À Lisbonne, bientôt un référendum contre Airbnb ?

Lisbonne, capitale du Portugal.© Liam McKay

À Lisbonne, avec la montée en flèche du tourisme, des dizaines de milliers d’appartements ont été transformés en Airbnb, au détriment des locataires lisboètes. Un référendum visant à interdire les locations courtes dans les immeubles résidentiels pourrait bien changer la donne. Par Richard Matousek, traduit par Piera Simon-Chaix [1].

António Melo habite depuis 71 ans – toute sa vie – dans le quartier d’Alfama, à Lisbonne. Mais son propriétaire a vendu l’immeuble à une entreprise de location touristique, qui a refusé de renouveler son bail. « J’ai peur d’être mis à la porte à tout moment, explique-t-il, [mais] je n’ai nulle part où aller. »

Cette histoire n’a plus rien d’extraordinaire pour les 546.000 habitants de la capitale portugaise, qui accueille entre 30 et 40 000 touristes par jour. Déjà, des habitants âgés ont été contraints de quitter des quartiers où ils avaient vécu toute leur vie. Cet exode « nous empêche d’avoir une vie de communauté dans l’espace local », explique Ana Gago, une géographe de l’université de Lisbonne qui a effectué une recherche de terrain dans le quartier d’Alfama. « Et c’est violent. »

Le nombre d’habitants d’Alfama a drastiquement chuté, passant de 20.000 dans les années 1980 à seulement 1.000 aujourd’hui. Alors que les prix « se sont envolés », selon les mots de l’universitaire Luís Mendes, consultant sur les questions d’habitat pour la municipalité, la population générale de Lisbonne a diminué. « L’effort consenti pour payer les loyers a atteint des taux disproportionnés, bien supérieurs au tiers des revenus, niveau que l’on considère habituellement comme un loyer acceptable », explique Luís Mendes.

À Lisbonne, par comparaison avec d’autres grandes villes européennes, l’augmentation du coût de la vie a été récente et brutale. Les salaires portugais, parmi les plus faibles de l’Europe occidentale, sont sans commune mesure avec les loyers. Les difficultés des personnes en recherche de logement à Lisbonne sont cauchemardesques. Certains habitants résistent pourtant, et se mobilisent pour contraindre les autorités à organiser un référendum qui pourrait mettre un coup d’arrêt aux déplacements engendrés par Airbnb et consorts.

La crise des années 2010, une opportunité pour le tourisme

La crise actuelle a commencé avec la grande récession, lorsque la Troïka a accepté de renflouer le Portugal si ce dernier imposait des mesures d’austérité et dérégulait son économie pour encourager les investissements étrangers. Le gouvernement portugais, considéré comme « le bon élève » par comparaison avec la Grèce, s’est lancé dans l’entreprise à corps perdu. Simone Tulumello, de l’université de Lisbonne, explique que la méthode employée à l’époque a consisté à tout miser sur des solutions miracles, à savoir « des activités de développement à faible valeur ajoutée, parmi lesquelles le tourisme est une poule aux œufs d’or. »

Le pays a également mis en place un « visa doré », auquel peuvent prétendre les investisseurs étrangers non communautaires prêts à mettre de l’argent sur la table (par exemple en achetant une propriété à 500.000 €) et qui leur confère le statut de résident de l’Union européenne. De même, le Portugal a déployé un programme à destination des résidents non permanents, destiné à inciter les investisseurs immobiliers européens.

La mairie a également fait la promotion de la marque Lisbonne jusqu’à ce que celle-ci remporte plusieurs classements, devenant le lieu européen incontournable à visiter pour tout touriste, nomade numérique ou startupper digne de ce nom. Une cargaison de célébrités, dont Madonna, s’y est également installée. Les propriétaires locaux et les investisseurs étrangers ont aussi sauté sur l’occasion. « Avec le boom de Lisbonne et la modification de sa perception d’elle-même, affirme Simone Tulumello, les gens se sont rendu compte que “OK, maintenant la location, ça rapporte beaucoup d’argent.” »

Plusieurs propriétaires bailleurs se sont prévalus d’une nouvelle loi locative destinée à faciliter les expulsions et ont converti leurs propriétés en lucratives locations de vacances à courte durée. Depuis 2014, il leur suffit de remplir un formulaire en ligne pour obtenir automatiquement un numéro d’enregistrement de location touristique. En 2020, 20.000 logements lisboètes étaient enregistrés avec ce statut, pour des proportions atteignant 60 % de l’ensemble des locations dans certains quartiers.

En 2020, 20.000 logements lisboètes étaient enregistrés avec ce statut, pour des proportions atteignant 60 % de l’ensemble des locations dans certains quartiers.

Malgré un énorme programme de construction et de rénovation, Lisbonne a perdu 6.000 logements nets en dix ans, principalement à cause des locations touristiques. « [La mairie] rénove et perd des habitants, affirme Simone Tutumello. C’est un échec total. »

Au fil du temps, avec la stagnation du marché du travail et des salaires portugais, le marché de la location a évolué, reflétant la puissance de la consommation mondiale. Des entreprises locales implantées de longue date dans la ville se sont métamorphosées afin d’attirer les touristes et les expatriés.

Maria, qui a vécu dans le quartier du Chiado pendant 78 ans, estime qu’elle peut de moins en moins se rendre dans les commerces locaux. « J’ai honte d’aller dans ces lieux, car je n’ai même pas idée de quoi commander », raconte-t-elle au sujet des cafés brunch qui ont remplacé les anciennes boutiques de son voisinage. « La vie disparaît, explique Agustín Cocola-Gant, géographe à l’université de Lisbonne. Lorsque je réalisais des entretiens avec des investisseurs dans la location de courte durée, le message qu’ils envoient aux habitants était : “Déménagez du centre. Cet endroit est une opportunité pour nous, ce n’est pas un lieu résidentiel. Laissez-nous tranquilles et reconnaissez que vous ne pouvez plus vivre ici.” »

Absence de volonté politique

Au Portugal, plutôt que de prendre ces questions à bras-le-corps, les dirigeants nationaux et municipaux ont oscillé entre le déni et la promotion de l’investissement immobilier. Pourtant, Berlin, Paris et Londres ont restreint le nombre de jours de location à court terme des propriétaires, tandis que Barcelone et New York brident les nouvelles locations touristiques. Jusqu’à l’année dernière, les autorités lisboètes n’ont entrepris aucune action de ce genre.

Une autre réponse politique a néanmoins eu lieu. Après le reflux de la pandémie et avec le regain sans précédent du tourisme, un mouvement social a émergé, alimenté par la frustration. De nouvelles organisations de plaidoyer ont ainsi été fondées en 2022-2023, comme Visa Justa, Porta a Porta et Casas Para Viver, une plateforme qui regroupe plus d’une centaine d’organisations. Des manifestations d’ampleur ont arraché quelques promesses au gouvernement, qui n’ont guère été suivies d’actions. Lors de l’élection municipale de 2021 et des élections nationales de 2024, ce sont les sociaux-démocrates – un parti de centre droit, malgré son nom – qui ont tiré leur épingle du jeu. Selon un universitaire interrogé, à la différence de la précédente administration socialiste, les sociaux-démocrates « ne reconnaissent même pas l’existence d’un problème. »

« Je pense que nous sommes encore très éloignés du surtourisme, affirme ainsi le maire Carlos Moedas, un social-démocrate. Nous devrions continuer à parier sur le tourisme et à miser sur un tourisme qualitatif. » Mais comment peut-il s’agir d’un choix électoral rationnel pour les principaux partis alors que la crise est sous les yeux de tous et que le Portugal est prétendument une démocratie ?

Le nombre d’électeurs qui ont placé leur argent dans l’immobilier est à présent suffisamment élevé pour que la municipalité soit prête à tout pour que la hausse des prix se poursuive, aussi peu viable puisse-t-elle être.

L’une des raisons est tout simplement que le nombre d’électeurs qui ont placé leur argent dans l’immobilier est à présent suffisamment élevé pour que la municipalité soit prête à tout pour que la hausse des prix se poursuive, aussi peu viable puisse-t-elle être. Et même si les électeurs pouvaient aspirer à des changements, de récents scandales ont montré comment les liens incestueux entre le capital et les partis politiques bafouent souvent leurs intérêts. En outre, comme la culture politique portugaise fait de la ville de Lisbonne un tremplin permettant d’accéder à des postes nationaux, cette tradition empêche la mise en œuvre d’une politique municipale plus ambitieuse, comme ces dernières années à Barcelone, New York, Paris, Londres et Berlin.

Le mouvement pour un référendum prend de l’ampleur

Des militants et des universitaires déçus par ce consensus politique et par l’inertie qu’il engendre se sont regroupés pour former une autre de ces nouvelles organisations, le Mouvement pour un référendum sur le logement (MRH). Inspirée du référendum berlinois de 2021 destiné à contraindre la municipalité à nationaliser les portefeuilles immobiliers des grands propriétaires en recourant à la préemption, l’initiative a accouché d’un ample mouvement, dont l’objectif est de forcer la municipalité à organiser un référendum sur le logement.

« Nous comptons parmi nous des professionnels, des personnes sans emploi, des locataires, des propriétaires, des personnes qui votent à droite, au centre ou à gauche, explique Agustín Cocola-Grant. La crise du logement et la touristification de la ville sont des thèmes transversaux, qui touchent les plus vulnérables, mais aussi la classe moyenne, voire les plus favorisés, installés depuis des années dans le centre [et en lutte pour préserver leur qualité de vie au milieu de la masse de touristes et de magasins de produits de pacotille]. »

L’objectif du MRH est de faire pour la première fois appel à la législation portugaise, qui autorise les électeurs à demander l’organisation de référendums. Selon la loi, si un nombre suffisant d’habitants inscrits signent une pétition pour qu’une décision publique soit prise sur une question, la municipalité est tenue d’organiser un vote sur l’organisation d’un référendum dont le résultat est contraignant. En juillet dernier, le mouvement a annoncé qu’en un peu plus de deux ans de démarchage, les 5.000 signatures requises avaient été obtenues et qu’elles seraient présentées au conseil municipal en octobre.

Le conseil en débattra, bien qu’il ne soit pas contraint d’approuver la tenue du référendum. Mais le MRH espère que la pression publique et médiatique se révèlera telle qu’il sera difficile de rejeter la demande populaire sur cette question brûlante. « Nous aurons collecté plus du double du nombre de signatures requis d’ici à l’échéance, explique Ana Gago, qui travaille également pour le MRH. Il y a donc une volonté claire de la population en faveur de la tenue du référendum. Si [la municipalité] s’y refuse, nous mettrons en doute notre démocratie. » Une telle déclaration n’est pas anodine, en cette année où le Portugal célèbre les 50 ans du renversement de la dictature.

Si tout se déroule comme espéré par le MRH, un référendum sera organisé au printemps 2025. Son résultat, à la différence de celui de Berlin, sera contraignant. Si plus de 50 % des électeurs votent « oui », le conseil municipal aura alors six mois pour interdire tous les Airbnb existants et en création, ainsi que les locations équivalentes dans les immeubles résidentiels.

Si plus de 50 % des électeurs votent « oui », le conseil municipal aura alors six mois pour interdire tous les Airbnb existants et en création.

Selon Agustín Cocola-Gant, il n’est cependant pas impossible que, pour contrecarrer cette démarche, le conseil vote un nouveau décret destiné à maintenir l’immobilisme. Mais ce décret ne pourrait attenter à la valeur symbolique du vote des habitants de Lisbonne en faveur de l’interdiction des locations à courte durée. « Si beaucoup d’habitants votent pour signifier “Nous ne voulons pas de ça”, la pression politique demeure. » Les tribunaux pourraient également mettre les bâtons dans les roues de l’initiative. Lorsque des villes comme Édimbourg et Berlin ont tenté de s’attaquer à Airbnb et consorts, la plateforme a lancé une bataille juridique qui a édulcoré ou entravé leurs plans.

Un référendum qui pourrait inspirer le reste du Portugal

Si, malgré les réticences, l’interdiction entrait en vigueur, les effets seraient considérables. Pendant la pandémie, 4.000 locations de courte durée sont revenues sur le marché des locations longues. Les retombées sur les prix lisboètes du locatif et de l’immobilier ont été palpables. « À présent, affirme Ana Gago, imaginez que nous puissions récupérer l’ensemble des 20.000 logements, j’imagine… j’espère que cela aurait des conséquences notables pour Lisbonne et pour la zone métropolitaine dans son ensemble. »

« Les quartiers ne seraient plus accaparés par les touristes, et les logements pourraient de nouveau être occupés par des résidents de tous âges, ajoute-t-elle. Les magasins qui, aujourd’hui, ne se préoccupent que des touristes, pourraient être amenés à repenser leur modèle économique afin d’attirer [les riverains]. Et [avec la stabilisation de la population], les associations de quartier cesseraient de disparaître. »

Dans cette perspective, la lutte tourne autour de qui est en capacité de définir la ville et son centre. « La ville est bien plus qu’un endroit où les investisseurs peuvent gagner de l’argent ; elle doit demeurer un mélange de personnes [différentes] », affirme Agustín Cocola-Gant en se remémorant les investisseurs avec lesquels il a réalisé des entretiens. « Le centre s’est construit grâce à un effort et à un héritage collectifs. Les investisseurs veulent utiliser cet héritage collectif pour faire des affaires [à leur profit] et, ce faisant, nous forcent à partir. C’est à cela que nous nous opposons. »

Il y a 50 ans, lors de la révolution des œillets, Lisbonne s’est soulevée contre l’une des autocraties les plus indéracinables d’Europe et a choisi le pouvoir du peuple. Cependant, alors que le Portugal célèbre les 50 ans de sa démocratie, la montée de l’extrême droite lors des élections 2024 a, pour de nombreuses personnes, jeté un froid sur la célébration de l’événement. Il est louable que des initiatives à l’image du Mouvement pour un référendum sur le logement fassent briller l’espoir que chacun puisse s’emparer des mécanismes démocratiques qu’elles mettent en branle pour provoquer des changements favorables au plus grand nombre.

Lisbonne n’est pas une enclave à part : d’autres zones du pays sont concernées par l’accroissement des pressions exercées sur l’habitat et exacerbées par les locations touristiques.

Lisbonne n’est pas une enclave à part : d’autres zones du pays sont concernées par l’accroissement des pressions exercées sur l’habitat et exacerbées par les locations touristiques. L’Algarve, Porto, Coimbra, Madère et les villes satellites de Lisbonne rencontrent les mêmes problèmes. Grâce à la Constitution signée après la révolution, l’ensemble du pays a accès à ce mécanisme de pétition pour réclamer un référendum. Toutes les personnes qui militent en faveur du droit au logement au Portugal auront les yeux tournés vers l’évolution de la situation à Lisbonne. 

Si tout se déroule comme prévu, affirme Ana Gago, ce serait « une lueur d’espoir, qui montrerait que nous pouvons changer nos vies grâce à la mobilisation, à la planification, à l’organisation. Le système en vigueur, cette démocratie, inspirerait de nouveau confiance. » Au moment où le Portugal célèbre le cinquantième anniversaire de sa démocratie, le mouvement référendaire lisboète semble dépasser la simple question des loyers exorbitants.

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « In Lisbon, Residents Seek a Vote on Banning Airbnb ».

Le Portugal au bord du « capitaclysme »

© Pedro S. Bello

Il y a la carte postale et l’envers du décor. D’un côté, un pays vu de l’étranger comme le nouvel Eldorado. De l’autre, une population qui, avec de petits revenus, ne s’en sort plus face à une inflation galopante et à un marché du logement de plus en plus inaccessible. Selon les dernières données publiées, près d’un Portugais sur cinq vivrait sous le seuil de pauvreté, dont nombre de personnes âgées, qui doivent survivre avec un minimum vieillesse de 268 euros. L’Instituto Nacional de Estatistica (INE) a calculé qu’en 1974, au sortir des années noires du salazarisme, celui-ci était de 260 euros… Une décennie après le plan de sauvetage de la Troïka (FMI, Commission européenne et BCE), le Portugal a certes retrouvé une capacité d’investissement mais la réalité du quotidien le situerait plutôt au bord du capitaclysme – pour reprendre un néologisme localement à la mode. Un reportage de Nicolas Guillon.

C’est leur nouvelle route des Indes. Le Portugal a annoncé fin septembre la construction d’ici à 2031 d’une ligne de TGV reliant Lisbonne à Porto en 1h15. Au-delà de l’utilité d’un chantier aussi gigantesque pour relier deux villes distantes d’à peine 300 kilomètres et reliables en 2h30, une question se pose : qui montera dans ce train de la « modernité » ? Antonio Costa, le premier ministre portugais, a donné une partie de la réponse : « C’est un projet stratégique qui favorisera la compétitivité », en cohérence avec la volonté portugaise d’attirer des entrepreneurs et des investisseurs étrangers. All right, répond l’écho qui commence à parler la langue du business. « Qui montera dans ce TGV ? Des touristes riches car désormais le Portugal veut des touristes riches », complète Joao, en position d’observation en retrait de l’emblématique pont Dom-Luis, qui enjambe le Douro [1]. Son Portugal à lui ne prend le jour que par des soupiraux mais sa longue vue offre néanmoins une belle visibilité.

NDLR : pour une analyse du contexte politique et social portugais depuis une décennie, lire sur LVSL l’article de Mariana Abreu « La hantise de l’austérité et le spectre de Salazar : le Portugal à l’ère post-Covid », celui d’Yves Léonard « Portugal : les oeillets d’avril confinés », cet entretien avec Cristina Semblano sur les ravages de l’austérité au Portugal ou encore l’article de cette dernière sur les raisons politiques et économiques qui ont entraîné une hausse des feux de forêts ces dernières années au Portugal.

Les alentours immédiats peuvent en témoigner : le Portugal s’est amouraché des riches étrangers. Sur cette rive Sud du fleuve, qui jouit d’une vue imprenable sur la vieille ville de Porto, Vila Nova de Gaia, siège des plus grandes maisons de vin de Porto, s’est semble-t-il découvert un goût immodéré pour les projets immobiliers tape-à-l’oeil. Le plus spectaculaire d’entre eux, comme son acronyme l’annonce : le WoW, pour World of Wine. Impossible de passer à côté : dès l’aéroport, c’est dans cette direction que le voyageur est invité à s’engager. Inauguré en 2020, le WoW se présente comme le nouveau quartier culturel de la ville mais il serait plus juste de parler de parc d’attractions lié à la culture de la ville.

Sachant que le seuil de pauvreté s’établit à 554 euros de ressources mensuelles – on notera que le salaire minimum net s’en rapproche dangereusement – ce sont aujourd’hui 1,9 million de Portugais qui doivent vivre avec moins, soit 18,4 % de la population.

Le projet a été imaginé par le propriétaire des marques Taylor’s et Croft, Adrian Bridge. Le magnat anglais a investi 106 millions d’euros pour transformer 35 000 m2 d’entrepôts et de chais en un vaste espace de loisirs comprenant six musées, neuf restaurants, une école du vin, une galerie d’expositions, des lieux événementiels, des bars, des boutiques et un hôtel Relais & Châteaux avec son indispensable spa. Si les travaux de réhabilitation sont indéniablement de belle facture, l’ostentation du lieu (des carrés Hermès aux murs des couloirs et des escaliers) confine, de la part d’un lord, à la faute de goût dans une société qui cultive la simplicité. Inutile de préciser que tout est cher, et même très cher à l’échelle du niveau de vie portugais. Le manant peut néanmoins profiter gratuitement de la vue panoramique sur la ville.

Mais le WoW « en jette » et c’est précisément l’image filtrée que le Portugal veut aujourd’hui donner de lui-même : un pays qui a définitivement tourné le dos à la misère pour entrer avec ses plus beaux habits dans la salle de bal. Le futur TGV procède de cette même stratégie de développement mais Antonio Costa a beau en appeler au « consensus national » dans cette bataille du rail, le client des chemins de fer portugais, qui doit actuellement débourser une soixantaine d’euros pour un aller-retour en 2e classe Porto-Lisbonne, a d’autres préoccupations que celle de filer comme l’éclair du Nord au Sud. Car depuis qu’en 2011 la Troïka (Fonds monétaire international, Commission européenne et Banque centrale européenne) est passée par là, les Portugais ont de très faibles revenus. Selon l’Instituto Nacional de Estatistica (INE), l’équivalent portugais de l’INSEE, la rémunération brute mensuelle moyenne était de 1 439 euros au 2e trimestre 2022, le salaire minimum s’élevant à 822,50 euros.

Toujours selon l’INE, la pension moyenne en 2021 s’élevait à 487 euros par mois. Au Portugal, le minimum vieillesse n’est que 268 euros. L’INE a calculé qu’en 1974, au sortir des années noires du salazarisme, celui-ci était de 260 euros. Sachant que le seuil de pauvreté (60% du revenu médian selon le mode de calcul de l’Observatoire des inégalités) s’établit à 554 euros de ressources mensuelles – on notera que le salaire minimum net s’en rapproche dangereusement – ce sont aujourd’hui 1,9 million de Portugais qui doivent vivre avec moins, soit 18,4 % de la population, sur la base des dernières données sur le niveau de vie divulguées par l’INE, largement commentées par les media portugais cet automne.

Et encore ! Les aides sociales retouchent le tableau : sans elles, ce sont quelque 4,4 millions de citoyens qui ne franchiraient pas la barre. Au Portugal, travailleur pauvre est presque devenu un statut. Déjà effrayants dans le contexte européen, ces chiffres de la misère explosent si l’on prend en considération la privation matérielle, l’éloignement du monde du travail et l’exclusion sociale : près d’un quart du pays connaîtrait une ou plusieurs de ces situations. Les enfants ne sont, malheureusement, pas épargnés : 10,7 % d’entre eux souffraient, l’an passé, de manque matériel et de coupure sociale (source : INE).

On ne se rend sans doute pas compte à Bruxelles de ce qu’on a demandé au Portugal, de s’humilier, et aux Portugais, de se sacrifier. Les dégâts commis ne sautent, c’est vrai, pas immédiatement aux yeux. Depuis la dictature, les gens d’ici ont une capacité à encaisser assez phénoménale, comme si leur principal trait de caractère était de subir. Et vous ne les entendrez jamais se plaindre. Livreur pour des multinationales de l’ameublement, Sergio confie « passer 15 heures par jour sur la route, six jours sur sept ». Et depuis deux ans, on lui a retiré son binôme pour l’aider à porter les colis. Il continue pourtant de faire sa tournée avec le sourire. Il s’estime bien loti avec un travail et 1 100 euros net mensuels. Ici, c’est une serveuse dans un bar de centre-ville dont le salaire pour 40 heures par semaine et des horaires difficiles peine à dépasser les 600 euros ; là, une institutrice qui, au terme d’une carrière complète, va devoir se contenter d’une retraite de 500 euros. Tout ça fait d’excellents Portugais.

« Il entre au Portugal beaucoup trop de capitaux étrangers au regard du nombre d’opportunités. » Ce n’est pas un altermondialiste qui parle mais Francisco Sottomayor, le PDG de Norfin, une des principales sociétés de gestion immobilière portugaises.

Les « bons élèves de l’Europe » ont, en effet, souvent été cités en exemple. En remerciement des efforts colossaux consentis durant la récession, ils voient aujourd’hui le robinet des crédits communautaires couler à gros débit. Les travaux du premier tronçon de la future ligne TGV, à hauteur de 2,9 milliards d’euros, seront financés au tiers par des fonds européens. « Le pays réunit aujourd’hui les conditions financières pour pouvoir réaliser ce type de projet », se félicite Antonio Costa, de la famille des socialistes convertis au modèle néolibéral. Le nouvel Eldorado a peut-être des finances saines mais en attendant, le citoyen doit faire face à l’inflation bondissante : 9,3% à l’amorce du dernier trimestre, 22,2% pour l’énergie et 16,9% pour l’alimentation (source : Trading Economics). L’Association portugaise des entreprises de la distribution (APED) a constaté depuis septembre une recrudescence des vols de produits alimentaires de base : morue congelée, boîtes de thon, bouteilles d’huile d’olive et briques de lait. Retraité de l’industrie pharmaceutique depuis dix ans, Rui sait qu’il compte parmi les privilégiés. Dans la ferme qu’il a rénovée à une heure de Porto, il coule une vie paisible entre son jardin et ses animaux. Tout en conservant une louable lucidité : « Après toutes ces années d’austérité, nous commencions à retrouver un peu de souffle, à voir le bout du tunnel. Et puis la pandémie est arrivée. Et maintenant c’est la guerre en Ukraine et l’inflation. Quand le week-end je reçois mes filles encore étudiantes, entre les courses et le plein d’essence j’en ai pour 300 euros. Combien de Portugais peuvent se le permettre ? Et je ne vous parle pas de la facture de chauffage. »

Se chauffer a toujours été un problème au Portugal et pas seulement pour les plus modestes. Héritage d’une autarcie qui dura un demi-siècle – « mieux vaut la pauvreté que la dépendance », avait l’habitude de dire Salazar -, peu de logements sont bien isolés et équipés. Et c’est une idée reçue de croire qu’il fait toujours beau et chaud en Lusitanie. Mais la crise de 2009, encore elle, n’a rien arrangé. En retour des 78 milliards d’aides reçus, le Portugal a dû privatiser des pans entiers de son économie, dont le secteur de l’énergie. Le groupe chinois China Three Gorges a ainsi repris en 2011 les 21% détenus par l’Etat portugais dans EDP (principale entreprise de production d’électricité du pays). Après ça, allez exercer le moindre contrôle sur les prix.

Bons princes, les Chinois se sont également portés acquéreurs d’une partie de la dette portugaise. Le Portugal et l’Empire du Milieu entretiennent depuis 1557 une relation étroite par le biais de l’administration de Macao, rétrocédée en 1999. Energie, banque, assurance : l’investissement chinois au Portugal est estimé à environ 3% du PIB.

L’immobilier n’échappe pas, bien sûr, à cet afflux de fonds étrangers, en provenance de Chine mais aussi des Pays-Bas, d’Espagne, du Royaume-Uni ou du Luxembourg. Dans certains quartiers de Lisbonne ce sont des rues entières qui sont rachetées, ce qui pose évidemment un problème : l’envolée des loyers, qui ont augmenté de 42,4 % en moins de cinq ans, un chiffre affiché en une, fin septembre, par le journal Publico et confirmé dans la foulée par l’INE. A Lisbonne et Porto, l’augmentation atteint même 50 %, voire 60 % dans certaines communes périphériques de la capitale, dont Vila Nova de Gaia – l’effet WoW sans doute. Le loyer moyen portugais s’élève désormais à 6,25 euros par mètre carré (9,29 euros dans la zone métropolitaine de Lisbonne). A Braga, Joaquim gère un portefeuille de locations modestes, issu d’un legs familial : « Nous avons beaucoup de locataires très anciens et si nous suivions le marché, ces gens ne pourraient plus payer leur loyer ni se reloger. Nous essayons donc d’entretenir nos logements sans engager de trop gros travaux afin de maintenir le statu quo et de préserver ces personnes que nous connaissons de longue date et qui ont toujours honoré les échéances. » Pour leur salut, les Portugais ont conservé cette fibre de l’entraide qui naguère était leur seul canal de survie.

« Je déteste dire que le Portugal est un petit marché mais on ne peut pas dire non plus que c’est un très grand marché, et le fait est qu’il entre beaucoup trop de capitaux étrangers au regard du nombre d’opportunités. » Ce n’est pas un altermondialiste qui parle mais Francisco Sottomayor, le PDG de Norfin, une des principales sociétés de gestion immobilière portugaises. Résultat : pour ceux qui en ont encore les moyens, acheter un bien au Portugal coûte en 2022 50 % plus cher qu’en 2016.

Il y a dix ans, le maire de Lisbonne était un certain Antonio Costa, qui, à l’époque, se battait pour maintenir les autochtones dans la place, en passant, par exemple, des accords avec les promoteurs : un terrain en échange de logements sociaux. Mais il semblerait que la lame de fond de la spéculation soit en train de tout emporter, avec la multiplication sur le marché de biens de luxe, comme, par exemple, un penthouse de 200 m2 à Cascais, station balnéaire du grand Lisbonne, mis en vente au prix de 6 millions d’euros.

Albert Alain Bourdon et Yves Léonard nous remémorent les circonstances de l’accession au pouvoir d’Antonio de Oliveira Salazar : « Une inflation galopante avait multiplié les prix par 25. (…) Et Salazar, magicien des finances, réussit à équilibrer le budget. » Le cauchemar qui s’ensuivit dura 45 ans.

Alors dans les quartiers, la résistance s’organise, comme, à Bonfim, à Porto. L’adega Fontoura annonce sur une affichette la tenue d’un « événement convivial de contestation contre l’intimidation immobilière et les expropriations illégales ». Les bars ont toujours été les réseaux sociaux du Portugal : on y regarde le football mais pas seulement, on vient y boire son café pour 70 centimes, prendre des nouvelles des amis, parler politique et parfois, fomenter la rébellion. Coincé entre l’hyper centre et Das Antas, où l’appel d’air provoqué il y a dix-huit ans par la construction du nouveau stade du FC Porto a été épuisé, « Bonfim est le dernier terrain de jeu des investisseurs et la pression qui y est exercée sur les habitants est énorme », explique Antonio, le patron. Philippe, un Français qui vient une fois par mois pour son travail (la recherche de terrains pour l’industrie), est convaincu que « la bulle va exploser » Plus qu’une information, un oracle déjà ancien. Dans l’attente de la déflagration, bonne nouvelle : la mairie de Porto a suspendu pour une période renouvelable de 6 mois les agréments de logement touristique (Alojamento Local) dans le centre et à Bonfim. Mais 940 requêtes de propriétaire sont déjà parvenues sur ses bureaux.

Car les investisseurs font feu de tout bois en rachetant, par exemple, des quintas, anciens domaines agricoles ou viticoles, qu’ils transforment en lieux événementiels. Une quinta dans la région de Porto peut se louer 25 000 euros la journée pour un mariage. Et prière d’avoir effacé toute trace de la fête au petit matin car une autre famille attend son tour. Les Portugais s’endettent pour offrir à leur enfants ces noces dignes d’une série Netflix, avec feu d’artifice et pool de photographes et vidéastes pour immortaliser la story d’une vie. C’est tout le paradoxe d’un pays pauvre qui n’a jamais autant consommé, notamment dans ces centres commerciaux à l’américaine dont les villes sont désormais truffées. Longtemps, le Portugal fut privé de tout alors, plutôt que de commander un plat du jour à 6 euros au restaurant du coin, on préfère s’attabler à la terrasse d’une enseigne de la malbouffe dans un food court, ce qui peut s’apparenter à une forme de liberté.

« Non à la mine, oui à la vie. » A Montalegre, dans la région de Tras-o-Montes (littéralement : au-delà des montagnes), à l’extrême Nord-Est du pays, les habitants ont un autre souci : leur terre est classée au patrimoine agricole mondial des Nations Unies mais pour son malheur regorge en sous-sol de lithium, or blanc des fabricants de batteries de téléphone et autres véhicules électriques. Le Portugal serait assis sur un trésor de 60 000 tonnes qui n’a pas échappé aux industriels. Au nom de la transition énergétique et avec l’espoir de donner naissance à toute une filière, le gouvernement a donc donné son feu vert pour l’exploitation dans six endroits du pays, dont Covas do Barroso, à une trentaine de kilomètres au Sud de Montalegre, à proximité immédiate des parcs nationaux de Peneda-Geres et du Haut-Douro. La concession a été accordée à l’entreprise britannique Savannah Resources. Dormez tranquilles, notre projet est durable et conforme aux techniques les plus vertueuses, jure la société. Mais les locaux, qui vivent ici depuis toujours en harmonie avec la nature, n’ont que faire de la communication de Londres. « Nous ne sommes pas contre le lithium mais vaut-il vraiment l’éventration de cette montagne ? s’indigne Aida, l’une des voix de la contestation, en contemplant ce paysage de rêve où ruminent paisiblement de magnifiques vaches à longues cornes dont la race est réputée et où il n’est pas rare de croiser des hordes de chevaux sauvages. Cette nature est notre seule richesse, notre mère nourricière. Ici, pas de magasins mais nous ne manquons de rien. Et nous savons très bien ce qui va se passer avec la mine : nous allons devoir partir pour rejoindre la ville où l’on vit moins bien avec 1 500 euros qu’ici avec 500 euros. » Les agriculteurs des régions concernées affirment, en effet, que l’extraction va interférer avec l’irrigation des terres, ce qui à terme condamnera la production.

Dans ce contexte explosif, l’extrême-droite n’a pas manqué de faire sa réapparition dans le débat politique pour la première fois depuis la Révolution des œillets et la chute de l’Etat nouveau en 1974. Fondé en 2019, le parti Chega est arrivé en troisième position des élections législatives en janvier dernier, avec plus de 7 % des suffrages : un véritable choc dans le pays, dont chaque enfant a dans les yeux une image en gris de la dictature. Quelle que soit leur génération, les émigrants qui reviennent chaque été au village perpétrer la tradition, n’ont rien oublié, même si une certaine pudeur les rend discrets sur ce sujet ô combien douloureux. Dans Histoire du Portugal (Ed. Chandeigne, 2020), Albert Alain Bourdon et Yves Léonard nous remémorent les circonstances de l’accession au pouvoir d’Antonio de Oliveira Salazar : « Une inflation galopante avait multiplié les prix par 25. (…) Et Salazar, magicien des finances, réussit à équilibrer le budget. » Le cauchemar qui s’ensuivit dura 45 ans.

Notes :

[1] Certains prénoms ont été modifiés.

Le libéralisme contre le « droit à la ville » : Lisbonne et la production de l’espace-capital

© Mariana Abreu

Au cours des dix dernières années, les villes du Sud de l’Europe ont vu leurs centres historiques « cannibalisés » par les locations touristiques de court-terme, et Lisbonne n’a pas fait exception. Dans la capitale portugaise, les locations de court-terme représentent aujourd’hui près d’un tiers des propriétés du centre-ville, et on y compte neuf touristes pour un habitant.1 Abandonnée à la seule loi du marché, la garantie constitutionnelle du logement a été pulvérisée après la crise de 2008 par les politiques néolibérales imposées au Portugal. L’arrivée en masse des touristes, accompagnée de l’envolée vertigineuse des prix immobiliers, menacent la capacité de nombreux ménages à se loger, et ces derniers se voient ainsi éjectés des centre-villes. Suite à trois mois de confinement qui ont vidé la capitale portugaise de ses flux touristiques massifs, et après une chute de 11,8% du PIB au deuxième trimestre 2020, Lisbonne, « comme de nombreuses villes, réévalue ses priorités post-pandémie ».2 Une rupture qu’il convient de relativiser.

À partir des années 2010, le Portugal a commencé à faire la Une des journaux pour deux raisons bien distinctes : d’une part, pour l’humiliation que constituait la mise sous tutelle du pays par la Troïka, d’autre part, pour une lignée record de victoires aux « Oscars du Tourisme ». Difficile alors de prédire que le couple « meilleure destination européenne » / « crise de dette souveraine » accompagnerait l’une des plus graves crises de l’État-providence portugais. En 2013, alors que le taux de chômage s’élevait à 17,5%, le Portugal connaissait une croissance à deux chiffres du nombre de touristes arrivés sur le territoire. Dix ans plus tard, Lisbonne apparaît comme la capitale européenne avec le ratio de locations touristiques le plus élevé sur Airbnb, avec plus de 30 logements pour mille habitants. Parallèlement, le nombre de maisons à louer sur le long terme a baissé de 30% au cours des cinq dernières années, touchant principalement deux villes : Porto et, bien sûr, Lisbonne, qui ont vu l’offre du parc locatif traditionnel chuter de 85 et 75%, respectivement. 

Aujourd’hui, le prix des appartements neufs à Lisbonne s’élève en moyenne à 6 500 € par m² et peut atteindre 7 700 € par m² dans les quartiers les plus recherchés du centre historique. Dans le même temps, le SMIC portugais ne s’élève pas au-dessus de 635€. L’article 65.3 de la Constitution portugaise, établissant que « l’État adoptera une politique visant à mettre en place un système de revenus compatible avec les revenus familiaux et l’accès à son propre logement », ne peut être évoqué autrement que sur le mode de l’ironie.

Selon Ana Cordeiro Santos, chercheuse au Centre d’études sociales (CES), de l’Université de Coimbra, la crise de l’Etat-providence remonte aux années 1980, à l’époque où le Portugal s’est libéré d’un demi-siècle de répression dictatoriale et s’est empressé de se joindre la construction européenne. « L’Etat a échoué dans sa mission de fournir une offre publique de logement », écrit-t-elle3. Depuis les années 1980, le Portugal compte seulement 2% de parc locatif public, un taux qui reste bien en-deçà de la moyenne européenne.4 L’auteure de La nouvelle question du logement au Portugal voit dans le processus d’adhésion à l’UE le corollaire d’une accélération des mesures libérales, principalement dans le secteur financier, qui ont accru l’accès au crédit et l’endettement. Depuis le début des années 2000, les politiques urbaines ont toujours favorisé une plus grande initiative privée dans le secteur immobilier. Parallèlement, le parc locatif des centres historiques s’est considérablement dégradé. En cause, une politique de gel des loyers remontant à 1948, qui a généré une faible compétitivité pour ce secteur sur le marché locatif, que n’ont compensé aucun investissement public conséquent – nécessaires à la réalisation des travaux d’entretien des bâtiments.

Au Portugal, les transformations de l’espace urbain se sont accentuées suite à la crise économique et financière de 2008, contribuant à la fragilisation des foyers défavorisés. Luís Mendes, philosophe, géographe et professeur à l’Université de Lisbonne, voit dans l’exemple lisboète un cocktail paradigmatique de la déréglementation du marché immobilier.5 En effet, au problème structurel de pénurie du parc locatif public s’est ajouté un ensemble de mesures néolibérales subordonnées aux intérêts fonciers et visant à flexibiliser le marché du logement. Le Nouveau régime de location6, promulgué en 2012 et imposé par la Troïka, est venu couronner la libéralisation du marché du logement, et particulièrement le régime de locations portugais, renforçant le pouvoir des propriétaires et dégageant la route à une augmentation excessive des prix des loyers et en facilitant les évictions, qui ont conduit à l’expulsion de nombreux foyers de leurs appartements dans les centre-villes. En 2016 on comptait 1931 évictions au Portugal, soit plus de 5 familles par jour qui se sont vues chassées de chez elles – contre 1003 en 2013. La plupart sont des retraités ou des pauvres, déjà fragilisés par l’impact des politiques d’austérité budgétaire. Parallèlement, la capitale a vu ses activités économiques traditionnelles et ses petits commerces locaux fermer leurs portes. Le quartier traditionnellement populaire d’Alfama a vu sa population chuter de 20 000 résidents en 1980 à 1 000 aujourd’hui.

Tel qu’il a été théorisé par le géographe et philosophe Henri Lefèbvre, le droit à la ville renvoie au droit des habitants à s’approprier les processus décisionnaires et les installations de production de la ville.7 Cette appropriation des processus décisionnaires implique une appropriation de l’espace public et une liberté de mouvements. Le « droit à la ville » s’inscrit donc dans une tentative de légitimation des rapports de souveraineté et de la reconnaissance du droit à occuper l’espace ; celui-ci n’est pas conçu comme une entité neutre et vide de contenu social, chaque société produisant ses espaces et déterminant ses rythmes, exprimant sa fonction sociale.

En 1930, Fernando Pessoa s’amusait à coucher sur le papier les toits et couleurs de Lisbonne du haut de sa fenêtre au quatrième étage d’un modeste appartement situé au coeur de la ville ; une situation inconcevable aujourd’hui, où les habitants modestes, privés des mille charmes attrape-touristes de la ville, sont relégués dans la périphérie et près des autoroutes. À qui appartient donc la ville portugaise ?

Au tournant néolibéral de 2012 et au processus de gentrification qui en a découlé, s’est ajoutée la mise en place d’une série d’instruments financiers et légaux destinés à soutenir l’investissement privé étranger au sein du marché immobilier local. La loi des Résidents Non Habituels (RNH) et des Visa Gold ont notamment institué un régime fiscal très avantageux pour les retraités ou investisseurs étrangers. Le premier est destiné aux citoyens de la Communauté européenne possédant un fort capital économique. Le second s’adresse aux citoyens d’autres pays en leur accordant un permis de résidence, à condition de stimuler l’investissement, à savoir le transfert de capitaux, la création d’emplois et l’achat de biens immobiliers dans les quartiers du centre historique de la ville. Selon Luís Mendes, « dans les deux cas, elle profite aux citoyens étrangers avec des réductions importantes et même des exonérations fiscales, introduisant des inégalités entre ceux qui bénéficient des promotions et des soldes fiscaux et les résidents permanents, portugais ou étrangers, qui ne bénéficient d’aucun avantage fiscal. » Entre 2013 et 2019, les recettes de l’Etat portugais issues des acquisitions de Visas Gold s’élevaient à 4 300 milliards d’euros, soit dix fois le montant accordé à la promotion d’un parc locatif public entre 1987 et 2011. 

Alors que des milliers d’habitants sont ainsi déchus de leur droit d’accès à la ville, la valeur du logement se voit réduite à la seule spéculation immobilière et à son appréciation par une élite transnationale. La tyrannie des chiffres, qu’Alain Supiot identifie comme une nouvelle forme de gouvernance, ne peut que faire écho à la réalité portugaise : « La raison du pouvoir n’est plus recherchée dans une instance souveraine transcendant la société, mais dans des normes inhérentes à son bon fonctionnement. Prospère sur ces bases un nouvel idéal normatif, qui vise la réalisation efficace d’objectifs mesurables plutôt que l’obéissance à des lois justes. »8 Les critères pour se voir octroyer la nationalité sont désormais financiers, la citoyenneté devient un marché comme les autres. 

Selon Fernando Medina, Maire de Lisbonne, « Le moment est venu de faire les choses différemment. » Paroles galvaudées par la classe politique et médiatique européenne pendant le confinement, elles mobilisent un lexique éculé. Qu’en est-il pour le parc locatif portugais ? 

Les réformes initiées par Antonio Costa, socialiste arrivé au pouvoir en 2015, semblent s’inscrire dans une dynamique de protection du droit au logement. Après la brutalité des politiques de financiarisation du logement de 2011, qui ont rasé le peu qui subsistait du parc social, il semblerait que le gouvernement cherche à combattre la « grave pénurie de logements » qui constitue l’une des plus grandes vulnérabilités du pays. À cet égard, Costa ne s’est épargné ni les grands mots ni les grands chiffres. En 2018, la coalition de gauche annonçait une « Nouvelle génération de politiques du logement », visant l’amélioration de la qualité de vie des habitants, la revitalisation des villes et la promotion de la cohésion sociale et territoriale.9 Les accords se multiplient avec les mairies dans le but de re-localiser des foyers vivant dans des « conditions indignes ». Le nombre de licences d’hébergement à court terme à Lisbonne a été plafonné dans sept des vingt-quatre quartiers de la ville – les plus touchés par l’afflux de visiteurs étrangers. Le premier ministre évoque aujourd’hui la nécessité d’un « régime public du logement » et il a annoncé vouloir consacrer 1251 millions d’euros, issus des fonds du plan de relance européen, à la revitalisation du parc locatif traditionnel.

Si l’on peut discerner dans le discours du gouvernement d’António Costa une volonté affichée de rompre avec le cycle néolibéral et austéritaire entamé par le précédent gouvernement, il serait erroné d’y voir un réel changement de paradigme. Alors que les réformes initiées par le gouvernement se nourrissent de l’investissement public, elles ne se sont nullement attaquées au problème structurel de la carence du parc locatif public. En effet, la nouvelle « génération » de politiques du logement reste principalement dirigée vers les propriétaires et le marché privé. On y retrouve des politiques de stimulation financière, d’avantages fiscaux et de financements publics destinées à compenser les pertes des propriétaires qui accepteraient de louer leurs biens à des prix plus raisonnables. La réalité des objectifs reste donc bien en-deçà des attentes ; l’augmentation du parc locatif public ne vise en outre qu’un objectif de 5%, contre 2% aujourd’hui. 

« Alors que nous rouvrons nos villes, nous ne devons pas retourner au business as usual », selon F. Medina. Dans une tribune publiée dans The Independent, le maire de Lisbonne affirme sa volonté de ramener les habitants dans le centre ville, au profit d’une Lisbonne plus équitable et plus verte. Mais au-delà des communications gouvernementales, force est de constater que la rupture demeure relative. La mobilisation des ressources publiques se fait dans le but d’attirer des investissements privés, et semble encore bien loin de la ré-appropriation de l’espace urbain rêvée par Lefèbvre. 

La soumission de la ville et du logement à la loi du marché met à nu l’une des plus grandes crises de l’État-providence. Le modèle de la « ville générique », théorisé par Rem Koolhaas, résonne profondément avec la situation actuelle : « Les villes qui se développent aujourd’hui se caractérisent par la disparition progressive de leur identité.10 La ville générique, c’est ce qui reste quand on a éliminé la prévalence de l’histoire, de la culture spécifique matérialisée dans le patrimoine (…). Il y a bien, presque partout, des centres historiques, dont certains ont été préservés, d’autres réhabilités, plus ou moins restaurés, parfois reconstruits à l’identique, et qui sont voués au prestige, au tourisme, au patrimoine. Ils sont en voie de muséification et la vie quotidienne s’en est presque retirée. Le reste, la vraie ville, c’est la ville de plus en plus libérée du centre historique. La ville générique est souvent médiocre, informe et interchangeable. Elle est éphémère, modeste, n’ayant pas été conçue pour durer ».11

1Aleksandra Wisniewska, “Are Airbnb investors destroying Europe’s cultural capitals?”, Financial Times, septembre 2019

2Fernando Medina, “After coronavirus, Lisbon is replacing some Airbnbs and turning holiday rentals into homes for key workers”, The Independent, juillet 2020

3Ana Cordeiro Santos, A nova questão da habitação em Portugal: uma abordagem de economia política, Actual Editora, 2019

4Ana Cordeiro Santos: A Nova Geração de Políticas de Habitação é um estímulo fiscal aos senhorios”, in Fumaça, 2019

5Luís Mendes, “Gentrificação, financeirização e produção capitalista do espaço urbano” in Cadernos do Poder Local, n.º8, 2017

6Pour un récapitulatif des mesures imposées par la Troïka: https://acervo.publico.pt/economia/memorando-da-troika-anotado

7Henri Lefèbvre, Le droit à la ville, 1968

8Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, 2015

9Pour le détail sur la “Nouvelle génération de politiques sur le logement”: https://www.portaldahabitacao.pt/pt/portal/habitacao/npgh.html

10Rem Koolhaas, La ville générique, 1994

11R. Robin, “L’après-ville ou ces mégalopoles qu’on dit sans charme…”, in Communications, 2009