Affaire Benalla : de l’inutilité politique de la procédure pénale

Michele Limina, Creative Commons
Emmanuel Macron au forum économique mondial. ©Michele Limina

Une commission d’enquête parlementaire ? Quel intérêt ? S’étonnait-on ces derniers jours dans les rangs de la majorité. Que va-t-elle nous apprendre de plus que le travail de la justice ? La réponse, assez simple, tient pourtant en un seul mot : l’essentiel.


Contrairement au récit donné par le pouvoir, la création d’une commission d’enquête parlementaire sur l’affaire Benalla à l’Assemblée nationale n’a été ni une chose facile, ni une évidence aux yeux de la majorité LREM pour le moins frileuse, sinon réticente sur le sujet. Les différentes oppositions se sont en effet relayées dans une bataille parlementaire pugnace de demandes procédurales à l’issue de laquelle le groupe de Richard Ferrand a fini par concéder la transformation de l’actuelle commission des lois en commission d’enquête.

Le principal motif de résistance des députés de la majorités arguait en effet l’ouverture récente d’une enquête judiciaire jugée suffisante à leurs yeux pour que soit établie la chaine de responsabilités ayant mené aux exactions de M. Benalla. Pourtant, si les auteurs directs des faits révélés par la vidéo de Nicolas Lescaut pourraient écoper d’une condamnation pénale, la chose est beaucoup plus incertaine pour leurs supérieurs hiérarchiques.

Paradoxe relevé plusieurs fois, c’est justement au fait de ne pas appartenir à la police qu’Alexandre Benalla doit la lourdeur de sa peine médiatique, et celle – éventuelle – de sa condamnation pénale. La sanction pénale des violences en réunion pour lesquelles sont mis en examen messieurs Crase et Benalla est en effet conditionnelle. Les victimes présumées doivent ainsi faire valoir une incapacité de travail de plus de huit jours (article 222-11 du code pénal), ou une « vulnérabilité particulière apparente » (article 222-13, 2°) ou leur état de témoin d’un crime ou d’un délit (article 222-13, 5°) pour pouvoir espérer une condamnation de trois ans de prison et de 45 000 euros d’amende, ce qui n’a rien d’évident au vu du contexte particulier de l’action et du délai de réaction judiciaire.

En revanche, l’usurpation de fonctions d’un policier, (ici « l’immixtion dans l’exercice d’une fonction publique ») requiert de plein droit les mêmes peines (article 433-12 du code pénal).

“Si les auteurs directs des faits révélés par la vidéo de Nicolas Lescaut pourraient écoper d’une condamnation pénale, la chose est beaucoup plus incertaine pour leurs supérieurs hiérarchiques”

Mais qu’en est-il des autorités potentielles dont relève monsieur Benalla ?

Évacuons d’emblée le cas du président de la République. Protégé par les dispositions constitutionnelles qui lui aménagent une immunité présidentielle (en premier rang l’article 67 de la constitution actuelle), monsieur Macron ne peut être entendu d’aucune institution judiciaire avant juin 2022 au plus tôt. Sauf à attendre quatre ans – une éternité en politique – l’enquête judiciaire ne nous serait donc d’aucun secours pour évaluer sa responsabilité pénale ou même sa vision des faits.

Premier auditionné par cette nouvelle commission d’enquête parlementaire, le ministre de l’Intérieur s’est défaussé de toutes responsabilités, réfutant notamment l’application de l’article 40 du code de procédure pénale à son cas personnel. Au cœur des discussions de la commission, l’article de loi oblige en effet « toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire » ayant connaissance d’un crime ou d’un délit à rapporter les faits sans délai à la justice. Invoquant une position fidèle à celle de ses prédécesseurs, il s’est estimé libre des obligations formulées par le texte légal. Proposant une interprétation différente, la députée Daniele Obono (LFI) a avancé, lors de l’audition du ministre, qu’en tant « qu’autorité constituée » il était concerné par l’article en question.

La question de savoir si un ministre doit répondre au même titre que les agents de son ministère aux obligations de l’article 40 du code de procédure pénale n’est cependant pas résolue clairement par nos institutions. Et M. Collomb a beau jeu de profiter d’un flou relatif sur le sujet.

Ainsi en 2013 la Garde des Sceaux Mme Taubira, répondant aux questions d’une députée, Mme Véronique Louwagie (UMP), avance que : « Le concept d’autorité constituée (…) permet d’inclure sous ce vocable, selon la doctrine, toute autorité, élue ou nommée, nationale ou locale détentrice d’une parcelle de l’autorité publique.» Sans toutefois évoquer le cas des membres du gouvernement : sont référencées des décisions de justices qui concernent des maires ou des conseillers généraux, mais point de jurisprudence sur les ministres.

“La disposition du code de procédure pénale mentionne bien une obligation faite aux fonctionnaires de rapporter les crimes et les délits… mais ne prévoit pas de sanction en cas de violation de cette obligation”

Du reste, si M. Collomb devait être entendu par des juges, ce serait par ceux de la Cour de Justice de la République. Encore en vigueur aujourd’hui (M. Macron a pour projet de la supprimer), l’institution ne s’est pas fait remarquer pour sa probité ou son indépendance à l’égard du pouvoir exécutif. Et au regard de son dernier jugement rendu au terme du procès de Christine Lagarde, il y a peu d’espoir pour que sa lecture dudit article 40 soit différente de celle de M. Collomb.

Exit la responsabilité pénale de M. Collomb donc.

Le directeur de cabinet de l’Elysée M. Patrick Strzoda ou son secrétaire général Alexis Kolher, le chef de cabinet de la place Beauvau M. Jean-Marie Girier, ou encore le préfet de police M. Michel Delpuech sont eux, en tant que hauts fonctionnaires, pleinement concernés par ce fameux article 40. Le juge d’instruction tient-il là de quoi engager leur responsabilité pénale ? C’est sans compter le goût du droit français pour les contradictions baroques. La disposition du code de procédure pénale mentionne bien une obligation faite aux fonctionnaires de rapporter les crimes et les délits… mais ne prévoit pas de sanction en cas de violation de cette obligation. La Cour de Cassation (la plus haute autorité en matière de droit pénal) a en effet elle-même entériné cette absence de sanction (Cour de cassation, Chambre criminelle, 13 octobre 1992, 91-82456). Autrement dit, les autorités publiques ayant pris connaissance des actes de messieurs Benalla et Crase sans les avoir mentionnés à un procureur ne risquent… rien.

Tout au plus le manquement à l’obligation de dénonciation peut-il constituer un motif de sanction disciplinaire. Or, en dehors du registre politique, les deux supérieurs hiérarchiques de ces hauts fonctionnaires M. Macron et M. Collomb n’ont aucun intérêt à sanctionner leurs collaborateurs puisqu’ils ne sont eux-mêmes pas inquiétés judiciairement ou administrativement.

Sont ainsi écartés des responsabilités pénales tous les individus ayant pris connaissance des faits après leur commission. C’est à dire la quasi-totalité de la hiérarchie.

Restent les policiers et l’officier dirigeant les opérations sur le terrain au moment des faits. Eux peuvent être concernés par l’article 434-1 du code pénal qui oblige « quiconque ayant connaissance d’un crime dont il est encore possible de prévenir ou de limiter les effets (…) » à informer les autorités judiciaires ou administratives. Encore que ce soit là, justement, la vocation première de la police.

“En reportant sur l’institution judiciaire la charge de donner aux citoyens le sentiment d’un juste contrôle des activités de l’Élysée, tâche dont elle n’a honnêtement pas les moyens, on [prend] le risque conséquent de tuer dans l’opinion tout sentiment de justice”

Ils auraient pu également se saisir de l’article 73 du code pénal (oui oui, ce même article dont se prévaut M. Benalla pour sa défense) qui donnent « qualité (…), dans les cas de crime flagrant ou de délit flagrant (…), à toute personne pour (en) appréhender l’auteur ». Ici, pas d’obligation mais une simple opportunité d’intervention.

Au-delà de l’ironie de la situation – on peine à retenir le plaisir d’imaginer la scène surréaliste des deux victimes présumées appréhendant M. Benalla au titre de l’article 73 du code pénal – on touche ici clairement aux limites du simple droit positif. Il y a dès lors tout à parier que le volet pénal du cas Benalla ou Crase se limitera à leur seule personne, ou éventuellement à l’implication de quelques complices directs.

Pour le reste, cette brève plongée dans les limbes capricieuses du droit nous montre assez à quel point la procédure pénale est inadaptée lorsqu’il s’agit de mettre en lumière les responsabilités du pouvoir exécutif – quel que soient les niveaux de commandements impliqués – problème qui ne semble trouver de terrain de résolution satisfaisant que dans le champ politique. Se serait-on contenté de l’enquête judiciaire, et de sa sœur jumelle administrative, on manquait toute occasion de purger la crise politique actuelle. En reportant sur l’institution judiciaire la charge de donner aux citoyens le sentiment d’un juste contrôle des activités de l’Élysée, tâche dont elle n’a honnêtement pas les moyens, on prenait le risque conséquent de tuer dans l’opinion tout sentiment de justice.

À cet égard, on ne voit guère d’autre solution que le débat public pour résoudre les questions soulevées par le cas Benalla. Messieurs Macron et Collomb ainsi que leurs plus proches collaborateurs ne peuvent que s’exprimer et s’expliquer politiquement devant les Français, c’est à dire au regard des valeurs, des projets et des postures qu’ils ont souhaité incarner au cours de cette première année du quinquennat présidentiel. Et puisqu’il s’agit de faire vivre le plus possible ce débat dans les cadres institutionnels existant, la création de commissions d’enquête parlementaire (Assemblée et Sénat) paraît de loin la meilleure option.

 

Crédits photos : ©Michele Limina

Le néolibéralisme se met à jour : Macron, Rivera et Renzi

De gauche à droite Pierre Musso, François Cocq, Raphaëlle Martinez, Vincent Dain et Juan Branco.

Vous n’avez pas pu assister à notre Université d’été ? Revisionnez le débat autour des dernières évolutions du néolibéralisme. Nous recevions Vincent Dain (LVSL), Pierre Musso, François Cocq (France insoumise) et Juan Branco.

©Ulysse Guttman-Faure

“Macron est l’aboutissement de la reconversion de la social-démocratie” – Entretien avec Fabien Escalona

Fabien Escalona est politiste, rattaché à l’Institut d’études politiques de Grenoble et à l’UPMF. Il est également chroniqueur politique dans les colonnes de Mediapart depuis la campagne présidentielle de 2017. Auteur d’une thèse récemment parue sur la reconversion partisane de la social-démocratie à la fin des années 1970, il revient pour nous sur les évolutions de la famille social-démocrate depuis l’après-guerre et sur les développements politiques récents, notamment l’élection d’Emmanuel Macron.


LVSL – Les années 1945-1975 sont généralement considérées comme l’âge d’or de la social-démocratie. Pourriez-vous revenir sur ce que vous qualifiez de « régime social-démocrate keynésien » ?

Fabien Escalona – Je n’emploie pas le terme d’âge d’or mais plutôt celui d’apogée, dans la mesure où même dans ces années-là, il y a quand-même eu des phases parfois longues où les partis sociaux-démocrates étaient dans l’opposition. Et puis c’est une période dont il ne faut pas exagérer le caractère progressiste : sur le plan économique tout n’était pas rose et il subsistait tout un ensemble de dominations sexistes, patriarcales, etc. On a souvent tendance à idéaliser, sous une forme nostalgique, ces années-là. Il faut se garder de le faire.

Je parle d’apogée parce que, sur la longue durée, c’est la période où les partis sociaux-démocrates en Europe de l’Ouest ont globalement obtenu leurs meilleurs résultats électoraux. C’est à ce moment qu’ils ont eu la plus grande marge de manœuvre, où leur originalité est la plus forte. C’est la raison pour laquelle je parle de « régime social-démocrate keynésien », dans une allusion au régime d’accumulation du capital dont parle l’école de la régulation. On peut aussi employer le terme de configuration social-démocrate, c’est-à-dire un certain agencement entre un projet, une doctrine, des politiques publiques, une coalition d’électeurs, un type d’organisation du parti et l’inscription de ces dimensions dans un contexte donné.

Ce régime social-démocrate avait une grande cohérence. Cohérence interne avec le keynésianisme, l’appui sur les classes moyennes et populaires et des organisations héritées des partis de masse. Tout cela s’inscrivait bien dans le paysage politique de la Pax Americana (l’équilibre entre les deux superpuissances) et dans le contexte des accords de Bretton-Woods qui apportaient une certaines stabilité internationale dans le domaine économique, dans un contexte de haute croissance et d’apogée du fordisme, cercle vertueux entre production de masse et consommation de masse.

Pour autant, les salariés demeuraient en position subalterne dans les entreprises. On restait dans le cadre du capitalisme, l’ordre social n’était pas subverti. Mais c’est à cette période que la social-démocratie a poussé le plus loin son agenda de défense des salariés et de progrès social.

LVSL- Vous faîtes de la crise économique des années 1970 le facteur principal du déclin de la social-démocratie et l’élément déclencheur de ce que vous appelez la « reconversion » des partis sociaux-démocrates.

Fabien Escalona – Oui. Il y a à la fois l’épuisement du régime fordiste et keynésien avec le déclin de la productivité, l’internationalisation des chaînes de valeur, etc. On observe également des changements de compositions des classes populaires avec, par exemple, le déclin de la classe ouvrière historique. Beaucoup de bouleversements de moyen-terme se révèlent dans les années 1970. Surtout, on observe un déclin qui va s’avérer durable des taux de croissance. C’est un phénomène majeur car les taux de croissance élevés permettaient le déploiement et le renforcement de l’État social tout en se préservant du conflit direct avec les détenteurs de capitaux et les milieux d’affaires.

LVSL – Au début des années 1980, l’aile gauche du Labour britannique tente de prendre le pouvoir au sein du parti. En France, en 1983, une partie du PS défend la sortie du système monétaire européen et la poursuite d’une politique de gauche. Aurait-on pu imaginer une reconversion « vers la gauche » de la social-démocratie ?

Fabien Escalona – La première chose qu’il faut dire, c’est qu’il y a eu des tentatives. Une grande offensive de l’aile gauche au Royaume-Uni, derrière la figure  de Tony Benn dont était proche Jeremy Corbyn. Ce qui est amusant, c’est qu’on rencontre souvent l’idée que les socialistes français auraient toujours été en retard dans leur mue social-libérale par rapport aux autres partis sociaux-démocrates européens. En réalité, le moment de retournement des socialistes français intervient en 1983, au moment même où l’aile gauche du parti travailliste britannique est très forte et parvient à imposer un agenda radical au parti.

C’est un exemple du fait qu’il y a eu des tentatives de radicalisation vers la gauche de l’agenda égalitaire social-démocrate. Ces tentatives ont échoué. Tout n’était pas écrit, mais aucune tentative n’a réussi : c’est quelque chose qui doit interpeller et inviter à aller un peu au-delà du procès en trahison de la social-démocratie. Non, tous ces gens n’étaient pas des « traîtres », certains ont essayé et s’y sont cassé les dents. Pourquoi ? Parfois pour des raisons conjoncturelles, par exemple un leadership défaillant.

À cause aussi, parfois, d’une désynchronisation entre les moments où les ailes gauche sont fortes et les moments où elles auraient eu de réelles opportunités politiques. Dans le cas du SPD allemand, l’aile gauche était très forte au début des années 1980, notamment au sein des jeunesses socialistes. Mais le vrai moment où cette aile gauche a une opportunité, c’est lors de la réunification, au cours de laquelle toutes les cartes sont rebattues. Or c’est à ce moment que l’aile gauche décline et s’épuise dans des batailles internes.

Mais il y a surtout des raisons structurelles à ces échecs. D’abord des raisons institutionnelles : si l’on prend l’exemple du Labour, l’organisation fédérale du parti suppose d’être fort à la fois dans les sections locales, dans les syndicats, au Parlement, etc. Cela rendait plus difficile une prise de pouvoir de l’aile gauche. Dans le cas français, le leader socialiste avait beaucoup de marge de manœuvre et il était très facile pour lui de mettre au pas l’aile gauche.

LVSL – À un journaliste qui l’interrogeait sur sa principale réussite politique, Margaret Thatcher aurait répondu « Tony Blair et le nouveau travaillisme. » La reconversion de la social-démocratie n’est-elle pas aussi une victoire culturelle de la droite ?

Fabien Escalona – Oui et non. Si on regarde la dimension socio-économique, c’est en partie le cas. Le New Labour ne présente pas de rupture par rapport au régime économique mis en place par Margaret Thatcher et John Major. On peut faire cette constatation pour d’autres pays. Mais il faut nuancer. J’ai essayé de montrer, dans mon travail, que la social-démocratie a su intégrer un certain nombre de revendications qui n’étaient pas d’ordre économique mais concernaient la place des femmes, des minorités au sens large ou encore l’écologie. La façon dont la social-démocratie a intégré ces demandes est peut-être insuffisante, il n’empêche qu’elle l’a fait, mieux et beaucoup plus tôt que beaucoup d’autres partis de gauche, notamment les partis communistes.

De ce point de vue, la social-démocratie a embrassé des revendications d’égalité et de liberté qui appartiennent de plein droit à une sorte de schème de revendications démocratiques, comme le disent Mouffe et Laclau que vous appréciez (rires). De ce point de vue, la social-démocratie, en même temps qu’elle cédait du terrain sur le plan de l’économie politique, s’est montrée capable de s’emparer de questions autrefois considérées comme mineures par le mouvement ouvrier. Cela explique aussi son succès, sans cela on ne comprend pas pourquoi ces gens qui auraient trahi et ont effectivement déçu beaucoup de gens sur les sujets économiques, ont pu reproduire leur légitimité électorale à des niveaux suffisants pour se maintenir en tant qu’alternative électorale. Cela, ce n’est pas une victoire de la droite.

LVSL – Est-ce aussi la traduction de changements sociologiques au sein de l’électorat social-démocrate ?

Fabien Escalona – Oui, des changements sociologiques que la social-démocratie a su épouser. C’est une adaptation active à l’environnement, les sociaux-démocrates ne se sont pas contentés de maintenir le statu quo.

LVSL- On observe tout de même, depuis quelques années, un affaissement électoral des partis sociaux-démocrates, voire un véritable effondrement dans certains cas (français notamment). Qu’est-ce qui l’explique ? Est-ce la crise économique ?

Fabien Escalona – En grande partie, oui. L’affaissement électoral est continu des années 1970 aux années 2000. On le sait, c’est documenté. Depuis les années 2010, il se passe quelque chose de nouveau : une accélération remarquable de ce déclin électoral. Plus on avance dans le temps, plus la probabilité est grande qu’un parti social-démocrate fasse le pire score de son histoire. Et puis il y a des cas d’effondrement partisan : les cas français, grec, néerlandais, islandais, etc. La crise de 2008 est une vraie césure. C’est l’épuisement d’un cycle. Les élites dirigeantes ont gagné du temps, via la dette et l’expansion de la finance.

Il s’agit de tout un ensemble d’artifices, comme le montre très bien le sociologue allemand Wolfgang Streeck, destinés à prolonger la durée de vie du régime néolibéral. Mais le cycle s’achève. Les politiques d’austérité ont mis en jeu les conditions de vie de la population, notamment celles des classes moyennes et des jeunes issus des classes moyennes. En Espagne, en Grèce et en France, ce sont les classes moyennes instruites qui subissent la précarité ou vivent dans la peur de basculer dans la précarité, et qui se détournent de la social-démocratie.

LVSL – En France, dans le discours d’Emmanuel Macron sur la nécessité de dépasser le clivage droite/gauche et d’accompagner les évolutions de la société, ne retrouve-t-on pas l’influence de la Troisième voie blairiste ?

Fabien Escalona – Il y a un peu de ça. La Troisième voie à la sauce blairiste se caractérise par la négation du conflit. Dans la mesure où le clivage droite/gauche suppose le conflit et la compétition entre deux visions représentant des intérêts et des convictions divergents, le geste de Blair a été de substituer à cette dichotomie « latérale » (droite/gauche) une dichotomie temporelle : conservateurs/progressistes. On retrouve cette rhétorique chez Macron. C’est une façon de délégitimer toutes les oppositions, puisqu’elles appartiennent nécessairement au passé. Alors les tenants de la Troisième voie s’arrogent le droit de définir ce qui relève du progrès. Macron est une sorte d’aboutissement de la reconversion de la social-démocratie, poussée jusqu’à son évolution ultime, qui fait qu’on coupe les quelques liens qui pouvaient rester avec une culture de gauche.

LVSL – Justement, à une époque où ce modèle entre en crise, comment expliquer qu’Emmanuel Macron remporte l’élection présidentielle ?

Fabien Escalona – C’est une bonne question. C’est quelqu’un qui est issu du système et qui parvient à se présenter comme celui qui va bousculer voire faire sortir du jeu des élites qui ont déçu. Il joue sur deux tableaux. D’une part il capitalise sur un rejet des élites dirigeantes qui était ancré au sein même des fractions les plus intégrées de l’électorat. D’autre part, il joue sur la thématique du « on va gouverner avec les meilleurs ». Cette construction rhétorique s’est doublée d’un discours beaucoup plus habile que celui des sociaux-démocrates en phase terminale type Hollande ou Valls, qui a d’abord consisté à tenir bon sur la question du libéralisme culturel.

Je rappelle qu’il n’a pas approuvé la déchéance nationalité. Il a tenu bon sur un libéralisme culturel qui unit assez fortement l’électorat de gauche dans toute sa diversité. D’autre part, il a défendu une politique néolibérale non pas en promettant du sang et des larmes comme Fillon ou Thatcher mais en mettant en avant la promesse d’une émancipation par le marché. On peut considérer que c’est une ruse de plus du néolibéralisme mais ça n’avait jamais été tenté avec autant de brio dans le champ français. Son discours sur les auto-entrepreneurs ou les « blocages » de la société française était sur le mode « même si vous ne pouvez pas intégrer le salariat, je vous propose une autre voie qui en plus vous accordera plus d’autonomie. »

Il a été très malin, à la fois dans son discours sur la classe politique et dans une forme nouvelle de promotion des réformes néolibérales. Je rappelle toutefois que sa victoire repose sur un socle électoral fragile. 24% au premier tour, ce n’est pas un succès énorme. On vit encore dans un pays dont la structure sociale n’a pas été totalement bouleversée par la crise, ce qui explique qu’il a pu bénéficier d’un socle électoral, fondé notamment sur les classes moyennes et les personnes âgées, qui lui a permis d’être élu.

LVSL – Dans L’illusion du bloc bourgeois, Stefano Palombarini et Bruno Amable envisagent plusieurs scénarios, notamment l’émergence d’un nouveau bloc dominant qui serait soit un « bloc bourgeois » (alliance du centre gauche et du centre droit), soit un bloc souverainiste, soit enfin une réunification de l’ancien bloc de gauche. Qu’en pensez-vous ?

Fabien Escalona – J’ai apprécié ce livre, que j’ai d’ailleurs chroniqué pour Mediapart pendant la présidentielle. Je trouve malgré tout que c’est très « économiste » comme livre. Il manque d’autres dimensions, pour rendre compte des dynamiques de la droite radicale par exemple. Il me semble que l’opposition droite/gauche demeure difficile à contourner. Dans le champ français, on voit bien que la proposition d’un « souverainisme des deux rives » a échoué. La constitution d’un bloc souverainiste m’apparaît donc difficile. Toutefois, la constitution d’un « néo-bloc de gauche » est tout aussi délicate, en raison du dilemme stratégique très compliqué qu’est le rapport à l’intégration européenne.

Malgré tout, il existe peut-être un autre enjeu qui peut faciliter les choses : l’écologie. C’est un enjeu qui n’est pas si conflictuel dans la société, il peut permettre d’élargir de façon assez forte la base sociale de la gauche telle qu’elle se présente aujourd’hui. Il peut contribuer, avec la question démocratique, à lier les différents segments du bloc de gauche. Pour ce qui est de la construction européenne, une des voies possibles est, comme l’a fait la France insoumise durant la campagne, de poser que c’est le peuple souverain qui aura le dernier mot. S’il s’agit d’opposer une stratégie de sortie à une stratégie de modification interne du sens de la construction européenne, il ne peut pas y avoir d’accord entre les différentes composantes de la gauche. En revanche, défendre un recours au peuple en cas de blocage politique me semble être la ligne de crête qui permet de rapprocher le plus possible les deux positions.


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« Le Parti Socialiste a sacrifié les ouvriers sur l’autel du libéralisme. » Entretien avec Roxane Lundy

« Macron représente le bloc bourgeois. » Entretien avec Romaric Godin

La révision constitutionnelle, le « pacte girondin » et l’outrage fait à la Loi

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©Gouvernement français

La présentation en Conseil des ministres, le 9 mai dernier, du projet de révision constitutionnelle souhaité par le Président de la République Emmanuel Macron a traduit son intention annoncée de longue date de réformer les institutions de la Ve République afin de les adapter aux supposés « nouveaux enjeux » auxquels serait aujourd’hui confrontée l’action de l’État.

Faute de « nouveaux enjeux » substantiels, c’est davantage dans l’air du temps et les lieux communs à la mode que la réforme semble avoir puisé son inspiration. « Donner toute sa place à la société civile » en accroissant le rôle d’un Conseil économique, social et environnemental dont on peine déjà à voir la valeur ajoutée, supprimer la Cour de justice de la République afin de céder au réflexe pavlovien selon lequel les juridictions d’exceptions sont nécessairement mauvaises, étendre de façon cosmétique et dépourvue de toute portée pratique le domaine de la loi aux « principes fondamentaux de l’action contre les changements climatiques », voilà autant d’évolutions qui, bien que superfétatoires sinon inopportunes, ne sont pas susceptibles de faire grand mal à l’équilibre de nos institutions.

À ces dispositions, qui tiennent davantage de l’élément de langage paresseux que de la réforme des institutions ainsi qu’à d’autres mesures du même acabit, plus ou moins bien inspirées mais d’ampleur modeste (fin de la présence des anciens présidents de la Républiques au Conseil constitutionnel comme membres de droit, durcissement des règles de non-cumul pour les ministres, etc.) s’ajoutent des modifications à la marge de la procédure parlementaire (accélération du calendrier d’adoption des lois de finances, assouplissement de l’obligation du Parlement de consacrer une semaine par mois à l’évaluation des politiques publiques, etc.) qui ont pour objet de contribuer à désengorger un Parlement surchargé. Ces modifications de procédure, dont on peut discuter l’opportunité sur le plan technique, ne méritent pas les cris d’orfraie habituels sur la « mise au pas du Parlement » qu’elles n’ont pas manqué de susciter. Elles ont cependant à ce jour concentré la totalité du débat sur la révision constitutionnelle.

À première vue, un observateur insuffisamment attentif et suffisamment blasé pourrait donc croire que cette révision est parfaitement vaine, n’a d’autre objet réel que de sculpter la statut de grand réformateur de M. Macron et ne mérite donc rien d’autre qu’une indifférence polie. L’auteur de ces lignes, avouons-le, avait pris ce parti jusqu’à ce qu’il se plonge dans le détail du texte déposé à l’Assemblée nationale début mai.

Car en réalité il y a bien un volet de ce projet de révision qui n’est pas dépourvu de portée, alors même qu’il a été presque entièrement négligé dans la présentation qu’en ont faite les médias. Il s’agit des articles 15, 16 et 17 du projet de révision constitutionnelle qui portent sur les collectivités territoriales et traduisent le « pacte girondin » dont le Président de la République s’est fait le chantre dans un récent discours. Fidèle à la vulgate décentralisatrice, ce « pacte » découle de l’idée selon laquelle la norme devrait davantage pouvoir être adaptée par les collectivités territoriales qui connaissent le terrain là où le mastodonte étatique, par nature incapable de finesse, bride les énergies et les initiatives et n’a cure des spécificités propres à chaque territoire.

« Concrètement, une région suffisamment puissante pourra négocier avec le Gouvernement la non-application de tout ou partie d’une loi de la République sur son territoire. »

L’article 15 comprend deux dispositions complémentaires. Le premier alinéa autorise la loi à distribuer à la carte des compétences différenciées pour des collectivités d’un même niveau, à la condition que ces compétences soient « en nombre limité ». Le second alinéa de l’article rend possible pour une collectivité territoriale, dans les matières où elle est compétente, de déroger de façon permanente à une norme nationale – loi ou règlement – si la loi ou le règlement l’a prévu. Concrètement, une région suffisamment puissante pourra négocier avec le Gouvernement la non-application de tout ou partie d’une loi de la République sur son territoire, « sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti » et à la condition que ce soit « pour un objet limité ». Cet alinéa remplacerait les dispositions déjà inopportunes, mais largement inutilisées, introduites par la révision constitutionnelle de 2003 créant un droit à l’expérimentation pour les collectivité pour une durée limitée. Prises ensemble, les deux dispositions de l’article 15 ouvrent la voie à un rapport de force permanent où les grandes collectivités pourront user de leur influence pour obtenir un cadre juridique sur mesure, qui sied à leurs intérêts propres et s’éloigne, le cas échéant considérablement, du droit national. Dès lors, ce n’est plus tout à fait la Nation par le biais de ses représentants au Parlement qui fera la loi et disposera des compétences de chacun mais aussi des exécutifs locaux à la légitimité fragile et à la compétence souvent discutable.

Les mesures introduites par cet article pourraient même permettre, via des attributions de compétences ad hoc, de donner davantage de corps au concept absurde et scandaleux «d’eurodistrict » frontalier dans lequel des compétences serait confiées à une sorte de collectivité-Frankenstein binationale. Il est d’ailleurs amusant de noter qu’alors même que l’on insiste lourdement pour donner des marges de manœuvre aux collectivités afin qu’elles puissent différencier leur réglementation pour tenir compte de leurs spécificités, on tient absolument, a contrario, à rapprocher les régimes juridiques en vigueur de part et d’autre du Rhin. A croire que l’appartenance à une nation différente n’est pas, aux yeux de certains, une « spécificité » suffisamment notable pour mériter d’être prise en compte…

L’article 16 du projet de révision à quant à lui pour objet de « reconnaître la spécificité de la Corse » dans la Constitution afin de flatter les autonomistes locaux en leur laissant un os à ronger. Concrètement, les dispositions qu’elle introduit donneront la possibilité à la collectivité de Corse d’adapter les lois et règlements pour tenir compte de ses « spécificités » dans des conditions proches de ce qui est aujourd’hui prévu par la Constitution pour les départements d’outre-mer depuis la révision constitutionnelle de 2003, de sinistre mémoire. Sauf sur le plan symbolique, l’effet cet article revient pour l’essentiel à transformer la Corse en département d’Outre-mer. L’approfondissement d’un régime fiscal d’exception pour l’île ou le renforcement de la propagande locale en faveur de la langue et de la culture corse pourraient, notamment, être bientôt au programme.

L’article 17 enfin, toujours inspiré par la même philosophie de démagogie « proximitaire », renforce le pouvoir d’adaptation des normes nationales confié en 2003 aux départements et régions d’outre-mer en prévoyant qu’un simple décret, pris sur la demande de la collectivité concernée, suffise désormais à l’habiliter à fixer elle-même les règles applicables sur leur territoire dans « un nombre limité de domaines » relevant de la loi ou du règlement. À ce jour, cette adaptation doit être explicitement prévue par la loi ou le règlement, selon le niveau de la norme concernée. Le législateur se trouverait ainsi dépossédé d’une partie de son pouvoir et les habitants des DOM privés des garanties de bénéficier de règles, même dérogatoires, prévues par les représentants de la Nation.

« […] Ces évolutions marquent une rupture profonde avec la tradition constitutionnelle française et avec un élément décisif du pacte social national dont l’origine remonte à la Révolution. »

Outre qu’il est pour le moins contradictoire, alors qu’on gémit continûment en haut lieu sur l’impératif de simplification du droit, d’introduire de tels dispositifs qui vont conduire le droit applicable à se balkaniser par région, complexifiant l’office du juge, embrouillant le citoyen et insécurisant l’environnement normatif des entreprises, l’inutilité pratique de ces évolutions saute pourtant aux yeux. En effet, la possibilité d’adapter les règles nationales si nécessaire ou de les décliner au cas par cas existe déjà de façon suffisante dans le droit actuel mais appartient – hors outre-mer – à l’État et à ses représentants dans les territoires. Alors que la proximité n’exige nullement le transfert aux collectivités de pouvoirs qui ne peuvent être exercés que sur le mandat de la Nation tout entière, ces évolutions marquent une rupture profonde avec la tradition constitutionnelle française et avec un élément décisif du pacte social national dont l’origine remonte à la Révolution.

De tels dispositifs, quoique puisse prétendre l’exposé des motifs du projet de révision, portent atteinte aux principes d’indivisibilité de la République et d’égalité devant la loi. C’est même d’ailleurs précisément parce que ces innovations funestes sont en contradiction avec ces principes constitutionnels qu’ils nécessitent, pour pouvoir être mis en œuvre, d’être introduits dans notre ordre juridique au niveau de la norme suprême ; une norme constitutionnelle pouvant par construction déroger à une autre.

« La France, loin d’être mieux gouvernée, n’en sera que moins unie.»

Répondant à l’appétit insatiable de compétences des élus locaux et dépourvu de tout recul sur les sottises à la mode quant au primat de la proximité et la sanctification des pouvoirs décentralisés, le Gouvernement porte ici, probablement sans même s’en rendre compte, un nouveau coup aux institutions républicaines. Car les collectivités locales se saisiront avec bonheur des reliques abandonnées par l’État. Leur légitimité à « quasi-légiférer » servira de fondement à leurs futures exigences pour toujours plus de compétences et toujours moins de contraintes. La France, loin d’être mieux gouvernée, n’en sera que moins unie.

Ce projet de révision, en apparence bénin et presque ridicule, est donc dangereux. La République française doit sa force et la solidité de son pacte social à l’idée singulièrement puissante dont la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen a immortalisée la formule selon laquelle « la loi doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Si le citoyen français appartient à une collectivité solidaire, c’est aussi parce que le cadre institutionnel et juridique dans lequel il vit est, presque en totalité, le même à Paris, à Bourges, à Corte et même à Fort-de-France. Céder aux aspirations des élus à tailler leur fief non plus seulement dans la force d’une clientèle locale mais dans le marbre du droit, c’est préparer l’affaiblissement progressif non seulement de la puissance d’agir de l’État au service de l’intérêt général, mais aussi de ce qui nous relie à nos compatriotes. La décentralisation, si elle a organisé avec succès l’inefficacité de l’action publique dans les territoires, a pour le moment eu peu d’impact sur la conscience nationale tant les réflexes unitaires demeurent puissants en France. Ils faut s’en féliciter. Ces évolutions risqueraient quant à elles d’ouvrir un nouveau chapitre, lourd de menaces, dans l’histoire de nos renoncements. Tous ceux qui accordent du prix au modèle républicain doivent refuser cette pente qui pourrait conduire un jour, qui sait, au fédéralisme et à l’éclatement.

“La bataille n’est pas entre droite et gauche, mais entre citoyens et puissants” – Entretien avec Alessandro Di Battista, numéro 2 du M5S

Alessandro DI Battista pendant la campagne électorale.

Alessandro Di Battista, 39 ans, est l’une des principales figures du Mouvement Cinq Etoiles, le premier parti politique d’Italie. Avant de rejoindre le mouvement de l’humoriste Beppe Grillo, Di Battista a travaillé pour l’UNESCO et auprès du Conseil Italien pour les Réfugiés (CIR). Il a également parcouru l’Amérique latine en tant que reporter. Élu à la chambre des députés en 2013 pour la région du Lazio, il réalise une entrée remarquée dans la politique institutionnelle. Alors que le Mouvement Cinq Etoiles verrouille scrupuleusement sa communication, il est l’un des rares députés à s’exprimer devant les caméras, et la virulence de ses interventions en font l’un des porte-paroles les plus en vue. Souvent considéré comme le représentant de l’ « aile gauche » du parti, garant de son esprit contestataire originel, Di Battista est aussi régulièrement présenté comme l’alter ego de Luigi Di Maio, leader du M5S depuis 2017 et actuel Ministre du développement économique et du travail. Lors de la campagne décisive pour les élections de mars 2018, tandis que Di Maio entame une quête de respectabilité auprès des élites économiques italiennes et européennes, Di Battista sillonne les places du pays et harangue la foule au cours de meetings survoltés. Alessandro Di Battista aime cultiver et mettre en scène sa proximité avec les citoyens ordinaires, les « gens d’en bas ». Le 25 avril dernier, avant la concrétisation de l’alliance de gouvernement entre le M5S et la Lega (extrême-droite), il nous recevait au seuil d’un modeste café à deux pas de son appartement, au Nord de Rome. Dans ce long entretien, celui qui a renoncé à se présenter à sa réélection pour se consacrer à sa famille, « faire le tour du monde et écrire », évoque volontiers l’identité, insaisissable, de l’OVNI politique M5S. Nous l’avons également invité à nous en dire plus sur son expérience en Amérique latine, son rapport aux gauches européennes et à Emmanuel Macron, sur la démocratie directe et la fracture Nord-Sud en Italie, ou encore sur les positions fluctuantes du M5S au sujet de la question européenne. 


LVSL – Dans votre livre A testa in su, vous revenez sur votre expérience en Amérique Latine, et vous écrivez : « Cette année au Guatemala m’a amené à me passionner pour la politique avec un P majuscule ». Qu’entendez-vous par politique avec un P majuscule ? De quelle manière cette expérience latino-américaine a-t-elle été structurante pour vous ?

Alessandro Di Battista – Pour moi, la politique est sans doute l’activité la plus importante qu’un être humain puisse exercer. Les politiques, peut-être les partis, l’ont dévalorisée. Cela dit, pour moi, la politique est splendide. Ainsi, quand je parle de politique avec un P majuscule, je parle de la politique qui se fait partout, et pas seulement à l’intérieur du parlement. J’ai passé quasiment un an au Guatemala. J’y suis retourné pour travailler dans une communauté indigène composée d’ex-guérilleros. Ils s’étaient rassemblés après les accords de paix et tentaient de vivre une vie un peu plus digne et juste, tous ensemble.

J’étais alors conscient des problématiques de ce pays, qu’elles soient sociales, économiques ou financières. J’ai vu comment s’organisaient ces gens qui cherchaient simplement à se construire une vie digne. Pour moi, la politique, c’est la résolution collective des problèmes. C’est se mettre ensemble, et essayer de trouver une solution pour résoudre un problème précis. La politique avec un P majuscule, c’est cela. Ce ne sont pas les partis et les élections. Les élections sont importantes bien sûr, mais pour l’amour de Dieu, la politique doit signifier la tentative collective d’améliorer la société dans laquelle nous vivons. Dans ce sens-là, la politique avec un P majuscule, j’en ferai toute ma vie, y compris en dehors du parlement.

LVSL – Ce lien avec l’Amérique Latine est un point que vous avez en commun avec plusieurs leaders de Podemos et Jean-Luc Mélenchon. Qu’est-ce qui vous rapproche et qu’est-ce qui vous distingue d’eux ?

Alessandro Di Battista – Je ne connais pas les propositions qu’ils mettent en avant de manière exhaustive. Je ne connais personnellement ni Pablo Iglesias ni Jean-Luc Mélenchon. Reste que j’ai un peu étudié leurs programmes et leurs débats. Il me semble que ces forces politiques, tout comme le Mouvement 5 Étoiles, se sont beaucoup intéressées aux droits économiques et sociaux. C’est ce que toute force politique devrait faire. Cela dit, il me semble que ces deux partis sont très connotés à gauche sur le plan politique. Bien que Podemos ait toujours expliqué qu’il se situait en dehors du clivage gauche/droite, ces deux forces sont ancrées dans cet espace politique. Elles restent perçues comme des formations de gauche.

Avant le Mouvement 5 Étoiles, j’ai toujours voté à gauche. Cependant, aujourd’hui, gauche et droite sont deux catégories qui ne représentent pas les citoyens. Elles ne sont plus capables de représenter, non seulement les nuances politiques qui segmentent les citoyens, mais également le fonctionnement du monde.

« Durant la dernière campagne électorale, l’un des rares arguments du PD a consisté à dire : « nous avons fait tous ces droits civils ». Reste que si les gens ne savent pas comment se déplacer, comment se soigner, et où s’installer pour vivre, ils ne votent pas pour toi. Les jeunes fuient l’Italie car il n’y a pas de travail, et qu’il y a un énorme problème d’éducation publique. Les gens ne votent pas pour les partis qui se concentrent exclusivement sur les droits civils. »

C’est notre principale différence. Podemos et la France Insoumise appartiennent au monde de la gauche. Or, c’est une mouvance qui se meurt.

Elle dépérit avant tout parce qu’elle s’est beaucoup trop concentrée sur les droits civils. Que les choses soient claires : les droits civils sont importants. L’un des derniers votes que j’ai fait au Parlement concernait justement le bio-testament.

Cela dit, je remarque que durant les 30 dernières années, les gouvernements occidentaux se sont concentrés sur les droits civils. Pendant ce temps, les droits sociaux, les droits économiques, et l’État social ont été démantelés. Dans une logique de « social washing », on présente les droits civils comme une avancée. Très bien. Les droits civils sont importants, mais si les droits économiques et sociaux sont abandonnés, alors les gens ne votent pas pour toi.

Le Partito Democratico a massacré l’Etat social de la même manière que Berlusconi. Du point de vue des politiques menées, je ne vois pas de différence entre le PD et Berlusconi. Durant la dernière campagne électorale, l’un des rares arguments du PD a consisté à dire : « nous avons fait tous ces droits civils ». J’ai compris. C’est important. Il n’y a aucun doute là-dessus. Reste que si les gens ne savent pas comment se déplacer, comment se soigner, et où s’installer pour vivre, ils ne votent pas pour toi. Les jeunes fuient l’Italie car il n’y a pas de travail, et qu’il y a un énorme problème d’éducation publique. Les gens ne votent pas pour les partis qui se concentrent exclusivement sur les droits civils.

En cela, le Mouvement 5 Étoiles est différent de toutes les autres formations européennes. Je note que le score du Mouvement 5 Étoiles a été beaucoup plus élevé que celui de Mélenchon ou de Podemos, ce qui laisse à penser que notre méthode est la bonne.

« Le populisme, c’est la capacité de déceler les exigences populaires. Et aujourd’hui, ce que je peux vous dire, c’est qu’il est nécessaire de placer à nouveau les droits économiques et sociaux au centre du débat. Tout simplement parce qu’ils n’existent plus en Italie. Ils disparaissent aussi petit à petit en France, alors que ce pays a longtemps été un modèle international d’État social. »

Une dernière remarque. Les médias et les politiques nous définissent comme populistes. C’est la même chose pour Podemos et Iglesias. C’est moins le cas pour Jean-Luc Mélenchon. Je peux me tromper, mais il me semble qu’il n’a pas été défini comme populiste comme nous l’avons été.

LVSL – Mélenchon a également été qualifié de populiste…

Alessandro Di Battista – Peut-être est-ce le cas. Je ne connais pas bien sa situation. Il n’en demeure pas moins que pour moi, ce n’est pas du populisme. Le populisme, c’est la capacité de déceler les exigences populaires au niveau mondial, au niveau national, et au niveau social. Il s’agit ensuite de définir les réponses à apporter. Et aujourd’hui, ce que je peux vous dire, c’est qu’il est nécessaire de placer à nouveau les droits économiques et sociaux au centre du débat. Tout simplement parce qu’ils n’existent plus en Italie. Ils disparaissent aussi petit à petit en France, alors que ce pays a longtemps été un modèle international d’État social.

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Alessandro Di Battista, numéro 2 du M5S, ©Kaspo

LVSL – Avant de venir, nous avons regardé une de vos interventions télévisées. Celle-ci a eu lieu chez vous. Nous avons pu observer que votre bibliothèque est remplie d’auteurs comme Lénine, Brejnev, et Gramsci. En quoi ces auteurs et cette tradition politique et intellectuelle vous inspirent ? 

Alessandro Di Battista – La pensée de Gramsci est pour moi très actuelle. C’est un homme dont l’histoire mérite un énorme respect, une énorme considération, et qui reste pertinent aujourd’hui. En ce qui concerne les biographies de Lénine et Brejnev, c’est avant tout parce que je suis un lecteur friand. Ce journaliste, qui est un peu de gauche, a cadré ces livres, pour jouer un peu, en disant qu’ils ne seraient pas chez Massimo D’Alema, et qu’il les avait trouvés chez moi. Cela dit, à côté, il y a aussi des livres de géographie, des biographies de Gengis Khan ou de Napoléon Bonaparte, ou des livres sur la Révolution française et beaucoup d’autres choses. J’aime lire, j’aime beaucoup les biographies. D’ailleurs, la biographie de Brejnev ne m’a pas vraiment influencé. Je pense être l’un des rares Italiens à avoir une biographie de Brejnev. La vie de Lénine est plus intéressante. J’aime énormément lire. Lire crée de l’indépendance.

« De nos jours, la bataille n’est pas entre droite et gauche, mais entre les citoyens qui veulent reprendre un peu de souveraineté, et les puissants, qui continuent à centraliser non seulement le pouvoir, mais aussi d’énormes richesses. »

Il est vrai que certains journalistes disent que je représente « l’âme de gauche » du Mouvement 5 Étoiles. La vérité est qu’il n’y a ni âme de gauche, ni âme de droite. Je le répète, ce sont des catégories du passé. Nous analysons les problèmes, nous les décortiquons et nous cherchons une solution. Quelquefois, la solution apparaît comme une solution de droite. Soutenir les entreprises avec une banque publique d’investissement peut être vu comme une solution venant de la droite. D’autres penseront à l’inverse qu’il s’agit d’une solution de gauche. Le revenu de citoyenneté peut apparaître comme une solution de gauche au problème de la pauvreté. C’est d’abord une solution juste, qui peut ensuite influer positivement sur l’économie. En effet, certains entrepreneurs y voient des avantages, car cela augmente le pouvoir d’achat des citoyens italiens, ce qui constitue un élément positif pour les entreprises.

Je désavoue complètement ces catégories. Il en a toujours été ainsi dans l’histoire du M5S. On a toujours cherché à nous étiqueter et à nous cataloguer. Ainsi, quand on veut abolir Equitalia [Ndlr, une société publique qui perçoit l’impôt pour le compte de l’État] et avoir une fiscalité plus juste, nous sommes de droite. Pourtant, c’est le centre-droit qui a créé Equitalia. Quand nous voulons protéger les travailleurs, nous sommes de gauche. Or, c’est le centre-gauche qui a aboli l’article 18 du Statut des travailleurs [Ndlr, article qui protégeait les salariés contre les licenciements injustifiés]. Vous voyez bien qu’il y a une sorte de court-circuit à ce sujet. De nos jours, la bataille n’est pas entre droite et gauche, mais entre les citoyens qui veulent reprendre un peu de souveraineté, et les puissants, qui continuent à centraliser non seulement le pouvoir, mais aussi d’énormes richesses. Regardez ce qui se passe au niveau mondial. La richesse est concentrée en si peu de mains…

Dans un mois, je pars avec ma famille. Nous allons voyager de San Francisco à Panama. Je ne suis jamais allé à San Francisco. Cela dit, je lis sur le sujet. San Francisco est probablement une des villes les plus riches du monde. Cette ville a tout pour plaire : la Silicon Valley, Steve Jobs, d’immenses multinationales, des droits civils incroyables, etc. Au niveau mondial, c’est sans doute la ville la plus avant-gardiste pour ce qui concerne les droits civils. Elle porte un discours quasi-libertaire. Or, c’est une des villes du monde où il y a le plus de sans-abris et de personnes qui vivent dans la rue. Vous avez donc le lieu le plus riche du monde, qui en même temps est l’endroit où vivent le plus de personnes dans la rue.

« Je crois aux réseaux sociaux, car si tout n’y est pas bon à prendre, Internet est un lieu où se rompt l’intermédiation. Je me suis un peu intéressé à tout ce qui touche à la blockchain et aux cryptomonnaies, car cela pourrait aussi devenir une façon de rompre un peu les intermédiations financières. Aujourd’hui, ce qui dirige le monde n’est ni la droite ni la gauche, c’est le capitalisme financier. »

Vous voyez que le problème n’est plus de trouver une solution de gauche ou de droite, mais d’apporter un minimum de redistribution des richesses et de rééquilibrage dans la société au niveau mondial. Le statu quo nous amène à l’implosion. L’humanité ne pourra pas y survivre. Je crains des guerres pour l’eau. Je crains une centralisation des pouvoirs. Je crains également l’augmentation des phénomènes de racisme et de xénophobie. Il est clair que ces phénomènes de racisme sont liés à la désintégration de l’État social. Il y a un moyen de détruire la xénophobie et d’attaquer le racisme, c’est de renouer avec les droits économiques et sociaux. Sinon, les populations se battent entre elles. Les pauvres se font souvent la guerre entre pauvres plutôt que de la faire à ceux qui sont responsables. Nous tendons à pointer du doigt ceux qui sont dans une situation pire que la nôtre.

J’ai choisi le M5S car je crois fermement à la rupture de l’intermédiation. Pour moi, l’intermédiation est une manière d’exercer le pouvoir. En fait, je me suis intéressé au mouvement car il a réussi à rompre cette intermédiation entre partis et institutions. Je suis entré au Parlement sans connaître qui que ce soit et sans argent. J’ai dépensé 140€ en frais de campagne la première fois. Je crois aux réseaux sociaux, car si tout n’y est pas bon à prendre, Internet est un lieu où se rompt l’intermédiation. Je sais qu’il y a des problèmes avec les algorithmes et des histoires comme celle de Cambridge Analytica. Je me suis un peu intéressé à tout ce qui touche à la blockchain et aux cryptomonnaies, car cela pourrait aussi devenir une façon de rompre un peu les intermédiations financières. Aujourd’hui, ce qui dirige le monde n’est ni la droite ni la gauche, c’est le capitalisme financier. C’est le primat de la finance sur la politique. Quand je vous parle de politique avec un P majuscule, je parle d’une politique qui commanderait à la finance. C’est la politique, entendue comme représentation de tous les citoyens, qui doit commander la finance. Nous pouvons aussi parler de démocratie directe, car je crois que c’est notre avenir

LVSL – En France, le Mouvement 5 Étoiles est défini comme populiste, anti-système, et tend à être perçu comme incohérent, ou sans colonne vertébrale idéologique. Comment le définiriez-vous ? Quelles sont ses influences idéologiques ?

Alessandro Di Battista – Qui dit cela en France ? Le Monde ? Ce sont sans doute eux qui nous définissent ainsi. C’est encore l’establishment. Les mêmes qui n’ont absolument rien compris à ce qui s’est passé au cours des 10 dernières années. Le comble est qu’il s’agit du même establishment qui a soutenu Hillary Clinton aux Etats-Unis. Finalement, c’est Trump qui a gagné. C’est le même establishment qui a soutenu le « remain ». Or, c’est le Brexit qui a gagné. Ils ne comprennent toujours pas pourquoi.

« Nous sommes le fruit d’une sorte de réaction à un système politique qui ne nous représente plus ! Auparavant, je votais PD, tandis que certains de mes camarades votaient pour d’autres partis. Nous nous sommes dit collectivement : très bien, on va se débrouiller tout seuls »

Probablement parce qu’ils regardent le monde et le Mouvement 5 Étoiles du haut de leur tour d’ivoire dans le centre de Paris. Je les définis comme des intellectuels « faucille et cachemire » [Ndlr, un équivalent de « gauche caviar »]. Que dois-je ajouter ? Que ce serait comme dire que 11 millions d’Italiens sont sans colonne vertébrale idéologique…

Ce n’est pas le cas. Ce n’est évidemment pas le cas. La vérité, c’est qu’à chaque fois que naît un mouvement politique qui tente de changer le système, la première chose que fait le système est de trouver quelque chose qui le décrédibilise. Il tente d’abord de l’étiqueter comme « populiste ». Cela ne marche pas car plus le système nous attaque, plus les personnes qui sont contre ce système injuste soutiennent le Mouvement Cinq Étoiles. C’est donc une stratégie aveugle. Regardez plutôt : ils ont attaqué Trump de tous les côtés, et les gens ont finalement voté Trump.

En définitive, la chose la plus populiste qui soit aujourd’hui est de définir comme populiste une force politique qui tente de changer les choses. Anti-système… On nous a qualifié d’anti-système. Que signifie anti-système ? Vouloir changer les choses ? Oui ! Mais comment essayons-nous de les changer ? En se présentant aux élections, en faisant des réunions sur des places, sans jamais un incident, sans prendre de financements publics, en gagnant les élections à Rome, à Turin, en se présentant aux élections européennes… Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’avons-nous fait de mal ?

Nous nous sommes présentés aux élections et nous avons obtenu de nombreuses voix, voilà tout. C’est ce que les paladins de la démocratie attaquent. La vérité est qu’ils ne parviennent pas à comprendre comment une force politique, fondée par un brillant intellectuel [Ndlr, Roberto Casaleggio], et un comique [Ndlr, Beppe Grillo], a pu s’imposer sans argent public et sans siège au parlement. C’est quelque chose qu’ils ne veulent pas voir. Ils sont là à se creuser la tête. Et que disent-ils ? Attaquons-les, attaquons-les, attaquons-les… Ils ne comprennent pas qu’ils obtiennent l’effet inverse à celui attendu.

Roberto nous a dit une chose : les partis, avant de disparaître, chercheront à nous ressembler. C’est ce qui se passe en ce moment. Je note que quelques élus comme l’ancien vice-président de la Chambre, renoncent au cumul des mandats, à la double indemnité de mandat et au double salaire. Je note aussi qu’ils se déplacent tous sans escorte policière et qu’ils essaient de limiter l’usage des fonds publics. Désormais, ils cherchent à jouer les amis du peuple, à faire des photos dans la rue, en chemise plutôt qu’en costume-cravate. Tout cela est inutile ! Ils tentent de copier le Mouvement 5 Étoiles.

Ils veulent diminuer l’adhésion au Mouvement 5 Étoiles ? Il n’y a qu’une manière de le faire : voter pour les lois que nous voulons ! S’ils réussissent à faire voter une vraie loi anticorruption, un revenu de citoyenneté, un paquet de lois sur les conflits d’intérêts, une politique de soutien aux finances publiques, et de développement des droits économiques et sociaux, le Mouvement 5 Étoiles n’a plus de raison d’exister ! Nous sommes le fruit d’une sorte de réaction à un système politique qui ne nous représente plus ! Auparavant, je votais PD, tandis que certains de mes camarades votaient pour d’autres partis. Ils faisaient comme tout le monde. Ils soutenaient un parti, puis un autre, etc.

Quand ils ont compris que tous ces partis ne les écoutaient pas, nous nous sommes dit collectivement : très bien, on va se débrouiller tout seul ! Le mouvement est donc né des déceptions et lâchetés des autres forces politiques. Voilà la vérité, ils se sont mal comportés. Dans ce cas, essayons nous-mêmes, car pour l’instant personne ne nous représente. Telle est l’alternative : soit je pars du pays, soit je reste et je conspire. Conspirer est un mot merveilleux. Cela veut dire « respirer ensemble », « con spirare ». C’est cela que nous faisons, respirer ensemble, à 11 millions d’Italiens, pour essayer de changer les choses. Ils veulent contrer le Mouvement 5 Étoiles ? Qu’ils approuvent le revenu de citoyenneté ! Génial ! Ils augmenteront le nombre de voix du PD, de la Lega, et ils diminueront le nombre de votes en faveur du Mouvement Cinq Étoiles. S’ils croient pouvoir nous contrer avec des phrases du type : « ce sont des populistes », « ils n’ont pas de colonne vertébrale », « ils n’ont pas de culture politique », « ils ne savent pas ce qu’est la démocratie », ils se trompent. Je connais toutes ces phrases. Berlusconi les disait aussi. Vous pouvez donc aller dire au Monde qu’ils ont la même position que Berlusconi.

LVSL – En 2013, vous avez lancé l’initiative « invite un député à dîner ». En 2016, nous vous avons vu faire la tournée des places pour faire vivre l’opposition à Matteo Renzi. Cette volonté de créer une proximité avec les citoyens semble être votre marque de fabrique. Quels sont vos objectifs ?

Alessandro Di Battista – Pour moi, l’objectif est toujours de rompre l’intermédiation entre citoyens dans et hors de l’institution. Le terme « électeurs » lui-même ne me plaît pas. Que veut dire électeurs ? Cela signifie que je suis celui qui peut être élu, tandis que les autres sont ceux qui ont seulement le pouvoir d’élire ? Durant mes cinq années de parlementaire, j’ai mis en avant ce que vous avez défini comme ma « marque de fabrique ». Ce n’est pas seulement la mienne. C’est celle du Mouvement 5 Étoiles. Faire de la politique partout, et supprimer cette distance entre les citoyens dans et hors de l’institution. Je me suis toujours défini comme un porte-voix des citoyens, et non comme un député de la République. Je suis aussi député, mais pas dans le sens distant que l’on entend généralement. Le terme classe dirigeante ne me plaît pas non plus. Que veut dire classe dirigeante ? Dire que je suis de la classe dirigeante, cela voudrait dire qu’il existe des personnes faites pour diriger, et d’autres faites pour être dirigées. Mais qu’est-ce que la classe dirigeante ?

Je crois fermement à la construction progressive de la démocratie directe. C’est pourquoi aller chez les gens, discuter avec eux, parler de ce qu’ils pensent du M5S, des aspects que l’on pourrait améliorer et de ce qu’ils jugent positivement, est, pour moi, un exemple de démocratie directe. Il s’agit d’un rapport direct ! C’est la même chose dans les places. De la même manière, je suis uniquement allé à des émissions télévisées en direct. J’ai essentiellement fait de la politique sur les places car c’est un lieu où la distance est moins forte et peut être réduite.

Tout cela est fondamental. J’espère aussi que peut-être, un jour, parmi les personnes qui sont venues m’écouter sur les places, il y en aura qui entreront au Parlement, et ce sera alors à mon tour de les écouter depuis les places.

« Je ne dis pas que toute usine doit appartenir aux ouvriers, mais j’estime que les travailleurs doivent pouvoir coopérer au développement de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. D’ailleurs, il y a une série d’entreprises qui sont en crise aujourd’hui en Europe, et en particulier en Italie. Ces crises peuvent être affrontées par la responsabilisation des travailleurs, en permettant à ceux-ci de contribuer non seulement au développement mais aussi à la gestion des entreprises. »

Je vois les choses comme cela : la politique est un passage de témoin. Et le témoin, ce sont les idées, qui peuvent ensuite être améliorées par les citoyens. J’ai passé du temps à mener des batailles dans le Parlement. Désormais, il y a quelqu’un d’autre, et peut-être que j’y retournerai la prochaine fois, ou qu’une autre personne y entrera à son tour. Ce principe est fondamental. Bien sûr, il y a le modèle de la « classe dirigeante », du parti, et de la politique professionnelle.

Mais la politique n’est pas une profession. Le journaliste est un professionnel. Le barman, l’avocat, le médecin, l’ouvrier, le glacier, l’entrepreneur sont des professionnels. Ce n’est pas le cas de l’homme politique. Le politique est celui qui se met à disposition de la collectivité, qui travaille un temps limité de sa vie à l’intérieur des institutions, et qui retourne ensuite faire son métier. Je vis la politique de cette façon, et c’est pour cela que j’ai décidé de ne pas me présenter de nouveau.

LVSL – Toujours dans votre livre A testa in su, vous évoquez l’expérience autogestionnaire des ouvriers de la “Fabrica sin patron” en Argentine (l’usine Zanon reprise par les travailleurs en 2001 dans le contexte de la crise économique argentine). Vous proposez un rapprochement avec la politique italienne, avec cette idée que les Italiens doivent s’approprier leur destin. Comment redonner aux citoyens le pouvoir dans la démocratie italienne d’aujourd’hui ? Cela peut-il passer par les instruments de la démocratie directe ?

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A testa in su (La tête haute) , le dernier ouvrage d’Alessandro Di Battista. © Rizzoli

Alessandro Di Battista – En Patagonie, j’ai pu appréhender l’expérience d’ouvriers qui ont récupéré des usines sabotées par leurs patrons. Dans le cas de Zanon, le patron était d’origine italienne. Cette expérience a renforcé ma conviction en faveur de la socialisation des entreprises. Je ne dis pas que toute usine doit appartenir aux ouvriers, mais j’estime que les travailleurs doivent pouvoir coopérer au développement de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. D’ailleurs, il y a une série d’entreprises qui sont en crise aujourd’hui en Europe, et en particulier en Italie. Ces crises peuvent être affrontées par la responsabilisation des travailleurs, en permettant à ceux-ci de contribuer non seulement au développement mais aussi à la gestion des entreprises. J’y crois fermement. Je pense également qu’elles doivent appartenir aux travailleurs.

Comment et dans quelle situation ? C’est à voir au cas par cas. J’y crois beaucoup, de même que je crois que les institutions doivent appartenir aux citoyens.

C’est pourquoi je pense que l’introduction d’instruments de démocratie directe, à l’intérieur même de notre Constitution, est décisive. Le Mouvement 5 Étoiles propose de mettre en place une procédure de référendum d’initiative populaire, sans quorum. Ce référendum permettrait aux citoyens italiens de faire des propositions. Actuellement, la Constitution italienne ne prévoit pas cet instrument. Nous n’avons qu’un référendum législatif abrogatif, avec quorum.

Ensuite, il y a l’obligation de discuter de la loi d’initiative populaire au Parlement. Par exemple, lorsque nous récoltons 50 000 signatures pour instituer une banque publique d’investissement, nous déposons cette loi au Parlement. Selon moi et selon le Mouvement 5 Étoiles, le Parlement est dans l’obligation de discuter et de mettre au vote cette loi dans un délai contraint. Les parlementaires peuvent la rejeter, mais ils ont l’obligation de discuter et de voter. Ainsi engagent-ils au moins leur crédibilité devant le pays. Ils ne peuvent pas se cacher derrière les contraintes temporelles de la politique et du bicaméralisme. Il est faux de dire que les institutions italiennes sont lentes. Il me semble que nous avons fait beaucoup plus de lois qu’en France. Cela veut dire que lorsque le Parlement a la volonté de travailler, il travaille. Il y a des cochonneries de Berlusconi qui ont été adoptées en 18 jours. Le revenu de citoyenneté ? On n’a pas le temps d’en discuter. L’abolition des privilèges de la caste ? On n’a pas le temps d’en discuter ! Est-ce que c’est une blague ?

On peut recréer un lien étroit entre les citoyens qui sont à l’intérieur des institutions et ceux qui sont à l’extérieur en introduisant des instruments de démocratie directe. De la même façon, nous pouvons le faire en mettant en œuvre des instruments législatifs pour soutenir les travailleurs qui veulent récupérer les entreprises et les usines en crise.

Souvent, la crise ne dépend pas seulement de la globalisation et de la crise économique, mais aussi d’une mauvaise gestion de la part des patrons. L’État et le Ministère du développement économique doivent s’occuper de cela. En d’autres termes, ils doivent parvenir à associer les travailleurs d’une entreprise en crise, afin que cette entreprise puisse se régénérer et sortir de cette crise. Je ne dis pas qu’il ne doit pas exister des entreprises qui ont un entrepreneur. La prise de risque existe ! Je dis néanmoins que la gestion ouvrière, notamment dans certains contextes, si elle est bien codifiée et bien organisée au niveau législatif, est une réponse à cette crise que nous vivons à l’échelle mondiale.

LVSL – Vous parlez beaucoup de régénération morale et de lutte contre la vieille classe politique corrompue. Mais pensez-vous que cela puisse suffire à régénérer la politique, sans s’attaquer aux pouvoirs des oligarchies et des institutions financières ?

Alessandro Di Battista – Non, je ne pense pas que cela suffise, mais c’est nécessaire. J’ai souvent dit qu’un politicien corrompu est probablement un pantin entre les mains d’un capitaliste financier ou entre celles de la criminalité organisée. Dans notre pays, la corruption est l’arme principale utilisée par les mafias. Est-ce pour autant que, pour contrer les mafias, il suffit de contrer la corruption ? Bien sûr que non ! S’attaquer durement à la corruption est un outil pour commencer à régénérer la politique. Je suis d’accord avec vous : les pouvoirs oligarchiques existent. Le politicien corrompu est un instrument entre leurs mains. C’est pourquoi, afin de lutter contre ces pouvoirs, je lutte également contre le politicien corrompu. Ce n’est évidemment pas suffisant. Une loi anti-corruption ne résoudrait pas tous les problèmes de l’Italie. Je ne dis pas cela. Reste qu’il faut la faire pour faire le ménage.

On peut affronter les grandes oligarchies par une loi contre la corruption et les conflits d’intérêts. Il faut également s’attaquer à la concentration des pouvoirs entre si peu de mains. C’est un danger qu’il faut conjurer à tout prix. Il existe des conflits d’intérêts dans le sport, dans la politique, dans la santé, dans les médias… Il y a évidemment de l’interpénétration entre les oligarchies financières et les oligarchies médiatiques.

Dans notre pays, le groupe éditorial L’Espresso appartient à De Benedetti. Ce dernier a des intérêts dans le bâtiment, dans l’énergie et dans de nombreux domaines. Il n’a pas hésité à utiliser son système médiatique, non pas pour garantir la liberté d’information, mais pour protéger ses intérêts financiers. C’est la même chose avec Berlusconi. Cela ne me convient pas que quelqu’un comme Berlusconi commence une carrière politique en ayant à sa disposition des journaux, des radios et des télévisions. Ce n’est pas acceptable. Ici-même, à Rome, pendant de nombreuses années, un entrepreneur a dicté sa loi : il s’appelle Caltagirone. Il a des intérêts dans le secteur de l’eau, du bâtiment et dans les hôtels. Il s’agit d’énormes intérêts ! Il en va de même pour le propriétaire du journal le plus lu à Rome : Il Messaggero, ou du journal le plus lu à Naples : Il Mattino.

« J’ai souvent dit qu’un politicien corrompu est probablement un pantin entre les mains d’un capitaliste financier ou entre celles de la criminalité organisée. S’attaquer durement à la corruption est un outil pour commencer à régénérer la politique. On peut ensuite affronter les grandes oligarchies par une loi contre les conflits d’intérêts. Il y a évidemment de l’interpénétration entre les oligarchies financières et les oligarchies médiatiques. »

En Italie, l’ENI (Ente Nazionale Idrocarburi = Société Nationale des Hydrocarbures), a une agence de presse, appelée AGI. Ce matin, j’ai reçu un petit message du directeur du Corriere della Sera pour un entretien avec M. Fontana. Il y a certainement d’excellents journalistes dans ce quotidien. Je n’ai aucun doute là-dessus. Néanmoins, il n’est pas acceptable que 10 % du Corriere della Sera soit entre les mains de Mediobanca, une holding dans laquelle investissent en particulier Fininvest et Berlusconi. Nous ne devons pas accepter non plus qu’une multinationale chinoise de la chimie ait 3,5% des actions du Corriere della Sera. Cette situation ne me convient pas ! Je me bats contre les éditocrates corrompus.

Aujourd’hui les oligarchies financières vont de pair avec les oligarchies médiatiques. De même, le grand capitalisme financier pénètre la politique. Je veux en donner deux exemples rapides : avant d’être Premier Ministre et Président de la Commission Européenne, Romano Prodi a travaillé chez Goldman Sachs. Avant de devenir Premier ministre, Mario Monti a travaillé pour Goldman Sachs. En quittant la présidence de la Commission Européenne, M. Barroso retrouve rapidement un travail comme vice-président de Goldman Sachs. Cette situation est inacceptable.

Pour lutter contre ces oligarchies, il ne suffit pas d’intervenir contre la corruption. Barroso n’est pas un corrompu. C’est quelqu’un qui est pris en tenaille par des conflits d’intérêts. Il faut donc lutter à la fois contre la corruption et les conflits d’intérêts. Tout cela est intolérable ! Pour moi, quelqu’un qui travaille dans le Ministère du développement économique ne doit pas avoir le droit de travailler pour une banque d’affaires pendant cinq années. Sinon cela laisse à penser, que lorsque cette personne travaillait (théoriquement) pour les citoyens au Ministère de l’économie, elle veillait non pas à l’intérêt de la collectivité, mais aux intérêts du système bancaire privé, qui garantit plus tard des emplois de conseillers très bien rémunérés. On parle de millions et de millions d’euros !

LVSL – À côté du succès du Mouvement 5 Étoiles, très fort dans le Sud, il y a eu une percée importante de la Ligue de Matteo Salvini, notamment dans le Nord. Peut-on dire que vos deux mouvements reflètent la division Nord/Sud du pays ?

Alessandro Di Battista – Non, on ne peut pas le dire, ce serait une grande erreur. Ne vous fiez pas aux lectures données par certains pseudo-intellectuels. Regardez plutôt : l’ancienne Ligue du Nord s’est renommée la Ligue. Elle est naturellement très forte dans le nord du pays. Son histoire politique est marquée par son activisme dans cette partie du pays.

Ensuite, on peut aimer Salvini ou non, mais je lui reconnais un investissement considérable ces cinq dernières années. Il n’en demeure pas moins que le Mouvement 5 Étoiles est la première force politique dans les régions du Nord de ce pays. Si je ne m’abuse, nous avons gagné en Ligurie. Nous sommes peut-être la première force politique dans le Piémont, et nous avons fait élire la première femme parlementaire du Val d’Aoste. Il est vrai que le Mouvement 5 Étoiles est largement plébiscité dans le Sud. Cela est, de toute évidence, lié aux problèmes économiques et sociaux criants qui touchent les régions méridionales. Personne ne peut le nier.

« Certes, nous avons obtenu 50% des voix en Campanie, mais nous avons recueilli plus de 30% des voix en Ligurie. Considérer que la Lega et le M5S incarnent la division Nord/Sud est donc une interprétation faussée. On peut évidemment être impressionné par les voix que nous avons obtenues dans le Sud. Cependant, ne vous y trompez pas : le Mouvement 5 Étoiles est très très fort dans le Nord. »

En même temps, nous sommes la seule force politique de masse au niveau national, parce que le Mouvement 5 Étoiles a été plébiscité du nord au sud. Certes, nous avons obtenu 50% des voix en Campanie, mais nous avons recueilli plus de 30% des voix en Ligurie. C’est un résultat incroyable ! Considérer que la Lega et le M5S incarnent la division Nord/Sud est donc une interprétation faussée. On peut évidemment être impressionné par les voix que nous avons obtenues dans le Sud, cependant, ne vous y trompez pas : le Mouvement 5 Étoiles est très fort dans le Nord. Nous avons déjà conquis les mairies de Turin et de Rome, c’est-à-dire deux des plus grandes villes du pays, l’une au centre et l’autre au nord. Nous n’avons pas encore gagné à Naples, à Palerme ou à Catane. Il s’agit donc d’une lecture erronée.

LVSL – Depuis que Luigi Di Maio est là, on a commencé à parler d’une « macronisation » du Mouvement 5 Étoiles. Pendant la campagne électorale, Luigi Di Maio a écrit une lettre à Macron sur la réforme de l’Union Européenne. Nous voudrions savoir quel regard vous portez sur le président Emmanuel Macron…

Alessandro Di Battista – Je vais être honnête : si j’avais été un citoyen français, je n’aurais pas voté pour Macron. Je ne vous dirai pas pour qui j’aurais voté. Finalement, les choses sont là où elles en sont. Emmanuel Macron est votre président. Ce n’est pas à moi, ni à Luigi Di Maio, ni à un parlementaire de la République italienne, de s’exprimer sur les choix démocratiques des Français. Nous pouvons commenter votre système électoral, nous demander s’il y a une réelle et forte représentation, si les voix de Macron au premier tour reflètent vraiment la volonté de la plupart des Français. Cela reste votre système et c’est à vous de vous en occuper.

Alessandro Di Battista et Beppe Grillo.

En ce qui me concerne, je dois déjà m’occuper de réformer le système italien, ce qui n’est pas facile. Parler de macronisation est un procédé qui consiste à coller une étiquette, à cataloguer des phénomènes complètement différents. Le Mouvement 5 Étoiles n’aurait probablement pas pu voir le jour dans un autre pays que l’Italie, notamment parce que Beppe Grillo est Italien. Objectivement, sans Beppe Grillo, sans cette proposition initiale qu’il a faite, vous ne seriez pas là aujourd’hui pour m’interviewer. C’est essentiellement grâce à lui que j’ai fait mon entrée au Parlement, même si je ne le connaissais pas. Ce n’est qu’après que je l’ai rencontré. Le Mouvement 5 Étoiles est un phénomène reproductible probablement au niveau mondial, mais il prendrait alors des caractéristiques propres à chaque contexte national.

Macron est le président de la République française. Je crois beaucoup au principe de l’auto-détermination des peuples et au principe de non-ingérence dans les affaires d’autrui. Je ne le dis pas pour esquiver votre question. Je le dis parce que c’est ce que je pense profondément. Je vais vous donner un exemple. Lorsque, pendant le référendum constitutionnel, l’ambassadeur des États-Unis Philips a pris parti pour le oui, en prédisant une catastrophe en cas de victoire du non, je me suis beaucoup énervé. L’ambassadeur américain ne devrait pas se permettre de tels propos. De la même façon, juger un président français que vous avez élu excède mon rôle. Je ne dois pas me le permettre.

Que puis-je dire sur Macron ? Il est président depuis peu. Comme tout le monde, comme les citoyens français, j’attends un peu avant de le juger. Je peux faire un commentaire sur François Hollande. Il a dilapidé le soutien historique que les socialistes avaient en France depuis les années 1930. Il l’a dilapidé parce qu’il a mené des politiques extrêmement libérales et a été, entre autres, extrêmement agressif au niveau international. Je peux parler de Sarkozy si vous le souhaitez, je peux vous parler de Kadhafi, s’il est vrai que Sarkozy a reçu de l’argent de Kadhafi. Je peux vous parler de cette guerre ignoble que la France a mené aux côtés du Prix Nobel de la paix Barack Obama.

« J’ai employé des mots forts car je crois que le capitalisme financier, entendu comme phénomène de concentration des pouvoirs et de démantèlement progressif des droits économiques et sociaux, oblige beaucoup de citoyens à réduire leurs ambitions économiques et sociales et à accepter des travaux dignes d’esclaves modernes. »

Cependant, en tant que parlementaire en fin de mandat et en tant que figure du Mouvement 5 Étoiles, d’une force politique qui va peut-être arriver au pouvoir [Ndlr, depuis lors, le M5S est au pouvoir en coalition avec la Lega], il ne me semble pas juste de donner mon avis sur un président de la République élu de manière démocratique par le peuple français. Ce n’est pas à moi de le faire. Je suis franc, parce que je crois en l’auto-détermination des peuples, mais aussi en la non-ingérence dans les questions nationales qui concernent d’autres pays.

LVSL – En France, on a commencé à parler de l’éventualité d’un nouveau groupe réunissant Ciudadanos, le Mouvement Cinq Étoiles et En Marche au parlement européen. Macron le refuse pour le moment. Cependant, il y a tout de même eu un article sur le sujet dans Il Foggio qui faisait mention de contacts et de discussions. Que pensez-vous de la possibilité de faire un groupe avec Macron ?

Alessandro Di Battista – Nous n’y avons jamais songé. Pour le moment, le Mouvement 5 Étoiles a son propre groupe en Europe. Pour les prochaines élections, nous verrons s’il y a la possibilité de changer de groupe. Et puis, aux prochaines élections, il y aura peut-être des forces politiques dont nous ignorons encore l’existence ! Nous n’avons pas encore abordé le sujet. Un article a été publié dans les médias ? Permettez-moi de vous rappeler que les journaux de Berlusconi ont récemment écrit que je ne me présentais pas aux élections parce que je voulais céder mon siège au Parlement à mon père ! Des fake news, vous en aurez autant que vous voulez !

LVSL – On semble assister à un adoucissement de votre discours sur l’euro et l’OTAN. Le temps semble révolu où vous disiez : « Pour nous, il est important de nommer aujourd’hui notre ennemi commun. Notre ennemi aujourd’hui, c’est le pouvoir central, une sorte de nazisme central, nord-européen, qui est en train de nous détruire. Ils sont en train de créer une sorte de génération Walmart, qui produira de plus en plus d’esclaves. Ils veulent, en substance, coloniser l’Europe du Sud ». Reniez-vous vos positions passées ?

Alessandro Di Battista – Non, je ne les renie pas du tout. Au cours de mon activité politique, il m’est parfois arrivé d’employer des mots très forts, afin de « donner un coup de pied dans la fourmilière ». C’est aussi un choix de communication. Nous vivons dans un pays, l’Italie, où personne ne t’écoute si tu parles tout bas. C’est pourquoi j’ai également fait le choix d’employer des mots forts dans ma communication. Cela ne veut pas dire que je pense qu’il y a une « solution finale ». Je ne l’ai jamais cru. J’ai employé des mots forts car je crois que le capitalisme financier, entendu comme phénomène de concentration des pouvoirs et de démantèlement progressif des droits économiques et sociaux, oblige beaucoup de citoyens à réduire leurs ambitions économiques et sociales et à accepter des travaux dignes d’esclaves modernes, aussi bien au niveau européen qu’au niveau global.

Ce capitalisme se transforme donc de plus en plus en société Walmart. J’en suis convaincu. Je crois donc ce que j’ai dit. Le seul moyen dont nous disposons afin de nous opposer à ce pouvoir financier extrêmement injuste et dangereux est de réinvestir dans l’État social et de démanteler une série de situations de conflits d’intérêts entre politiques et pouvoirs financiers.

LVSL – Quid de la zone euro ? Qu’en pensez-vous maintenant ? Aux élections européennes de 2014 vous proposiez un référendum sur le maintien de l’Italie dans la zone euro. Vous avez un peu évolué depuis. La sortie de l’euro reste-t-elle une option pour vous ? Que feriez-vous en cas d’impossibilité de réformer l’Union européenne ?

Alessandro Di Battista – A l’époque, nous étions en train de récolter des signatures pour un référendum consultatif. Il ne s’agissait pas de quelque chose d’aisé, car nous aurions dû faire une loi constitutionnelle pour demander l’opinion des citoyens italiens sur l’euro. Ce que vous dîtes est vrai. Notre évolution répond à des changements qu’on a pu observer en Europe ces dernières années. Je pense au Brexit, à l’affaiblissement de Merkel qui n’a plus un pouvoir aussi fort qu’auparavant, et même au changement politique en France. Si nous arrivons au pouvoir, nous devons essayer de changer certaines choses en Europe. Il faut essayer. Pendant la campagne, nous avons clairement dit que le référendum consultatif était une sorte d’extrema ratio.

Honnêtement, je suis convaincu qu’un peuple n’est pas libre s’il n’a pas la possibilité de mener des politiques fiscales et monétaires indépendantes. Nous ne sommes pas contre l’Union européenne. D’ailleurs, nous nous sommes présentés aux élections européennes et avons des élus au Parlement Européen. Cependant, nous avons pris position contre certaines politiques européennes. En ce moment, nous pensons que si nous arrivons à former un gouvernement politique fort, nous aurons une opportunité importante afin d’exercer une juste pression au niveau européen, dans le but de modifier des choses qui ne vont pas.

La vérité est que cette Union européenne n’est pas une véritable union des peuples. Vous vous sentez européens ? Un peu français, un peu italien ? La vérité est que la construction politique et sociale de l’Europe n’a pas encore eu lieu. Pour l’instant, l’Union européenne est une organisation financière qui impose l’âge de départ à la retraite aux Italiens, et le prix de la féta à la Grèce. Voilà ce qu’est l’Union européenne aujourd’hui. Toute son action s’appuie sur la monnaie unique, l’euro n’est pas une monnaie : c’est un système de gouvernement. Après, on verra ce qu’on peut faire si nous arrivons au pouvoir. Pour l’instant, nous n’y sommes pas malgré nos 32% aux dernières élections.

Entretien réalisé par Marie Lucas, Lenny Benbara et Vincent Dain. Retranscrit par Sébastien Polveche. Traduit par Rocco Marseglia, Andy Battentier et Lenny Benbara.

“Tout ce qui se joue en France est d’abord décidé à Bruxelles” – Entretien avec Sophie Rauszer

La France Insoumise – Centre Culturel des Riches-Claires – Bruxelles

Sophie Rauszer est collaboratrice parlementaire au groupe de la GUE/NGL au Parlement européen, elle a par ailleurs été responsable du chapitre Europe de l’Avenir en Commun, le programme de la France insoumise. Nous avons souhaité l’interroger sur la stratégie de la France Insoumise à l’occasion des élections européennes.


 

LVSL – Le taux de participation aux élections européennes est passé de 61% en 1979 à 42% lors des dernières élections en 2014. Comment la France Insoumise compte-t-elle mobiliser « les gens » en 2019 ?

Je pense qu’il y a une prise de conscience de plus en plus importante, particulièrement à gauche, du rôle prédominant que joue l’Union européenne dans les politiques néolibérales nationales. La France Insoumise doit accompagner cette prise de conscience, montrer que ces élections sont l’occasion de sanctionner la politique de Macron. Tout ce qui se joue en France est d’abord décidé à Bruxelles. La politique européenne conditionne la politique française. Et ce, particulièrement depuis ce qu’on appelle le « semestre européen », soit depuis que le budget national doit d’abord être approuvé au niveau communautaire. La hausse de la TVA sous Hollande faisait partie des « recommandations » de la Commission européenne à la France. La réforme du droit du travail également. Et quand je lis dans les derniers papiers la proposition de dégressivité de l’aide au chômage, nous avons bien du souci à nous faire. Nous ne sommes probablement qu’au début du « Président des riches » si nous ne faisons rien.

Pour gagner aux élections européennes, nous devons d’abord convaincre ceux qui nous ont accordé leur confiance en 2017 de revenir aux urnes. Lorsque j’étais candidate pour les législatives [Ndlr, dans la circonscription du Bénélux], j’ai pu constater que les gens avaient de réelles attentes sur le sujet européen. Depuis, il y a en plus beaucoup de déçus du macronisme, notamment ceux qui sont attachés à la démocratie parlementaire. Ce que nous devons également mettre en avant, c’est que nous pouvons gagner des batailles européennes. Nous gagnons à chaque fois que nous parvenons à faire entrer une lutte au cœur de l’hémicycle. Trop de choses se passent dans l’ombre. Trop de sujets sont cachés par un habillage de technicité. Le cas de notre victoire pour l’interdiction de la pêche électrique est exemplaire à ce titre. Des scientifiques venaient expliquer aux eurodéputés à quel point cette technologie était moderne, efficace et écologique. En réalité, ils étaient généralement néerlandais ou proche de groupes de pression néerlandais, les premiers investisseurs dans cette technique barbare et inhumaine. Il a suffit d’une étincelle. Younous Omarjee, notre député européen insoumis, s’est saisi de l’enjeu, appuyé par des ONG telles que Bloom. Il est de fait devenu impossible pour la grande coalition de faire son « business as usual », et de laisser au passage les petits pêcheurs français se faire concurrencer par cette technique.

LVSL – Vous donnez un exemple particulier mais le Parlement européen a des pouvoirs limités. Quelle est l’utilité pour la France insoumise d’envoyer une délégation importante dans ce Parlement ?

Effectivement, le Parlement européen n’a pas autant de pouvoirs que nous le souhaiterions. A commencer par le droit d’initiative législative. C’est une des propositions que nous porterons pendant la campagne des européennes. Le Parlement européen doit pouvoir proposer des lois, comme dans n’importe quelle démocratie.

Par ailleurs, plus notre délégation d’eurodéputés insoumis sera importante, plus nous pourrons changer le rapport de force. Nous obtiendrons plus de rapports, de temps de parole et de pouvoirs pour mettre en lumière nos propositions à l’image de ce que font déjà nos députés insoumis à l’Assemblée. Il y a beaucoup de sujets sur lesquels nous devons porter la voix de l’insoumission au niveau européen. L’Avenir en Commun nous donne un cap. Bien sûr, il faut encore le décliner dans un programme spécifiquement pour les européennes, associant objectifs, propositions réalisables rapidement et rapport de force global. Nous y travaillons actuellement et nous avons d’ailleurs reçu de nombreuses contributions des insoumis sur la plate-forme en ligne.

LVSL – Vous avez déclaré que Macron était « plus royaliste que le roi » en matière européenne. Qu’entendez-vous par là ? Les médias présentent le président de la République comme un grand réformateur du projet européen…

C’est une vision particulièrement française. Les médias étrangers ne sont pas si laudatifs sur Jupiter. Car tout cela n’est que communication. Qu’a-t-il accompli au niveau européen concrètement ? Voilà un an que le président Macron suit à la lettre les principes ordolibéraux européens : réforme du marché du travail, libéralisation du rail, coupes supplémentaires dans la fonction publique ou encore CETA. Au niveau européen, c’est une succession d’échecs et de renoncements. Que ce soit sur les listes transnationales, le glyphosate, l’aquarius ou encore le budget de la zone euro : il n’a rien obtenu.

Le projet qu’il porte n’est d’ailleurs pas européen au sens où nous l’entendons. Il ne représente que l’Europe des traités, celle de la « concurrence libre et non faussée ». Si c’était véritablement la solidarité européenne qui motivait Macron, nous aurions été les premiers à accueillir Aquarius. Au lieu de cela, le gouvernement s’est ridiculisé derrière des explications géographiques pour éviter de prendre ses responsabilités. C’est finalement l’Espagne qui a accueilli ces quelques migrants, évitant une nouvelle catastrophe en mer. Ce n’est pas non plus la fameuse « Europe sociale » qui semble l’intéresser, sinon il n’aurait pas attaqué la seule proposition d’harmonisation à la hausse, sur le congé parental. Enfin, si c’était véritablement la démocratie européenne qui le motivait, pourquoi n’avons pas pu voter par referendum sur le CETA ? Le véritable visage de la « souveraineté européenne »  qu’il défend c’est, comme à l’échelon national, museler toujours plus la voix des citoyens. Le Belge Guy Verhofsdadt, son meilleur allié au Parlement européen, veut priver les parlements nationaux de vote sur tous les accords internationaux commerciaux au nom de cette « souveraineté européenne ».

Sophie Rauszer, responsable de la partie Europe du programme de la France insoumise

LVSL – Vos positions ne semblent pas si éloignées de celles de Benoît Hamon, de Yanis Varoufakis et de leur « Printemps européen » non ?

Nous avons un différend fondamental. Nous avons pris conscience qu’à « traité constant », nous ne pouvons pas mettre en œuvre notre programme. Nous ne voulons pas empiler les « mesurettes » pour tenter de faire de brics et de brocs une « Europe sociale » invoquée mais introuvable. La désobéissance aux traités est donc le point de départ de tout projet de rupture avec cette UE. Il faut assumer ce point comme un rapport de force dans la négociation européenne. Il est interdit de désobéir aux Traités ? Pourtant, personne n’a imposé de sanctions à l’Allemagne de Merkel pour les excédents commerciaux qu’elle fait au mépris des règles européennes, et sur le dos des peuples européens. Proposer un programme de gauche sans avoir pour ambition de changer les traités ne serait qu’un vœu pieux. C’est pour cela que nous avons mis sur pied la stratégie du Plan A/Plan B. Le Plan A, c’est proposer à l’ensemble des pays de l’UE de renégocier les traités pour que ceux-ci soient compatibles avec le programme que nous – et d’autres en Europe – souhaitons mettre en place. Avec le Plan B, nous prévoyons l’éventuel échec d’une partie de ces négociations, et dans ce cas, tout ce que l’Union refuse, nous le mettrons en œuvre avec les pays volontaires, en désobéissant aux traités. L’intelligence stratégique de ce Plan B c’est qu’en mettant la pression aux pays réticents, il permet au Plan A d’avoir plus de chance d’aboutir !

Arrêtons les « lettres au père Noel ». Car comment appeler autrement la revendication de Hamon et Varoufakis d’un parlement de la zone euro ou encore d’un 35H européen quand la directive actuelle est à 48H ? Ils n’ont pas compris que dans le cadre des traités, tout ce que l’Allemagne pourrait accepter se fera en contrepartie d’un contrôle budgétaire plus accru, et sera donc inutile, comme l’a très bien analysé Frédéric Lordon. C’est exactement ce qui vient de se passer ce mardi. La chancelière allemande accepte un maigre budget de la zone euro – très faiblement doté – contre en revanche l’application à la lettre des politiques d’austérité, via le Mécanisme Européen de Stabilité. Il faut partir sur de nouvelles coopérations et ne pas avoir comme unique interlocuteur l’Allemagne. Si on veut faire de véritables politiques sociales transnationales, nous devons nous tourner vers d’autres pays, qui ont des traditions politiques et surtout économiques plus proches de la France.

LVSL – La France insoumise est régulièrement attaquée sur son indulgence à l’égard de la Russie. Récemment, votre eurodéputé s’est abstenu sur une résolution demandant la libération de prisonniers politiques en Russie. Quelle est votre position au Parlement européen sur ces enjeux ?

Évidemment, nous défendons la libération des prisonniers politiques, comme Oleg Sentsov, en Russie. Nous n’avons pas voté contre le texte dont vous parlez sur ce réalisateur. Notre candidat de gauche en Russie a lui-même été emprisonné par Poutine. Nous nous sommes abstenus car cette résolution était surtout l’occasion de redemander le prolongement des sanctions contre la Russie qui pénalisent d’abord notre propre économie et instaure en Europe un climat vindicatif qui n’est pas sain. Car c’est aussi une question de géopolitique globale. Le Parlement européen, c’est le deux poids deux mesures en matière de géopolitique actuellement. Au lieu de participer à l’atténuation des conflits, il y contribue. Durant la dernière législature, ce ne sont pas moins de 93 textes contre la Russie – soit plus d’une résolution par plénière – qui ont été mis au vote, contre 4 sur l’Arabie Saoudite par exemple. Quant à la politique du nouveau président américain ? Rien à dire… Les rares rapports sur les USA ne concernent jamais la politique – ni même la « guerre de l’acier » -, mais des éléments purement techniques a priori, de renforcement de nos relations.

LVSL – N’avez-vous pas l’impression de développer une vision caricaturale des rapports avec les États-Unis ?

Comme le dit Jean-Luc Mélenchon, j’arrêterai de faire de l’anti-impérialisme primaire quand les États-Unis d’Amérique seront passés à de l’impérialisme supérieur ! L’Union européenne cherche systématiquement à se rapprocher des USA, au mépris de sa volonté d’autonomie politique et stratégique qu’elle prétend promouvoir par ailleurs. A croire que la leçon d’humiliation du dernier G7 n’aura pas suffi. Le comble de ce double discours, c’est le projet européen d’Union de la défense. Ce dernier revient à se lier les mains à l’OTAN, par la mutualisation des moyens avec l’organisation transatlantique, l’appel à un « renforcement de la confiance mutuelle » et même le partage de nos renseignements stratégiques avec Trump ! S’agit-il vraiment d’anti-américanisme primaire que de critiquer cet état de fait, alors qu’il a été révélé que la NSA nous espionnait à grande échelle (via les services de renseignements allemands) ? Ensuite, l’objectif souvent affiché de cette Union de la défense est de promouvoir une « industrie européenne compétitive ». Si tel était le cas, l’UE se fixerait a minima une obligation d’achat de matériel européen pour soutenir notre industrie. Mais au contraire, l’Union renforce ses achats communs avec l’OTAN. Comment dès lors garantir la sécurité de nos informations sensibles si notre matériel utilise des logiciels américains ? Bien malin qui peut dire aujourd’hui quel est l’intérêt commun européen en géopolitique. Dans tous les cas, ce n’est ni de s’aligner sur Moscou, ni sur Washington.

Réforme de la SNCF : la France à la remorque du Royaume-Uni

Alors que vient d’être révélé un document de travail faisant craindre la privatisation de la SNCF à moyen-terme, le Royaume-Uni annonçait mercredi 16 mai la renationalisation d’une partie de ses lignes de chemins de fer. Cette annonce porte un coup d’arrêt au processus de privatisation lancé en 1993 par les conservateurs et achevé avec entrain par le gouvernement travailliste de Tony Blair en 1997. Elle n’est pas sans faire écho à l’élection de Jeremy Corbyn à la tête du parti travailliste ainsi qu’aux succès et à la popularité nouvelle du Labour : la Grande-Bretagne, durement frappée par la crise de 2008, semble progressivement tourner le dos à l’héritage de Margaret Thatcher et de la “Troisième voie” si chère à Tony Blair. Emmanuel Macron, quant à lui, embrasse pourtant pleinement le projet blairiste. Avec vingt ans de retard.


En plein cœur de la nuit, cinq hommes vêtus de vestes de travail orange s’activent sur les rails. Au mépris des règles les plus élémentaires de sécurité, les cheminots s’emploient à réparer une portion de voie ferrée endommagée. Une locomotive lancée à pleine vitesse vient soudain rompre la monotonie du travail, percutant l’un des ouvriers au passage. Effarés, inquiets à l’idée qu’on puisse leur reprocher l’accident, ses collègues le déplacent un peu plus loin en contrebas. Ils affirment par la suite à leurs supérieurs que l’homme a été heurté par une voiture. Jim mourra de ses blessures quelques heures plus tard.

Cette scène dramatique clôture The Navigators de Ken Loach, critique au vitriol de la privatisation de British Rail en 1993. Sorti en 2001, le film suit d’une année l’accident ferroviaire de Hatfield qui fit 4 morts et 70 blessés et mit cruellement en lumière les déficiences matérielles du rail britannique, imputables à la privatisation. L’enquête qui suivit établit clairement la cause de l’accident : des microfissures dans les rails, que l’on retrouva sur nombre de portions du réseau ferré britannique, résultat du sous-investissement des gestionnaires privés dans la sécurité et l’entretien des lignes. Hatfield n’est par ailleurs que l’un des nombreux accidents qui émaillent la fin des années 1990 et les années 2000 au Royaume-Uni : Southall (1997), Ladbroke Grove (1999), Potters Bar (2002), Ufton Nervet (2004)…

Stèle et jardin créé en hommage aux victimes de la catastrophe ferroviaire de Hatfield, © Wikimedia Commons.

L’augmentation de l’insécurité ferroviaire est loin d’être la seule conséquence néfaste de la privatisation, aujourd’hui quasi-unanimement considérée comme un véritable fiasco. Les tarifs des grandes lignes interurbaines ont augmenté de manière vertigineuse (les plus élevés d’Europe en 2018[1]) et un sous-investissement dramatique a contraint l’État à subventionner le rail de manière massive pour pallier les déficiences du secteur privé[2].

La privatisation du rail : illustration frappante de la droitisation du travaillisme britannique

              Lancée en 1993, la privatisation est mise en œuvre par le gouvernement conservateur de John Major. L’ensemble des activités de British Rail est alors démantelé et vendu à plusieurs sociétés privées. Une telle mesure n’est guère étonnante de la part d’un gouvernement héritier de Margaret Thatcher. Plus intéressante est la position des travaillistes à l’égard de la réforme. Hostile au projet, le parti fait campagne en 1997 sur la renationalisation partielle des chemins de fer. Une fois au pouvoir, le gouvernement de Tony Blair fait volte-face, conserve le système issu de la privatisation et procède même aux dernières ventes, parachevant ainsi le processus engagé par les conservateurs.

Un tel retournement n’est, en réalité, guère étonnant pour qui l’observe à la lumière de l’évolution du Labour Party depuis les années 1970.  Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le courant « révisionniste » domine les instances dirigeantes du parti. Influencés par Keynes, les révisionnistes promeuvent la nationalisation partielle de l’industrie et des politiques macroéconomiques expansives qui doivent conduire à une redistribution des richesses. Les gouvernement successifs du travailliste Clement Attlee (1945-1951) jettent ainsi les bases de l’État social britannique, tout en essayant d’enterrer la clause IV de la constitution du parti qui, depuis 1918, promeut l’appropriation collective des moyens de production. En vain.

Le double choc pétrolier des années 1970 et la crise qui s’ensuit entraîne l’effondrement de la ligne « révisionniste » au sein du parti travailliste. Au pouvoir de 1974 à 1979 (sous les gouvernements successifs de Harold Wilson et James Callaghan), le Labour abandonne progressivement les politiques macroéconomiques keynésiennes au profit du monétarisme alors en vogue : la planification est abandonnée, une politique de modération salariale et des mesures d’austérité sont mises en place. La crise de la livre sterling contraint le gouvernement travailliste à faire appel au FMI en 1976, entraînant la réduction des dépenses publiques, un contrôle strict de la masse monétaire et des tentatives de relance par la réduction d’impôt.

“Fondés sur une vision déterministe du social et de l’économie, le discours de Giddens et la stratégie électorale de Tony Blair considèrent que le parti doit convaincre les électeurs « tels qu’ils sont »”

Les années 1979-1983 sont le théâtre d’une « guerre civile interne » au sein du parti qui oppose l’aile gauche menée par Tony Benn à l’aile droite emmenée par Denis Healey. La première en sort d’abord victorieuse : Michael Foot, figure de la gauche travailliste, est élu leader du parti. La « Nouvelle gauche » benniste est majoritaire, non seulement au sein des instances dirigeantes mais surtout dans la base militante. C’est elle qui modèle le programme électoral de 1983. La défaite cinglante des travaillistes entraîne alors de véritables purges au sein du parti et permet à l’aile droite de reprendre le pouvoir : causé en réalité par les luttes internes, le revers électoral est imputé par les modérés à la radicalité du programme de 1983. Neil Kinnock est élu à la tête du Labour et s’emploie, de 1983 à 1994, à le « recentrer ».  Des réformes organisationnelles destinées à neutraliser l’aile gauche sont mises en place et on assiste à une modération programmatique : c’est la Policy Review.

C’est sous les gouvernements successifs de Tony Blair et de Gordon Brown (1997-2010) que le processus s’achève et que le Labour embrasse pleinement le néolibéralisme ou, dans les mots de Blair, la « Troisième voie ». Le théoricien le plus talentueux et le plus important du parti à cette période est sans conteste le sociologue Anthony Giddens. Il est l’auteur de deux ouvrages qui constituent la colonne vertébrale idéologique de la Troisième voie blairiste : Beyond Left and Right (1992) et The Third Way : The Renewal of Social Democracy (1998).

Giddens y développe l’idée selon laquelle la structure sociale et économique a évolué de telle façon que le temps de l’économie administrée est définitivement révolu. Fondés sur une vision déterministe du social et de l’économie, le discours de Giddens et la stratégie électorale de Tony Blair considèrent que le parti doit convaincre les électeurs « tels qu’ils sont », en tenant compte de changements socioéconomiques considérés comme inéluctables (mondialisation, montée en puissance de l’individualisme…).

Anthony Giddens et Tony Blair. © LSE Library.

 

La Troisième voie est ainsi conçue comme une alternative au libéralisme agressif des conservateurs et à la social-démocratie sclérosée  du vieux Labour. C’est dans ce cadre théorique que les néotravaillistes mettent en place leurs mesures : achèvement de la libéralisation du rail, encadrement renforcé des chômeurs, adoption d’une règle d’or qui rend obligatoire l’équilibre budgétaire, indépendance de la Banque d’Angleterre, développement inconsidéré du secteur financier…  Cette politique s’accompagne d’une restructuration sociologique profonde de la base militante du parti. La grande campagne de recrutement lancée en 1994 est un succès puisque le parti compte 400 000 adhérents en 1997, s’imposant comme le plus grand mouvement social-démocrate d’Europe. Toutefois, on observe une surreprésentation du secteur privé au sein des nouveaux militants, et un effondrement du nombre d’ouvriers (29% d’ouvriers syndiqués contre 71% dans les années 1980). Par ailleurs, l’engouement ne dure pas et le nombre de militants tombe à 156 000 en 2010.

Une Troisième voie française… avec vingt ans de retard

Après cinq années sous la direction d’Ed Miliband, à qui on doit reconnaître le mérite d’avoir initié un examen critique des années Blair, le parti travailliste semble décidé à en finir avec l’héritage social-libéral des années 2000, dont la crise de 2008 a sonné le glas. Jeremy Corbyn, figure historique de l’aile gauche du parti, s’est imposé à deux reprises (2015, 2017) face aux cadres blairistes. Sous sa direction, le Labour a opéré un tournant à gauche qui lui a permis de gagner 10 points et 30 sièges lors des élections législatives de juin 2017. Le parti revendique aujourd’hui 600 000 membres, résultat d’une grande vague d’adhésions concomitante de la victoire de Corbyn. Un nombre qui en ferait sans aucun doute le plus grand parti d’Europe.

Les éditorialistes français habitués à fustiger, avec des accents d’indignation dans la voix, le « retard » du pays ne croient pas si bien dire. A l’heure où le Labour sort enfin de la longue impasse de la Troisième voie, Emmanuel Macron semble quant à lui décidé à y entrer avec entrain. Derrière sa politique « se dessine non pas l’ouverture, mais une nouvelle forme de “troisième voie” qui entend balayer la terminologie “droite”, “gauche” ou même “centre” au profit d’une hybridation complètement inédite en France.[3] » Faisant explicitement étalage de sa volonté de dépasser le clivage droite/gauche au nom du pragmatisme, Macron est incontestablement l’héritier d’Anthony Giddens en France.

“Les éditorialistes français habitués à fustiger, avec des accents d’indignation dans la voix, le « retard » français ne croient pas si bien dire. A l’heure où le Labour sort enfin de la longue impasse de la Troisième voie, Emmanuel Macron semble quant à lui décidé à y entrer avec entrain.”

La réforme de la SNCF actuellement portée par le gouvernement s’inscrit dans ce cadre. Malgré les dénégations de l’exécutif, on peut raisonnablement supposer que la privatisation de la SNCF constitue bien l’objectif de long-terme. En témoigne le document de travail révélé par le Parisien le dimanche 13 mai. Compte-rendu d’une réunion entre quatre cadres de la société de chemins de fer et des membres du cabinet de la ministre des transports Élisabeth Borne, il y transparaît que « les hiérarques de la SNCF insistent pour conserver la possibilité de vendre des titres des filiales.[4] » En somme, cela ouvre la voie à la privatisation de la filiale SNCF Mobilités.

La réforme de la SNCF n’est que l’un des derniers exemples en dates de la volonté d’Emmanuel Macron de s’inscrire dans les pas du blairisme. Ce faisant, Emmanuel Macron commet deux erreurs. D’une part, sa politique est à contretemps : la crise de 2008 a changé la donne et enterré le néotravaillisme de Tony Blair. En témoignent l’ascension de Jeremy Corbyn et l’évolution actuelle du Labour. D’autre part, les modèles sociaux ne sont pas transposables d’un pays à l’autre. Faire fi des différences historiques, culturelles et sociales expose à un puissant retour de bâton : la société française, historiquement plus jacobine et culturellement égalitaire, ne se prêtera sans doute pas aussi facilement que la société britannique à la libéralisation tous azimuts et à la mise en pièces de l’État social.

Crédits photos :

Rames TGV au Technicentre Sud-Est Européen, © Wikimedia Commons.

Sources :

Fabien Escalona, “Le parti travailliste”, La Reconversion partisane de la social-démocratie européenne. Du régime social-démocrate keynésien au régime social-démocrate de marché, Dalloz, 2018.

[1] « Au Royaume-Uni, les billets de train “les plus chers d’Europe” provoquent la colère », Courrier international,‎ 3 janvier 2018.

[2] Owen Jones, « Crédits publics pour le secteur privé britannique. Le socialisme existe, pour les riches », Le Monde diplomatique,‎ 1er décembre 2014.

[3] https://www.franceculture.fr/politique/rocard-blair-clinton-macron-dans-lhistoire-de-la-troisieme-voie

[4] « SNCF : le débat sur un projet caché de privatisation refait surface », Le Monde, 14 mai 2018.

Après les cheminots, les fonctionnaires ?

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© Jeanne Menjoulet

Selon l’INSEE, la fonction publique comptait 940 000 contractuels fin 2016 sur un total de 5,7 millions d’agents. C’est ce statut que le Comité action publique 2022 incite à généraliser dans la fonction publique. Syndicalistes et personnalités politiques lancent l’alerte : il est à craindre qu’après la remise en cause du statut des cheminots, ce soit au statut des fonctionnaires que le gouvernement s’en prenne.


Mardi 15 mai, le secrétaire d’État à la Fonction Publique Olivier Dussopt et les syndicats de fonctionnaires ont ouvert un chantier de concertation. À l’AFP, le secrétaire d’État a déclaré « souhaiter faciliter le recours aux contractuels, non pas pour favoriser une multiplication des contrats courts mais pour permettre aux employeurs publics de recruter de manière plus réactive, plus rapide, plus autonome ».

Qu’est-ce qui distingue aujourd’hui un contractuel d’un fonctionnaire ? Le premier type correspond à des personnes qui ne sont pas titulaires de leur emploi. Jusqu’au décret du 29 décembre 2015, ils sont d’ailleurs qualifiés de « non-titulaires » et pas de « contractuels ». Cette définition par la négative est liée au principe qui veut que la fonction publique emploie uniquement des fonctionnaires. Pour certains syndicats de la fonction publique, la définition de ce statut correspondait à la légitimation d’une forme de précarité en introduisant de la flexibilité dans l’emploi public.

“Il n’y avait que 8% de contractuels dans les hôpitaux en 1996 contre 21,4% actuellement.”

Ils ne disposent dès lors pas de la protection à vie garantie entre autres par le statut des fonctionnaires. Les contractuels sont particulièrement présents au sein des collectivités territoriales (24,8% contre 19% pour la fonction publique d’Etat). Selon la CGT, il n’y avait que 8% de contractuels dans les hôpitaux en 1996 contre 21,4% actuellement. Autrefois présents de manière ponctuelle, la progression du recours aux contractuels reflète une mutation de l’emploi et de la philosophie de la fonction publique.

Vers une précarisation de l’emploi dans la fonction publique

La première différence entre le fonctionnaire titulaire et le contractuel est celle du recrutement. Si le fonctionnaire est recruté sur concours, le contractuel constitue une main d’œuvre pratique et fluide. L’embauche de contractuels est néanmoins encadrée, elle est uniquement pensée comme variable d’ajustement, présente ponctuellement par exemple pour un remplacement ou encore pour recruter un profil précis qui ne correspondrait à aucun fonctionnaire disponible. Dans le cas des communes de moins de 1000 habitants, le recours aux contractuels est également possible, l’enjeu étant d’assouplir et de faciliter la gestion du personnel.

Plus de 50% des agents contractuels sont équivalents de catégorie C, essentiellement des femmes (à plus de 60%) et plus jeunes que la moyenne d’emploi public. Il s’agit aussi davantage de temps partiels (38% contre 16% des fonctionnaires), donc d’un profil socialement plus précaire que ne l’est celui des fonctionnaires.

Ensuite, ce sont des contrats à durée déterminée recrutés sous contrat de droit public par un employeur public. S’ils ont les mêmes droits et exigences que les fonctionnaires, des déséquilibres existent dans les faits. Les agents contractuels n’ont pas nécessairement les mêmes congés payés que leurs homologues titulaires. De plus, les congés maladie ne sont accessibles qu’après 4 mois d’ancienneté.

“S’il n’est pas question pour les membres du gouvernement de remettre en cause le statut, l’extension du recours aux contractuels constitue un premier pas dans l’émiettement du statut des fonctionnaires”

Le Comité action publique 2022 est constitué de 34 personnalités issues du privé, du public et du monde associatif. Lancé le 13 octobre 2017, il répond à trois objectifs : améliorer la qualité du service en développant la relation de confiance entre les usages et l’administration, offrir un environnement de travail modernisé et accompagner la baisse des dépenses publiques. Si le rapport ne devrait sortir que dans les jours à venir, la rencontre entre Olivier Dussopt et les syndicats de fonctionnaires laisse entrevoir un recours accru aux contractuels. S’il n’est pas question pour les membres du gouvernement de remettre en cause le statut, l’extension du recours aux contractuels constitue bien un premier pas dans l’émiettement du statut des fonctionnaires.

Cependant, un certain nombre de professions ont déjà recours aux agents contractuels. Dans l’enseignement public, il est par exemple possible de recruter des enseignants en CDD pour une année scolaire ou moins et ce, de manière reconductible à temps plein ou temps partiel. S’il s’étend sur toute l’année, le contrat comprend également les vacances scolaires. Le salaire est inférieur à celui des titulaires. Les contractuels pallient une insuffisance d’enseignants. Les engager permet ainsi de passer outre la question du manque de professeurs en proposant des petits contrats pour « colmater ».

Dans le cas contraire, la banalisation du recours aux contractuels permettrait également à terme de proposer des contrats moins coûteux à des personnes diplômées, ce qui reviendrait du fait même de cette banalisation à remettre en cause l’emploi à vie. Enfin, dans le cas de remplacements, si un enseignant contractuel ne dispose pas d’un contrat qui s’étend sur une année scolaire, il ne dispose pas des congés payés, notamment de ceux de l’été, ce qui permet de faire facilement des économies.

Les fonctionnaires, une tradition de boucs-émissaires 

Pointer du doigt les statuts permet à l’exécutif, qu’il s’agisse du cas des cheminots comme de celui des fonctionnaires, d’obtenir une large adhésion de la part de l’opinion publique, souvent sévère vis-à-vis de ces régimes d’exceptions, parfois apparentés à des privilèges. Cette stratégie s’appuie également sur un certain nombre de stéréotypes concernant les fonctionnaires – fainéants, payés à rien faire, toujours en vacances -, et sur des discours omniprésents dans le champ politico-médiatique, présentant la réduction du nombre de fonctionnaires comme une urgence, afin de sauver l’économie du pays.

Le contexte électoral a été propice, en 2017, à la réaffirmation de ces principes. La « primaire de la droite et du centre » avait été un bon échauffement, les principaux candidats insistant de façon unanime sur la nécessité d’une réduction massive du nombre des fonctionnaires. C’est même le porteur de la proposition la plus extrême qui l’emporta, François Fillon promettant une diminution de 500 000 emplois dans la fonction publique.

Jean Tirole, dans son Économie du bien commun, affirme également qu’il est nécessaire de « limiter le nombre des fonctionnaires » car « l’État français coûte trop cher », donnant une légitimité académique à cette thèse. Du côté du Medef, Pierre Gattaz considérait dans un entretien au Figaro que la réduction des dépenses publiques était la « mère de toutes les réformes », à commencer par la réduction du nombre de fonctionnaires.

La défense des services publics passe par la défense de ce statut

Certes, la grande annonce de cette réforme concerne la possibilité accrue de recruter des contractuels, et non plus des fonctionnaires disposant du statut de la fonction publique. Mais à moyen terme, cette orientation permettra d’atteindre l’objectif caché de ce projet, et partagé par Messieurs Fillon, Tirolle ou Gattaz, à savoir la suppression drastique du nombre de fonctionnaires, les contractuels n’ayant par définition pas la même sécurité de l’emploi.

Cet horizon d’une réduction massive des effectifs remet tout simplement en question le rôle de l’État et le périmètre des services publics. Ne pouvant être réduite à de simples considérations gestionnaires, cette politique relève d’une vision de la société libérée de statuts jugés archaïques, et néfastes pour l’économie française.

Dans le même temps, on apprend, dans une note de la Direction générale de l’offre de soins (DGOS), restée secrète jusqu’à ce qu’elle soit dévoilée par la fédération FO de la Santé, que le gouvernement souhaite une diminution de 1,2 milliard d’euros de la masse salariale des hôpitaux publics, d’ici à 2020. Ce qui équivaut à la suppression de 30 000 soignants. Un exemple patent du lien entre développement du nombre de contractuels et diminution des effectifs, sachant qu’il n’y avait que 8% de contractuels dans les hôpitaux en 1996, contre 21,4% actuellement. Sans parler du manque dramatique de moyens, notamment humains, dans les hôpitaux publics.

Aussi, la direction que prend le gouvernement constitue une première brèche dans un statut régulièrement remis en cause. Ces prévisions viennent s’ajouter à un contexte social déjà tendu et s’ajouteront aux mots d’ordre des manifestations du 22 et 26 mai.

 

 Crédit photo : © Jeanne Menjoulet

“Les élites ont fait sécession et fonctionnent en vase clos” Entretien avec Jérôme Fourquet

Directeur du département Opinion et Stratégies d’Entreprise de l’Ifop, Jérôme Fourquet est l’auteur d’une note remarquée sur la “sécession des élites” françaises. Il est notamment l’auteur de deux ouvrages, l’un sur la droitisation des catholiques français et l’autre sur la situation politique corse. Nous avons voulu l’interroger sur l’état de la situation politique, un an après l’élection d’Emmanuel Macron. 


LVSL : Vous êtes l’auteur d’une note sur la “sécession des élites” françaises. Vous y expliquez que les cadres et les professions intellectuelles se sont recroquevillés sur les métropoles, et se sont coupés des catégories sociales moyennes et populaires. Comment ce processus de ségrégation sociale s’est-il opéré ?

C’est un processus au long cours qui s’étend sur une trentaine d’années et qui touche différents paramètres. Vous avez mentionné le facteur géographique. Il est tout à fait déterminant. On a une concentration des catégories favorisées (que l’on raisonne en termes de diplômes ou de revenus), dans le cœur des grandes métropoles – et plus spécifiquement dans certains quartiers de ces métropoles. Il y a toujours eu des quartiers bourgeois mais on atteint là un taux d’homogénéité exceptionnel.

Dans l’ouest francilien (en particulier, dans toute une série de communes des Hauts-de-Seine et des Yvelines) et dans l’ouest parisien, les cadres, les professions intellectuelles et les chefs d’entreprise sont majoritaires. Ce sont des niveaux de concentration qui relèvent du jamais vu, et cela sur des territoires très vastes, ce qui permet de fonctionner en vase clos. Tout un écosystème s’est mis en place pour permettre de répondre à toutes les attentes de cette population. Ce faisant, elle s’est éloignée. Elle n’est plus autant arrimée que par le passé au reste de la population.

 

On a une concentration des catégories favorisées, dans le cœur des grandes métropoles – et plus spécifiquement dans certains quartiers de ces métropoles. Tout un écosystème s’est mis en place pour permettre de répondre à toutes les attentes de cette population. Ce faisant, elle s’est éloignée. Elle n’est plus autant arrimée que par le passé au reste de la population.” 

 

Cette ségrégation sociale et géographique a été renforcée par toute une série de phénomènes. Au bout de 30 ans, on aboutit à une ségrégation scolaire de plus en plus poussée : les CSP+ sont de plus en plus enclines à placer leurs rejetons dans des établissements privés. Au sein même d’une ville, on constate des disparités scolaires en fonction de la profession et du milieu social des parents qui sont parfois très spectaculaires.

1982 – 2013 : Evolution de la population active à Paris. Source : 1985-2017 : quand les classes favorisées ont fait sécession, Jérôme Fourquet

 

On a également assisté au long déclin des colonies de vacances que l’on pourrait qualifier de généralistes. Or, on y constatait un brassage de la population qui était important. Aujourd’hui, beaucoup moins d’enfants vont dans les colonies de vacances. Sur la même période, du milieu des années 1980 à aujourd’hui, on a eu la suppression du service militaire qui cahin-caha faisait passer sous les drapeaux deux tiers d’une classe d’âge masculine, quel que soit le niveau de diplôme des appelés.

Il y avait certes des exemptions, du piston et des réformés. Néanmoins, cette institution se distinguait par une certaine hétérogénéité sociale. En parallèle de la ségrégation spatiale qui trouve sa cause dans la hausse du prix de l’immobilier, on peut décrire un processus de suppression ou de déclin d’institutions qui permettaient une certaine mixité : le service national a disparu, la carte scolaire est de plus en plus contournée et les colonies de vacances se spécialisent, laissant une grande partie des enfants issus des familles moyennes et populaires sur le quai.

On peut d’ailleurs affiner l’analyse en pointant le fait que, dans les partis politiques, en particulier au PS, le poids des classes moyennes et populaires a décliné au profit de celui des cadres. Ce sont des endroits où il y avait un certain échange, une certaine confrontation même parfois. Tout cela s’est considérablement étiolé. En bout de course, les représentants des CSP+ sont de plus en plus enclins à ne plus avoir de contact avec le reste de la population.

LVSL : Au sujet des inégalités scolaires et du repli des élites sur le privé, quelles peuvent-être, selon vous, les pistes pour réduire ces inégalités ? Faut-il rallumer la guerre scolaire public/privé pour réunifier la nation ?

Emmanuel Macron insiste sur sa volonté de recréer un service national universel. En avançant cette idée, je pense qu’il a ce constat de fracturation de la nation en tête. Évidemment, cela peut aussi passer par l’école. Est-ce qu’il faut réanimer la guerre scolaire ?  Ce n’est pas évident. Il faut s’interroger sur les raisons de la désertion de l’enseignement public par une partie croissante des catégories supérieures. Il y a sans doute un problème de niveau.

Là encore, la volonté de remettre en place l’enseignement des langues anciennes et des classes bilingues est sans doute pensée comme un moyen de rendre de l’attractivité aux établissements publics et de ralentir le départ des enfants des classes moyennes supérieures de ces établissements. C’est un très vaste chantier qui ne concerne pas uniquement la question du rapport entre l’enseignement public et l’enseignement privé.

LVSL : Les catégories populaires et moyennes sont majoritaires dans la société française. Le vote sur le Traité Constitutionnel Européen a mis à jour cette réalité. Comment expliquez-vous qu’un homme issu de la France d’en haut ait été élu en mai dernier ? Les oppositions populaires semblent faibles alors qu’Emmanuel Macron met en place un agenda libéral à marche forcée…

Il faut rappeler les conditions de son élection. Emmanuel Macron obtient 24% des voix au premier tour, ce qui peut paraître beaucoup pour un primo-candidat. Or, en comparaison, en 2012, François Hollande avait obtenu 28% des voix au premier tour. Quant à Nicolas Sarkozy, il avait totalisé 31% des voix au même stade de la compétition électorale. Le score d’Emmanuel Macron n’est donc pas si considérable que cela. Quant au second tour, il a un caractère atypique. C’est davantage un plébiscite contre Marine Le Pen qu’un vote en faveur de l’agenda porté par Emmanuel Macron.

Ensuite, s’il a été soutenu majoritairement par les populations des quartiers dont on a parlé toute à l’heure, ce serait réducteur de le présenter seulement comme le candidat de ces quartiers-là. La spécificité du vote Macron, réside dans le fait que, dans la « France périphérique » chère à Christophe Guilluy, comme dans les banlieues du 93, il y a un minimum de 15% de voix qui s’expriment en sa faveur au premier tour. Cela monte à 30-35% des voix dans les quartiers les plus huppés des grandes métropoles.

 

“Macron a t-il converti la France aux réformes libérales ? J’en doute. S’il n’y a pas de contestation forte, c’est qu’une part croissante de la population est acquise, de manière résignée, à la nécessité de réformer. Ce n’est pas du tout de gaieté de cœur. On sent confusément que tout ne peut continuer comme avant. Il n’y a pas d’enthousiasme de la réforme. Il y a un sentiment partagé de la nécessité de sortir du statu quo.”

 

Cependant, les 15% qu’il réalise dans les quartiers populaires démontrent qu’il a agrégé toute une partie de la population, qui, toutes classes sociales confondues, était en attente d’un renouvellement générationnel, d’un renouvellement des pratiques politiques et qui jugeait le modèle gauche-droite comme complètement épuisé. Macron a capitalisé là-dessus. Avec une certaine habileté, il a énormément insisté sur ce point davantage que sur son agenda libéral. Cela explique sa victoire.

Pourquoi n’y a-t-il pas un puissant mouvement de contestation qui s’exprime ? D’une part, nous sommes en début de mandat. Il y a une légitimité forte de l’élection et le gouvernement use de l’argument selon lequel ce qui est fait maintenant a été présenté il y a un an aux Français, ce qui n’était pas forcément le cas pour tous ses prédécesseurs. Deuxièmement, il y a un constat répandu que notre modèle social et éducatif est mal en point, insuffisamment performant et qu’on ne peut pas se contenter du statu quo.

On voit cela clairement pour l’enseignement supérieur avec le fiasco d’APB. Si Emmanuel Macron peut proposer des mesures impliquant une sélection à l’université, c’est parce que tout le monde a en tête la fiasco que représente APB. On peut avoir le même raisonnement sur la SNCF : nous ne sommes plus en 1995. Emmanuel Macron arrive après le tragique accident de Bretigny-sur-Orge, après les pannes géantes de la gare Montparnasse. et après la hausse des billets de train. Tout ceci sans compter la dette faramineuse de la SNCF. Statut du cheminot ou pas, il y a un constat partagé qu’il faut remettre les choses à plat. Ce constat est présent dans la société française. Macron en joue et en bénéficie.

Macron a t-il converti la France aux réformes libérales ? J’en doute. S’il n’y a pas de contestation forte, c’est qu’une part croissante de la population est acquise, de manière résignée, à la nécessité de réformer. Ce n’est pas du tout de gaieté de cœur. On sent confusément que tout ne peut continuer comme avant. Il n’y a pas d’enthousiasme de la réforme. Il y a un sentiment partagé de la nécessité de sortir du statu quo.

Quant au référendum de 2005, c’est évidemment un moment très important pour comprendre ce qui s’est passé dans le pays. À ceci près que nous étions justement dans la configuration d’un référendum. Le camp du non était largement majoritaire. Cependant, il agrégeait des supporters de Laurent Fabius, de Jean-Luc Mélenchon, de Philippe de Villiers et de Jean-Marie Le Pen. Toute la difficulté des oppositions, c’est qu’elles sont morcelées. Elles ne sont pas en désaccord sur la même chose vis-à-vis de la politique du gouvernement.

Macron bénéficie de l’adhésion résignée et de la fragmentation des oppositions. Si on veut rentrer dans le détail, les partis qui doivent symboliser les oppositions, FN, PS, LR et la France Insoumise sont tiraillés par des tensions internes. Pour ce qui est du PS, à ces divisions s’ajoute le coup fatal pris lors de la présidentielle. L’opposition est fortement déstabilisée. Cette situation n’est sans doute pas définitive mais ouvre un espace dans lequel Emmanuel Macron peut dérouler son agenda de réformes à l’abri de la légitimité  de son élection.

LVSL : N’y a-t-il pas une prise de conscience de cette désaffiliation du côté de Macron ? Que ce soit sur le plan électoral, raison pour laquelle il donne des signes en direction des chasseurs, mais également sur le plan de la cohésion nationale, raison pour laquelle il œuvre à la remise en place d’un service national ? On sent qu’il mobilise une gestuelle gaullienne pour conquérir la France exclue de la mondialisation…

Il y a en effet quelque chose de paradoxal dans le positionnement d’Emmanuel Macron : son entourage pourrait s’apparenter à cette élite déconnectée de la majorité de population. Cette élite l’a massivement soutenu électoralement et financièrement. Or, Macron semble être conscient de l’état des fractures françaises et essaie, par le biais du cérémonial républicain, par la remise en place de lieux de brassage sociaux comme le service militaire, de ressouder la nation française. Toute la question est de savoir si tout cela sera suffisant. Des réformes comme la suppression de l’ISF, la réforme du Code du Travail, ou la réforme de l’assurance chômage sont plutôt de nature à fragiliser sa position et à l’empêcher de raccrocher la population exclue par les élites françaises.

LVSL : Vous êtes également auteur d’un ouvrage sur la droitisation des catholiques français. Cette petite bourgeoisie catholique a surpris son monde en faisant irruption sur la scène politique française à l’occasion du débat sur le mariage pour tous. Aujourd’hui, la PMA, le mariage homosexuel et l’adoption pour les couples homosexuels sont majoritaires dans la société française. Comment expliquez-vous ce double mouvement contradictoire ?

 À la droite de Dieu, Jérôme Fourquet

Il y aura sans doute des répliques de la Manif’ pour tous lors du débat sur la PMA. S’il y a eu une opposition si vive de la part de ces catholiques de droite lors du débat sur le mariage pour tous, c’est d’une part parce qu’ils étaient fondamentalement opposés à ce projet mais aussi parce qu’ils ont pris conscience qu’ils étaient socialement et culturellement minoritaires dans la société française.

Quand ils allaient à l’église, ils savaient qu’ils n’étaient pas très nombreux. Cependant, jusqu’à présent, aucun gouvernement n’était allé les chercher sur leurs fondamentaux. Mais avec ce projet, il s’est attaqué à leurs convictions profondes. La mobilisation contre la loi Taubira et le raidissement d’une parti des catholiques a à voir avec la prise de conscience de ce fait minoritaire.

Ils prennent conscience que, comme ils ne sont pas assez organisés, ils s’exposent à des textes qui sont contraires à leurs valeurs. Pour contrer cela, ils s’organisent soit dans la rue, soit en faisant de l’entrisme dans des partis politiques, soit en développant des think-tanks, des associations, des revues et en essayant de prendre les armes de leurs adversaires sociétaux, ceux qu’ils appellent le “lobby LGBT” en se disant : « ils sont minoritaires mais ils ont su habilement faire avancer leur pions. Nous pouvons faire de même. »

 

S’il y a eu une opposition si vive de la part de ces catholiques de droite lors du débat sur le mariage pour tous, c’est qu’ils ont pris conscience qu’ils étaient socialement et culturellement minoritaires dans la société française. Pour contrer cela, ils s’organisent en essayant de prendre les armes de leurs adversaires sociétaux, ceux qu’ils appellent le “lobby LGBT”

 

C’est un choc culturel immense puisque les catholiques continuaient à considérer la France comme la fille aînée de l’Église. Ils voyaient la France comme un pays sous le régime d’une certaine forme de catho-laïcité. Les catholiques déclinants s’en accommodaient plutôt bien jusque-là. De ce point de vue, les années 2012-2013 constituent une rupture : les catholiques se rendent compte qu’ils sont minoritaires, et que, s’ils ne s’organisent pas, s’ils ne mènent pas de lutte culturelle, ils devront accepter des changements de société fondamentalement contraires à leurs valeurs.

LVSL : La droite et l’extrême-droite sont dans une situation paradoxale. Marine Le Pen a comptabilisé plus de 10 millions de voix en mai dernier. Elle semble cependant affaiblie par les critiques qui se dévoilent depuis l’échec de son débat d’entre-deux-tours.  De son côté, Laurent Wauquiez est à la tête d’un parti essoré par ses contradictions internes et la défaite à la présidentielle. Quelles perspectives peut-on raisonnablement tracer pour ces deux pôles du bloc conservateur/réactionnaire ?

Si une jonction se produisait, elle ne concernerait pas l’ensemble des deux blocs. Il y aurait une frange, dans les deux blocs, qui ne s’y retrouverait pas vraiment. Surtout, cela ne se ferait pas en termes institutionnels, avec des accords électoraux. Cela se ferait à la base avec toute une partie de l’un ou de l’autre des électorats qui se mettrait à voter pour le chef de l’autre camp.

Wauquiez veut refaire le coup qu’a fait Nicolas Sarkozy en 2007 : siphonner l’électorat du FN sans signer un accord avec Marine Le Pen. Est-ce possible ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord rappeler qu’il s’est passé énormément de choses depuis l’élection présidentielle de 2007. Toute la frange modérée de l’UMP a quitté le giron commun soit pour aller directement dans la majorité macronienne soit pour se mettre en orbite et en soutien d’Emmanuel Macron. C’est le cas d’Alain Juppé par exemple. Ce faisant, l’audience de LR s’est réduite. Il y a évidemment des franges différentes. On voit bien que Valérie Pécresse, même si elle est minoritaire, veut incarner un courant modéré. Le courant incarné par Laurent Wauquiez est lui majoritaire au sein du parti Les Républicains. Il est majoritaire dans des proportions opposant deux-tiers de son parti à un tiers centriste. Cela lui suffit pour être majoritaire, sans être hégémonique.

Reste que le centre de gravité de LR, par la stratégie de Laurent Wauquiez, elle-même conditionnée par ce nouvel échiquier politique, s’est considérablement droitisé. Cela rend possible un rapprochement à la base avec une partie du Front national. Il y a une course contre la montre entre Laurent Wauquiez et Marion Maréchal Le Pen pour préparer l’après Marine Le Pen.

Ce mano a mano reste une hypothèse. Il ne faut enterrer ni Marine Le Pen ni le Front national. Les causes profondes qui ont abouti à l’émergence du Front national n’ont pas du tout disparu et le FN a connu des crises bien plus graves que celle-ci. En 1998, la scission mégrétiste était bien plus importante que celle que vient de provoquer Florian Philippot. De même, en 2007, quand Nicolas Sarkozy siphonne l’électorat du Front national, il le laisse exsangue : au moment des législatives, des centaines de candidats ne passent pas la barre des 5% et ne sont donc pas remboursés. Il y a, à la fois, un espace idéologique qui se rétrécit considérablement, parce que c’est l’époque du Kärcher et puis organisationnellement et financièrement, le parti est au point mort.

 

“Le centre de gravité de LR, par la stratégie de Laurent Wauquiez, elle-même conditionnée par ce nouvel échiquier politique, s’est considérablement droitisé. Cela rend possible un rapprochement à la base avec une partie du Front. Il y a une course contre la montre entre Laurent Wauquiez et Marion Maréchal Le Pen pour préparer l’après Marine Le Pen.”

 

Laurent Wauquiez, en visite à Villeneuve-d’Ascq. ©Peter Potrowl

Pour autant, quelques années après la scission mégrétiste, Jean Marie Le Pen était au second tour de l’élection présidentielle. Par ailleurs, quelques années après l’OPA de Nicolas Sarkozy sur l’électorat du Front National, Marine Le Pen est adoubée au congrès de Tours. C’est un nouveau départ pour le FN. Il ne faut donc pas surestimer leurs difficultés. Il y a un énorme doute au sein de l’électorat FN, par rapport à ce qu’ils auraient pu attendre de la présidentielle. Il n’en demeure pas moins que Marine Le Pen a réalisé presque 11 millions de voix au second tour. Elle a obtenu huit députés élus. Le Front national reste une marque électorale tout à fait puissante.

Cependant, dans l’hypothèse où l’image de Marine Le Pen l’empêcherait de relancer le Front, il y aura des voix pour réclamer autre chose. La récente séquence autour de Marion Maréchal Le Pen est assez éloquente. Son positionnement entrerait en concurrence frontale avez Laurent Wauquiez.

LVSL : Marion Maréchal Le Pen est récemment intervenue devant les conservateurs américains. Elle semble à la croisée de la droite conservatrice et libérale, de la droite catholique réveillée par la Manif’ pour tous et de la droite identitaire qui centre son combat sur l’Islam et l’immigration. Peut-elle être le point d’appui pour cette droite d’après qu’espérait construire Patrick Buisson il y a quelques années  ?

On sauterait de génération. Marine Le Pen, ce n’était déjà pas la même chose que son père. Même si la configuration était très différente, Marine Le Pen a réalisé un score deux fois supérieur à celui de son père lorsqu’elle est arrivée au second tour de l’élection présidentielle. La marque Le Pen reste connotée négativement bien sûr. Cependant, le pedigree de la personne qui le porte peut aboutir à un poids supérieur dans l’équation personnelle vis-à-vis de la charge négative que porte le nom Le Pen.

Quant à Marion Maréchal Le Pen, elle ne semble pas pressée de revenir. Elle est issue d’une famille où les contentieux politiques ont provoqué des clashs et des blessures très profondes. Elle n’a pas hâte de vivre une brutale confrontation avec sa tante. Cela étant, elle voit ce que Laurent Wauquiez essaie de faire. Elle fait le constat que quelque chose s’est abîmé autour de sa tante. Elle veut prendre date, se rappeler à la mémoire de tous. Tout cela ne va pas se faire dans les prochains mois. Cela prendra du temps.

Les européennes seront une échéance importante. On verra le rapport de forces entre le FN et la droite. On verra ce qui se passera du côté du bloc souverainiste. Quel sera l’étiage qui sortira vainqueur ? Est-ce que ce sera un match nul ? A partir de là, si le FN revient à des scores importants et laisse sur place la liste Wauquiez, on n’est pas du tout dans la même situation que si la FN reste encalminé. Là, la pression qui s’est exercée sur Marine Le Pen dès le soir du débat d’entre-deux-tours va se faire de plus en plus forte.

LVSL : Vous êtes l’auteur de La Nouvelle Question Corse. Les nationalistes corses ont surpris en conquérant l’île dans un laps de temps extrêmement court entre les municipales à Bastia en 2014 et l’élection pour la collectivité unique de Corse en 2018. Comment expliquez-vous cette fièvre nationaliste qui prend les Corses ?

C’est la concrétisation électorale d’un travail d’implantation et d’influence idéologique et métapolitique qui a 40 ans d’existence. Les « natios » ont commencé ce travail en 1975. Ils ont mis 40 ans à convaincre les Corses. Par ailleurs, certaines circonstances leur ont permis de transformer leur victoire culturelle en une victoire électorale. Le très fort dégagisme et la volonté de renouvellement qui ont porté Macron soufflaient aussi en Corse. Ils soufflaient même de manière plus forte en Corse.

Jusque-là, les Corses faisaient face à une classe politique fossilisée, constituée d’héritiers de grande famille et de dynasties politiques et claniques qui se partageaient le pouvoir sur l’île depuis des dizaines et des dizaines d’années. La volonté de renouvellement est encore plus forte là-bas. De manière paradoxale, Emmanuel Macron a réalisé des scores modestes à la présidentielle et ses candidats ont été défaits aux législatives, ce qui est très rare. Ce créneau dégagiste, ce sont les nationalistes qui l’ont occupé.

La volonté de renouvellement et de changement a été un des grands atouts des « natios ». La figure de Simeoni s’apparente à celle d’un Macron corse. Cette comparaison ne lui plairait sans doute pas mais l’équation personnelle lui a fortement bénéficié. Par ailleurs, ce score est le résultat d’une longue bataille culturelle et politique autour de revendications typiquement insulaires : la défense du littoral, la défense de la langue, la question du rapatriement des prisonniers « politiques », la question du non-bétonnage du foncier. Tout cela est largement majoritaire dans la société corse.

 

“Le très fort dégagisme et la volonté de renouvellement qui ont porté Macron soufflaient aussi en Corse. Jusque-là, les Corses faisaient face à une classe politique fossilisée, constituée d’héritiers de grande famille et de dynasties politiques et claniques qui se partageaient le pouvoir sur l’île depuis des dizaines et des dizaines d’années. Ce créneau dégagiste, ce sont les nationalistes qui l’ont occupé.”

 

Un verrou empêchait cependant la concrétisation de cette domination culturelle en victoire politique : c’était le rapport à la violence et les organisations clandestines. A partir du moment où la violence politique a décliné sur l’île, et qu’en 2014, après la victoire des « natios » aux municipales de Bastia, les représentants du FLNC annoncent l’auto-dissolution des organisations clandestines et une trêve unilatérale, ce verrou a sauté. Tout le travail des nationalistes a ensuite payé électoralement.

Gilles Simeoni, président de la collectivité unique de Corse. ©Nationalita

On peut ajouter deux derniers éléments dans cet alignement des planètes : on leur reprochait leur inexpérience gestionnaire et leur division. Les divisions ont été dépassées par un front commun et la stratégie de la liste unique. Le manque de culture gestionnaire a été également très vite dépassé : ils gouvernent Bastia, et ont pris le contrôle de la collectivité un an plus tard. Le reproche du manque de culture gestionnaire tombe alors. Cela leur permet d’obtenir trois députés sur les 4 que compte l’île de beauté. Tout cet alignement de planètes a permis aux nationalistes corses d’être majoritaires et de prendre le pouvoir.

LVSL : Il y a quand même un paradoxe. Le FN a fait des scores très élevés lors de la présidentielle en Corse. Cependant, il n’a pas du tout capitalisé sur ce score au moment des législatives et de l’élection à la collectivité unique de Corse. Comment l’expliquez-vous ?

On se souvient des événements du quartier de l’empereur à Ajaccio : en décembre 2015, après une embuscade contre deux pompiers corses, dans un quartier immigré d’Ajaccio, des centaines de manifestants sont venus crier « Arabes dehors ». Plus proches de nous, on se souvient des événements de Sisco.

 

“En proportion, la Corse est la première ou deuxième région en matière d’actes racistes. Il y a un terreau sensible. Une partie de la population corse vote Marine Le Pen dans un vote anti-immigré et vote pour les nationalistes ensuite afin de défendre son identité corse.”

 

Le vote nationaliste est un vote identitaire. Historiquement, la fibre identitaitre s’est orientée contre l’État jacobin qui empêcherait le développement de l’île, et la conservation de l’identité corse. Cette dimension n’a pas disparu. Cependant, depuis 30 ans, une partie de la population corse, très attachée à son identité, ne se sent pas seulement menacée par la domination d’un État jacobin mais également par la présence d’une forte communauté immigrée maghrébine.

En proportion, c’est en Corse que la population immigrée est la plus importante. La Corse est la première ou deuxième région en matière d’actes racistes. Il y a un terreau sensible. Une partie de la population corse vote Marine Le Pen dans un vote anti-immigré et vote pour les nationalistes ensuite afin de défendre son identité corse. Il faut néanmoins dire qu’il n’y a pas totalement des vases communicants. Quand on regarde, ce n’est pas aussi simple que cela : une partie de l’électorat a pu passer de l’un à l’autre, mais sociologiquement, on ne peut pas mettre de signe égal entre les deux.

Propos recueillis par Lenny BENBARA.

La fête à Macron a bien eu lieu

Le char Dracula lors de la fête à Macron ©Vincent Plagniol

Malgré la forte appréhension autour de la marche du 5 mai lancée initialement par François Ruffin et Frédéric Lordon, la “Fête à Macron” a été un succès. Celui-ci donne un bol d’air à l’opposition après les tensions et les débordements qui ont eu lieu le premier mai.

Entre Freed from desire de Gala, Despacito de Luis Fonsi et Bella Ciao, l’ambiance de la manifestation « pot au feu » de samedi était décidément bien différente de celle qui était anticipée. Exit les blacks blocks, place aux sourires et à la danse dans la joie et la bonne humeur.

Une ambiance qui permet de sortir d’un esprit défaitiste

Cela pourrait sembler anecdotique en apparence, mais la réussite de la manifestation réside essentiellement dans l’esprit qui en est ressorti. 40 000 participants selon la police, 100 000 selon l’organisation autour de François Ruffin, 160 000 selon la France insoumise ? Peu importe, il y avait du monde sous le soleil parisien. Là n’est pas l’enjeu. La manifestation du premier mai aurait pu attirer autant de participants qu’elle n’aurait pas eu beaucoup plus d’impact. Le succès de « La fête à Macron », c’est d’avoir renouvelé les codes, et surtout, d’avoir été capable de redéfinir l’agenda. En effet, parmi les tactiques de disqualification de la mobilisation sociale utilisées par le gouvernement, il y a le renvoi permanent de l’opposition sociale à une identité « aigrie », au « passé », et au « conservatisme des acquis ». Rien de tout cela ici. Les organisateurs de cette marche ont réussi à sortir de la position dans laquelle on tentait de les enfermer depuis plusieurs semaines en se montrant sous un visage optimiste et conquérant. Alors que la mobilisation semblait décroître, les cartes sont en partie rebattues. La journée du 26 mai sera de ce point de vue essentielle : l’after après le before ?

Les manifestants, nombreux, défilent dans la joie. ©Vincent Plagniol

Emmanuel Macron n’a pas le monopole du disruptif

On aura noté la présence d’un public sensiblement rajeuni dans cette manifestation rythmée malgré sa longueur, et de plus en plus dynamique à l’approche de la place de la Bastille. La mobilisation était colorée et enthousiaste. Le mot d’ordre a été suivi : “La fête à Macron” articule à la fois rejet et optimisme, désignation de l’adversaire et espoir. Pas de cagoules noires ici, et peu de casse, hormis un véhicule de Radio France attaqué. Adrien Quatennens, que nous avons contacté, déplore cet incident, mais souligne « la qualité du service d’ordre et de la relation avec la préfecture de police, qui s’était déjà démontrée à l’occasion de la marche organisée en septembre par la France insoumise ». Et le député d’ajouter que les insoumis sont « heureux qu’il n’y ait eu que très peu de violences malgré les menaces qui pesaient sur cette journée après le premier mai. Nous avons franchi un seuil. » Une façon de répondre au gouvernement qui accusait le mouvement d’exciter et d’encourager les violences.

Une mobilisation politique plus efficace que la mobilisation syndicale

Après cette journée, la balle est dans le camp des syndicats. En effet, l’opposition politique et citoyenne a montré qu’elle était capable mobiliser de façon large et transversale dans la société, et de mettre de côté les divisons syndicales qui minent la contestation depuis des semaines. La réussite de cette marche tranche avec le bilan en demi-teinte des journées d’action syndicales. A cet égard, la présence de Blacks Blocks le 1er mai peut aussi être interprétée comme la marque d’une crise du débouché syndical, dont les méthodes d’action se sont peu renouvelées. Les directions confédérales sont quant à elles perçues comme coupables d’entretenir la division et d’être incapables d’impulser une dynamique, malgré l’énergie déployée par les grévistes mobilisés partout en France.

Surmonter la division actuelle entre le syndical et le politique reste un objectif à atteindre. Pour Adrien Quatennens, toutes les forces « cherchent la formule adéquate qui permettra de faire de la journée du 26 mai une journée de débordement populaire et un raz de marée contre la politique du gouvernement ». Le député réfute par ailleurs toute tentation hégémonique à l’égard des syndicats : « La France insoumise cherche simplement à apporter sa pierre à l’édifice et à apporter une force propulsive. Nous nous mettons à disposition pour cuisiner la bonne recette qui permettra d’unifier l’opposition sociale. » Le compte à rebours a démarré avec l’approche de la coupe du monde, dont on craint qu’elle ne fasse vaquer les esprits à d’autres problématiques que le service public.

 

Jean-Luc Mélenchon sur le toit du bus de la France insoumise. ©Vincent Plagniol

Des tensions entre Jean-Luc Mélenchon et François Ruffin ?

Dans un article intitulé « La fête à Ruffin ou à Mélenchon ? », le Journal Du Dimanche se fait l’écho de rumeurs de tensions entre François Ruffin et Jean-Luc Mélenchon, et décrit un échange tendu entre le réalisateur de Merci Patron ! et Adrien Quatennens, alors qu’il était initialement prévu que le premier prenne la parole à la fin de la marche :  « Derrière l’autre bus, plus modeste, celui de François Ruffin, où s’expriment des travailleurs au micro, le chef de file de Nuit debout, et député LFI, est face à un autre député LFI, le Nordiste Adrien Quatennens. Ce dernier a les mâchoires serrées. Les deux élus du même groupe nous font comprendre qu’ils souhaitent s’expliquer hors la présence de journalistes. Nous sommes relégués à quelques mètres, à ne pas pouvoir entendre les mots de l’échange visiblement houleux. »

Des rumeurs repoussées en bloc par le député du Nord, selon qui les choses ne se sont pas du tout passées comme cela : « Il n’y a pas eu d’échanges tendu ». L’insoumis nous livre une autre version : « Ce qui s’est produit, c’est que François [Ruffin] et Frédéric Lordon ont été à l’initiative de cette marche. François a été l’interface entre nous et d’autres groupes, dont l’identité et les méthodes politiques sont différentes de celles de la France insoumise. Nous avons par ailleurs fourni notre appui et notre savoir-faire logistique aux équipes de François qui étaient en grande demande de soutien logistique. Il est certain que ces dernières semaines ont été des semaines de relatives tensions, comme lors des précédentes marches. Parce qu’il y a tout à gérer d’un point de vue logistique et politique, et en plus parce qu’il y a eu les événements du premier mai et les menaces qui pesaient sur la manifestation. François a donc eu beaucoup de pression sur les épaules et s’est retrouvé face au besoin de faire de nombreux réajustements. Hier, il est clair que cela a été remarqué, les équipes avaient atteint un niveau d’épuisement avancé. François n’était pas disposé à prendre la parole parce qu’il avait accumulé cette tension. » Le récit du JDD est donc critiqué par le député : « Ce qui est relaté par le JDD est faux, avec Manuel [Bompard] nous étions justement allés voir François [Ruffin] pour qu’il prenne la parole, parce qu’il avait été le déclencheur de cette marche et parce qu’il y avait mis toute son énergie. C’était son heure et toute la place de la Bastille l’attendait. Les gens le réclamaient. »

En attendant des éclaircissements probables du côté de François Ruffin cette semaine, c’est avant tout le succès de cette manifestation qui est unanimement pointé par les observateurs. A voir si cet essai sera transformé, on le saura le 26 mai.