Pluie d’hydrocarbures sur la ville aux cent clochers

© Thibaut Drouet
© Thibaut Drouet

Jeudi 26 septembre, vers 7 heures du matin, les habitants de Rouen se sont réveillés au son du signal d’alerte Seveso. Dans les villes à risque, cette sirène plane comme une ombre au-dessus de la population : dans les écoles primaires et les collèges, des exercices sont effectués en cas d’accident. Mais quand l’alarme retentit, rien n’est fait et le manque d’information prend le pas sur le choc de l’explosion.


L’usine Lubrizol n’en était pas à son coup d’essai à Rouen. Elle avait déjà fait parler d’elle en janvier 2013 avec la fuite d’un gaz malodorant dont l’odeur avait été sentie jusqu’à Paris et en Angleterre. Le site de Rouen est le premier qui a été ouvert par cette société de l’industrie chimique en 1954. Le site produit des additifs de lubrifiants de moteurs industriels et de véhicules. Au début de l’année 2019, l’entreprise a déposé une demande d’autorisation d’extension des capacités de stockage de substances dangereuses sur la partie de l’usine située à Rouen. L’absence de connaissances scientifiques particulières n’exonère pas que le fait de vivre à proximité d’usines constitue en soi un élément d’anxiété. Quand l’accident arrive, l’absence de réponses et la communication hasardeuse ne peut qu’amplifier les doutes et les craintes.

Un jeudi dans les médias qui laisse songeur

Si la mort de l’ancien président Jacques Chirac a éclipsé ce qui se passait à Rouen, la communication tant du Gouvernement que de la Préfecture a laissé celles et ceux qui vivaient les événements de même que les spectateurs et internautes songeurs. Nombre d’internautes ont néanmoins remercié le travail de France Bleu et plus largement de la presse locale qui tenait la population au courant de l’évolution de la situation.

Dès le jeudi soir, la hiérarchie de l’information a laissé place à des critiques. Un article paru dans le Paris-Normandie rapporte par exemple des propos de journalistes : « À moins que Chirac ne soit mort à Rouen, mon direct est fichu », établit une journaliste de France Bleu, pour France Info. « Bon, on parle un peu de l’incendie mais il faut vraiment qu’on le fasse réagir sur Chirac. Mon rédacteur en chef va me disputer si je n’ai pas ce son. Il ne prendra que ça en plus ». L’article du Paris-Normandie à cela d’intéressant qu’il montre l’écart entre le drame qui s’est produit dans la préfecture de Seine-Maritime, les attentes concernant le suivi et les impératifs de la presse. Ces derniers induisent des choix dans le traitement de l’information, qui s’ils ne sont pas des faits inédits ont pu renforcer le sentiment de dénuement de la population de Rouen.

Dans la presse et sur les réseaux sociaux, ces choix éditoriaux ont rapidement été critiqués. Cependant, les images spectaculaires ont été préférées à l’analyse. Ainsi, les spectateurs ont pu assister à des directs au cours desquels les intervenants expliquaient que la situation était maîtrisée avec l’immense nuage noir en arrière-plan. Les discours tenus sont également étonnants.

Face à l’incendie et au nuage qui s’est étendu sur plusieurs kilomètres, une dizaine de communes ont été confinées : la rive droite de Rouen, Bois-Guillaume, Mont-Saint-Aignan, Isneauville, Quincampoix, Saint-Georges-sur-Fontaine, Saint-André-du-Cailly, La Rue Saint Pierre, Cailly, Saint-Germain Sous Cailly, Canteleu, Bihorel et Bosc-Guérard-Saint-Adrien.

Outre le traitement médiatique, les éléments communiqués par la préfecture et le gouvernement et Christophe Castaner en premier plan semblaient en inadéquation avec ce qu’éprouvait les Rouennais. Les consignes données étaient notamment de demeurer à l’abri des fumées. Indépendamment du nuage, qu’en est-il des particules ? Face au manque d’information, les personnes à proximité de l’usine ont-elles eu des conduites à risque ? Si à Bonsecours ou au Petit-Quevilly, il ne fallait pas se confiner, la sûreté des personnes était-elle pour autant garantie ? Être en dehors du nuage ne signifie pas pour autant ne pas respirer.

De nombreuses images ont montré des traces noires sur du mobilier urbain ou des vitres. Dimanche, des retombées du même type étaient constatées à Lille. Ces retombées sont également tombées dans la Seine. Dès lors, ce sont les eaux et les sols qui se trouvent salis par cette pollution chimique. Quels choix seront faits concernant la pêche et l’agriculture ? Si dès jeudi il était expliqué qu’il ne fallait pas consommer les fruits à moins de les nettoyer en profondeur, quand sera-t’il possible de consommer des produits locaux propres ou du moins ne plus avoir peur qu’ils soient impropres à la consommation ?

Jeudi, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner jouait la carte de l’apaisement. S’il évoquait une certaine toxicité, il se voulait surtout rassurant. Cette communication d’urgence a surtout infantilisé la population locale en l’adjoignant à conserver son calme sans pour autant entendre certaines questions plus que légitimes. Le lendemain, la ministre de la Santé Agnès Buzyn déclarait quant à elle que « la ville de Rouen est clairement polluée par les suies. Nous demandons aux gens de les nettoyer en prenant des précautions, notamment en mettant des gants. Ça n’est jamais bon pour la population de toucher ce genre de produits ». Mais quels sont ces produits ? Quelle est leur composition ? Au ministère de la Transition écologique, personne n’a communiqué à ce sujet.

© Paris-Normandie
© Paris-Normandie

Lubrizol a se son côté peu communiqué, si ce n’est en établissant un suivi de l’état de l’incendie par voie de communiqué. L’entreprise dirige d’ailleurs rapidement vers la préfecture : « Les résidents de la région touchée peuvent obtenir davantage d’informations auprès de la préfecture de Seine-Maritime ici pour tout ce qui concerne les mises à jour et réponses aux questions fréquemment posées. Nous adressons nos remerciements à toutes les personnes impliquées dans la réponse à l’incendie ». Ne serait-ce pas d’abord à eux de communiquer des réponses concernant l’état de l’usine, le départ du feu et surtout les implications ou non sur la santé des produits partie en fumée ? L’odeur nauséabonde perdure dans Rouen et des habitants se plaignent de maux de tête persistants.

Une catastrophe industrielle qui ne dit pas son nom

France Bleu a révélé grâce à des sources internes chez Lubrizol que le toit qui a brûlé contenait de l’amiante. Cela vient s’ajouter au fait que l’usine était classée Seveso seuil haut. Des prélèvements ont été faits mais sans une analyse et des explications, ils demeurent extrêmement obscurs.

Des analyses complémentaires sont toujours attendues. Les internautes et certains journalistes se sont laissés aller à quelques saillies et sarcasmes concernant les doutes qui perdurent comme par exemple le titre de 20 minutes qui a fait mouche sur Twitter.

© 20 Minutes
© 20 Minutes

A l’Assemblée nationale, Christophe Bouillon, député socialiste de la cinquième circonscription de Seine-Maritime a demandé vendredi l’ouverture d’une commission d’enquête. Delphine Batho va quant à elle proposer une commission d’enquête « sur l’action des pouvoirs publics relative à la prévention et la gestion de l’incendie (…) ainsi qu’à ses conséquences sanitaires et environnementales ». Du côté de la France insoumise, Eric Coquerel a demandé une enquête parlementaire ainsi qu’une enquête administrative. Les élus font des parallèles avec AZF, catastrophe industrielle qui a eu lieu le 21 septembre 2001. Ayant causé la mort de 31 personnes, cette catastrophe était notamment le fait de défaillances concernant notamment les conditions de stockage. Certains élus ont également rappelé que Lubrizol fait partie d’un holding qui appartient à Warren Buffett, troisième fortune mondiale en 2018 selon Forbes. Mardi 1er octobre, un certain nombre de Questions au gouvernement (QAG) revenaient également sur les événements : citons par exemple les interventions de Christophe Bouillon, François Ruffin, Hubert Wulfranc ou encore Damien Adam.

Ces éléments contribuent à renforcer un sentiment d’isolement et pose des questions plus profondes. Pourquoi des entreprises dont les incidents peuvent être lourds de conséquences pour la population et également l’environnement se situent si près de centres urbains ? Ainsi, indépendamment de la communication de crise, seule la préfecture continue à transmettre des informations. Mais un certain nombre de questions et d’inquiétudes n’auront pas disparu tant que davantage d’explications n’auront pas été apportées de la part de Lubrizol. Ce dramatique incident doit également amener à penser la place que certaines industries et usines occupent dans l’espace de même que l’intérêt à manier certains produits.

 

« Ne parlez pas de violences policières » : bref historique d’un déni politique

© Pierre Selim

Alors que le cadavre de Steve Caniço venait d’être retrouvé, le Premier ministre, s’abritant derrière un rapport de l’IGPN d’ores et déjà obsolète et contredit par de nombreux témoins et vidéos, déclarait le 30 juillet qu’il « ne peut être établi de lien entre l’intervention des forces de police et la disparition » du jeune homme. Quelques jours auparavant, l’IGPN avait déjà fait parler d’elle à l’occasion de la conclusion de son enquête sur l’interpellation controversée des lycéens de Mantes-la-Jolie. Les images de ces 151 mineurs à genoux, mains sur la tête, filmés dans un terrain vague sordide par un policier hilare (« en voilà une classe qui se tient sage »), avaient choqué l’opinion. Les plus anciens y avaient reconnu, consternés, comme le lointain reflet d’images d’un autre temps. En total décalage, le gouvernement s’enferme dans un déni chaque jour plus flagrant des violences policières auxquelles il expose ses citoyens.


Passée l’émotion, on sait maintenant que certains mineurs sont restés, sinon dans cette position, du moins immobilisés pendant près de quatre heures. D’autre part, sur les 151 interpellés, 142 (soit l’écrasante majorité) n’ont fait l’objet que d’un rappel à la loi. Quiconque connaît le système judiciaire sait que le rappel à la loi est l’arme la plus facile à la disposition des procureurs et des officiers de police judiciaire – OPJ (dont on est en droit de questionner l’impartialité politique [1]), et qu’elle a été massivement utilisée pour intimider les gilets jaunes en particulier et les empêcher de retourner manifester [2]. 142 lycéens sur 151 n’ont donc pas fait l’objet de poursuites judiciaires, alors que la police avait d’abord justifié l’emploi de ces méthodes par le caractère apocalyptique de la situation à Mantes : deux de choses l’une donc, ou bien les policiers ont exagéré la gravité de la situation, ou bien ils sont incompétents, et n’ont pas interpellé les bonnes personnes [3].

Pourtant, le 27 juillet, l’enquête préliminaire sur ces interpellations de Mantes, confiée à l’IGPN par le parquet de Nanterre a été classée sans suite. En réalité, dès le 16 mai, la nouvelle directrice de l’IGPN, Brigitte Jullien, auditionnée par une commission d’enquête de l’Assemblée nationale, affirmait qu’il n’y avait « pas de faute » ni de « comportements déviants » (sic) de la part des policiers dans cette affaire. Quelques temps après, le 13 juin, dans une interview donnée au Parisien, cette même Brigitte Jullien déclarait sans rire : « Je réfute totalement le terme de violences policières. Il y a eu des blessures commises à l’occasion de manifestations durant lesquelles la police a fait usage de la force. Notre travail est de chercher à savoir si cet usage était légitime et proportionné. Nous devons évaluer la proportionnalité et la légalité de la riposte. Il y a peut-être eu des situations où cela n’a pas été le cas. Mais il est encore trop tôt pour le dire. » Une prudence des plus louables.

En réalité, ce refus obstiné d’attribuer aux choses leur véritable nom (« je réfute le terme ») est l’écho exact des propos devenus célèbres du président Macron, dès le 7 mars 2019, au cours d’un de ses talk-shows fleuves requalifiés en Grand débat national, à Gréoux-les-Bains : « Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un État de droit. […] Je refuse ce terme. » Ou encore : « Je n’aime pas le terme de répression, parce qu’il ne correspond pas à la réalité. » En fait, tout le discours de Macron se place au niveau des noms, des étiquettes qu’on met sur les choses, dans un jeu de langage destiné à occulter, précisément, la réalité — à ne pas se prononcer dessus. Et c’est sous la forme d’un syllogisme aberrant, digne de Lewis Carroll, qu’il oppose tous ces vocables entre eux, comme s’il s’agissait de signifiants vides, sans réalité concrète (yeux ou mains arrachés, traumatismes, vies brisées [voir le reportage réalisé par Salomé Saqué : Les blessés qui dérangent]) : « La France se nomme État de droit. Les violences policières sont des mots inacceptables dans un État de droit. Donc ne parlez pas de violences policières ».

Mais ce déni présidentiel s’inscrivait lui-même dans une longue suite de dénis de réalité : ainsi, sur TV Carcassonne, le 14 janvier, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner affirmait déjà : « Moi, je ne connais aucun policier, aucun gendarme qui ait attaqué des gilets jaunes […] Je n’ai jamais vu un policier ou un gendarme attaquer un manifestant ou attaquer un journaliste ». Castaner ici ne se bat plus seulement sur les termes, la qualification des faits : avec l’aplomb grossier de l’ex-joueur de poker, il va jusqu’à mettre en doute leur existence — non certes en affirmant haut et fort que les violences policières n’existent pas, mais en se contentant d’un hypocrite « je ne connais pas », « je n’ai jamais vu ». Castaner prétend ne jamais avoir vu ce qui est pourtant offert sur Internet au tout venant — des heures et des heures de vidéos de violences policières [4]. Rappelons qu’au 21 juillet, selon le décompte indépendant de David Dufresne, on était pour la répression du mouvement des gilets jaunes à 860 signalements sur Twitter, 1 décès [5], 24 éborgnés et 5 mains arrachées. Or pour qui veut bien voir, comme l’avait vigoureusement montré Frédéric Lordon dès l’affaire Benalla, c’est le visage le plus brutal, policier et autoritaire du néolibéralisme qui transparaît de plus en plus sous les traits juvéniles du président Macron.

Benalla : la face cachée, honteuse du macronisme, soudainement révélée à l’été 2018 ; les violences policières du printemps 2018, chaînon capital dans la transformation de la doctrine française du maintien de l’ordre, entre la brutalité des nouvelles méthodes d’encadrement des manifestations introduites sous Valls et Cazeneuve, et la répression débridée du mouvement des gilets jaunes sous Castaner. On se souvient des auditions au Sénat à l’été 2018, qui avait tenu en haleine une partie de la population : de l’audition pitoyable de Gérard Collomb, qui déjà à l’époque n’avait rien vu, ne connaissait personne. L’une d’entre elles, malheureusement, était passée inaperçue — celle de Marie-France Monéger-Guyomarc’h, la précédente directrice de l’IGPN. Elle y avait pourtant commis un lapsus ravageur, mettant tout à coup à nu cet édifice de mensonges, d’euphémismes et d’omissions : « Cette vidéo a été visionnée par des agents de l’Inspection Générale […] le 5 ou le 6 mai. Ils ont relevé que les violences étaient légitimes ». Et se rendant soudain compte de l’énormité qu’elle avait prononcée : « Que l’usage de la force, pardon, était légitime. Ils n’ont pas détecté de violences illégitimes. […] Il s’agissait d’une action de police faite par ce qu’ils pensaient être des policiers. » Autrement dit, ce qui choque Mme Monéger-Guyomarc’h, ce n’est pas l’interpellation réalisée par Benalla en elle-même, comme par exemple le violent coup pied (avec rangers) donné verticalement dans le ventre d’un homme mis à terre, c’est simplement le fait que Benalla n’était pas policier. Sitôt démasqué comme n’étant pas policier, sa violence n’est plus légitime. Comment mieux dire l’impunité dont ceux qui sont effectivement policiers peuvent jouir dès lors ?

Ainsi, des procureurs à la ministre de la Justice (qui garde un silence assourdissant), en passant par les deux dernières directrices de l’IGPN et le ministre de l’Intérieur et jusqu’au président Macron lui-même, c’est l’ensemble de la hiérarchie, administrative et politique, à tous ses échelons, qui couvre les policiers auteurs de bavures, et sème le doute sur l’existence même de telles violences policières. Il ne s’agit pas là de déclarations isolées, de maladresses d’expression : toutes ces citations constituent au contraire une parole politique publique formidablement cohérente, destinée à conforter les policiers violents et anti-républicains dans leur sentiment d’impunité. Et à les récompenser même, pour leur sale besogne de répression.

Car comment interpréter autrement cette remise de « médailles de la sécurité intérieure », une « promotion gilets jaunes » (c’est son nom officiel) à l’ampleur insolite (9162 noms, contre une centaine habituellement, le 1er janvier et le 14 juillet), décidée par Castaner le 16 juin dernier ? Depuis 2012, ces médailles récompensent les « services particulièrement honorables, notamment un engagement exceptionnel […] et les actions revêtant un éclat particulier ». Parmi les heureux nominés, Mediapart avait révélé que se trouvaient deux commissaires mis en cause dans l’affaire Genevière Legay à Nice (23 mars), Rabah Souchi et sa compagne Hélène Pedoya (à qui le procureur de Nice avait d’abord jugé bon de confier l’enquête préliminaire sur les agissements de son conjoint…). Mais aussi Bruno Félix, le capitaine qui a commandé les tirs de grenade qui ont très certainement provoqué la mort de Zineb Redouane dans son appartement de Marseille le 1er décembre ; le commandant divisionnaire Dominique Caffin, CRS qui a personnellement pris part au tabassage de plusieurs manifestants dans un Burger King à Paris, toujours le 1er décembre et last but not least, Grégoire Chassaing, le commissaire qui, quelques jours après la prise de l’arrêté de nomination, donnerait l’ordre d’utiliser les gaz lacrymogènes lors de la charge destinée à disperser un rassemblement festif à Nantes, dans le cadre de la fête de la musique, la nuit de la mort par noyade de Steve Maia Caniço.

Que penser d’un régime à ce point complaisant avec la violence de sa police ? À ce point hypocrite, et occupé à systématiquement retirer aux choses leur véritable nom ? Lordon, qui a bien parlé de cette « défiguration par / de la langue » propre au pouvoir macroniste, avait déjà compris que l’affaire Benalla n’était pas une aberration circonstancielle, le pétage de plombs d’un collaborateur incontrôlable, mais une première étape dans la révélation progressive de la nature profonde du macronisme : « Nous attendons de voir s’il se trouve quelque média pour enfin montrer toutes ces choses, entendons : pour les montrer vraiment, c’est-à-dire autrement que comme une série d’articles factuels mais sans suite ni cohérence, par-là voués à l’oubli et l’absence d’aucun effet politique, quelque média pour connecter ce qui doit l’être, non pas donc en en restant au confortable FN, mais en dessinant enfin l’arc qui est maintenant sous nos yeux, l’arc qui emmène de Marine Épouvantail Le Pen à Valls, Collomb, Macron, qui fait le rapport entre la violence pluri-décennale dans les banlieues et celle plus récente dans la rue, ou contre les syndicalistes trop remuants, et ceci quitte, s’il le faut (on sent qu’il le faudra…), à demander aux journalistes-remparts-de-la-démocratie d’aller puiser dans leurs souvenirs d’enfance : « Relie les points dans l’ordre des numéros et tu verras apparaître une figure ». Avertissons d’emblée ces âmes sensibles : ici on va voir apparaître une sale gueule. »

 

[1] Exemples les plus récents de procureurs voyous : Jean-Michel Prêtre à Nice, qui a minimiser la blessure de Geneviève Legay pour ne pas « embarrasser » le Président (mais que le Ministère de la Justice ne souhaite pas sanctionner) (https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/07/24/affaire-legay-pour-sa-defense-le-procureur-de-nice-ne-voulait-pas-embarrasser-macron_5492695_3224.html?fbclid=IwAR0S-F-yL-6FyciF1g6dpy7Df6me8Bb2L7RwXjP1A6KHUrGVS1gW2pqjPGw), et Bernard Marchal à Toulon, tellement servile et appliqué à défendre le commandant de police Didier Andrieux (le fameux « policier boxeur », filmé en train de porter plusieurs coups de poing à diverses personnes le 5 janvier, tout en les invitant, sûr de lui, à « porter plainte ») qu’il se retrouve aujourd’hui contredit par… l’IGPN ! (https://www.liberation.fr/france/2019/07/26/affaire-didier-andrieux-a-toulon-la-police-des-polices-contredit-le-procureur_1742250).
[2] Dans son édition du 30 janvier 2010, le Canard enchaîné nous apprenait ainsi qu’une note interne du procureur de la République de Paris, Rémy Heitz, adressée par courriel à tous les magistrats du parquet de Paris, recommandait de ne «lever les gardes à vue» des interpellés que «le samedi soir ou le dimanche matin afin d’éviter que les intéressés grossissent à nouveau les rangs des fauteurs de trouble», ou encore l’inscription de ces gardés à vue au fichier TAJ (pour «traitement d’antécédents judiciaires») commun à la police et à la gendarmerie, même «lorsque les faits ne sont pas constitués» ou que la procédure est classée sans suite. Ce Rémy Heitz, on s’en souvient, doit sa nomination à Emmanuel Macron lui-même, qui l’avait imposé contre les candidats de la Ministre de la Justice (https://www.lejdd.fr/Societe/Justice/parquet-de-paris-pourquoi-la-nomination-de-remy-heitz-fait-polemique-3771254) ; c’est le même qui, le 4 février 2019, tenterait de perquisitionner les locaux de Mediapart dans le cadre d’une enquête préliminaire ouverte par ses soins pour atteinte à la vie privée de Benalla, après la révélation par le quotidien en ligne d’enregistrements accablant Crase et Benalla. (https://www.mediapart.fr/journal/france/040219/le-parquet-de-paris-tente-de-perquisitionner-mediapart)
http://lesaf.org/permanence-gilets-jaunes-lettre-ouverte-du-saf-au-procureur-de-la-republique-du-tgi-de-paris/
[3] On lira un fidèle résumé des arguments des policiers de Mantes dans ce papier du Point, qui se contente pour l’essentiel de recopier le PV que ceux-ci lui ont vraisemblablement transmis d’eux-mêmes : https://www.lepoint.fr/societe/mantes-la-jolie-que-s-est-il-vraiment-passe-le-6-decembre-21-12-2018-2281214_23.php
On notera au passage cette délicieuse réminiscence de scène tribale, sobrement consignée par l’auteur anonyme du rapport, et qui semble avoir marqué le plumitif du Point  : « Un groupe de jeunes dansait autour du véhicule [en flammes], note la police ».
[4] On trouvera le résumé des brutalités les plus plus médiatisées à l’encontre des Gilets Jaunes sur cette vidéo — entre tant d’autres :
https://twitter.com/Action_Insoumis/status/1107345976728186880
[5] Il s’agit de Zineb Redouane à Marseille : https://www.liberation.fr/debats/2019/07/07/aphatie-et-la-mort-de-zineb-redouane_1738580

Où est Steve ? Un disparu et le silence assourdissant des pouvoirs publics

Les Champs Elysées © Marion Beauvalet

Steve Caniço a disparu le soir de la Fête de la musique à Nantes. A 4h30, les forces de l’ordre sont intervenues pour disperser un groupe. Les premiers témoignages évoquaient des tirs de grenades lacrymogènes en direction de la Loire. Il y a plus d’un mois maintenant, les appels pour comprendre se multiplient sans réponse de la part du gouvernement et du ministre de l’Intérieur Christophe Castaner.


 

À ce jour, peu de réponses sont apportées par le gouvernement de plus en plus pressé concernant la disparition de Steve. Les initiatives et rassemblements se multiplient : à Nantes, 700 personnes se sont rassemblées le 20 juillet. Sur Twitter, le hashtag #OùEstSteve exhorte Christophe Castaner. La maire de Nantes, Johanna Rolland a adressé un courrier au ministre de l’Intérieur après avoir sollicité le préfet à la fin du mois de juin.

Emmanuel Macron s’est dit « très préoccupé par cette situation » lorsqu’il a été interpellé à Bagnères-de-Bigorre sur une étape du Tour de France. Il a néanmoins ajouté que s’il faut « que l’enquête soit conduite jusqu’à son terme », « il ne faut pas oublier le contexte de violence dans lequel notre pays a vécu » et que « le calme doit revenir dans le pays ».

Un point pour le chef de l’Etat. Depuis le 17 novembre, le pays connaît bel et bien des épisodes de violence.

Ces violences ont cela de différent avec celles du passé qu’elles ne sont plus invisibilisées. Cela serait en effet se leurrer que d’estimer que la répression et l’usage d’une violence disproportionnée sont un phénomène inédit dans notre pays. Il y a un peu plus de trois ans maintenant mourait Adama Traoré à Beaumont-sur-Oise. En octobre 2014, Rémi Fraisse recevait une grenade offensive. Avec les gilets jaunes, les chaînes d’information ont montré des mois durant des rues en feu et des heurts entre manifestants et forces de l’ordre.

La question qui se pose est la suivante : comment justifier l’usage d’un tel arsenal répressif en France ? Plus précisément, comment est-on parvenu à le faire passer comme justifié sans qu’il ne puisse en être autrement ? Si certains sont pour faire interdire certains dispositifs, il s’agit souvent de personnes issues de la sphère politique, en témoigne la proposition de loi des députés insoumis pour faire interdire les tirs de Flash-Ball en janvier 2019. Par répression, ce n’est pas uniquement ce qui se passe lors des manifestations qu’il faut prendre en compte. Début juin, les donateurs à la cagnotte pour Christophe Dettinger étaient convoqués pour être auditionnés. Le 14 juillet, les figures du mouvement des gilets jaunes Eric Drouet, Maxime Nicolle et Jérôme Rodrigues ont été interpellées peu de temps après leur arrivée sur les Champs Élysées.

Si Emmanuel Macron est le président qui incarne l’arrivée des intérêts du capital au pouvoir, ce que n’incarnaient pas à ce point les présidents précédents, il est aussi un des membres du parti de l’Ordre. Le libéralisme est économique, par contre pas de liberté pour les adversaires du système. Les grands de ce monde peuvent dormir tranquillement, le président veille.

En portant les intérêts des dominants économiques au sommet de l’État et en tenant le pays avec fermeté, il tâche à nous faire croire qu’il est, qu’il incarne la fin de l’Histoire. Son gouvernement est celui de l’inéluctable : les réformes doivent se faire, il ne peut pas en être autrement. La vision du monde qu’il porte, opposant les progressistes aux réactionnaires, cristallise ce fatalisme. Son projet est le bon, toute remise en cause est le fait d’une incompréhension de la part de la population. Le cap doit être tenu, il ne faut que mieux l’expliquer. Sa figure est légitimée par un groupe dont il défend les intérêts.

La dissolution du Peuple est une des conséquences du système néolibéral et une des conditions du maintien de ce dernier.

Tout va pour le mieux pour les dominants. Cependant, à regarder la société française en bas, on ne peut pas en dire de même. Le mouvement des gilets jaunes a pu mettre en avant des éléments saillants en les médiatisant. Plus personne ne pouvait se refuser à voir ce que les études de l’INSEE montrent : plus de 40% des Français ne partiront pas en vacances cet été, plusieurs millions d’entre eux ne peuvent vivre un mois avec ce qu’ils gagnent.

La fin du mois commence par ailleurs bien tôt pour nombre d’entre nous. La vie de toute une partie de nos compatriotes pourrait se résumer de la manière suivante : travailler, consommer, rembourser des crédits et se serrer la ceinture. Ce tableau révoltant prend forme dans des espaces dédiés : des vastes zones commerciales où on peut aller en famille le week-end, à défaut d’avoir encore des centres-villes attractifs. Cela a pour conséquence de diluer le commun au profit d’une individualisation de l’existence contrainte et forcée.

Là où les dominants, les 1%, peu importe la manière dont on les nomme, sont unis, ont conscience de leurs intérêts et constituent une classe tant en soi que pour soi, les dominés sont en fait des personnes qui s’additionnent et se juxtaposent. Malgré les points communs, plus rien ne les relie. La dissolution du Peuple est une des conséquences du système néolibéral et une des conditions du maintien de ce dernier.

La situation est en ce sens paradoxale : ce qui pourrait unir le Peuple, ce qui rassemble une majorité d’entre nous fait que par là-même nous n’avons pas l’envie de nous battre, de faire cause commune. Tout est fait pour nous maintenir dans une forme d’engourdissement et les conditions de vie objectives ne facilitent pas le désir de se ré-approprier son existence. Le système aliène et le lien social s’en trouve désintégré.

C’est là que réside l’intérêt de ce dont témoigne la répression du mouvement des gilets jaunes. La répression peut être violente, sans mesure aucune, elle est assumée et légitimée. Il faut de l’ordre et garder coûte que coûte le cap. Pour cela, tous les moyens sont bons. Tout cela se fait cependant de manière progressive, maîtrisée comme pour acclimater le pays à cette petite musique qui est celle des tirs de sommation et à l’odeur qu’est celle du souffre.

“L’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle”

Pour comprendre cette dynamique, les travaux de Giorgio Agamben sont particulièrement éclairants. Le philosophe italien spécialiste de Carl Schmitt et disciple de Martin Heidegger s’intéresse notamment à la question de l’état d’exception. Sa thèse majeure est que l’état d’exception tend à devenir la norme dans les Etats-nations contemporains. En 1922, Carl Schmitt écrit dans Théologie politique : « est souverain, celui qui décide de la situation exceptionnelle » là où Walter Benjamin estime que « l’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle ». Le paradoxe qu’est celui de la normalisation de l’exception constitue le « point de départ » de l’analyse de Giorgio Agamben selon le sociologue Razmig Keucheyan dans Hémisphère Gauche.

L’état d’exception est défini par ce dernier comme « la suspension provisoire de la constitution et du droit afin de les sauver d’un péril ». C’est une absolue nécessité qui guide cette suspension : il faut temporairement suspendre le droit pour le préserver et envisager un rétablissement à venir une fois le péril passé.

Cependant, face à cette définition classique, Giorgio Agamben indique que l’état d’exception est devenu un « paradigme de gouvernement ». Le déclenchement d’une « guerre infinie » contre le terrorisme après les attentats du 11 septembre 2001 sont symptomatiques de cela. Les travaux de Bernard Harcourt vont également dans ce sens. Agamben estime de plus que les mutations qui ont entrainé l’émergence de ce nouveau mode d’exercice du pouvoir trouve ses racines profondes dans les modifications du droit pendant la Première Guerre mondiale. Ce n’est donc en soi pas un phénomène nouveau mais une lente dérive depuis un peu plus d’un siècle maintenant.

911: President George W. Bush Signs Patriot Act, 10/26/2001.
© Eric Draper, Courtesy of the George W. Bush Presidential Library

Si le cas étasunien semble épuiser les exemples (le Patriot Act, Guantanamo ce qui correspond à ce que Foucault qualifierait d’hétérotopie…), il peut être intéressant de retourner de l’autre côté de l’Atlantique et envisager l’état d’exception par le biais des exemple qu’est celui de la France.

La place croissante des décrets dans la vie politique est intéressante. Agamben explique que dans l’état d’exception permanent, les pouvoirs législatif et judiciaire sont comme absorbés par le pouvoir exécutif. Qu’est-ce qu’un décret si ce n’est l’effectivité de cette idée ? « Un décret est un acte réglementaire ou individuel pris par le président de la République ou le Premier ministre dans l’exercice de leurs fonctions respectives. En effet, la plupart des activités politiques et administratives de ces deux autorités se traduisent, sur le plan juridique, par des décrets. Ils constituent des actes administratifs unilatéraux » peut-on lire sur le site vie publique.

En 2018, ce ne sont pas moins de 1267 décrets réglementaires qui ont été pris. En 2017, ils étaient 1769. Ainsi, la manière de produire des textes évolue, correspond à une cadence plus élevée. De même, l’activité législative a tendance à croître, cette inflation entraînant ce qui est parfois vu comme un abaissement de la qualité de la norme.

Dans ce cadre, les techniques de répression déployées possèdent une acuité particulière. « Le régime contre-insurrectionnel de la guerre devint le mode de gouvernement américain à l’étranger, mais aussi sur le territoire national » écrit Bernard Harcourt. Le spécialiste des questions de surveillance et de la théorie juridique dessine une dynamique en trois temps pour ce qui est des Etats-Unis :

Lors des guerres menées en Irak et en Afghanistan, l’armée a redéployé des techniques utilisées pendant les guerres coloniales comme par exemple les éliminations ciblées sur de nouveaux terrains. Ces stratégies ont ensuite été étendues pour par exemple s’appliquer en-dehors des zones de guerre, tout en collectant des informations (l’exemple du Patriot Act est encore une fois un exemple majeur).

Le dernier temps qui est peut-être le plus intéressant pour comprendre ce qu’est la contre-insurrection est le retour et l’application de ce qui s’est fait hors du territoire sur le sol étasunien. « Ils militarisèrent à l’extrême une police local dotée d’un arsenal guerrier excessif pour affronter des manifestants afro-américains sans armes et en T-shirts : fusils d’assaut classés comme armes de guerre, véhicules blindés, lunettes infrarouges, lance-grenades. La police new-yorkaise infiltra des mosquées et des groupes d’étudiants et se mit à surveiller des commerces pour la simple raison qu’ils appartenaient à des musulmans » écrit-il dans une pièce théorique donnée au site Grand Continent.

Selon lui, la présidence de Donal Trump constitue un parachèvement qui lie ces trois temps en mettant en place une contre-révolution sans révolution. Dans son essai Exposed, il analyse le fait que le numérique dessine une « société d’exposition », dépassant ainsi ce que Foucault et Debord ont pu étudier, il n’y a que peu de temps. Entre surveillance et spectacle, les médias et réseaux sociaux viennent divertir, distraire et diminuent l’attention en saturant l’espace public de petites informations.

Tout cela conduit à une forme de normalisation de ce qui n’était pas initialement censé être la « norme ». L’intensité, la fréquence des informations qui deviennent de par leur nombre difficiles à hiérarchiser diminuent l’attention et rendent difficile l’opposition. Comment s’étonner d’une arrestation presque préventive de figures des gilets jaunes sur les Champs Élysées le 14 juillet quant tout cela ne semble qu’être la suite logique de la trame de fond de ce qui se passe dans le pays depuis maintenant 8 mois ?

Comment être choqué de la violence d’une nasse place de la République quand toutes les images produites par certains médias ne font qu’accoutumer et acclimater à des images de violence que les discours politiques tendant à rendre légitimes ? Ces scènes qui se sont banalisées ont également mis en avant le recours à un arsenal particulièrement violent : une sur-utilisation des agents de la BAC, la présence de motards qui rappellent étrangement les voltigeurs. Leur arme a changé, ils ne disposent plus de matraques mais de Flash-Balls.

La manière dont les images sont produites, leur orientation et la fréquence avec laquelle elles abondent tendent ainsi à normaliser ce qui devrait surprendre. Est érigé en norme ce qui ne devrait l’être.

Ainsi, outre le fait que les violences policières n’ont pas émergé avec les gilets jaunes, la grande différence avec l’avant, c’est qu’une forme d’état d’exception a été rendu public, sans discontinuer des mois durant et a transformé en une forme de routine hebdomadaire le déploiement d’un arsenal répressif sans pareil. Indépendamment des personnes touchées par la répression, c’est la manière dont la répression s’est imposée dans le paysage français comme une norme qui permet d’envisager un avant et un après gilets jaunes. Les discours du chef de l’État, du ministre de l’Intérieur et des membres du parti présidentiel qui invoquaient la nécessité d’un retour à l’ordre étaient légitimés par ces images et les discours légitimaient la répression.

Pour celles et ceux qui ne manifestaient pas, peu importe le fait de soutenir ou non la mobilisation, ce sont les images qui ont imprimé dans les esprits.

L’accoutumance de la population marque une rupture progressive entre la surprise des premiers actes et le moment où voir défiler les agents de la BAC, les tirs de LBD, l’usage à outrance des gaz lacrymogènes et des instruments de dispersion semblait devenir la règle pour quiconque voulait se rendre à un acte des gilets jaunes : dans certaines villes, on allait aux gilets jaunes malgré la peur, malgré la possibilité de subir la répression. Le 5 juillet, le journaliste David Dufresne recensait 859 signalements. Parmi eux, un décès, 314 blessures à la tête, 24 éborgnés et 5 mains arrachées.

Pour celles et ceux qui ne manifestaient pas, peu importe le fait de soutenir ou non la mobilisation, ce sont les images qui ont imprimé dans les esprits. Il est certes possible de s’émouvoir de l’utilisation de tel ou tel dispositif, pourtant il a bel et bien été utilisé des mois durant. La question de la légitimité, de l’intérêt ou non à utiliser des grenades de désencerclement, des LBD semble ne pouvoir que difficilement se poser.

Tout est fait pour générer de l’indifférence, normaliser l’anormal. De plus, comment se mobiliser ? Les syndicats peinent à mobiliser et à construire des rapports de force. Outre la prise de conscience générée, les débouchés politiques obtenues par les gilets jaunes sont très minces. Les images scandaleuses se succèdent mais que faire ? Des lycéens agenouillés, les mains sur la tête le 6 décembre à Mantes-la-Jolie, des manifestants écologistes gazés à outrance lors d’un rassemblement pour le climat, les images se succèdent et se ressemblent du fait de la violence qu’elles montrent.

Sans tomber dans une forme de fatalisme, le fait de comprendre les phénomènes à l’oeuvre actuellement permet de donner à voir un autre horizon, d’envisager une autre voie à tracer. Les images qui imprègnent les esprits tendent à normaliser ce qui devrait n’être qu’une exception. Déconstruire ce qui constitue aujourd’hui la norme et les mécanismes qui ont permis de faire glisser l’exception vers la norme est déjà une première manière de reprendre le contrôle et de quitter une forme d’anomie.

Ainsi, la disparition de Steve, l’absence de réponse et de responsabilité concernant sa disparition de même que l’indigence de la justification apportée par le chef de l’Etat se situe dans la continuité de ce qui se passe depuis de longs mois maintenant en France et trouve ses racines dans un état d’anomie profonde. La répression est disproportionnée et cette fois-ci, elle a fait une victime : un jeune homme de 24 ans qui a pour seule tort d’avoir voulu poursuivre sa soirée. La normalisation des dispositifs d’exception prouve toute son absurdité.

Combien de Steve, combien d’Adama, combien de mains arrachées avant de confiner à nouveau l’état d’exception à ce qu’il devrait être : une parenthèse pour sauvegarder l’Etat de droit et non le fil conducteur d’une politique violente ?

Destruction des cabanes des gilets jaunes : la répression hors-champ [Carte]

Alors que les caméras se tournent vers les grandes villes, nous nous sommes intéressés à tous ces ronds-points de France qui n’ont pas eu leur tragique quart d’heure de violence sur une chaîne 24/7. Nous avons tenté l’effort de référencer le maximum de ronds-points occupés par une cabane, un campement, une caravane, en tout cas, une installation faite pour durer et accueillir au quotidien un espace de vie. Nous pensons par exemple à cette caravane en Dordogne, ou cette cabane dans la Meuse. Nous nous sommes interrogés sur ce point aveugle de l’actualité et sur la nature de ces destructions. Par Igor Maquet.


La carte issue du travail de compilation des destructions des cabanes des gilets jaunes telles que répertoriées par la presse quotidienne régionale est consultable en cliquant sur ce lien. Travail nécessairement partiel, la carte demande à être complétée ; elle donne néanmoins un aperçu du caractère systématique de la reprise en main des ronds-points par les autorités.

Du hameau au péage, des périphériques aux centres villes, le mouvement des gilets jaunes a surgi comme une déferlante. Apparu sans crier gare, ourdi sur les réseaux sociaux, il a occupé du jour au lendemain les ronds-points de France. En cause, l’étincelle d’une nouvelle taxe, qui a ravivé un profond sentiment d’injustice, sur fond de précarité économique et sociale. Un débordement qui dure depuis maintenant vingt semaines. L’information tourne en boucle, l’écho est international. Même le New York Times se rendra dans la capitale de l’Indre pour couvrir l’événement.

Le sujet clive, les commentaires pleuvent, les questions fleurissent. Qui sont les gilets jaunes ? D’où viennent-ils ? Que demandent-ils ? Qui sont leurs représentants ? Incontrôlables, insaisissables, ils affolent.  Même Emmanuel Todd, le prophète démographe du mystère français, avoue être perdu : « J’ai essayé de comprendre quelle était la géographie des gilets jaunes, et je n’ai toujours rien compris ! »

L’iconique soulèvement bouscule les esprits. Un thème s’impose dans les bouches. Alimentées par la ritournelle médiatique du samedi, cette grande focale des médias à l’américaine (BFM, CNews, LCI, etc.), les images de destruction et les symboles profanés tournent en boucle sur les chaînes d’information. À tel point que la directrice de publication de la chaîne d’Alain Weill médite son format “pour mettre fin à l’effet hypnotique“. Mais une autre violence, plus discrète, moins clinquante, plus routinière, frappait le mouvement, pendant que la question des violences était entretenue sous le feu médiatique.

On a fait peu de cas de cette répression d’ensemble. La presse quotidienne régionale a pris ponctuellement soin de couvrir les démantèlements ou les vandalismes, mais principalement depuis leur localité, leur zone de couverture médiatique. Clairement, le mouvement dans son entier n’a pas été relayé.

Nous ne comptons pas dans cette carte le harcèlement quotidien de la police et de la gendarmerie, les arrêtés préfectoraux, l’agacement de certains riverains, l’hostilité idéologique à peine voilée, ni même celle des manifestations que David Dufresne répertorie avec attention. Une violence impossible à totaliser, même si les traces abondent dans les témoignages, les photos, les vidéos, les posts sur les réseaux sociaux…

Si l’argument de la sécurité liée à la proximité des installations routières est systématiquement avancé, nombre de cas manifestent un acharnement systématique échappant à la rationalité bureaucratique. À Brionne par exemple, nous apprenons que l’opposition au maire PCF de la commune s’inquiète pour l’image de marque de la ville. Elle pointe le caractère inesthétique de l’installation à l’entrée de la ville, que l’élu communiste tempère par un : « Ce n’est pas fait pour durer. »

Si quelques collectifs de gilets jaunes ont su trouver un accord avec les autorités locales pour réaménager les installations, cette démarche n’est pas la règle. Les arrêtés préfectoraux pleuvent. Les ronds-points sont pour la plupart propriété de l’État. Même quand le maire d’une commune est favorable à ces formes d’auto-organisation, il reste sans pouvoir face à la machine bureaucratique.

Les Gilets Jaunes sont-ils de dangereux iconoclastes ?

https://www.youtube.com/watch?v=FJTkzAU25yI
La destruction du Fouquet’s lors de l’acte 18, Paris le 16 mars 2019. Capture YouTube.

Les gilets jaunes seraient donc des agents de cette populace qui casse tout parce qu’elle ne respecte rien. La foule indifférente au sacré qui salit tout. En bref, un rassemblement de racailles et de canailles qui brise les vitrines en même temps qu’elle porte atteinte à la dimension sacrée de la République. Contre la sacralité factice d’un pouvoir dévoyé, les gilets jaunes ne seraient-ils pas, à l’inverse, porteurs d’une demande de resacralisation du politique ?


Les photos de Christophe Castaner en boîte de nuit le samedi 9 mars dernier ont fait le tour des réseaux sociaux. Quoi que l’on pense du droit d’un ministre de l’Intérieur à s’amuser après une journée occupée à maintenir l’ordre lors de l’Acte XVII, la polémique suscitée par la diffusion de ces images autorise que l’on s’interroge sur ce qu’elles disent du mouvement des gilets jaunes.

Peut-être les dirigeants actuels sont-ils plus durement attaqués que leurs prédécesseurs parce qu’ils ne sont pas jugés comme étant à la hauteur de leurs fonctions. Peut-être peut-on voir derrière l’anti-parlementarisme anarchisant supposé de la foule des gilets jaunes, quelque-chose de plus profond qui relèverait de la demande de resacralisation du politique.

Une demande de sacralité

Il faut dire que le règne d’Emmanuel Macron commençait bien. En fait d’une élection, s’est déroulé un véritable sacre. Aux images du Président élu marchant d’un pas lent et contrôlé sur l’Hymne à la joie au devant de la pyramide du Louvre – aussitôt perturbées par un hurluberlu à casquette, monté on ne sait comment sur la scène – a succédé la séquence de la remontée des Champs Élysées sur un véhicule militaire – gâchée quelques semaines plus tard par la démission du général de Villiers. Peu importe. Emmanuel Macron semblait prendre la fonction au sérieux. Après les présidences Sarkozy et Hollande, celle-ci devait s’annoncer “jupitérienne” selon le mot qui a ravi les commentateurs de tous bords. Pendant la campagne, le candidat Macron avait partagé sa vision de la fonction dans les colonnes du magazine Le 1. Reprenant une ritournelle célèbre tout droit sortie d’une copie de Sciences Po et mâtinée de Kantorowicz, il affirmait que les Français n’avaient pas voulu la mort du Roi et que les moments napoléonien et gaulliste ne répondaient pas à autre chose qu’à une volonté de combler ce vide laissé par la figure du Roi, celle du père… Philosophe, le nouveau Président serait aussi monarque assumé.

L’affaire Benalla, pourtant, a transformé le règne en farce. Affaire d’État ou simple barbouzerie, elle a eu l’effet d’un révélateur de l’inconsistance de la fable racontée jusque-là. Les rites et les symboles se sont effondrés ; les ors de la République ont semblé abriter des individus leur étant étrangers. C’était la valse des affaires qui recommençait, avec son cortège de faveurs, de prébendes, de trafics et de privilèges. Emmanuel Macron avait voulu prendre les habits de de Gaulle et ces habits semblaient soudain trop grands. Tout à coup, tout sonnait creux, un jeune homme issu de la banque semblait avoir braqué la République et installé ses amis aux fonctions les plus hautes, les désacralisant du même mouvement.

Crise sociale, les gilets jaunes ont remis la question sociale sur le devant de la scène. Les facteurs d’explication du mouvement sont multiples et les préoccupations d’ordre strictement matériel apparaissent les plus évidentes. Pourtant, cette crise est peut-être aussi spirituelle. André Malraux considérait déjà Mai 68 comme une crise de civilisation et on peut prolonger cette intuition. Qu’importent ses fondements réels ou sa vérité intrinsèque, l’entrée en décadence est un sentiment largement partagé. Par l’utopie et l’incarnation, le politique a pris le relais du religieux dans des temps désenchantés. Il a été cette “foi séculière” marquée du sceau du déni qui offrait une fiction d’unité, une impression de permanence et de sacré. Cette foi a été définitivement perdue dès lors que son sujet a été mis à nu. De Président jupitérien, chef de guerre et gardien du fil de l’Histoire de France, Emmanuel Macron s’est trouvé réduit au rôle de cache-sexe de l’oligarchie. Ni lui, ni Christophe Castaner, ni aucun autre membre du gouvernement ou de la classe politique n’est jugé digne de la République ou de la France. C’est aussi contre cette réalité crue que se sont élevés les gilets jaunes. Porteur d’une aspiration à la régénération du politique – avec tous les dangers que comporte cette idée – ce mouvement semble se battre pour la restauration d’une illusion nécessaire, pour faire vivre la fiction de la dimension sacrée du politique.

Briser les idoles, sacraliser le profane

Le 16 mars dernier, le Fouquet’s était en feu. La plus belle avenue du monde était recouverte de jaune et noyée d’un épais nuage de lacrymogène. L’est-elle seulement ? L’expression consacrée de plus belle avenue du monde cache mal la réalité d’une avenue où ne se rendent jamais les Parisiens. Tout y est trop cher et trop tape-à-l’oeil, en temps normal, les bourgeois du quartier disputent le pavé aux touristes blasés. Comment prétendre que quelques enseignes de luxe puissent exprimer la France ? Sans doute est-ce pour cela que les gilets jaunes en ont fait leur lieu de rassemblement de prédilection. Dans le conflit de classes qui se joue, l’avenue est un champ de bataille idéal. Tout y transpire le fric, le bling-bling et le paraître. Manifester sur les Champs, c’est reproduire l’antique geste iconoclaste : c’est l’idolâtrie des clients du Fouquet’s ou des magasins de luxe qui est condamnée.

Ainsi lors de l’Acte XVIII, régnait une ambiance carnavalesque, avec tout ce que ce terme comprend d’inversion des hiérarchies admises et des rôles sociaux. Il y a quelque-chose de fascinant à voir des ouvriers, des employés et des chômeurs déguster des chocolats Jeff de Bruges récemment pillés devant des départs de feu. Des gens ordinaires prenaient les chaises des terrasses et faisaient une pause, assis au milieu d’une avenue réappropriée. D’ordinaire, ils ne sont pas là chez eux. Trop pauvres, trop « beaufs », trop provinciaux, ils ne sont pas à leur place ; mais le temps d’une journée, l’avenue leur appartient. En miroir de ces scènes improbables, on croise un homme et une femme, la cinquantaine et bien habillés, effondrés, en larmes, complètement paniqués par le chaos ambiant, mais toujours cramponnés aux sacs Gucci ou Cartier qui contiennent les précieux effets qu’ils viennent d’acquérir lors d’une journée de shopping qui a mal tourné. Exproprier l’expropriateur, rarement la sentence de Max Weber s’est mieux appliquée.

En définitive, le combat pour l’endroit traduit un combat pour la dignité. Il est le reflet de l’affirmation de la vie contre les idoles réifiées qui remplissent les vitrines de luxe.

À la vue de ces scènes, on pense au slogan de 1968 “la beauté est dans la rue”. Comme si, par delà les revendications sociales immédiates, il y avait un enjeu à être plus beaux que Macron. Comme si l’esthétisation de la révolte d’un peuple était un levier pour la reconquête d’une dignité perdue.

Marcel, gilet jaune ©Catfish Tomei

Les vidéos des manifestations inondent les réseaux sociaux. À leurs côtés, on voit apparaître de véritables teasers détournés qui annoncent le prochain acte. Des clips de rap amateurs sont tournés en plein cœur des affrontements et enregistrent des millions de vues. Le mouvement s’incarne, aussi. Les leaders sont adulés ou haïs. Éric Drouet, Maxime Nicolle, Priscillia Ludosky sont sortis de nulle part et sont devenus des icônes. D’autres, Jacline Mouraud ou Ingrid Levavasseur, sont rejetées dès le moment où elles semblent vouloir prendre l’ascendant sur le mouvement qui a fait d’elles ce qu’elles sont. La révolte s’inscrit dans l’ordre du symbole et produit ses propres images, sa propre syntaxe, ses propres mythes. Jérôme Rodrigues est représenté en peinture à la manière des révolutionnaires de 1793 sur les physionotraces. Les morts et les blessés sont érigés en héros : une martyrologie pesante s’empare du mouvement.

Ainsi, la bataille esthétique qui se joue est d’abord l’expression d’un conflit plus vaste pour le sacré. Le carnaval inverse les rôles, les événements actuels renversent les valeurs. Le gigantesque portrait de Marcel, travailleur immigré marqué par la vie devenu le symbole d’un rond-point, que montre à voir François Ruffin dans J’veux du soleil, exprime cette idée mieux que tout le reste. Bataille politique et lutte sociale, le mouvement des gilets jaunes est d’abord l’exaltation de la vie permise par la parole libérée.

S’il laisse entendre la voix de ceux que l’on n’entend pas, il est aussi demande de réappropriation de la vie, du travail, de l’État, du pays, du politique. Iconoclaste dans ses modes opératoires, imprégné d’une lourde dimension symbolique depuis ses débuts, ce mouvement n’est pas celui d’une foule haineuse indifférente au sacré dont les commentateurs divers se plaisent à croire qu’ils en détiennent le monopole. Au spectaculaire ridicule de la mise en scène d’un pouvoir affaibli, les gilets jaunes opposent une demande de resacralisation du politique comme ressource partagée. Sans doute n’avait-on pas exprimé depuis des décennies avec autant de clarté, le sens véritable de la Res Publica comme chose publique et de ce fait sacrée.

Priscillia Ludosky : « Les gilets jaunes ont mis un coup de pied dans la fourmilière »

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

Dès les premières semaines, le mouvement des gilets jaunes s’est imposé comme un événement historique majeur. Parti d’une revendication sur la hausse des taxes sur le carburant, il a libéré la parole et mis des centaines de milliers de Français sur les ronds-points et dans la rue. À l’approche du cinquième mois du mouvement, nous avons souhaité nous entretenir avec Priscillia Ludosky. En mai 2018, elle publiait une pétition intitulée « Pour une Baisse des Prix du Carburant à la Pompe ! ». Elle est depuis devenue l’un des principaux visages de la contestation. Avec elle, nous avons parlé services publics, patriotisme, répression, écologie et stratégie, mais aussi du rôle de l’État, d’Europe, de la singularité historique et de l’avenir d’un mouvement qui fera date. Propos recueillis par Antoine Cargoet et Vincent Ortiz. Retranscription réalisée par Agathe Contet. 


LVSL – Le mouvement des gilets jaunes dure maintenant depuis un peu plus de quatre mois. C’est une longévité qui surprend au vu du caractère profondément spontané du mouvement. Comment s’organisent concrètement les gilets jaunes au quotidien pour décider de la stratégie à mener face au gouvernement ? Quels outils sont utilisés ? Est-ce qu’il existe des formes d’organisations autres que les groupes Facebook que l’on connaît ?

Priscillia Ludosky – Il y a des collectifs qui se sont formés, des groupes de travail qui se réunissent régulièrement pour avancer sur certains sujets comme les dépôts de plaintes par exemple, avec la mise en commun de dossiers pour pouvoir mener des actions collectives auprès de la Cour pénale internationale (CPI). Depuis le début du mouvement, on se rend compte qu’il y a des personnes qui se réunissent par affinité de compétences et qui décident de travailler ensemble pour faire avancer certaines choses au sein du mouvement. En l’occurrence ce sont surtout les blessés et les violences qui poussent vers des actions collectives pour qu’elles aient du poids. Il y a aussi des personnes qui s’occupent des sujets liés à la démocratie et qui mettent en place des groupes ou des commissions pour pouvoir pousser la mise en place du RIC – Référendum d’initiative citoyenne. À côté de ça, pour que les citoyens puissent avoir des modes de consultations plus réguliers, une association appelée « démocratie ouverte » a été lancée et elle a mené à la rédaction d’une lettre ouverte adressée au président via Le Parisien. Elle n’a pas donné satisfaction puisqu’il n’y a pas eu de réponse ; cela dit le groupe s’y attendait et leur but était surtout de proposer de mettre en place un observatoire pour pouvoir analyser les résultats du Grand débat et du Vrai débat. Ensuite, on propose de mettre en place une assemblée citoyenne chargée de traiter certains sujets avec des citoyens tirés au sort qui devraient faire des référendums à questions et à choix multiples. Enfin, la troisième proposition dans cette lettre était de mettre en place des outils qui permettraient au citoyen de prendre des initiatives individuelles, pas forcément dans le cadre d’une entreprise ou d’un mouvement.

Il y a donc des petites initiatives qui sont prises, comme cette lettre, mais qui ne sont pas forcément médiatisées ou mises en lumière. Les gens peuvent alors se demander ce qu’on fait dans ce mouvement à part marcher le samedi. Il y a aussi ce que j’appelle des « vocations renaissantes » où des gens créent des associations pour venir en aide aux SDF, font des actions pour aider des personnes en passe de se faire expulser, créent des choses en lien avec l’écologie, le bio, les épiceries solidaires. En fait il y a des gens qui veulent aider et apporter leur pierre à l’édifice différemment que par l’organisation de manifestations, des gens qui ne sont pas purement dans l’activisme mais qui font des actions de solidarité. Au début on n’était que sur des actions de forme pour être vraiment dans la contestation pure mais, peu à peu, des gens se sont organisés en groupes pour faire avancer les choses. Il y a une évolution plus qu’un essoufflement comme on l’entend parfois.

LVSL – En parallèle de ces formes d’organisation horizontales et spontanées, il y a pourtant des leaders identifiés. Certains comme Jacline Mouraud ou Ingrid Levavasseur ont été désavoués dès le moment où ils semblaient prétendre prendre l’ascendant sur le mouvement. L’existence de figures telles que vous, Éric Drouet ou Maxime Nicolle ne témoigne-t-elle pas néanmoins d’un besoin d’incarnation et de représentation ?

PL – Je pense que ce rejet est dû à plusieurs choses. D’abord, au fait que c’est un mouvement purement citoyen et qu’il y a donc un refus d’utiliser le label gilet jaune pour aller en politique. Après, qu’on veuille aller en politique pour essayer de faire changer les choses soit en apportant du concret à des programmes déjà existants soit en créant un programme, pourquoi pas. Ce qui dérange c’est l’utilisation de ce label gilet jaune qui revient à créer un parti gilet jaune alors que c’est un mouvement qui dénonce plein de choses et dont on ne peut pas tirer un parti politique. Selon moi, c’est avant tout pour cette raison qu’il y a eu un rejet immédiat des personnes qui ont tenté d’aller dans cette direction. De plus, on a beaucoup mis en avant l’envie d’un nouveau système de représentativité. Dès lors, il est certain que lorsqu’un quelqu’un choisit tout de suite d’aller en politique et de créer une liste aux européennes, ce n’est pas en phase avec ce que les gens souhaitent.

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

Concernant la représentation, c’est étonnant parce qu’il y a des personnes qui ont ce besoin et d’autres non. Parmi les « figures » comme on dit, il n’y a pas ce besoin. C’est assez gênant en fait parce qu’il y a des gens qui ont des attentes par rapport aux « figures » alors que c’est déplacé d’en avoir. Je n’ai pas la responsabilité de parler au nom de quelqu’un spécifiquement. Il y a des personnes qui viennent me voir en me demandant de dire ou de faire certaines choses et pourquoi je n’ai pas fait ou dit d’autres choses. Ce que moi je dis c’est qu’on pourrait faire ça ensemble. Lancez l’initiative et on viendra. On ne peut pas tous être sur tous les fronts et c’est ce qui fait la force du mouvement : c’est un panel de la population, il y a de tout et donc beaucoup de compétences. Le mouvement des gilets jaunes est un réseau énorme de toutes les qualifications qu’on peut retrouver dans le pays parce qu’on a des gens issus de tous les domaines. Il y a des personnes que je rencontre qui me disent qu’elles sont exclusivement sur la fabrication de tracts, d’autres sur la communication. C’est un peu comme s’il s’agissait d’une multinationale avec des branches partout. Si demain vous voulez lancer quelque chose, vous avez toutes les compétences nécessaires. Encore faut-il se connaître, être en lien et faire jouer un peu son réseau mais ça se trouve rapidement et je pense que c’est une force.

« Je pense qu’on a appris à se parler. »

Cependant, dans la mesure où certains ont besoin d’être très structurés, cette manière de fonctionner peut par moment devenir une faiblesse, notamment au niveau des actions. On aurait pu, par exemple, être aussi efficaces que les activistes du mouvement climat sur certains modes d’actions si on avait leur organisation. Seulement ce sont des associations très bien organisées et structurées depuis un certains temps. Ils ont des règles et des stratégies bien précises de par leur organisation alors que le mouvement des gilets jaunes, c’est une manifestation spontanée de personnes. On ne peut donc pas le traiter comme on traite des mouvements structurés. C’est à la fois une faiblesse et une force.

LVSL – La plupart des mouvements sociaux se focalisent sur une revendication particulière et ne prennent pas cette dimension globale capable de parler à tous. Comment est-ce que vous interprétez cette dimension du mouvement ?

PL – Je ne sais pas si c’était une question de timing, mais au moment où j’ai lancé la pétition j’ai été inondée de courriels et de messages sur Facebook de personnes qui me disaient qu’il y avait plein de choses qui n’allaient pas et qu’il fallait qu’on le dise maintenant. C’est comme s’il y avait une fenêtre qui s’était ouverte avec la pétition : il faut dire ceci, il faut dire cela, il faut tout dénoncer, sortir dans les rues. Certains décrivent cela comme une étincelle, une goutte d’eau, on m’a dit que les gilets jaunes ont mis un coup de pied dans la fourmilière. Les gilets jaunes sont toujours décrits comme étant une sorte de déclic, il y a eu ce besoin de dire collectivement ce qui ne va pas alors qu’avant on ne le disait pas, ou bien on le disait mais en cercle restreint. Je ne sais pas si, en faisant ça un an avant ou un an après, le résultat aurait été le même. J’ai l’impression qu’il y a eu une fenêtre qui a fait que le mouvement est apparu ainsi.

« On parlait justement du patriotisme, je pense que ce qui appartient à l’État appartient à la France. Donc l’idée de vendre, c’est vendre à l’insu de la France. »

Je pense qu’on a appris à se parler. Il y a eu l’arrivée spontanée sur les ronds-points qui sont tout de suite devenu un lieu d’échange. Habituellement on ne s’intéresse pas à son voisin, c’est métro, boulot, dodo : on rentre chez soi, on ne sait pas ce qui se passe dans notre bâtiment, on ne connaît pas les soucis de son voisin et même au sein d’une famille on apprend parfois les problèmes des autres seulement lorsqu’ils éclatent réellement. On est très cloisonnés, renfermés sur nous-mêmes, on a honte de notre situation alors qu’on est tous concernés par les mêmes choses. On pense amener les gens à s’exprimer, à les sortir de chez eux et de l’isolement et à découvrir qu’ils ne sont pas seuls dans leur situation, qu’on fait partie du même monde, de la même société, du même pays et que si on a quelque-chose à dire et à dénoncer à propos du système, il faut qu’on le fasse ensemble. Je pense que le mouvement est né de la réouverture du dialogue et de la prise de conscience de qui on est en tant que citoyen, de ce qu’on représente.

LVSL – Le mouvement est marqué par une réappropriation des symboles nationaux. On entonne la Marseillaise comme on chante des versions revisitées des chants de supporters de juillet dernier et on brandit le drapeau français comme complément du gilet jaune. Est-ce que ça s’inscrit dans la suite de la coupe du monde, ou même des attentats qui ont contribué à créer ce sentiment d’unité ? Est-ce qu’il y a une envie d’être ensemble, de faire peuple à nouveau ? Quels en sont les principaux déterminants ?

PL – Je crois que oui. Les événements sportifs aident, ils aident toujours, mais c’est très éphémère. Il est possible que ça ait été dans la continuité parce que le mouvement a débuté peu de temps après. Les moments comme ça où on se bat tous à travers une équipe pour obtenir quelque chose, que ce soit une place quelque part où une victoire lors d’un tournoi, ça réveille un petit sentiment patriotique. Alors je ne saurais pas dire si c’est dans la continuité mais je pense que ça y participe. D’ailleurs j’entendais des gens dire « On sort pour la coupe du monde et on ne sort pas pour les gilets jaunes ».

LVSL – De la disparition des services publics de proximité au blocage des péages jusqu’à la contestation de la vente d’Aéroports de Paris, les gilets jaunes accusent Emmanuel Macron de brader les biens nationaux. Quel rôle joue la défense des services publics dans le succès que rencontre ce mouvement ? Est-ce que, en dépit des procès en anti-étatisme et en poujadisme intentés aux gilets jaunes, il n’y a pas au contraire une volonté de se réapproprier l’État ?

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

PL – Au départ on nous a beaucoup dit qu’on ne voulait pas payer de taxes. Moi je répondais que ce n’est pas que l’on ne veut pas payer de taxes, on en paye déjà et on sait ce que c’est censé financer, mais qu’on dénonce le fait qu’elles ne servent pas ce qu’elles devraient financer. C’est le manque de transparence et les grosses inégalités qui sont dénoncés. On parlait justement du patriotisme, je pense que ce qui appartient à l’État appartient à la France. Donc l’idée de vendre, c’est vendre à l’insu de la France. D’autant plus quand on sait ce qu’il s’est passé avec les autoroutes, où ils font des bénéfices énormes sur le dos des citoyens en augmentant constamment les prix des péages. À un moment donné, c’était tellement exorbitant qu’en 2015 le président, qui était ministre de l’Économie à l’époque, et Ségolène Royal, ont signé un contrat en catimini à l’intérieur. Ils sont en ce moment en train de ressortir les clauses du contrat mais on sait déjà que l’une d’elles, qui consistait à geler les tarifs, disait que les propriétaires des péages récupéreraient ce qu’ils avaient gelé sur les quatre années suivantes. Donc il y a aussi ces magouilles internes qui mènent à une certaine méfiance vis-à-vis de ce qui est en train de se faire avec ADP.

 

« On se demande si, en tant qu’État, on a encore le droit de décider de ce qui est bon pour le pays. »

En fait on vend, mais surtout on brade, et au final ce sont nous, les citoyens, qui payons les pots cassés. Je pense que c’est ça qui fait que ces sujets reviennent sur la table, après ce qu’ils ont fait avec les autoroutes, on se demande ce que ça va donner avec ADP.

LVSL – La réduction des dépenses publiques et même la privatisation de ces services publics est souvent justifiée par la contrainte européenne et les critères de convergence de Maastricht. La question européenne se pose-t-elle avec de plus en plus d’acuité à mesure que les mois passent ? Est-ce que c’est en train de devenir un objet d’attention central ?

PL – On le voit de plus en plus dans les débats des gilets jaunes où beaucoup de personnes se demandent s’il est utile de rester dans l’Union européenne ou s’il ne faut pas toucher à certains traités pour changer les choses. C’est encore lié au patriotisme et à ce qui l’entoure : on veut bien faire partie d’une communauté, mais dans la réalité on se rend compte qu’avec elle le chef de l’État n’a pas une grande marge de manœuvre. On sait que certaines grandes multinationales ne sont pas aussi taxées qu’elles le devraient par rapport aux TPE et PME, qui elles, incarnent l’économie du pays. On se rend bien compte qu’il y a ainsi de grosses inégalités et on se dit que ce sont encore les mêmes qui sont privilégiés parce que l’Europe le décide. On se demande si, en tant qu’État, on a encore le droit de décider de ce qui est bon pour le pays. Le sujet revient donc régulièrement dans le débat en ce moment.

LVSL – Est-ce que ça n’a pas constitué un point aveugle du mouvement pendant longtemps ?

PL – C’est un mouvement qui est jeune. Moi j’en entends parler depuis janvier mais peut-être que ça avait été discuté avant. Je trouve au contraire que la réflexion a été très rapide, surtout quand on voit d’où on est parti et là où on en est aujourd’hui, avec toutes les initiatives mises en place depuis janvier. Sachant qu’il y a eu les fêtes entre temps et le besoin de faire connaître le mouvement, pour moi c’est très rapide, peut-être même trop rapide.

LVSL – Les images des pillages, et particulièrement l’incendie du Fouquet’s le 16 mars dernier, ont fait le tour du monde. Quelle est la portée symbolique d’organiser des manifestations dans les quartiers et les arrondissements les plus bourgeois de la capitale ?

PL – Je pense qu’il s’agit d’un symbole des lieux de décisions et ce sont des vitrines à l’international. C’est différent de défiler dans un petit village, même si ça a un sens au niveau départemental. Je suis allée manifester dans d’autres villes et beaucoup de gens m’ont remercié de mettre la lumière sur leur ville parce qu’on n’en parle jamais alors qu’ils ont des problèmes comme des taux de chômage très élevés. Malheureusement, pour être vus à l’international, ce sont les lieux dont vous parlez qui attirent l’œil et c’est pour ça que ce sont les principaux lieux de destination des manifestations.

LVSL – Est-ce que vous pensez que c’est pour ça que le mouvement des gilets jaunes est plus efficace que n’importe quel autre mouvement social qui se contente de défiler dans les quartiers où il n’y pas d’enjeu symbolique ou matériel ?

PL – Je pense que ça vient en partie des lieux parce qu’il y a tout de suite un enjeu, on essaie systématiquement de nous détourner de certains quartiers lorsqu’un trajet est annoncé, ils réagissent sur certains points bien précis. Je pense par exemple à la fois où on avait voulu organiser un parcours qui passait par le quartier des ambassades, tout de suite il y avait eu des alertes. De toute façon, à Paris, on a l’impression qu’on ne peut rien faire : tous les lieux sont sensibles, Paris en elle-même est sensible. Donc effectivement, je pense que les lieux des manifestations participent au fait d’être plus écoutés, ainsi que le fait qu’on ne représente pas un corps de métier et que l’on n’a pas en face une personne avec qui négocier, à qui on peut promettre des choses qui ne vont jamais arriver plus tard. Il y a plusieurs profils qui représentent la population et qui sont dehors pour manifester pour tout ce qui ne va pas, donc c’est difficile à arrêter.

LVSL – Justement en termes de stratégie, Éric Drouet évoquait récemment l’idée de bloquer les dépôts pétroliers. Est-ce que vous pensez que ce genre d’actions consistant à s’attaquer aux secteurs stratégiques de l’économie, pourraient à terme être efficaces ?

PL – En réalité ce sont des choses qui se font tout le temps, il y a beaucoup de blocages et franchement si on devait les recenser, il y en aurait toutes les semaines depuis novembre. D’ailleurs il aurait été intéressant de faire ce travail, c’est peut-être trop tard maintenant mais si on l’avait fait on verrait qu’il y a beaucoup de blocages en province.

« Le Président nous a beaucoup vanté le Grand Débat, je pense qu’il est attendu au tournant, c’est le prochain grand rendez-vous. »

On n’en parle pas vraiment mais il y a aussi des groupes qui continuent à faire des actions un peu différentes, notamment les « gilets jaunes Opération spéciale », qui vont chez Starbucks, Facebook, qui demandent à prendre un rendez-vous, envoient des courriers recommandés pour être reçus et demander pourquoi ils ont des avantages fiscaux. Il y en a d’autres récemment qui sont allés chez Monsanto. Ils essaient en fait d’associer un message avec leurs actions pour qu’on comprenne pourquoi les gens investissent des lieux, dans quel but. De cette manière les personnes qui ne connaissent pas vraiment les raisons, qui pensent que ce sont des blocages uniquement pour bloquer, comprennent le message et voient aussi qu’en tant que citoyens, on n’a pas d’autres modes d’action possibles. Quand on fait un blocage devant Monsanto, ça figure dans les médias, parce que c’est Monsanto. Les gens ont peut-être du mal à comprendre ces actions de blocages donc je pense que c’est important de mettre le message qui va avec. Ce genre d’actions qu’Éric Drouet propose existent déjà et devraient plutôt être associées à un message qui puisse être diffusé après.

LVSL – Si le mouvement a eu autant d’impact, c’est aussi parce qu’il a investi les lieux de vie qu’étaient les ronds-points. Ces lieux de passages ont un impact sur chacun au quotidien, tandis que les manifestations le samedi sont beaucoup plus localisées. Si elles occupent l’agenda médiatique, elles ne touchent personne dans son quotidien. Est-ce que c’est pertinent de continuer à manifester tous les samedis ?

PL – C’est utile pour certaines choses. Il y a des gens qui vont trouver inutile d’investir les ronds-points alors qu’ils n’ont même pas idée de l’impact que ça a eu sur le mouvement, les personnes présentes pouvaient communiquer les unes avec les autres. Il y a aussi eu beaucoup de communication avec les automobilistes sur les péages et avec les passants sur les ronds-points qui s’arrêtaient pour discuter. Il y avait des personnes avec des difficultés quotidiennes sur les ronds-points et qui pouvaient ainsi partager leur quotidien et leurs conditions de vie en expliquant ce qu’ils font là aux passants. Le mouvement s’est tout de suite propagé comme une trainée de poudre, du moins en province, grâce à ces ronds-points. Les actions du samedi, ce sont des personnes qui ne sont pas forcément sur les ronds-points mais qui veulent aussi montrer leur mécontentement ou leur soutien. Au moins, il y a un peu plus de liberté le samedi parce que tout le monde ne travaille pas. D’autres personnes se consacrent exclusivement aux actions nocturnes comme les blocages. Je pense que tous ces types d’actions peuvent cohabiter parce que c’est nécessaire pour montrer que le mouvement est encore là, qu’il existe et qu’on attend des réponses.

LVSL – Est-ce qu’un nouveau type d’action d’envergure telle que l’occupation des ronds-points est prévue ces prochaines semaines ou ces prochains mois ? Est-ce que, finalement, le 16 mars n’était pas une sorte de baroud d’honneur et est-ce qu’il va être possible de redonner une vitalité au mouvement ?

PL – Je pense que c’est possible. Au départ les syndicats ne savaient peut-être pas vraiment comment se situer dans le mouvement parce qu’on a beaucoup dit qu’il s’agissait d’un mouvement citoyen, et c’est le cas, donc en tant que syndicat, faire valoir les intérêts des salariés dans un mouvement citoyen n’est pas évident. Aujourd’hui je pense qu’il est intéressant de converger en faisant des actions avec les syndicats, comme une grève générale qui pourrait impliquer tout le monde. Il faut vraiment travailler là-dessus pour que le mouvement soit plus étendu et que tout le monde s’y retrouve et n’ait pas l’impression d’être entre deux chaises. Je pense qu’on doit essayer d’arriver à faire des grèves générales mieux organisées, plus soutenues et qui durent plus longtemps. Il y a aussi les mesures qui doivent être annoncées par le président qui nous a beaucoup vanté le Grand Débat et je pense qu’il est attendu au tournant, c’est le prochain grand rendez-vous.

LVSL – La question de la grève générale s’est en effet posée. Les gens allaient sur les ronds-points le soir après le travail, la nuit, c’était épuisant mais le mouvement n’a pas investi les lieux de travail. Est-ce qu’il va être capable de le faire et est-ce que vous comptez sur les syndicats pour vous y aider ?

PL – Il y a des actions de convergence, je pense notamment à Castorama, où gilets jaunes et syndicats ont investi les lieux à cause de postes qui allaient être supprimés. En province aussi il y a des actions qui se font dans ce cadre-là. Cela dit, il n’y a pas de revendications purement syndicales attachées aux conditions de travail des employés, où on les voit beaucoup moins que les revendications liées au pouvoir d’achat. Dans le cadre de ces fameuses grèves, pourquoi ne pas justement faire valoir ces sujets-là, puisqu’ils sont maîtrisés par des groupes qui travaillent dessus depuis des années et qui pourraient véhiculer ces messages peut-être mieux que d’autres.

« On dissocie écologie et social alors que ce n’est pas dissociable : on a besoin de mieux respirer, de mieux vivre et de mieux consommer. »

Il y a aussi le sujet de l’écologie où on nous a dit qu’on était opposé aux écologistes alors que ce n’est pas le cas. Il y a ainsi eu des convergences d’actions avec des associations pour le climat et on a vu le 16 mars qu’il y avait un très grand nombre de personnes dans les rues avec ces associations et les gilets jaunes. Les gens allaient d’une manifestation à l’autre, il y a eu une convergence toute la journée. À côté de ça, il aurait fallu une grève générale qui aurait mis tout le monde dans la rue.

LVSL – Au départ le mouvement était analysé par les médias comme étant anti-taxe sur les carburants et donc forcément anti-écologiste. Quelles sont les actions ou les stratégies prévues pour faire converger les demandes issues des gilets jaunes et celles du mouvement écologiste ?

PL – En fait on dissocie écologie et social alors que ce n’est pas dissociable : on a besoin de mieux respirer, de mieux vivre et de mieux consommer. Ces sujets-là sont opposés volontairement selon moi, parce que si on se rend compte qu’il faut les traiter ensemble, il serait très facile d’obtenir des mesures cohérentes, ce qui n’est pas le but du pouvoir. Je considère le mouvement à la manière de phares : il met en lumière ce qui est dans l’ombre. Les gens qui travaillaient dans l’ombre, les travaux des associations, les injustices qui nous cloisonnent ou nous isolent, tout est mis en lumière. La couleur jaune n’est pas si mal finalement, elle met les phares sur ce qui ne va pas.

LVSL – Malgré quatre mois de contestation, les gains sociaux immédiats du mouvement sont relativement faibles, les annonces d’Emmanuel Macron n’ont peut-être pas été à la hauteur. Pourtant une rupture culturelle majeure semble s’être amorcée. Si le mouvement devait s’arrêter aujourd’hui, que resterait-il des gilets jaunes ?

PL – Je dirais qu’il resterait une grosse prise de conscience sur certains sujets qui a permis de se soucier beaucoup plus des autres et de donner un regain d’intérêt aux sujets liés au climat. On voit par exemple que les étudiants se mobilisent tous les vendredis et ça va s’intensifier. C’est bien parce que ça commence plus tôt, avec des générations beaucoup plus jeunes, ça donne de l’espoir pour le futur. On se dit que s’ils se rendent comptent des choses plut tôt, peut-être qu’il y a de l’espoir pour que ça se passe mieux à l’avenir et qu’il y ait des sujets qui soient vraiment pris en compte. Si on commence par des actions de désobéissance civile à cet âge-là, ça aura forcément un impact plus tard.

En ce qui concerne la démocratie, je pense qu’il n’y aura pas d’effets immédiats, mais qu’à long terme ce ne sera plus ignoré, je n’arrive pas à imaginer que ça puisse l’être.

Concernant les autres sujets sur la fiscalité et le pouvoir d’achat, je ne vois pas d’autres manières que de faire des rapports de forces avec les manifestations, sauf si le RIC est mis en place. Les choses pourront alors se passer comme ailleurs où, quand on veut proposer des choses et pousser des mesures, on a le droit de lancer un référendum et de faire des débats dessus. Le RIC nous dispenserait peut-être de faire des manifestations.

LVSL – Un article du Monde publié le 22 décembre dernier et intitulé « Depuis la crise des « gilets jaunes », la vie à huis clos d’Emmanuel Macron » évoquait le voyage chaotique du Président de la République au Puy-en-Velay après l’incendie de la préfecture lors de l’Acte III. À ce moment-là, avez-vous senti que le pouvoir avait peur ?

PL – Oui, rien qu’à la posture du président lorsqu’il a annoncé les mesures, c’était une posture très fermée, très crispée, pas du tout sereine et quand on se tient comme ça pour faire un discours, on n’est pas très à l’aise. Même au niveau du gouvernement, la façon dont les choses se passaient, des personnes ont été limogées ou s’en sont allées d’elles-mêmes et on sentait qu’il y avait une certaine fragilité. Il y a aussi eu le cafouillage quand ils ont annoncé des mesures mais que certains sont revenus dessus à plusieurs reprises en décembre, ils faisaient machine arrière et n’étaient pas d’accord entre eux. Certaines choses étaient annoncées puis décommandées publiquement. On sentait que quelque chose n’allait pas.

Priscillia Ludosky, le 23 mars 2019 à Paris © Clément Tissot / DR

LVSL – Êtes-vous êtes confiante pour la suite du mouvement ?

PL – Je ne dirais pas confiante non, je dirais même que ça fait peur parce qu’on se dit qu’on vit dans un pays libre mais on se rend compte que dès lors que quelque chose ne va pas dans leur sens, il y a de très fortes répressions. Je pense que beaucoup de gens ne se rendent pas compte de ce qu’il se passe dans la rue. Je ne parle pas d’une personne qui serait agressive et qui aurait en face une réponse qui correspond à son agressivité, mais je parle de gens qui marchent dans la rue et à qui on demande d’enlever leurs gilets. Ça paraît ridicule mais c’est extrêmement grave, c’est un peu comme si on me demandait d’enlever mon manteau sans quoi je ne pourrais pas traverser de l’autre côté de la rue.

« J’ai de l’espoir mais je ne suis pas confiante. »

Tout de suite, en pensant gilet jaune on pense à un mouvement activiste, à un militantisme dont il faudrait peut-être se méfier, mais il s’agit à la base d’un vêtement. Une personne a reçu une amende pour avoir porté un pull marqué « RIC », c’est grave et les gens ne se rendent pas compte de ce qui est en train de se passer. On ne parle pas de gens agressifs, il y a beaucoup de retraités, de couples, ce ne sont pas des délinquants qui sont dans la rue. Il faut se poser les bonnes questions et moi je ne suis pas confiante quand je vois ça, ça fait peur. Certaines personnes ont été éborgnées, elles ne lançaient pas de pavés, c’étaient des personnes qui filmaient, beaucoup d’entre elles étaient en train de faire des directs, c’est hallucinant. C’est triste, on se dit que ce n’est pas comme si on voulait instaurer une dictature et qu’on nous empêchait à tout prix de le faire ; on est sur des sujets basiques comme la fiscalité, l’écologie, la démocratie et je trouve inquiétant le fait que l’on soit attaqués de toutes parts. J’ai de l’espoir mais je ne suis pas confiante.

Il y a beaucoup de gens qui travaillent pour que les choses se fassent comme il faut et que les mesures auxquelles on croit puissent passer. Cependant on ne nous facilite pas la tâche. Il faut garder espoir parce que c’est pour le bien commun. Tout le monde ne peut pas être d’accord avec toutes les mesures mais le but final n’est pas de nuire, donc il n’y a pas de raisons pour qu’on subisse autant d’attaques.