alliance avec le candidat socialiste Pedro Sánchez, chargé par le roi Felipe VI de former un gouvernement. Devant le refus manifesté par Podemos d’apporter un quelconque soutien à un programme peu ambitieux sur le plan social, le pacte Sánchez-Rivera échoue et précipite la tenue de nouvelles élections, le 26 juin 2016. Les résultats de celles-ci s’avèrent décevants pour Ciudadanos, qui perd huit des quarante sièges conquis en 2015.

Les députés emmenés par Albert Rivera joueront malgré tout un rôle non négligeable en appuyant l’investiture de Mariano Rajoy, reconduit à l’automne pour un second mandat. Bien que le parti soit un pivot décisif de la majorité relative sur laquelle s’appuie aujourd’hui le Président du gouvernement, Ciudadanos peine à consolider son positionnement d’outsider : alors qu’il ne dirige aucune grande mairie, à la différence de Podemos, le « partido naranja » est le garant de la stabilité de plusieurs gouvernements autonomiques controversés, dont celui de la socialiste Susana Díaz en Andalousie, contesté pour l’ampleur des coupes budgétaires réalisées dans la région, et celui de la conservatrice Cristina Cifuentes dans la Communauté de Madrid, englué dans plusieurs affaires de corruption.

“A Madrid, Albert Rivera et ses proches se sont montrés les plus ardents défenseurs de l’application de l’article 155, tandis qu’en Catalogne, Ines Arrimadas est parvenue à cristalliser les aspirations des partisans de l’unité nationale autour d’un discours résolument optimiste.”

Il aura donc fallu attendre l’emballement du « procés » indépendantiste en Catalogne à l’automne 2017 pour que Ciudadanos connaisse un nouvel élan. Fidèles à leur ancrage traditionnel, les dirigeants du parti ont plaidé d’emblée pour une réponse ferme et immédiate à la fuite en avant de la coalition indépendantiste de Carles Puigdemont. A Madrid, Albert Rivera et ses proches se sont montrés les plus ardents défenseurs de l’application de l’article 155, tandis qu’en Catalogne, Ines Arrimadas, jeune cheffe de l’opposition originaire d’Andalousie, est parvenue à cristalliser les aspirations des partisans de l’unité nationale autour d’un discours résolument optimiste en constraste avec l’austérité affichée par les représentants catalans du PP.

Tout comme à l’issue des élections catalanes de septembre 2015, Ciudadanos connaît donc une progression à première vue spectaculaire, qu’il s’agit pour ses leaders de concrétiser. Charge désormais à Albert Rivera de préciser les contours d’un « nouveau projet de pays » qui entend explicitement s’inscrire dans le sillage de la victoire d’un « parti frère » aux élections françaises de 2017.

 

 Ciudadanos et En Marche ! : un axe « libéral-progressiste » ?

 

C’est le journal de centre-gauche El País qu’Albert Rivera a choisi pour effectuer sa rentrée politique en janvier 2018. Dans une interview remarquée, le leader de Ciudadanos se réjouit : « il y a un libéralisme progressiste qui grandit dans le monde, comme avec Macron ou Trudeau ». Albert Rivera n’a jamais caché son admiration pour l’entreprise politique d’Emmanuel Macron, et ne manque pas une occasion de mettre l’accent sur la proximité entre leurs deux formations : « Ciudadanos et En Marche ! ont montré, en France et en Espagne, qu’un libéralisme progressiste peut casser le vieil axe de sectarisme droite-gauche en faveur de solutions majoritaires partant du centre, répondant aux besoins sociaux sans délaisser la création de richesse, à l’adaptation de l’éducation au marché du travail et au monde de l’entreprise. », affirmait-il au lendemain de l’élection du président français.

Au congrès du parti en février 2017, la référence au « libéralisme progressiste » dont se réclame aujourd’hui Albert Rivera est venue se substituer à la mention du « socialisme démocratique », héritée des origines de Ciutadans. Cet auto-positionnement idéologique n’est pas sans faire écho au « néolibéralisme progressiste » dépeint par la philosophe états-unienne Nancy Fraser. Pour la théoricienne féministe, le « néolibéralisme progressiste » désigne la jonction du libéralisme économique version Sillicon Valley aux revendications issues des « nouveaux mouvements sociaux » : le multiculturalisme, les droits des femmes et LGBTQ, l’écologie, etc. Incarné à merveille par la figure d’Hilary Clinton, c’est ce néolibéralisme progressiste, associant promotion de la diversité et éloge de la mondialisation, qu’auraient massivement rejeté les classes populaires états-uniennes victimes de la désindustrialisation – optant paradoxalement pour le candidat de la dérégulation financière.

“Albert Rivera et Emmanuel Macron s’adressent aux exclus avec un discours entrepreneurial, valorisant la possibilité pour chacune et chacun de s’élever individuellement dans la société par ses talents et son mérite, sans pour autant interroger le caractère systémique des inégalités et des dominations subies.”

Transposé au contexte européen, le néolibéralisme progressiste semble bien trouver une expression dans les discours d’Albert Rivera comme d’Emmanuel Macron. Dans un mouvement d’actualisation de l’hégémonie néolibérale, les deux leaders s’appliquent à incorporer une série de demandes progressistes, en les articulant à travers le prisme de l’achievement individuel plutôt que sous l’angle de l’émancipation collective. Débarrassés des obsessions identitaires des droites conservatrices, Ciudadanos et En Marche ! font la part belle aux droits des femmes et des minorités, tout en campant sur des positions strictement libérales en matière économique et sociale. Albert Rivera et Emmanuel Macron s’adressent aux exclus avec un discours entrepreunerial, valorisant la possibilité pour chacune et chacun de s’élever individuellement dans la société par ses talents et son mérite, sans pour autant interroger le caractère systémique des inégalités et des dominations subies.

Surtout, dans un contexte de discrédit des systèmes de partis traditionnels, les deux formations ont propulsé sur le devant de la scène deux jeunes leaders entreprenants et audacieux, supposés en mesure de surmonter les blocages et l’immobilisme de la « vieille politique ». A la différence des néolibéraux conservateurs, recroquevillés dans une posture austéritaire morne et fataliste – « There is no alternative » – Albert Rivera et Emmanuel Macron élaborent un récit politique mobilisateur et optimiste axé sur les idées de progrès, de modernité et d’efficacité. « Une nation ne se résume pas à la comptabilité », assène le dirigeant de Ciudadanos dans El País. C’est aussi ce qu’a compris Emmanuel Macron, lorsqu’il déclare au micro de RTL pendant la campagne présidentielle : « On se fout des programmes, ce qui importe c’est la vision ».

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Emmanuel Macron, le 11 décembre 2014. ©Le Web

Albert Rivera et Emmanuel Macron partagent précisément une vision commune dans un domaine d’importance stratégique : la question européenne. Tous deux perçoivent leurs initiatives politiques comme le meilleur rempart possible à la montée des nationalismes et des populismes – de gauche comme de droite, Podemos comme le Front National – sur le vieux continent. Alors que le rapport à l’Union européenne s’installe comme l’une des principales lignes de clivage politique, en France tout particulièrement, Emmanuel Macron et Albert Rivera se font les chantres de l’approfondissement de l’intégration européenne. Interrogé par la télévision publique espagnole sur sa proximité avec le chef de l’Etat français, le leader de Ciudadanos déclare partager « à 99% » le message délivré par Emmanuel Macron lors de son discours sur l’Europe à la Sorbonne en septembre 2017.

“Albert Rivera insiste sur la nécessité de tisser une « alliance pro-européiste, pro-libertés, pro-libre échange » à même de contrecarrer les tentations protectionnistes au sein de l’UE. C’est la raison pour laquelle Ciudadanos se met d’ores et déjà en quête de partenaires potentiels sur la scène européenne.”

Sur le même plateau, Albert Rivera insiste sur la nécessité de tisser en vue des prochaines élections européennes de 2019 une « alliance pro-européiste, pro-libertés, pro-libre échange » à même de contrecarrer les tentations protectionnistes au sein de l’UE. C’est la raison pour laquelle Ciudadanos se met d’ores et déjà en quête de partenaires potentiels sur la scène européenne. Début janvier, Albert Rivera se rendait ainsi en Italie pour rencontrer Matteo Renzi, l’ancien président du conseil en lice pour les élections législatives italiennes de mars 2018. Dans un bref entretien au Corriere della serra, revenant sur ses échanges avec Renzi, le député espagnol n’hésite pas à paraphraser l’un de ses modèles, J.F. Kennedy : « nous ne devons pas nous demander ce que l’Europe peut faire pour nous, mais ce que nous pouvons faire pour l’Europe ». Et d’évoquer l’ambition de rassembler à terme une force transnationale regroupant Ciudadanos, la République en Marche et tous les acteurs favorables au renforcement de l’intégration européenne dans un registre libéral.

 

Ciudadanos à l’offensive : concurrencer le PP et remporter les élections intermédiaires

 

Les élections européennes ne sont pas la seule priorité d’Albert Rivera. Pour Ciudadanos, l’enjeu principal réside dans la préparation des élections régionales et municipales de 2019 en Espagne, décisives dans la conquête du pouvoir à l’échelle nationale. Afin de se défaire de l’étiquette peu reluisante de « parti girouette » ou de caution apportée aux forces du bipartisme, les dirigeants du parti n’hésitent plus à s’arroger le statut d’opposant au PP. Dans le cadre des débats sur le budget 2018, Ciudadanos conditionne son soutien au texte du gouvernement à la démission d’une sénatrice PP mise en cause dans une affaire de corruption, ainsi qu’à l’alignement des salaires de la Police nationale et de la Garde civile sur ceux des Mossos d’Esquadra (police catalane). Le 20 janvier, Albert Rivera et Ines Arrimadas ont fait une apparition remarquée lors d’une manifestation policière à Barcelone, revendiquant l’égalité de traitement au nom de « la justice et de la dignité ».

Il est cependant peu probable que la pression exercée par Ciudadanos n’aboutisse à faire chavirer le gouvernement. A la différence de Podemos, qui n’abandonne pas la perspective de destituer Mariano Rajoy par l’intermédiaire d’une seconde motion de censure, les leaders du « partido naranja » ont jusqu’ici manifesté la ferme intention de garantir la stabilité institutionnelle, afin d’éviter de replonger le pays dans l’incertitude politique de l’année 2016.

“Capable de faire front commun avec les « partis constitutionnalistes » en cas de force majeure tout en fustigeant leur immobilisme, Ciudadanos cherche à atteindre un point d’équilibre entre la demande de régénération démocratique et la perpétuation du système institutionnel hérité de la Transition.”

Contrairement à Pablo Iglesias, Albert Rivera a construit son ascension sur la base d’une critique virulente à l’égard du bipartisme sans jamais contester les fondements du régime politique de 1978. A la mort d’Adolfo Suárez, figure tutélaire de la Transition à la démocratie, Rivera lui rendait un vibrant hommage. Au demeurant, le président de Ciudadanos est aujourd’hui adoubé par deux anciens présidents du gouvernement qui ont marqué l’histoire de l’Espagne démocratique : le socialiste Felipe González et le conservateur José María Aznar. Tandis que les Indignés de la Puerta del Sol scandaient en 2011 « à bas le régime », Albert Rivera souhaite au contraire ressusciter l’« esprit de la transition » qui l’a vu naître. Capable de faire front commun avec les « partis constitutionnalistes » en cas de force majeure (politique antiterroriste, crise catalane) tout en fustigeant leur immobilisme, Ciudadanos cherche à atteindre un point d’équilibre entre la demande de régénération démocratique et la perpétuation du système institutionnel hérité de la Transition.

De même qu’Emmanuel Macron avec LREM en France, Albert Rivera se fixe l’objectif de faire de Ciudadanos l’acteur d’une recomposition politique par le centre, capable de devenir une force d’attraction pour les cadres et les électeurs du PP comme du PSOE. Cela dit, les principales réserves de voix pour le parti semblent se situer du côté de l’électorat conservateur. Le Parti populaire en est pleinement conscient et s’inquiète de cette montée en puissance. Pour la première fois depuis l’effondrement de l’UCD (Union du centre démocratique) en 1982, les conservateurs espagnols pourraient voir s’installer dans le paysage politique un concurrent sérieux au centre-droit. A la mi-janvier, les cadres du PP, qui se réunissaient pour dresser le bilan de la débâcle en Catalogne, insistaient sur la nécessité de mettre leurs troupes en ordre de bataille pour contrer l’ascension d’Albert Rivera. Le 20 janvier à Séville, Mariano Rajoy en appelait de lui-même à la remobilisation de la base militante – « quartier par quartier, maison par maison » – après avoir rudement critiqué l’ « opportunisme » de ses rivaux de Ciudadanos.

Pour ravir la Moncloa au Parti populaire en 2020, Ciudadanos devra impérativement conquérir des bastions en 2019. Depuis 2017, Ciudadanos n’exclue plus la possibilité d’intégrer des gouvernements régionaux de coalition avec le PP et le PSOE, dans le but de gagner en expérience et en crédibilité. Pour progresser dans les communautés autonomes, l’équivalent espagnol des régions, la direction du parti se donne pour projet d’améliorer son implantation territoriale, notamment dans les zones rurales où il réalise de moins bons scores. Difficile pour le parti d’origine catalane de peser sur l’ensemble du territoire espagnol. Au regard des résultats des dernières élections régionales, Ciudadanos est encore une force résiduelle dans plusieurs communautés autonomes, notamment au Nord du pays, comme la Galice, le Pays Basque ou la Navarre.

Ordonnances : le PS tente de faire oublier sa loi Travail

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Myriam El-Khomri © Chris 93

Bien décidé à se refaire une santé après la débâcle du quinquennat Hollande, le PS tente de se redonner une image « de gauche » en s’opposant à la « réforme » du code du travail par ordonnances portée par Muriel Pénicaud. Un périlleux numéro d’équilibriste pour un parti qui a commis les lois Macron et la loi El Khomri, de la même veine libérale, lorsqu’il était aux affaires. Les représentants du PS ont beau jeu de fustiger aujourd’hui une politique qu’ils appliquaient, approuvaient et justifiaient il y a quelques mois encore. Quitte à prendre quelques libertés avec la vérité … Car si différence il y a entre les gouvernements de François Hollande et d’Emmanuel Macron, il s’agit tout au plus d’une différence de degré mais certainement pas d’orientation politique.

 

Une posture de « gauche » pour se refaire une virginité politique

Les députés Luc Carvounas, Stéphane Le Foll et leur président de groupe Olivier Faure font en ce moment le tour des plateaux pour dire tout le mal qu’ils pensent des ordonnances Pénicaud. Ils critiquent tant la méthode que le contenu des ordonnances. Ils martèlent que Macron est un président « et de droite, et de droite » et tentent de réactiver un clivage droite-gauche qu’ils ont eux-mêmes complètement brouillé en menant une politique antisociale à laquelle la droite ne s’est opposée que par opportunisme politique et par calcul électoral. Macron n’est-il pas un pur produit du PS de François Hollande ? Emmanuel Macron, après avoir conseillé Hollande pendant la campagne de 2012, est nommé secrétaire adjoint de l’Elysée de 2012 à 2014 puis ministre de l’économie de 2014 à 2016. Emmanuel Macron a été l’un des personnages clé du quinquennat de François Hollande et il a joué les premiers rôles sur les dossiers économiques et sociaux. C’est, en quelque sorte, la créature du PS qui lui a échappé des mains et qui a fini par se retourner contre lui. Une partie conséquente de la technostructure du PS a d’ailleurs migré vers LREM, dans les valises de Richard Ferrand.

Le groupe « Nouvelle Gauche » réunissant les députés PS rescapés de la gifle électorale de 2017, s’est du reste largement abstenu, lors du vote de confiance au gouvernement d’Edouard Philippe. Seuls 5 d’entre eux dont Luc Carvounas aujourd’hui très en verve contre la ministre du travail, ont voté contre.

 

L’enfumage de Luc Carvounas sur son soutien à la loi El Khomri

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Luc Carvounas © Clément Bucco-Lechat

Le 28 août, dans l’émission News et compagnie (BFM TV), Bruno Jeudy pose à Luc Carvounas la question suivante : « Quand on a soutenu la loi El Khomri il y a encore 2 ans, vous allez maintenant dire tout le mal que vous pensez des ordonnances Macron ? » Luc Carvounas rétorque : « Alors, Bruno Jeudy, je suis désolé, vous êtes un très grand observateur politique. Je suis sénateur, je n’ai pas voté la loi El Khomri. Voilà, je suis désolé. »  Suite aux objections du journaliste  (« D’accord mais vous avez soutenu le pouvoir qui était en place. Vous étiez un proche de Manuel Valls. Comment on passe de la situation de “je suis derrière la loi El Khomri” à “je suis contre les ordonnances Macron” ? »), Luc Carvounas persiste et signe : « Bon si vous voulez me faire dire que j’étais derrière la loi El Khomri, ce n’est pas le fait. J’appelle celles et ceux qui veulent vérifier sur internet le cas (sic). » Formulé ainsi, on pourrait tout à fait croire que Luc Carvounas était l’un des parlementaires PS “frondeurs” qui se sont opposés à la loi El Khomri et, plus largement, à l’orientation de plus en plus libérale de François Hollande.

Vérification faite : Luc Carvounas, à l’époque sénateur, a bien voté contre l’ensemble du projet de loi El Khomri le 28 juin 2016. Il omet cependant soigneusement de rappeler ce qui a motivé son vote. Et pour cause. Si Luc Carvounas n’a effectivement pas voté le texte final sur la loi travail présenté au Sénat, ce n’est certainement pas par opposition à la philosophie de la Loi Travail ni même à la dernière mouture du projet défendu par le gouvernement. Les sénateurs PS avaient en réalité tous voté contre la version du projet présentée par la majorité sénatoriale de droite qu’ils jugeaient « complètement déséquilibrée ». D’ailleurs, Myriam El Khomri elle-même y était opposée ! Elle fustigeait, dans un tweet datant du jour du vote,   « la majorité sénatoriale de droite [qui]  a affirmé sa vision de la Loi Travail : un monde sans syndicats, un code du travail à la carte. » Une question de degré en somme. Le sénateur Carvounas a également voté contre presque tous les amendements déposés par le groupe communiste  et par ses collègues socialistes frondeurs comme Marie-Noël Lienemann.

Luc Carvounas  appartient à l’aile droite du PS. Il a été un fervent défenseur de la loi Travail et, plus largement, de la ligne de Manuel Valls dont il était l’un des principaux lieutenants au Sénat comme dans les médias et qu’il a activement soutenu aux primaires du PS de 2011 et de 2017 avant de prendre ses distances. C’est lui qui s’exclamait, le 10 mai 2016, sur le plateau de France 24 (8’45) : « Il est où le problème pour celles et ceux qui nous écoutent, de ce texte [loi el Khomri, ndlr]? Il n’y en a pas en fait ! ». C’est toujours lui qui ne comprenait pas pourquoi une partie  jeunesse manifestait contre la loi El Khomri. C’est encore lui qui reprochait à ses collègues frondeurs « d’être plus jusqu’au-boutistes que la CGT ». Cette CGT qu’il accusait d’être une « caste gauchisée des privilégiés. » Et le voilà maintenant qui annonce qu’il participera, avec ses collègues du PS, à la manifestation organisée par la même CGT le 12 septembre contre les ordonnances Pénicaud ! La direction de la CGT n’a pourtant pas changé entre temps et elle s’oppose aujourd’hui aux ordonnances Pénicaud pour les mêmes raisons qu’elle s’opposait hier à la Loi El Khomri.

 

LR, LREM et PS : les 50 nuances du libéralisme économique UE-compatible

 La véritable ligne de démarcation se trouve-t-elle entre LREM et le PS ou entre le PS et la CGT ? En réalité, LR, LREM et PS ne sont aujourd’hui que des nuances d’une seule et même grande famille politique et intellectuelle : le libéralisme économique UE-compatible. Les uns et les autres s’accusent d’être « trop à gauche » ou « trop à droite » et de « ne pas aller assez loin » ou « d’aller trop loin » dans le démantèlement progressif des droits sociaux conquis auquel ils contribuent tous lorsqu’ils gouvernent.

Tous inscrivent leur politique dans le cadre de la « règle d’or » budgétaire européenne et entendent suivre bon an mal an les Grandes Orientations de Politique Economique de la Commission européenne, demandant çà et là des reports ou des infléchissements à la marge lorsqu’ils sont en exercice. La loi El Khomri était d’ailleurs une loi d’inspiration européenne. Rappelons aussi que c’est la majorité socialiste de l’Assemblée Nationale qui a permis, en octobre 2012, la ratification du « traité Merkozy » qui n’avait pas été renégocié par François Hollande, contrairement à sa promesse de campagne. Quant à Emmanuel Macron qui se faisait introniser au Louvre sur l’air de l’Hymne à la joie, il entend bien devancer les attentes des dirigeants européens euphoriques depuis son élection.

 

Se faire élire à gauche, gouverner à droite

 

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François Hollande © Matthieu Riegler

Le PS veut incarner aujourd’hui la gauche du capital face aux « Républicains » et à la « Grosse coalition » à l’allemande de Macron qu’il juge trop à droite. C’est ce qu’ils appellent la « gauche responsable » ou « la gauche de gouvernement ». Les socialistes surjouent cette posture de gauche maintenant qu’ils sont repassés dans l’opposition. Difficile de démêler la part de calcul, d’opportunisme et de conviction au regard de leur passé gouvernemental récent …

François Hollande s’est rappelé à notre mauvais souvenir cet été en exhortant son successeur à ne pas « demander des sacrifices aux français qui ne sont pas utiles » car il estime qu’il « ne faudrait pas flexibiliser le marché du travail au-delà de ce que nous avons déjà fait au risque de créer des ruptures. » Différence de degré encore une fois. François Hollande et le PS estiment qu’ils en ont déjà fait assez, les macronistes estiment qu’il en faut encore plus et Les Républicains estiment qu’il en faut toujours plus. Tous sont donc d’accord pour « flexibiliser », c’est-à-dire précariser, le travail et se disputent quant à la dose à administrer aux travailleurs. Le Medef et la Commission européenne, eux, jouent les arbitres et distribuent les bons et les mauvais points.

Du reste, François Hollande a beau jeu de jouer la modération aujourd’hui, ne se rappelle-t-il pas des premières versions de la Loi Travail ? Quant à sa version finale, elle prévoit qu’en matière de temps de travail, un accord d’entreprise puisse remplacer un accord de branche même s’il est plus défavorable aux salariés ; elle généralise la possibilité de signer des accords d’entreprise ramenant la majoration des heures supplémentaires à 10%, elle introduit les « accords offensifs », c’est-à-dire la possibilité de modifier les salaires à la baisse et le temps de travail à hausse dans un but de « développement de l’emploi », elle élargit les cas de recours au licenciement économique entre autres joyeusetés. Et les premiers dégâts se font déjà sentir … Modéré, vous avez dit ?

Le PS crie sur tous les toits qu’il faut « réinventer la gauche ». En réalité, ici, il n’est question ni de gauche, ni de réinvention. Il s’agit de se faire élire à gauche pour gouverner à droite comme François Hollande qui désignait en 2012 la finance comme son ennemi pour s’empresser de gouverner avec elle et pour elle. Le « retour » d’un François Hollande à la réputation « de gauche » bien trop ternie, pourrait compromettre cette opération de ravalement  de façade que tout le monde appelle de ses vœux à Solférino.

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“Macron représente le bloc bourgeois” – Entretien avec Romaric Godin

Crédits : SciencesPo
Macron à Sciences Po pour un débat sur l’Europe. Crédits non nécessaires

Romaric Godin est journaliste économique. Ancien rédacteur en chef adjoint à La Tribune, où il avait notamment suivi la crise grecque et l’actualité européenne en général, il travaille depuis peu à Mediapart. Nous avons voulu l’interroger sur sa pratique du journalisme, sur la vulgarisation de l’économie, et sur l’analyse qu’il fait du moment politique actuel.


1) Depuis deux ans, vos articles ont rencontré beaucoup de succès. Alors on se demande comment est-ce que vous travaillez, quelles sont les sources avec lesquelles vous travaillez le plus ? Combien de temps cela vous prend pour préparer un papier ?

Tout dépend du sujet et de l’actualité. Les sources dépendent évidemment de cela, il n’y a pas de règles sur ce point-là. Néanmoins, j’essaie de ne pas rester uniquement sur de l’actualité brute mais de creuser les sujets. Quand il y a un peu moins d’actualité, je prends le temps de travailler des thèmes qui sont dans l’air en lisant des études et des livres que je réutilise ensuite. Je me réfère souvent aux travaux des économistes en fonction des sujets sur lesquelles ils travaillent, y compris des économistes de banques. Ils apportent des connaissances techniques importantes, même si c’est un métier qui a évidemment des faiblesses.  Par exemple, je pense qu’ils comprennent bien les réactions des marchés, ce qui ne veut pas dire qu’on doit valider les réactions des marchés, mais il faut savoir les anticiper et les comprendre. Tous les économistes ne sont pas des affreux et parfois ils ont des points de vue critiques même s’ils sont intégrés dans le système financier. Ceci dit, aujourd’hui, j’écris désormais moins d’articles que lorsque je travaillais à La Tribune, j’ai donc plus de temps pour préparer mes articles qui portent à présent essentiellement sur l’économie française.

2) Vos articles ont rendu accessibles un certain nombre de problématiques contemporaines de l’économie, notamment au niveau européen. La vulgarisation de l’économie est-elle un enjeu important pour vous ?

Je pense que c’est fondamental et j’y crois beaucoup. Les enjeux économiques sont premiers dans les décisions politiques. Le cœur des décisions est là. Si on ne comprend pas comment fonctionne le système économique – ou si l’on n’essaie pas de le comprendre – on risque de n’avoir que des discussions de comptoir, par exemple sur la fiscalité ou les dépenses publiques. C’est valable pour les électeurs, et c’est valable pour les politiques. Quand on entend les politiques discuter de ces sujets-là on est souvent assez inquiet parce qu’on voit qu’on va toujours à la facilité qui est offerte par la pensée économique dominante, sous prétexte que celle-ci a l’apparence du bon sens. J’entends par là la pensée néolibérale (le terme a été validé par le FMI lui-même) qui repose sur l’idée que tout se limite au comportement d’un agent économique de base. Conséquence : l’État doit se comporter comme une entreprise, qui doit se comporter comme un ménage, qui doit se comporter comme un individu. A la fin, c’est l’État qui doit se comporter comme un individu. Cela conduit à des discours comme ceux de Bruno Le Maire qui explique, lorsqu’il entre en fonction, qu’il souhaite que l’État ne dépense pas plus que ce qu’il ne gagne comme tout bon ménage qui se respecte. C’est une absurdité sur le plan économique, cela n’a aucun sens, mais cela a l’apparence du bon sens.

Il est donc extrêmement important qu’on ait des citoyens avec une bonne culture économique afin de bien choisir nos dirigeants et que ceux-ci aient des programmes économiques qui répondent aux vrais enjeux. Cela veut dire qu’il faut qu’on ait des citoyens qui comprennent les processus et les mécanismes économiques pour décrypter les grands enjeux du débat. Sans cela, on ne peut construire de point de vue éclairé. Ce travail de vulgarisation n’est pas assez fait.

Personnellement, je pense qu’il faut utiliser l’actualité pour décrypter les enjeux. Il ne s’agit pas de faire de la pédagogie, terme tellement chéri par les libéraux, qui infantilise les citoyens en voulant les amener à une destination qui est déjà définie. Il est frappant de voir que ce langage de la pédagogie est aussi présent dans la bouche de nos dirigeants, alors qu’ils ne parlent jamais d’éducation. La pédagogie est fondamentalement antidémocratique, je rappelle qu’en grec cela veut dire « conduire l’enfant ». J’oppose à cette pédagogie le fait de faire de l’éducation qui est la base de la démocratie. C’est ce qui permet de redonner du sens à la démocratie. Par exemple, à la question « Comment se fait la création monétaire ? », 90% des gens pensent que la banque centrale imprime réellement des billets qu’elle distribue ensuite. En réalité, la création monétaire est effectuée par les banques commerciales via le crédit, ce qui est fondamental. Pensez à Jean-Michel Aphatie qui tweete en 2014 qu’il n’y a « plus de sous ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Absolument rien. En réalité, on ne peut pas dire qu’il n’y a plus de sous quand on trouve des « sous » dans une nuit pour renflouer les banques, comme en 2008. En revanche, on peut faire le choix politique de ne pas financer le système de santé et le système d’éducation pour financer autre chose. C’est un choix politique, mais on ne peut pas se cacher derrière la pseudo-évidence du « il n’y a pas de sous ».

3) Est-ce encore possible de faire entendre une voix dissonante dans un contexte où de plus en plus de journalistes sont écartés pour leurs positions critiques ?

A partir du moment où on choisit de ne pas dire ce que dit tout le monde, c’est-à-dire de ne pas penser comme la majorité de ses confrères journalistes et de se poser des questions qu’ils ne jugent pas légitime de se poser, on s’expose à être dans une forme de minorité. Il faut assumer ces choix, même si c’est plus difficile. Nécessairement, il y a moins de médias ouverts à ces formes de pensées différentes parce qu’elles sont minoritaires. Cela ne veut pas dire que le paysage médiatique est un désert absolu, loin de là et il y a des endroits où on peut avoir la parole.

Je pense que le problème des voix discordantes c’est précisément qu’elles sont minoritaires, y compris dans le public. Je ne suis pas sûr qu’une demande forte de voix discordantes existe. Mais ceci ne saurait justifier ni la violence qui s’exerce contre certaines voix dissonantes, ni l’absence de débat et d’ouverture dans certains grands médias, notamment audiovisuels.

Romaric Godin, journaliste à Mediapart

Personnellement, je n’ai pas la volonté d’être en minorité par principe, mais je ne crois pas aux vertus de l’austérité et au néolibéralisme. Je défends mon point de vue et j’assume, c’est tout. Je n’en tire pas de gloire particulière. Je n’ai d’ailleurs pas de problème avec le fait que des journalistes défendent l’austérité. Le problème, c’est l’absence d’organisation du débat par la presse. Aujourd’hui, cela n’est pas fait de façon suffisante. Cela se fait dans les pages “opinion” et “tribune” et non dans le traitement de l’information qui est prétendument neutre. On se cache derrière une pseudo-objectivité pour défendre des positions idéologiques. Le vrai problème est donc cette apparence d’objectivité qui tue le débat et exclut ceux qui sont en dehors. Cela donne Macron à Versailles qui revendique le monopole du réel et fait ainsi passer les autres pour des « clowns », des « ringards », des « rêveurs », etc.

Néanmoins, le problème réside aussi dans ce que demande le consommateur de médias, et de qui est le consommateur de médias. Il faut être réaliste, il y a plein de gens que cela n’intéresse pas d’aller voir un débat argumenté, et souvent, ces gens là – qui croient parfois à des choses délirantes comme les reptiliens et les illuminati – se contentent d’une opposition facile et superficielle, ce qui renforce l’impression de « sérieux » de la pensée dominante. Cela veut dire qu’il y a un vrai problème d’éducation au débat et à la démocratie. On ne sait plus comment faire un débat, ni à quoi cela sert et donc on a Aphatie et Barbier qui font semblant de ne pas être d’accord et qu’on met en face l’un de l’autre.

Après, il y a un vrai problème dans le fonctionnement de la presse d’opposition. Si celle-ci veut fonctionner, elle doit s’appuyer sur ses lecteurs pour vivre, ce que fait par exemple Mediapart. Il faut comprendre qu’il n’y a pas de presse de qualité, qu’elle soit favorable à la pensée dominante ou qu’elle s’oppose à elle, sans que le lecteur ne paie. On participe à la construction de cette presse de qualité en payant. Si on compte sur la publicité, on a forcément une presse soumise à l’exigence de rémunération de la publicité, et donc par les grandes entreprises qui sont les donneurs d’ordres de la publicité. Il faut donc repenser le mode de financement des médias. Le problème est que les gens qui sont en demande d’une pensée différente ne sont pas toujours prêts à payer pour avoir une presse de qualité.

4) Qu’est-ce que vous pensez de l’unanimisme médiatique autour de Macron ? Celui-ci est-il réel ?

Je pense qu’il y a un effet d’optique qui vient du fait qu’en effet Macron représente le bloc bourgeois comme l’expliquent Bruno Amable et Stefano Palombarini (L’illusion du bloc bourgeois, raisons d’agir, 2017). C’est-à-dire une catégorie sociale qui est celle des lecteurs de la presse, et de celles et ceux qui font la presse. Il y a donc naturellement un effet de sympathie. Je ne parlerais pas d’unanimisme, même s’il y a eu entre les deux tours, dû à l’opposition à Marine Le Pen au second tour, un élément de ce type. En réalité, il y a toujours des éléments d’opposition dans la presse. Avec le temps, les positions vont se clarifier car sa politique va nécessairement être de plus en plus de droite : baisse de la dépense publique, baisse des impôts, baisse des déficits, compromis avec l’Allemagne, etc. Cela risque de briser ce relatif consensus médiatique favorable. Là, je crois que les choses vont plutôt dans le bon sens, des éléments critiques apparaissent petit à petit depuis la fin du second tour des législatives. De toute façon, il y aura une réduction du marché médiatique s’ils disent tous la même chose, alors il va bien falloir que les acteurs médiatiques adoptent des lignes différentes.

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Macron, Merkel et Paolo Gentiloni au sommet du G7 de Taormina ©PalazzoChigi

5) Est-ce qu’on peut considérer que Macron s’est couché devant l’Allemagne ?

Il ne faut pas prendre la question comme cela. L’Allemagne n’est demandeuse de rien puisque le système actuel de la zone euro lui convient largement. Il n’y a pas de demande de changement institutionnel de la zone euro a priori en Allemagne. Des changements ont été demandés et obtenus par l’Allemagne pendant la crise des dettes européennes, mais depuis elle ne demande rien. Le problème, c’est que la construction actuelle ne peut pas tenir. Chacun en a convenu pendant la campagne française. En réalité, de Mélenchon à Macron, tout le monde était d’accord pour changer le cadre actuel de la zone euro, mais la méthode différait : la construction d’un rapport de force pour Mélenchon ; l’arrivée au pouvoir de Schulz pour Hamon ; le fait de convaincre l’Allemagne par les réformes pour Macron. L’objectif reste une zone euro plus équilibrée. Le pari de Macron est de dire : je ne peux pas aller au conflit avec l’Allemagne et donc je vais faire des réformes pour améliorer la compétitivité de la France et donner des gages à l’Allemagne. C’est-à-dire, faire ses fameux « devoirs à la maison » (Hausaufgaben) comme on dit dans la presse allemande. Une fois que ce sera fait, il compte obtenir une plus forte intégration de la zone euro. C’est un pari très risqué même si Merkel n’a pas intérêt à fragiliser Macron. Les Allemands disent pour l’instant qu’ils sont assez d’accord, mais posent des conditions. Ils acceptent en principe la proposition de Macron de mutualisation des moyens dans la zone euro. Mais en gros, il s’agit de mutualiser les dettes quand il n’y en a plus besoin, puisque cette réforme est conditionnée au fait que les États jugulent leur déficit dans la durée. Il faut comprendre que l’Allemagne ne demande rien, elle attend juste que la France fasse ce qu’elle s’est elle-même engagée à faire : de l’austérité et de la dérégulation du marché du travail. Alors même que cette potion est aujourd’hui critiquée par le FMI ! On a donc des gens qui se prétendent modernes et supérieurement intelligents, et qui suivent une voie discréditée depuis 2010 !

Je dis donc que Macron ne s’est pas couché devant l’Allemagne. Il a simplement suivi sa logique néolibérale. Avec cette politique, on s’expose à une spirale récessive extrêmement dangereuse sur le plan macroéconomique. Et de plus, on perd tout l’aspect relance du programme initial parce qu’on ne peut pas faire autrement et que ce n’est pas la priorité. La priorité du gouvernement est austéritaire. C’est une servitude volontaire avec un but : l’espoir qu’en se faisant mal on va réussir, qui est intrinsèque à la pensée libérale. C’est un peu du bon sens paysan : « pour faire pousser mon champ, il faut que je sue derrière ma charrue ». On en revient toujours à l’apparence du bon sens qui est systématique dans cette pensée et qui la rend extrêmement forte. Il est plus valorisant de se dire qu’on a réussi en ayant souffert, que de se dire : « moi j’ai réussi sans faire trop d’efforts, et puis ça marche bien quand même ». On est face à un libéralo-masochisme. C’est ce qu’on a expliqué à la Grèce : « Vous avez bien profité, vous vous êtes goinfrés, maintenant il faut s’infliger la souffrance nécessaire comme les autres ». C’est exactement comme pendant la crise financière de 2007-2008. Aujourd’hui encore, les libéraux expliquent que le problème ce ne sont pas les dérives systémiques de la finance, mais que des gens aient accepté de s’endetter pour se loger. Pour eux, la crise de 2007-2008 n’est pas une crise du libéralisme. C’est parce que les gens ne se sont pas assez fait mal qu’il y a eu une crise, et c’est ce qu’on est en train de dire aux Français sur les réformes et les dépenses publiques. On leur dit : « vous vous êtes bien gavés les gars, vous n’avez pas fait les réformes et vous avez vécu au-dessus de vos moyens contrairement à vos voisins européens. C’est injuste, maintenant vous allez souffrir, vous allez payer ».

6) Angela Merkel va vraisemblablement remporter les élections allemandes de septembre, mais les élections italiennes approchent et sont à risque pour l’ordre européen. La France a-t-elle intérêt à travailler avec l’Italie ?

Angela Merkel a gagné mais la question est de savoir avec qui elle va gouverner. Il y a un vrai danger si Merkel s’allie avec les libéraux du FDP en pleine poussée, et qui sont sur une position dure sur le budget et l’Union Européenne. En 2009, le FDP avait établi un contrat de coalition avec Angela Merkel, détricoté ensuite par la même Merkel suite aux programmes « d’aides à la Grèce » – en fait des subventions au système financier international. Les libéraux vont donc faire très attention au contrat de coalition qu’ils vont signer avec la CDU et exiger des gages. D’autant plus qu’en 2013 ils avaient été exclus du Bundestag parce que l’électorat libéral estimait que le FDP s’était compromis dans la politique européenne de Merkel. Il est d’ailleurs important de noter qu’une bonne partie de cet électorat libéral s’est alors réfugié vers l’AfD qui revendiquait un retour à une forme de purisme ordolibéral. Et aujourd’hui, à l’inverse, le FDP reprend des voix au parti d’extrême-droite. Bref, les libéraux vont mettre des exigences très élevées dans ce contrat de coalition, ce qui est très inquiétant pour Macron. Il ne suffira plus de faire 3% de déficit quand on a promis 2,8%, il faudra respecter drastiquement le pacte budgétaire et réduire son déficit structurel, et donc faire encore plus d’efforts – notamment en matière de dérégulation. C’est la logique de la flèche de Zénon : on croit avoir atteint le but et en fait non, on doit continuer de courir après. Macron risque en réalité de ne rien obtenir de l’Allemagne parce que l’Allemagne considérera toujours que ce n’est pas assez.

Concernant l’Italie, il est très difficile de savoir quel gouvernement sortira des élections. Comme la loi électorale est revenue à une version avec une proportionnelle quasi-intégrale et un seuil à 4%, il va falloir qu’il y ait une coalition. Et on voit difficilement quel type de coalition pourrait se mettre en place. Le Mouvement Cinq Etoiles ne semble pas prêt à s’allier avec d’autres mouvements eurosceptiques de centre-droit comme Forza Italia et la Ligue du Nord. Et puis, est-ce que le Mouvement Cinq Etoiles a vraiment envie de prendre le pouvoir et d’organiser un référendum sur l’euro ? Il est difficile de répondre à cette question, on ne sait pas. Ce qui est néanmoins certain c’est qu’il y a un vrai problème économique en Italie dont la croissance est inférieure à la quasi-totalité de la zone euro. Celle-ci est insuffisante pour assurer le financement du modèle social et des transferts budgétaires qui compensent les disparités entre le Nord et le Sud du pays. Il faut aussi rappeler que la dette pèse très lourd dans les finances publiques italiennes. Donc si la zone euro reste comme ça et que l’Allemagne ne bouge pas il va y avoir un vrai problème italien. Cela peut se déclencher par un biais politique comme par un biais bancaire. On ne sait pas quand, mais cela arrivera, cela ne peut pas continuer comme ça pendant dix ans. La situation bancaire italienne fait que le sauvetage des banques ne peut se faire que par l’État, sauf que l’État est déjà surendetté, et qu’il est obligé de dégager un excédent primaire de plus en plus fort – ce qui est une ponction importante sur la richesse nationale. Les marges de manœuvre de l’État italien dans le cadre des règles de la zone euro sont donc très faibles.

Les Italiens sont toujours en demande de réforme de la zone euro. Donc en effet, si on veut réformer la zone euro on doit s’entendre avec les Italiens, ou encore avec les Espagnols, les Portugais et les Grecs. Il est donc essentiel que la France et l’Italie imposent à l’Allemagne certaines réformes. Le problème est que la stratégie de Macron est le couple franco-allemand à l’ancienne. On a une obsession du franco-allemand qui n’est qu’une des données de la réforme de la zone euro et on ne regarde pas suffisamment autour. Soit dit en passant, l’Allemagne savait très bien regarder autour pendant la crise grecque quand elle envoyait les Slovaques, les Hollandais et les Finlandais contre les Grecs. Nous on ne sait pas faire la même chose, au nom du franco-allemand, précisément.

7) On assiste plus largement à un effondrement des partis sociaux-démocrates en Europe et du vieux monde politique. Est-ce que les mouvements populistes de toutes sortes sont en train d’arriver à maturité ? Que pensez-vous de ces derniers ?

Tout dépend de ce qu’on appelle les mouvements populistes. L’échec de l’Union Européenne pendant la crise de la dette a produit un phénomène de retour au national qui a pris plusieurs formes : des formes nationalistes d’extrême-droite qu’il faut combattre ; des formes de gauche radicale qui opposent ceux d’en haut à ceux d’en bas ; mais aussi Macron qui fait du populisme à sa façon en s’appuyant sur une catégorie sociale particulière qu’il flatte quitte à s’arranger avec la vérité. La démarche est la même, mais je crois qu’il y a tout de même une persistance du clivage gauche-droite même si celui-ci est brouillé. Au fond, quand on a à choisir entre une politique d’austérité et une politique d’investissements publics, on arbitre entre des intérêts, et là c’est concret. La victoire de Macron montre la persistance d’une logique de classe sociale. Macron, c’est la victoire d’une classe sociale sur une autre.

Ce qui est clair, c’est que le populisme d’extrême-droite n’est pas en capacité d’arriver au pouvoir dans le contexte européen pour le moment. Il y a une résistance des sociétés. Maintenant, pour le populisme de centre, Macron a montré que c’était possible d’arriver au pouvoir dans un contexte de disparition de la social-démocratie et d’affaiblissement de la droite traditionnelle. je ne sais pas si ça peut se faire ailleurs en Europe, cela me semble compliqué. Quant à la gauche, on peut voir des phénomènes intéressants comme Corbyn qui s’appuie lui sur un parti traditionnel, qui a gauchi le discours du Labour tout en faisant des concessions à l’électorat de centre-gauche. Le populisme ne se suffit pas à lui-même. C’est une question qui se pose à La France Insoumise : est-ce que LFI peut prendre le pouvoir seule, ou est-ce qu’elle compte s’appuyer sur d’autres éléments, ce qui implique aussi d’accepter qu’elle est de gauche ? C’est ce que Corbyn a fait intelligemment quand il a effectué une synthèse entre le populisme et la gauche traditionnelle, alors que le SPD en a été incapable. C’est cet équilibre qui se pose aujourd’hui pour les gauches européennes.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

 

“La gauche a abandonné les ouvriers” – Entretien avec Florian Lecoultre

Florian Lecoultre est le maire de Nouzonville, petite ville des Ardennes à l’entrée de la vallée de la Meuse. La commune qui sert d’exemple à Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dans les premières pages de La violence des riches, Chronique d’une immense casse sociale a subi de plein fouet la disparition des Ateliers Thomé-Guéno en 2007. La commune qui affiche un taux de pauvreté de 25% fait partie des espaces jugés « en déclin » ou « en marge ».

Au-delà de ces tableaux sombres, rencontre avec Florian Lecoultre, jeune maire de 25 ans et homme de gauche qui tâche par son action de maintenir un lien social.

Peux-tu nous présenter ton parcours, tes premiers engagements, les thèmes qui te sont les plus chers, ceux qui servent de fil conducteur à ton action ?

Je suis issu d’une famille ouvrière et j’ai toujours vécu à Nouzonville. Dans ma ville, on a été élevés avec le bruit des marteaux pilons ! Je suis venu à la politique après avoir été syndicaliste lycéen. Avant ça, j’ai évidemment été marqué par les luttes ouvrières dans mon département. Je me suis d’abord engagé contre la création du CPE en 2006.

Par la suite, j’ai été élu président de l’UNL, le syndicat lycéen, en 2008. Je conçois mon engagement politique comme le prolongement naturel de mon militantisme “de jeunesse”, pour concrétiser des combats et des principes. Je n’ai pas réellement de thème qui m’est plus cher que d’autres mais, localement, je veille très particulièrement aux questions éducatives parce que je crois qu’on doit donner la priorité à la génération qui vient.

Qu’est-ce qu’être maire d’une commune qui a subi, subit encore la désindustrialisation et qui voit sa population décroître?

C’est faire quelque chose de difficile mais de passionnant ! Ma mission, c’est de tout donner pour cette ville. C’est en ce sens que je me bats pour la réhabilitation de nos friches industrielles, que je me bats contre une société de stations-services qui laisse pourrir sa propriété sur place alors qu’elle est dangereuse, que je m’oppose à un ferrailleur qui rend la vie impossible à des centaines de personnes, etc. Mais ma mission est aussi de valoriser nos atouts qui sont nombreux, de créer de nouveaux espaces pour les habitants, de nouvelles animations pour la ville et de continuer notre formidable tissu associatif qui fait tant au quotidien.

Comment maintenir un lien fort avec la population alors même que ce qui constituait le tissu, l’activité de la région est en voie de totalement disparaître ?

L’activité industrielle n’a pas totalement disparu de la ville mais les usines qui ont rythmé la vie des familles de Nouzonville sur plusieurs générations, oui. Je constate surtout la désagrégation du lien social : je sens les gens de plus en plus nerveux, plus méfiants… On sent que quelque chose se casse dans la société et, comme maire, j’ai l’impression d’être aux premières loges de tout cela. Face à ça, il faut créer de la vie et redonner envie aux gens d’être ensemble. Être maire, c’est aussi être parfois le dernier soutien pour des habitants en difficulté, dans leurs démarches, être l’intermédiaire nécessaire lorsqu’il y a un conflit avec une administration ou un privé, j’en passe…

Les dotations publiques sont-elles suffisantes au regard des besoins locaux ? Comment parvenez-vous avec le conseil municipal ou les élus des communes à proximité à mettre en place une politique sociale avec un budget limité ?

Depuis 2014, Nouzonville a perdu près de 200 000 euros de dotations. Nous sommes contraints de nous adapter, à limiter notre fonctionnement. Cela veut dire qu’on ne peut plus compenser systématiquement les départs en retraite – alors que c’est pourtant nécessaire – qu’on a recours aux contrats aidés qui sont des contrats plus précaires… Mais nous n’avons pas le choix, nous sommes obligés de composer avec. Je suis doublement en colère contre la logique de la baisse des dotations : d’abord parce qu’elle impacte plus fortement les territoires les plus précaires et aussi parce qu’elle nous contraint à de plus en plus de gestion et donc de moins à envisager de nouveaux projets.

De plus, il y a l’idée de faire peser l’austérité sur les collectivités territoriales qui, dans l’ensemble, sont plutôt saines, elles. Et évidemment, elle pèse encore plus sur les villes les plus modestes. Au final, c’est toute l’action municipale qui est impactée par ces baisses de dotations qui est pourtant l’échelon le plus proche des citoyens !

Pourrais-tu nous décrire une initiative ou un projet que tu as mis en œuvre ou qui te tient à cœur ? 

La réforme des rythmes scolaires. Un sujet pas forcément populaire mais, malgré des insuffisances, cette réforme et le projet éducatif local ont permis de créer une dynamique formidable : nos écoliers accèdent aujourd’hui à des activités sportives, culturelles et artistiques qu’ils n’auraient jamais pu connaître autrement que grâce à l’école. Couplées à d’autres initiatives, je crois qu’on arme bien les jeunes pour leur avenir.

Nous avons également créé un conseil des droits et des devoirs des familles. Le nom est ronflant et peut susciter de la méfiance mais c’est clairement une avancée. Cette instance permet de voir le petit où la famille avec qui il y a un souci. Il nous permet d’envisager des mesures d’accompagnement pour ces derniers si ça ne va vraiment pas. Ça colle à une manière humaine de prévenir des situations qui peuvent dégénérer. J’ai aussi souhaité qu’on accueille des réfugiés dans notre ville. C’est une décision impopulaire mais que j’assume. Il n’y a pas d’action politique sans convictions. Ce sont quelques unes des initiatives prises, j’ai la faiblesse de croire qu’elles ont du sens.

Comment la population de la commune a-t-elle voté aux élections présidentielles et législatives ? A-t-elle suivie le mouvement des villes ardennaises (le département avait placé Marine Le Pen en tête du premier tour en avril avec 32,41% des suffrages exprimés) ?

Le Front national est arrivé largement en tête du 1er tour de la présidentielle et Marine Le Pen fait 53,5% au second. C’est la traduction électorale de ce que je décris plus haut ! Comme d’autres, je pense que l’extrême-droite s’est nourrie des reniements de la gauche. Faute de réponse à la mondialisation et d’alternative à l’austérité ainsi qu’au modèle libéral, notre électorat est parti. La gauche a quitté les ouvriers, il était donc logique qu’ils la quittent aussi. Le sentiment de relégation sociale, d’abandon et l’absence de perspectives qui nous mène à ces résultats.

Le plus inquiétant, c’est que ce vote s’enracine et qu’il n’est plus un simple vote de rejet mais une vraie adhésion à un programme de repli et xénophobe. J’en discute souvent avec des “anciens” qui ont milité à la JOC, au PCF, à la CGT ou au PS : ils voient un inversement des valeurs chez les enfants et petits-enfants de leurs compagnons de route.

En tant que membre du PS depuis une dizaine d’années, quels reproches pourrais-tu adresser à ton parti, et plus largement à la gauche ? Quel regard portes-tu sur les scores de la gauche aux scrutins récents ? 

Il y en a tellement à faire ! Le plus évident, c’est qu’ils ont oublié d’être socialistes. Ils se sont alignés sur la doxa libérale et ils paient aujourd’hui le fait d’avoir abandonné ceux qu’ils sont censés défendre. Pour la gauche en général, je ne suis guère plus conciliant. Les intérêts de boutiques et les égos l’emportent sur la nécessité de rassembler ceux qui ont pourtant bien des idées et des principes en commun ! Pourtant, je pense que la gauche à un avenir. Le socialisme reste une idée neuve ! Je suis enthousiasmé par le retour à la solidarité porté par la jeunesse, notamment en Grande-Bretagne avec Corbyn et même aux Etats-Unis avec Sanders. La gauche doit assumer de défendre ceux qui ont besoin d’elle et de porter un projet de société alternatif.

Propos recueillis par Marion Beauvalet pour LVSL

Crédits Photo : Capture d’écran issu d’un reportage de France 3 : La trésorerie de Nouzonville va fermer ses portes
A partir du 1er janvier 2018, le centre des finances publiques de Nouzonville baissera ses rideaux. Après la fermeture de plusieurs entreprises ces dernières années, c’est un nouveau coup dur pour la commune. – France 3 Champagne-Ardenne – ©Sébastien Valente / Philippe Mercier / Carlos Gil Silveira

“Extrême gauche” : de quoi parlez-vous ?

©patrick janicek. Licence : Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0)

[Edito] Si Valls c’est déjà un peu la gauche, que Benoît Hamon c’est un peu trop la gauche et qu’avec Mélenchon, on frise le communisme de guerre, comment qualifier les projets de Philippe Poutou et de Nathalie Arthaud ? En analysant la trahison de la social-démocratie convertie en droite de moins en moins complexée, on peut remettre en perspective les étiquettes médiatiques et rechercher où l’on trouve de la radicalité à gauche.

La désunion de la gauche et les fortes oppositions entre ses différentes tendances nous amènent naturellement à analyser leurs divergences, à qualifier ces courants pour permettre aux électeurs de se décider, et donc à les étiqueter. Mais où retrouve-t-on de la radicalité dans les offres politiques à gauche ?

La gauche a vu sa tendance la plus libérale gouverner de 2012 à 2017 en menant une politique très proche de celle de la droite sur de nombreux points – Loi Macron et El Khomri, état d’urgence, CICE – allant jusqu’à l’indécence du débat sur la déchéance de nationalité. Ce social-libéralisme, qui se revendique lui-même comme appartenant à la grande famille de la gauche, a creusé le fossé avec la gauche de transformation sociale qui s’est sentie trahie par ce revirement libéral.

Dès lors, le programme de Benoît Hamon a rapidement été qualifié de « gauche de la gauche », comme pour marquer un embryon de radicalité, de rupture avec la politique menée par François Hollande. Or, ce positionnement ne se justifie qu’en comparaison du programme ouvertement libéral et autoritaire de son concurrent Manuel Valls : mais s’appuyer sur le vallsisme pour déterminer les positions relatives de la gauche, est-ce seulement pertinent ?

Le discours médiatique ayant placé Benoît Hamon à la « gauche de la gauche », quelle place allait-il rester pour le candidat de la France Insoumise, Jean-Luc Mélenchon, porteur d’un projet nettement transformateur des réalités socio-économiques ? En continuité de sa première fourberie intellectuelle au sujet de Benoît Hamon, la médiacratie a proclamé Jean-Luc Mélenchon représentant de l’extrême-gauche ; et c’est encore l’image qu’il garde aujourd’hui auprès de nombreux électeurs. Pourtant son projet garde dans le fond une modération certaine,  et dans l’éternel débat de la gauche entre voie réformiste par les institutions démocratiques et action révolutionnaire, force est de constater que Jean-Luc Mélenchon incarne cette gauche modérée, respectueuse des institutions du pouvoir bien que souhaitant les remettre en cause.

C’est ainsi que les candidats se revendiquant d’extrême-gauche sont totalement disqualifiés par le discours médiatique : Poutou est raillé quand il parle d’interdire les licenciements, ses propositions de liberté d’installation sont balayées par l’argument, philosophique s’il en est, du « monde des bisounours ». Et si on parle d’extrême-gauche pour Jean-Luc Mélenchon, quel espace laisse-t-on pour la gauche révolutionnaire qui parle de socialisation des moyens de production, qui souhaite mener la lutte des classes pour les abolir, ou qui analyse l’Etat comme un outil de l’oppression bourgeoise ?

Tous ces axes de réflexion de la gauche sont décrédibilisés, parce que Manuel Valls c’est déjà un peu la gauche, et Jean-Luc Mélenchon ça l’est déjà beaucoup trop. Ce glissement insidieux de l’échiquier politique vers la droite se fait à dessein : il vise à effacer du débat public les concepts de lutte des classes ou la critique de la religion néolibérale.

La gauche que l’on dit radicale (Hamon, Mélenchon) ne l’est en réalité pas du tout ; c’est qu’une partie de la sociale-démocratie s’est soumise au consensus néolibéral et essaye de tirer le reste de la gauche avec elle dans sa tombe. Et il faudrait que quelqu’un qui voit en Mélenchon le nouveau Lénine discute un peu avec un anarchiste ou un trotskyte, histoire de comprendre ce qu’est la gauche radicale.

©patrick janicek. Licence : Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0)