Le Canada de Justin Trudeau, paradis du macronisme

Sommet du G7 (Crédit photo : Le Devoir)

Justin Trudeau et Emmanuel Macron sont souvent présentés par la presse française comme deux jumeaux de la politique. Ces deux leaders politiques affichaient d’ailleurs une franche complicité lors du G7, organisé en juin 2017 au Canada. Alors que s’engage la pré-campagne pour les élections fédérales de 2019, nous pouvons dresser un premier bilan du mandat de Justin Trudeau, qui dirige le Canada depuis Octobre 2015. Le Canada est-il l’autre pays du macronisme ? Quelle sera l’issue des prochaines élections fédérales d’octobre 2019 ? 


Les profils d’Emmanuel Macron et de Justin Trudeau comportent de nombreux points communs. Charles Thibout, chercheur à l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) déclarait à Europe1 qu’ils « incarnent l’archétype du jeune cadre dynamique qui débarque en politique » et qu’ils « jouent beaucoup, dans leur communication politique, sur leur esthétique et leur jeunesse. »

Par exemple, Justin Trudeau a fondé tout un récit politique autour d’un combat de boxe organisé en 2012, où il a affronté victorieusement un Sénateur conservateur : « Ce combat a lancé une image nouvelle du jeune homme. Plusieurs militants libéraux et journalistes ainsi que le grand public ont découvert un Justin Trudeau qui n’avait pas froid aux yeux. À l’époque, (…) il n’était qu’un simple député. (…) C’était toujours payant de gagner lorsque vous êtes le négligé. »

Justin Trudeau et Patrick Brazeau Photo : La Presse canadienne / Fred Chartrand

Justin Trudeau et Emmanuel Macron partagent aussi un discours commun : l’opposition entre “progressisme” et “populisme”, et la promotion du premier aux dépens du second. Tous deux ont été élus au cours d’un moment populiste. En effet, lors des élections fédérales de 2015, un vent de changement soufflait au Canada. Les Canadiens étaient “tannés” des 9 années de gouvernement du Parti Conservateur de Stephen Harper. Déjà en 2011, le Nouveau Parti Démocratique (NPD) avait réalisé une percée lors des élections fédérales.  Le PLC  d’alors était “carbonisé” par le “scandale des commandites”, une importante affaire de corruption.

“Le gouvernement Trudeau est un gouvernement des apparences, un gouvernement que je qualifierais de la tromperie et de l’hypocrisie.”

Lors des élections fédérales de 2015, Justin Trudeau est parvenu à renouveler l’image du PLC et à déjouer le scénario d’une victoire du NPD. Comment ? En contournant habilement sur sa gauche un NPD en voie de recentrage. Alexandre Boulerice, Député fédéral du NPD, reconnaît que Justin Trudeau a “mené une campagne plus sociale-démocrate, plus keynésienne que nous, qui avions promis l’équilibre budgétaire.” Une fois menée à bien cette stratégie de contournement, le “vote utile” a fait la différence et lui a garanti la victoire. Alexandre Boulerice, Député fédéral du NPD, dresse un bilan sans concessions du mandat de Justin Trudeau : “Le gouvernement Trudeau est un gouvernement des apparences, un gouvernement que je qualifierais de la tromperie et de l’hypocrisie. Il est beaucoup plus difficile à démasquer que le gouvernement conservateur précédent de Stephen Harper (…). Monsieur Trudeau a fait campagne avec un vernis social-démocrate, (…) Mais lorsqu’on regarde les actions, soit elles ne suivent pas, soit elles sont complètement contradictoires avec les promesses de campagne.”

Un “progressisme” réduit aux acquets

Le “progressisme” défendu par Justin Trudeau concerne surtout les questions de société. Son gouvernement a légalisé l’aide médicale à mourir, ainsi que l’usage du cannabis à des fins récréatives, promu la parité dans la formation du gouvernement et mis en oeuvre des politiques généreuses d’accueil des réfugiés Syriens.

Toutefois, dès lors qu’il s’agit des questions sociales ou des autochtones, les politiques menées sont beaucoup plus timorées. Son gouvernement a par exemple refusé  d’augmenter le salaire minimum à 15$ / heure, alors que certains États des USA (New York ou la Californie) ont décidé d’atteindre cette cible à plus ou moins brève échéance et que la province d’Alberta s’y est également engagée. Il se contente de mesures ciblées, telles que l’allocation pour les enfants, plutôt que d’un plan de lutte global contre la pauvreté. Plusieurs experts ont d’ailleurs déploré le manque d’ambition de la stratégie des libéraux en matière de lutte contre la pauvreté.

Grève de Poste Canada (Crédit photo : La Presse Canadienne)

Sur la question du droit du travail, le gouvernement s’inscrit dans la continuité du gouvernement Harper, en ayant recours à des lois spéciales forçant le retour au travail de salariés en grève. C’est ce qui s’est produit en Novembre 2018, lorsque le gouvernement Trudeau a décidé de briser le mouvement de grèves tournantes des employés de Poste Canada.

Ce mouvement portait sur les salaires, la charge de travail et les conditions de travail des employés en milieu rural. Le président du STTP, Mike Palacek accuse : « Justin Trudeau révèle son vrai visage en poursuivant le programme antisyndical de son prédécesseur, Stephen Harper. Il sait que nous avons toujours été disposés à négocier de bonne foi et à conclure, rapidement, des conventions collectives équitables pour nos membres. Il aurait très bien pu ordonner à Postes Canada de faire de même. »

Sur la question des Autochtones, Justin Trudeau a certes ouvert une “enquête nationale sur les femmes et filles autochtones disparues ou assassinées” (1 200 victimes de 1980 à 2012). Les victimes s’inquiètent néanmoins des suites de cette enquête et demandent le prolongement de son mandat. En outre, le Comité des Nations Unies contre la torture se dit préoccupé par la stérilisation extensive forcée ou contrainte” de femmes et de filles autochtones au Canada, y compris de récents cas au Saskatchewan.

Par ailleurs, le gouvernement Trudeau a fait le choix d’un relatif statu quo s’agissant du cadre juridique qui lie les peuples Autochtones à l’État fédéral. Point de reconnaissance de leur droit à l’auto-détermination, comme le propose Québec Solidaire. Pour sortir du cadre juridique actuel (la Loi sur les Indiens qui a créé le système des réserves), il mise sur une simple loi… et refuse de satisfaire la revendication des peuples Autochtones, qui consiste à encadrer leurs relations avec le gouvernement fédéral par le droit international (Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples Autochtones).

Trudeau, l’éco-tartuffe

On comprend aisément pourquoi le gouvernement Trudeau hésite à élargir les droits des peuples Autochtones. En effet, les Premières Nations sont en première ligne des luttes écologistes, dans la mesure où les projets extractivistes menés au Canada constituent une atteinte directe à leurs conditions matérielles d’existence, ainsi qu’à leur cosmogonie.

Manifestation contre Kinder Morgan (crédit photo National Observer)

Le projet d’extension de l’oléoduc Kinder Morgan constitue un exemple chimiquement pur des contradictions du gouvernement Trudeau. D’un côté, il signe les Accords de Paris (COP21). Et “en même temps”, il décide de financer à hauteur de 12 milliards de dollars canadiens, les travaux d’extension d’un oléoduc, permettant d’exporter, depuis la Colombie-Britannique, le pétrole issu des sables bitumineux d’Alberta. Ce projet a été temporairement stoppé, suite à la saisine par de nombreux peuples Autochtones de la Cour d’appel fédérale. Dans son jugement, prononcé le 30 août 2018, la Cour d’appel fédérale a annulé “le décret d’approbation du pipeline, invalidant du fait même le certificat d’approbation des travaux émis par le gouvernement fédéral. La Cour a renvoyé l’affaire au gouvernement pour qu’il corrige deux lacunes : 1) le processus d’examen vicié de l’Office nationale de l’énergie et 2) le non-respect du gouvernement de son obligation à consulter les peuples autochtones.”

Le gouvernement Trudeau a décidé de poursuivre ce projet d’extension d’oléoduc (cédé par la compagnie Kinder Morgan), en dépit de ses impacts environnementaux, directs (risque de pollution des cours d’eau en cas de déversements) et indirects (augmentation des exportations d’un pétrole ayant une forte empreinte écologique), et des doutes qui pèsent la viabilité économique du projet. En effet, dans le contexte de baisse des cours du pétrole, la plupart des compagnies pétrolières se sont retirées des projets en Alberta, car jugés non rentables. En somme, loin de mettre un terme à l’extraction de pétrole sale, le gouvernement Trudeau poursuit la “fuite en avant” engagée durant le gouvernement de Stephen Harper.

La poursuite des politiques de libre-échange

Le Canada est lié par de nombreux accords de libre-échange conclus sous les gouvernements libéraux et conservateurs, dont le plus connu est l’ALENA, qui lie le Canada, les États-Unis d’Amérique et le Mexique. Cet accord a conduit le Canada à arrimer son économie à celle des États-Unis, si bien que le Canada exporte à présent plus des trois quart de ses marchandises vers les USA. Les exportations du Canada vers les USA sont passés de 183 milliards de dollars en 1994 à plus de 450 milliards de dollars en 2015.

Justin Trudeau a poursuivi la politique menée par le gouvernement conservateur en matière d’échanges commerciaux, en signant l’Accord économique et commercial Global (Traité AECG ou CETA en anglais) avec l’Union européenne le 30 Octobre 2016, et l’Accord de Partenariat Transpacifique avec 10 autres pays (dont le Chili, le Mexique, l’Australie, le Vietnam, la Malaisie, etc.) le 8 mars 2018. Là encore, son gouvernement fait le choix du “business as usual” plutôt que d’une véritable transition écologique fondée sur la relocalisation des activités.

Collectif Stop CETA

Ces deux accords commerciaux présentent des caractéristiques communes : opacité des négociations, diminution importante des droits de douane entre pays signataires, et introduction de mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE).

Ces mécanismes soulèvent de nombreuses inquiétudes. Ils ont donné lieu à des multiples contentieux et indemnisations en faveur des entreprises transnationales, notamment dans les pays signataires de l’ALENA (dont le chapitre 11 a introduit ce type de mécanisme). Par exemple, “en 2004, en vertu de l’ALENA, Cargill a obtenu 90,7 millions de dollars américains du Mexique, reconnu coupable d’avoir créé une taxe sur certaines boissons gazeuses – lesquelles sont à l’origine d’une grave épidémie d’obésité au pays.”

Toutefois, l’arrivée au pouvoir de Donald Trump aux USA a fragilisé ce modèle économique fondé sur l’expansion du libre-échange. Les USA ont décidé à la fin du mois de mai 2018 d’imposer des taxes de 25% sur l’acier et de 10% sur l’aluminium sur leurs échanges avec l’Union européenne, le Canada et le Mexique.

L’Administration Trump a poussé son avantage lors de la renégociation de l’ALENA. D’une part, Trump a négocié séparément avec le Mexique et isolé son “partenaire” canadien. D’autre part, le nouvel accord (l’AEUMC) a permis aux USA de consolider leurs gains ; le Canada ne parvenant qu’à maintenir certains acquis. Les USA ont, par exemple, obtenu le maintien des tarifs sur l’acier, l’aluminium et le bois d’oeuvre (ces tarifs ont été instaurés avant l’arrivée au pouvoir de Trump). En revanche, le Canada a été contraint d’ouvrir en partie son marché du lait aux produits américains.

Autrement dit, Trump est protectionniste lorsqu’il s’agit de barrer la route aux importations de pays tiers, et libre-échangiste pour ses propres exportations. Une des rares avancées de cet accord concerne la suppression du chapitre 11 de l’ALENA relatif au règlement des différends entre investisseurs et États au travers de tribunaux d’arbitrage.

Une diplomatie brouillonne et alignée sur les USA

Le bilan de Justin Trudeau est très critiqué en ce qui concerne sa politique étrangère. Jocelyn Coulon, ex conseiller de Justin Trudeau sur les affaires internationales, confiait récemment au journal Le Devoir (quotidien de référence au Québec) que “le bilan diplomatique du gouvernement Trudeau, c’est que nous sommes en froid avec les quatre grandes puissances de la planète – États-Unis, Chine, Inde et Russie. (…) Le gouvernement et la bureaucratie semblent incapables de juger ce qui se passe dans le monde et de s’y adapter. L’époque de la diplomatie de la canonnière, où on disait “on ne touche pas à l’homme blanc”, c’est fini”.

Le gouvernement Trudeau a multiplié les faux pas. Il s’est brouillé récemment avec la Chine, en procédant (à la demande des USA) à l’arrestation de la directrice financière de Huawei pour le Canada en décembre 2018. La Chine a répliqué en procédant à l’arrestation de deux ressortissants Canadiens.

Les relations diplomatiques avec l’Arabie Saoudite sont marquées par de fortes contradictions : soutien au blogueur Raif Badawi, accueil d’une réfugiée saoudienne, et “en même temps” signature d’un contrat de vente de blindés canadiens pour une valeur de 15 milliards de dollars canadiens…

Le Canada est également pointé pour son soutien à l’opposition vénézuélienne. Le Groupe de Lima (un bloc qui inclut le Canada et une douzaine de pays d’Amérique latine) s’est opposé à l’investiture de Nicolas Maduro. Les diplomates Canadiens “ont maintenu des contacts étroits avec M. Guaido” (qui tentait d’unifier l’opposition). Ils ont apporté une aide précieuse à l’opposition “en facilitant les conversations avec des gens qui étaient à l’extérieur et à l’intérieur du pays”.

Elections fédérales 2019 : vers une défaite de Justin Trudeau ?

Les prochaines élections fédérales auront lieu le 21 Octobre 2019. Justin Trudeau aborde ces élections lesté par son bilan mitigé sur les questions sociales et environnementales, mais fort d’indicateurs macro-économiques au beau fixe : croissance du PIB de +2,2% en 2019, taux de chômage de 5,9% 2019 (contre 7% en 2016). Le Canada compte accueillir un million d’immigrés d’ici 2021 pour faire face à la pénurie d’emplois.

Un certain nombre de signaux faibles indiquent que ces élections sont loin d’être jouées d’avance. Le Parti Libéral vient de perdre plusieurs élections provinciales : en Ontario avec la victoire du candidat du Parti Conservateur, Doug Ford, et au Québec contre un parti de droite, la Coalition Avenir Québec. Les Conservateurs ont également remporté plusieurs élections partielles : à Rideau Lakes (Ontario) ou à Chicoutimi-Le Fjord (Québec). Un sondage réalisé en mars dernier ainsi qu’un sondage réalisé tout récemment donnaient les Conservateurs gagnants face à Justin Trudeau.

A l’inverse, l’affaiblissement du Nouveau Parti Démocratique (dont le nouveau leader Jagmeet Singh peine à s’affirmer) et la “normalisation” du Québec (la “question nationale” ne constituant plus un déterminant central du vote Québécois) pourraient renforcer le Parti Libéral.

Toutefois, si le Parti Libéral était favori jusqu’à récemment, l’affaire SNC- Lavallin pourrait inverser la donne. En effet, le Parti Conservateur d’Andrew Scheer est en progression constante dans les intentions de vote, depuis l’éclatement de l’affaire en février 2018. Dans cette affaire, Justin Trudeau est accusé d’avoir tenté de faire pression sur la ministre de la Justice, afin d’éviter un procès criminel à la SNC – Lavallin ;  société d’ingénierie accusée de fraude et de corruption. Voilà qui replonge le Parti Libéral dans les affres du scandale des commandites, qui avait déjà causé la défaite du Parti Libéral dans les années 2000.

Au delà de ces causes conjoncturelles, l’influence des Conservateurs sur le champ politique Canadien s’explique, selon Jonathan Durand Folco par “un renversement de pouvoir entre l’Est et l’Ouest du Canada causé par une lame de fond économique, démographique et idéologique capitalisée efficacement par la stratégie et le discours conservateurs.” Il appuie son analyse sur un ouvrage co-écrit par John Ibbitson et Darrell Bricker “The big shift”. Au final, le scrutin d’Octobre pourrait être marqué par le retour aux affaires des Conservateurs…

 

 

 

 

« Un lanceur d’alerte doit être protégé quel que soit le canal qu’il choisit pour lancer l’alerte » – Entretien avec Virginie Rozière

Virginie Rozière au Parlement Européen, photo © Parti Radical de Gauche

Une directive européenne sur la protection des lanceurs d’alerte est actuellement en discussion au niveau européen, où interagissent le Conseil européen, le Parlement et la Commission. La France agit méthodiquement pour affaiblir la protection des lanceurs d’alerte. Virginie Rozière, députée européenne PRG, a récemment dénoncé dans Libération l’attitude du gouvernement français qui tente de s’allier aux pays illibéraux pour bloquer des avancées. Entretien réalisé par Pierre Gilbert et Edern Hirstein.


LVSL – Vous avez récemment dénoncé l’attitude de certains pays du Conseil dans une tribune publiée dans Libération. Pouvez-vous revenir sur les principaux éléments de blocage dans les négociations sur ce dossier ?

Virginie Rozière – Nous considérons au Parlement qu’un lanceur d’alerte doit être protégé quel que soit le canal qu’il choisit pour lancer l’alerte. Une protection des lanceurs d’alerte est avant tout une protection de la personne contre les représailles potentielles de son employeur. Or, aujourd’hui, certains États membres, dont la France, veulent obliger le lanceur d’alerte à d’abord signaler les atteintes à l’intérêt général à l’employeur avant de pouvoir alerter les autorités compétentes dans un second temps. S’il ne fait pas ça, le lanceur d’alerte se verra privé du bénéfice de la protection que cette directive européenne entend mettre en place. Pour moi il y a une réelle hypocrisie, parce qu’on ne peut pas dire d’un côté qu’on veut protéger le lanceur d’alerte des représailles de l’employeur et conditionner cette protection en exposant celui-ci aux représailles. La position de la France, de la Hongrie et de l’Autriche prétend protéger le lanceur d’alerte, mais crée les conditions qui, par construction, font que la protection qu’on veut mettre en place devient inopérante.

LVSL – Cette semaine, le président Emmanuel Macron a écrit une lettre sur sa vision de l’Europe qui marque le début de sa campagne européenne. Pourtant, selon la présidence roumaine, la France pourrait former potentiellement une minorité de blocage sur les lanceurs d’alerte, avec notamment la Hongrie et l’Autriche, gouvernés par la droite radicale. Est-ce que cela vous étonne ?

VR – Ça me déçoit et ça me désole. Quand on se prétend le « grand progressiste européen », c’est assez étrange de faire alliance avec des régimes comme celui d’Orban en Hongrie et de Kurz en Autriche, qui ne sont pas du tout des exemples en matière de libertés publiques, en plus sur un texte aussi central pour le fonctionnement de la démocratie. Cela montre une volonté de maintenir des freins, des intimidations pour entraver la parole des lanceurs d’alerte. C’est désolant. Ceci dit, entre la France, l’Autriche et la Hongrie, il n’y a pour l’instant pas de minorité de blocage. Nous avons aussi l’impression que des États membres qui pouvaient être hésitants finissent par se dire, grâce à la pression des ONG, des lanceurs et de l’opinion publique, qu’il serait peut-être bon d’être un peu plus souple dans les conditions de signalement afin d’élargir la protection des lanceurs d’alerte. J’espère donc qu’en définitive la France se retrouvera en minorité sans pouvoir bloquer le texte.

LVSL – Le gouvernement français est rétif à l’idée de laisser la possibilité aux lanceurs d’alerte de choisir quel est leur meilleur canal de signalement. Comment expliquez-vous cette position, que doit par ailleurs défendre la ministre Nicole Belloubet ? Est-ce qu’il s’agit d’une simple défense du système mis en place avec la loi Sapin II ? 

VR – Effectivement, c’est pour défendre la loi Sapin II. Mais il faut se pencher sur les arguments qui sont avancés pour mettre en place cette obligation. L’idée est de dire qu’on est pour la mise en place de canaux de signalement internes au sein des entreprises, parce que c’est vertueux, ça permet une meilleure gestion, plus de probité à l’intérieur de l’entreprise – ce qui est vrai. Mais pour être certain que ces canaux internes soient utilisés, on veut mettre une obligation de les utiliser en premier. C’est là que le raisonnement ne fonctionne plus. Si on prend ne serait-ce que l’étude d’impact de la Commission européenne – qui n’est pas réputée pour être la plus libertaire qui soit, celle-ci montre que quand a des canaux de signalement internes disponibles, sans pour autant qu’il y ait d’obligation de les utiliser en premier, ils sont utilisés dans 90% des cas de lanceurs d’alerte. Quand vous êtes en face d’un dysfonctionnement, vous n’avez pas forcément envie de vous lancer dans des procédures judiciaires ou administratives lourdes. Vous n’avez pas forcément envie d’être exposé, ni de vous mettre en danger. Si vous avez la conviction que le problème peut être résolu à l’intérieur de l’organisation, et si vous avez confiance dans les mécanismes qui sont mis à votre disposition, vous les utilisez.

Restent les 10% de cas où il y a un signalement direct auprès d’une autorité et non dans l’organisation. Dans ces cas-là, c’est généralement parce que vous n’avez pas confiance dans l’organisation sur sa capacité à traiter l’alerte, parce que vous pensez que le cas est tellement grave qu’il nécessite d’être traité et d’entraîner des conséquences qui ne peuvent être mises en œuvre que par une autorité externe. Cette idée de dire que, si vous obligez les gens à utiliser le canal interne, ils l’utiliseront, et que si vous ne les obligez pas, ils iront systématiquement à l’extérieur, est complètement fausse. Elle montre aussi l’idée que le gouvernement se fait de la conscience citoyenne. Ça veut dire qu’on considère que les citoyens sont par construction irresponsables et vont agir selon des motivations irrationnelles ou uniquement dans un esprit de nuisance, ce qui est loin d’être le cas de la majorité des citoyens.

Le gouvernement défend le canal externe, mais uniquement à la condition qu’il soit impossible d’avoir traité le problème en interne. Cela signifie que si on arrive à démontrer que vous avez pu effectuer le signalement dans votre organisation avant, il est possible de lever le bénéfice de la protection. C’est donc une insécurité juridique supplémentaire qu’on fait peser sur la tête d’un lanceur d’alerte. Encore une fois, c’est contradictoire avec l’idée d’une protection qui libère la parole. Cette insécurité juridique est faite pour dissuader les lanceurs d’alerte de parler, en leur laissant une alternative où il n’y a que deux mauvais choix. Pour ces 10% de cas qui nécessiteraient un traitement externe ; soit ils iront en interne en s’exposant à des représailles, des destructions de preuves, des dissimulations de preuves et des réactions négatives de l’organisation ; soit ils iront directement en externe en sachant que l’organisation peut les attaquer et tenter de prouver qu’ils auraient dû passer par le canal interne et ce afin de vous retirer le bénéfice de la protection.

LVSL – Pourriez-vous rapidement revenir sur la loi Sapin II ? Comment est-il possible d’articuler la défense des lanceurs d’alerte avec le secret stratégique et la défense de l’intérêt national ? 

VR – La loi Sapin II date de 2016. Elle a le mérite d’exister car il n’y avait pas grand chose d’horizontal, seulement quelques mesures sectorielles, mais pas de texte horizontal sur la protection des lanceurs d’alerte en France. Son point faible est sur la hiérarchie des canaux. Le but affiché est d’encourager les entreprises à mettre en place ces canaux de signalement internes. La loi Sapin II a donc été une avancée, mais nous avons désormais l’occasion d’améliorer le texte par le bais de la directive européenne. On aurait tort de s’en priver. La France pense souvent qu’elle a le meilleur texte d’Europe, mais ce n’est pas le cas. On a plusieurs pays qui protègent les lanceurs d’alerte, en Europe et dans le monde et qui ont une protection qui s’approche plus de ce que nous défendons au Parlement avec cette souplesse entre le canal interne et le canal externe. Et ce n’est pas pour autant qu’on a vu déferler des quantités de nouveaux lanceurs d’alerte qui viendraient prendre d’assaut les autorités administratives. L’expérience des faits montre que les craintes de la France ne sont pas fondées. Elle pourrait vraiment s’inspirer de ce qui existe pour améliorer la loi.

C’est un des points qu’on a en débat en ce moment. Le Conseil voudrait qu’on exclue du champ tout ce qui relève de la sécurité nationale. C’est une notion beaucoup trop floue, beaucoup trop large, dont on connaît les abus dans l’utilisation qui pourrait en être faite, y compris pour des lois de restriction de libertés qui ont pu être passées ces dernières années en France. Dans le compromis qui doit être trouvé, on doit bien évidemment protéger des choses comme le secret de la défense nationale par exemple, qui ont toujours fait l’objet de régimes particuliers, mais qui ont des définitions bien précises, bien cadrées et bien arrêtées sur le plan légal. Cependant, on ne peut pas se laisser enfermer dans des limitations aussi larges et aussi floues que celles des questions de sécurité nationale.

LVSL – Vous avez été en contact régulier avec des lanceurs d’alerte dont Irène Frachon, qui a révélé le scandale du Mediator. À cette occasion, vous avez été confrontée à leur expérience, à leur parcours singulier et in fine aux souffrances que ça implique de s’engager pour défendre l’intérêt général au prix de son emploi, de sa santé pour certains, de sa liberté parfois. Cela a-t-il eu une incidence sur votre travail en tant que rapporteuse ?

VR – Bien sûr. Et on a aussi le cas LuxLeaks. Le Parlement européen a quand même remis le prix du citoyen européen à Antoine Deltour en 2015. Et en 2016, il était sur le banc des accusés de la justice luxembourgeoise, donc on a une responsabilité. On ne peut pas considérer que quelqu’un qui joue un rôle éminent pour défendre et faire avancer la démocratie européenne se retrouve devant la justice pour les mêmes agissements. Forcément, on est touché, imprégné de cette réalité humaine, parce que c’est à chaque fois des parcours ubuesques : une personne seule, très courageuse, qui par refus de l’injustice souvent prend cette décision de parler. J’ai aussi échangé avec Raphael Halet, l’autre lanceur d’alerte de LuxLeaks, qui nous a raconté la semaine qui avait précédé sa décision de s’exprimer. Il disait qu’il n’en dormait pas. Il s’agit d’un dilemme intérieur. C’est toujours une situation personnelle, avant l’alerte et encore plus après l’alerte. Ces situations sont dures et lourdes. Ce qui en ressort, c’est la solitude du lanceur d’alerte, d’abord dans son dilemme intérieur, et puis ensuite face à une machine qui se met en route : la mobilisation des moyens par les grandes entreprises, la machine judiciaire, médiatique, et souvent l’impression d’être dépassé par les événements, d’être complètement submergé par tout ce qui peut arriver. Donc oui forcément ça joue, mais c’est quelque chose qu’on a essayé de prendre en compte dans les protections qu’on a imaginées. On ne peut pas rééquilibrer totalement un rapport de force qui, par nature, est complètement inégal, mais on peut essayer de mettre en place des mécanismes pour amortir, compenser et limiter l’impact de ce que vont subir les lanceurs d’alerte. Les ONG nous ont aussi beaucoup aidés. Elles permettent d’avoir le recul, car elles ne sont pas directement impliquées, mais ont cette expérience d’accompagnement quotidien des lanceurs d’alerte. Cela permet de sortir des situations individuelles, d’avoir un panel de situations et d’identifier des schémas qui se répètent. Ensuite, on peut agir de manière efficace pour résoudre le maximum de situation.

À propos d’Irène Frachon et du scandale du Mediator… C’est un scandale d’une ampleur que je n’imaginais pas avant de la rencontrer et d’en discuter avec elle. On est a près de 4000 victimes pour 5 millions de personnes exposées, sur plus de 30 voire 40 ans. Il s’agit d’une personne qui a d’abord sollicité l’agence du médicament en pensant que ça allait se résoudre. Puis face à l’inaction et à la collusion de l’agence du médicament française avec le laboratoire Servier, elle a voulu porter ça publiquement, avec une censure de son livre, une censure des articles et des journaux, une condamnation des magazines qui avaient relayé l’information, pour finalement avoir gain de cause devant les tribunaux. C’est d’autant plus saisissant que derrière, c’est un crime avec des victimes, avec une dimension humaine particulièrement forte. J’ai pu rencontrer des familles des victimes du Mediator et j’ai constaté qu’il s’agit de vies brisées par la cupidité d’un laboratoire pharmaceutique.

LVSL – Vous évoquiez dans votre tribune la violence des corrupteurs et le fait que les lanceurs d’alerte aient révélé, au cours des dix dernières années, un chapelet de scandales de plus en plus éclairants sur le fonctionnement du capitalisme financier. À la lumière de votre expérience, et en tant que députée européenne, pensez-vous que l’Union européenne soit en mesure de réguler cette violence, cette corruption, qui semble être inhérente au fonctionnement du capitalisme financier ?

VR – J’ai l’impression que la lutte contre la corruption est une lutte perpétuelle. Le phénomène se réinvente au fur et à mesure qu’on met en place des mécanismes pour le contrer. Cela nous exonère pas de la responsabilité d’essayer de tout faire et de le limiter, mais c’est vrai que c’est une forme de course à l’armement. La capacité à témoigner, à lever le voile, est essentielle. Elle permet d’aller toucher et saisir des situations qui, s’il n’y avait pas les lanceurs d’alerte, resteraient dissimulées, parce qu’on sait aussi la capacité qu’a le capitalisme financier et corrupteur à se réinventer et à toujours mettre en place les mécanismes de dissimulation. La figure du lanceur d’alerte est donc essentielle car elle reste celle qui permet de plonger au cœur de ces agissements, même quand tout est organisé pour dissimuler les choses. Il est aussi de notre devoir de prendre en compte le risque individuel qui est pris. On a parlé des représailles juridiques et économiques, du harcèlement judiciaire. Ce sont des choses que la protection qu’on veut mettre en place au niveau européen vise à compenser ; à d’une part interdire les représailles, à les pénaliser, à obliger à les condamner, à obliger à la compensation intégrale du préjudice subi par le lanceur d’alerte en cas de représailles ; à affirmer d’autre part la légalité, la légitimité juridique de la divulgation de l’alerte par rapport à d’autres secrets qui pourraient exister. On pense évidemment au secret des affaires, à des obligations de confidentialité, mais aussi à empêcher des incriminations, comme le vol, le recel, qui sont régulièrement utilisées pour attaquer les lanceurs d’alerte. Cette protection est celle qu’on essaie de mettre en place. Les États auront eux aussi une responsabilité : il faut que la sanction soit exemplaire, qu’elle ait une valeur plus dissuasive qu’elle ne l’a aujourd’hui, à l’endroit de puissances économiques qui sont capables de mobiliser des moyens colossaux. C’est là que réside le principal ressort de la violence. Tant que l’autorité publique ne s’érigera pas véritablement en protecteur, y compris sur le plan de la sanction financière, la course à l’armement entre le corrupteur et les pouvoirs publics reste déséquilibrée.

Raquel Garrido : “Le seul drapeau des gilets jaunes, c’est le drapeau français”

©Vincent Plagniol

Raquel Garrido est un des principaux soutiens médiatiques des gilets jaunes. Présente dans les manifestations, s’affichant avec certains leaders du mouvement, nous avons voulu l’interroger sur la critique radicale que formulent les gilets jaunes à l’égard du système représentatif et à l’égard des médias. L’occasion, aussi, de revenir sur le contexte de raidissement progressif du pouvoir et des violences de plus en plus prégnantes.


LVSL : Le gouvernement a récemment fait passer une loi anti-casseurs, dans un contexte d’utilisation manifestement disproportionnée des lanceurs de balles de défense. Nous assistons aussi à une multiplication des comparutions immédiates et des consignes en vue de condamnations plus lourdes. Comment analysez-vous ces mesures ? Sommes-nous devant un tournant quasi-illibéral de la présidence Macron ?

Raquel Garrido : Je suis choquée de la dérive rapide de cette élite politique, qui a définitivement rompu avec des valeurs de liberté et de démocratie les plus élémentaires.

Mais ce n’est pas surprenant puisqu’ils ont accepté depuis le début de faire un putsch mondain si l’on peut dire, en prenant le pouvoir de justesse, grâce à une puissance de frappe médiatique énorme mais une très faible assise démocratique. Cette situation allait nécessairement déboucher sur la répression actuelle. Mais je ne m’attendais tout de même pas à ce qu’ils acceptent aussi cyniquement de mutiler les gens de la sorte, avec des mains arrachées et des yeux éborgnés, d’utiliser massivement du gaz lacrymogène dont ils font manifestement évoluer la composition – bien que pour l’instant ils le nient. Je suis très triste et j’ai peur, car ils ont le monopole de l’usage de la force et parce qu’ils sont visiblement prêts à en faire n’importe quoi. Ils ont par ailleurs véhiculé tout un discours de vengeance au sein des forces de l’ordre, qui consiste à nazifier l’adversaire. Il s’agit de désigner les gilets jaunes comme des séditieux, des factieux, des opposants à la démocratie, des antirépublicains et des fascistes. Or, quiconque frappe un nazi se vit comme un résistant.

Ils sont en train de fabriquer des générations de personnes qui sont prêtes à faire usage de la violence parce qu’elles ont vu en leur adversaire non pas un contradicteur mais un fasciste. C’est très criminogène, j’ose espérer qu’ils ne l’emporteront pas au paradis. Toute une génération est maintenant marquée par cette violence. Elle va dorénavant se situer dans le débat démocratique à partir de ce vécu-là. Il ne faut jamais perdre de vue que si ce gouvernement mutile ses propres compatriotes, c’est pour défendre des profits privés liés à la suppression de l’ISF, par exemple. Ils mutilent pour défendre l’exonération fiscale. Ils mutilent pour défendre la monarchie présidentielle et le pouvoir de l’Élysée. C’est simple : les gilets jaunes souhaitent une redistribution des richesses et eux ne veulent pas en entendre parler. Les gilets jaunes démontrent une résistance, une détermination inédite. Le gouvernement, au lieu de céder comme dans n’importe quel pays démocratique, ne négocie pas alors même que le mouvement peut se prévaloir d’un important soutien de la population.

LVSL : Beaucoup de débats ont cours sur l’identité politique des gilets jaunes, sur leur appartenance au clivage gauche-droite. Quel regard portez-vous sur ces discussions et plus généralement sur les aspirations portées par les gilets jaunes ? 

RG : Pour moi, les gilets jaunes n’ont pas d’identité au sens politicien du terme. Ils ne se définissent pas comme de droite ou de gauche. Ils apportent une preuve éclatante que ces deux mots n’ont plus vraiment de sens commun. Je connais encore beaucoup de personnes de gauche qui pensent que gauche est un synonyme de : un, la redistribution des richesses, deux, la préservation de l’environnement et de l’écosystème, trois, la défense de certains principes démocratiques. Ce n’est pas vrai, le mot gauche n’est pas synonyme de ces concepts-là dans la tête de la majorité des citoyens. Pas seulement des gilets jaunes, mais des Français en général. C’est ce qui est fascinant chez les gilets jaunes : ce n’est pas parce que l’on ne se réfère pas au mot gauche que l’on n’aspire pas à la redistribution des richesses ou la justice fiscale, à la préservation de l’écosystème et à la démocratie. Car ce sont bien là les éléments qui composent précisément le cœur du mouvement.

Ceux qui aspirent à gouverner doivent comprendre une bonne fois pour toutes que la masse de l’électorat ne se joindra pas à un projet qui s’autoproclame de gauche et persiste à batailler autour de ce vocabulaire, de ce mot, de ce drapeau. Le seul drapeau des gilets jaunes, c’est le drapeau français. Et ce qui est incroyable, c’est que le drapeau français porte en lui l’égalité fiscale et sociale, la préservation de l’environnement et la souveraineté du peuple. Alors, qu’est-ce qu’on demande de plus ? Moi, le drapeau français me suffit.

D’autant plus si on y ajoute les quarante-deux « directives du peuple », un texte légitime et né de ce mouvement, que je valide des deux mains à peu de choses près. Je suis même émue de la façon dont notre histoire nationale charrie en elle toutes ces revendications, sans même qu’elles aient à être portées par des partis existants.

Elles ont réussi à traverser le temps et elles se retrouvent chez des hommes et des femmes qui n’étaient plutôt pas intéressés par la chose publique en général. C’est absolument fascinant. Cela prouve que le peuple français est un peuple hautement éduqué, malgré l’appauvrissement systématique de l’Éducation nationale. Je suis très heureuse de ce mouvement, heureuse d’avoir rencontré beaucoup de gilets jaunes, des animateurs du mouvement et je souhaite vraiment que tout cela puisse se traduire dans une transformation du régime politique, car c’est bien l’unique solution aux problèmes soulevés par les gilets jaunes. En mettant en avant le RIC, ils ont tout compris. Il ne s’agit pas seulement de défendre de belles revendications sociales et écologiques. Encore faut-il avoir les moyens de faire en sorte que la souveraineté émane de la société. Sans la souveraineté, on n’est rien, on est une multitude. Le peuple, c’est le collectif qui exerce la souveraineté effectivement. Mais ce n’est pas possible dans le cadre de la monarchie présidentielle. Il faut donc changer la monarchie présidentielle, car on ne va pas changer le peuple.

LVSL : Que pensez-vous de la façon dont le gouvernement a cherché à polariser la situation sur les violences ? Il semble avoir réussi son coup et affaibli le soutien aux gilets jaunes.

RG : Concernant le discours du gouvernement sur les violences policières, on a observé une dérive récente qui a consisté à justifier ces violences. Non seulement comme une réponse légitime à la violence des gilets jaunes sur le matériel ou sur les forces de l’ordre elles-mêmes, mais aussi comme une réponse à l’idée que les gilets jaunes remettent en cause les institutions.

Le gouvernement a généré le discours suivant : si on s’oppose à lui, on est en réalité opposé aux institutions et donc à la République. Or, moi je suis contre ces institutions et pourtant je ne suis pas contre la République. Je suis pour la VIe République. Ce discours est particulièrement dangereux. Ils essaient de criminaliser toute personne qui s’opposerait à la Ve République. Celle-ci s’effondre de toute façon et ne jouit plus de l’assentiment général. Ce n’est pas nouveau. Quand il y a des débats publics sur l’opportunité d’un 49-3, c’est bien que la constitution ne jouit plus du consentement global.

En temps normal, on ne discute pas des articles de la constitution, c’est un texte qui permet que l’on débatte des lois sans qu’il soit remis en cause. Au moment où la controverse porte sur la constitution elle-même, celle-ci ne joue plus son rôle constitutionnel. La monarchie présidentielle de la Ve République est faible et dire que l’on souhaite la remplacer par autre chose, dans des modalités pacifiques, n’est certainement pas un acte d’essence dictatoriale, contrairement à ce que soutient en permanence le gouvernement. L’inversion sémantique est très forte. Eux-mêmes, qui utilisent des méthodes autoritaires et répressives, violentes, font passer les aspirants à la démocratie pour des dictateurs. On ne doit pas accepter cette mise en place discursive. 

LVSL : En 2015, Vous avez publié un Guide citoyen de la VIe République. Quel regard portez-vous sur la crise de la représentation dont les gilets jaunes sont l’expression depuis maintenant plusieurs mois ?

RG : Avant d’être une crise de la représentation, c’est une crise de l’existence civique sur le plan individuel. C’est-à-dire que chaque individu ne trouve pas sa place en tant que citoyen, en tant que souverain, mais comme consommateur, comme candidat à l’entrée dans le système économique de production. Dans la théorie qui gouverne nos sociétés modernes depuis la Révolution française, le souverain n’est pas le monarque de droit divin mais le peuple lui-même. Or, progressivement, les individus ont été expulsés du système civique, essentiellement – et on en vient à la question de la représentation – du fait de comportements d’élus qui ont repoussés les citoyens.

Par exemple lorsque certains se sont fait élire sur un programme mais en ont appliqué un autre. À la longue, lorsque cette situation se reproduit une fois, deux fois, trois fois, il y a quelque chose de rationnel à ne plus aller voter. Il ne s’agit pas là d’une apathie ou d’une ignorance culturelle comme on peut l’entendre dans la bouche des élites, qui ont un rapport à l’abstention très péjoratif et moralisateur. À chaque élection, on entend des phrases du type : « si vous saviez le nombre de gens morts pour le droit de vote » ou « vous savez, nos aînés se sont battus pour ça. Pourquoi vous n’allez pas voter ? C’est honteux ». Non, ce n’est pas si honteux. En y réfléchissant un peu, chacun verrait qu’il est pourtant assez rationnel de choisir de ne pas voter.

Le comportement de ces élus n’est pas à mettre sur le compte de leur morale personnelle, il est lié à un système institutionnel qui organise l’impunité politique. C’est très caractéristique du système français. Nous avons un chef de l’État, à la tête de l’exécutif, qui ne rend de comptes à personne, ce qui n’existe dans aucune grande démocratie au monde. Dans les systèmes de type anglo-saxon, le Premier ministre rend des comptes au Parlement. Il y a en principe une corde de rappel.

En France, le président de la République a l’onction du suffrage universel, ce qui lui permet de se prévaloir d’une légitimité pour agir à sa guise entre deux élections. Ce comportement d’impunité a des effets pervers. Quand on se sait vivre dans l’impunité au plan politique, on peut se croire dans l’impunité sur le plan pénal. Nicolas Sarkozy en est un bon exemple. Il a pour l’instant réussi à s’en sortir dans les méandres des affaires judiciaires, mais son entourage n’y a pas échappé, comme on l’a vu avec la condamnation de Claude Guéant. Cette croyance dans l’impunité pénale se traduit aussi par le non-respect des règles électorales d’une campagne. On a vu se créer tout un drame autour de la cagnotte de soutien à Christophe Dettinger, afin qu’il ne puisse pas en bénéficier pour sa défense, tandis qu’à l’inverse, Nicolas Sarkozy a pu amasser sans problème 10 millions d’euros pour payer une campagne qui était délictuelle. On est dans l’impunité pénale.

C’est un des principaux versants de la machine à fabriquer du dégoût à l’égard des élus. Et ce comportement rejaillit en cascade sur toute la classe politique. Si la tête se place dans une logique d’impunité, l’élu en-dessous de lui l’est aussi à son tour. Ce comportement concerne alors les parlementaires, mais surtout les présidents d’exécutifs comme les maires, ou présidents de collectivités.

Le maire par exemple bénéficie d’un effet présidentiel très fort, car institutionnellement, il dispose de beaucoup de pouvoir. Il bénéficie d’un mode de scrutin qui lui est extrêmement favorable. Il concentre énormément de pouvoir décisionnel, de pouvoir de police, de pouvoir en matière d’appels d’offres, etc. Et l’on s’aperçoit alors que le meilleur moyen d’avoir de l’incidence en politique réside dans la courtisanerie : si l’on souhaite une subvention, plutôt que d’avoir à démontrer l’efficacité ou l’utilité d’une action qui devrait bénéficier d’argent public, on se retrouve à faire la cour au maire.

Ce phénomène s’aggrave au fur et à mesure que s’installe l’austérité. Moins il y a d’argent public à répartir, plus son obtention est un enjeu et plus on voit en conséquence s’appliquer des effets de cour. Certains élus se comportent alors avec l’argent public comme s’il s’agissait de leur argent. Typiquement, il arrive parfois qu’un maire déclare « j’ai financé la piscine. ». Mais non, ce n’est pas lui qui l’a financée. C’est nous, avec nos impôts, qui l’avons financée. Ce type de vocabulaire entre dans une logique de fait présidentiel, qui est devenue la norme en France.

Cette logique a abouti à un dégoût généralisé de la politique. Et pas seulement de la part des classes les plus populaires, des catégories socioprofessionnelles les plus défavorisées, des marges de la politique ou des extrêmes, mais aussi de la part de classes moyennes qui avaient l’habitude d’être représentées. Classiquement, un citoyen qui se situe à l’extrême-gauche ou à l’extrême-droite est habitué de longue date à ne pas avoir de représentant au deuxième tour. Mais c’est un fait nouveau pour un citoyen qui s’identifie à la droite traditionnelle ou à la social-démocratie, qui est habitué à être représenté au second tour. Avec la montée du Front national, ces citoyens se trouvent régulièrement et depuis un certain nombre d’années privés de candidat au deuxième tour.

L’insatisfaction du mode de scrutin actuel est de plus en plus criante, et cela nous oblige à nous demander quel autre mode de scrutin nous souhaiterions afin de mettre un terme à cette situation qui génère de la violence. Quand en mai 2017, 18% des inscrits choisissent Emmanuel Macron tandis que 82% d’entre eux se portent sur les autres candidats et le vote blanc et nul – sans compter ceux qui ne sont pas inscrits – comment le gouvernement peut-il jouir d’une stabilité dans un tel contexte d’hostilité ? Et la situation aurait été la même si Jean-Luc Mélenchon avait été élu, avec 22 ou 23% au premier tour puis face au FN au second. Il aurait été confronté au même problème qu’Emmanuel Macron : l’illégitimité, au sens démocratique du terme. Soit on ose éteindre la lumière de la Ve République – c’était la position de Jean-Luc Mélenchon en 2017 – soit on s’accroche à la monarchie coûte que coûte, y compris contre tout le monde. Or, aujourd’hui, ce tout le monde est composé de gens déterminés qui n’ont plus rien à perdre sur le plan économique et social. C’est le cas des gilets jaunes, qui sont prêts à perdre des yeux, perdre des mains, sacrifier leur vie familiale, perdre tout plutôt qu’accepter d’être des riens, pas seulement au plan économique mais aussi sur le plan civique.

LVSL : Dans quelle mesure la VIe République que vous proposez serait capable de répondre à cette critique radicale exprimée aujourd’hui à l’encontre de la démocratie représentative et des corps intermédiaires en général ?

RG : Premièrement, le désir de contrôle et la défiance vis-à-vis de quiconque souhaite représenter est une réaction à l’impunité. Nous ne partons pas de rien. Nous partons d’une situation en France où les gens qui nous ont représentés ont abusé de cette fonction. Tout le monde est donc dans la méfiance. Cette méfiance ne doit pas être perçue comme un problème mais plutôt comme un atout. Il faut générer des mécanismes de contrôle. Pour moi, le cœur de la réponse, c’est la question de la révocabilité. C’est le droit de révoquer et l’organisation de la révocabilité des élus. Plus que tous les autres sujets, tels que le cumul des mandats dans le temps, le plus important à mes yeux est l’acceptation par les élus de leur propre révocabilité.

Bien sûr, cette révocabilité ne doit pas s’opérer dès le lendemain de l’élection, pas à tout bout de champ, ni au prix de l’instauration d’un mandat impératif qui abolirait à mon sens la possibilité d’une délibération réelle en assemblée. Car il ne peut y avoir de délibération réelle en assemblée sans la possibilité de se laisser convaincre par les autres membres de l’assemblée. Le mandat impératif abolit cette possibilité de porosité et d’échange, condition nécessaire à la fabrique de l’intérêt général.

Cela dit, la révocation peut avoir, au-delà de l’aspect punitif qui saute aux yeux, un aspect très positif à travers la modification du comportement de chacun. Pour les candidats tout d’abord : s’ils savent qu’ils n’auront d’autre choix que d’appliquer leur programme du fait du droit de révoquer, alors ils seront plus attentifs dans l’élaboration de celui-ci. Le droit de révoquer permet donc premièrement d’améliorer la phase de délibération préalable et d’élaboration des programmes, qui serait plus collective et plus sérieuse. Par exemple dans ma commune, si je sais que le maire sera réellement contraint d’appliquer le programme, je me rendrai plus volontiers aux réunions préalables où l’on discute de ce programme. La connaissance de ce dernier sera plus large, les citoyens sauront qu’il s’inscrit dans une logique particulière, qu’il peut changer selon les circonstances si un événement exceptionnel venait à survenir, etc. Tout cela participerait d’une élévation générale du niveau de conscience et de connaissance à propos du programme et de la gouvernance.

Deuxièmement, il faut intégrer d’autres dispositifs, comme le tirage au sort, qui peut être inséré dans plusieurs mécanismes de prise de pouvoir, à tous les échelons du pays. Tout d’abord, parce que l’issue du tirage au sort est beaucoup plus conforme à la réalité sociologique du pays qu’avec le vote. Et ensuite, car il apporte un tiers-avis qui s’avère toujours intéressant. Le tirage au sort a néanmoins un problème : il ne permet pas la révocabilité. À partir du moment où quelqu’un n’est pas élu sur un programme, il ne peut pas rendre compte de ce programme. Le tirage au sort ne permet donc pas ce travail préalable de désignation et d’exercice de la souveraineté. Être souverain, c’est se forger une opinion politique et être capable de l’exprimer librement. Être tiré au sort, c’est tout sauf l’expression de la souveraineté. Ce n’est pas un acte souverain, c’est un acte de gestion de la délibération. L’acte souverain, c’est délibérer autour d’un programme et désigner quelqu’un pour le mettre en place. C’est pourquoi il faut faire attention avec le tirage au sort. Il faut déterminer les cadres dans lesquels il peut être très utile et les cadres dans lesquels, à l’inverse, il ne le serait pas.

LVSL : Quels sont les cas où le tirage au sort ne serait pas utile ?

RG : À l’Assemblée nationale, par exemple. Une chambre délibérative représentant la nation ne doit pas être tirée au sort. La nation est une, il s’agit de la représenter de la façon la plus complète possible. Il n’y a pas besoin de tirage au sort. En revanche, il pourrait y avoir dans tous les territoires du pays et même au niveau national des assemblées tirées au sort avec des prérogatives particulières. Cela dépend aussi de la façon dont on tire au sort. Par exemple, tire t-on au sort sur la liste de tous les inscrits ou tire t-on au sort par profession ? On pourrait mettre en place une chambre du temps long, qui travaillerait sur une autre temporalité que l’Assemblée nationale, composée de citoyens tirés au sort, avec des systèmes de rotation.

Sur ce point, il ne faut surtout pas être dogmatique. On doit laisser sa chance à la créativité, il faut pouvoir tester de nouveaux outils. Les nouvelles technologies doivent pour ce faire être mises à profit. Techniquement, on serait en capacité d’organiser un référendum par jour. Sur mon téléphone, sur le chemin du travail, je pourrais répondre à une dizaine ou une vingtaine de questions. Toutes ces questions qui se posent sur le bureau d’un ministre, elles pourraient être posées aux gens, et ils pourraient être beaucoup à participer. Mais est-ce vraiment un procédé intéressant ? Là encore il faut faire une distinction entre les sujets et les circonstances dans lesquels on peut appliquer une démocratie du référendum permanent, et ceux qui nécessitent un temps plus long et pour lesquels la délibération s’impose.

Nous devons rester ouverts. On pourrait même imaginer une situation où la technologie permettrait d’être présent dans une assemblée par hologramme, comme dans Star Wars ! C’est là l’invention d’une démocratie nouvelle, nous devons décider de ce que nous voulons. Et ce que nous voulons, c’est être protagonistes tout le temps. Ou peut-être pas tout le temps, car nous avons tous également d’autres choses à faire, chacun ne souhaite pas nécessairement être protagoniste 24h/24 ! Certains citoyens pourraient vouloir suivre les événements comme le lait sur le feu, d’autres à l’inverse décideraient de s’en remettre davantage aux premiers, mais compte tenu du passif, nous sommes plutôt dans une phase de contrôle accru.

LVSL : Dans cette VIe République que vous appelez de vos vœux, quel rôle seraient amenés à jouer les médias en tant que corps intermédiaires ?

RG : C’est un sujet épineux. Je rappelle que pour être souverain il faut avoir une opinion et l’exprimer. Cela renvoie à la question de l’habeas corpus et à celle de la répression policière ; c’est donc la question de la liberté. Mais c’est aussi la capacité de se forger réellement et sincèrement sa propre opinion politique. Là interviennent deux grands acteurs. L’école d’une part, avec sa massification et son adaptation à chaque type d’individu et à chaque condition sociale. Les médias d’autre part. Aujourd’hui, les médias m’aident-ils objectivement à être quelqu’un de libre ? Non, il y a un gros problème en France. Et pas seulement à cause de la concentration oligarchique des médias entre les mains de huit personnes. Le problème est qu’il y a globalement un affaissement brutal de la déontologie dans le métier de journaliste. Une des raisons importantes est la concurrence avec le web, qui provoque un alignement sur le temps court. Cette frénésie du temps court ne permet pas le temps de la vérification et la contradiction. Cela pousse à utiliser un vocabulaire imprécis et exagéré, plutôt faux.

Dans ces conditions, les médias deviennent des machines à fabriquer de la fake news. Je parle bien là des médias mainstream et non des réseaux sociaux. Je ne pense pas que les fake news viennent principalement des réseaux sociaux ou d’internet. Il y en a, mais globalement ce qui est vraiment grave c’est quand les médias mainstream mentent. Cela doit absolument être changé. Il faut à cet effet un conseil de déontologie journalistique, parce que les médias qui souhaitent faire de la déontologie une valeur ajoutée doivent avoir un élément sur lequel s’appuyer. Le journal qui choisit un matin de ne pas relayer une information nouvelle dans la seconde par souci déontologique doit pouvoir l’affirmer, en faire un argument de vente et de constitution de son audience. Cette démarche serait soutenue par le conseil de déontologie, car il permet de comparer les titres de presse en fonction des réprimandes subies.

La controverse n’intervient pas tant sur la nécessité ou non de mettre en place ce conseil de déontologie journalistique, mais plutôt sur sa composition. Faut-il y faire figurer uniquement des journalistes avec une carte de presse, ou aussi des pigistes ? Des rédacteurs en chef ? Des actionnaires ? Des usagers ? Si oui, lesquels et comment les choisir ?

Le conseil aurait également un effet au niveau des conditions de travail des journalistes. Car si un pigiste doit fournir dix papiers dans la journée tout en appliquant une déontologie, il est soumis à deux injonctions contradictoires. Il ne peut répondre à ces deux exigences à la fois. Ici, la précarité du journaliste l’empêche de résister à sa hiérarchie. En revanche, la présence d’un conseil lui permettra de signaler à sa hiérarchie que sous un tel rythme le journal risque de subir des sanctions par manque de déontologie. Le conseil vient alors en soutien des journalistes précaires. De plus en plus de revendications affluent dans le sens de la création d’un conseil de déontologie journalistique de la part des associations de pigistes.

LVSL : Quand on parle de VIe République, on pense souvent à une logique parlementaire où l’élection se ferait à la proportionnelle. C’est ce qu’on entend généralement dans la bouche de Jean-Luc Mélenchon ou dans vos propos. On y oppose régulièrement l’argument historique de l’instabilité du système institutionnel de la IVe République, ou encore, de la part des défenseurs de la Ve République, l’idée selon laquelle le système actuel garantirait la stabilité et la capacité du Président à réagir rapidement. Comment concilier la pluralité de la représentation et l’urgence de l’action dans des démocraties où le temps accélère ?

RG : La liberté d’action gouvernementale liée à la légitimité vient nécessairement du consentement populaire. Elle ne vient pas de l’encre sur le papier de la constitution. Emmanuel Macron est légitime sur le papier, mais tout le monde sait qu’il ne l’est pas tant en réalité. Celui qui est assez bête pour soutenir que la Ve République est un régime stable n’a pas mis le nez hors de chez lui depuis un certain temps, le pays est en ébullition ! La théorie des partisans de l’Ancien régime – je parle ici des soutiens de la Ve République – consiste à penser que c’est la constitution qui fait la stabilité. Non, ce qui fait la stabilité, c’est le consentement majoritaire. S’il y a 60 à 70 % des gens qui approuvent une politique, on peut considérer qu’il existe une certaine stabilité. Et si la chambre des représentants est à peu près représentative de la population, la stabilité est reflétée aussi à l’Assemblée nationale.

Je trouve qu’on attaque beaucoup la IVe République. Elle a obtenu la sécurité sociale et elle a négocié et conclu d’importants accords de décolonisation par exemple. Elle a donc des réussites à son actif, et pas des moindres. À l’inverse, la Ve République est dans une fin de règne déplorable, criminogène et corrompue. Quoi qu’il en soit, la créativité doit l’emporter sur la nostalgie. Je ne suis pas politiquement nostalgique. Par exemple, je n’affirme pas que nous devons “retrouver” notre souveraineté, comme s’il avait existé une époque dorée où nous étions souverains avec laquelle il s’agirait de renouer. C’est un vocabulaire qu’on retrouve plutôt dans la bouche des partisans du Brexit. En vérité, sous la Ve République nous n’avons jamais été souverains. Plus tôt encore, les femmes n’ont eu le droit de vote que très tardivement. Alors la souveraineté, entendue ici comme la caractéristique de la personne qui n’a pas de maître, reste de l’ordre de ce qui est à construire.

Le Parlement tient une place importante dans cette construction car il est l’outil de contrôle de l’exécutif. Nous allons sortir – j’emploie souvent des formules qui nous placent déjà dans l’après car je suis convaincue que nous allons changer de République – d’un régime qui concentre tout le pouvoir entre les mains de l’exécutif et qui s’enferme dans un abus de pouvoir. L’exécutif établit par exemple l’ordre du jour à l’Assemblée nationale, il fixe le budget de l’État et il gouverne par ordonnances ou par l’article 49-3. Il y a au quotidien une pratique du pouvoir de la part de l’exécutif qui est abusive et détestable. Mais pour éviter cela, rétablir les pouvoirs de l’Assemblée ne suffira pas. On le voit aujourd’hui dans le jeu pervers qui se noue autour de la question du nombre de députés. Il n’y a rien de plus antiparlementariste que de dire qu’il y a trop de députés. C’est l’argument numéro un contre le Parlement et c’est ce qu’il y a de plus poujadiste.

En vérité, le premier représentant de l’antiparlementarisme dans ce pays n’est pas l’individu qui a secoué les grilles de l’Assemblée nationale lors de l’Acte XIII des gilets jaunes, c’est Emmanuel Macron. Mais face à cela, il ne faut pas non plus prendre le parti des députés de la Ve République, qui sont difficilement défendables puisqu’ils ne servent à rien. Soit ils sont godillots, soit ils forment une opposition qui dispose de tellement peu de pouvoir qu’elle ne parvient à obtenir presque aucune victoire législative.

Et on peut ajouter à cela la déconnexion croissante entre le niveau de vie d’un député et le niveau de vie d’un français ordinaire. Ainsi, articuler le monde d’après autour de la défense du Parlement est un piège dans lequel il ne faut pas tomber. Ce piège, Emmanuel Macron nous le tend. Je suis opposée à la réduction du nombre de députés, je suis même favorable à son augmentation. Et pour la suppression du Sénat.

LVSL : Vous vous référez à la Convention nationale ?

RG : C’est une belle référence ! En tous cas, la question du Parlement est nécessairement à repenser. Nous devons réfléchir à la porosité du Parlement avec les citoyens au quotidien sur une base beaucoup plus régulière. Encore une fois, apparaît ici le lien avec la question des nouvelles technologies et celle de la révocabilité, ainsi que la nécessité d’une plus grande horizontalité. Pour revenir aux gilets jaunes, il est frappant de constater que même à l’échelle d’un rond-point, ils ne voulaient pas désigner de porte-parole. Personne parmi eux ne veut assumer la délégation et personne ne veut déléguer, c’est un fait. Nous en sommes donc là : on ne peut pas faire du parlementarisme l’axe cardinal d’une proposition nouvelle de régime politique.

LVSL : Imaginons qu’une force comme La France Insoumise accède au pouvoir. L’application de son programme supposerait un grand nombre de détricotages, ainsi que l’usage de procédures accélérées dans à peu près tous les domaines, ou encore l’utilisation de référendums, etc. La transformation radicale de la société exige une capacité à agir vite, comment l’assurer dans un cadre institutionnel qui privilégierait la délibération ?

RG : Il est vrai qu’au sein de La France Insoumise, une petite musique a souvent cours, compte tenu de la personnalité très forte de Jean-Luc Mélenchon – qui constitue l’une de ses principales forces par ailleurs. Cette petite musique charrie l’idée qu’au fond, le caudillisme nous aiderait à régler très rapidement ce que le néolibéralisme a mis des années à détricoter, grâce à l’appui de la légitimité de cet homme fort que serait Jean-Luc Mélenchon, qui triompherait dans ses négociations face à Angela Merkel, face au MEDEF ou au CAC40. Sincèrement, je n’en ferai pas un argument principal, car il reviendrait à la figure de ses auteurs. Mélenchon a les reins solides, c’est un homme fort, et c’est tant mieux, car il est vrai que face à l’adversité – et il y en a ! – il faut résister. Mais seul, personne ne peut résister, il faut des troupes derrière. Dès lors que l’élection est conçue comme la finalité d’un parti, ces troupes disparaissent. À l’inverse, si le vote est conçu comme le début d’un mouvement, cette force demeure vivante. Selon des mécanismes institutionnels qui restent à définir, certes, mais cette force doit vivre, quitte à investir la rue. Je suis favorable à des manifestations pour que Jean-Luc Mélenchon, s’il devient Président, ou un autre, soit poussé à accélérer le pas. Nous ne devons pas penser que face à une société sans cesse plus conservatrice, nous aurions besoin d’un caudillo pour passer en force. C’est une facilité, et nous même devons nous en désintoxiquer. Le mouvement des gilets jaunes est en outre passé par là, et il signale que l’aspiration populaire n’est pas à remplacer le monarque par un nouveau monarque plus éclairé. Personnellement, je souhaite quelqu’un qui éteigne la lumière de la monarchie présidentielle, c’est mon principal voire unique critère de vote. Ainsi, la mobilisation électorale dépendra aussi de la crédibilité du candidat à ne pas garder le pouvoir après son élection. Il faut donc se méfier de l’habit de grand-chef, qui pourrait s’avérer un obstacle à la victoire.

LVSL : En Espagne, Podemos est contraint de s’allier au PSOE, dans la mesure où un régime à la proportionnelle intégrale ou quasi intégrale limite les possibilités de gouverner seul avec une majorité de députés. Cette logique peut encourager l’établissement d’un consensus au centre, néolibéral, et par conséquent privilégier des forces qui occupent le centre de l’échiquier politique. Une telle configuration en France ne laisserait-elle pas les partis contestataires de l’ordre établi aux marges du pouvoir ? 

RG : Une assemblée constituante, c’est en fait une révolution pacifique. Je pense que si nous convoquons une assemblée constituante, tous les partis anciens seront balayés. Si l’on observe toutes les forces politiques de l’échiquier existant, elles sont toutes traversées de contradictions sur le plan institutionnel. Même à La France Insoumise, certains ne veulent absolument pas que l’on enlève la figure du président de la République. À l’inverse, d’autres, comme moi, pensent à l’instar de Saint-Just que « le Président doit gouverner ou mourir ». Dans un pays qui a pris l’habitude d’élire le Président au suffrage universel, il serait vain de maintenir un président sans pouvoir ou non élu au suffrage universel. À mes yeux, il ne faudrait pas de président de la République du tout.

Cette contradiction aboutit logiquement à une lutte au sein de l’assemblée constituante. Chacun devra dès lors se dévoiler : sommes-nous pour ou contre un président de la République ? À ce stade, La France Insoumise n’a pas été obligée de se positionner. Elle soutient juste la nécessité de convoquer une assemblée constituante, ainsi que des mesures de base comme le droit de révoquer, la prise en compte du vote blanc et du vote nul dans les suffrages exprimés. Je soutiens totalement ces mesures que je trouve nécessaires, mais sur la question du Président, rien n’est encore écrit. Imaginons que je me présente à l’assemblée constituante, je ne m’inscrirai pas sur une liste qui plaide pour le maintien d’un président de la République. Je ne sais pas s’il y aurait une liste France Insoumise proprement dite, mais si c’est le cas, je ne m’y présenterai que si la liste défend la suppression de cette institution, ce qui serait probable.

Quoi qu’il en soit, on voit bien comment les contradictions internes balaieraient les partis actuels, qui mourront donc avec la Ve République. Il est difficile de prévoir ce qui adviendrait ensuite. Je ne sais pas si une situation similaire à l’Espagne est imaginable, avec des difficultés à construire des majorités. Ce que je retiens avant tout, c’est l’expérience équatorienne. Quand Rafael Correa décide de convoquer une assemblée constituante, il décide parallèlement et en toute cohérence de ne présenter aucun candidat à l’élection législative qui se tient concomitamment. Les membres de sa formation Alianza País veulent une nouvelle constitution ou rien. Ils ne souhaitent pas faire partie du parlement de l’ancien régime. Correa, élu président au suffrage universel, ne dispose donc d’aucun député à l’assemblée du régime antérieur. Après un affrontement avec le Tribunal constitutionnel, il obtient l’organisation d’uneassemblée constituante. Et lorsqu’interviennent les élections pour désigner les membres de cette assemblée, la formation de Rafael Correa décroche une large majorité : les citoyens ont souhaité élire le parti qui a voulu ce nouveau régime, qui a provoqué la constituante, plutôt que les représentants de l’ancien régime. Donc bien malin celui qui peut prédire quelle sera la carte politique sous la VIe République !

D’autant plus que dans le schéma proposé par La France Insoumise, on ne pourrait pas faire partie de l’assemblée constituante si on a déjà été élu dans le cadre de la Ve, afin d’éviter que la classe politique n’importe son inertie et ses échecs dans la création de la VIe République. Il s’agira aussi de faire en sorte que les membres de la constituante ne puissent se retrouver en situation de conflit d’intérêt : ils seraient inéligibles pendant le premier mandat de ces institutions qu’ils auraient mises en place, afin d’éviter l’édification de règles qui les arrangent personnellement.

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL. Retranscrit par Tao Cheret et Vincent Dain.

Les gilets jaunes et la résurgence des chants populaires : la rue réinvente ses refrains

Le mouvement des gilets jaunes confirme de semaine en semaine son caractère inédit et imprévisible. Pourtant, par-delà ses revendications politiques et sociales, le mouvement ressemble aussi à un coup de force culturel. A travers les chansons, les images, les inscriptions, que ce soit des tags ou des tracts, il a su créer ses propres signes. Il y aura,  tout aussi assurément dans les mois et les années à venir, des livres, des pièces, des films pour évoquer le mouvement. Dans l’immédiat, le vecteur indétrônable de cette nouvelle culture de la rue reste le chant. Chant de manifestants, chant de combat ou de parodie, retour sur l’itinéraire exceptionnel de ces refrains populaires.


Sur le plan culturel, le monde politique se révèle souvent fécond. Les inventions à partir de détournements de la parole politique sont d’ailleurs un grand classique des réseaux sociaux et les humoristes traditionnels trouvent dans ce contexte une importante source d’inspiration.

Toutefois, l’irruption sur la scène politique de la parole nouvelle des gilets jaunes, celle d’une population jusque-là inaudible, génère une production artistique qui déborde très largement les cadres habituels de la satire ou du pamphlet. On ne compte plus les hymnes, les « chansons officielles » et clips qui fleurissent sur la toile. Détournement de classiques de la chanson française, textes originaux chantés ou rappés, performances chorégraphiques, montages photos, fresques urbaines, le moment politique actuel signe le retour en force d’un art populaire qui cherche les moyens de traduire l’esprit du mouvement : sa transversalité, son attachement à l’égalité, à la solidarité, au mélange de modestie et de noblesse. Porté par une puissante lame de fond politique, cet art populaire parvient ainsi à arracher à l’espace publique de furtives fenêtres d’expression, à l’image du “portrait de Marcel” à Dions, vite effacé par les forces de l’ordre.

le moment politique actuel signe le retour en force d’un art populaire qui cherche les moyens de traduire l’esprit du mouvement : sa transversalité, son attachement à l’égalité, à la solidarité, au mélange de modestie et de noblesse.

Éphémères météores expressives ou premiers jalons d’un réveil culturel ? Pour l’heure il est impossible d’en juger, mais le phénomène a déjà de quoi susciter une réflexion historique. Parce qu’elle vise avant tout à représenter et incarner un sentiment collectif, l’expression populaire se situe à l’opposé des acceptions institutionnalisées de l’art qui s’articulent autour des notions d’œuvre, d’auteur, d’individualité, ou de recherche esthétique. Plus anonyme, plus diffuse, plus chaotique, la genèse de ces objets culturels comporte une irréductible et fascinante part de mystère. À la manière des tics de langage, des figures de style ou des blagues, ils traversent l’espace social sans qu’on puisse en identifier l’origine ou la fin.

Du stade aux ronds-points : la genèse du refrain politique

Exception faîte de la Marseillaise, le refrain le plus entendu les samedi après-midi est sans doute celui qui suit :

Emmanuel Macron, oh tête de con

On vient te chercher chez toi

Emmanuel Macron, Emmanuel Macron

On vient te chercher chez toi

Si le texte semble clairement avoir été constitué dans le cadre même des mobilisations et de ses slogans appelant à la destitution, la mélodie utilisée est plus ancienne. Popularisée cet été par des supporters français à l’occasion d’un but de Benjamin Pavard lors des huitièmes de finale du mondial de football. Elle s’est imposée à une très large fraction du corps social, conquis par ces paroles de circonstance :

Benjamin Pavard, Benjamin Pavard,

Je crois pas que vous connaissez,

Il sort de nulle part,

Une frappe de bâtard,

On a Benjamin Pavard

Loin d’être originale, la mélodie était cependant déjà très répandue dans la sphère footballistique. Ainsi à l’été 2016 lors de l’Euro qui se déroule en France, les supporters britanniques entonnaient déjà à tue-tête, toujours sur le même air :

Don’t take me home

Please, don’t take me home

I just don’t wanna go to work

I wanna stay here

And drink all your beer

Frappés par le chant britannique, les supporters français, à l’instar des gilets jaunes, n’ont fait que lui inventer un nouveau texte pour un nouveau contexte. Le chant des gilets jaunes serait ainsi une création d’outre-manche ? Pour sa mélodie, sans doute. Mais l’ancienneté et la richesse des échanges culturels avec nos voisins anglo-saxons laissent supposer un phénomène autrement plus complexe. Car, dans les stades anglais, le refrain servait aussi à faire les louanges des joueurs français ! Dans un article intitulé The complete history of the Dimitri Payet song, un certain Sean Whetsone documente, vidéos à l’appui, l’histoire du refrain. Chant revendicatif, protestant contre le projet d’un club de football de vendre l’un de ses joueurs, le texte s’adapte à toutes les situations et patronymes, comme ce fut le cas pour Yohan Cabaye, milieu de terrain à Newcastle :

Don’t Sell Cabaye, Yohan Cabaye,

I Just Don’t Think You Understand,

That If You Sell Cabaye, Yohan Cabaye,

You’re Gonna Have A Riot On Your Hands

Cette pratique, que l’auteur fait remonter au delà de 2012, s’est ensuite transformée en expression plus pacifique et plus consensuelle de la fierté d’avoir dans son équipe favorite un joueur jugé particulièrement brillant. Ainsi la version dédiée au joueur d’Arsenal en 2015 :

We’ve got Payet, Dimitri Payet !

I just don’t think you understand.

He’s Super Slavs man, he’s better than Zidane.

We’ve got Dimtri Payet !

Et c’est sans doute de cette version que se sont inspirés les supporters français pour manifester leur enthousiasme à l’égard de Benjamin Pavard, comme en atteste la correspondance du préventif « I don’t think you understand » à sa déclinaison française « Je crois pas que vous connaissez ».

Quant à la musique, elle serait encore plus ancienne. Sean Whetsone situe son origine dans la reprise d’un tube des années 1990, “Achy Breaky Heart” de l’américain Billy Ray Cyrus. Si le parcours mélodique est à peu près fidèle au refrain originel, son caractère en sort largement modifié. La transformation d’une mélodie chantée seule par un professionnel en un vaste refrain repris par plusieurs milliers de bouches en a gommé le folklore américain pour en faire une manifestation de lyrisme collectif.

Le chant, un catalyseur politique historique

L’Histoire ne dira sans doute jamais si les gilets jaunes se sont consciemment inspirés de la version la plus vindicative du chant britannique : “You’re gonna have a riot on your hand”. Force est de constater toutefois un parallélisme dans les dimensions protestataires des deux versions qui toutes deux réclament une forme de contrôle, de pouvoir sur le destin de personnalités publiques : « Don’t sell Cabaye » s’est transformé en « Emmanuel Macron, on vient te chercher chez toi ».

L’Histoire ne dira sans doute jamais si les gilets jaunes se sont consciemment inspirés de la version la plus vindicative du chant britannique : “You’re gonna have a riot on your hand”.

L’existence d’un tel chant peut bien sûr paraître anodine au regard des enjeux et du tragique de la situation française. Son succès fulgurant s’appuie néanmoins sur des mécanismes d’une profondeur historique que l’on aurait tort de négliger. Le souci de simplicité vocale et mémorielle est une constante de l’histoire de la musique occidentale, et en particulier de l’histoire liturgique. Des premiers chants chrétiens aux chorals luthériens, la dimension fédératrice du chant collectif a toujours été l’un des principaux leviers de diffusion et de conservation de la foi. Et les premiers fondateurs de l’État-nation sauront s’en souvenir : aujourd’hui encore, toute nation a son hymne national.

Par ailleurs, le fait de composer des mots sur un air déjà très répandu remonte au moins au bas Moyen-âge, activité que l’on nommait contrafacta. Au XIè siècle, qui voit naître la lyrique troubadour au sud de la Loire, la pratique était couramment admise chez les élites artistiques et intellectuelles de l’époque. Le statut éminemment public du répertoire supposait alors une forme de propriété collective d’un patrimoine musical et poétique commun : un air comme un poème, célèbre ou anonyme, appartenait à tout le monde. L’impressionnante audience de l’air Pavard-Macron suggère donc que la pratique – déjà massivement attestée par les historiens de la Révolution Française – a survécu jusqu’à nos jours. Avec la Marseillaise, la devise républicaine et les constantes références à 1789, elle est une trace supplémentaire de l’étonnante vivacité de notre héritage historique.

L’extraordinaire capacité de mobilisation de la victoire footballistique nous donnait déjà une idée de l’existence d’affects transversaux touchant une écrasante majorité du corps social. Le fait que ce refrain soit passé de chant de joie à chant de révolte nous renseigne sur la nature éminemment politique des affects en question. Mais il nous donne aussi des éléments quand au sens que l’on peut donner à l’adjectif « populaire » qui ne peut se confondre tout à fait avec « majoritaire », « dominé » ou même « citoyen ». Sous cette perspective, le populaire n’est pas l’émanation d’usages sociologiquement situés ou de pratiques institutionnalisées. Il est un bien commun, une force qui va sans propriétaire, une grammaire affective à disposition du nombre, et dont le politique se saisi depuis déjà des siècles pour mener ses batailles.

 

 

 

Les gilets jaunes : le retour du corps des pauvres

Paris le 24 novembre 2018 © Matis Brasca

Au mois de mai dernier, Édouard Louis publiait Qui a tué mon père. Dans cet ouvrage ramassé et poignant, l’écrivain rappelle que la politique est toujours in fine une question de vie ou de mort, qu’elle s’exerce sur les corps. Si le corps usé du père d’Édouard Louis « accuse l’histoire politique », c’est que les classes dominées subissent dans leur chair la violence sociale qui leur est faite, c’est que le corps cassé, épuisé de l’ouvrier incarne et résume l’injustice de l’ordre capitaliste. Six mois plus tard, le mouvement des gilets jaunes redouble sur la scène politique ce qui a eu lieu sur la scène littéraire.


Le gilet jaune… et le corps qui le revêt

Édouard Louis commente ainsi l’irruption des corps populaires à la faveur du mouvement des gilets jaunes : « J’ai du mal à décrire le choc que j’ai ressenti quand j’ai vu apparaître les premières images des gilets jaunes. Je voyais sur les photos qui accompagnaient les articles des corps qui n’apparaissent presque jamais dans l’espace public et médiatique, des corps souffrants, ravagés par le travail, par la fatigue, par la faim, par l’humiliation permanente des dominants à l’égard des dominés, par l’exclusion sociale et géographique. Je voyais des corps fatigués, des mains fatiguées, des dos broyés, des regards épuisés. » L’irruption des corps dominés passe d’abord par l’emblème que les manifestants se sont choisi : le gilet jaune est un signal. Signal d’un corps vulnérable qu’il s’agit de faire apparaître, de mettre en évidence. Signal d’un corps en danger qu’il faut rendre visible, signaler à l’attention et à la vigilance d’autrui. Les gilets jaunes sont le signal du retour du corps des pauvres en politique.

Les très nombreux blocages de ronds-points et de péages, ou simplement la présence en ces lieux, manifestent l’importance du corps dans le mouvement. Les gilets jaunes font physiquement obstacle – souvent avec bienveillance – à la circulation des personnes et des marchandises, ils sont autant de grains de sable dans la fluidité rêvée de l’économie néo-libérale. Leurs corps sont ce qui coince, ce qui grippe, ce qui achoppe. Le gilet jaune, porté par un automobiliste en panne ou un travailleur sur un chantier d’autoroute, est aussi le signal d’un corps immobile au milieu du mouvement général et incessant. Voilà pourquoi tout commence avec le prix de l’essence : les gilets jaunes, grands perdants d’une société qui exalte et exige la mobilité de tous, sont le symbole de la France immobile, non pas en ce qu’elle serait rétive au progrès ou repliée sur elle-même et fermée au monde, mais parce qu’elle n’a tout simplement pas les moyens de la mobilité qu’on lui impose, ou parce qu’elle refuse la mobilisation des corps dans le grand déménagement du monde néo-libéral. Le gilet jaune est la formidable métonymie de ces corps en détresse, de ces corps immobilisés dans et par leur condition sociale.

Corps à corps

La spectaculaire irruption des corps populaires se joue ensuite sur les plateaux de télévision : le contraste éloquent entre gilets jaunes, députés et ministres ne réside pas seulement dans les discours mais aussi dans les attitudes, les postures, les vêtements, les manières de se tenir, d’intervenir. Si bien qu’en une telle arène, les corps des gilets jaunes apparaissent toujours déplacés, dans le sens le plus littéral du terme. Ces corps ne sont plus à leur place, c’est-à-dire à la place – souffrante, soumise, réifiée – que leur a assignée le capitalisme néo-libéral. Ils ne sont plus à leur place d’objets : objets de reportages, de commentaires ou de statistiques savamment décryptées. Le scandale vient de ce que les corps des pauvres sont désormais « invités » à la table des experts et des éditorialistes. Et les pauvres, hélas, se tiennent souvent mal, obligeant parfois les journalistes à leur donner quelques leçons de maintien. L’entre-soi feutré et le jeu bien réglé des discussions entre belles personnes s’en voient singulièrement perturbés. La confrontation des habitus fut, avant même celle des idées, la démonstration la plus flagrante de ce corps à corps entre classes sociales que les gilets jaunes ont imposé.

Le corps à corps recherché dès les premières expressions du mouvement lui confère un caractère indéniablement insurrectionnel. Le corps à corps occupe le vide inquiétant laissé par des « corps intermédiaires » méprisés et disqualifiés, parfois par le pouvoir lui-même[1]. C’est que les gilets jaunes, lassés des formes galvaudées d’une démocratie représentative qui ne tient plus ses promesses, ont d’emblée souhaité s’approcher directement du corps et du cœur du pouvoir, tout particulièrement de son incarnation présidentielle. Dès le 17 novembre, les chaînes d’information en continu diffusent à l’envi les images des manifestants attroupés devant l’Élysée. Ce désir de confrontation physique, qui s’assouvit parfois en simulacres d’exécution d’Emmanuel Macron, a quelque chose de troublant. Il explique l’obstination des gilets jaunes à manifester sur les Champs-Élysées, place de la Madeleine ou de la Concorde, jamais très loin du Palais. Corps contre corps : la violence qui se déchaîne certains samedis rappelle à tous, comme l’explique Juan Branco[2], que la politique n’est pas un simple jeu, une lutte des places ou une partie d’échecs entre gens de bonne compagnie. Les tenants de l’ordre sociopolitique qui défait les corps, les marque et parfois les détruit, comprennent alors que la violence qu’ils imposent, lorsqu’elle devient trop insupportable, risque de se retourner contre eux.

Le corps dérobé d’Emmanuel Macron

Mais dans ce corps à corps, l’un se dérobe. Les gilets jaunes exhibent des corps maltraités ou épuisés, traversés d’affects et de soubresauts. Aux convulsions du corps social, ils attendent que le pouvoir réponde de manière incarnée. Non pas seulement par les mots et les concepts, mais par l’action et le geste, quelque chose qui montrerait que le pouvoir lui-même est touché, dans son corps, par ce qui se déploie sous ses yeux. Or, le pouvoir continue de lui présenter un corps sur papier glacé. La théorie des deux corps du roi élaborée par Kantorowicz est bien connue : le roi est doté d’un corps physique, terrestre, mortel et d’un corps mystique et immortel symbolisant la communauté politique. Emmanuel Macron a surinvesti le corps mystique dès le soir de son élection et son apparition dans l’obscurité de la cour du Louvre, au risque de se couper de la réalité du corps social. Lorsque le président va « au contact », comme aiment le dire les conseillers en communication, les gestes et les mots sont souvent maladroits, perçus comme hautains et méprisants.

La réception de l’allocution du 10 décembre est de ce point de vue très intéressante. Les signes physiques de fatigue ou de nervosité, les indices d’un trouble qui pouvaient manifester l’émotion du corps touché, ont été scrutés avec autant d’attention que les annonces politiques. Les mains du président, ostensiblement posées à plat sur la table, ont suscité l’interrogation et la raillerie. Le geste, quelle que soit son intention, rate son objectif, semble faux et affecté. L’été dernier, Emmanuel Macron a pourtant lui-même mis en scène un corps à corps avec le peuple (« qu’ils viennent me chercher ») exposant, du moins verbalement, son corps physique mais en le dérobant dans le même temps puisqu’un tel défi, opportunément filmé et diffusé sur les réseaux sociaux, était lancé depuis la cour de la maison de l’Amérique latine devant un aréopage de ministres. Paradoxalement, le corps du président s’exposait faussement pour protéger son propre garde du corps… C’est sans doute dans ce double retranchement du corps présidentiel, dans cette inaccessibilité jupitérienne et bravache qu’une partie du mouvement des gilets jaunes prend ses racines.

Un épisode apparemment anodin et superficiel de cette crise politique majeure révèle la mesure de ce qui se joue au niveau du corps présidentiel et de sa difficulté à s’incarner. Un article du Monde daté du 22 décembre rapporte les paroles d’un député de la majorité affirmant qu’Emmanuel Macron « ne sort plus sans se maquiller tellement il est marqué » et ajoutant : « il se maquille même les mains ». Si l’information fut reprise par la presse people comme par la presse la plus sérieuse, c’est que l’on sent bien qu’elle est grosse d’une vérité plus profonde qu’il n’y paraît et qu’elle dépasse de loin l’anecdote de communicant. Ce maquillage permanent et intégral qui recouvre « même les mains », soit l’outil de travail des classes les plus modestes, est l’ultime signe d’un corps présidentiel faux et lisse incapable d’être touché ou de toucher. Isabelle Adjani, dans un article qui là encore a largement débordé les pages de la presse légère, parle d’une « impossibilité tactile […] avec le corps du pauvre »[3]. Alors que les gilets jaunes exposent sans fard des corps que l’on a longtemps voulu enfermer dans la honte, « se met[tent] à nu »[4] selon les mots de l’une des figures du mouvement, le pouvoir continue d’exhiber le corps artificiel et distant qui a pourtant miné sa légitimité et qui « accuse », pour reprendre le terme d’Édouard Louis, la distance glacée de sa politique au service des dominants. Il y a peu, le président a prononcé ses vœux debout face aux Français, optant pour une verticalité frontale qui met en scène un corps inébranlable, qui ne fléchit pas. Alors que les gilets jaunes, physiquement et métaphoriquement, exhibent marques et empreintes, blessures et fêlures, le pouvoir s’en tient à l’apparente impassibilité, aux illusions de la surface. La révolte des gilets jaunes est fondamentalement une protestation contre cette négation toute néo-libérale de ce qui est fragile et précaire et qui s’inscrit à même la peau, celle qu’on essaie de sauver quand tout semble perdu, celle qu’on laisse parfois quand on n’en peut plus.

[1] Sur ce point, voir la tribune de Guillaume Le Blanc (« Les deux corps de la manifestation ») parue dans Libération le 6 décembre 2018.

[2] “Là-bas si j’y suis”, 21 décembre 2018, https://la-bas.org/la-bas-magazine/entretiens/Juan-Branco-desosse-Macron.

[3] Interview donnée dans Elle, paru le 28 décembre 2018.

[4] Ingrid Levavasseur, aide-soignante, intervenait dans La Grande explication le 29 novembre 2018.

Macron et les médias : comment la presse a renoncé à son rôle de contre-pouvoir

Pendant la campagne présidentielle 2017, Emmanuel Macron avait défrayé la chronique par la complaisance sans précédent des médias à son égard, confinant parfois à l’adoration. Très logiquement, une presse bouche bée d’admiration devant le candidat Macron n’est pas subitement devenue une presse violemment critique à l’égard du Président Macron, suite à son élection. Ce que l’on craignait s’est réalisé : la presse, qu’elle soit publique et privée, faillit à son rôle de contre-pouvoir. Elle accepte l’auto-censure, mais aussi une censure d’Etat qui croît de manière inquiétante depuis l’investiture d’Emmanuel Macron.


Une grande partie des titres de la presse privée sont détenus par des amis du pouvoir. S’ils se permettent de temps à autre d’émettre des critiques à l’égard du Président, ils ne se départissent jamais de leur admiration pour Emmanuel Macron. En juin, François Pinault, propriétaire du Point, avait déclaré dans un entretien au Monde que Macron, selon lui, “ne comprenait pas les petites gens” et qu’il craignait que le Président “mène la France vers un système qui oublie les plus modestes”. Le gouvernement n’a pas tardé à riposter par la voix de Benjamin Griveaux, pointant du doigt l’ironie de la situation : un magnat de la presse milliardaire, exilé fiscal, s’intéressait soudainement aux “petites gens”. François Pinault a alors très vite fait le choix de rétro-pédaler pour indiquer qu’il éprouvait une “grande admiration” à l’égard de l’action menée par Emmanuel Macron, regrettant la “polémique excessive” provoquée par ses propos.

Un petit couac finalement assez emblématique du compromis tacite qui lie pouvoir politique, grandes fortunes et détenteurs de titres de presse : on ne s’attaque pas entre nous.

La presse privée, quelque part entre Gala et la Pravda

Ce n’est certes pas dans le Point que l’on trouvera une contestation particulièrement vive du pouvoir et des politiques menées par Emmanuel Macron. Entre autres intellectuels de renom, Bernard-Henri Lévy y tient un bloc-note hebdomadaire, qui oscille entre le tract macroniste et l’homélie dirigée contre les “démagogues”, les “populistes” et autres “factieux”.

Le son de cloche n’est pas tellement différent du côté de l’Express, dont les Unes, qui érigent Emmanuel Macron en demi-dieu, oscillent entre Gala et la Pravda.

Cet hebdomadaire est financé par Patrick Drahi, à qui Emmanuel Macron avait facilité le rachat de SFR lorsqu’il était ministre avec un contrat de 14 milliards d’euros. Echange d’amabilités : en octobre 2016, Bernard Mourad, PDG de SFR France (propriété de Patrick Drahi) intégrait l’équipe de campagne du candidat devenu Président. Pourquoi mettre fin à une alliance qui fonctionne si bien ?

L’Obs, Libération et le Monde constituent-t-ils une bouffée d’air frais dans ce magma macronien ? Il suffit de se pencher sur le traitement médiatique que ces journaux effectuent à l’égard des divers mouvements sociaux qui ont scandé l’ère Macron (manifestations contre les ordonnances sur le travail, grèves des cheminots, Gilets Jaunes) pour comprendre qu’il n’en est rien. Les quelques égratignures que ces médias se permettent à l’égard de l’action présidentielle ne sont rien en proportion de la violence qu’ils déchaînent contre ces mouvements sociaux. Un parti-pris qui n’a en dernière instance pas grand chose de surprenant si l’on prend en compte le fait que l’Obs et le Monde sont propriétés de Xavier Niel – qui estimait il y a peu que le Président Macron était à l’origine de “lois fantastiques” – ou que Libération est une propriété du multi-milliardaire Patrick Drahi. Celui-ci, dans un souci de pluralisme, a en effet racheté le journal “de gauche” Libération après avoir racheté le journal “de droite” l’Express.

Si les Unes sont moins dithyrambiques qu’elles ont pu l’être auparavant, les grands n’oublient jamais de réaffirmer publiquement leur soutien au Président.

La complaisance de la presse privée pour le pouvoir en place n’est pas neuve. Ce qui l’est davantage depuis l’investiture d’Emmanuel Macron, ce sont les tentatives de la part de l’exécutif visant à encadrer l’information.

Quand “En Marche” estime être sous-médiatisé

L’année 2018 a débuté sur les chapeaux de roue avec un projet de loi relatif à l’encadrement du traitement médiatique des élections européennes, projet qui a valu au gouvernement des réprimandes de la part du Conseil d’Etat. Ce texte prévoyait de modifier la répartition du temps de parole accordé aux partis dans l’audiovisuel public. Il était projeté que le temps alloué à chaque liste pour les européennes soit proportionnel à la taille du groupe parlementaire de chaque parti. Une telle mesure aurait scandaleusement avantagé les partis qui disposaient des groupes les plus importants en termes d’élus.

Selon les calculs des journalistes de Marianne, la liste LREM aurait pu voir son temps augmenter de 20 minutes à 51 minutes sur les deux heures totales de diffusion de clips de campagne, soit une augmentation de 155%. Toujours selon Marianne, le groupe Les Républicains serait lui passé de 20 à 32 minutes. A contrario, la France Insoumise aurait quant à elle perdu 18 minutes d’antenne, passant de 20 à 2 minutes.

Cette démarche ne peut que faire sourire lorsqu’on se souvient qu’en juin 2017, En Marche avait saisi le Conseil Constitutionnel concernant la durée des émissions de campagne dans l’optique des élections législatives, protestant contre une supposée sous-médiatisation des candidats macronistes ; c’était avant de pouvoir faire siennes les règles du jeu.

Cette tentative de contrôle de la presse qui s’est soldée par un échec cuisant pour l’exécutif ne constitue pas un cas isolé…

“Cela s’appelle de la communication, pas du journalisme”

En février 2018, Marie Roussel, journaliste de France 3 Hauts-de-France avait publiquement dénoncé le fait qu’elle avait été empêchée de suivre la visite de L’Oréal faite par Edouard Philippe et Bruno Le Maire. Elle avait déploré dans la vidéo présente ci-dessous l’accès à un “joli livret sur papier glacé, avec plein de photos de rouges à lèvres et de shampoings à l’intérieur. Elle rappelait à la fin de sa vidéo coup de gueule ce qu’était un reporter : “c’est celui qui rend compte” avant de préciser qu’elle n’avait rien vu de la visite car “Matignon et le groupe L’Oréal verrouillent tout”. Cela “s’appelle de la communication, pas du journalisme”, concluait-elle.

En février 2018 toujours, la présidence avait choisi de déménager la salle de presse en dehors du Palais de l’Elysée, ce qui avait été perçu par l’Association de la presse présidentielle comme une “entrave à leur travail”.

Dans le même temps, comme le rapporte Acrimed “alors qu’ils tentent de couvrir l’évacuation de la ZAD Notre-Dame des Landes, plusieurs journalistes sont empêchés de travailler par… les forces de l’ordre”

Le communiqué du ministère de l’Intérieur assumait parfaitement ce comportement : “Pour la sécurité de tous, le Ministère de l’Intérieur appelle les équipes de reporters présentes sur place à la responsabilité, en veillant à ne pas se mettre en danger inutilement et à ne pas gêner les manœuvres opérées par la Gendarmerie nationale. Les journalistes sont invités à se rapprocher de la Préfecture de Loire-Atlantique, qui met à leur disposition un espace presse. La Gendarmerie nationale mettra à disposition des rédactions, des photos et vidéos de l’opération libres de droits”.

Quand des amis de Macron prennent la tête de chaînes publiques 

En mars 2018, Bertrand Delais était élu par le Bureau de l’Assemblée Nationale pour prendre la tête de La Chaîne Parlementaire (LCP). La particularité de ce documentariste ? Il est publiquement reconnu comme étant un proche d’Emmanuel Macron. Il a notamment réalisé le documentaire En marche vers l’Elysée, documentaire très complaisant avec le nouveau pouvoir qui avait été diffusé sur France 2 très peu de temps après l’élection.

Parmi les documentaires tournés pendant la campagne, celui-ci avait la particularité de donner la parole au candidat Macron pendant la campagne. Le réalisateur a également publié plusieurs billets sur le HuffPost : contributeur régulier, ses articles traitent de la scène internationale jusqu’en 2017, année à partir de laquelle ils ont globalement tous pour sujet Emmanuel Macron. Les analyses à son égard, on s’en doute, sont globalement très laudatives.

C’est que l’amitié qui unit le Président de la République au Président de la chaîne parlementaire ne date pas d’hier. Les deux hommes se connaissent en fait depuis 2011 ; “à l’époque, on se voyait une fois par mois” avait confié le documentariste au Figaro. Quelqu’un s’étonnera-t-il, après cela, que les intervenants sur LCP ne soient pas des critiques particulièrement acerbes de l’action présidentielle ?

Les nominations pleuvent au royaume de la technocratie… En avril 2018, c’est au tour de Sibyle Veil, camarade de promotion de l’ENA d’Emmanuel Macron d’être nommée présidente de Radio France. Elle avait auparavant travaillé pour Nicolas Sarkozy. S’il ne s’agit pas là directement de la nomination d’une amie comme peut l’être interprétée la nomination de Bertrand Delais, sa nomination témoigne encore une fois de la porosité entre le monde politique et médiatique, censé incarner un “quatrième pouvoir” – dont on voit cependant depuis longtemps qu’il se distingue de moins en moins du premier pouvoir…

Ce rapport instrumental entretenu avec la presse, considérée par l’Elysée comme un relais communicationnel, ne se manifeste jamais mieux que lors des apparitions médiatiques du Président. Le 12 avril 2018, “Emmanuel Macron décide de s’exprimer au cours du JT de 13h de Jean-Pierre Pernaut, sur TF1, dans une école de l’Orne, sélectionnant ainsi son interviewer, et le cadre de l’interview. Trois jours plus tard, il récidive en choisissant cette fois-ci Edwy Plenel et Jean-Jacques Bourdin” (Acrimed). Cette vidéo est mise en ligne sur le site de l’Elysée, faisant de cet entretien de plus d’une heure dans la presse un support de communication. Il avait lui-même choisi l’interviewer et le lieu où se déroulerait l’interview à savoir une école dans l’Orne. Le 15 avril, il fait le choix d’être interviewé par Edwy Plenel et Jean-Jacques Bourdin.

La loi fake news : une tentative d’institutionnalisation de la censure

En mai 2018, la proposition de loi sur le secret des affaires était adoptée malgré la méfiance et les critiques de personnalités politiques et de journalistes qui voient en elle un “outil de censure inédit”. Le Conseil Constitutionnel avait été saisi par 120 élus de la France Insoumise, du Parti Socialiste et du Parti Communiste.

Ce texte qui constitue en fait la transposition d’une directive européenne permet dorénavant de lancer des poursuites judiciaires à l’encontre – entre autres – de journalistes qui enquêteraient ou agiraient tels des lanceurs d’alerte.

En juin 2018, c’est une proposition de loi très contestée, la loi “fake news”, qui a pris forme. Cette loi a été adoptée dans la nuit du 9 au 10 octobre. Depuis le vote de cette loi, les juge des référés peuvent désormais être saisis pour faire cesser la diffusion d’informations considérées comme “fausses” (“fake”) pendant les trois mois qui précèdent un scrutin. De même, le CSA pourra ordonner la suspension de la diffusion “d’un service contrôlé par un Etat étranger”, s’il “diffuse de façon délibérée de fausses informations de nature à altérer la sincérité d’un scrutin”.

Cette loi n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes. Que l’on considère d’abord la difficulté qu’il y a à trouver une définition relativement consensuelle de “fake news”. C’est la question de l’objectivité de l’information qui se pose : quelle différence entre une vraie et une fausse information ? Quel critère d’objectivité permet de distinguer entre une “fake news” et une information vérifiée ? Quelle dose de subjectivité humaine intervient dans le processus de sélection et de construction des informations ? Ces questions épineuses sont tout simplement ignorées par les partisans de la “loi fake news”.

Cette loi intervient dans un contexte de chasse aux “fake news” lancée par les entreprises multinationales et les grands médias aux mains de capitaux privés. à quelques semaines de la présidentielle, Facebook avait signé un partenariat avec 8 médias français privés, destiné à “fact-checker” l’information – autrement dit, à censurer les informations considérées comme des “fausses nouvelles”. Les réseaux sociaux, dont on avait pu penser un temps qu’ils constituaient un espace de liberté par rapport à la presse privée dominée par le pouvoir de l’argent, risquent à leur tour de voir leur contenu régulé par le pouvoir de l’argent.

La paille et la poutre

Lors de l’affaire Benalla, Emmanuel Macron fustigeait “une presse qui ne cherche plus la vérité”, “un pouvoir médiatique qui veut devenir un pouvoir judiciaire”. Le Président Macron prenait ainsi le contre-pied du candidat Macron, qui en pleine affaire Fillon avait appelé celui-ci à respecter le pouvoir judiciaire et médiatique, affirmant “qu’on ne peut pas prétendre présider la France en étant contre tous les contre-pouvoirs“. Le voilà donc à attaquer la presse avec les mêmes armes qu’il conspuait pendant les élections.

Les dernières semaines ont vu un accroissement inquiétant des violences perpétrées par les forces de l’ordre contre les journalistes qui cherchaient à couvrir les manifestations de Gilets Jaunes. Ce ne sont pas moins de vingt-quatre journalistes et photographes qui ont annoncé vouloir porter plainte pour violences policières suite au traitement dont ils ont été victimes durant la journée du 8 décembre.

Depuis quelques mois, les médias français sont sujets à un encadrement toujours plus important de la part de l’exécutif, auquel s’est ajouté, ces dernières semaines, une répression policière accrue contre les journalistes et reporters.

Sous couvert de vouloir contrôler l’information, et en filigrane de lutter contre certains médias comme Russia Today (RT), accusés de propager des fake news pour déstabiliser le pouvoir, c’est l’ensemble de la presse qui voit planer au-dessus de sa tête une épée de Damoclès.

Le traitement médiatique des Gilets Jaunes : un mois de propagande pro-Macron

Les gilets jaunes : des “beaufs” pour Jean Quatremer, vêtus d’une “chemise brune” selon BHL, qui adhèrent à des théories “conspirationnistes lunaires” à en croire Jean-Michel Aphatie (le même Jean-Michel Aphatie qui, un peu plus tard, estimait qu’une “organisation souterraine, cachée”, “tirait les ficelles” derrière les Gilets Jaunes – mais personne n’est à une contradiction près). Les éditorialistes et chroniqueurs ne sont pas tendres. On ne s’attendait certes pas à ce que les médias prennent la défense des Gilets Jaunes, ou qu’ils se muent en critiques acerbes du pouvoir macronien. On ne peut pourtant qu’être interloqué par la violence des Unes, des éditos, des reportages ou des tweets qu’ils ont déclenchés contre le mouvement. Avec les Gilets Jaunes, la grande presse révèle désormais ce qu’elle est : une courroie de transmission des intérêts dominants.


Incompréhension, refus de se remettre en cause et mépris de classe : aucun mouvement social n’avait jusqu’alors provoqué des réactions aussi vives de la part des grands titres de presse. Mise en scène du “chaos” provoqué par les Gilets Jaunes, négation permanente de leur légitimité, défense de l’autorité “républicaine”, annonce de la mort programmée du mouvement : c’est à travers une narration savamment structurée qu’éditorialistes, chroniqueurs et “intellectuels” médiatiques ont tenté de tuer le mouvement.

Acte I : mettre en scène le chaos

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Une du Parisien du 2 décembre 2018 © Le Parisien
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Une du Parisien Dimanche du 25 novembre 2018 © Le Parisien

La presse nationale et régionale est unanime : en Une des scènes de chaos, pleines de flammes et de gaz lacrymogène. Les compte-rendus qu’on trouve à l’intérieur sont du même ordre : la description d’une escalade de violence semaine après semaine, destinée à provoquer une inquiétude irrationnelle des lecteurs. Cette présentation des événements justifie par là-même les incessants appels au calme de la part des journalistes et des éditorialistes qui se sont mués en spécialistes des mouvements sociaux en quelques jours – ceux-là même qui s’accordaient tous à dire avant le 17 novembre que le mouvement des Gilets Jaunes allait mourir dans l’œuf.

Quitte à évoquer les violences des manifestants, on aurait pu s’attendre à un traitement égal concernant les violences policières. Qu’à cela ne tienne ! Lundi 17 décembre, Amnesty International publiait un rapport déplorant un “recours excessif à la force par des policiers”. Ce rapport n’a que très peu été repris dans les médias. Acrimed a dénombré trois brèves à son propos le jour même et trois le lendemain : “C’est peu dire que l’enquête d’Amnesty International sur les violences policières a eu mauvaise presse. Publiée lundi 17 décembre, elle a fait l’objet de trois brèves le jour même (sur les sites de Libération, de RT France et de Reporterre) et trois le lendemain (sur les sites de LCIFranceinfo et de Linfo.re). Et c’est tout, à l’heure où nous écrivons cet article”. LCI a ainsi réussi le coup de maître qui est celui de monter une séquence de violence policière avec un bandeau où l’on pouvait lire “comment la police a gagné en efficacité”. Les images et les témoignages faisant état d’un déchaînement de violences policières ne manquent pourtant pas – elle a causé, rappelons-le, un mort, un coma et de nombreuses mutilations. Mais la remise en cause des forces de l’ordre battrait en brèche la stratégie médiatique déployée.

Acte II : décrédibiliser les Gilets Jaunes

Cette opération de décrédibilisation est aussi bien consciente qu’inconsciente. Elle est le produit d’une déconnexion assez frappante avec la réalité, aussi bien que d’un mépris de classe à peine dissimulé. Souvent emplis de paternalisme, nos éditorialistes assènent que le gouvernement a besoin de “temps” et qu’il faut faire de la “pédagogie” pour que les gens comprennent ce qui se joue. Il ne faudrait pas oublier la confession de Gilles le Gendre : “notre erreur est d’avoir été probablement trop intelligents, trop subtils“. C’est donc un peu de temps qu’il faut laisser aux Gilets Jaunes, car en ce bas-monde, l’intelligence n’est pas également répartie.

Les Gilets Jaunes sont décrits par les commentateurs comme des personnages de roman de Michel Houellebecq

A la 59ème minute de l’émission C dans l’air, Christophe Barbier offre sa solution à la crise : la suppression de la redevance télévision ramènera les Gilets Jaunes chez eux parce qu’ils regardent beaucoup la télé, n’ayant “pas beaucoup d’autres distractions dans la vie”.

Acte III: défendre et réhabiliter l’autorité (la République des copains)

Une fois l’opinion effrayée par les Unes et séquences vidéos savamment choisies et triées, il s’agit de faire appel aux figures d’autorité. Une fois les repères brouillés, la restauration de l’ordre. Les annonces et allocutions du président deviennent des moments particulièrement attendus et scrutés par les médias pour faire face au chaos qui s’installe.

http://www.lefigaro.fr/
© Le Figaro

Une fois ces réponses politiques tant attendues formulées, la mobilisation devient illégitime : pourquoi ces Gilets Jaunes continuent-ils à se rassembler, alors qu’une hausse du SMIC a été annoncée ? Peu importe le contenu de la réponse, les commentateurs la perçoivent comme suffisante.

Sans surprises, c’est à Bernard-Henri Lévy que revient la palme, en matière d’anathèmes pompeux à l’encontre des manifestants et de qualificatifs laudatifs à l’égard des pouvoirs institués. Lui, dont on ne sait toujours pas s’il est philosophe, écrivain, journaliste ou cinéaste, avait déjà l’habitude de brouiller les pistes ; il renouvelle l’interrogation quant à son statut avec ses hashtags vindicatifs, dont on n’arrive pas à comprendre s’ils sont ceux d’un militant En Marche ou d’un chroniqueur pour RMC.

Acte IV : Garder la face coûte que coûte, peu importent les faits

Malgré tous les efforts du gouvernement, les annonces n’ont pas suffi et le mouvement a perduré. Certaines ficelles deviennent particulièrement visibles et les médias s’enlisent. France 3 a ainsi fait polémique en diffusant une image retouchée : “Macron dégage” figurait sur la pancarte d’un manifestant. Les téléspectateurs n’ont pas eu la chance de pouvoir apercevoir le “dégage” sur leur écran. La chaîne s’est excusée, prenant le prétexte d’une “erreur humaine” et en promettant que cela ne se reproduirait pas.

Des éditorialistes quelque peu remontés se sont également illustrés durant cette séquence… Il semble que Jean Quatremer, spécialiste des questions européennes pour Libération, ait confondu ces dernières semaines son compte Twitter avec sa messagerie privée. Ses tweets oscillent en effet d’une manière curieuse entre l’insulte pure et simple, et la philosophie politique en 280 signes.

Dans une série de tweets assez remarqués, Pamela Anderson, tout en déplorant la violence de certains manifestants, estimait que celle-ci était insignifiante par rapport à la violence structurelle que les politiques néolibérales infligent aux classes populaires. Pas question d’aller si loin dans la réflexion pour Jean Quatremer, à qui il faut bien reconnaître un mérite : l’art de ne pas complexifier des choses simples.

Jean Quatremer, en réponse à un internaute qui l’accuse de négliger le “peuple qui souffre”

Des attaques de cette nature ne surprennent personne. Durant plusieurs semaines, en effet, les commentateurs ont passé leur temps à dépeindre les Gilets Jaunes comme des avatars de personnages de roman de Michel Houellebecq – des personnes un peu périphériques, donc forcément un peu racistes et très attachées à leur voiture. L’insulte devient dès lors tolérable et tolérée, peu importe la violence et l’absence de réflexion qu’elle recouvre. Tout est permis avec les Gilets Jaunes : la violence physique des forces de l’ordre est un épiphénomène, tandis que la violence symbolique de caste est omniprésente…

Acte V : déclarer le mouvement mort et enterré

L’une des questions qui a émergé au fil des semaines et qui passionne les chroniqueurs est la suivante : qui va “payer l’addition” ? Les éditorialistes, qui ont manifestement le droit de décider du début et de la fin d’un mouvement social, ont récemment décrété que la phase Gilets Jaunes était terminée (la véracité de ce postulat demeure à prouver, mais soit !). Arrive l’heure des comptes : combien de personnes en chômage technique, combien de radars à réparer, combien de frais de réparation, combien de perte pour la croissance ? Rien ne saurait échapper aux éditorialistes.

Capture d’écran de BFMTV

Mardi 18 décembre, C dans l’air titrait “Gilets Jaunes : et maintenant … l’addition”, ce à quoi l’émission de Ruth Elkrief sur BFMTV faisait écho avec un très définitif “après les mobilisations, c’est l’heure de l’addition”. Caroline Roux parle de ” facture ” qui ” s’alourdit ” après l’octroi d’une prime aux forces de l’ordre, ce à quoi Bruno Jeudy répond solennellement qu’elles ont “tenu le pays pendant cinq semaines”. Attention cependant ! Si les forces de l’ordre méritent d’être choyées pour avoir ” tenu le pays ” à coup de gaz lacrymogène et grenades de désencerclement, pas question pour autant que d’autres professions aient l’idée de demander des primes…

Capture d’écran © Le Figaro

Quant au “virage social” entrepris, selon lui-même, par le gouvernement, Soazig Quéméner (rédactrice en chef politique de Marianne) indique qu’ “on est plus du côté Bayrou”. Le quinquennat est donc sauvé et prend un indéniable tournant social, la référence faite à François Bayrou étant, on s’en doute, un gage solide pour les politiques marxistes à venir.

Aussi, Dominique Seux, directeur délégué de la rédaction des Echos, craint qu’un “certain nombre de professions” se “réveillent”, car “on connaît la capacité des syndicats à faire de la surenchère”. A cela, Françoise Fressoz ajoute que “les gagnants du mouvement sont quand même tous ceux qui demandaient un rééquilibrage de la politique et qui l’ont obtenu par une épreuve de force”, mais que le gouvernement a su rallier à lui les entreprises.

La question des péages préoccupe énormément nos éditorialistes. Bruno Jeudy, journaliste pour BFM TV, rappelle que “la privatisation des autoroutes, en 2005, ça n’est jamais passé. Il y a un vrai symbole à prendre en otage les barrières de péage”. Outre la très indélicate métaphore de la prise d’otage, il semble aujourd’hui plus problématique de s’en prendre à des barrières de péage qu’à des cheminots.

Quant au chiffrage du manque à gagner, c’est en points de croissance que les éditorialistes répondent en rendant par là-même leur discours inaudible et inquiétant : ”l’INSEE divise par deux sa prévision de croissance pour le quatrième trimestre”.

Le 14 décembre, Jean-Michel Apathie dénonçait sur Europe 1 l’attitude complotiste de certains Gilets Jaunes. Les réactions de quelques uns suite à l’attentat de Strasbourg avaient justifié le fait de jeter l’opprobre sur l’ensemble du mouvement. L’existence de porte-paroles autoproclamés suffit pour nos chroniqueurs et éditorialistes à jeter le discrédit sur l’ensemble du mouvement : les Gilets Jaunes sont sans cesses appelés à se désolidariser, prendre des distances avec des personnes plus médiatiques. Si ce genre d’appel est envisageable lorsqu’il s’agit d’une organisation structurée, que sont censées faire des personnes qui n’ont ni structure, ni chef ?

Et qu’à cela ne tienne, lorsqu’il s’agit de complotisme Jean-Michel Apathie n’est pas à un paradoxe près… C’est lui qui donne logiquement le mot de la fin : les “Gilets Jaunes sont une véritable arme de destruction massive”. Il explique également dans C à vous que “dans ce mouvement [des Gilets jaunes], je pense depuis le début qu’il y a une organisation souterraine, cachée. Il y a des tireurs de ficelles”. Heureusement que l’intéressé déclarait que les mobilisations contre la loi fake news n’étaient que de l’ “agitation stupide” !

Si une lecture dominante se dessine, des sites et médias indépendants tels Acrimed ou Le Monde Diplomatique participent de l’analyse et de la compréhension du mouvement en consacrant régulièrement des articles et des dossiers thématiques aux Gilets Jaunes.

« Rester connecté au sens commun » – LVSL

Nous republions ici un entretien que nous avions donné à la Revue Ballast à propos de notre projet le 27 novembre 2017. Il nous semble riche et permet d’éclairer la voie que nous suivons.
Dans la galaxie des magazines en ligne, Le Vent se lève a vu le jour à la fin de l’année 2016 — un « média d’opinion combatif », selon l’un de ses fondateurs, désireux de s’engager dans la fameuse « bataille culturelle ». Plus de 300 papiers, à ce jour, s’en sont chargés ; près de 100 bénévoles aux manettes, et tous de revendiquer les formats courts aisément diffusables sur les réseaux sociaux. Ils jurent n’être pas une revue, entendent subvertir « les codes de l’adversaire », conçoivent la politique comme la prise du pouvoir central, louent le populisme comme stratégie et tiennent à « avoir un impact sur le débat » : forme et fond ne sont pas les nôtres, bavards à distance de l’actu que nous sommes, et c’est bien pour cela que nous souhaitions en discuter avec eux. Que peut aujourd’hui « le journalisme intégral » dont Le Vent se lève, élève de Gramsci, se réclame ?

Ballast – Macron est l’une de vos cibles de prédilection : pourquoi le pays a-t-il visé de travers ?

LVSL – Il est évidemment tentant d’affirmer que les Français ont voté à côté, qu’ils ont été, une fois de plus, trompés par un as du marketing électoral et de la manipulation des masses. C’est trop facile. Nous pensons qu’il faut avant tout décrypter la stratégie de l’adversaire, déceler chez lui les ressorts de sa capacité à susciter l’adhésion — afin de mieux la déconstruire. Force est de constater que, dans un contexte de brouillage des frontières idéologiques, lié notamment à la relative indifférenciation des politiques économiques menées par les deux précédents présidents de la République, le clivage gauche/droite a perdu de sa centralité dans les mentalités des Français. D’ailleurs, trois des quatre candidats arrivés en tête à l’élection présidentielle se sont évertués à s’affranchir de cet axe structurant de la vie politique : Marine Le Pen, en opposant les « patriotes » aux « mondialistes » ; Jean-Luc Mélenchon, en instaurant une ligne de fracture entre le « peuple » et l’« oligarchie » ; Emmanuel Macron, en prétendant incarner le rassemblement des « progressistes » contre les « conservateurs » de tous bords.

« Nous nous efforçons de mettre au jour Emmanuel Macron pour ce qu’il est : l’incarnation politique d’un néolibéralisme assumé, émancipé des complexes des socialistes et débarrassé des obsessions identitaires des droites. »

La frontière dressée par Emmanuel Macron est habile : elle renvoie dos à dos une droite hostile au changement et une gauche arc-boutée sur la défense d’acquis sociaux jugés d’un autre âge. Pour résumer, tandis que gauche et droite, par leurs querelles artificielles et leur manque d’audace, ont enfoncé la France dans l’immobilisme, Emmanuel Macron se présentait comme le candidat à même de libérer le pays de ses carcans, de lui redonner un « esprit de conquête ». Cette image est fondamentale : celle d’une France qui avance, qui relève de nouveaux défis. Là où les néolibéraux « traditionnels » font de l’austérité un horizon indépassable, fidèles à la formule « There is no alternative » de Margaret Thatcher (que l’on songe un instant à la morosité d’un François Fillon ou d’un Alain Juppé), Emmanuel Macron propose un nouveau récit politique mobilisateur axé sur l’ambition et la modernité. Cette nouvelle frontière, il l’a construite pour maintenir le système et non pour le changer réellement — c’est pourquoi le terme de « transformisme » est plus adéquat pour qualifier son projet. Emmanuel Macron est également parvenu à capter une profonde demande de renouvellement politique en capitalisant sur la désaffection de nombreux citoyens à l’égard des partis traditionnels. En lançant son propre mouvement bâti comme une start-up, en appelant au retour de la société civile et de l’expérience professionnelle en politique, au nom de l’efficacité et par opposition à une élite politique carriériste et sclérosée, il a incontestablement marqué des points. Bref, Emmanuel Macron s’est façonné le costume de la figure iconoclaste, inclassable, brisant les tabous et transgressant les codes pour faire progresser le pays et balayer le « vieux monde ». Un carnet d’adresses bien fourni, une large couverture médiatique, un spectaculaire alignement des planètes (affaire Fillon, victoire de Benoît Hamon à la primaire socialiste) et un épouvantail bien commode (Marine Le Pen) ont fait le reste.

Quant à nous, à LVSL, nous nous efforçons de mettre au jour Emmanuel Macron pour ce qu’il est : l’incarnation politique d’un néolibéralisme assumé, émancipé des complexes des socialistes et débarrassé des obsessions identitaires des droites. C’est peut-être une cible de prédilection, mais il faut reconnaître qu’il facilite aujourd’hui la tâche de ses adversaires. Au bout d’un certain temps, les actes finissent immanquablement par prendre le pas sur la puissance du récit politique. Notre rôle consiste donc tout à la fois à défaire le discours et à poser un regard critique sur les actes. Emmanuel Macron ne peut pas scander à la face du monde « Make our planet great again » et en même temps accepter l’application provisoire du CETA ou céder sur les perturbateurs endocriniens. Il ne peut prétendre propulser la France dans la modernité tout en adoptant une réforme du marché du travail qui signe une profonde régression dans le quotidien de millions de salariés. Ajoutez à cela « les gens qui ne sont rien », les « fainéants », les « cyniques » ou ceux qui « foutent le bordel », et le travail de déconstruction de l’entreprise macroniste est déjà bien entamé.

Ballast – Votre ligne défend le « populisme de gauche », porté notamment par Podemos. Dans une tribune publiée cette année par Attac, Pierre Khalfa, syndicaliste et coprésident de la Fondation Copernic, estimait qu’il est un « non-dit » délétère derrière ce populisme : son autoritarisme, son culte de la représentation, sa mythification du leader comme incarnation populaire. Qu’objecter à cela ?

LVSL – Pierre Khalfa fait une mauvaise lecture du populisme. Dans son texte, il oppose la construction du peuple à son autoconstruction. Il perçoit la première comme étant le processus actif et exclusif de construction du sujet politique par le leader, ce qui implique un risque d’autoritarisme, et la seconde comme étant une forme spontanée d’autoconstruction horizontale du peuple. Il y a ici à la fois une incompréhension de ce que les intellectuels populistes nomment « construction du peuple » et une pure incantation sur l’autoconstruction spontanée : on attend toujours l’autoconstruction d’un sujet politique… Bref, l’erreur de Khalfa consiste dans le fait qu’il n’a pas lu, ou mal lu, le fait que le processus de construction du peuple était un processus dialectique, à la fois top-down et bottom-up, et non un processus qui descendait magiquement du leader. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de leader sans sujet à incarner, sans groupe qui fasse un travail discursif et symbolique sur lui-même, et qu’à l’inverse, ce groupe — nécessairement hétérogène — ne peut se maintenir sans des formes d’unification dont l’incarnation par une figure tribunitienne est l’un des principaux vecteurs. À ce jour, personne ne défend l’idée qu’un leader immaculé viendrait créer ex nihilo un sujet politique.

« Prenez Manuel Valls : son autoritarisme était corrélatif de son pitoyable score à la primaire de la gauche de 2011, de l’absence de base sociale de son projet et de son manque de légitimité. »

Passées ces caricatures, il convient tout de même de prendre à bras le corps la question de l’autoritarisme et du culte de la représentation. Ce risque est à l’évidence réel, mais il ne faut pas l’exagérer. Pierre Khalfa part du postulat que la nature du lien entre le leader et le mouvement ou le peuple est nécessairement autoritaire et verticale. La question qui se pose est l’existence de contre-pouvoirs qui viennent contrecarrer les tendances à l’autoritarisme qui peuvent émerger. Mais tout d’abord, il est nécessaire de clarifier ce qu’on entend par autorité et autoritarisme. Il ne faudrait pas, par rejet légitime de l’autoritarisme, refuser tout principe d’autorité entendue comme forme légitime et reconnue d’exercice d’une fonction. L’autorité et l’autoritarisme sont deux choses antagoniques : on verse dans l’autoritarisme lorsqu’il n’y a plus d’autorité légitime. Prenez Manuel Valls : son autoritarisme était corrélatif de son pitoyable score à la primaire de la gauche de 2011, de l’absence de base sociale de son projet et de son manque de légitimité. Ou encore le traitement infligé par l’Union européenne à la Grèce en 2015 : l’autoritarisme des institutions et leur manque de légitimité étaient bien évidemment liées. Dès lors, si l’approche populiste ne fait pas l’économie de formes d’autorité en politique, elle ne défend aucunement l’autoritarisme, au contraire. C’est l’existence d’un sujet politique conscient qui permet de contrecarrer les phénomènes de capture du politique, de mise à distance de la souveraineté, et de contournement démocratique. Il est plus difficile de prendre des petites décisions scandaleuses dans le secret des conciliabules face à un peuple conscient de lui-même que face à une multitude éparpillée. À moins que l’on considère que c’est le peuple comme sujet qui est autoritaire, mais dans ce cas, on en revient à la logique néolibérale qui consiste à se méfier un peu trop des peuples lorsqu’ils surgissent dans l’Histoire…

Venons-en au culte de la personnalité : c’est une question difficile. Le mouvement ouvrier a toujours oscillé sur ce sujet. Chacun a en tête les paroles de L’Internationale : « Il n’est pas de sauveur suprême, ni Dieu, ni César, ni Tribun ». Néanmoins, on connaît aussi la suite : on refuse l’incarnation dans les mots et on la pratique dans les faits, parfois sur un mode incontrôlé et délirant. L’histoire du mouvement ouvrier est parsemée de leaders et de tribuns : Jean Jaurès, Léon Blum, Lénine, Rosa Luxemburg, Léon Trostky, Joseph Staline, Maurice Thorez, Jacques Duclos, Georges Marchais, François Mitterrand, etc. L’hétérogénéité de cette liste, lorsque l’on prend par exemple des figures aussi opposées que Staline et Rosa Luxemburg, ou encore Jaurès, laisse percevoir qu’il y a des modalités différentes d’incarnation. Par ailleurs, il faut aussi voir que des appareils politiques désincarnés ne sont pas pour autant plus démocratiques et moins sujets à des formes de déviation autoritaires. On ne peut maintenir une horizontalité pure qu’en coupant toutes les têtes qui dépassent… La question qui se pose est dès lors : quelle incarnation voulons-nous ? C’est à cela qu’il faut répondre, et non repartir dans des oppositions binaires entre horizontalisme et incarnation. Une piste peut par exemple consister à chercher à articuler des formes d’incarnation verticale avec des contre-pouvoirs populaires importants : référendum d’initiative populaire, autogestion ou cogestion de certaines entreprises, possibilité de révoquer certains élus en établissant des modalités pertinentes, etc. Ce n’est pas contradictoire avec la méthode populiste. L’enjeu est de concilier les exigences d’une compétition politico-électorale qui valorise les individualités fortes — d’autant plus en France sous la Ve République où les institutions concentrent l’essentiel des pouvoirs entre les mains d’un seul homme — et l’indispensable mise à contribution des membres d’un mouvement dans la définition des orientations, du programme, dans le choix des représentants, etc. Prenez Madrid, par exemple : nous avons rencontré Rita Maestre, qui nous a expliqué comment la mairie avait mis en place un système de vote qui permettait aux habitants des différents quartiers de la ville d’arbitrer entre différents investissements publics : une école, un parc, etc. Les gens votent et reprennent la main sur leur vie. Cela se fait aussi par des modalités décisionnelles. Beaucoup de choses restent à inventer.

Ballast – Votre réflexion et le lexique qui la structure sont ouvertement gramscien (« hégémonie », « guerre de position », « journalisme intégral », etc.) : que peut le communiste italien embastillé sous Mussolini en 2017 ?

LVSL – Il peut beaucoup. Gramsci est un théoricien du politique fondamental si l’on veut sortir des impuissances structurelles du mouvement ouvrier, à condition qu’on en fasse une lecture correcte et que l’on n’en retienne pas uniquement la vulgate habituelle sur la « bataille des idées » et sur « l’importance du culturel à côté de l’économique ». Ces interprétations commodes, reprises tant à gauche qu’à droite (souvenez-vous du discours de Nicolas Sarkozy où celui-ci cite Gramsci, ou encore, plus récemment, Marine Le Pen lors de sa rentrée politique) prennent le risque de l’idéalisme et le risque d’affaiblir le potentiel révolutionnaire de cet auteur. La pensée d’Antonio Gramsci est beaucoup plus dialectique que cela. C’est un néomachiavélien, qui perçoit l’autonomie du politique et qui, en ce sens, rejette le déterminisme et l’eschatologie « marxiste » selon lesquels la révolution est inéluctable avec le développement du capitalisme, et selon lesquels la structure idéologique de la société est un pur reflet de la vie matérielle des individus. Pour Gramsci, il y a une interpénétration profonde entre ce qui relève de la culture et ce qui relève de l’économie. Bien évidemment, la vie matérielle des individus vient modeler leurs perceptions idéologiques, mais la culture joue à son tour le rôle de médiation et de condition des relations économiques. Croit-on réellement qu’il pourrait y avoir des relations économiques sans relations contractuelles implicites ou explicites ? sans le droit ? sans des préférences collectives et individuelles de consommation ? bref, sans production idéologique ? Il est évident que ce n’est pas le cas. Gramsci permet ainsi d’opérer une analyse fine de la façon dont les relations économiques et culturelles s’articulent. Il permet de sortir de cette dichotomie stérile qui consiste à les opposer. Aux « marxistes », il rappelle que les mouvements du politique ne résultent pas de la variation du taux de profit et de l’augmentation du taux de plus-value. Aux idéalistes, il rappelle que les idées sont travaillées par la vie matérielle des individus, par leur insertion sociale et leur quotidien (dont le travail est une composante non-négligeable !).

« Le journalisme intégral nous conduit aussi à développer une nouvelle conception du journaliste. Celui-ci n’a pas uniquement le rôle d’informer, il doit prendre parti. »

Au-delà, Gramsci permet au mouvement ouvrier de sortir de sa négation du rôle de l’intellectuel et de son refus de l’élitisme. Chez le communiste italien, l’intellectuel organique joue un rôle de médiation, de traduction, entre les catégories populaires et la société politique. Les intellectuels doivent à la fois s’extirper du sens commun, des représentations majoritaires et immédiatement accessibles qui structurent le rapport des individus à la réalité, et y replonger en permanence. Leur fonction est profondément dialectique et exigeante, car ils doivent faire des allers-retours continus, et parce qu’ils meurent comme intellectuels organiques dès lors qu’ils se coupent de ce sens commun. C’est à cette condition que le « Prince moderne » (terminologie empruntée à Machiavel pour désigner ce que doit être le Parti) peut être réellement efficace et jouer son rôle révolutionnaire. Il y a une vraie pensée stratégique et politique chez l’auteur des Quaderni del carcere (Cahiers de prison). De même, on entend beaucoup parler de « conquête de l’hégémonie culturelle » comme enjeu fondamental de la politique lorsqu’on évoque Gramsci. Beaucoup de militants et de journalistes pensent qu’il s’agit uniquement de diffuser ses idées dans la société civile. Mais cette conquête est beaucoup plus exigeante. Il s’agit, pour le militant, l’intellectuel et le journaliste, de travailler le sens commun, de l’orienter vers son propre projet politique. Cela implique de ne pas être trop éloigné de ce sens commun. Il faut se situer en permanence à mi-chemin entre les représentations majoritaires et le projet de société que l’on souhaite, et pas uniquement contre le sens commun. Il faut donc admettre qu’il y a une part de vérité chez l’adversaire, parce que celui-ci est souvent bien meilleur que nous pour se faire entendre de la majorité de la population — et l’on doit saisir cette part de vérité pour la retourner et mieux combattre cet adversaire. Lire Gramsci ainsi invite à se remettre en cause en continu : « Suis-je déconnecté du sens commun de l’époque ? Est-ce que je vis et évolue dans un système en vase clos qui me fait diverger des subjectivités des gens ordinaires ? » La pensée gramscienne est alors une invitation au décloisonnement culturel, au fait de partir des demandes politiques et des subjectivités, et non de ses propres idées. Sans cela, on prend le risque de se contenter d’aller évangéliser le reste de la population en lui dévoilant la réalité des mécanismes décrits dans Le Capital et Le Manifeste du Parti communiste.

Venons-en au journalisme intégral. En ce qui nous concerne, et sans que celle-ci soit précisément définie, il s’agit de construire et d’imprimer une vision du monde — Gramsci utilise le terme allemand Weltanschauung, qui renvoie à un ensemble de représentations qui forment une conception, une totalité. Celle-ci doit nécessairement s’articuler avec le sens commun de l’époque. C’est pourquoi nous avons repris l’ensemble des codes des réseaux sociaux pour mieux les détourner. C’est aussi pourquoi nous avons évacué toute la vieille esthétique gauchisante qui était une barrière mentale et symbolique à la réception de nos articles. Le journalisme intégral nous conduit aussi à développer une nouvelle conception du journaliste. Celui-ci n’a pas uniquement le rôle d’informer, il doit prendre parti, et adopter un style percutant. Son rôle est de se construire comme intellectuel organique, de faire le pont entre ses lecteurs et la société politique. Le lecteur ne doit pas être perçu comme un simple réceptacle passif qui reçoit la production idéologique, il doit être actif dans cette relation. D’une certaine façon, le journaliste a une mission d’éducation — et non de pédagogie, terme si cher aux néolibéraux. Il doit aider le lecteur à s’élever et à devenir lui-même journaliste. À Le Vent se lève, cela se traduit par le fait qu’un nombre non-négligeable de nos lecteurs sont devenus des rédacteurs.

Ballast – Vous ne cachez pas votre proximité idéologique avec la France insoumise. Votre média est-il compagnon de route, soutien critique, ou rien de tout ceci ?

LVSL – Il y a méprise, mais nous comprenons qu’elle existe. Cela est probablement lié au fait que quelques articles remarqués assumaient une proximité idéologique avec la France insoumise, et que nous avons réalisé un certain nombre d’entretiens avec des cadres de ce mouvement. En même temps, il aurait été absurde de ne pas le faire, dans la mesure où la FI est à l’évidence devenue la force politique hégémonique dans ce qu’on a coutume d’appeler « la gauche ». Nous ne pouvions passer à côté de ce phénomène. Et, bien entendu, certains membres de LVSL se retrouvent à titre personnel dans la stratégie populiste mise en œuvre par la FI. Pour autant, nous sommes radicalement indépendants, et nous devons le rester, sinon notre projet serait tué dans l’œuf. Notre rôle n’est pas de soutenir tel ou tel mouvement. Le faire serait contre-productif, et vous noterez que nous n’avons jamais donné une seule consigne de vote. Nous prenons nos lecteurs au sérieux, ils sont suffisamment grands pour faire leurs choix politiques en conscience. Par ailleurs, nous sommes plus de 80 dans la rédaction de Le Vent se lève, et celle-ci est hétérogène. Il y a des anciens du PS, des communistes, des Insoumis, quelques chevènementistes, et un nombre important de personnes qui ne se sont jamais encartées nulle part. Nous n’avons pas à parler d’une seule voix. En fait, et c’est peut-être là le plus difficile à comprendre, nous n’avons pas de ligne politique ou idéologique unique. Nous partageons certes un ensemble de principes — par exemple : la justice sociale, l’écologie politique, l’internationalisme, etc. —, mais ce qui fait surtout l’unité et l’originalité de Le Vent se lève, c’est la méthode. On peut la qualifier de populiste, ou de gramscienne, mais cette méthode ne présuppose aucune adhésion partidaire ou programmatique.

Ballast – Vous vous revendiquez du « sens commun ». Olivier Besancenot nous confia un jour être circonspect quant à cette notion, en ce qu’elle peut conduire à épouser, par cynisme ou stratégie, le discours de l’adversaire. Comment tenir le cap du « progrès » que vous revendiquez ?

« Un espace médiatique sain est nécessairement pluraliste. Nous sommes très attachés à cette valeur cardinale : elle est constitutive de notre rédaction. »

LVSL Bien évidemment, le risque d’épouser le sens commun existe, mais cela n’est absolument pas la méthode que nous revendiquons. Il faut être à mi-chemin, c’est-à-dire ni contre, ni avec le sens commun. Cette exigence est une ligne de crête, car il existe tantôt le risque de tomber dans une simple opposition, tantôt le risque d’épouser complètement le sens commun néolibéral. Pour tenir ce cap, il faut que les rédacteurs exercent un travail exigeant de réflexivité et de remise en cause critique des idées qu’ils développent et des formes que celles-ci prennent. Sans ce travail d’articulation de notre vision du monde avec les représentations majoritaires, sans cette éducation à tenir la ligne de crête, notre travail est vain. C’est un effort quotidien si l’on veut tenir le cap du progrès.

Ballast – L’un de vos textes s’est élevé contre les « récupérations douteuses » d’Orwell par des « intellectuels plus ou moins réactionnaires ». Deux écueils guettent tout média critique : la grosse tambouille (on sait l’intérêt grandissant que suscite, dans une frange du camp anticapitaliste, une Natacha Polony) et le sectarisme (on sait la chasse à la virgule prisée par une frange de l’extrême gauche). Comment manœuvrez-vous ?

LVSL – Vous le savez probablement aussi bien que nous, c’est compliqué. Un espace médiatique sain est nécessairement pluraliste. Nous sommes très attachés à cette valeur cardinale : elle est constitutive de notre rédaction et nous devons la protéger si nous désirons maintenir une liberté de ton féconde. C’est pourquoi nous avons publié un article qui critiquait le traitement dont Natacha Polony a fait l’objet. Pour autant, comme vous l’avez noté, cela ne nous a pas empêchés de publier un texte contre les récupérations douteuses d’Orwell. Notre ligne consiste donc à défendre le pluralisme tout en organisant le débat d’idées. Récemment, nous avons réalisé un nombre important d’entretiens dans lesquels des acteurs de la France insoumise comme de Podemos défendaient le populisme de Laclau et Chantal Mouffe. Il nous a paru nécessaire de réaliser un entretien avec Guillaume Roubaud-Quashie, du PCF, qui critique la stratégie populiste, parce que le débat contradictoire, lorsqu’il est bien organisé, c’est-à-dire lorsqu’il ne ressemble pas aux caricatures qu’on en fait dans les médias dominants, permet de faire avancer les choses. Ainsi, si l’on veut défendre le pluralisme, cela implique de bien préparer les entretiens que nous faisons, et de montrer une certaine distance critique. Cette exigence est d’autant plus forte lorsqu’il s’agit d’intellectuels et de personnalités controversés. Si nous devions réaliser un entretien avec Natacha Polony, par exemple, vous pouvez être sûrs que nous préparerions bien nos questions. Il n’y a donc pas de choix à faire entre le sectarisme et la tambouille. Le tout est de prendre ses lecteurs au sérieux, de les traiter comme des adultes, et non comme des enfants qui épouseront nécessairement les positions développées dans tel ou tel article ou tel ou tel entretien. Cela exige évidemment de mener l’entretien de façon adéquate, et d’exercer en permanence cette distance critique si nécessaire à un débat d’idées bien organisé.

Ballast – Iñigo Errejón, cadre de Podemos, vous disait cet été qu’il aspirait à la victoire du pôle « de droite » du FN, dans la bataille qui fait rage dans ses rangs, afin de mettre à mal, une fois pour toutes, l’idée que le FN serait la voix du peuple. C’est ce qu’il s’est produit, à la rentrée : l’aile « sociale » (Philippot) a été limogée, Marine Le Pen s’est lancée dans une diatribe hallucinée que n’aurait pas reniée son père et Ménard, libéral en chef, se frotte les mains. Le FN « défenseur des sans-grades, des petits, des invisibles » est-il en train de mourir ?

LVSL – Lorsque l’on voit la dernière performance de Marine Le Pen à l’émission politique, ce qui est sûr, c’est que le FN est très affaibli, et qu’il y a donc un espoir de pouvoir désaffilier certaines catégories populaires du vote frontiste. Le FN est plongé dans de profondes contradictions. S’il adopte une ligne d’union des droites, ce qui n’est pas encore fait mais qui est en bonne voie, il doit nécessairement abandonner la sortie de l’euro, qui est un casus belli pour la droite version Wauquiez. Mais en abandonnant ce discours critique, les frontistes devront normaliser certaines positions économiques hétérodoxes qu’ils tenaient jusqu’à ce jour. Cela implique le risque de perdre les catégories populaires conquises ces dernières années. En fait, la crise du FN révèle la crise de la droite post-sarkozyste. L’équation qui a permis à la droite d’arriver au pouvoir et de se maintenir était l’union de la bourgeoisie conservatrice retraitée et des catégories populaires de la France périphérique. Mais en réalité, ces deux électorats ont profondément divergé sous l’effet de l’approfondissement de la crise en zone euro et sous l’effet de la polarisation économique provoquée par la mondialisation. Dès lors, comment reconstituer un bloc historique majoritaire ? Les Républicains rassemblent essentiellement des retraités qui défendent leur épargne aujourd’hui, et ils sont concurrencés par Macron sur ce créneau. Le FN, lui, a fédéré un temps la France des « petits » et des « sans-grades » que vous évoquiez. Pour pratiquer l’union, le parti peut maintenir son discours identitaire, mais doit abandonner son discours économique et social, qui lui a permis de prospérer. En fait, l’extrême droite a aujourd’hui le choix entre le fait de retomber à 15-18 % et d’arriver au pouvoir, ou de faire 25 à 28 % mais de rester confiné dans un ghetto électoral.

« La France insoumise a sensiblement limité la progression du FN dans les catégories populaires et les jeunes à la dernière élection présidentielle. »

Les cadres du FN, notamment les plus récents, veulent exercer des responsabilités et obtenir des postes. Ils ont donc logiquement fait pression pour marginaliser Philippot, qui incarnait d’une certaine façon l’option d’un score élevé, mais sans perspective d’arrivée au pouvoir. Celui-ci a en retour organisé son expulsion pour partir avec les honneurs et renvoyer le FN dans la poubelle de la diabolisation. Marine Le Pen, qui est de notoriété publique idéologiquement philippotiste, doit maintenant appliquer une ligne qui diverge de plus en plus de sa ligne idéologique. Elle est complètement affaiblie et symboliquement déclassée depuis le débat de l’entre-deux tours. Néanmoins, le FN va essayer de limiter la casse auprès des catégories populaires. C’est pourquoi le parti essaie de développer un discours plus « civilisationnel », de défense des « communautés » contre « l’individualisme libéral », de retour des « frontières » contre la société « liquide ». Dans ses discours les plus récents, Marine Le Pen n’a eu de cesse d’opposer à la « France nomade » d’Emmanuel Macron une « France durable » soucieuse de préserver son identité et de protéger ses citoyens des multiples méfaits de la mondialisation. C’est un mélange de la ligne Buisson et de la pensée d’un auteur comme Alain de Benoist. Il s’agit de continuer de prendre en charge le sentiment que « tout fout le camp » dans la France périphérique et de faire passer la pilule de l’abandon progressif de la sortie de l’euro et du verni social du programme. En fait, il n’était tout simplement pas possible de tenir un discours de sortie de l’ordre européen tout en fracturant les classes populaires par un discours identitaire qui oppose les « petits Blancs », les « Français de souche », et les Français dits des « quartiers populaires », terme commode pour parler de la banlieue et de l’immigration post-coloniale. Un tel programme de sortie de l’ordre européen implique de coaliser ces catégories qui souffrent toutes deux de l’ordre économique actuel. Bref, le FN est pris entre le marteau et l’enclume. Le marteau de Wauquiez, Dupont-Aignant et Philippot à droite, et l’enclume de la France insoumise qui a sensiblement limité la progression du FN dans les catégories populaires et les jeunes à la dernière élection présidentielle. Le risque est pour le parti de se faire avaler tout cru des deux côtés, et c’est une très bonne nouvelle.

Ballast – Les questions post-coloniales, décoloniales ou raciales paraissent absentes de votre spectre de réflexion : n’est-ce pas problématique lorsque l’on aspire à « construire un peuple », pour reprendre une formule qui doit vous être chère, et que ce peuple est également modelé par ces questions ?

LVSL – Ce n’est pas tout à fait juste. Nous avons par exemple publié un article de Cyprien Caddeo sur le racisme latent dans le cinéma français, et cet article avait donné lieu à une émission sur France culture. De même, nous avions publié un article lors de l’affaire Théo qui mettait en cause le racisme dont les descendants d’immigrés post-coloniaux font régulièrement l’objet. Ou encore, plus récemment, nous avons publié un article sur Thomas Sankara et l’absence scandaleuse de commission d’enquête parlementaire sur son assassinat, ainsi qu’un entretien avec le biographe de Sankara. Nous traitons donc ces sujets à notre façon. Mais nous n’esquiverons pas votre question. Il y a dans notre rédaction une pluralité d’approches sur la façon dont on doit lutter contre le racisme, et nous sommes de ce point de vue aussi hétérogènes que la gauche. Nous avons donc à cœur de ne pas importer les conflits qui ont miné notre camp à l’intérieur de LVSL. Nous avons tiré les leçons des polémiques qui ont eu lieu après les attentats de Charlie Hebdo et nous refusons aujourd’hui de participer au jeu médiatique qui consiste à racialiser les débats. Nous refusons l’agenda que veulent imposer tant les Indigènes de la République que Manuel Valls, qui n’existent que par ces polémiques. Bien sûr, on peut nous rétorquer que cela invisibilise ces enjeux, mais nous croyons que les dégâts produits par des discours performatifs qui racialisent la société et nos représentations sont aussi très élevés. Nous essayons de traiter ces questions sans fracturer la gauche, de façon pacifiée, sans jamais rien concéder aux discriminations.

Par ailleurs, nous doutons que les questions de racisme structurel puissent être traitées par le simple discours médiatique. Nous avons la conviction que c’est par l’action politique, par la mise en mouvement de ce peuple qu’il faut construire, que nous pourrons faire reculer le fait que les individus se regardent en fonction de leurs identités et non en fonction de ce qu’ils ont de commun : le fait d’être des citoyens français qui doivent récupérer la souveraineté sur leur vie et sur le destin de leur pays. Moins il y a de souveraineté, plus il y a un repli identitaire. Ce qui fait la France, ce n’est pas une couleur de peau, ni une ascendance historique, mais un ensemble de principes citoyens, un horizon politique en commun. C’est une communauté solidaire qui doit se protéger de l’offensive néolibérale en développant ses services publics, en opposant au mépris de ceux d’en haut la dignité de ceux « qui ne sont rien ». Nous adhérons en ce sens à l’idée d’un patriotisme démocratique, progressiste et inclusif défendue par Íñigo Errejón. Et en même temps, il faut avoir une vision sociale à la hauteur des difficultés. La ghettoïsation de notre société ne peut pas continuer. Il faut mettre fin aux ghettos de riches comme aux ghettos de pauvres. Il faut en finir avec cette logique néolibérale qui dresse des murs partout, qui développe des normes explicites comme implicites qui font diverger la société française et qui la fracturent.

Ballast – Vous évoquez les « bastions enclavés » que sont les grands médias alternatifs (Le Monde diplomatique, Fakir, Là-bas si j’y suis, etc.) et le « public restreint » qui reste malgré tout le leur. Vous espérez, comme beaucoup, toucher un public plus large que celui des fameux « déjà convertis » : le support écrit est, nous sommes les premiers à le savoir, un frein ! De quelle façon espérez-vous briser ce cercle « vicieux » ? Les médias indépendants ne manquaient pas. Quel axe inédit Le Vent se lève comptait-il, dans l’esprit de ses créateurs, porter ; quel angle à ses yeux mort souhaitait-il combler ?

« Depuis trop longtemps, beaucoup d’intellectuels se sont repliés sur eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils se sont coupés de la stratégie politique. »

LVSL – Si nous devions nous définir, et quitte à être un peu pompeux, nous pensons le média comme une entreprise culturelle globale. Nous considérons que LVSL est un lieu de formation, de construction de nouveaux journalistes qui assument le fait de faire du média d’opinion. Le fait de prendre la plume n’est pas un acte neutre et, de ce point de vue, nous avons essayé d’insuffler l’esprit suivant à nos rédacteurs : il faut, lorsque l’on écrit un article, penser en permanence à sa réception, au niveau des termes que l’on utilise comme des idées que l’on développe. Cette discipline permet de rester connectés au sens commun. Ensuite, nous avons pour but de faire le lien entre les intellectuels, les militants et les lecteurs par les entretiens que nous faisons, mais aussi par les cercles de réflexion que nous venons de créer et par les événements que nous allons organiser. Nous voyons Le Vent se lève comme un échafaudage, et non comme l’édifice. Depuis trop longtemps, beaucoup d’intellectuels se sont repliés sur eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils se sont coupés de la stratégie politique, même s’ils sont restés engagés ; ils ont arrêté de penser à la traduction de leurs idées dans des termes politiquement pertinents, donc dans des termes connectés au sens commun. De même, les partis, quels qu’ils soient, se sont vidés de leurs ressources intellectuelles depuis 30 ans, et ont de ce fait perdu en qualité d’élaboration stratégique. Nous voulons mettre un terme à ce cloisonnement, et donc être un lieu relativement neutre où les gens peuvent discuter, échanger et éventuellement travailler ensemble. Une discussion entre un lecteur peu politisé et un militant chevronné peut parfois rappeler à ce dernier qu’il constitue une minorité dans la société, et qu’il doit donc penser à la façon de traduire ses idées. C’est important : sans changement culturel des militants, aucune possibilité de prise du pouvoir dans la société civile comme dans la société politique n’est envisageable.

Nous voulons aussi utiliser tous les formats médiatiques, qui sont autant d’outils pour mener notre combat culturel : l’écriture en ligne, les colloques, les photos, les vidéos, les infographies, une éventuelle université d’été, voire une version papier, à terme. De même, nous cherchons à influencer le débat politique, c’est pourquoi nous avons produit des notes stratégiques. D’une certaine façon, nous voulons insuffler une conception machiavélienne de la politique, dans le bon sens du terme. C’est un peu l’identité de ce média. D’ici peu, nous annoncerons de nombreux développements de notre projet. Enfin, ce qui fait la particularité de Le Vent se lève, c’est sa volonté de ne pas laisser le monopole de la modernité et du progrès à ses adversaires, c’est le fait de toujours essayer de subvertir les codes et de réfléchir en permanence au fait de ne pas finir cornerisé. Nous voulons être transversaux, parler à tout le monde, et pas uniquement à notre petite clientèle. Ce qui implique des actes très concrets, beaucoup d’ambition et une remise en question permanente. Nous existons depuis décembre 2016, soit depuis moins d’un an, et nous allons continuer à essayer de nous dépasser.

Macron : la démocratie confisquée

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Tandis que les formes instituées de la représentation ne semblent plus permettre aux revendications populaires d’aboutir sans en passer par la violence, le macronisme, depuis ses origines, n’a de cesse d’invoquer un mot d’ordre purement technicien : celui de « l’efficacité ». Ce leitmotiv et le système idéologique auquel il participe ont pour effet principal d’approfondir un sentiment de confiscation de la démocratie qui atteint aujourd’hui des proportions pathologiques.


Le système de l’efficacité

Paul Cassia le premier, dans son essai La République du futur, a relevé le recours au mot d’ordre de l’efficacité dans le contexte de la réforme constitutionnelle où il semble pourtant si peu opportun et, de ce fait même, si caractéristique du malaise institutionnel dans lequel la macronie s’est elle-même enfermée.

Dans son adresse au Parlement réuni en Congrès, le 3 juillet 2017 à Versailles, le Président de la République avait ainsi indiqué vouloir soumettre le travail parlementaire à un « impératif d’efficacité ». Il avait d’abord rappelé « le manque de moyens, le manque d’équipes, le manque d’espace » des assemblées parlementaires et relevé que le travail du Parlement en devenait plus difficile et donc moins efficace. Il en avait pourtant tiré la conséquence la plus incongrue, au terme d’un raisonnement dont l’absurdité fut trop peu commentée : « Je n’ignore rien des contraintes qui pèsent sur vous, le manque de moyens, le manque d’équipes, le manque d’espace contrarient en partie les impératifs d’efficacité que je vous soumets. Pour cela, il est une mesure depuis longtemps souhaitée par nos compatriotes qu’il me semble indispensable de mettre en œuvre, la réduction du nombre de parlementaires. » Alors que selon toute apparence, le constat d’un manque de moyens du Parlement devait conduire à un renforcement de ces moyens, Monsieur Macron en concluait l’inverse : il fallait amputer le Parlement.

Le 10 juillet 2018, le Premier ministre reprenait à son compte ce raisonnement si surprenant. Ouvrant à l’Assemblée nationale la discussion générale sur le projet de réforme constitutionnelle, entretemps baptisé projet « pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace », Édouard Philippe réaffirmait la nécessité de réformer le Parlement au nom d’une « exigence d’efficacité » ressentie par « des millions de Français » (on ne sait trop par qui comptés). Il poursuivait par une analyse dont la logique rappelait Monsieur Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme : « Être efficace, ce n’est pas faire les choses uniquement plus vite. La vitesse n’est pas un objectif en soi. Le véritable objectif, c’est de ne pas perdre de temps. » Rousseauiste à cette heure, il concédait bien volontiers qu’une démocratie « plus efficace », c’est une démocratie qui « certes fait vivre le débat ». Mais il ajoutait : « Qu’on le regrette ou qu’on s’en réjouisse, nos sociétés sont devenues plus compliquées, plus techniques, et plus rapides aussi et l’évolution continue à aller dans le sens d’une accélération. À nous donc de trouver le bon équilibre entre qualité du débat d’un côté et célérité et efficacité de l’autre. » Et de conclure à son tour : « En commençant par réduire le nombre des parlementaires. » L’efficacité, invoquée dans un contexte où sa signification paraissait pour le moins indéterminée, conduisait donc en ligne droite, sans autre justification, à exiger qu’on diminue le nombre de parlementaires pour « ne pas perdre de temps ».

L’idéologie de la technique

La référence à l’efficacité n’est certes pas nouvelle dans le discours politique, ni à première vue surprenante. Mais elle a pris, avec l’actuelle majorité, une ampleur inédite, jusqu’à intervenir à tout bout de champ dans des contextes où le terme semble pourtant ne rien signifier de précis. Telle que le macronisme l’emploie depuis son origine, l’efficacité est en effet une notion sans véritable contenu, à peu près vide de sens, dont l’effet immanquable est d’appauvrir l’espace public, de le priver de toute délibération authentique, sinon même de tout discours véritablement signifiant.

Non seulement l’invocation de l’efficacité supplante le plus souvent, dans le discours technique des gouvernants, tout argument proprement politique, c’est-à-dire toute référence à un projet de société, mais elle vise même à faire paraître cette discussion de fond pour inutile – à l’évacuer purement et simplement. L’invocation constante de cet impératif de l’efficacité a ainsi pour effet principal, et sciemment recherché, d’engloutir la question des fins de la politique menée au profit de la glorification d’une apparente et illusoire maîtrise technique. Probablement l’histoire même du macronisme comme idéologie technocratique de « dépassement des clivages » encourage-t-elle ce recours permanent à un mot d’ordre technicien et, par sa conception même, profondément antiparlementaire. Ce lien étroit entre l’efficacité et la méfiance pour les assemblées populaires, le Premier ministre l’exprimait d’ailleurs avec la plus grande clarté, devant l’Assemblée nationale, lorsqu’il justifiait au nom de l’efficacité, et par aucun autre motif, la nécessité de restreindre le droit d’amendement des députés et sénateurs : « Deuxième manière d’être plus efficace : permettre au Gouvernement de mener rapidement les réformes qu’il juge prioritaires dans les domaines économiques, sociaux et environnementaux. »

Au moment même où le sentiment d’une confiscation de la démocratie apparaissait déjà profond, à la veille comme au lendemain de son élection, l’actuel gouvernement n’a donc pas trouvé meilleure solution que celle de s’appuyer sur un mot d’ordre technicien. Le sentiment d’un mépris exercé à l’encontre des classes populaires est d’autant plus enraciné que ce recours, d’apparence incantatoire et dépourvu de véritable signification, n’en apparaît pas moins porteur d’implications pratiques considérables, souvent inaperçues par ceux qui en deviennent les agents inconscients. Se présentant comme s’il était apolitique, le concept purement abstrait de l’efficacité, tel que le gouvernement ne cesse de l’invoquer, décide ainsi d’orientations fondamentales quant au contenu des politiques menées. Au nom de cette maîtrise technique, c’est un ordre économique marqué par une omniprésence de la précarité que le macronisme entend sans cesse légitimer, peu importent les ravages humains et environnementaux que cet ordre entretient et conforte. Les rapports sociaux existants, bien que considérablement inégalitaires et contestés, y compris de façon violente, par des fractions croissantes de notre société, sont ainsi adoubés en tant qu’ils se présentent comme les formes techniquement nécessaires à l’organisation d’une société dite « plus efficace ».

L’efficacité envolée

Le paradoxe de l’actuel gouvernement est que l’invocation de l’efficacité disparaît entièrement lorsqu’il s’agit de discuter l’effet réel des politiques menées. Ainsi le gouvernement n’accepte-t-il pas que l’on discute des effets de la suppression de l’impôt sur la fortune (ISF), mesure idéologique par excellence, votée tambour battant sans justification sérieuse. Il n’accepte pas non plus de discuter du bien-fondé d’une politique économique, le crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE), qui, selon toutes les études approfondies menées jusqu’à présent, n’a eu qu’un effet modéré sur l’emploi et un très faible effet sur la croissance, pour un coût annuel pourtant équivalent au budget annuel des écoles publiques maternelles et élémentaires réunies. Loin d’être mis en cause, le CICE se trouve ainsi pérennisé, sans là encore qu’aucune délibération n’ait véritablement eu lieu et sans qu’aucune étude ne corrobore les effets qu’on lui prête.

Les privatisations d’Aéroports de Paris et de la Française des Jeux sont tout aussi révélatrices de cet esprit autoritaire, lié comme l’ombre au corps à ce que le Président de la République a lui-même qualifié sans perdre son sérieux, devant le Parlement réuni en Congrès, de « cercle vertueux de l’efficacité ». La majorité présidentielle ne s’intéresse nullement à l’efficacité des privatisations qu’elle s’apprête à conduire tambour battant ; elle n’évoque nulle part leurs effets réels sur les finances publiques, la sécurité ou la souveraineté nationale. Interrogée sur les raisons de la privatisation de monopoles si stratégiques et si rentables, la macronie ne répond plus. Ou, plus exactement, tout son discours technique apparaît émoussé : aucune étude chiffrée, aucun argument financier n’est avancé pour expliquer ce qui apparaît ainsi, à première vue, comme un pur parti pris. Le Ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, chez qui quelques réflexes résistent encore à l’engloutissement par le discours technique, indique sans plus de précision que c’est « l’État stratège » qui justifie ces privatisations. L’efficacité paraît alors s’être envolée. On souhaiterait, comme jadis, que le Président de la République puisse au moins s’expliquer plus régulièrement devant des journalistes. Mais ce serait sans compter sur l’une des principales innovations du présidentialisme de Monsieur Macron : on congédie les journalistes, on ne donne plus de conférences de presse.

La démocratie confisquée

La recherche de l’efficacité cède alors le pas à une constante réaffirmation de la légitimé tirée des élections. Plus un mois ne s’écoule, plus une crise ne survient – et elles se font nombreuses – sans que le gouvernement ne reproche à l’un ou l’autre des partis d’opposition de ne pas accepter « le résultat des urnes ». L’élection du monarque présidentiel et de son parti-relai n’expriment ainsi, aux yeux de la majorité, qu’une volonté populaire aussitôt exprimée, aussitôt aliénée : une fois le plébiscite conclu, toute délibération politique apparaît encombrante. De façon également inquiétante, de nombreux journalistes se font le relai de ce bonapartisme de fortune. Ainsi n’est-il pas rare qu’un chroniqueur demande au nom de quoi tel ou tel opposant ose encore s’opposer, alors que l’élection a déjà eu lieu. Tous les partis et mouvements d’opposition, à compter de ce moment, sont indistinctement les spectateurs du déploiement du résultat des urnes. L’essence plébiscitaire et monarchique de la Cinquième République, sans cesse louée et encensée par la majorité, rencontre sur ce point la rhétorique de l’efficacité, avec laquelle elle fait alliance : il faut, dit le Premier ministre, « permettre au gouvernement de mener rapidement les réformes qu’il juge prioritaires ».

Le pratique actuelle des institutions de la Cinquième République se présente ainsi comme l’attelage de deux phénomènes entre lesquels la contradiction n’est qu’apparente. Ex ante, l’efficacité est le mot d’ordre qui permet de court-circuiter la délibération proprement politique pour s’en remettre à la technique. Ex post, l’efficacité a simplement disparu, puisqu’on ne mesure pas sérieusement les résultats des politiques menées et évacue toute mise en cause démocratique en rappelant sans cesse le « résultat des urnes ».

Face à un discours si profondément confiscatoire, la survenance de la crise actuelle était une question de semaines ou de mois. Le refus exprimé par les Gilets jaunes de rencontrer le Premier ministre à Matignon, ce mardi 4 décembre, signale ainsi une nouvelle fois combien le sentiment d’une confiscation de la démocratie est aujourd’hui enraciné. Les médiations traditionnelles ne fonctionnent plus, la décision revenant de toute façon au seul Emmanuel Macron, monarque autoritaire, qui a vidé le Parlement de sa capacité de représentation et qui, à force d’hyper-concentration, ne parvient plus à jouer le rôle d’arbitre que la Constitution lui reconnaît. La crise sociale rencontre ici la crise démocratique et institutionnelle : elle l’alimente et s’en nourrit. Aucun ajustement d’ordre technique ne permettra d’en sortir.

“Le devoir de l’historien n’est pas de juger, mais de comprendre et d’expliquer” – Entretien avec Gérard Noiriel

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© Agone

Gérard Noiriel est historien du monde ouvrier et pionnier de l’histoire de l’immigration. À l’origine du Comité de vigilance contre les usages publics de l’histoire, il est également l’auteur d’une Histoire populaire de la France, parue en septembre dernier chez Agone. Dans cet entretien, il revient sur son parcours personnel de chercheur, et plus largement sur sa conception du métier d’historien, conscient à la fois de son rôle dans la société, et de la nécessité de maintenir l’autonomie du champ scientifique. Entretien réalisé par Leo Rosell, retranscription par Marie-France Arnal.


LVSL – Vous avez publié en septembre dernier une Histoire populaire de la France, domaine en plein essor quelques années seulement après celle de Michelle Zancarini-Fournel et le mouvement initié par Howard Zinn aux Etats-Unis, ou E. P. Thompson en Angleterre. Quelle a été votre démarche en abordant ce sujet, vos objectifs principaux, et les enjeux de cette histoire ?

Gérard Noiriel – Je pense que nous sommes dans un contexte où la nécessité se fait sentir, y compris chez un certain nombre d’historiens, de revenir au populaire, alors que dans les décennies antérieures, il y avait eu un désintérêt pour cette question. Si je prends mon cas, j’ai commencé par travailler sur l’histoire ouvrière, puis j’ai bifurqué vers l’histoire de l’immigration. D’autres collègues sont passés à l’histoire des femmes, par exemple. Nous étions en même temps les héritiers d’une génération qui, elle, avait beaucoup étudié l’histoire ouvrière. Dans le contexte politique où nous sommes, la nécessité se fait sentir de réinvestir la question populaire pour tous ceux qui croient encore un peu à l’action civique. C’est la première raison qui m’a poussé à écrire ce livre.

La seconde raison est que je voulais aussi intégrer l’ensemble des recherches que j’ai pu mener depuis 40 ans au sein d’une même problématique. En y réfléchissant, je me suis rendu compte que le point commun de toutes ces recherches était la question du populaire. J’avais aussi une demande d’Agone qui datait d’une dizaine d’années – quand ils ont publié la version française du livre d’Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours – de me lancer dans l’écriture d’un ouvrage similaire pour la France. J’ai donc accepté cette proposition, j’ai commencé à y travailler, puis, pris par d’autres travaux notamment sur le ‟Clown Chocolat”, j’ai mis ce sujet de côté et c’est seulement depuis trois ou quatre ans que j’ai repris cette tâche de façon intensive.

“L’identité-même des classes populaires a toujours été, au moins en partie, fabriquée par le regard que les dominants portent sur elles. Mais en s’appropriant ce regard dominant, les dominés en ont fait une arme pour leurs propres luttes collectives.”

Au niveau de la problématique, j’ai une double formation en histoire et en sociologie, ce qui m’a conduit à développer un domaine qu’on appelle aujourd’hui « la socio-histoire ». C’est peut-être ce qui me différencie de ce qu’a fait Michelle Zancarini-Fournel. J’ai commencé ma carrière dans l’entourage, sans en être très proche non plus, de Pierre Bourdieu et, dans une moindre mesure, de Michel Foucault. Leur approche des relations de pouvoir m’a parue fondamentale pour comprendre le monde social, c’est pourquoi je l’ai placée au centre de ma réflexion sur le « populaire », qui ne se limite pas, loin de là, aux classes populaires.

Ce que je montre dans ce livre, c’est que l’histoire populaire est un processus de longue durée qui résulte des relations dialectiques qui se sont nouées au cours du temps entre les dominants et les dominés. L’identité-même des classes populaires a toujours été, au moins en partie, fabriquée par le regard que les dominants portent sur elles. Mais en s’appropriant ce regard dominant, les dominés en ont fait une arme pour leurs propres luttes collectives, ce qui a contraint les classes dominantes à modifier leur discours et leurs stratégies.

LVSL – Vous insistez justement sur la « marginalisation du populaire », notamment à travers la mobilisation de l’histoire par Emmanuel Macron, une histoire sans peuple. Pouvez-vous nous expliquer davantage ce que vous entendez par « populaire » ?

G. N. – Dans cette perspective, on peut poser la question de la différence entre une population et un peuple. Pour moi une population est un ensemble d’individus juxtaposés, sur un territoire, alors que le peuple est composé d’individus ayant un lien entre eux. C’est la question du lien social qui est fondamentale et qui traverse tout cet ouvrage. Je montre que, dans le cas français, c’est l’État qui a constitué le lien social, le lien à distance entre des individus qui ne se connaissent pas, mais qui sont quand même liés les uns aux autres.

“Désormais ce qui fait la représentation n’est plus le fait d’être « d’une race supérieure », comme on le disait déjà à l’époque, mais au contraire, d’être égaux.”

C’est la raison pour laquelle j’ai commencé cette histoire à l’époque de Jeanne d’Arc, qui est le début de l’État, à travers un État royal qui s’impose à la fin de la guerre de Cent ans. La construction du peuple français débute à ce moment-là et, dans un premier temps, la relation de domination est une relation d’assujettissement. C’est-à-dire que les membres du peuple français sont liés entre eux en tant que sujets du roi. C’est le rapport de souveraineté qui lie un roi à des sujets. Cette relation de pouvoir parcourt les siècles de l’Ancien Régime, avec une définition de la domination construite sur le fait que le roi de France et plus globalement la noblesse représentent le peuple français parce qu’ils sont d’une autre essence, d’une autre « race » que le peuple. Aux yeux du roi, issu de la noblesse, c’est cette distinction qui légitime ses privilèges, puisqu’il détient son pouvoir de droit divin.

Tout ceci est rompu avec la Révolution française, où l’on passe à un nouveau lien, structurellement institutionnalisé par l’État et qui devient un lien de citoyenneté. Désormais ce qui fait la représentation n’est plus le fait d’être « d’une race supérieure », comme on le disait déjà à l’époque, mais au contraire, d’être égaux. Cela change radicalement la définition même de la « représentation ». A partir de 1789, les dirigeants de l’État représentent la nation parce que les gouvernants ont la même identité que les gouvernés.

Ce changement est extrêmement important car il définit une nouvelle étape dans la conception de la souveraineté. Se greffe là-dessus la question économique, qui s’articule à la question politique avec le développement du capitalisme et la naissance du mouvement ouvrier. Cette époque, que l’on peut décrire comme « l’ère des révolutions », débute vers 1750 et s’achève avec l’écrasement de la Commune de Paris en 1871. Elle est dominée par tous les grands épisodes révolutionnaires de l’histoire de France, au cours desquels s’affrontent deux conceptions de la citoyenneté : la conception bourgeoise, fondée sur la délégation de pouvoir (mettre un bulletin dans les urnes tous les 5 ans), et la conception populaire, fondée sur la démocratie directe, qui est mise en œuvre dès 1792 par les ‟sans-culottes”. On retrouve ce modèle en 1848 – comme Louis Hincker l’a étudié dans sa thèse sur ‟les citoyens combattants” – puis sous la Commune de Paris avec une première expérience de communisme municipal.

On entre ensuite dans une nouvelle époque, celle dans laquelle nous sommes encore aujourd’hui mais dont nous sommes peut-être en train de sortir, époque qui débute avec la nationalisation de la société française. Dans une reconstruction autour de la Troisième République s’impose le principe de délégation de pouvoir, donc de démocratie électorale, dans un cadre national avec un clivage central qui oppose désormais les nationaux aux immigrés étrangers et aux colonisés.

Les trois grands modèles historiques de relations de pouvoir que je viens d’évoquer constituent des matrices à l’intérieur desquelles se logent d’autres formes de domination sociale, qui traversent aussi les classes populaires, comme la domination masculine ou encore les clivages fondés sur la nationalité ou l’origine des personnes. La difficulté propre à une histoire populaire entendue ainsi est de réussir à articuler toutes ces dimensions pour aboutir au temps présent.

LVSL – Vous avez déjà évoqué votre passage d’une histoire du mouvement ouvrier à celle de l’immigration qui s’est, selon vous, souvent apparentée à un « non-lieu de l’histoire ». Qu’est-ce qui a provoqué ce glissement dans vos thématiques de recherche, et surtout comment expliquez-vous le fait que l’immigration soit devenue un enjeu politique majeur dans le débat public ?

G. N. – J’ai fait ma thèse sur les ouvriers sidérurgistes et les mineurs de fer de la région de Longwy. Dans leur immense majorité, ces ouvriers étaient aussi des immigrants ou issus de l’immigration. La thématique était donc déjà présente, mais à l’époque, personne ne travaillait sur l’immigration. Des gens me disaient qu’on ne pouvait pas faire carrière en histoire, en France, en travaillant là-dessus. À l’inverse, aujourd’hui on me demande pourquoi j’ai choisi ce créneau porteur, ce qui est amusant avec du recul.

“Mais pour moi, faire l’histoire de l’immigration, c’est encore faire de l’histoire populaire. Séparer les deux n’aurait pas beaucoup de sens.”

J’étais déjà dans une logique militante. Enseignant dans un collège de la banlieue de Longwy, j’avais vécu là-bas les grandes grèves de 1979-80 qui ont mobilisé toute la région pendant près de 6 mois. L’histoire ouvrière avait été beaucoup défrichée par toute une génération avec Madeleine Rebérioux, Rolande Trempé, Michelle Perrot ou encore Yves Lequin, mais l’immigration, en tant qu’objet propre de la recherche historique, était un champ complètement inexploité. Je me suis lancé dans cette voie et me suis rendu compte qu’au-delà de Longwy, l’immigration avait eu un impact très grand dans l’histoire de France, et je l’ai donc intégrée à mes réflexions.

© Michel Olmi
Manifestation intersyndicale de sidérurgistes de Longwy à Nancy le 4 janvier 1979. © Michel Olmi

Mais pour moi, faire l’histoire de l’immigration, c’est encore faire de l’histoire populaire. Séparer les deux n’aurait pas beaucoup de sens. Ce champ de recherches a mobilisé une grande partie de mon énergie pendant de nombreuses années parce que je me suis battu pour la création d’un lieu de mémoire, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI) devenue le Musée de l’immigration.

J’ai montré dans mes livres que ce sujet avait constamment été au centre de la vie politique et sociale de la France depuis les années 1880, moment où le « problème » de l’immigration surgit dans le débat public. La plupart des questions que l’on pose aujourd’hui étaient en fait déjà posées à l’époque. Par exemple, la question des ‟clandestins” apparaît à ce moment-là, même s’il n’y a pas encore de statistiques. Mais aussi la question de ce que l’on appelle aujourd’hui le communautarisme, à propos d’Italiens qui ont osé siffler la Marseillaise, bien avant que la question revienne au devant de l’actualité à la suite d’un match de football entre la France et l’Algérie.

Les immigrés ne sont pas pour autant responsables de ce fait, qui serait plutôt imputable au regard national qui est porté sur les migrants. J’ai analysé cette situation comme une structure et comme un symptôme, une pathologie de l’État-nation, républicain, parce que ce n’est pas partout pareil. En France, la construction républicaine de la société a apporté des choses très positives, comme l’intégration des classes populaires, mais en même temps, elle a généré cette espèce de fantasme sur l’étranger, sur l’espion étranger, sur les minorités. On annonce toujours des catastrophes pour la nation due à « l’invasion » des migrants, mais celles-ci n’ont jamais lieu. On trouve déjà chez les penseurs antisémites de la fin du XIXème siècle, comme Drumont, ce discours apocalyptique, qui est surtout un fonds de commerce. La naissance de la presse de masse a beaucoup amplifié cette dimension commerciale, car il faut susciter les peurs pour mieux vendre.

Je pensais, en faisant cette histoire de l’immigration, que l’on parviendrait à contrer ces discours-là, mais j’ai dû me rendre compte que cela ne fonctionnait pas comme je l’aurais souhaité, parce qu’il existe des intérêts beaucoup plus puissants que des intérêts purement intellectuels ou rationnels.

En ce sens, le Front National représente une nouvelle forme d’extrême-droite, et c’est pourquoi je n’aime pas trop qu’on fasse des amalgames avec les années 30. Ceux qui comparent Le Pen et Hitler ou même Pétain ne sont plus crédibles car les gens pensent : « Si Le Pen était un horrible nazi, est-ce que les télés l’inviteraient en prime time ? Auraient-ils invité Hitler ? » Ils sentent l’hypocrisie de cet argument. Les médias en profitent car jouer avec les peurs permet de vendre davantage. Et ça, Le Pen l’a bien compris, en multipliant les scandales. Dans le programme du RN, la République n’est pas remise en cause. L’extrême-droite dans les années 30, comme l’extrême gauche d’ailleurs, remettait en cause la démocratie. On a donc un changement de structure, ce qui rend plus difficile la solidarité.

“Aujourd’hui la situation est différente. Beaucoup ne craignent pas le RN. Au contraire, ils l’identifient à une solution, du moins ils souhaitent l’« essayer »”

En 1934, le front antifasciste s’est constitué parce que beaucoup de gens avaient pris conscience que, au-delà des immigrés, eux-mêmes étaient mis en cause et que le triomphe du fascisme représentait un risque pour eux. Si beaucoup d’entre-eux se désintéressaient de l’exploitation des immigrés, ils se sentaient directement concernés. La formation du front antifasciste permit de construire une alliance de classe et d’aboutir à un programme qui prenait en compte les questions économiques et sociales tout en défendant les droits des « minorités », comme les immigrés, les réfugiés et les Juifs.

Depuis les années 1980, la pacification des rapports sociaux et la restructuration de l’espace public ont permis la montée inéluctable d’une nouvelle extrême droite. Cette nouvelle extrême droite ne se donne plus des objectifs révolutionnaires, elle ne dit plus explicitement qu’elle veut abattre la démocratie.

Aujourd’hui, la majorité des Français n’éprouve plus ce genre de craintes. Au contraire, ils identifient le RN à une solution, du moins ils souhaitent l’« essayer », et les formes de divisions qui ont toujours existé au sein des classes populaires fonctionnent d’autant mieux. On rencontre cette difficulté quand on veut maintenir quand même une solidarité avec les gens qui viennent d’autres pays, qui ont connu de nombreuses souffrances. C’est pourquoi il est paradoxalement plus difficile de mener ce combat aujourd’hui que dans les années 30, ce qui est plutôt inquiétant.

Lorsqu’Emmanuel Macron évoque les années 30, il ne s’attaque donc pas aux racines du mal. Rappelons que les démocraties ont finalement triomphé du fascisme et du nazisme en mettant en œuvre des politiques économiques et sociales en tout point opposées à celles qu’il défend aujourd’hui. De même que la crise du capitalisme, le « Jeudi Noir » de Wall Street en octobre 1929, a joué un rôle décisif dans la montée en puissance des forces réactionnaires en Europe, c’est la crise du capitalisme financier qui explique aujourd’hui l’accession au pouvoir de l’extrême droite dans plusieurs pays européens, sans parler du Brésil et des Etats-Unis. Le New Deal aux Etats-Unis, de même que le Front Populaire en France, avaient ouvert la voie dès les années 1930 aux politiques keynésiennes qui se sont imposées au lendemain de la guerre, afin de mettre un terme aux catastrophes inéluctables de la doxa libérale, incarnée aujourd’hui par Macron.

Le plus grave, c’est que ces réflexions superficielles sur le retour des années 30, discours instrumentalisé à l’approche des Européennes pour servir l’opposition qu’il veut créer entre progressistes et nationales, ont permis à Zemmour et consort de dénoncer la « dramatisation » de la situation actuelle pour défendre les dirigeants d’extrême-droite ayant conquis récemment le pouvoir, sur fond de : « Salvini n’est pas Mussolini » ou « Orban n’est pas Hitler ».

LVSL – Nous aimerions également revenir sur votre conception du métier d’historien. Vous apparaissez comme un historien engagé, qui n’hésite pas à assumer ses idées et à intervenir dans le débat public. Quelle articulation faites-vous entre discours scientifique et discours militant ?

G. N. – C’est une chose qui m’a toujours préoccupé. Je me suis initié à l’engagement politique dans les années 70, quelques temps seulement après 68. Il y avait alors une très forte mobilisation dans les universités. J’étais militant à l’UNEF au départ, puis l’UNEF ayant des liens étroits avec l’UEC à Nancy, je suis devenu étudiant communiste, avant d’adhérer au PCF, ce qui n’a pas été facile. J’ai connu la glaciation, le retour en arrière du PCF, la question du stalinisme.

“Il faut maintenir des principes de base que sont l’explication, la compréhension au lieu du jugement.”

Le stalinisme était une entreprise menée par les dirigeants du parti pour culpabiliser les intellectuels, en nous disant : « Vous êtes des Bourgeois, alors que nous représentons la classe ouvrière ». Ce genre de discours a paralysé l’esprit critique de beaucoup d’intellectuels de gauche. J’en ai tiré la leçon qu’il fallait lutter pour maintenir l’autonomie de la réflexion. Cela n’empêche pas de travailler avec des partis, quand ils vous invitent, mais en gardant une large autonomie, en évitant d’être utilisé comme courroie de transmission. C’est l’idée que j’ai défendue et je la défends encore.

Aujourd’hui, il ne s’agit plus tellement du PCF mais des associations qui parlent au nom des « minorités », des « femmes », etc. Il faut faire aussi une analyse critique de ces mouvements, en se demandant toujours qui parle en leur nom, quel est le statut des porte-paroles. Il ne s’agit pas de discréditer ces luttes auxquelles je participe moi-même en tant que citoyen, mais de préserver l’autonomie de la réflexion savante, c’est-à-dire ne pas juger mais expliquer et comprendre.

C’est une démarche qui n’est pas facile à mener parce que, en même temps, je me considère comme un historien engagé, ce qui pose le problème des limites de l’objectivité. Je dis que l’objectivité est un horizon. On mène des combats au nom de l’objectivité même si on ne l’atteint jamais. C’est pour cette raison que je pense que la démocratisation de l’accès au monde universitaire permet aussi d’ouvrir le champ de la réflexion. En même temps, il faut maintenir des principes de base que sont l’explication, la compréhension au lieu du jugement.

J’ai tenté d’appliquer ces principes à mon propre univers, notamment dans mon livre sur la « crise » de l’histoire ; en évoquant les rapports de domination au sein même du champ historique. Cela ne m’a pas empêché de faire carrière dans l’institution. C’est pourquoi je dis à mes collègues : « Vous êtes dans un pays où l’on peut développer des critiques publiques sans risquer la prison, ni même l’exclusion. Alors pourquoi, vous, les universitaires êtes-vous aussi frileux ? Pourquoi les problèmes internes à notre petit milieu sont-ils presque toujours débattus en catimini ou en petits comités ? Pourquoi n’est-ce pas exposé dans l’espace public ? »

C’est une forme d’autocensure tout à fait regrettable. J’ai toujours eu pour principe de ne jamais entrer dans des cabales privées, c’est-à-dire que j’ai toujours formulé des critiques d’abord publiquement, ce qui m’a évité d’être pris dans toutes les formes de commérage qui existent à l’université comme dans tous les milieux sociaux. Je pense que nous avons un devoir d’exemplarité. Nous avons une relative autonomie, nous sommes fonctionnaires. On nous donne cette protection pour nous permettre d’affronter un certain nombre de contradictions. Je sais bien que la posture que je représente est assez minoritaire dans ma discipline, mais je pense qu’elle mérite d’exister.

LVSL – Vous parlez justement de critiques au sein du milieu universitaire mais aussi dans le débat public. Vous dénoncez notamment les usages que peut connaître l’histoire à des fins militantes à travers le Comité de vigilance contre les usages publics de l’histoire. Quel a été l’élément déclencheur qui vous a conduit à créer cette association et n’entre-t-elle pas finalement en contradiction avec l’autonomie du chercheur que vous prônez ?

G. N. – Comme son nom l’indique, l’objectif majeur de ce comité est de veiller sur les usages publics de l’histoire à des fins mémorielles, notamment par les hommes politiques. Michèle Riot-Sarcey, Nicolas Offenstadt et moi-même avons fondé ce comité en 2005 parce qu’une loi remettait en cause l’autonomie des enseignants-chercheurs en voulant les obliger à présenter le « rôle positif » de la colonisation.

Parallèlement, le Conseil Représentatif des Associations Noires de France (CRAN) voulait intenter un procès à un collègue qui avait écrit des choses sur l’esclavage qui ne lui plaisaient pas. Ces deux extrêmes nous ont poussés à créer ce comité, même si nous n’étions pas tous sur la même longueur d’ondes quant à nos attentes.

J’étais de ceux qui créaient ce comité pour préserver l’autonomie de la recherche, c’est-à-dire que si une loi nous avait imposé de présenter les aspects négatifs de la colonisation, j’aurais réagi de la même manière parce qu’un historien, un enseignant en histoire, n’a pas à entrer dans des jugements moraux. Il doit expliquer le passé, ce qui signifie, en l’occurrence, expliquer en quoi a consisté le système de domination qu’on appelle la colonisation.

LVSL – Par ailleurs, de nombreuses polémiques agitent régulièrement le débat public concernant des rééditions et autres commémorations d’auteurs tels que Louis-Ferdinand Céline, Charles Maurras ou Lucien Rebatet, et même Hitler avec Mein Kampf. Quelle est votre position sur cette question ? Les trouvez-vous légitimes ou dangereuses ?

G. N. – J’avoue ne pas avoir énormément réfléchi à cette question. Personnellement, je serais plutôt favorable à une réédition accompagnée d’un appareil critique. On ne peut pas empêcher les diffusions sous le manteau, par internet, donc cela se fera dans tous les cas sans garde-fou, sans contrôle.

Ceux qui plaident pour la censure sont confrontés au problème des limites. Le cas de Céline peut interpeller mais alors pourquoi pas celui de Barrès ? Va-t-on rééditer Barrès ? Zeev Sternhell a montré dans ses travaux que Barrès avait tenu des propos explicitement antisémites pour lesquels aujourd’hui il irait en prison. De même, interdira-t-on, par exemple, les représentations que Toulouse-Lautrec a données dans ses dessins, du Clown Chocolat avec une tête de singe ? On voit bien que quand on met le doigt dans cet engrenage il n’y a plus de limites parce il n’y a pas de critères vraiment objectifs qui les définissent.

Je préfère affronter la chose avec un appareil critique qui permette aux gens de se faire une idée. Ceux qui veulent se procurer et lire ces ouvrages trouveront toujours le moyen de le faire. Je suis même persuadé qu’une interdiction créerait des émules, l’interdit attire, tout comme la répression. J’ai montré dans mon livre combien la répression a aussi favorisé les causes que l’on voulait interdire.

LVSL – Dans cette perspective, vous dites vouloir sortir du milieu strictement universitaire et vous adresser à un public qui ne lirait pas forcément vos ouvrages. Comment vous y prenez-vous, à votre échelle, pour lutter contre cette tendance à l’élitisme de la recherche historique ? Quel enjeu représente pour vous l’éducation populaire ?

G. N. – C’est vrai que c’est quelque chose qui m’a frappé lorsque j’ai découvert ce milieu. J’ai raconté très rapidement mon itinéraire : je viens d’un milieu populaire. À l’époque, on n’allait pas au lycée lorsqu’on était un enfant de milieu populaire, on était orienté vers des collèges d’enseignement général, jusqu’en 3ème, puis on passait le brevet et on devenait employé. Moi, j’ai pu continuer mes études parce que j’ai passé le concours d’entrée à l’École normale d’instituteurs, ce qui était une chance que n’ont plus les jeunes des classes populaires.

“Mon premier poste à Longwy m’a immergé dans le monde fascinant des « hommes du fer ». J’ai décidé de leur consacrer ma thèse”

Aujourd’hui, pour devenir instituteur, il faut faire des études jusqu’à 25 ans. Comment voulez-vous que les gens issus de milieux modestes y parviennent ? En 1970, j’ai dû démissionner de cette école normale pour pouvoir continuer mes études à l’université car comme l’Éducation nationale nous avait payé nos études, elle voulait nous garder dans l’enseignement primaire.

J’ai été marqué par ce genre de discriminations. C’est ce qui explique que lorsque je suis arrivé à l’université de Nancy II, je me suis rapidement engagé à l’UNEF puis à l’UEC. Ce sont des professeurs d’histoire médiévale, comme Robert Fossier et Michel Parisse, qui m’ont donné le goût pour la recherche. Une passion qui m’a fait accepter la discipline qu’il fallait nécessairement respecter pour réussir l’agrégation. Mon premier poste à Longwy m’a immergé dans le monde fascinant des « hommes du fer ». J’ai décidé de leur consacrer ma thèse, dirigée par Madeleine Rébérioux.

J’ai eu mon premier poste universitaire comme « caïman » (agrégé répétiteur) à la rue d’Ulm à 36 ans. D’ailleurs ce n’était pas un poste d’historien – je n’ai jamais eu de poste d’historien -, c’était un poste de sociologue, créé pour animer le DEA de sciences sociales qui venait d’être mis sur pied. J’ai travaillé et appris beaucoup avec le sociologue Jean-Claude Chamboredon, qui a été mon mentor et pour qui j’ai toujours eu une énorme admiration et une énorme affection. Passer de la petite école normale des Vosges à la grande Ecole normale de la rue d’Ulm fut une expérience marquante.

J’ai été brutalement transposé dans un monde qui était à des années-lumière de celui que j’avais connu jusque-là. J’ai découvert, avec surprise, le fonctionnement réel du monde universitaire. Il y avait un énorme hiatus : je connaissais désormais physiquement ces universitaires et ces grands intellectuels dont j’avais lu les écrits, ce qui est une expérience extraordinaire parce qu’on passe de la représentation qu’on se fait des gens quand on les lit à la réalité. C’est cette expérience qui m’a conduit par la suite à m’intéresser à la réception des discours universitaires, et notamment des miens.

“J’ai toujours voulu garder un contact avec les gens qui ne lisent pas les bouquins des universitaires, parce que je crois à la dimension civique de l’histoire.”

Ce poste à l’ENS m’a donné aussi la chance de pouvoir travailler avec des élèves brillants et passionnés eux aussi par la recherche, comme Philippe Rygiel ou Emmanuelle Saada, qui sont devenus ensuite des collègues.

J’ai toujours voulu, malgré tout, maintenir un pied en dehors du champ universitaire pour pouvoir garder un contact avec les gens qui ne lisent pas les bouquins des universitaires, parce que je crois à la dimension civique de l’histoire. J’ai créé plusieurs associations, j’ai participé à la création d’une quarantaine de documentaires pour la télévision, j’ai été l’un des membres fondateurs de la Cité de l’immigration. Après avoir démissionné du conseil scientifique, avec 7 autres collègues, au moment où Sarkozy a créé son ministère de l’identité nationale, j’ai fondé l’association DAJA (Des Acteurs culturels Jusqu’aux chercheurs et aux Artistes), qui rassemble des chercheurs en sciences sociales, des artistes et des militants associatifs pour poursuivre le travail qu’on avait commencé au sein du comité de préfiguration de la CNHI et c’est comme cela qu’on a découvert le Clown Chocolat.

Creative Commons
Photo du Clown Chocolat par Du Guy, 1917, BNF.

Depuis dix ans que notre collectif existe, nous avons surtout privilégié les actions concrètes dans les milieux populaires (centres sociaux, MJC, médiathèques etc.), avec peu de moyens et peu de visibilité médiatique, mais en gardant la maîtrise de notre travail. C’est ce que nous continuons à faire aujourd’hui.

LVSL – Dans la période très contemporaine, vous observez une fragmentation des luttes, à laquelle travailleraient activement les dominants selon vous. Vous identifiez notamment l’usage d’un seul critère d’identité comme stratégie de la classe dominante pour casser des luttes, à travers une concurrence des dominés. Comment lutter contre cette fragmentation des luttes ?

G. N. – Il y a différents niveaux : un niveau déjà proprement intellectuel, et un niveau politique. Le premier est de notre responsabilité, à savoir essayer de penser cette question-là et de l’analyser. Il faut déjà voir comment la classe dominante traite ce que j’appelle la « concurrence des bonnes causes », et ce n’est pas simple. On l’a vu avec l’affaire du voile islamique où les féministes et les gens qui défendaient le voile se sont affrontés.

J’ai connu la « convergence des luttes », dans les années 70, avec des gens qui militaient côte à côte. On luttait tout à la fois pour les Palestiniens, contre l’antisémitisme, pour le féminisme, avec le mouvement ouvrier, etc. Aujourd’hui, on assiste fréquemment à des affrontements entre des gens qui vont dénoncer l’antisémitisme et d’autres qui dénoncent le racisme. Le mouvement ouvrier et les luttes sociales passant très souvent à la trappe.

“Il faut recréer des espaces où l’on puisse aborder franchement ces problèmes sereinement, avec une confiance en l’autre. On ne peut pas avoir de débats qui vont très loin si on n’a pas confiance en l’autre.”

Dans le dernier chapitre de mon Histoire populaire de la France, j’essaie de comprendre pourquoi les choses ont évolué ainsi depuis 20 ans, et comment fonctionnent ces stratégies de mise en concurrence. Il faudrait développer une analyse poussée de ces contradictions et, à partir de là, trouver comment on peut retrouver le chemin de la convergence des luttes en rétablissant le primat des luttes sociales. Je pense que ça reste déterminant.

Je pense qu’il faut recréer des espaces où l’on puisse aborder franchement ces problèmes sereinement, avec une confiance en l’autre. On ne peut pas avoir de débats qui vont très loin si on n’a pas confiance en l’autre. C’est ce qui nous manque actuellement, car nous sommes trop pris par l’arène politique. Il est donc nécessaire de récupérer de l’autonomie pour faire ce travail-là, d’où naîtront de nouvelles formes de stratégies.

On ne peut pas reprocher aux politiques, aujourd’hui, de ne pas faire ce travail si nous, qui avons en tant qu’intellectuels une responsabilité particulière dans la réflexion sur la société, ne l’avons pas fait. Vous qui représentez l’avenir de ce pays, vous devez vraiment prendre à bras le corps ces questions-là car elles sont fondamentales.

Propos recueillis par Leo Rosell. Retranscription réalisée par Marie-France Arnal.

Sources :

https://agone.org/memoiressociales/unehistoirepopulairedelafrance/

http://www.alternativelibertaire.org/local/cache-vignettes/L500xH333/4janv79Nancy-cec5c.jpg?1539368196 © Michel Olmi

https://fr.wikipedia.org/wiki/Chocolat_(clown)#/media/File:Chocolat_-_Du_Guy.jpg

Image à la Une © Editions Agone

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