Après les cheminots, les fonctionnaires ?

https://www.flickr.com/photos/jmenj/37572376466
© Jeanne Menjoulet

Selon l’INSEE, la fonction publique comptait 940 000 contractuels fin 2016 sur un total de 5,7 millions d’agents. C’est ce statut que le Comité action publique 2022 incite à généraliser dans la fonction publique. Syndicalistes et personnalités politiques lancent l’alerte : il est à craindre qu’après la remise en cause du statut des cheminots, ce soit au statut des fonctionnaires que le gouvernement s’en prenne.


Mardi 15 mai, le secrétaire d’État à la Fonction Publique Olivier Dussopt et les syndicats de fonctionnaires ont ouvert un chantier de concertation. À l’AFP, le secrétaire d’État a déclaré « souhaiter faciliter le recours aux contractuels, non pas pour favoriser une multiplication des contrats courts mais pour permettre aux employeurs publics de recruter de manière plus réactive, plus rapide, plus autonome ».

Qu’est-ce qui distingue aujourd’hui un contractuel d’un fonctionnaire ? Le premier type correspond à des personnes qui ne sont pas titulaires de leur emploi. Jusqu’au décret du 29 décembre 2015, ils sont d’ailleurs qualifiés de « non-titulaires » et pas de « contractuels ». Cette définition par la négative est liée au principe qui veut que la fonction publique emploie uniquement des fonctionnaires. Pour certains syndicats de la fonction publique, la définition de ce statut correspondait à la légitimation d’une forme de précarité en introduisant de la flexibilité dans l’emploi public.

“Il n’y avait que 8% de contractuels dans les hôpitaux en 1996 contre 21,4% actuellement.”

Ils ne disposent dès lors pas de la protection à vie garantie entre autres par le statut des fonctionnaires. Les contractuels sont particulièrement présents au sein des collectivités territoriales (24,8% contre 19% pour la fonction publique d’Etat). Selon la CGT, il n’y avait que 8% de contractuels dans les hôpitaux en 1996 contre 21,4% actuellement. Autrefois présents de manière ponctuelle, la progression du recours aux contractuels reflète une mutation de l’emploi et de la philosophie de la fonction publique.

Vers une précarisation de l’emploi dans la fonction publique

La première différence entre le fonctionnaire titulaire et le contractuel est celle du recrutement. Si le fonctionnaire est recruté sur concours, le contractuel constitue une main d’œuvre pratique et fluide. L’embauche de contractuels est néanmoins encadrée, elle est uniquement pensée comme variable d’ajustement, présente ponctuellement par exemple pour un remplacement ou encore pour recruter un profil précis qui ne correspondrait à aucun fonctionnaire disponible. Dans le cas des communes de moins de 1000 habitants, le recours aux contractuels est également possible, l’enjeu étant d’assouplir et de faciliter la gestion du personnel.

Plus de 50% des agents contractuels sont équivalents de catégorie C, essentiellement des femmes (à plus de 60%) et plus jeunes que la moyenne d’emploi public. Il s’agit aussi davantage de temps partiels (38% contre 16% des fonctionnaires), donc d’un profil socialement plus précaire que ne l’est celui des fonctionnaires.

Ensuite, ce sont des contrats à durée déterminée recrutés sous contrat de droit public par un employeur public. S’ils ont les mêmes droits et exigences que les fonctionnaires, des déséquilibres existent dans les faits. Les agents contractuels n’ont pas nécessairement les mêmes congés payés que leurs homologues titulaires. De plus, les congés maladie ne sont accessibles qu’après 4 mois d’ancienneté.

“S’il n’est pas question pour les membres du gouvernement de remettre en cause le statut, l’extension du recours aux contractuels constitue un premier pas dans l’émiettement du statut des fonctionnaires”

Le Comité action publique 2022 est constitué de 34 personnalités issues du privé, du public et du monde associatif. Lancé le 13 octobre 2017, il répond à trois objectifs : améliorer la qualité du service en développant la relation de confiance entre les usages et l’administration, offrir un environnement de travail modernisé et accompagner la baisse des dépenses publiques. Si le rapport ne devrait sortir que dans les jours à venir, la rencontre entre Olivier Dussopt et les syndicats de fonctionnaires laisse entrevoir un recours accru aux contractuels. S’il n’est pas question pour les membres du gouvernement de remettre en cause le statut, l’extension du recours aux contractuels constitue bien un premier pas dans l’émiettement du statut des fonctionnaires.

Cependant, un certain nombre de professions ont déjà recours aux agents contractuels. Dans l’enseignement public, il est par exemple possible de recruter des enseignants en CDD pour une année scolaire ou moins et ce, de manière reconductible à temps plein ou temps partiel. S’il s’étend sur toute l’année, le contrat comprend également les vacances scolaires. Le salaire est inférieur à celui des titulaires. Les contractuels pallient une insuffisance d’enseignants. Les engager permet ainsi de passer outre la question du manque de professeurs en proposant des petits contrats pour « colmater ».

Dans le cas contraire, la banalisation du recours aux contractuels permettrait également à terme de proposer des contrats moins coûteux à des personnes diplômées, ce qui reviendrait du fait même de cette banalisation à remettre en cause l’emploi à vie. Enfin, dans le cas de remplacements, si un enseignant contractuel ne dispose pas d’un contrat qui s’étend sur une année scolaire, il ne dispose pas des congés payés, notamment de ceux de l’été, ce qui permet de faire facilement des économies.

Les fonctionnaires, une tradition de boucs-émissaires 

Pointer du doigt les statuts permet à l’exécutif, qu’il s’agisse du cas des cheminots comme de celui des fonctionnaires, d’obtenir une large adhésion de la part de l’opinion publique, souvent sévère vis-à-vis de ces régimes d’exceptions, parfois apparentés à des privilèges. Cette stratégie s’appuie également sur un certain nombre de stéréotypes concernant les fonctionnaires – fainéants, payés à rien faire, toujours en vacances -, et sur des discours omniprésents dans le champ politico-médiatique, présentant la réduction du nombre de fonctionnaires comme une urgence, afin de sauver l’économie du pays.

Le contexte électoral a été propice, en 2017, à la réaffirmation de ces principes. La « primaire de la droite et du centre » avait été un bon échauffement, les principaux candidats insistant de façon unanime sur la nécessité d’une réduction massive du nombre des fonctionnaires. C’est même le porteur de la proposition la plus extrême qui l’emporta, François Fillon promettant une diminution de 500 000 emplois dans la fonction publique.

Jean Tirole, dans son Économie du bien commun, affirme également qu’il est nécessaire de « limiter le nombre des fonctionnaires » car « l’État français coûte trop cher », donnant une légitimité académique à cette thèse. Du côté du Medef, Pierre Gattaz considérait dans un entretien au Figaro que la réduction des dépenses publiques était la « mère de toutes les réformes », à commencer par la réduction du nombre de fonctionnaires.

La défense des services publics passe par la défense de ce statut

Certes, la grande annonce de cette réforme concerne la possibilité accrue de recruter des contractuels, et non plus des fonctionnaires disposant du statut de la fonction publique. Mais à moyen terme, cette orientation permettra d’atteindre l’objectif caché de ce projet, et partagé par Messieurs Fillon, Tirolle ou Gattaz, à savoir la suppression drastique du nombre de fonctionnaires, les contractuels n’ayant par définition pas la même sécurité de l’emploi.

Cet horizon d’une réduction massive des effectifs remet tout simplement en question le rôle de l’État et le périmètre des services publics. Ne pouvant être réduite à de simples considérations gestionnaires, cette politique relève d’une vision de la société libérée de statuts jugés archaïques, et néfastes pour l’économie française.

Dans le même temps, on apprend, dans une note de la Direction générale de l’offre de soins (DGOS), restée secrète jusqu’à ce qu’elle soit dévoilée par la fédération FO de la Santé, que le gouvernement souhaite une diminution de 1,2 milliard d’euros de la masse salariale des hôpitaux publics, d’ici à 2020. Ce qui équivaut à la suppression de 30 000 soignants. Un exemple patent du lien entre développement du nombre de contractuels et diminution des effectifs, sachant qu’il n’y avait que 8% de contractuels dans les hôpitaux en 1996, contre 21,4% actuellement. Sans parler du manque dramatique de moyens, notamment humains, dans les hôpitaux publics.

Aussi, la direction que prend le gouvernement constitue une première brèche dans un statut régulièrement remis en cause. Ces prévisions viennent s’ajouter à un contexte social déjà tendu et s’ajouteront aux mots d’ordre des manifestations du 22 et 26 mai.

 

 Crédit photo : © Jeanne Menjoulet

“Les élites ont fait sécession et fonctionnent en vase clos” Entretien avec Jérôme Fourquet

Directeur du département Opinion et Stratégies d’Entreprise de l’Ifop, Jérôme Fourquet est l’auteur d’une note remarquée sur la “sécession des élites” françaises. Il est notamment l’auteur de deux ouvrages, l’un sur la droitisation des catholiques français et l’autre sur la situation politique corse. Nous avons voulu l’interroger sur l’état de la situation politique, un an après l’élection d’Emmanuel Macron. 


LVSL : Vous êtes l’auteur d’une note sur la “sécession des élites” françaises. Vous y expliquez que les cadres et les professions intellectuelles se sont recroquevillés sur les métropoles, et se sont coupés des catégories sociales moyennes et populaires. Comment ce processus de ségrégation sociale s’est-il opéré ?

C’est un processus au long cours qui s’étend sur une trentaine d’années et qui touche différents paramètres. Vous avez mentionné le facteur géographique. Il est tout à fait déterminant. On a une concentration des catégories favorisées (que l’on raisonne en termes de diplômes ou de revenus), dans le cœur des grandes métropoles – et plus spécifiquement dans certains quartiers de ces métropoles. Il y a toujours eu des quartiers bourgeois mais on atteint là un taux d’homogénéité exceptionnel.

Dans l’ouest francilien (en particulier, dans toute une série de communes des Hauts-de-Seine et des Yvelines) et dans l’ouest parisien, les cadres, les professions intellectuelles et les chefs d’entreprise sont majoritaires. Ce sont des niveaux de concentration qui relèvent du jamais vu, et cela sur des territoires très vastes, ce qui permet de fonctionner en vase clos. Tout un écosystème s’est mis en place pour permettre de répondre à toutes les attentes de cette population. Ce faisant, elle s’est éloignée. Elle n’est plus autant arrimée que par le passé au reste de la population.

 

On a une concentration des catégories favorisées, dans le cœur des grandes métropoles – et plus spécifiquement dans certains quartiers de ces métropoles. Tout un écosystème s’est mis en place pour permettre de répondre à toutes les attentes de cette population. Ce faisant, elle s’est éloignée. Elle n’est plus autant arrimée que par le passé au reste de la population.” 

 

Cette ségrégation sociale et géographique a été renforcée par toute une série de phénomènes. Au bout de 30 ans, on aboutit à une ségrégation scolaire de plus en plus poussée : les CSP+ sont de plus en plus enclines à placer leurs rejetons dans des établissements privés. Au sein même d’une ville, on constate des disparités scolaires en fonction de la profession et du milieu social des parents qui sont parfois très spectaculaires.

1982 – 2013 : Evolution de la population active à Paris. Source : 1985-2017 : quand les classes favorisées ont fait sécession, Jérôme Fourquet

 

On a également assisté au long déclin des colonies de vacances que l’on pourrait qualifier de généralistes. Or, on y constatait un brassage de la population qui était important. Aujourd’hui, beaucoup moins d’enfants vont dans les colonies de vacances. Sur la même période, du milieu des années 1980 à aujourd’hui, on a eu la suppression du service militaire qui cahin-caha faisait passer sous les drapeaux deux tiers d’une classe d’âge masculine, quel que soit le niveau de diplôme des appelés.

Il y avait certes des exemptions, du piston et des réformés. Néanmoins, cette institution se distinguait par une certaine hétérogénéité sociale. En parallèle de la ségrégation spatiale qui trouve sa cause dans la hausse du prix de l’immobilier, on peut décrire un processus de suppression ou de déclin d’institutions qui permettaient une certaine mixité : le service national a disparu, la carte scolaire est de plus en plus contournée et les colonies de vacances se spécialisent, laissant une grande partie des enfants issus des familles moyennes et populaires sur le quai.

On peut d’ailleurs affiner l’analyse en pointant le fait que, dans les partis politiques, en particulier au PS, le poids des classes moyennes et populaires a décliné au profit de celui des cadres. Ce sont des endroits où il y avait un certain échange, une certaine confrontation même parfois. Tout cela s’est considérablement étiolé. En bout de course, les représentants des CSP+ sont de plus en plus enclins à ne plus avoir de contact avec le reste de la population.

LVSL : Au sujet des inégalités scolaires et du repli des élites sur le privé, quelles peuvent-être, selon vous, les pistes pour réduire ces inégalités ? Faut-il rallumer la guerre scolaire public/privé pour réunifier la nation ?

Emmanuel Macron insiste sur sa volonté de recréer un service national universel. En avançant cette idée, je pense qu’il a ce constat de fracturation de la nation en tête. Évidemment, cela peut aussi passer par l’école. Est-ce qu’il faut réanimer la guerre scolaire ?  Ce n’est pas évident. Il faut s’interroger sur les raisons de la désertion de l’enseignement public par une partie croissante des catégories supérieures. Il y a sans doute un problème de niveau.

Là encore, la volonté de remettre en place l’enseignement des langues anciennes et des classes bilingues est sans doute pensée comme un moyen de rendre de l’attractivité aux établissements publics et de ralentir le départ des enfants des classes moyennes supérieures de ces établissements. C’est un très vaste chantier qui ne concerne pas uniquement la question du rapport entre l’enseignement public et l’enseignement privé.

LVSL : Les catégories populaires et moyennes sont majoritaires dans la société française. Le vote sur le Traité Constitutionnel Européen a mis à jour cette réalité. Comment expliquez-vous qu’un homme issu de la France d’en haut ait été élu en mai dernier ? Les oppositions populaires semblent faibles alors qu’Emmanuel Macron met en place un agenda libéral à marche forcée…

Il faut rappeler les conditions de son élection. Emmanuel Macron obtient 24% des voix au premier tour, ce qui peut paraître beaucoup pour un primo-candidat. Or, en comparaison, en 2012, François Hollande avait obtenu 28% des voix au premier tour. Quant à Nicolas Sarkozy, il avait totalisé 31% des voix au même stade de la compétition électorale. Le score d’Emmanuel Macron n’est donc pas si considérable que cela. Quant au second tour, il a un caractère atypique. C’est davantage un plébiscite contre Marine Le Pen qu’un vote en faveur de l’agenda porté par Emmanuel Macron.

Ensuite, s’il a été soutenu majoritairement par les populations des quartiers dont on a parlé toute à l’heure, ce serait réducteur de le présenter seulement comme le candidat de ces quartiers-là. La spécificité du vote Macron, réside dans le fait que, dans la « France périphérique » chère à Christophe Guilluy, comme dans les banlieues du 93, il y a un minimum de 15% de voix qui s’expriment en sa faveur au premier tour. Cela monte à 30-35% des voix dans les quartiers les plus huppés des grandes métropoles.

 

“Macron a t-il converti la France aux réformes libérales ? J’en doute. S’il n’y a pas de contestation forte, c’est qu’une part croissante de la population est acquise, de manière résignée, à la nécessité de réformer. Ce n’est pas du tout de gaieté de cœur. On sent confusément que tout ne peut continuer comme avant. Il n’y a pas d’enthousiasme de la réforme. Il y a un sentiment partagé de la nécessité de sortir du statu quo.”

 

Cependant, les 15% qu’il réalise dans les quartiers populaires démontrent qu’il a agrégé toute une partie de la population, qui, toutes classes sociales confondues, était en attente d’un renouvellement générationnel, d’un renouvellement des pratiques politiques et qui jugeait le modèle gauche-droite comme complètement épuisé. Macron a capitalisé là-dessus. Avec une certaine habileté, il a énormément insisté sur ce point davantage que sur son agenda libéral. Cela explique sa victoire.

Pourquoi n’y a-t-il pas un puissant mouvement de contestation qui s’exprime ? D’une part, nous sommes en début de mandat. Il y a une légitimité forte de l’élection et le gouvernement use de l’argument selon lequel ce qui est fait maintenant a été présenté il y a un an aux Français, ce qui n’était pas forcément le cas pour tous ses prédécesseurs. Deuxièmement, il y a un constat répandu que notre modèle social et éducatif est mal en point, insuffisamment performant et qu’on ne peut pas se contenter du statu quo.

On voit cela clairement pour l’enseignement supérieur avec le fiasco d’APB. Si Emmanuel Macron peut proposer des mesures impliquant une sélection à l’université, c’est parce que tout le monde a en tête la fiasco que représente APB. On peut avoir le même raisonnement sur la SNCF : nous ne sommes plus en 1995. Emmanuel Macron arrive après le tragique accident de Bretigny-sur-Orge, après les pannes géantes de la gare Montparnasse. et après la hausse des billets de train. Tout ceci sans compter la dette faramineuse de la SNCF. Statut du cheminot ou pas, il y a un constat partagé qu’il faut remettre les choses à plat. Ce constat est présent dans la société française. Macron en joue et en bénéficie.

Macron a t-il converti la France aux réformes libérales ? J’en doute. S’il n’y a pas de contestation forte, c’est qu’une part croissante de la population est acquise, de manière résignée, à la nécessité de réformer. Ce n’est pas du tout de gaieté de cœur. On sent confusément que tout ne peut continuer comme avant. Il n’y a pas d’enthousiasme de la réforme. Il y a un sentiment partagé de la nécessité de sortir du statu quo.

Quant au référendum de 2005, c’est évidemment un moment très important pour comprendre ce qui s’est passé dans le pays. À ceci près que nous étions justement dans la configuration d’un référendum. Le camp du non était largement majoritaire. Cependant, il agrégeait des supporters de Laurent Fabius, de Jean-Luc Mélenchon, de Philippe de Villiers et de Jean-Marie Le Pen. Toute la difficulté des oppositions, c’est qu’elles sont morcelées. Elles ne sont pas en désaccord sur la même chose vis-à-vis de la politique du gouvernement.

Macron bénéficie de l’adhésion résignée et de la fragmentation des oppositions. Si on veut rentrer dans le détail, les partis qui doivent symboliser les oppositions, FN, PS, LR et la France Insoumise sont tiraillés par des tensions internes. Pour ce qui est du PS, à ces divisions s’ajoute le coup fatal pris lors de la présidentielle. L’opposition est fortement déstabilisée. Cette situation n’est sans doute pas définitive mais ouvre un espace dans lequel Emmanuel Macron peut dérouler son agenda de réformes à l’abri de la légitimité  de son élection.

LVSL : N’y a-t-il pas une prise de conscience de cette désaffiliation du côté de Macron ? Que ce soit sur le plan électoral, raison pour laquelle il donne des signes en direction des chasseurs, mais également sur le plan de la cohésion nationale, raison pour laquelle il œuvre à la remise en place d’un service national ? On sent qu’il mobilise une gestuelle gaullienne pour conquérir la France exclue de la mondialisation…

Il y a en effet quelque chose de paradoxal dans le positionnement d’Emmanuel Macron : son entourage pourrait s’apparenter à cette élite déconnectée de la majorité de population. Cette élite l’a massivement soutenu électoralement et financièrement. Or, Macron semble être conscient de l’état des fractures françaises et essaie, par le biais du cérémonial républicain, par la remise en place de lieux de brassage sociaux comme le service militaire, de ressouder la nation française. Toute la question est de savoir si tout cela sera suffisant. Des réformes comme la suppression de l’ISF, la réforme du Code du Travail, ou la réforme de l’assurance chômage sont plutôt de nature à fragiliser sa position et à l’empêcher de raccrocher la population exclue par les élites françaises.

LVSL : Vous êtes également auteur d’un ouvrage sur la droitisation des catholiques français. Cette petite bourgeoisie catholique a surpris son monde en faisant irruption sur la scène politique française à l’occasion du débat sur le mariage pour tous. Aujourd’hui, la PMA, le mariage homosexuel et l’adoption pour les couples homosexuels sont majoritaires dans la société française. Comment expliquez-vous ce double mouvement contradictoire ?

 À la droite de Dieu, Jérôme Fourquet

Il y aura sans doute des répliques de la Manif’ pour tous lors du débat sur la PMA. S’il y a eu une opposition si vive de la part de ces catholiques de droite lors du débat sur le mariage pour tous, c’est d’une part parce qu’ils étaient fondamentalement opposés à ce projet mais aussi parce qu’ils ont pris conscience qu’ils étaient socialement et culturellement minoritaires dans la société française.

Quand ils allaient à l’église, ils savaient qu’ils n’étaient pas très nombreux. Cependant, jusqu’à présent, aucun gouvernement n’était allé les chercher sur leurs fondamentaux. Mais avec ce projet, il s’est attaqué à leurs convictions profondes. La mobilisation contre la loi Taubira et le raidissement d’une parti des catholiques a à voir avec la prise de conscience de ce fait minoritaire.

Ils prennent conscience que, comme ils ne sont pas assez organisés, ils s’exposent à des textes qui sont contraires à leurs valeurs. Pour contrer cela, ils s’organisent soit dans la rue, soit en faisant de l’entrisme dans des partis politiques, soit en développant des think-tanks, des associations, des revues et en essayant de prendre les armes de leurs adversaires sociétaux, ceux qu’ils appellent le “lobby LGBT” en se disant : « ils sont minoritaires mais ils ont su habilement faire avancer leur pions. Nous pouvons faire de même. »

 

S’il y a eu une opposition si vive de la part de ces catholiques de droite lors du débat sur le mariage pour tous, c’est qu’ils ont pris conscience qu’ils étaient socialement et culturellement minoritaires dans la société française. Pour contrer cela, ils s’organisent en essayant de prendre les armes de leurs adversaires sociétaux, ceux qu’ils appellent le “lobby LGBT”

 

C’est un choc culturel immense puisque les catholiques continuaient à considérer la France comme la fille aînée de l’Église. Ils voyaient la France comme un pays sous le régime d’une certaine forme de catho-laïcité. Les catholiques déclinants s’en accommodaient plutôt bien jusque-là. De ce point de vue, les années 2012-2013 constituent une rupture : les catholiques se rendent compte qu’ils sont minoritaires, et que, s’ils ne s’organisent pas, s’ils ne mènent pas de lutte culturelle, ils devront accepter des changements de société fondamentalement contraires à leurs valeurs.

LVSL : La droite et l’extrême-droite sont dans une situation paradoxale. Marine Le Pen a comptabilisé plus de 10 millions de voix en mai dernier. Elle semble cependant affaiblie par les critiques qui se dévoilent depuis l’échec de son débat d’entre-deux-tours.  De son côté, Laurent Wauquiez est à la tête d’un parti essoré par ses contradictions internes et la défaite à la présidentielle. Quelles perspectives peut-on raisonnablement tracer pour ces deux pôles du bloc conservateur/réactionnaire ?

Si une jonction se produisait, elle ne concernerait pas l’ensemble des deux blocs. Il y aurait une frange, dans les deux blocs, qui ne s’y retrouverait pas vraiment. Surtout, cela ne se ferait pas en termes institutionnels, avec des accords électoraux. Cela se ferait à la base avec toute une partie de l’un ou de l’autre des électorats qui se mettrait à voter pour le chef de l’autre camp.

Wauquiez veut refaire le coup qu’a fait Nicolas Sarkozy en 2007 : siphonner l’électorat du FN sans signer un accord avec Marine Le Pen. Est-ce possible ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord rappeler qu’il s’est passé énormément de choses depuis l’élection présidentielle de 2007. Toute la frange modérée de l’UMP a quitté le giron commun soit pour aller directement dans la majorité macronienne soit pour se mettre en orbite et en soutien d’Emmanuel Macron. C’est le cas d’Alain Juppé par exemple. Ce faisant, l’audience de LR s’est réduite. Il y a évidemment des franges différentes. On voit bien que Valérie Pécresse, même si elle est minoritaire, veut incarner un courant modéré. Le courant incarné par Laurent Wauquiez est lui majoritaire au sein du parti Les Républicains. Il est majoritaire dans des proportions opposant deux-tiers de son parti à un tiers centriste. Cela lui suffit pour être majoritaire, sans être hégémonique.

Reste que le centre de gravité de LR, par la stratégie de Laurent Wauquiez, elle-même conditionnée par ce nouvel échiquier politique, s’est considérablement droitisé. Cela rend possible un rapprochement à la base avec une partie du Front national. Il y a une course contre la montre entre Laurent Wauquiez et Marion Maréchal Le Pen pour préparer l’après Marine Le Pen.

Ce mano a mano reste une hypothèse. Il ne faut enterrer ni Marine Le Pen ni le Front national. Les causes profondes qui ont abouti à l’émergence du Front national n’ont pas du tout disparu et le FN a connu des crises bien plus graves que celle-ci. En 1998, la scission mégrétiste était bien plus importante que celle que vient de provoquer Florian Philippot. De même, en 2007, quand Nicolas Sarkozy siphonne l’électorat du Front national, il le laisse exsangue : au moment des législatives, des centaines de candidats ne passent pas la barre des 5% et ne sont donc pas remboursés. Il y a, à la fois, un espace idéologique qui se rétrécit considérablement, parce que c’est l’époque du Kärcher et puis organisationnellement et financièrement, le parti est au point mort.

 

“Le centre de gravité de LR, par la stratégie de Laurent Wauquiez, elle-même conditionnée par ce nouvel échiquier politique, s’est considérablement droitisé. Cela rend possible un rapprochement à la base avec une partie du Front. Il y a une course contre la montre entre Laurent Wauquiez et Marion Maréchal Le Pen pour préparer l’après Marine Le Pen.”

 

Laurent Wauquiez, en visite à Villeneuve-d’Ascq. ©Peter Potrowl

Pour autant, quelques années après la scission mégrétiste, Jean Marie Le Pen était au second tour de l’élection présidentielle. Par ailleurs, quelques années après l’OPA de Nicolas Sarkozy sur l’électorat du Front National, Marine Le Pen est adoubée au congrès de Tours. C’est un nouveau départ pour le FN. Il ne faut donc pas surestimer leurs difficultés. Il y a un énorme doute au sein de l’électorat FN, par rapport à ce qu’ils auraient pu attendre de la présidentielle. Il n’en demeure pas moins que Marine Le Pen a réalisé presque 11 millions de voix au second tour. Elle a obtenu huit députés élus. Le Front national reste une marque électorale tout à fait puissante.

Cependant, dans l’hypothèse où l’image de Marine Le Pen l’empêcherait de relancer le Front, il y aura des voix pour réclamer autre chose. La récente séquence autour de Marion Maréchal Le Pen est assez éloquente. Son positionnement entrerait en concurrence frontale avez Laurent Wauquiez.

LVSL : Marion Maréchal Le Pen est récemment intervenue devant les conservateurs américains. Elle semble à la croisée de la droite conservatrice et libérale, de la droite catholique réveillée par la Manif’ pour tous et de la droite identitaire qui centre son combat sur l’Islam et l’immigration. Peut-elle être le point d’appui pour cette droite d’après qu’espérait construire Patrick Buisson il y a quelques années  ?

On sauterait de génération. Marine Le Pen, ce n’était déjà pas la même chose que son père. Même si la configuration était très différente, Marine Le Pen a réalisé un score deux fois supérieur à celui de son père lorsqu’elle est arrivée au second tour de l’élection présidentielle. La marque Le Pen reste connotée négativement bien sûr. Cependant, le pedigree de la personne qui le porte peut aboutir à un poids supérieur dans l’équation personnelle vis-à-vis de la charge négative que porte le nom Le Pen.

Quant à Marion Maréchal Le Pen, elle ne semble pas pressée de revenir. Elle est issue d’une famille où les contentieux politiques ont provoqué des clashs et des blessures très profondes. Elle n’a pas hâte de vivre une brutale confrontation avec sa tante. Cela étant, elle voit ce que Laurent Wauquiez essaie de faire. Elle fait le constat que quelque chose s’est abîmé autour de sa tante. Elle veut prendre date, se rappeler à la mémoire de tous. Tout cela ne va pas se faire dans les prochains mois. Cela prendra du temps.

Les européennes seront une échéance importante. On verra le rapport de forces entre le FN et la droite. On verra ce qui se passera du côté du bloc souverainiste. Quel sera l’étiage qui sortira vainqueur ? Est-ce que ce sera un match nul ? A partir de là, si le FN revient à des scores importants et laisse sur place la liste Wauquiez, on n’est pas du tout dans la même situation que si la FN reste encalminé. Là, la pression qui s’est exercée sur Marine Le Pen dès le soir du débat d’entre-deux-tours va se faire de plus en plus forte.

LVSL : Vous êtes l’auteur de La Nouvelle Question Corse. Les nationalistes corses ont surpris en conquérant l’île dans un laps de temps extrêmement court entre les municipales à Bastia en 2014 et l’élection pour la collectivité unique de Corse en 2018. Comment expliquez-vous cette fièvre nationaliste qui prend les Corses ?

C’est la concrétisation électorale d’un travail d’implantation et d’influence idéologique et métapolitique qui a 40 ans d’existence. Les « natios » ont commencé ce travail en 1975. Ils ont mis 40 ans à convaincre les Corses. Par ailleurs, certaines circonstances leur ont permis de transformer leur victoire culturelle en une victoire électorale. Le très fort dégagisme et la volonté de renouvellement qui ont porté Macron soufflaient aussi en Corse. Ils soufflaient même de manière plus forte en Corse.

Jusque-là, les Corses faisaient face à une classe politique fossilisée, constituée d’héritiers de grande famille et de dynasties politiques et claniques qui se partageaient le pouvoir sur l’île depuis des dizaines et des dizaines d’années. La volonté de renouvellement est encore plus forte là-bas. De manière paradoxale, Emmanuel Macron a réalisé des scores modestes à la présidentielle et ses candidats ont été défaits aux législatives, ce qui est très rare. Ce créneau dégagiste, ce sont les nationalistes qui l’ont occupé.

La volonté de renouvellement et de changement a été un des grands atouts des « natios ». La figure de Simeoni s’apparente à celle d’un Macron corse. Cette comparaison ne lui plairait sans doute pas mais l’équation personnelle lui a fortement bénéficié. Par ailleurs, ce score est le résultat d’une longue bataille culturelle et politique autour de revendications typiquement insulaires : la défense du littoral, la défense de la langue, la question du rapatriement des prisonniers « politiques », la question du non-bétonnage du foncier. Tout cela est largement majoritaire dans la société corse.

 

“Le très fort dégagisme et la volonté de renouvellement qui ont porté Macron soufflaient aussi en Corse. Jusque-là, les Corses faisaient face à une classe politique fossilisée, constituée d’héritiers de grande famille et de dynasties politiques et claniques qui se partageaient le pouvoir sur l’île depuis des dizaines et des dizaines d’années. Ce créneau dégagiste, ce sont les nationalistes qui l’ont occupé.”

 

Un verrou empêchait cependant la concrétisation de cette domination culturelle en victoire politique : c’était le rapport à la violence et les organisations clandestines. A partir du moment où la violence politique a décliné sur l’île, et qu’en 2014, après la victoire des « natios » aux municipales de Bastia, les représentants du FLNC annoncent l’auto-dissolution des organisations clandestines et une trêve unilatérale, ce verrou a sauté. Tout le travail des nationalistes a ensuite payé électoralement.

Gilles Simeoni, président de la collectivité unique de Corse. ©Nationalita

On peut ajouter deux derniers éléments dans cet alignement des planètes : on leur reprochait leur inexpérience gestionnaire et leur division. Les divisions ont été dépassées par un front commun et la stratégie de la liste unique. Le manque de culture gestionnaire a été également très vite dépassé : ils gouvernent Bastia, et ont pris le contrôle de la collectivité un an plus tard. Le reproche du manque de culture gestionnaire tombe alors. Cela leur permet d’obtenir trois députés sur les 4 que compte l’île de beauté. Tout cet alignement de planètes a permis aux nationalistes corses d’être majoritaires et de prendre le pouvoir.

LVSL : Il y a quand même un paradoxe. Le FN a fait des scores très élevés lors de la présidentielle en Corse. Cependant, il n’a pas du tout capitalisé sur ce score au moment des législatives et de l’élection à la collectivité unique de Corse. Comment l’expliquez-vous ?

On se souvient des événements du quartier de l’empereur à Ajaccio : en décembre 2015, après une embuscade contre deux pompiers corses, dans un quartier immigré d’Ajaccio, des centaines de manifestants sont venus crier « Arabes dehors ». Plus proches de nous, on se souvient des événements de Sisco.

 

“En proportion, la Corse est la première ou deuxième région en matière d’actes racistes. Il y a un terreau sensible. Une partie de la population corse vote Marine Le Pen dans un vote anti-immigré et vote pour les nationalistes ensuite afin de défendre son identité corse.”

 

Le vote nationaliste est un vote identitaire. Historiquement, la fibre identitaitre s’est orientée contre l’État jacobin qui empêcherait le développement de l’île, et la conservation de l’identité corse. Cette dimension n’a pas disparu. Cependant, depuis 30 ans, une partie de la population corse, très attachée à son identité, ne se sent pas seulement menacée par la domination d’un État jacobin mais également par la présence d’une forte communauté immigrée maghrébine.

En proportion, c’est en Corse que la population immigrée est la plus importante. La Corse est la première ou deuxième région en matière d’actes racistes. Il y a un terreau sensible. Une partie de la population corse vote Marine Le Pen dans un vote anti-immigré et vote pour les nationalistes ensuite afin de défendre son identité corse. Il faut néanmoins dire qu’il n’y a pas totalement des vases communicants. Quand on regarde, ce n’est pas aussi simple que cela : une partie de l’électorat a pu passer de l’un à l’autre, mais sociologiquement, on ne peut pas mettre de signe égal entre les deux.

Propos recueillis par Lenny BENBARA.

La fête à Macron a bien eu lieu

Le char Dracula lors de la fête à Macron ©Vincent Plagniol

Malgré la forte appréhension autour de la marche du 5 mai lancée initialement par François Ruffin et Frédéric Lordon, la “Fête à Macron” a été un succès. Celui-ci donne un bol d’air à l’opposition après les tensions et les débordements qui ont eu lieu le premier mai.

Entre Freed from desire de Gala, Despacito de Luis Fonsi et Bella Ciao, l’ambiance de la manifestation « pot au feu » de samedi était décidément bien différente de celle qui était anticipée. Exit les blacks blocks, place aux sourires et à la danse dans la joie et la bonne humeur.

Une ambiance qui permet de sortir d’un esprit défaitiste

Cela pourrait sembler anecdotique en apparence, mais la réussite de la manifestation réside essentiellement dans l’esprit qui en est ressorti. 40 000 participants selon la police, 100 000 selon l’organisation autour de François Ruffin, 160 000 selon la France insoumise ? Peu importe, il y avait du monde sous le soleil parisien. Là n’est pas l’enjeu. La manifestation du premier mai aurait pu attirer autant de participants qu’elle n’aurait pas eu beaucoup plus d’impact. Le succès de « La fête à Macron », c’est d’avoir renouvelé les codes, et surtout, d’avoir été capable de redéfinir l’agenda. En effet, parmi les tactiques de disqualification de la mobilisation sociale utilisées par le gouvernement, il y a le renvoi permanent de l’opposition sociale à une identité « aigrie », au « passé », et au « conservatisme des acquis ». Rien de tout cela ici. Les organisateurs de cette marche ont réussi à sortir de la position dans laquelle on tentait de les enfermer depuis plusieurs semaines en se montrant sous un visage optimiste et conquérant. Alors que la mobilisation semblait décroître, les cartes sont en partie rebattues. La journée du 26 mai sera de ce point de vue essentielle : l’after après le before ?

Les manifestants, nombreux, défilent dans la joie. ©Vincent Plagniol

Emmanuel Macron n’a pas le monopole du disruptif

On aura noté la présence d’un public sensiblement rajeuni dans cette manifestation rythmée malgré sa longueur, et de plus en plus dynamique à l’approche de la place de la Bastille. La mobilisation était colorée et enthousiaste. Le mot d’ordre a été suivi : “La fête à Macron” articule à la fois rejet et optimisme, désignation de l’adversaire et espoir. Pas de cagoules noires ici, et peu de casse, hormis un véhicule de Radio France attaqué. Adrien Quatennens, que nous avons contacté, déplore cet incident, mais souligne « la qualité du service d’ordre et de la relation avec la préfecture de police, qui s’était déjà démontrée à l’occasion de la marche organisée en septembre par la France insoumise ». Et le député d’ajouter que les insoumis sont « heureux qu’il n’y ait eu que très peu de violences malgré les menaces qui pesaient sur cette journée après le premier mai. Nous avons franchi un seuil. » Une façon de répondre au gouvernement qui accusait le mouvement d’exciter et d’encourager les violences.

Une mobilisation politique plus efficace que la mobilisation syndicale

Après cette journée, la balle est dans le camp des syndicats. En effet, l’opposition politique et citoyenne a montré qu’elle était capable mobiliser de façon large et transversale dans la société, et de mettre de côté les divisons syndicales qui minent la contestation depuis des semaines. La réussite de cette marche tranche avec le bilan en demi-teinte des journées d’action syndicales. A cet égard, la présence de Blacks Blocks le 1er mai peut aussi être interprétée comme la marque d’une crise du débouché syndical, dont les méthodes d’action se sont peu renouvelées. Les directions confédérales sont quant à elles perçues comme coupables d’entretenir la division et d’être incapables d’impulser une dynamique, malgré l’énergie déployée par les grévistes mobilisés partout en France.

Surmonter la division actuelle entre le syndical et le politique reste un objectif à atteindre. Pour Adrien Quatennens, toutes les forces « cherchent la formule adéquate qui permettra de faire de la journée du 26 mai une journée de débordement populaire et un raz de marée contre la politique du gouvernement ». Le député réfute par ailleurs toute tentation hégémonique à l’égard des syndicats : « La France insoumise cherche simplement à apporter sa pierre à l’édifice et à apporter une force propulsive. Nous nous mettons à disposition pour cuisiner la bonne recette qui permettra d’unifier l’opposition sociale. » Le compte à rebours a démarré avec l’approche de la coupe du monde, dont on craint qu’elle ne fasse vaquer les esprits à d’autres problématiques que le service public.

 

Jean-Luc Mélenchon sur le toit du bus de la France insoumise. ©Vincent Plagniol

Des tensions entre Jean-Luc Mélenchon et François Ruffin ?

Dans un article intitulé « La fête à Ruffin ou à Mélenchon ? », le Journal Du Dimanche se fait l’écho de rumeurs de tensions entre François Ruffin et Jean-Luc Mélenchon, et décrit un échange tendu entre le réalisateur de Merci Patron ! et Adrien Quatennens, alors qu’il était initialement prévu que le premier prenne la parole à la fin de la marche :  « Derrière l’autre bus, plus modeste, celui de François Ruffin, où s’expriment des travailleurs au micro, le chef de file de Nuit debout, et député LFI, est face à un autre député LFI, le Nordiste Adrien Quatennens. Ce dernier a les mâchoires serrées. Les deux élus du même groupe nous font comprendre qu’ils souhaitent s’expliquer hors la présence de journalistes. Nous sommes relégués à quelques mètres, à ne pas pouvoir entendre les mots de l’échange visiblement houleux. »

Des rumeurs repoussées en bloc par le député du Nord, selon qui les choses ne se sont pas du tout passées comme cela : « Il n’y a pas eu d’échanges tendu ». L’insoumis nous livre une autre version : « Ce qui s’est produit, c’est que François [Ruffin] et Frédéric Lordon ont été à l’initiative de cette marche. François a été l’interface entre nous et d’autres groupes, dont l’identité et les méthodes politiques sont différentes de celles de la France insoumise. Nous avons par ailleurs fourni notre appui et notre savoir-faire logistique aux équipes de François qui étaient en grande demande de soutien logistique. Il est certain que ces dernières semaines ont été des semaines de relatives tensions, comme lors des précédentes marches. Parce qu’il y a tout à gérer d’un point de vue logistique et politique, et en plus parce qu’il y a eu les événements du premier mai et les menaces qui pesaient sur la manifestation. François a donc eu beaucoup de pression sur les épaules et s’est retrouvé face au besoin de faire de nombreux réajustements. Hier, il est clair que cela a été remarqué, les équipes avaient atteint un niveau d’épuisement avancé. François n’était pas disposé à prendre la parole parce qu’il avait accumulé cette tension. » Le récit du JDD est donc critiqué par le député : « Ce qui est relaté par le JDD est faux, avec Manuel [Bompard] nous étions justement allés voir François [Ruffin] pour qu’il prenne la parole, parce qu’il avait été le déclencheur de cette marche et parce qu’il y avait mis toute son énergie. C’était son heure et toute la place de la Bastille l’attendait. Les gens le réclamaient. »

En attendant des éclaircissements probables du côté de François Ruffin cette semaine, c’est avant tout le succès de cette manifestation qui est unanimement pointé par les observateurs. A voir si cet essai sera transformé, on le saura le 26 mai.

« La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala » – Entretien avec Jean-Luc Mélenchon

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour Le Vent Se Lève

Ce mardi 10 avril 2018, nous avons rencontré Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. Au cours d’une longue discussion, le député des Bouches-du-Rhône évoque le cheminement qui l’a conduit à construire le mouvement qui lui a permis d’obtenir 19,58% des voix au premier tour de l’élection présidentielle. Le leader de la France Insoumise revient librement sur ses influences intellectuelles, de son rapport souvent décrié à l’Amérique latine jusqu’à l’Espagne de Podemos, en passant par le matérialisme historique et le rôle central de la Révolution française. Cet entretien est également l’occasion de l’interroger sur les propos controversés tenus par Emmanuel Macron au sujet des rapports entre l’Etat et l’Eglise catholique, au collège des Bernardins. « La laïcité de 1905 n’a pas été inventée dans un colloque, c’est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée », répond-il, « revenir sur ce point, c’est revenir sur la République elle-même ». Au fil de l’échange, Jean-Luc Mélenchon dévoile sa vision de l’Etat et du rôle de tribun, s’exprime tour à tour sur Mai 68 et sur son rapport aux jeunes générations, sans oublier de saluer les mobilisations actuelles : « Il y a un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait ».


LVSL : Votre engagement politique est profondément marqué par l’histoire de la Révolution française et par le jacobinisme. Ceci dit, depuis quelques années, vous semblez vous inspirer du populisme théorisé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe et mis en pratique par Podemos. La campagne de la France Insoumise, à la fois très horizontale et très verticale, paraît être une synthèse entre ces deux inspirations. Peut-on parler de populisme jacobin vous concernant ?

D’abord, commençons par dire que la référence à Laclau, pour ce qui me concerne, est une référence de confort. Certes le chemin politique qui m’a conduit aux conclusions voisines et bien souvent identiques à celles d’Ernesto. Et son œuvre comme celle de Chantal Mouffe éclaire notre propre travail. Mais celui-ci est venu de bien plus loin. Notre intérêt pour Laclau venait de la rencontre avec un penseur latino-américain et que la source de notre raisonnement provenait des révolutions démocratiques d’Amérique latine. C’était une méthode politique en rupture avec ce qui existait au moment où nous avons entrepris toutes ces démarches. Je dis “nous” pour parler de François Delapierre et de moi, qui sommes les auteurs de cette façon de penser dont le débouché a été mon livre L’ère du peuple. Ce que nous disions était tellement neuf qu’aucun commentateur ne le comprenait ni même n’en sentait la nouveauté. Ils ne cessaient de nous maltraiter en voulant nous faire entrer dans une case existante connue d’eux. C’était le rôle de l’usage du mot “populiste”. Le mot permettait de nous assimiler à l’extrême droite. Même les dirigeants du PCF entrèrent dans le jeu. Oubliant leurs anciens qui avaient inventé le prix du roman populiste et imaginé le projet “d’union du peuple de France” ceux-là nous montrèrent du doigt et nous adressèrent des insinuations parfois très malveillantes. La référence à Laclau satisfaisait le snobisme médiatique et permettait de valider l’existence d’un “populisme de gauche” sans avoir besoin de l’assumer nous-même.

« Le jacobinisme est un républicanisme global. Il présuppose un peuple avide de liberté et d’égalité. »

Notre propre nouveau chemin était déjà très avancé. Nous avons effectué notre évolution à partir de l’Amérique latine et à mesure que l’on avançait, nous produisions des textes qui sont devenus des étapes de référence pour nous. Par exemple, dans le numéro 3 de la revue PRS (Pour la République Sociale), nous travaillions sur la culture comme cause de l’action citoyenne. C’est une manière décisive de mettre à distance la théorie stérilisante du reflet selon laquelle les idées sont les simples reflets des infrastructures matérielles et des rapports sociaux réels. En même temps nous tournons la page du dévoilement du réel et autres entrées en matière d’avant-gardisme éclairé. Le jacobinisme est un républicanisme global. Il présuppose un peuple avide de liberté et d’égalité. Son action révolutionnaire investit la dynamique de ses représentations symboliques. Mais bien sûr cela ne vaut que pour un pays dont la devise nationale dit Liberté-Egalité-Fraternité. Pas “honneur et patrie”, “mon droit, mon roi”, “ordre et progrès” et autres devises en vigueur ailleurs. En bref, il ne faut jamais oublier dans la formation d’une conscience les conditions initiales de son environnement culturel national.

Nous repoussons donc la thèse des superstructures comme reflet. Au contraire, les conditions sociales sont acceptées parce qu’elles sont culturellement rendues désirables par tous les codes dominants. Et de son côté, l’insurrection contre certaines conditions sociales procède moins de leur réalité objective que de l’idée morale ou culturelle que l’on se fait de sa propre dignité, de ses droits, de son rapport aux autres par exemple.

Toute cette trajectoire déplace la pensée qui est la nôtre, ainsi que son cadre, le matérialisme philosophique. Ce n’était pas la première fois que nous le faisions. De mon côté, j’avais déjà entrepris le travail consistant à repenser les prémisses scientifiques du marxisme. Marx travaillait à partir de la pensée produite à son époque. Il en découlait une vision du déterminisme analogue à celle de Simon Laplace : quand vous connaissez la position et la vitesse d’un corps à un moment donné, vous pouvez en déduire toutes les positions qu’il occupait avant et toutes celles qu’il occupera ensuite. Tout cela est battu en brèche avec le principe d’incertitude qui n’est pas une impuissance à connaître mais une propriété de l’univers matériel. Depuis 1905, avec la discussion entre Niels Bohr et Albert Einstein, l’affaire est entendue. Mais il est frappant de constater qu’il n’y ait eu aucune trace de cette discussion scientifique dans les rangs marxistes de l’époque. À l’époque, Lénine continue à écrire besogneusement Matérialisme et empiriocriticisme – qui passe à côté de tout ça. Pour ma part, sous l’influence du philosophe marxiste Denis Colin j’avais déjà mis à distance cette vision du matérialisme en incluant le principe d’incertitude. C’est la direction qu’explore mon livre A la conquête du chaos en 1991. À ce moment-là, nous comprenions que le déterminisme ne pouvait être que probabiliste. Cela signifie que les développements linéaires dans les situations humaines ne sont guère les plus probables. C’était un renouveau de notre base philosophique fondamentale. Elle percuta en chaîne des centaines d’enchaînements de notre pensée. En modifiant notre imaginaire, cela modifia aussi nos visions tactiques. L’événement intellectuel pour nous fut considérable. Puis dans les années 2000, nous avons travaillé sur les révolutions concrètes qui ont lieu après la chute du Mur. Car dans le contexte, on nous expliquait que c’était “la fin de l’Histoire”, que nous devions renoncer à nos projets politiques. Il était alors décisif d’observer directement le déroulement de l’histoire au moment où il montrait de nouveau la possibilité des ruptures de l’ordre mondial établi.

« Pour dire vrai, c’est Hugo Chávez qui nous a décomplexés. Ce fut une expérience personnelle assez émouvante. La dernière chose que j’ai faite avec lui, c’est un bout de campagne électorale en 2012. »

A ce moment-là nous étions très polarisés dans l’observation de l’Amérique latine, par le Parti des Travailleurs (PT) de Lula. Son idéologie est fondée sur une option préférentielle pour les pauvres. C’est une idéologie qui n’a rien à voir avec le socialisme historique. C’était un produit d’importation venu de « la théologie de la libération » née et propagée par les séminaires du Brésil. Elle va nous influencer par la méthode de combat qu’elle suggère pour agir et construire. Nous observions le PT de Lula, mais nous ne nous occupions alors pas du reste. Puis les circonstances nous conduisent à découvrir la révolution bolivarienne au Venezuela. D’abord cela nous déstabilise. C’est un militaire qui dirige tout cela, ce qui n’est pas dans nos habitudes dans le contexte de l’Amérique latine. Là-bas, les militaires sont les premiers suspects et non sans raison ! Dans l’idéologie dominante en Amérique du sud, la place des militaires dans l’action politique, c’est celle que lui assigne (là encore) Samuel Huntington dans Le soldat et la nation, le livre de référence qui précède Le choc des civilisations. Pinochet en fut le modèle.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

« Les gloses sur “la vraie gauche”, “la fausse gauche”, “gauche à 100%”, sont dépassées pour nous. Tout cela n’a pas de sens concret. »

La révolution bolivarienne a produit chez nous un changement d’angle du regard. Nous reprenons alors toute une série de questions dans laquelle le PT et l’expérience brésilienne ne seront plus centraux. Pour moi, le chavisme est une expérience radicalement différente de celle du Brésil. Puisqu’il faut bien mettre un mot sur celle-ci, on va parler de populisme, bien que la méthode populiste recommande précisément de ne pas se battre pour des concepts disputés et d’utiliser des mots valises, des mots disponibles, afin de les remplir de la marchandise que l’on veut transporter. Il ne sert donc à rien de lutter en Europe pour s’approprier le terme “populiste”. C’est dommage mais c’est aussi stupide que de se battre pour le mot “gauche”. Les gloses sur “la vraie gauche”, “la fausse gauche”, “gauche à 100%”, sont dépassées pour nous. Tout cela n’a pas de sens concret. Au contraire cela rend illisible le champ que l’on veut occuper. La bataille des idées est aussi une bataille de mouvement. Les guerres de positions ne sont pas pour nous.

« Il ne s’agit plus de construire une avant-garde révolutionnaire mais de faire d’un peuple révolté un peuple révolutionnaire. La stratégie de la conflictualité est le moyen de cette orientation. »

Le changement d’angle nous conduit à considérer des dimensions que nous avions laissées de côté. Pour dire vrai, c’est Hugo Chavez qui nous a décomplexés. Ce fut une expérience personnelle assez émouvante. La dernière chose que j’ai faite avec lui, c’est un bout de campagne électorale en 2012. On m’avait envoyé là-bas pour m’aider à descendre du ring après la présidentielle et la législative de 2012. Le résultat fut à l’inverse. J’ai fait campagne avec lui. J’ai tellement appris ! Dans tant de domaines. J’ai pu voir par exemple la manière de parler à l’armée. Il s’agissait d’une promotion de cadets, un quatorze juillet. J’ai écouté le discours de Chavez, qui correspondait à l’idée que je me fais de ce que doit être l’outil militaire. Il faut dire que mon point de vue a toujours été décalé par rapport aux milieux politiques desquels je viens. Peut-être parce que j’ai commencé mon engagement politique avec le fondateur de l’Armée rouge, ce qui modifie quelque peu le regard que j’ai toujours porté sur l’armée.

Je cite ce thème comme un exemple. En toutes circonstances Chavez éduquait sur sa ligne nationaliste de gauche. Évidemment le contact avec Chavez percutait des dizaines de thèmes et de façon de faire. Et surtout, il illustrait une ligne générale qui devint la mienne à partir de là. Il ne s’agit plus de construire une avant-garde révolutionnaire mais de faire d’un peuple révolté un peuple révolutionnaire. La stratégie de la conflictualité est le moyen de cette orientation. J’ai vu Chavez manier le dégagisme contre son propre gouvernement et les élus de son propre parti devant des dizaines de milliers de gens criant “c’est comme ça qu’on gouverne pour le peuple” ! Chavez partait d’un intérêt général qu’il opposait pédagogiquement aux intérêts particuliers en les déconstruisant.

« Jamais autant qu’à présent, ma façon de voir n’a été aussi enracinée dans l’apprentissage des épisodes de la Révolution française de 1789 et de la Commune de Paris. »

Au total, nourris de ces expériences, forts de ce renouveau théorique nous avons produit notre propre corpus doctrinal, consigné dans la quatrième édition de L’ère du peuple. Nous n’avons pas fait du Laclau, nous n’avons pas fait du Podemos. Nous avons fait autre chose, autrement, à partir de notre propre histoire politique et de notre propre culture politique nationale. Jamais autant qu’à présent, ma façon de voir n’a été aussi enracinée dans l’apprentissage des épisodes de la Révolution française de 1789 et de la Commune de Paris. Dans ces événements, l’auto-organisation de masse et la fédération des luttes sont omniprésents.

Pour comprendre notre trajectoire, il est important de bien observer les différentes vagues qui se sont succédées dans notre espace politique. Il y a d’abord eu l’étape d’influence du Parti des travailleurs du Brésil. Elle donne Die Linke en Allemagne, SYRIZA en Grèce, Izquierda Unida en Espagne, Bloco de esquerda au Portugal. Ici c’est la formule par laquelle une coalition de petits partis se regroupe dans un front avant de finir par fusionner. La vague suivante voit naître Podemos et ensuite la France Insoumise. Elle marque une rupture dans le processus commencé au Brésil et une série d’innovations majeures aux plans conceptuel et pratique.

En France, cette rupture arrive au terme d’un bref cycle sous l’étiquette Front de gauche. Il s’est achevé dans une impasse dominée par des survivances étroitement partisanes, des coalitions négociées entre appareils et le reste des pratiques dérisoires de la diplomatie des petits partis de l’autre gauche. Pour ma part, la rupture se produit au cours des campagnes des municipales, des régionales et des départementales. Ce fut une agonie au goutte à goutte. Le Front de Gauche s’est dilué dans des stratégies de coalitions d’un noir opportunisme qui l’ont rendu illisible. Mais on ne pouvait rompre cet engrenage à ce moment-là. En effet, les élections municipales étaient collées aux élections européennes. Il n’y avait pas le temps de redéfinir le positionnement et aucun moyen de le faire valider dans l’action de masse. Nous avons donc dû aborder les élections européennes avec la ligne Front de Gauche dans des conditions d’un chaos d’identification indescriptible. Pour finir, la direction communiste, notre alliée, n’a respecté ni l’accord ni sa mise en œuvre stratégique, expédiant l’élection comme une corvée bureaucratique, tout en tuant la confiance entre partenaires. En Espagne, Podemos a pu faire son apparition à ce moment-là à partir d’une scission de Izquierda Unida. Ce fut le moment de sa percée. En France, la direction communiste refusa absolument toute construction du Front par la base et le débordement des structures traditionnelles.

LVSL – Quelle a été l’influence de Podemos alors ?

À l’inverse des tendances de ce moment, Podemos naît dans une logique de rupture avec Izquierda Unida. Delapierre suivait de près le groupe qui a constitué Podemos. Il fréquentait leurs dirigeants et suivait leur évolution. Dès 2011, Íñigo Errejón est venu faire un cours de formation à notre université d’été du Parti de Gauche que je présidais alors. On ne s’est plus quittés. Nous avons participé à toutes leurs soirées de clôture des campagnes électorales, et réciproquement. Pendant ce temps, Syriza trahissait et le PT se rapprochait du PS en s’éloignant ostensiblement de nous. En fait, nous sommes tous des rameaux de ce qui a démarré dans le cycle du PT brésilien, qui a continué dans le cycle bolivarien et qui s’est finalement traduit par la rupture en Espagne puis en France, et dans l’invention d’une nouvelle forme européenne.

Aujourd’hui, le forum du plan B en Europe regroupe une trentaine de partis et de mouvements. Il remplit la fonction fédératrice du forum de São Paulo en Amérique latine, dans les années qui ont précédé la série des prises de pouvoir. Finalement, entre Podemos et nous, la racine est la même. C’est à Caracas que j’ai rencontré Íñigo Errejón par exemple, et non à Madrid. Ce dernier était extrêmement fin dans ses analyses. Il me mettait alors en garde contre l’enfermement du discours anti-impérialiste de Chávez dont il percevait l’épuisement. Il me disait que cela ne fonctionnerait pas auprès de la jeune génération qui en a été gavée matin, midi et soir, pendant quatorze ans. Pour lui, cette perspective stratégique et culturelle devenait stérile et donc insuffisante pour mobiliser la société. Immodestement, j’ai plaidé auprès du Commandant [Chávez] qu’il faudrait se poser la question d’un horizon positif qui témoigne de l’ambition culturelle du projet bolivarien.

« On combat les États-Unis mais on mange, on roule, on boit, on s’amuse comme eux. »

Comme je l’ai dit, ce que nous apporte fondamentalement Chávez, c’est l’idée que notre action a pour objectif de construire un peuple révolutionnaire. C’est donc une bataille culturelle globale. Mais finalement, la bataille culturelle, au sens large, est restée presque au point zéro à Caracas. Le programme bolivarien de Chávez, c’est pour l’essentiel de la social-démocratie radicalisée : le partage des richesses avant tout. C’est remarquable dans le contexte d’une société si pauvre et si inégalitaire, assaillie par la pire réaction vendue à la CIA. Mais cela laisse de côté les interrogations sur le contenu des richesses, les motivations culturelles du peuple, et ainsi de suite. On combat les États-Unis mais on mange, on roule, on boit, on s’amuse comme eux. Pourtant la révolution citoyenne est nécessairement une révolution culturelle, qui doit aussi interroger les modes de consommation qui enracinent le modèle productiviste.

Voilà ce que je peux dire de ma relation à ce que l’on appelle le populisme de gauche, à supposer que ce concept ait une définition claire. L’appropriation du mot ce n’est pas le plus important. Ce qui compte, c’est le contenu de ce qui est impliqué. Je l’ai détaillé dans L’ère du peuple.

Il s’agit d’admettre un nouvel acteur : le peuple, qui inclut la classe ouvrière, mais qui ne s’y résume pas. Je n’identifie ni ne résume la formation du peuple comme le font Ernesto Laclau et Chantal Mouffe à l’acte purement subjectif d’auto-définition du « nous » et du « eux ». Je redoute les spirales qu’entraîne souvent la philosophie idéaliste. Pour moi, le peuple se définit d’abord et avant tout par son ancrage social. Il s’agit là, d’abord, du lien aux réseaux du quotidien urbanisé dont dépend la survie de chacun. Ce sont souvent des services publics et cela n’est pas sans conséquences sur les représentations politiques collectives.

Ensuite, le peuple c’est le sujet d’une dynamique spécifique : celle du passage aux 7 milliards d’êtres humains connectés comme jamais dans l’histoire humaine. L’histoire nous enseigne qu’à chaque fois que l’humanité double en nombre, elle franchit un seuil technique et civilisationnel. Mais comme on a le nez dessus, on ne le voit pas. Je suis moi-même né dans un monde où il n’y avait que 2 milliards d’êtres humains. La population a donc triplé en une génération alors qu’il avait fallu 200 ou 300 000 ans pour atteindre en 1800 le premier milliard. Un nouveau seuil a bel et bien été franchi. Il se constate de mille et une manières. Mais l’une d’entre elles est décisive : le niveau de prédation atteint un point où l’écosystème va être détruit. Émerge donc un intérêt général humain qui sera le fondement idéologique de l’existence du peuple comme sujet politique. Le peuple va ensuite se définir par son aspiration constante, son besoin de maîtriser les réseaux par lesquels il se construit lui-même : réseaux de santé, réseaux d’écoles, etc. Le moteur de la révolution citoyenne se situe dans le croisement de ces dynamiques. Il est au cœur de la doctrine de L’ère du peuple.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

LVSL – Emmanuel Macron a déclaré que « le lien entre l’Église et l’État [s’était] abîmé, [qu’] il nous [incombait] de le réparer » et que « la laïcité n’a pas pour fonction de nier le spirituel au nom du temporel, ni de déraciner de nos sociétés la part sacrée qui nourrit tant de nos concitoyens ». Que pensez-vous de ces déclarations inhabituelles pour un chef d’État français ?

Le but de la démarche de M. Macron est d’abord politicien : récupérer les votes de la droite catholique. Néanmoins, il le fait à un prix qui engage nos principes fondamentaux. Il oublie qu’il est le président d’une République qui a sa propre histoire. Lorsqu’il dit que le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé et qu’il faut le réparer, la direction de la main tendue est claire.  Il y a un malentendu : le lien n’a pas été abîmé; il a été rompu, volontairement en 1905 ! C’est un acte historique. Il ne peut pas être question de le réparer. L’actualité de la lutte contre l’irruption de la religion en politique dans le monde entier l’interdit. Plus que jamais, la religion et les Églises doivent être à distance de l’État et en être clairement séparées. Plus que jamais notre adage doit être : les Églises chez elles, l’État chez lui.

Au demeurant, la République et la citoyenneté ne relèvent pas du même registre que celui de la foi et de la pratique religieuse. La religion est par principe close. Le dogme la clôture. À l’inverse, la République est par principe ouverte. Elle procède de la délibération argumentée. Elle ne prétend à aucun moment être parvenue à une vérité. Cela même est remis en cause par les dogmatismes religieux. Dans l’encyclique de 1906, qui condamne le suffrage universel, il est clairement énoncé que celui-ci est peccamineux en ceci qu’il affirme contenir une norme indifférente aux prescriptions de Dieu.

La réversibilité de la loi et son évolution au fil des votes montrent ce que les Églises combattent : la souveraineté de la volonté générale, le mouvement raisonné, l’esprit humain comme siège de la vérité et le caractère provisoire de celle-ci. Les Églises incarnent de leur côté l’invariance. On le voit par exemple quand elles rabâchent les mêmes consignes alimentaires issues du Moyen-Orient, ne varietur, depuis des siècles, et mises en œuvre sous toutes les latitudes. En République, on ne cantonne en dehors du changement qu’un certain nombre de principes simples, proclamés universels. Ce sont les droits de l’Homme. Ils portent en eux-mêmes une logique. Les droits de l’être humain sont ainsi non-négociables et supérieurs à tous les autres, ce qui expulse donc un acteur de la scène de la décision : une vérité révélée contradictoire aux droits de l’être humain ainsi établis.

« Ces propos d’Emmanuel Macron sont donc contre-républicains »

Dès lors, ils soumettent en quelque sorte la mise en pratique de la religion à un examen préalable que celle-ci ne peut accepter. Dans ces conditions, ni l’État ni la religion n’ont intérêt à la confusion des genres. Les Églises ne peuvent renoncer à leurs prétentions puisqu’elles affirment agir sur une injonction divine. On doit donc ne jamais abaisser sa vigilance pour prévenir leur tendance spontanée à l’abus de pouvoir.

Le lien ne doit donc pas être reconstruit.  J’ajouterai qu’il y a quelque chose de suspect à réclamer la reconstruction de ce lien précisément avec les hiérarques catholiques. Cette centralité du catholicisme dans la préoccupation macronienne est malsaine. Le président tiendrait-il le même discours devant une assemblée de juifs, de musulmans, ou de bouddhistes ? Je suppose que dans certains cas on éclaterait de rire, pour d’autres, on aurait peur, et pour d’aucuns on considérerait qu’il nous met à la merci des sectes.

« La laïcité de 1905 est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée. »

Fondamentalement, ces propos de Macron sont donc contre-républicains. Et ce n’est pas seulement le cas parce qu’il revient sur cet élément fondamental de la loi républicaine qu’est la séparation actée en 1905. C’est parce qu’il ignore l’histoire qui a rendu nécessaire la loi de 1905. L’histoire est une matière vivante et actuelle. L’histoire n’est pas un passé. C’est toujours un présent dans la vie d’une nation issue des ondes longues du temps. Car la compréhension des motifs qui aboutissent à la séparation des églises et de l’Etat commence bien avant 1905. On y trouvera des racines dans l’action de Philippe le Bel contre les prétentions du pape Boniface VIII à commander au temporel puisqu’il affirmait commander au spirituel. Plus ouvertement, après le retour des lumières antiques à la Renaissance, et jusqu’à la grande Révolution de 1789, la laïcité de l’Etat cherche son chemin. Mais elle ne s’oppose pas à des idées dans un colloque studieux. Elle affronte sans cesse une mobilisation armée et féroce de la part de l’ennemi. L’Eglise a fait valoir ses prétentions dans les fourgons de l’envahisseur depuis Clovis ! L’Église catholique a attendu 1920 pour reconnaître la République ! En 1906 elle condamne encore le suffrage universel. Face au dogmatisme religieux nous nous sommes continuellement opposés à des forces bien matérielles. La laïcité de 1905 est l’aboutissement de trois siècles de guerre civile ouverte ou larvée. Revenir sur ce point, si peu que ce soit, c’est revenir sur la République elle-même. Car celle-ci n’est possible comme chose commune que si les citoyens ne sont pas assignés à d’autres communautés incompatibles entre elles comme le sont celles d’essence religieuse. Or, c’est ce que fait le chef de l’État. Tout au long de son discours, il développe l’idée que l’identité d’une personne humaine serait enracinée dans sa foi et dans une forme particulière de spiritualité.

LVSL : Quelles sont d’après vous les motivations d’un tel discours ?

Je ne suis pas dupe de la manœuvre. Il s’agit pour lui d’endosser les habits du chef des conservateurs dans notre pays. Sa politique est celle d’un libéral exalté, mais il a compris qu’aussi longtemps qu’il la vendra dans les habits de la start-up, il ne peut s’appuyer que sur une minorité sociale très étroite. D’autant plus que, dans les start-ups, tout le monde n’est pas aussi cupide qu’il le croit ! Il va essayer de séduire, comme il le fait depuis le début, un segment réactionnaire très large. Après les injures gratuites contre les « fainéants », les « cyniques » et les « riens » voici le moment des travaux pratiques : les jeunes gens qui occupent les facs seraient des bons à rien et on les déloge comme des voyous. Même chose pour Notre-Dame-des-Landes, et ainsi de suite. De la même façon, la criminalisation de l’action syndicale va bon train. Il tente à présent une démarche qui va l’identifier à une certaine France catholique conservatrice. Pas sûr que celle-ci soit dupe de la manœuvre.

Quelle est la force de l’ancrage d’un tel raisonnement ? C’est qu’il postule aussi une certaine idée de l’être humain. Macron cite Emmanuel Mounier, le théoricien du « personnalisme communautaire ». Nous sommes pour notre part les tenants du personnalisme républicain. Nous adoptons le concept de personne comme sujet de son histoire. Une entité ouverte qui se construit au fil d’une vie et qui n’est pas seulement une addition d’ayant-droits de différents guichets de l’existence en société. Pour nous, on peut se construire en s’assemblant pleinement dans l’adhésion à l’idéal républicain, qui met au premier plan la pratique de l’altruisme et, plus généralement, l’objectif des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. À l’inverse, dans le personnalisme communautaire de Mounier, la personne trouve son liant dans la foi qui fonde sa communauté. Ce n’est pas là que spéculation abstraite. Je ne perds pas de vue de quoi on parle depuis le début. La vision macronienne assume de moquer la réalité d’une « religion » républicaine. C’est là une autre façon de nier le droit de l’universel à s’imposer comme norme. C’est-à-dire de ce qu’est le fait d’être un humain qui se joint aux autres grâce à une conduite alignée sur des lignes d’horizon universaliste. La condescendance de Macron pour la « religion républicaine » est significative de son incompréhension personnelle de l’idéal républicain comme vecteur du rassemblement humain. Elle peut aussi signaler son indifférence pour la force de la discussion argumentée libre des vérités révélées comme fondement de la communauté humaine. Après tout, pour lui, la loi du marché n’est-elle pas déjà plus forte que tout interventionnisme politique ? Les idéologies mercantile et religieuse relèvent toutes deux de l’affirmation sans preuve ni débat possible.

« Les républicains, en matière de morale individuelle, ne prescrivent pas de comportements. Sinon le respect de la loi. Et la Vertu comme code d’action personnel. »

Le dogme interdit au rassemblement de la communauté humaine d’être libre. On ne peut pas en discuter. On l’accepte ou on le subit. Parfois de force chaque fois que les églises en ont les moyens. C’est la raison pour laquelle elles ne peuvent avoir de place dans la décision publique. Mais attention ! On ne saurait confondre honnêtement la mise à distance et l’interdiction ou le mépris. Dans la sphère publique les églises n’ont jamais été interdites de parole ni même de campagne d’influence. Inutile de faire semblant de le croire pour en tirer des conclusions anti-laïques. Pour nous, républicains, la consigne religieuse est à jamais du domaine de la sphère privée et intime. Elle relève du débat singulier de l’individu avec lui-même au moment où il prend une décision. Vous pouvez évidemment être convaincu en tant que croyant qu’il faut faire ceci ou cela, ou même qu’il faut voter de telle ou telle manière. Cela est licite. Mais une prescription religieuse ne peut pas devenir une obligation pour les autres si la loi établit sur le même sujet une liberté d’appréciation individuelle. Car les républicains, en matière de morale individuelle, ne prescrivent pas de comportements. Sinon le respect de la loi. Et la Vertu comme code d’action personnel. Quand nous instaurons le droit à l’avortement, nous n’avons jamais dit qui devait avorter et pour quelles raisons. Cela relève de la liberté d’appréciation individuelle de la personne concernée. Du point de vue de ses convictions religieuses, une personne peut bien sûr décider de ne pas avorter. Mais pour quelles raisons l’interdirait-elle aux autres ? Il en va de même pour le suicide assisté. Il n’a jamais été question de dire aux gens quand ils devraient se suicider ! Mais s’ils veulent le faire en étant assisté, alors ils en ont la possibilité. Le dogme au contraire, et par essence, réprime ceux qui ne l’admettent pas. Dans l’usage de la liberté, la « religion républicaine » ne propose que la Vertu comme mobile.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

« On entre dans des logiques de négociation absurde avec l’Église sur la base de ses dogmes révélés. Il ne peut s’agir alors que d’une logique de concessions qui lui permettrait de les imposer à toute la société. »

Il y a donc un double abus de langage dans l’attitude de Macron. D’abord, celui qui consiste à essayer de faire croire que reconnaître la globalité d’une personne humaine à travers les ingrédients qui la font – dont sa foi – serait contradictoire à la laïcisation de l’espace public. La seconde, c’est de faire croire que nous serions des gens prescrivant par principe des comportements contraires à ceux préconisés par la religion. Les seules injonctions que nous formulons interviennent en cas de trouble à l’ordre public. Ce genre de limite de la liberté est commune. Aucune liberté n’est totale en société républicaine, sauf la liberté de conscience. Toutes les autres libertés sont encadrées donc limitées. Donc vous pensez ce que vous voulez, mais cela ne doit pas vous conduire à poser des actes illégaux. Point final. Dès que l’on sort de cela, on entre dans des logiques de négociation absurde avec l’Église sur la base de ses dogmes révélés. Il ne peut s’agir alors que d’une logique de concessions qui lui permettrait de les imposer à toute la société. La religion en politique est toujours un vecteur d’autoritarisme et de limitation des libertés individuelles.

LVSL – La laïcité renvoie à l’idée assez jacobine d’indivisibilité du peuple français et de séparation du religieux et du politique. Quelle est la place de la laïcité dans votre projet ? Doit-on craindre un retour du religieux en politique ?

Cette menace est intense. Pourtant, cela paraît contradictoire avec la sécularisation des consciences que l’on constate et qui ne se dément nullement. Pour autant le fait religieux n’est pas près de disparaître. L’adhésion aux religions repose pour partie sur la tradition. Il en est ainsi parce que la société nous préexiste, que notre famille nous préexiste. On vous enseigne des valeurs, et pour vous mettre en rapport avec les autres, vous devez passer d’abord par ces valeurs. C’est comme cela que s’opère la socialisation des jeunes individus. Le processus d’individuation du jeune se réalise dans l’apprentissage des codes de la relation aux autres. Nous n’avons pas des générations d’anarchistes dans les berceaux. Au contraire, on a des générations qui sont avides de socialisation et donc d’un conformisme enthousiaste.

Et au quotidien les comportements sont-ils débarrassés de métaphysique et même de superstition ? Bien sûr que non ! Je m’amuse d’observer que plus les objets ont un mode d’emploi et un contenu qui échappent à la compréhension de celui qui les utilise, plus la pensée métaphysique fonctionne. On a une relation plus saine et normale à un marteau et un clou qu’à un ordinateur parce que personne ne sait comment ce dernier fonctionne. C’est la raison pour laquelle vous insultez vos ordinateurs, vous leur parlez comme à des personnes, ce qui ne vous vient pas à l’esprit quand vous maniez un marteau. Il est plaisant de noter comment le mode d’emploi des objets contemporains renvoie souvent les individus dans une sphère de moins en moins réaliste. Ne croyez pas qu’au XXIème siècle, entourés d’objets très techniques, l’aptitude à la métaphysique et aux illusions de la magie aurait disparu. Cela peut être aussi tout le contraire. Je le dis pour rappeler que l’appétit de religion ne surgit pas du néant. Il y a un terreau duquel à tout moment, peut surgir une métaphysique qui s’empare de l’anxiété que provoque l’ignorance. Elle procure le seul aliment qui compte pour l’esprit : une explication. Le cerveau humain ne peut pas accepter le manque d’explications parce qu’il est construit pour assurer notre survie. Pour survivre, il faut comprendre, et il faut nommer. Il y a donc une matrice profonde à la capacité des religions à prospérer comme explication globale du monde et de ses énigmes insolubles. Pas seulement à propos des causes de la perversité des objets très sophistiqués que l’on insulte mais surtout, comme on le sait, en réponse à d’autres réalités autrement sidérantes comme la mort et l’injustice du hasard.

« Les êtres humains étant des êtres de culture, pour les pousser à s’entretuer, il faut leur trouver de bonnes raisons de le faire sans transiger. La religion en est une particulièrement commode. »

Mais dans le champ politique les religions sont surtout d’habiles prétextes. On l’a vu avec la théorie du « choc des civilisations » de Samuel Huntington. Elle repose entièrement sur l’idée que les cultures cloisonnent les êtres humains, et que les cultures sont elles-mêmes enracinées dans les religions. C’est sur cette base qu’est construite cette théorie qui aujourd’hui domine toute la pensée politique des stratèges et géopoliticiens de l’OTAN. Pour eux, quand on parle d’Occident, on ne parle en réalité que de Chrétienté. Voyez comment la religion est un prétexte entre Perses iraniens et Arabes des Emirats ! Chiites contre sunnites ? Tout cela pour habiller la lutte à mort pour l’influence régionale et la maîtrise d’une zone où se trouve 42% du gaz et 47 % du pétrole mondiaux… Les guerres impériales et les guerres régionales ont intériorisé le discours religieux pour se justifier sur un autre terrain que celui des intérêts matériels qui les animent. La surcharge religieuse facilite le conflit et permet de rendre irréconciliables les combattants qui s’affrontent. Vous voyez bien que nous ne sommes pas dans une thèse abstraite concernant la place des religions dans les conflits. Les êtres humains étant des êtres de culture, pour les pousser à s’entretuer, il faut leur trouver de bonnes raisons de le faire sans transiger. La religion en est une particulièrement commode.

En toute hypothèse, les religions n’ont relâché leur effort de conquête nulle part. Je vois bien évidemment qu’il y a des évolutions. En ce qui concerne les catholiques, je préfère l’encyclique « Laudato si » à ce que pouvait dire le Pape précédent. Dans cette vision du christianisme, les êtres humains sont coresponsables de l’achèvement de la création puisque le Pape François a fait référence dans son texte à Teilhard de Chardin. L’exigence écologique et sociale des catholiques prend alors une signification qui vient en renfort de notre combat. Il n’en demeure pas moins que l’Église catholique n’a pas lâché un demi-millimètre dans toute l’Amérique latine sur des sujets aussi fondamentaux que le droit à l’avortement – sans parler des droits des homosexuels et du suicide assisté. Alors que les révolutions démocratiques durent depuis dix à vingt ans en Amérique latine, pas un de ces pays n’a autorisé le droit à l’avortement tant l’intimidation est grande ! Seul l’Uruguay est un petit peu plus avancé sur ce plan là.

En quelques mots je veux résumer le raisonnement qui établit pourquoi la laïcité est consubstantielle au projet que porte « La France insoumise ». Car notre vision a une cohérence forte. S’il n’y a qu’un seul écosystème compatible avec la vie humaine, il y a donc un intérêt général humain. La tâche du groupe humain est de formuler cet intérêt général.  Pour cela, il faut une délibération libre. Pour que la délibération soit libre, il faut que l’homme ne domine pas la femme, que le patron ne domine pas l’ouvrier, au moment de prendre la décision et que la religion n’interdise pas d’en discuter ou prédétermine le sens de la décision qui sera prise. Pour que la délibération permette d’accéder à la compréhension de l’intérêt général, il faut donc que la société politique soit laïque et que l’État le soit. La laïcité n’est pas un supplément. C’est une condition initiale. La séparation des Églises et de l’État c’est la condition pour que soit possible un débat argumenté. Et le débat argumenté est la condition pour déterminer l’intérêt général. Ces propos peuvent vous paraître d’une banalité absolue. Mais ils tranchent avec les réflexes de notre famille idéologique. Dans les années 1970, quand l’intérêt général était invoqué, on entendait immédiatement la réplique : “intérêt général, intérêt du capital”. Cela voulait dire que ce concept était une construction de l’idéologie dominante. C’est évidemment une construction idéologique, cela va de soi, mais elle se présente désormais dans des conditions tout à fait différentes de la façon d’il y a trente ou quarante ans de cela. L’intérêt du capital ne peut jamais être l’intérêt général à notre époque. Il en est l’adversaire le plus complet. Le capital est intrinsèquement court-termiste et singulier. L’harmonie avec les cycles de la nature est nécessairement inscrite dans le long terme et le cas général.

LVSL : Lorsque des individus sont aptes à incarner le pouvoir et la dignité de la fonction suprême, on a pris l’habitude de parler « d’hommes d’État ». Lors du premier grand débat de la présidentielle, beaucoup d’observateurs ont noté que vous sembliez être le plus présidentiable et ont évoqué votre posture gaullienne. De même, votre hommage à Arnaud Beltrame a été largement salué. Qu’est-ce qu’implique le fait de « rentrer dans les habits », lorsqu’on aspire à la conquête du pouvoir et que l’on souhaite devenir une option crédible ? N’est-on pas aujourd’hui face à un vide de l’incarnation ?

J’espère que j’ai contribué à le remplir. Parce que ma campagne de 2017, davantage encore que celle de 2012, a mis en scène un personnage en adéquation avec un programme. J’ai toujours eu des discussions sur cet aspect avec mes camarades d’autres pays, je n’y suis donc pas allé à reculons. C’est ce que j’avais dit à mes amis italiens : ou bien vous assumez la fonction tribunicienne et vous montez sur la table pour incarner votre programme, ou bien cette fonction incontournable sera incarnée par d’autres. C’est ce qui s’est passé l’année où le Mouvement Cinq Étoiles de Beppe Grillo a envoyé aux pelotes la coalition qui s’était construite autour de Rifondazione comunista. Cela a été une catastrophe et j’en ai aussi tiré les leçons.

« Il y a un égalitarisme spontané du peuple français, dont la racine profonde est la grande Révolution de 1789, qui est d’abord une révolution de liberté. »

La question de “l’incarnation” est d’ordre métaphysique. Je l’aborde avec sang-froid. Je crois à ce que je dis et à ce que je fais. Si vous constatez une “incarnation”, c’est un résultat, pas un rôle. Vous ne vous levez pas le matin en mettant les habits d’un personnage comme vous avez enfilé votre pyjama le soir. C’est le programme qui produit l’incarnation s’il arrive à son heure dans le moment politique de la prise de conscience populaire. Je crois connaître le peuple français, notamment les fondamentaux de son histoire et l’essentiel de son territoire que j’ai parcouru dans tous les sens et dans bien des recoins. Le peuple français, c’est le peuple politique du continent. Il use d’expressions uniques qui traduisent son esprit égalitaire. Voyez comment on reproche un comportement à quelqu’un : “si tout le monde faisait comme vous…”. C’est une façon de dire : ce qui est bien, c’est ce que tout le monde peut faire.

Il y a un égalitarisme spontané du peuple français, dont la racine profonde est la grande Révolution de 1789, qui est d’abord une révolution de liberté. Les gens étaient persuadés que ce serait en votant qu’ils régleraient le problème. Ils voulaient même élire leurs curés à un moment donné ! Et ils se sont substitués à l’État monarchique écroulé. Jusqu’au point de vouloir fédérer ces prises de pouvoir dans une “fête de la fédération” un an après la prise de la Bastille. Le contenu de la Révolution de 1789 a produit une dynamique qui permet de comprendre comment un personnage à première vue aussi éloigné de la forme de la Révolution l’a autant et aussi fortement incarnée que Maximilien Robespierre.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Lorsqu’on comprend cela, on comprend la substance de l’action politique. Quel est l’enjeu de la politique ? On peut le chercher chez celui-là même que l’on m’oppose parfois si stupidement : Marx, dans le “catéchisme” de la Ligue des justes, le premier texte qu’il a signé. Première question : qu’est-ce que le communisme ? Réponse : ni les soviets, ni le développement des forces productives, mais “l’enseignement des conditions de la libération du prolétariat”. C’est un fait radicalement subjectif qui est mis en avant. De même, dans L’idéologie allemande : “le communisme est le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses, (les contradictions du système) et sa conscience.” La conscience, dans la formule marxiste, pèse du même poids que le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. Et vous avez cette phrase définitive de Marx : “le prolétariat sera révolutionnaire ou il ne sera rien”. Comment cela rien ?

On croyait alors qu’il était défini par sa place dans les rapports de production. Mais en réalité, il était défini dans le marxisme initial par son rapport culturel à lui-même ! C’est pourquoi le marxisme distingue l’en-soi du pour-soi, et entre les deux se trouve la place du politique, ce qui fait de la conscience l’enjeu principal de l’action politique en vue de la conquête du pouvoir. La stratégie de L’ère du peuple est donc dans une continuité philosophique et politique. La construction de cette conscience nécessite une prise en compte de la globalité de la condition humaine de ceux à qui l’on s’adresse.

Je dis cela pour la masse de ces discours qui n’ont aucun lien avec le quotidien des gens, et notamment avec l’idée morale qu’ils se font de leur dignité et de leur rapport aux autres. Dans L’ère du peuple, il y a un chapitre sur la morale comme facteur d’unification et de motivation d’action sociale. En ce qui nous concerne, nous avons définitivement épousé l’idée que les êtres humains sont des êtres de culture et c’est d’ailleurs à cause de cela qu’ils sont des êtres sociaux.

LVSL : Revenons à votre stratégie. Vous avez réalisé des scores très importants chez les jeunes au premier tour de l’élection présidentielle, notamment chez les primo-votants, avec 30% chez les 18-24 ans. Néanmoins, vous n’avez enregistré aucun gain chez les seniors, qui pèsent énormément dans le corps électoral effectif et ont largement voté pour Macron et Fillon. Les clivages politiques semblent devenir de plus en plus des clivages générationnels. Pourquoi votre discours a-t-il autant de mal à toucher les plus âgés ? Les baby-boomers se sont-ils embourgeoisés et sont-ils devenus irrémédiablement néolibéraux ?

Mes discours passent plus difficilement chez les seniors pour les mêmes raisons qu’ils passent plus facilement dans la jeune génération. La jeune génération a une conscience collectiviste écologiste extrêmement forte, en dépit des reproches qu’on lui fait sur l’égoïsme qu’elle semble exprimer. La conscience de la limite atteinte pour l’écosystème, du gâchis, de l’asservissement que provoque une société qui transforme tout en marché est très avancée. Nous atteignons, dans la jeune génération, la limite d’une vague qui a d’abord submergé les jeunesses précédentes.

« Mai 68, on ne montre que des personnages aussi ambigus et conformistes que Romain Goupil ou Daniel Cohn-Bendit. C’est une génération de gens qui n’ont jamais été autre chose que des libéraux-libertaires, petits bourgeois confits d’un égoïsme hédoniste sans borne, et sans danger pour le système. Ils sont restés conformes à ce qu’ils étaient. »

J’ai connu celle des années 1990 où l’idéal dominant, c’était le trader qui a réussi son opération. J’ai toujours fait des conférences dans les grandes écoles. J’y aperçois les enfants des classes socio-professionnelles supérieures. Cela me permet de voir comment les enfants de cette classe sociale, qui aimante la société, évoluent. À travers leurs enfants, on peut identifier ce qui sera rejeté ou pas ensuite. Dans les années 90, à la fin d’une conférence, il y avait deux ou trois mohicans qui venaient me voir pour me dire qu’ils étaient de mon bord. Ils le faisaient en cachette et tout rouges. Maintenant, dans le moindre amphithéâtre, il y a 20% ou 30% qui se déclarent de notre côté. Ce qui m’intéresse en particulier, c’est que les autres, ceux qui ne sont pas de mon avis, sont en désaccord avec mes conclusions mais s’accordent avec mon diagnostic. Il y a eu là la construction d’une conscience collective nouvelle. Cette génération est consciente de la rupture que cela exige. Elle l’aborde avec plus d’enthousiasme parce qu’elle sent que, par sa qualification, ses connaissances, elle est capable de répondre aux défis du monde.

En ce qui concerne les plus âgés, c’est le moment de disperser les illusions sur Mai 68. Les leaders qui sont mis en exergue aujourd’hui n’ont jamais cessé d’être des commensaux du système. Or, il ne faut pas perdre de vue que Mai 68, c’est d’abord une grande révolution ouvrière. C’est 10 millions de travailleurs qui se mettent en grève. Pourtant ils sont éjectés du tableau, comme s’ils n’existaient pas. Et dans la célébration, ou la commémoration de Mai 68, on ne montre que des personnages aussi ambigus et conformistes que Romain Goupil ou Daniel Cohn-Bendit. C’est une génération de gens qui n’ont jamais été autre chose que des libéraux-libertaires, petits bourgeois confits d’un égoïsme hédoniste sans borne, et sans danger pour le système. Ils sont restés conformes à ce qu’ils étaient. Dans la représentation de Mai 68, les médias se régalent de leurs prestations qui permettent d’effacer la réalité de classe de 68. Ils aiment montrer que la lame est définitivement émoussée. La preuve ? Leurs héros de pacotille s’en amusent eux-mêmes. Goupil ne supporte plus les militants, Cohn-Bendit les vomit…

Ce qui doit nous intéresser, c’est justement de regarder comment les vainqueurs de cette histoire en ont profité pour faire croire qu’on peut “transformer le système de l’intérieur”. “Après tout, disent-ils, on peut en tirer des avantages. Ce ne serait pas la peine de tout brutaliser”. Comment le nier ? Mais c’est avaler avec chaque bouchée l’addiction au repas tout entier. Un énorme matériel propagandiste s’est mis en mouvement contre tout ce qui est révolutionnaire. Du socialisme, on a fait une diablerie où Staline est inscrit dans Robespierre. La propagande s’est acharnée à disqualifier à la fois l’intervention populaire et son histoire particulière dans la Révolution.

« Les révolutions ne sont jamais de purs parcours idéologiques. Ce sont toujours les résultats de principes auto-organisateurs à l’œuvre dans une situation. »

En France, où se situe son modèle initial, les porte-plumes du système ont accompli un travail considérable dans ce sens, avec François Furet par exemple. Cela s’est traduit méthodiquement par des opérations d’appareils comme L’Obs et les autres organes de cette mouvance. Ils ont répandu cette disqualification du fait révolutionnaire au sein des classes moyennes sachantes qui font l’opinion et déterminent les modes de vie sur lesquels essaient de se caler la classe ouvrière et les contremaîtres, c’est-à-dire ceux qui sont la catégorie juste d’avant. De ce fait, les générations de l’échec de 68 puis du programme commun ont été pétries à pleines mains dans ces registres.

Il est alors normal que les seniors entendent moins mon discours. Il y a le poids de l’âge. On est plus conservateur en vieillissant. On s’aperçoit des vanités de l’existence qui vous agitaient quand vous étiez plus jeune. Les seniors se disent que le changement que nous proposons n’est pas possible, qu’il est trop compliqué. Prenez n’importe quel jeune d’une école d’ingénieur, il sait que c’est facile de fermer les centrales nucléaires et de les remplacer par des énergies renouvelables. Cela prendra 4, 5, 10 ans. 4, 5, 10 ans, quand vous avez 70 ans, c’est beaucoup. On se demande entre-temps si on aura de l’électricité. On me dit : “Mais Monsieur Mélenchon, vous n’allez tout de même pas sortir du nucléaire en appuyant sur un bouton ?” Dans la génération senior, une majorité trouve la tâche politique d’un niveau trop élevé. Ce qui est rassurant cependant, c’est que la tâche révolutionnaire ne résulte jamais d’un acte idéologique mais d’une nécessité qui résulte des circonstances. C’est cela notre force.

Les révolutions ne sont jamais de purs parcours idéologiques. Ce sont toujours les résultats de principes auto-organisateurs à l’œuvre dans une situation. Furet affirmait que la révolution aurait dérapé à cause d’idéologues exagérés. En étudiant les lettres qui viennent des élus des États généraux, Timothy Tackett a montré que les révolutionnaires ne sont pas des enragés mais des notables motivés mais perplexes. Ils font face à des situations qui les dépassent et apportent des réponses révolutionnaires parce qu’ils ne voient pas quoi faire d’autre. Leurs répliques sont juste celles qui leur paraissent adaptées aux circonstances. La seule chose qui est idéologiquement constante et qui traverse les bancs de l’assemblée, c’est l’anticléricalisme. Mais Timothy Tackett montre comment les gens ont répondu à des circonstances, qui, en s’enchaînant, ont détruit peu à peu tout l’ordre ancien.

« La guerre civile va défigurer la révolution de 1917 de la même manière que la guerre contre toute l’Europe a défiguré la Révolution de 1789 et a mené à la victoire de Bonaparte plutôt qu’à celle de Robespierre. »

L’ordre nouveau qui découle de cet écroulement ne s’appuie pas sur une idéologie mais sur la nécessité de répondre à la situation de tous les jours. Par exemple, en réplique populaire à la Grande Peur en 1789, se créent des milices pour se protéger des brigands. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de brigands, et une fois que la garde nationale est constituée, les miliciens ne rendent pas les armes et se donnent des missions. Les processus révolutionnaires enracinés partent toujours des préoccupations qui répondent à des circonstances qui sont insurmontables autrement que par des méthodes révolutionnaires. C’est le cas de la révolution de 1917 : il était impossible de changer le cours des évènements tant que l’on n’arrêtait pas la guerre. C’est en tout cas pour cela que s’écroulent les gouvernements successifs. Après, cela devient autre chose : la guerre civile va défigurer la révolution de 1917 de la même manière que la guerre contre toute l’Europe a défiguré la Révolution de 1789 et a mené à la victoire de Bonaparte plutôt qu’à celle de Robespierre.

Revenons au point de départ, à la question des générations et au fait d’aller chercher les seniors. Je pense plutôt que ce sont eux qui vont nous trouver tout seuls. Cela a d’ailleurs commencé. Regardez les opinions positives constatées par sondage : pour la première fois, nous passons devant la République en Marche (LREM) chez les retraités, dans la dernière enquête. Dans toutes les catégories, la France Insoumise est deuxième, sauf une pour laquelle ils restent devant nous, à savoir les professions libérales, et une pour laquelle nous sommes devant eux, à savoir justement les retraités.

LVSL – Un des problèmes récurrents des forces qui veulent changer radicalement la société, c’est la peur du “saut dans l’inconnu” pour une part non négligeable des électeurs. Comment comptez-vous affronter ce déficit de crédibilité, qu’il soit réel ou qu’il s’agisse d’un fantasme ? Comment faire en sorte que les Français n’aient aucune difficulté à imaginer un gouvernement insoumis, et comment passer du moment destituant, celui du dégagisme, au moment instituant ?

J’en traite justement dans un récent post de blog, dans lequel je commente l’actualité, en fonction des phases connues du mouvement révolutionnaire « populiste », la phase destituante et la phase instituante sont liées par un mouvement commun. On rejette en s’appropriant autre chose et vice versa. Il ne faut jamais oublier le contexte. Nous sommes dans un moment de déchirement de la société.

Nous offrons un point de rassemblement. La France Insoumise est le mouvement de la révolution citoyenne. C’est-à-dire de la réappropriation de tout ce qui fait la vie en commun. Il englobe des catégories qui ne sont pas toujours dans des dynamiques convergentes. Elles sont même parfois contradictoires. La fédération des catégories sociales, d’âge et de lieu se fait par leurs demandes respectives. Il y a besoin d’une coïncidence des luttes avant d’avoir une convergence de celles-ci. Chacune a sa logique. On vient d’évoquer les seniors : l’augmentation de la CSG les rapproche d’autres catégories. Rien à voir avec l’attrait de mon image. Le programme d’un côté, et la capacité du groupe parlementaire à le mettre en scène de l’autre, voilà de solides repères pour l’opinion qui observe et se cherche.

« Si je deviens moins franc du collier, je sors de la stratégie de la conflictualité qui est la seule capable de produire de la conscience, de l’action, de la confiance et du regroupement. »

Alors, qu’est-ce qui va rassurer ? La perception de notre détermination. Pourquoi les gens seraient-ils attirés par Monsieur Macron, qui sème un désordre indescriptible dans tout le pays et qui raconte des choses insupportables sur la laïcité et ainsi de suite ? La France Insoumise, elle, sait où elle va. Nous défendons l’idée qu’il y a un intérêt général et que la loi doit être plus forte que le contrat. Il y a des gens que ça rassure, à proportion du fait qu’ils se détournent des autres. Ça ne se fait pas tout seul. Je ne cherche pas à devenir de plus en plus rassurant pour rassembler autour de moi. Si je le faisais, je renoncerais au ciment qui unit notre base entre l’aile la plus radicale et l’aile la plus modérée.

« La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala. »

On me reproche d’être clivant ? Mon score n’en serait-il pas plutôt le résultat ? Il faut abandonner l’illusion communicationnelle. Avoir le bon slogan et le bon message ne réconciliera pas tout le monde. Pour réconcilier tout le monde, il faudrait baisser d’un ton ? Je ne le ferai pas. Je compte davantage sur l’obligation de la prise de conscience de devoir sauter l’obstacle de la routine et de la résignation. Et si je deviens moins franc du collier, je sors de la stratégie de la conflictualité qui est la seule capable de produire de la conscience, de l’action, de la confiance et du regroupement. La construction d’un peuple révolutionnaire n’est pas un dîner de gala.

LVSL – Mitterrand s’est confronté aux mêmes types de problématiques pour accéder au pouvoir en 1981…

1981, ce n’est pas la révolution. La société n’est pas déchirée, et François Mitterrand n’est pas lui-même un révolutionnaire. Toutes les composantes du programme commun ont pensé qu’elles allaient changer les choses par le haut. La “force tranquille”, c’est un slogan à la fin de la campagne. Il y a maintenant un mythe sur ce sujet. On aurait gagné grâce à un slogan ? Réfléchissez ! Ça n’a aucun sens. On a gagné par 30 ans d’accumulation politique. Le programme commun commence dans la bouche de Waldeck-Rochet en 1956. Cela a pris un temps fou avant d’arriver à construire une base où socialistes et communistes arrivent à se réconcilier et à entraîner le reste de la société ! Et il aura fallu la grève générale de Mai 68 pour brasser la conscience populaire assez profondément.

On ne gagne pas avec des slogans sans ancrages. Les slogans doivent correspondre à des situations. La situation dans laquelle je me trouve aujourd’hui, c’est la nécessité de construire une majorité. Pour cela, elle doit trouver son enracinement social à la faveur d’une élection. Quand la température politique monte, l’information circule très vite, les consciences peuvent faire des choix positifs et négatifs. Il y a des gens qui votent pour moi parce qu’ils ne savent pas pour qui d’autre voter, il y en qui le font parce qu’ils trouvent que ce que je dis est bien et que le programme leur paraît efficace, et puis il y a des gens qui votent pour moi en se disant que voter pour n’importe quel autre n’apportera rien. Pour eux, c’est donc le vote utile.

Jean-Luc Mélenchon dans son bureau à l’Assemblée nationale. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Nous avons construit une situation électorale. À l’intérieur de cette situation, nous construisons, à travers le programme, une base sociale de masse pour le changement de fond que nous portons. En 2012, nous avons eu 4 millions de voix. En juin 2016, j’avais dit “à chacun d’en convaincre un autre ! Si on fait 8 millions de voix, on a gagné”. Finalement, nous avons fait 7 millions, et n’avons pas gagné. Mais on a quand même gagné 3 millions d’électeurs ! Puis aux élections législatives, comme en 2012, on en a reperdu la moitié. La moitié de 4 millions, ça n’est pas la moitié de 7 millions. Cette fois-ci, on a obtenu un groupe parlementaire. Cela a permis le franchissement d’un nouveau seuil. Nous avons substitué une image collective, celle du groupe, à une image individuelle, celle du candidat. Et, dorénavant tous azimuts, nous couvrons et influençons de nombreux secteurs de la société. Voilà des acquis formidables de notre action et de notre lutte ! Le point d’appui s’est formidablement élargi.

Maintenant, le pays entre en ébullition sociale et idéologique. Tant mieux ! Parce qu’à l’intérieur de ça, pour la première fois, des milliers de jeunes gens se construisent une conscience politique. On peut voir que c’est la première fois qu’il y a un mouvement dans les facs depuis très longtemps, tout comme dans les lycées. Il y a aussi des milliers et des milliers d’ouvriers qui se mettent en mouvement pour faire la grève, et ce sont les secteurs les plus déshérités de la classe ouvrière qui tiennent le coup le plus longtemps. Par exemple, chez Onet, pendant des mois, les pauvres gens qui nettoient les trains et les voitures, les femmes qui font les chambres dans les hôtels, ont tenu trois mois de grève sans salaire !

On sent donc que dans la profondeur du pays, il y a une éruption. Je ne dis pas que ça va suffire ! Mais rappelez-vous que notre but est de construire un peuple révolutionnaire. Ce n’est pas de construire une fraction d’avant-garde révolutionnaire qui prend le pouvoir par surprise. Cela n’a jamais marché, et les nôtres en sont tous morts à la sortie. Ce n’est pas comme cela qu’il faut faire. Construire un peuple révolutionnaire, cela veut dire ne compter que sur la capacité d’organisation qu’il contient et avancer pour qu’il se constitue en majorité politique.

« Nous ne sommes pas les psalmodieurs d’un catéchisme auquel devraient se conformer les masses. Nous sommes leurs éclaireurs, parfois leurs déclencheurs, toujours leurs serviteurs. »

En ce moment, l’école de la lutte fonctionne à plein régime : si le pouvoir macroniste fait une erreur de trop, le mouvement va s’accélérer. Je ne peux pas vous dire aujourd’hui dans quel sens il va s’accélérer. De la même manière que je ne peux pas vous dire aujourd’hui ce qui se passera le 5 mai. Est-ce que ce sera un rassemblement de protestation ? Ou est-ce que ce sera le moment qui verra converger une colère terrible du pays ? Je compte qu’il soit la dernière étape avant la formation d’une fédération des luttes qui vienne à l’appel commun des syndicats et des mouvements politiques. C’est ce qu’on appelle une stratégie : un ensemble de tactiques de combat au service d’un objectif.

Nous ne sommes pas les psalmodieurs d’un catéchisme auquel devraient se conformer les masses. Nous sommes leurs éclaireurs, parfois leurs déclencheurs, toujours leurs serviteurs. La lutte n’a pas pour objet de cliver à l’intérieur du peuple, c’est l’inverse. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé qu’on tourne la page des tensions au mois de septembre avec la CGT, qu’on tire des leçons de l’épisode précédent. Nous sommes appuyés sur une lutte de masse. Maintenant, son objet est l’enracinement. L’enracinement, cela veut dire l’élargissement. Et pour qu’elle puisse s’élargir, il faut que cette lutte trouve une respiration propre, pas qu’on la lui amène de l’extérieur.

Cela signifie, entre autres, que l’objet tactique du commandement politique, c’est de régler les deux questions qui nous ont scotchés la dernière fois, en septembre : la division syndicale et la séparation du syndical et du politique. Quand je dis le syndical, je parle de l’articulation du mouvement social, car celui-ci n’existe pas à l’état brut. Il existe à travers des médiations, que ce soit la lutte Onet, la lutte des femmes de chambre ou la lutte des cheminots, le syndicat aura été l’outil. Toutes ces luttes transitent par une forme d’organisation syndicale pour se structurer. Cela peut aussi parfois créer des tensions à l’intérieur de ce champ, quand la masse a le sentiment que les consignes syndicales ne correspondent pas à son attente.

LVSL – La lutte des cheminots de la SNCF semble plus populaire que prévue, y compris, et de façon assez étonnante, chez des Français de droite. Comme s’il s’agissait de lutter contre le fait de “défaire la France et son État”. Quel regard portez-vous sur la mobilisation ? Quel doit être votre rôle dans celle-ci ?

Pour nous, il ne s’agit pas de créer un clivage droite-gauche à l’intérieur de la lutte. Cela n’a pas de sens, parce qu’il y a des gens qui votent à droite et qui sont pour la SNCF ou le service public. D’ailleurs, la droite de notre pays n’a pas été tout le temps libérale. Il y a tout un secteur de la droite qui est attaché à d’autres choses et qui entend nos arguments. C’est ce que certains amis de “gauche” ne comprennent pas forcément ou n’ont pas toujours envie d’entendre.

Alors, quelle va être notre ligne ? Fédérer le peuple. On ne décroche pas de cette orientation. Mais sa mise en œuvre varie selon les moments et les contextes de conflictualité. Par quoi passe-t-elle aujourd’hui ? Cela peut être par un déclencheur qui va l’embraser dans un mouvement d’enthousiasme, d’insurrection. À d’autres moments cela passe par des combinaisons plus organisées. C’est pourquoi, aujourd’hui, mon emblème, c’est Marseille. Pourquoi Marseille ? Parce qu’il y a un poste de pilotage unifié où la CGT prend l’initiative de réunir tout le monde, où CGT, FSU-Solidaires, UNEF, syndicats lycéens et partis politiques se retrouvent autour de la même table pour faire une marche départementale. Mais il n’y a ni mot d’ordre commun, ni texte d’accord. Chacun sait pourquoi il vient et le dit à sa façon. Là, on voit véritablement ce qu’est un processus fédératif.

« Mais il y a aussi un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait le plus profond. »

Après la destruction du champ politique traditionnel à la présidentielle, le temps est passé où des partis de la gauche, et autres sigles de toutes sortes, lançaient un appel après s’être battus pendant trois heures pour trois mots dans une salle close, et réunissaient moins de monde dans la rue qu’il n’y avait de signataires en bas de l’appel. Je caricature bien sûr, mais tout le monde sait de quoi je parle. Il faut en finir avec cela, nous sommes entrés dans une autre époque. Une époque plus libre pour innover dans les démarches. La formule fédérative marseillaise, c’est peut-être la formule de l’union populaire enfin trouvée. Parce qu’elle est sans précédent. La tactique et la stratégie politique règlent des problèmes concrets.

Mais il y a aussi un facteur que personne ne prévoit et ne pourra jamais prévoir : c’est l’initiative populaire. Elle peut tout submerger, tout le monde, et tel est mon souhait le plus profond. Parce que quand l’initiative populaire submerge les structures, elle n’a pas de temps à perdre. Elle va droit au but et elle frappe à l’endroit où se trouve le nœud des contradictions.

Quelles stratégies face à l’hégémonie macroniste ? – par Jérôme Sainte-Marie

Crédit Photo :

Jérôme Sainte-Marie est politologue et président de la société d’études et de conseil PollingVox, il est également l’auteur du livre Le nouvel ordre démocratique (Editions du Moment, 2015) et enseignant à l’Université Paris Dauphine. Suite à sa conférence à la Maison des Mines à Paris, le 30 mars 2018, il propose cette analyse comme synthèse de son intervention. 


Le Macronisme, s’il n’est pas producteur de lui-même, et renvoie à une logique de réalignement électoral à l’œuvre depuis plusieurs années, développe cependant une dynamique propre que l’on peut qualifier d’hégémonie. Face à lui, les différentes forces politiques hésitent entre tenter de se perpétuer, ou bien changer radicalement pour constituer une antinomie politique au Macronisme. La stratégie qui s’amorce sur le versant identitaire de la droite classique d’une part et celle qu’a menée en 2017 la France Insoumise sont, avec leurs contradictions, les deux tentatives les plus intéressantes pour former une hégémonie alternative.

Livrons-nous d’abord à une apologie du Macronisme, en tant que solution intelligente et efficace à un problème récurrent des élites françaises : comment solidement arrimer au modèle libéral européen un pays majoritairement réticent ?

À l’origine de cette construction politique, on trouve une crise latente depuis longtemps, mais que la proclamation du Pacte de Responsabilité en janvier 2014 allait rendre apparente. Renonçant de manière explicite à sa fonction de défense du salariat et de la dépense publique, la gauche dite de gouvernement provoqua un phénomène massif de désalignement électoral des catégories sociales qui formaient la base du Parti socialiste et de ses satellites[1]. Or, cette désaffection ne profita guère à la droite libérale, mais bien davantage au Front national, qui rassembla près de 28% des suffrages exprimés aux élections régionales de 2015. À partir de là, la présence de Marine Le Pen au second tour de la prochaine présidentielle était considérée comme acquise, et l’ensemble de la vie politique en fut transformée : le clivage gauche-droite avait vécu comme mode de régulation. La stabilité du système devenait alors menacée, en raison d’une part de l’impossibilité d’une « grande coalition » à l’allemande, d’autre part de la fin de « l’alternance unique », selon l’heureuse expression de Jean-Claude Michéa[2]. Pour les libéraux de gauche et de droite, et les forces sociales dominantes qu’ils représentent, il devint urgent de réagir. Fut alors tentée la solution Valls, venant après la promotion avortée de Cahuzac, mais elle n’apparut pas viable. Ensuite vint la solution Juppé, qui échoua malgré le renfort d’électeurs « de gauche » dans la primaire « de droite ». Ces échecs symétriques ouvrirent la voie à une solution « et de gauche, et de droite », audacieuse mais logique, celle incarnée par Emmanuel Macron[3].

L’histoire électorale du macronisme renseigne sur sa nature. Il y a d’abord l’étape de son lancement politique, où il semblerait que la haute administration joue un rôle essentiel[4], en symbiose avec la haute finance. S’il fallait mettre un visage sur cette convergence, ce serait celui de Jean-Pierre Jouyet. Quoi de plus scolairement marxiste que ce moment[5] ?

Ensuite, lorsque Emmanuel Macron lance sa candidature, il séduit d’abord les « sociaux-libéraux ». Une note du chercheur Luc Rouban, au CEVIPOF, donnait en mars 2016 un potentiel de 6% à ce vote social-libéral, définit par la conjonction d’une pratique électorale à gauche, avec une orientation libérale en matière économique. Ces sociaux-libéraux, on s’en doutait un peu, sont d’abord des cadres, des diplômés, la catégorie moyenne supérieure, plus âgée que la gauche anti-libérale, mais plus jeune que la droite libérale. Ensuite, vint le forfait de François Bayrou, qui libère l’espace central, et permet la réussite de ce qui avait échoué d’assez peu en 2007. C’est un premier élargissement de la base du macronisme, formule centrale qui devient en partie formule centriste.

Dans les dernières semaines, la menace tout à fait improbable d’une victoire de Marine Le Pen permit, en ce sens qu’elle servit de justification commode, le ralliement à la candidature Macron de personnalités, mais aussi de nombreux électeurs. La condensation de ces différentes phases aboutit à un puissant vote de classe, assez proche de celui constaté lors des référendums de 1992 et 2005, avec une présence du vote macroniste très forte parmi les personnes se considérant faire partie des catégories « aisées » ou « moyennes supérieures ».  Il faut le rappeler sans cesse, le vote de 2017 s’est organisé autour d’une variable principale : l’argent.

Ensuite, l’originalité de Macron, c’est qu’il n’a pas eu besoin d’avoir une majorité pour l’emporter. Il n’a pas eu de compromis idéologique à faire. Avec 24%, il emporte tout. Reste ensuite à construire une base pérenne, socialement, politiquement, électoralement, et c’est ce qu’il réussit en grande partie ultérieurement, en détruisant le PS et en grande partie Les Républicains. Ce n’est encore une fois pas un exploit prodigieux d’un être exceptionnel : il accompagne la logique des choses. Celle de la « réunification de la bourgeoisie », imposée par l’affaiblissement de son contrôle politique sur les catégories populaires, via la gauche ou la droite.

Se construit alors ce que j’ai appelé le bloc élitaire face à un bloc populaire virtuel. D’autres ont parlé de bloc bourgeois, via une analyse davantage économique du phénomène[6]. Ce bloc élitaire est selon moi constitué par :

  • L’élite réelle, par son patrimoine, ses revenus, son statut.
  • L’élite aspirationnelle, soit le monde aliéné des cadres et des simili-bourgeois.
  • L’élite par procuration, tous ceux, notamment parmi les retraités, qui s’abritent derrière le pouvoir de l’élite pour défendre leur situation.

Cette notion de bloc pourrait être développée au-delà de la simple superposition de couches électorales. Avec Macron, nous sommes face à la construction d’un « bloc historique », notion créée par Antonio Gramsci, avec la soudure entre les intellectuels organiques et les classes sociales concernées. Ces intellectuels organiques, on voit chaque jour, chaque heure, leur mobilisation autour du projet Macron, pour œuvrer à l’unification de l’idéologie du bloc, et à la conquête de l’hégémonie de ce bloc. On a rarement vu pareille recherche d’une adaptation parfaite de la superstructure à l’infrastructure. L’idéologie professée utilise d’ailleurs de manière significative un lexique managérial[7]. De ce bloc historique, le remarquable parcours scolaire et professionnel d’Emmanuel Macron, de Sciences Po à la Commission Attali, en fait l’intellectuel organique par excellence.

En face, quelles sont les stratégies à l’œuvre ?

La rupture du conflit gauche-droite comme instrument de régulation de la vie politique française laisse, face à un bloc élitaire hégémonique, des forces dispersées, et davantage engagées dans des stratégies de survie, que dans un projet de conquête.

On peut faire très rapidement le tour des possibilités pour les prochaines années :

  1. La consolidation du macronisme, qui demeure dans sa cohérence et élargit sa base propre, avec percée aux Européennes, implantation aux municipales, et réélection en 2022. Ce scénario est à ce jour le plus probable.
  2. L’affaiblissement du macronisme, imposant une stratégie d’alliance pour 2022, afin d’éviter que les scrutins nationaux ne ressemblent aux législatives partielles actuelles. Ce scénario est douteux.
  3. La sortie du macronisme par l’identitaire, avec une formule encore difficile à imaginer pour rassembler des électeurs issus de LR, de DLF et du FN. Ce serait la fin de la Grande Coalition à la Française, remplacée par une formule d’union des droites, sans exclusive à l’égard du Front National. Ce scénario est, après le premier évoqué, le plus vraisemblable.
  4. L’échec du macronisme et sortie par la Gauche refondée, régénérée, rassemblée… Un tel scénario serait particulièrement inattendu.
  5. L’échec du macronisme et sortie par quelque chose porteur d’une critique sociale radicale, qui ressemblerait à la France Insoumise, issue de la gauche mais qui l’aurait largement dépassée. Ce n’est pas l’hypothèse qui est la plus probable, mais qui intéressera sans doute le plus, et l’on va s’y attarder.

Examinons donc par étape ce cinquième scénario. Posons d’emblée la nature de l’enjeu : dans les conditions européennes contemporaines, ce ne peut être qu’un enjeu électoral. Il s’agit donc d’obtenir une majorité au moins relative à un scrutin national, et non simplement de faire bonne figure. Ce qui peut impliquer d’abandonner des positions auxquelles on est affectivement et par tradition attaché, mais qui privent de la mobilité nécessaire à la victoire. La visée est dans cette hypothèse la conquête du pouvoir, ce qui change bien des choses.

Ceci règle selon moi la question de la sortie du macronisme par la gauche. Ceux qui se reconnaissent dans le terme, aujourd’hui, c’est à peu près 25% des Français. Encore sont-ils profondément divisés entre eux et sans doute irréconciliables. La synthèse du peuple et des élites progressistes à l’origine de la « gauche », telle qu’analysée par Jean-Claude Michéa, a vécu. C’était déjà la logique des intérêts, c’est devenu aussi celle des perceptions. Ménager les fétiches de la « gauche morale » est sans doute assez vain, elle trouvera toujours mieux ailleurs, par exemple chez Benoît Hamon : les péripéties ayant récemment affecté Le Média, avec ces défection en rase campagne, constituent un très beau cas d’école.

Jean-Luc Mélenchon a réussi à gravir jusqu’à 19% des suffrages exprimés sans utiliser le mot « gauche » dans sa campagne, et en rassemblant de fait essentiellement des électeurs qui votaient auparavant pour la gauche. Selon l’IPSOS, il fait voter pour lui les deux tiers des sympathisants du Front de Gauche, 38% des sympathisants EELV, 23% des sympathisants socialistes, mais aussi 23% des « sans partis ». Pourquoi ? Parce que le vote à gauche ne répond pas seulement à des « valeurs » souvent familialement transmises, mais aussi à des « alignements » sociaux : le fonctionnaire ou assimilé, le bénéficiaire net des aides publiques, l’employé, voyaient dans la gauche un avocat relatif de ses intérêts. C’est ce qui a volé en éclat avec le Pacte de responsabilité et le discours tonitruant qui l’a accompagné. Donc, si un courant politique remplit la fonction de la gauche, il peut se passer du terme. Ce terme, « la gauche », relie à des combats et, plus encore, à des renoncements, qui entravent tout projet hégémonique. 

Venons-en à un sérieux problème pour ceux porteurs d’une critique sociale et qui veulent constituer une hégémonie politique concurrente de celle du macronisme. Quand vous avez un parti qui représente entre 20 et 25% des gens, que ces gens ont des caractéristiques sociales qui devraient les mettre dans le camp de la France Insoumise, on doit se demander pourquoi ils n’y sont pas. Qu’un ouvrier, ayant voté « non » en 2005, attaché à des formes traditionnelles de sociabilité, et vouant aux gémonies les élites et Emmanuel Macron, choisisse le Front National, c’est une question posée à toute la classe politique, mais d’abord à ceux privilégiant une option populaire. Rappelons que si Jean-Luc Mélenchon a convaincu 24% des ouvriers ayant voté le 23 avril, Marine Le Pen en a rassemblé 37%. Or, lorsque l’on vote, surtout à un premier tour de la présidentielle, personne ne se trompe. Chacun est égal devant le suffrage, sauf à adopter des conceptions élitaires.

Donc, s’il y a une chance pour la mouvance porteuse d’une vigoureuse critique sociale de déjouer l’éclatante hégémonie macronienne, c’est selon moi en levant ce qui empêche l’ouvrier dont je parlais de voter pour elle[8].

Il importe ainsi d’identifier les verrous qui empêchent la constitution effective d’un Bloc populaire face au Bloc élitaire. Or, si l’on croit vraiment que le libéralisme macronien constitue une mauvaise nouvelle pour une bonne moitié de la population française, le contrer ne devrait pas paraître une tâche insurmontable. Je sais que je parle en un lieu où vous ne serez probablement pas d’accord, mais le principal obstacle n’est pas bien difficile à trouver : la division du bloc populaire se fait essentiellement sur l’immigration, thème que l’on doit diviser pour l’essentiel entre la question des flux migratoires et celle de l’intégration.

Durant la campagne de 2017, Jean-Luc Mélenchon a fait un travail politique novateur et, si j’ose dire, compte tenu de sa situation politique, héroïque, pour renouveler le logiciel idéologique de son camp. Il l’a fait en réhabilitant la notion de peuple avec toutes ses implications, dont bien sûr la question de la souveraineté nationale comme cadre démocratique. Ce moment-là a été marqué par sa progression dans les catégories populaires. Il a déplu à une bonne partie de la gauche. C’est un signe puissant. Il demeure que si le courant politique qu’il représente est unifié sur le refus de toute stigmatisation des personnes issues de l’immigration récente, intégrées dans une conception inclusive du peuple, on constate des orientations diverses sur la question aujourd’hui centrale des flux migratoires. Notons la vitalité d’un courant « no border » plus proche du Pape François que des positions traditionnelles du mouvement ouvrier. C’est un nœud de l’orientation à prendre pour ce courant politique : la gauche, ou bien le peuple.

En conclusion, une stratégie qui viserait à une conquête du pouvoir – il en existe d’autre, par exemple de constituer un pôle de gauche rénové capitalisant tranquillement sur au maximum un quart de l’électorat, sans visée hégémonique réelle – doit affronter des problèmes sérieux, et les résoudre sérieusement.

Une telle stratégie implique la constitution d’une hégémonie adverse à celle efficace, car cohérente, du macronisme. Celui-ci est un puissant catalyseur social. Son existence impose un effet de symétrie. Face à un bloc élitaire, un bloc populaire est une formule prometteuse. Qu’il puisse devenir hégémonique impliquerait cependant que l’on accepte qu’il soit populaire, et qu’il soit un bloc.


[1] Pour une présentation détaillée de la théorie des alignements électoraux, voir Pierre Martin, Comprendre les évolutions électorales, Presses de Sciences Po, 2000.

[2] De cette convergence de la gauche et de la droite dites de gouvernement sur les sujets essentiels, au-delà de la mise en scène de leur dissensus, la couverture de Paris Match en mars 2005 offrait une image saisissante : François Hollande et Nicolas Sarkozy, souriants, côte à côte pour appeler les Français à voter « oui » au référendum sur le TCE.

[3] Le caractère inéluctable d’une restructuration de la vie politique française par l’alliance nécessaire des libéraux de gauche et de droite, à l’occasion de la présidentielle 2017, était expliqué dans Le Nouvel ordre démocratique, écrit au printemps 2015, avant que se soit déclaré Emmanuel Macron. Ceci pour souligner que la personnalité de celui-ci, aussi talentueuse soit-elle, a joué un rôle très subalterne dans l’événement.

[4] Voir entre autres la tribune publiée dans Le Monde du 21 février 2018, « La haute administration, le véritable parti présidentiel ».

[5] « Après la révolution de Juillet, lorsque le banquier libéral Laffitte conduisit en triomphe son compère le duc d’Orléans à l’Hôtel de ville, il laissa échapper ces mots : « Maintenant, le règne des banquiers va commencer ». Laffitte venait de trahir le secret de la révolution. » Karl Marx, Les Luttes des classes en France, 1850. Ironiquement, en 2017, la banque d’affaires, expression la plus pure du capital, sera représentée par elle-même.

[6] L’Illusion du bloc bourgeois, Bruno Amable et Stefano Palombarini, Raisons d’agir, mars 2017.

[7] Pour une analyse serrée de la production d’un tel discours à visée idéologique par les écoles de commerce, cf. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

[8] Problématique développée dans les conditions américaines par Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite ?, éditions Agone, 2008.

2019, vers un big bang du panorama politique européen ?

©European Union

L’élection surprise de 5 députés de Podemos au Parlement européen en mai 2014 a, en quelque sorte, ouvert la voie a une profonde recomposition du champ politique européen. Depuis lors, l’ovni Macron a gagné la présidentielle française, l’Alternative für Deutschland (AfD) est le premier parti d’opposition en Allemagne, le Mouvement 5 étoiles est arrivé à la première place des législatives italiennes, etc. Si pour l’instant ces changements ont profondément remanié le jeu politique au niveau national, l’élection européenne de mai 2019 va précipiter les unions et désunions à l’échelon européen. Passage en revue des mouvements déjà amorcés et des reconfigurations possibles.

 

La crise économique mondiale débutée en 2008 a durablement affaibli les bases des différents systèmes politiques européens. L’absence de croissance économique, couplé à l’accroissement de la précarité et au démantèlement des systèmes de protection sociale ont coupé les partis sociaux-démocrates de leur base électorale. Les promesses d’un système plus égalitaire et d’une Europe sociale ont perdu toute crédibilité aux yeux de bon nombre d’électeurs traditionnels des partis socialistes. Ce mouvement s’est amorcé avec le Pasok en Grèce en 2012[1] suivi ensuite notamment par le PvdA aux Pays-Bas, le Parti Socialiste en France ou le Parti Démocrate en Italie.

Dans le camp libéral, l’échec évident des politiques économiques néolibérales a provoqué une panne idéologique, privant ces partis d’un horizon triomphant. Pour les conservateurs, la partie est plus complexe. Plus à même de jouer, en fonction de la situation, avec une certaine dose de protectionnisme et d’interventionnisme étatique, leur logiciel n’est pas profondément remis en cause mais la croissance de partis d’extrême droite réduit leur espace politique et électoral. C’est le cas notamment des Républicains en France, de la CDU/CSU en Allemagne ou du CD&V en Belgique.

L’affaiblissement, parfois très conséquent, des partis structurant traditionnellement les systèmes politiques européens a conduit dans de nombreux pays à la fin du bipartisme et à l’émergence de nouvelles forces. Lors des élections européennes du 25 mai 2014, cette tendance lourde n’en était qu’à ses prémisses. Mais depuis lors, les choses se sont accélérées et les élections européennes de mai 2019 vont très certainement donner une autre dimension à ces évolutions. D’autant plus que face aux difficultés que rencontrent l’Union européenne, au premier rang desquelles le Brexit, les réponses à apporter ne font pas forcément consensus entre les élites – plus ou moins d’intégration européenne, mettre un frein aux politiques d’austérité ou les approfondir, etc.

Au Parlement européen, point de salut en dehors d’un groupe

Au Parlement européen, les partis nationaux sont regroupés au sein de groupes politiques[2]. L’appartenance à un groupe conditionne grandement l’accès aux ressources, au financement, au temps de parole et à la distribution des dossiers. Pour un parti, ne pas être membre d’un groupe le relègue à la marginalité. Il est donc capital de faire partie d’un groupe et de surcroit, si possible, d’un groupe influent. Si l’appartenance à un groupe ne préfigure pas le type de relations entre partis (par exemple, le Mouvement 5 étoiles partage le même groupe que UKIP, mais cette alliance est principalement « technique »), elle détermine dans l’ensemble le degré de proximité et de coopération entre différentes forces, au-delà de la contrainte parlementaire.

Aux groupes au sein du Parlement, s’ajoutent les partis politiques européens qui reprennent généralement les mêmes contours. En temps normal, leur influence est limitée mais lors de la campagne pour les élections européennes, ce sont eux qui désignent les candidats à la présidence de la Commission européenne, les spitzenkandidaten.

Les élections européennes, un cocktail explosif. ©Claire Cordel pour LVSL

En 2014, le Parti populaire européen (PPE, dont sont membres Les Républicains) avait désigné Jean-Claude Juncker, l’ancien premier ministre luxembourgeois comme candidat. Le PPE ayant obtenu le plus de voix lors du scrutin, Juncker fut nommé président de la Commission. Les partis interviennent aussi dans la répartition des sièges au sien de la Commission. Malgré des cas de corruption et de conflit d’intérêt, le PPE avait fait bloc derrière l’espagnol Miguel Arias Cañete pour que celui-ci obtienne le poste de Commissaire à l’énergie et à l’action pour le climat. En échange, le PPE a accepté la nomination du socialiste français Pierre Moscovici aux affaires économiques et financières, malgré le fait que la France ne respectait pas les critères de déficit public.

L’élection de mai 2019 risque fort de mettre un pied dans la fourmilière européenne. La modification des équilibres politiques nationaux va modifier en profondeur la composition de l’hémicycle et compliquer la distribution des postes au sein de la Commission. Avec en toile de fond, des divergences importantes sur les différents scénarii possibles de sortie de crise.

L’extrême droite, une menace en forte croissance

L’extrême droite est sans conteste la grande bénéficiaire de l’affaiblissement des partis traditionnels. Dans de nombreux pays européens, elle a réalisé des scores très élevés. En Allemagne, l’AfD a remporté 12,64% des voix, et est entrée pour la première fois au Bundestag, devenant la première force d’opposition devant Die Linke. En France, le Front national s’est hissé au second tour de l’élection présidentielle. En Italie, la Lega est devenue le premier parti à droite et aspire à gouverner. En Autriche le FPÖ a remporté 25,97% des voix et est entré au gouvernement. Enfin, en Hongrie, le Jobbik a obtenu 19,61 % des suffrages le 8 avril dernier, devenant le principal parti d’opposition… face à Viktor Orban.

Pour l’instant marginal dans l’hémicycle – le groupe d’extrême droite Europe des Nations et des Libertés (ENL) est le plus petit du Parlement européen et ne compte que 34 députés -, l’extrême droite risque fort de devenir beaucoup plus influente lors de la prochaine législature. Au-delà de la menace directe sur les libertés publiques et de la propagation des idées xénophobes, il est probable qu’elle arrive à conditionner encore plus l’agenda politique. En outre, et c’est déjà le cas notamment avec la CSU, l’allié bavarois d’Angela Merkel, on note une porosité toujours plus grande entre les idées défendues par l’extrême droite et les discours des conservateurs. Une menace tout aussi importante que l’accession au pouvoir de partis d’extrême droite.

Que va faire Macron ? Les spéculations de la bulle bruxelloise

Même si Emmanuel Macron est un pur produit du système, celui-ci s’est construit en dehors des partis traditionnels. En ardent défenseur du projet européen porté par les élites du vieux continent, il a les faveurs de la bulle bruxelloise (le microcosme qui entoure les institutions et les lobbys). Toutefois, comme il l’a fait en France, Macron n’entent pas s’inséré dans un groupe déjà existant mais plutôt construire quelque chose de nouveau. Ce qui ne manque pas d’alimenter les spéculations de la bulle bruxelloise. Pour cela, il a lancé en grande pompe début avril « La Grande Marche pour l’Europe », un tour des principales villes européennes pour officiellement prendre le pouls des citoyens et servir de base pour un futur programme.   .

Pour l’instant, seul le jeune parti espagnol Ciudadanos qui surfe dans les sondages et qui met en avant une image (usurpée) de régénération se présente comme un allié qui répond aux vues du Président français. Le Parti Démocrate de Matteo Renzi, depuis sa défaite aux législatives italiennes, n’est plus dans les petits papiers de Macron et il se murmure même un rapprochement avec le Mouvement 5 Etoiles, ce qui serait une alliance contre-nature et un parcours semé d’embuches. Dernièrement plusieurs échanges ont eu lieu entre les directions de LREM et de Ciudadanos, le parti d’Albert Rivera.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Albert_Rivera_-_03.jpg
Albert Rivera, président de Ciudadanos ©Carlos Delgado

Toutefois, les marges de manœuvres de Macron ne sont pas si larges que ça. Il est plus difficile de créer des scissions au sein de groupes européens que d’obtenir des démarchages individuels au sein de partis français. Macron le sait et l’option d’un simple élargissement du groupe libéral (l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe, ALDE, quatrième groupe actuellement) est également sur la table. En cas de démarche gagnante de Macron, la création d’un nouveau groupe peut avoir des conséquences non négligeables sur la cartographie politique et la répartition des postes. De plus, sans changer fondamentalement de cap politique, ce serait un point d’appui important pour Macron pour mettre en œuvre son projet d’intégration de l’Union.

A droite, la nécessité de rester la première force et d’être conciliant avec l’extrême droite

Pour le PPE, premier groupe du Parlement européen mais également à la tête de la Commission et du Conseil européen (le polonais Donald Tusk du parti PO exerce actuellement la présidence), l’enjeu principal est de rester le premier parti de l’Union pour garder la main sur les politiques décidées à Bruxelles. Mais pour cela ils doivent faire face d’un côté aux manœuvres de Macron et de l’autre au grignotage de leur espace électoral par l’extrême droite. Cependant, comme nous l’avons vu plus haut, l’attitude du PPE vis-à-vis de l’extrême droite est ambivalente. Alors qu’au Parlement européen, le groupe d’extrême droite ENL est habituellement mis en marge des négociations et qu’Angela Merkel, pour des raisons historiques, refuse toute sorte de collaboration avec l’AfD, le nouveau chancelier autrichien Sebastian Kurz de l’OVP (PPE) gouverne en coalition avec le FPO (ENL). De même, en Italie le parti de Silvio Berlusconi, Forza Italia membre du PPE, a fait alliance dernièrement avec la Lega de Matteo Salvini, allié traditionnel du FN.

L’attitude du PPE est également ambivalente vis-à-vis du Fidesz, le parti de Viktor Orbán le premier ministre hongrois. Ce dernier s’est fait connaitre pour ses propos complotistes aux relents antisémites et sa politique migratoire xénophobe. Pourtant, il est encore membre du PPE et il bénéficie du soutien de celui-ci pour le scrutin de l’année prochaine[3]. Il semble que le PPE navigue à vue entre la nécessité de maintenir ses éléments les plus radicalisés au sein du groupe pour rester à la première place, de faire alliance avec l’extrême droite pour accéder au pouvoir au niveau national et de se démarquer de cette dernière pour éviter de se faire dépasser. Il n’est pas sûr que cette ligne de crête stratégique soit une option payante sur le long terme.

Effondrement et dispersion de la famille socialiste

Si une chose est certaine c’est, comme nous l’avons vu, l’effondrement des partis sociaux-démocrates. Mis à part au Portugal et au Royaume-Uni[4], l’immense majorité des partis socialistes européens ont vu fuir leurs électeurs. Encore deuxième force du Parlement européen (groupe de l’Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates, S&D), la famille socialiste compte dans ses rangs le néerlandais Frans Timmermans, premier vice-président de la Commission, l’italienne Federica Mogherini, Haute représentante pour les affaires étrangères et le portugais Mário Centeno, président de l’Eurogroupe. Trois postes clefs, symboles de la grande coalition européenne. Toutefois, il est fort peu probable que le Parti socialiste européen (PSE) puisse conserver une telle influence et continuer de se partager les postes importants de l’Union avec le PPE après le scrutin de 2019.

Matteo Renzi en juin 2016 ©Francesco Pierantoni

Le soutien et la promotion des politiques austéritaires et liberticides, conjointement avec les forces libérales et conservatrices, a conduit les sociaux-démocrates dans le mur. Cette perte de boussole va très probablement avoir pour conséquence l’effondrement et la dispersion de ce qui constitue encore la deuxième force politique européenne. Un revers électoral très probable risque de conduire à une diminution importante du nombre d’eurodéputés socialistes. De plus, suivant le mouvement de nombreux responsables du Parti socialiste français, les nouveaux élus pourraient être tentés de rejoindre le groupe de Macron – s’il arrive à en créer un. L’effondrement probable du PSE n’est pas forcément une bonne nouvelle pour le PPE puisqu’il le prive de son allié traditionnel, laissant planer le doute sur l’assise parlementaire dont disposeront les forces pro-européennes pour mettre en œuvre leur agenda.

Pour la gauche socialiste, la recherche d’une voie étroite

Sentant venir la catastrophe, certains socialistes, à l’image de Benoît Hamon en France, ont rompu avec leur parti d’origine, sans toutefois remettre en cause la vision social-démocrate traditionnelle de la construction européenne. Cherchant des alliés potentiels, ils se sont tournés du coté des forces écologistes – elles aussi assez mal en point – et des forces anciennement issues de la gauche radicale comme Syriza en Grèce. C’est le sens de l’initiative « Progressive Caucus »[5] lancée au Parlement européen qui regroupe des députés de trois groupes politiques différents : S&D, Verts et GUE/NGL (Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique).

Benoit Hamon s’est aussi rapproché de Yanis Varoufakis, l’ancien ministre grec des finances et fondateur de DiEM25, avec lequel il a lancé mi-mars à Naples, un appel pour une liste transnationale. Si l’idée de manque pas d’audace, tant le parti d’Hamon que celui nouvellement crée de Varoufakis n’ont pas de base électorale solide et ils n’ont obtenu le soutien d’aucun autre parti européen de poids. Néanmoins, ils ont obtenu l’appui de Razem, un jeune parti polonais qui, malgré des résultats électoraux limités, se présente comme le renouveau des forces progressistes en Europe de l’Est. Enfin, la volonté de ne pas envisager une possible rupture avec les traités européens les place sur une voie stratégique très étroite.

Les tenants de la désobéissance

L’échec du gouvernement Tsipras en Grèce a profondément redistribué les cartes à gauche de l’échiquier. Pour faire simple, au sein du groupe de la GUE/NGL cohabitent les tenants du Plan B (la possibilité de désobéir aux traités en cas d’échec des négociations inscrites dans le plan A), comme le parti espagnol Podemos, la France Insoumise (FI) ou le Bloco de Esquerda portugais, et ceux, à l’instar de Die Linke en Allemagne et du PCF en France, qui défendent une réorientation radicale des politiques européennes, mais sans prévoir de possibles ruptures.

A cela, se rajoute la mise en avant de la stratégie populiste. Podemos, suivi par la FI, a ouvert la voie à une refonte de la stratégie de conquête du pouvoir, en donnant une place prépondérante au discours et en laissant de côté les marqueurs traditionnels de la gauche. Cette stratégie entre parfois en opposition avec la culture communiste qui prévaut encore au sein de la GUE/NGL.

Pablo Iglesias, Catarina Martins et Jean-Luc Mélenchon lors de la signature d’une déclaration commune à Lisbonne.

Podemos, la France insoumise – qui ont obtenu chacun environ 20% des voix lors des dernières élections nationales – et le Bloco de Esquerda ont signé très récemment une déclaration commune (rejoints depuis par le nouveau mouvement italien Potere al popolo) qui appelle à la création d’un « nouveau projet d’organisation pour l’Europe ». Cette déclaration, relativement généraliste sur le fond, est la préfiguration d’un dépassement du Parti de la gauche européenne (PGE) ou peut-être même d’un nouveau parti, concurrent du PGE. Le Parti de Gauche, membre de la France insoumise, a demandé en janvier dernier l’exclusion de Syriza du PGE en argumentant que le parti de Tsipras suivait les « diktats » de la Commission européenne, une demande rejetée par le PGE. En se refusant d’aborder frontalement la question des traités et de la stratégie, le PGE se place dans une situation de statu quo qui, dans un contexte de polarisation politique, risque de le laisser sur le bord de la route. Dans la même optique, se pose la question d’une refonte ou d’un élargissement de la GUE/NGL. Face à la poussée de l’extrême droite, cette dernière pourrait intégrer notamment certains éléments écologistes qui ont évolué sur leur approche de l’Europe.

Penser et repenser l’Europe, sans prendre comme préalable le cadre institutionnel établi, est une nécessité pressante au regard des bouleversements que connait le vieux continent. L’année qui vient ouvre des possibilités de reconfiguration du champ politique européen intéressantes. Des opportunités à saisir pour donner espoir sans décevoir.

[1] Suite aux différents plans de sauvetage du pays, le Pasok est passé de 43,9 % des voix en 2009 à 13,2 % en 2012. https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/le-ps-francais-menace-de-pasokisation-620756.html

[2] Actuellement l’hémicycle est composé de 8 groupes allant de l’extrême droite à la gauche radicale en passant par les conservateurs, les socialistes, les Verts, etc. Pour en savoir plus : http://www.europarl.europa.eu/meps/fr/hemicycle.html

[3] D’ailleurs, le républicain français Joseph Daul, président du PPE, a récemment réitéré son soutien à Orban, en contradiction avec la ligne de Laurent Wauquiez sur le FN : http://www.lemonde.fr/europe/article/2018/03/22/en-hongrie-viktor-orban-radicalise-son-discours-tout-en-restant-au-parti-populaire-europeen_5274764_3214.html

[4] Le Labour de Jérémy Corbyn présente un exemple singulier de changement radical de doctrine et de résultats couronnés de succès. Toutefois, la rupture idéologique avec la social-démocratie dominante, la position historique « un pied dedans, un pied dehors » du Royaume-Uni au sein de l’UE et sa future sortie, font que de possibles bons scores du Labour ne viendront pas contrecarrer les défaites des autres partis socialistes.

[5] Pour en savoir plus : http://www.progressivecaucus.eu/

Crédits photo : ©European Union

Le GIEC et les faux-semblants climatiques du monde libre

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

Le Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC) soufflait ses 30 bougies mardi dernier, à l’Unesco à Paris, avant d’enchaîner toute la semaine pour la 47ème session de négociations. Il s’agissait surtout pour tous les pays participants de convenir du budget alloué à cette grande organisation, alors même que les Etats-Unis menacent de ne plus le financer. L’occasion de revenir sur l’exceptionnelle importance de ce groupe de décideurs et de scientifiques chargé de dresser des scénarios pour le futur de l’humanité. Cette session, comme les précédentes, a été marquée par l’hypocrisie des dirigeants néolibéraux qui communiquent sur l’urgence climatique d’une main, pour accepter des traités de libre-échange désastreux pour le climat de l’autre main. 


Le climat a le vent en poupe, surtout lorsque cela permet aux grands de ce monde de s’affirmer sur la scène internationale. Face aux Etats-Unis récalcitrants, la France a annoncé qu’elle participera jusqu’à la publication du 6ème rapport, en 2022, à hauteur de 1 million d’euros afin d’assurer un futur au GIEC. Une réelle préoccupation de Macron pour le climat ? On peut en douter. Cette décision ne l’empêche pas de soutenir l’accord en négociation avec le MERCOSUR, qui ferait venir en France la viande sud-américaine, la même qui est en partie responsable de la déforestation de l’Amazonie. L’écart entre les paroles et les actes s’agrandit : d’une part, la volonté affichée au monde, avec de beaux discours bien huilés, d’engager la “transition”. D’autre part, l’échec de la France dans sa politique de réduction des émissions. La Stratégie Nationale Bas-Carbone, qui vise la neutralité carbone à l’horizon 2050 et prévoit une diminution par an de 2% des émissions, est sur le papier une superbe initiative – dommage qu’en réalité, les émissions aient augmenté en 2015 et 2016, alors même qu’elles étaient sur une pente descendante depuis la fin des années 90. Cela en dit long sur nos capacités à respecter nos promesses pour la prochaine décennie.

Ne rien faire serait pourtant catastrophique. Et ce n’est même pas comme si le GIEC ne nous avait pas prévenus. Pour autant, le GIEC n’est pas un organisme de recherche et ne produit pas d’expertise scientifique. Les scientifiques y prenant part ont pour mission d’évaluer l’expertise dans le monde et de produire une synthèse de ces connaissances. Il s’agit donc plus exactement d’identifier le consensus existant au sein de la communauté scientifique. Ce travail de longue haleine permet d’identifier les points d’accord – ce qui rend leur expertise irréprochable.

Le GIEC a tendance, pour que leur travail soit reconnu, à sous-estimer les effets du changement climatique. Alors qu’ils sonnaient l’alerte il y a bien quelques années déjà, toutes leurs prévisions se sont révélées en-deçà de la réalité d’aujourd’hui. Néanmoins, c’est grâce au GIEC qu’on peut affirmer dorénavant que le changement climatique est bien dû à l’action de l’être humain, et n’est pas qu’une question de variation climatique naturelle. La question du dioxyde de carbone a commencé à intéresser les scientifiques dès 1970. Parallèlement d’autres travaux étaient menés comme le fameux Rapport Meadows (1970), qui ne traitait pas de climat mais voyait déjà les limites à la croissance, dus à la rareté des ressources et la croissance démographique exponentielle dans le monde.  En 1979, le rapport de Jule Charney sur le réchauffement climatique est paru  – il annonçait qu’un doublement de dioxyde de carbone dans l’atmosphère entraînerait un réchauffement planétaire entre 1,5°C et 4,5°C. Au début, cet horizon semblait lointain, bien qu’aujourd’hui cela soit une hypothèse tout à fait probable pour les quarante prochaines années. Tous les diagnostics convergent sur un point : si rien n’est fait, c’est l’effondrement de notre civilisation telle qu’elle s’est développée depuis l’ère industrielle qui surviendra.

L’incertitude climatique responsable de l’immobilisme politique

Très vite, la réaction de l’ONU aux travaux des scientifiques ne s’est pas faite attendre. Néanmoins, la question se corse réellement lorsqu’on sort des promesses pour aller aux faits. Jusqu’en 2015, tous les pays étaient d’accord pour dire qu’il y avait un souci mais personne n’avait la même idée sur la solution à apporter. Pendant ce temps, les gaz à effet de serre (GES) s’accumulaient de plus en plus dans l’atmosphère, de sorte que même si l’on venait à diminuer drastiquement nos émissions aujourd’hui, la température continuerait d’augmenter jusqu’en 2050. Et le travail scientifique prend du temps, du temps que les décideurs n’ont pas face à l’urgence climatique. Cela pose un problème crucial : la prise de décisions dans l’incertitude. Comment décider de prendre des mesures extraordinaires aujourd’hui alors même que l’on ne sait pas dire exactement quelles seront les conséquences – positives ou négatives – du changement climatique ?

Les scénarios du GIEC sont là pour aider à palier cette incertitude. Ils permettent de supposer des scénarios d’évolution du climat, même s’ils ne représentent pas la vérité absolue. On sort ainsi de la science expérimentale comme observation de phénomènes pour aller vers une science prédictive, qui intègre aussi bien des scénarios d’évolution de la température en fonction du taux de GES dans l’atmosphère – ce qui est déjà une prouesse – que les évolutions économiques et politiques prochaines, dont la mise en place, ou non, de politiques de baisse des émissions de GES au niveau mondial. Le pire scénario, le RCP 8.5, qui n’est autre que le maintien de la courbe d’augmentation des émissions de GES actuelle, prévoit une augmentation de l’ordre de +5°C voire +6°C d’ici 2100. Ce scénario représente un monde apocalyptique, où la majorité des personnes sur Terre pourraient mourir de faim et de soif. L’on ne sait même pas si l’on sera capables de s’adapter à un monde aussi chaud, que l’on soit dans un pays développé ou non.

En réalité, malgré ces scénarios, cette incertitude climatique est responsable de l’immobilisme du monde politique. Elle permet de dire « l’on ne sait pas exactement », dans un monde où le maintien du statu quo arrange en réalité tout le monde. D’où l’importance que les travaux du GIEC soient incontestables : s’ils ont une base solide, même si cela prend du temps, ils permettent de réduire l’incertitude et ôtent ainsi les arguments à ses détracteurs ainsi qu’à tous ceux qui ne veulent pas que ça change. C’est ce qui a permis l’accord de Paris en 2015, qui était une vraie réussite politique : tous les pays du monde se sont mis d’accord pour limiter l’augmentation de la température à +2°C, grâce notamment au 5ème rapport du GIEC, paru en 2014. Mais l’accord de Paris sera-t-il réellement appliqué ? Beaucoup des pays signataires n’ont tout simplement pas l’administration et l’expertise pour réduire leurs émissions ; d’autres ont signé tout en proposant des évolutions des émissions de GES dans leur pays bien en-deçà de ce qu’ils avaient promis. La France même, qui se veut un modèle de réduction des émissions, n’est pas parvenue à remplir ses promesses.

La réduction des émissions impossible sans changement de paradigme

En effet, le bon ton général est d’affirmer qu’une baisse réduite et concertée des émissions de GES aidera à « sauver la planète », tout en prônant aussi le renforcement de l’économie libérale. L’incohérence de la mondialisation avec la question climatique se fait tous les jours grandissante. D’une part, l’on veut « renforcer les liens avec le monde » ; de l’autre, réduire les émissions de GES, tout en se basant uniquement sur le progrès technique qui est certes nécessaire mais ne sera jamais la solution miracle – sinon, il y a bien longtemps qu’on aurait évité la situation actuelle. Le progrès technique amène d’une part de réelles avancées, mais d’autre part des complications qui vont de pair avec l’invention ainsi créée. C’est ce qu’on appelle « le paradoxe du progrès » ; techniquement, notre civilisation est plus avancée qu’elle n’a jamais été, pourtant elle fait face à une multitude de périls issus de cette même technologie. Internet en est un exemple phare. “Dématérialiser” les rapports humains ? Bien sûr. Ce n’était pas sans compter qu’Internet utilise énormément d’énergie. L’empreinte carbone annuelle d’Internet est l’équivalent de l’ensemble des vols d’avions civils dans le monde : 609 millions de tonnes de gaz à effet de serre. Plus notre technologie avance, plus elle a besoin de s’alimenter en énergie, plus on émet de GES. Le risque climatique n’est plus une probabilité, on est sûrs qu’ils adviendra. Appeler au ô Saint Progrès Technique pour venir nous sauver face à l’enjeu climatique est complètement anachronique – c’était encore entendable dans les années 90 – mais aujourd’hui les effets se font déjà sentir, et la machine s’est déjà emballée.

Il est vrai que la question climatique semble représenter un enjeu pour Emmanuel Macron, et pour les néolibéraux dans le monde en général. Pour autant, il n’hésite pas à soutenir les traités de libre-échange comme celui en préparation avec le MERCOSUR, ou comme celui déjà acté avec le Canada. Le climat est aujourd’hui davantage une question de realpolitik à l’internationale que de “transition écologique”. Comme le dit Bruno Latour, la question climatique est devenue la question politique par excellence, celle de la guerre et de la paix, et Emmanuel Macron s’en sert car elle lui donne du rayonnement au niveau international. Le climat, aujourd’hui, ce sont les migrations, la bataille mondiale pour l’industrie et la science. La campagne de communication « Make Our Planet Great Again », apparemment innocente, allait tout à fait dans ce sens, tout comme l’organisation du « One Planet Summit » ou encore l’augmentation du budget pour le GIEC. Ainsi, Macron se montre comme le dominant d’un monde globalisé, alors même que les Etats-Unis sont en retrait et apparaissent anachroniques, sur le terrain de la question climatique.

Cette position du Président Macron, apparemment pro-climat, ne doit pas nous faire oublier les incohérences du néolibéralisme avec les enjeux écologiques, dans un monde où l’utilisation de ressources finies pour une croissance infinie n’est pas tenable sur le long-terme. La question climatique doit être politisée si l’on veut des résultats urgents, elle doit devenir transversale et représenter le principal enjeu dans toute décision. Le travail que fait le GIEC, lorsqu’il prône l’interdisciplinarité pour faire la synthèse des rapports et construire les scénarios, devrait aussi être fait aux niveaux national et international, afin que la question climatique s’insère dans tous les champs : agriculture, défense, énergie et bien sûr économie. Cela rejoint finalement toutes les grandes questions que l’on se pose aujourd’hui – la privatisation des services publics dont celui, très actuel, du rail ; la privatisation des barrages ; prêcher le libre-échange mondial alors même qu’il faudrait relocaliser les productions – et surtout, croire que donner les mains libres à la finance, la même qui a provoqué la crise des subprimes nous aidera à atténuer les émissions par le biais de la finance verte. Il faut repenser les biens communs pour qu’ils appartiennent plutôt à tous qu’à personne pour éviter la course à la rentabilité qui détériore les services publics et qui ne peut donner une réponse à la crise écologique.

Parce que l’on est bien en crise. Tous les ans, notre dette écologique s’accroît. Sonner l’alerte, comme ce que fait le GIEC, est certes indispensable, mais il faut aller plus loin, pour imaginer un monde socialement et écologiquement soutenable par rapport à aujourd’hui. Nous baser sur le travail des scientifiques pour changer la donne, à un niveau à la fois individuel, mais surtout global.

Scandale de la privatisation des barrages : une retenue sur le bon sens

Le gouvernement a donc annoncé la privatisation des 150 plus grands barrages hydrauliques de France. Cela fait plus de 10 ans que la Commission européenne fait pression sur Paris pour en finir avec la gestion publique du secteur hydroélectrique, sans succès. Avec Macron, Bruxelles est rapidement satisfaite. Cette décision est pourtant lourde de conséquences, tant pour la bonne gestion du réseau électrique national et la facture du consommateur que pour la sécurité du territoire.


Le 12 mars, des salariés d’EDF hydroélectricité manifestaient devant le parlement européen à l’appel de l’intersyndicale CGT-CFDT-CGC-FO. Ils exigent l’abandon de l’ouverture à la concurrence de la gestion des barrages, annoncée officiellement le 31 janvier 2018 par l’entourage du Premier ministre dans une lettre à la Commission européenne.

Jusqu’à présent, une très grande majorité des 2 300 barrages métropolitains étaient de fait propriété publique. EDF gère directement 85% des 433 concessions du pays (1 ou plusieurs barrages relié.s à une même centrale électrique), le reste est gérée par Engie et des structures régionales, comme la Compagnie Nationale du Rhône ou encore la Société Hydro-Electrique du Midi. Les 150 plus grands barrages (plus de 20 mètres de haut) vont être privatisés d’ici 2022. C’est l’équivalent d’une puissance électrique de 4.3 GW, soit trois réacteurs nucléaires nouvelle-génération. L’ensemble des barrages (20 GW) devraient être privatisés d’ici 2050.  Les appels d’offres vont commencer à la fin de l’année 2018 et des firmes de 6 pays se sont déjà montrées intéressées.

Cela fait maintenant dix ans que la Commission européenne exige de la France qu’elle ouvre son secteur hydroélectrique selon les règles d’« une concurrence pure et parfaite ». Bruxelles en veut à EDF (géré à 83.5% par l’État) pour sa position trop «dominante» sur le marché global de l’électricité. Comme il était impossible d’exiger la privatisation des centrales nucléaires françaises (ces dernières relèvent des «activités d’importance vitale»), c’est l’hydraulique, deuxième source de production électrique du pays, qui a été ciblée par Margrethe Vestager (commissaire européenne à la concurrence). Or, au vu de la structure du réseau français, les ouvrages hydrauliques relèvent tout autant d’une « importance vitale »…

Les barrages sont un gage de résilience énergétique, et pas seulement…

Les centrales hydroélectriques sont une pièce maîtresse dans le réseau électrique national, car elles pallient très rapidement les pics de consommation. À ce titre, privatiser ces centrales, c’est défaire la cohérence d’une gestion centralisée. Mais c’est aussi une menace sur les factures, et sur la sûreté du territoire :

Les barrages fournissent 12.5% de l’électricité française (70% des énergies renouvelables). C’est l’électricité la moins chère : 20 à 30 €/MWh alors que le prix moyen, indexé sur le prix du nucléaire, oscille entre 33 et 46 €/MWh.  Un opérateur privé pourrait facilement maintenir les valves du barrage fermées et attendre que le pic de consommation fasse frôler la pénurie d’électricité pour faire monter les prix. Ainsi, le prix spot devrait globalement augmenter, et donc les factures d’électricité… Sur le plan juridique, rien ne l’empêcherait.

Les barrages protègent le réseau, car ils lissent la consommation: lorsqu’il y a un pic de consommation (par exemple le matin à 8h quand tout le monde prépare son petit-déjeuner) les vannes sont ouvertes et en quelques minutes l’énergie supplémentaire est fournie. Les barrages représentent ainsi 66 % de cette « capacité de pointe », le reste étant assuré par des centrales thermiques. Dans les périodes creuses, le surplus d’énergie nucléaire est utilisé pour remplir certains barrages (les centrales STEP qui représentent 10% des ouvrages) en repompant l’eau en aval.

Pour cette même raison, ils sont essentiels dans la transition énergétique, car ils peuvent compenser l’intermittence des énergies renouvelables: quand il y a du vent ou du soleil, on pompe de l’eau vers le barrage et on ouvre les vannes dans le cas inverse : c’est un moyen de stocker de l’énergie. Si l’installation de nouveaux barrages doit être évitée pour des questions écologiques (protection des rivières naturelles et des cycles de sédiments), de nouveaux types d’ouvrages hydrauliques sont à l’étude. À Madère par exemple où l’on se rapproche des 100% d’énergie renouvelable, des mini réseaux de barrages en circuit fermé remontent l’eau quand il y a surproduction éolienne et la turbine quand il n’y a pas de vents. Ce type d’installation représente d’ailleurs de nouveaux débouchés pour l’industrie, nous y reviendrons.

L’eau est essentielle pour refroidir les centrales nucléaires. Ces dernières sont majoritairement disposées sur des cours d’eau comprenant des barrages. Or combien un prestataire privé pourrait monnayer une eau essentielle pour éviter une catastrophe, a fortiori en été quand l’eau se fait rare ? À ceux qui pensent que le bon sens est plus fort que les intérêts pécuniers quand il s’agit d’éviter un tel drame, il est intéressant de se documenter sur les pratiques de l’Américain General Electric (GE) dans notre pays. Après avoir racheté Alstom énergie, GE organise en juin 2016 une grève de la maintenance dans les centrales nucléaires françaises pour obtenir d’EDF des conditions plus avantageuses (moins de responsabilités en cas d’incidents). Résultats : plusieurs centaines d’incidents et une direction d’EDF contrainte à plier .

“Les barrages fournissent 12.5% de l’électricité française (70% des énergies renouvelables). C’est l’électricité la moins chère : 20 à 30 €/MWh alors que le prix moyen, indexé sur le prix du nucléaire, oscille entre 33 et 46 €/MWh.  Un opérateur privé pourrait facilement maintenir les valves du barrage fermées et attendre que le pic de consommation fasse frôler la pénurie d’électricité pour faire monter les prix.”

Outre l’aspect énergétique, les barrages retiennent de l’eau pour les cultures, les activités de loisir ou pour abreuver les villes. Un opérateur privé va-t-il daigner relâcher de l’eau gratuitement en fonction des besoins de la vallée, comme c’était toujours le cas ? Si ce « service »  est payant, d’une part l’eau n’est définitivement plus un bien commun, et de l’autre, les prix de l’eau potable vont augmenter. Beaucoup d’agriculteurs seront tentés de prélever davantage dans les nappes phréatiques, dont la plupart sont déjà mal en point.

Avec le changement climatique, les sécheresses et les pluies violentes vont se multiplier en France. Les barrages servent à tamponner ces événements en faisant des réserves pouvant durer des mois. Il n’est pas sûr qu’une entreprise privée daigne prévoir des plans de remplissage à long terme dans le simple but de limiter les dégâts d’une sécheresse… Comment les convaincre d’adapter également les infrastructures au futur des besoins locaux ? Le témoignage de Jean-Louis Chauz, président du Conseil économique, social et environnemental d’Occitanie, illustre bien le ressentiment qui gagne peu à peu les collectivités : « En 2035, le déficit de stockage d’eau pour la nouvelle démographie de la région et les besoins de l’agriculture, des écosystèmes, de la préservation de la biodiversité, sera de 1 milliard de m3. EDF et Engie ont provisionné les budgets nécessaires pour engager les travaux pour le stockage d’eau. À l’heure où l’Occitanie est confrontée à un problème majeur de ressources en eau dans les années à venir, à même de compromettre son développement voire sa sécurité sanitaire, il est incompréhensible et dangereux de chercher à complexifier une organisation de la gestion de l’eau…».

Alors que plusieurs barrages présentent des risques, souvent en raison de leur grand âge, les investisseurs auront-ils envie de dépenser de l’argent pour les entretenir convenablement ? Pour rappel, EDF investit 400 millions d’euros par an dans le renforcement de ses ouvrages. « Les incertitudes quant au devenir des concessions hydrauliques pourraient obérer certains investissements», a d’ailleurs prévenu le PDG d’EDF, Jean-Bernard Lévy. Pas question pour EDF de financer de nouveaux équipements si c’est pour s’en faire dépouiller dans la foulée par un concurrent, en somme. Cette réaction peut sembler normale, mais quid des travaux de rénovation entre temps, dont certains sont urgents ?

Socialiser les pertes, faire turbiner les profits

L’excédent brut des concessions est de 2,5 milliards € par an, dont la moitié revient aux collectivités territoriales. Ce qu’on appelle la « rente hydroélectrique », c’est-à-dire le bénéfice final, est donc d’au moins 1,25 milliard €. Globalement, le secteur est très excédentaire, y compris parce que la masse salariale n’est pas très importante : 21 000 pour tout le secteur hydraulique. Les coûts sont surtout liés à l’entretien des infrastructures. «Un GW d’hydraulique coûte 1 milliard d’euros à construire, mais tous nos barrages sont déjà amortis depuis longtemps, tout ce qui est turbiné aujourd’hui c’est du pur bénéfice, ce sera la poule aux œufs d’or pour le repreneur», explique Laurent Heredia, de la FNME-CGT.

L’Etat espère tirer 520 millions € de redevances par an (Cours des Comptes), soit presque 5 fois moins que l’excédent brut des concessions actuelles…  Cela semble donc une très mauvaise opération financière. Alors pourquoi une telle décision ?

La France est le seul pays d’Europe auquel on ait demandé la privatisation des barrages. En Allemagne par exemple, les concessions ont été déléguées aux Landers. En Norvège, qui tire 99% de son électricité des barrages (certes non membre de l’UE) les licences hydrauliques ne sont ouvertes qu’à des opérateurs publics. La Slovénie a quant à elle constitutionnalisé «un grand service public de l’eau».

« Un GW d’hydraulique coûte 1 milliard d’euros à construire, mais tous nos barrages sont déjà amortis depuis longtemps, tout ce qui est turbiné aujourd’hui c’est du pur bénéfice, ce sera la poule aux œufs d’or pour le repreneur », explique Laurent Heredia, de la FNME-CGT.

Avant Emmanuel Macron, les gouvernements avaient cherché à gagner du temps sur la question, malgré les pressions de Bruxelles. Les ministres socialistes Delphine Batho et Ségolène Royal avaient par exemple essayé de trouver un équilibre en créant des sociétés d’économie mixte pour opérer des petits barrages : le public y conserverait une minorité de blocage de 34 % pour cadrer les éventuels repreneurs privés.  En juin 2015, la Commission européenne juge que cela n’a rien à voir avec une concurrence « libre et non faussée » et met en demeure Paris « d’accélérer l’ouverture à la concurrence des concessions hydroélectriques».

La France «aurait pu classer son hydroélectricité comme service d’intérêt général échappant à la concurrence, mais n’en a rien fait», s’étonne Alexandre Grillat de la CFE-Energies. En effet, comme on l’a vu, contrôler un barrage peut avoir des répercussions jusque dans l’intégrité des centrales nucléaires…

Pour ne pas être accusé de « brader » les barrages à des étrangers, le gouvernement a laissé entendre qu’une priorité serait donnée aux repreneurs français. Total et Engie espèrent ainsi rafler la mise, mais des firmes allemandes, espagnoles, italiennes, norvégiennes, suisses, canadiennes et chinoises se sont déjà montrées intéressées. Un pas de plus sur le chemin de l’intrusion de puissances étrangères au cœur du réseau énergétique ?

Une filière sabotée qui témoigne de l’hypocrisie gouvernementale

Toute la filière hydroélectrique, de la manufacture à l’usage, est attaquée par le gouvernement Macron. Quand Macron était ministre de l’Économie (2014-2016), il s’est arrangé pour permettre la vente d’Alstom à General Electric. GE est désormais actionnaire à 50%  de la branche énergie d’Alstom qui construit différentes pièces essentielles pour les centrales nucléaires (les fameuses turbines Arabelle de Belfort), et les barrages…

Dans l’usine GE-hydro de Grenoble, un plan social de 345 postes (sur 800) laisse entrevoir un avenir incertain pour l’ensemble du site. Depuis plus d’un siècle, cette usine fabriquait et réparait sur mesure les turbines des grands barrages français avec un savoir-faire unique, mondialement reconnu. En plus d’avoir fourni 25% de la puissance hydraulique installée dans le monde (dont le barrage des Trois gorges en Chine) et avoir permis l’essor industriel des Alpes françaises, ses carnets de commandes sont pleins. Dès lors, comment comprendre cette décision ? En effet, pouvoir fournir des pièces de rechange est une activité stratégique essentielle… Et la transition écologique tant « priorisée » par Macron ne peut se faire sans l’hydraulique.

Impossible de trouver une raison rationnelle valable, y compris sur le plan strictement économique… Dès lors, ce sabotage organisé d’une activité stratégique (parmi tant d’autres) questionne sérieusement sur le bon sens du gouvernement. Le manque de transparence sur des changements aussi structurants pour la vie du pays est un déni de démocratie.

Du côté des salariés, la résistance s’organise. À l’appel de l’intersyndicale CGT-CFDT-CGC-FO, les hydrauliciens vont multiplier les arrêts de travail et déployer leurs banderoles sur les grands barrages d’EDF.

Photo de couverture : le barrage de Monteynard, Wikimedia Commons, ©David Monniaux

Réforme de la SNCF : quand “modernité” rime avec retour au siècle dernier

Creatives commons
Locomotive à vapeur

A l’hiver 1995, Alain Juppé et son gouvernement s’étaient heurtés, après avoir annoncé une réforme des régimes spéciaux de la SNCF, à une mobilisation d’une ampleur inédite depuis mai 68, rythmée par trois semaines de grève. Le Premier ministre avait ainsi été contraint de céder face à des grévistes largement soutenus dans l’opinion publique. Il est aujourd’hui intéressant de rappeler cet épisode, alors que le gouvernement actuel promet lui aussi une réforme de la SNCF, qui comprend notamment la remise en cause du statut des cheminots. « En 1995 nous avons fait sauter Juppé, en 2018 on fera sauter Philippe », a d’emblée averti la CGT-Cheminots, pointant du doigt un « passage en force » du gouvernement, après l’annonce par le Premier ministre Édouard Philippe d’un nouveau recours aux ordonnances. Si les syndicats tiennent à cette analogie, qu’en est-il vraiment ?

Le rapport Spinetta, un texte inquiétant

Le 15 février dernier, le Premier ministre Édouard Philippe a en effet rendu public le « rapport Spinetta », qui vise à préparer une « refonte du transport ferroviaire » en profondeur. Si le gouvernement s’est estimé satisfait de ce « diagnostic complet et lucide », pour les syndicats CGT-Cheminots et SUD-rail, il annonce tout simplement la fin du « système public ferroviaire ».

Parmi les 43 propositions avancées par l’ancien PDG d’Air-France, ce rapport préconisait notamment la fin du statut des cheminots, la transformation de la SNCF en société anonyme privatisable, l’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire et la fermeture de 9 000 km de lignes, jugées non-rentables.

La CGT-Cheminots a dénoncé d’emblée ces préconisations, qui « constituent une attaque inédite contre le transport ferré public et contre celles et ceux qui, au quotidien, font le choix du train, quelle que soit la région ou le territoire. », ajoutant que « le gouvernement s’apprête à confisquer à la nation son entreprise publique ferroviaire », avant d’appeler à la grève et à une journée de mobilisations le 22 mars.

Le gouvernement contraint à agir rapidement

Édouard Philippe a donc, une dizaine de jours seulement après la remise du rapport Spinetta, annoncé les principaux axes pour bâtir ce nouveau « pacte ferroviaire ». Celui-ci repose sur la fin du recrutement au statut de cheminot à la SNCF, le Premier ministre suivant ici à la lettre les recommandations du rapport. Pour boucler la réforme avant l’été, l’exécutif a lancé dans la foulée une concertation avec les syndicats, les élus locaux et les représentants d’usagers. Les discussions concernant l’ouverture à la concurrence pour les TGV et les TER ont déjà commencé. Puis, à partir de mi-mars, elles porteront sur l’organisation future de la SNCF, et enfin, à partir de début avril, sur l’avenir du statut des cheminots.

Comme cela avait déjà pu être le cas avec la réforme du Code du Travail, la présentation de ce rapport, délibérément offensif et extrême dans ses préconisations, permet au gouvernement de passer a posteriori pour modéré dans ses mesures. Édouard Philippe a insisté en ce sens sur sa décision de renoncer au projet de suppression des 9 000 km de lignes non-rentables, mesure la plus décriée avec 79% d’opinion négative selon le baromètre Odoxa de février, remettant en cause la mission d’intégration des territoires au cœur du service public ferroviaire. Une manière habile, il faut l’avouer, de désamorcer une contestation potentiellement mobilisatrice sur ce thème.

Le gouvernement n’a donc pas tardé à préparer ce plan de réforme de la SNCF, conscient que la mise en marche rapide de réformes permet à Emmanuel Macron d’asseoir son capital politique, tant auprès de ses électeurs que des sympathisants de droite. Cette posture de président mobilisé, en ordre de bataille, dégainant ordonnance sur ordonnance, renvoie certes à une forme assez classique de bonapartisme, mais peut aussi comporter en même temps (sic) une forte dimension populiste, en cela que le gouvernement, et ses relais médiatiques, stigmatisent une catégorie de la population – accusée d’être « privilégiée » – sous prétexte que ses acquis sociaux nuiraient au reste de la population du pays. La mise à l’écart des corps intermédiaires que sont les syndicats et la représentation nationale, à travers le recours annoncé aux ordonnances, fait donc partie intégrante de sa stratégie d’un pouvoir politique vertical et efficace, d’une forme de populisme néo-libéral, qui s’appuie ici sur la représentation stéréotypée de cheminots « privilégiés » et « tout le temps en grève », hélas très ancrée au sein de la population.

Le statut des cheminots, bouc-émissaire de la réforme ?

Concentrer la communication autour de la réforme de la SNCF sur cette suppression du statut des cheminots présente donc un avantage que l’exécutif espère décisif, à savoir isoler les cheminots dans la défense de leurs acquis  sectoriels, conservateurs et égoïstes.

Les cheminots auront sur ce point certainement plus de mal qu’en 1995 à rallier l’opinion publique à leur cause. Selon un autre sondage Odoxa publié le 1er mars, « les Français sont unanimement favorables à la suppression du statut de cheminot : cette décision est très largement approuvée (72%) et fait consensus au niveau sociologique et même politique. » Logiquement dès lors, « près de 6 Français sur 10 (58% contre 42%) estiment injustifiée la mobilisation envisagée par les syndicats pour s’opposer à la réforme de la SNCF ». Des chiffres qui peuvent rassurer Édouard Philippe, dont le mentor, Alain Juppé, avait justement trébuché sur ce même sujet il y a près d’un quart de siècle …

Il faut dire que la situation sociale a changé depuis cette période. La crise économique de 2008, avec la flambée du chômage et de la précarité, semble avoir joué un rôle indéniable dans cette désolidarisation de l’opinion publique, dans un contexte d’affaiblissement de la qualité des prestations de l’entreprise, entre retards et hausse des prix.  De quoi interroger les moyens de mobilisation auxquels pourront avoir recours les syndicats.

Avec Macron, retour en 1920

Pour saisir l’ampleur du recul historique que représente cette réforme, encore faut-il rappeler les conditions de la naissance de ce statut des cheminots. En effet, lorsque celui-ci est créé en 1920, le transport ferroviaire est un marché concurrentiel disputé par des compagnies privées. Le statut des cheminots apparaissait dès lors comme un moyen d’harmoniser les conditions de travail et de vie des travailleurs de ce secteur stratégique, exposés à une forte pénibilité. Or, le gouvernement annonce la mise en concurrence de la SNCF, en supprimant son monopole sur le transport ferroviaire, tout en supprimant dans la foulée ce statut historique.

Comme si Marthy MacRon prenait le train de Retour vers le futur, pour revenir à cette époque. C’est en effet un retour en arrière, antérieur à 1920, que prépare le gouvernement, qui compte faire d’une pierre deux coups : libéraliser le transport ferroviaire en l’ouvrant à la concurrence, et renier le statut des cheminots qui ne s’appliquerait plus qu’à la SNCF, en pointant du doigt un potentiel handicap pour l’entreprise, en situation de concurrence.

Creative commons
Un groupe de cheminots du PLM devant une locomotive Pacific, en 1912.

Certes, si l’on en croit Charles Consigny, on peut se dire qu’« à la SNCF ils vous disent que leur quotidien c’est Germinal alors qu’ils finissent à 17h ». Si l’on peut tout d’abord s’étonner de cette affirmation, puisqu’il peut arriver de voir passer parfois des trains après cinq de l’après-midi, on peut également se dire que c’est justement grâce à ces acquis, que le quotidien des cheminots n’est plus – tout-à-fait – celui des mineurs décrits par Zola. Peut-être que Charles Consigny aimerait en revenir à ce temps, remarque, cela n’est pas inenvisageable. Mais les prochaines semaines risquent d’avoir davantage un air de Bataille du rail …

Vers une société anonyme privatisable ?

Car les syndicats apparaissent en ordre de bataille, pour lutter contre une autre mesure prévue par cette réforme : la transformation de SNCF Mobilités, la branche de la SNCF gérant les trains, en société anonyme « à capitaux publics détenue en totalité par l’État », afin de satisfaire les exigences européennes. Un statut qui la rendrait tout simplement privatisable, si une nouvelle loi en décidait ainsi.

L’entretien du réseau et son développement, secteurs qui génèrent le plus de dépenses et le moins de bénéfices, resteraient bien sûr à la charge du contribuable. Dans le même temps, nul besoin de prévenir que l’introduction de compagnies privées pour concurrencer l’opérateur public réduira de façon dramatique les recettes générées par le trafic pour la compagnie jusqu’ici en situation de monopole. Un énième moyen de privatiser les profits et de socialiser les pertes.

De même, rappelons que c’est la construction des LGV qui a essentiellement contribué à augmenter la « dette » de la SNCF, tout en bénéficiant largement au privé, à travers des partenariats public-privé juteux pour les géants du secteur. Dans un article intitulé « LGV Tours-Bordeaux : Vinci nous roule à grande vitesse ! », ATTAC révélait les dessous de ce genre de partenariats : Lisea, une filiale de Vinci, qui devait intégralement financer la ligne, n’a finalement investi que 2,4 milliards d’euros sur les 7,6 de coût total. Pourtant, cette entreprise touche bel et bien l’intégralité des taxes de péages, à chaque fois qu’un TGV emprunte ces lignes.

Plus que le statut des cheminots, qui apparaît avant tout comme un acquis social historique défendu par des acteurs stratégiques du service public, ce sont donc ces partenariats public-privé, facilités par la politique du « tout-TGV », qui apparaissent comme la source principale de l’endettement de la SNCF. Autant dire qu’assainir les comptes de cette entreprise publique ne passera pas par une libéralisation du transport ferroviaire, qui privatiserait sensiblement les activités rentables, tout en faisant porter le poids des dépenses d’entretien et d’investissement dans de nouvelles infrastructures sur la collectivité. Une utopie libérale pourtant bientôt réalisée ? À quelques ordonnances près, manifestement.

 

 Crédits photo :

Un groupe de cheminots du PLM, 1912, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Cheminots_du_PLM.jpg

 

Macron en Tunisie : entre silences et faux-semblants

Michele Limina, Creative Commons
Emmanuel Macron au forum économique mondial. ©Michele Limina

Le Président de la République française s’est rendu en Tunisie pour une visite d’État du 31 janvier au 1er février. Dans un pays en pleine effervescence sociale et politique, marqué par de sérieux troubles économiques, il semble que les promesses et les déclarations d’intention des gouvernements français et tunisiens ne satisfassent plus personne au sein de la population.


La visite du chef de l’État était  très attendue des deux côtés de la Méditerranée. Les tweets d’Emmanuel Macron en témoignent : 

Tout comme le cortège balisé de drapeaux tricolores qui l’attendait à Tunis, traversant les rues de la capitale dont les chaussées ont été repeintes pour l’occasion. Une image idyllique de Tunis, bien loin de la réalité des quartiers où vivent les populations de classes moyennes et populaires, dont la visite n’est bien sûr pas incluse dans le programme du Président. Celui-ci, déjà saturé par l’agenda économique, culturel et diplomatique, a tourné le dos aux enjeux sociaux et démocratiques en se réfugiant derrière l’affirmation d’une solidarité de surface et des cérémonies d’apparat.

Un chapitre économique sous tension

Les thématiques économiques ont été au centre de cette visite, avec la tenue du premier forum économique franco-tunisien et de nombreuses déclarations ayant trait à la situation financière du pays lors du discours d’Emmanuel Macron devant l’Assemblée des Représentants du Peuple. Ainsi, il a réaffirmé son intention de consacrer 1,2 milliards d’euros, entre 2016 et 2020, à différents dispositifs d’aide en Tunisie. De même, près de 500 millions d’euros devraient suivre les deux années suivantes.

Macron en Tunisie, par Sophie Imren

Le gouvernement a également promis 50 millions d’euros sur trois ans pour un fonds de « soutien au développement, à l’entreprise et aux initiatives de la jeunesse en Tunisie ». Ainsi, comme Emmanuel Macron l’a déclaré, il s’agit pour lui de « doubler dans les cinq ans les investissements français en Tunisie ». Pourtant, le Président n’a donné aucune précision chiffrée quant à la reconversion de la dette tunisienne en projets de développement. À l’heure où l’endettement avoisine les 70% du PIB et où le remboursement de la dette extérieure a plus que doublé depuis 2016, cela devrait être la priorité de l’aide française. Ainsi, comme le soutient Ghazi Chaouchi, député du courant démocrate :

« Pour que la Tunisie puisse sortir de la crise économique, il faudrait annuler la dette de 800 millions d’euros envers la France ! »

Les propositions d’investissement français ont donc déçu compte tenu de l’ampleur de la crise, alors que la plupart des élus et des citoyens tunisiens attendaient des annonces plus ambitieuses pour lutter contre l’inflation galopante du pays et sa balance commerciale largement négative. Entre colère et résignation, le député indépendant Riadh Jaidane note que quatre des huit textes signés entre les deux gouvernements mercredi sont des déclarations d’intention : « C’est insuffisant. Il faut du concret. Le président Macron dit que la Tunisie est un modèle qui doit être soutenu pour réussir. Qu’il le prouve. »

La problématique des liens culturels

La dimension culturelle était aussi au centre des préoccupations présidentielles, avec l’inauguration à l’Ariana (quartier résidentiel de Tunis) de l’Alliance française de Tunis, une institution privée dédiée au rayonnement de la langue française et à son enseignement. Selon Meriem Abdelmalek, directrice de l’Alliance de l’Ariana, cela correspond à « une forte demande de la population pour la culture française ». Cette volonté de redynamisation de l’enseignement du français en Tunisie est aussi soutenue par Emmanuel Macron devant les députés tunisiens : « La francophonie vous appartient au moins autant qu’elle appartient à la France », de même que son objectif de doubler d’ici 2020 le nombre de personnes apprenant le français en Tunisie. Néanmoins, ces annonces semblent résonner de façon paradoxale alors que les parents d’élèves et les enseignants des écoles françaises de Tunisie ont fait grève dès le jeudi 1er février contre une réduction budgétaire de 33 millions d’euros de l’Agence pour l’enseignement du français à l’étranger (AEFE). Ainsi, comme le souligne la diffusion des grévistes :

« La présidence Macron qui s’enorgueillit de vouloir relancer la francophonie met les établissements français à l’étranger dans l’impasse financière. »

Encore une fois, derrière les discours lyriques il s’agit aussi de percevoir l’aveuglement vis-à-vis de la difficulté du secteur de l’éducation en Tunisie et de ne proposer que des solutions d’apparat et de moindre mesure. 

L’idée d’une collaboration entre pays européens et méditerranéens a aussi été remise au premier plan, rappelant l’Union pour la Méditerranée proposée sous Nicolas Sarkozy, le but étant de créer un espace de dialogue afin de « décider ensemble d’une stratégie commune pour la Méditerranée ». 

Une politique méditerranéenne qui semble donc avant tout tournée vers les intérêts de la France, finalement davantage posée en termes de coopération économique que culturelle.

Un contentieux démocratique

Au chapitre démocratique, le fossé semble aussi immense entre les discours des gouvernements français et tunisien et la réalité vécue par la population. Tandis que le chef de l’État français n’a cessé de parler sur un ton extrêmement laudatif de la démocratie tunisienne, modèle pour le monde arabe ayant prouvé qu’islam et démocratie étaient compatibles, la transition démocratique tunisienne semble encore semée d’embûches. En effet, le mois de janvier 2018 a été marqué par de multiples revendications sociales.

Celles-ci ne sont pas arrivées par hasard : d’une part, le mois de janvier est symboliquement un mois de lutte dans l’imaginaire collectif tunisien, renvoyant notamment à la chute de Ben Ali en janvier 2011. D’autre part, ces tensions sociales sont également nées du haut taux de chômage, qui s’élève à 32 % chez les jeunes diplômés, de la corruption au sein du gouvernement et des services publics, et des mesures d’austérité qui frappent durement les classes moyennes et les franges les plus pauvres de la population, alors que les taxes sur les plus riches demeurent très mesurées. Ce mouvement de protestation est notamment lié à un projet de loi de finances visant à augmenter la TVA, et par conséquent le coût de la vie. Il s’agit d’une mesure catastrophique alors qu’en 2017, le prix de la viande bovine a augmenté de 14,5 %, ceux des huiles alimentaires de 21,3 % et ceux des légumes frais de 12,8 %. Des manifestations pacifiques se sont spontanément organisées dans les rues de Tunis, accusant les gouvernements post-révolutionnaires de se suivre et de se ressembler tant au niveau économique qu’au niveau social. Ainsi, comme l’explique Mounir Hassin du FTDES (Forum Tunisien pour les Droits Économiques et sociaux) :

« Tous les gouvernements qui ont suivi la révolution ont échoué pour répondre aux exigences du peuple tunisien. Cette défaillance montre que les revendications des Tunisiens sont d’ordre de progrès économique et social, à cause de l’exclusion et de la marginalisation des classes les plus pauvres mais aussi des classes moyennes. » 

Ces mouvements de protestation sont principalement guidés et organisés par de jeunes Tunisiens, comme ceux qui ont fondé le collectif Fech Nestanew, qui signifie littéralement “Qu’est-ce qu’on attend ?”, afin de pousser le gouvernement à revoir la loi de finance de 2018, imposée par le FMI. Or, depuis les débuts de la campagne, plus de mille jeunes ont été arrêté pour avoir participé à ces manifestations pacifiques. Il s’agit d’une véritable politique de criminalisation des mouvements sociaux, rappelant l’ère de Ben Ali, et exprimant directement la rigidité du gouvernement et la peur d’un véritable débat collectif sur la justice sociale et les revendications de la révolution.

Ainsi, en l’absence d’État social, c’est l’État sécuritaire qui se trouve renforcé, à travers la violence et l’impunité des forces de police. Un homme est mort lors des manifestations de janvier, tandis que selon un rapport de l’ONG Human Rights Watch, les nombreuses arrestations arbitraires se trouvent accompagnées de mauvais traitements, bien que les individus soient souvent relâchés sans charge retenue contre eux. 

Interpellé par un journaliste sur cette question, le chef de l’État s’est contenté d’affirmer que « ces arrestations ont été faites dans le cadre d’un État de droit », ajoutant que « parfois, on a tendance à confondre les gravités et à considérer qu’une dénonciation vaut toutes les autres ». Dans ce contexte, les discours élogieux d’Emmanuel Macron semblent très édulcorés, et méconnaissent la réalité sociale et démocratique en Tunisie. Comme le souligne Selim Kharrat, directeur exécutif de Al-Bawsala,

«Il y en a marre des discours des dirigeants occidentaux sur l’exemple tunisien. Cela n’aide pas les gouvernants qui se reposent sur cette “rente démocratique” pour obtenir l’aide financière des bailleurs de fonds internationaux.»

Ainsi, Emmanuel Macron est accusé de traiter « par le mépris les signaux d’alarme lancés récemment par de multiples acteurs de la société civile tunisienne quant à l’impunité qui accompagne la brutalité policière, les arrestations arbitraires ainsi que les conditions de détention ». Le chef de l’État aurait donc abandonné le respect des droits démocratiques et humains au profit d’un soutien diplomatique vis-à-vis de l’ordre établi avec le gouvernement tunisien actuel.

Quel est l’avenir de la transition démocratique en Tunisie ?

Le paysage politique tunisien à l’heure actuelle demeure donc miné par ces multiples contradictions. D’un côté, l’émergence d’une nouvelle classe politique jeune, encline à la réflexion collective et publique sur la place du citoyen, à l’échelle nationale comme locale se fait jour. D’un autre côté, cet élan progressiste est ralenti par la difficulté à sortir d’un système dictatorial de plus de 60 ans, la mobilisation lente d’une opinion publique et d’une société civile en plein apprentissage qui se structure notamment grâce à internet, ainsi que la difficulté des élites à se renouveler, quand on sait que 40 % du gouvernement actuel est constitué de figures déjà présentes sous l’ère Ben Ali.

Ainsi, pour Michaël Béchir Ayari, docteur en sciences politiques, la Tunisie serait dans une passe de « démocratie négative », état ambivalent et faute de mieux, dans lequel aucune autorité n’est assez puissante pour proposer un nouvel ordre. C’est donc tout l’enjeu de cette transition démocratique que de se tourner vers un état de démocratie positive, avec pour horizon les élections municipales qui se tiendront en mai 2018, puis les élections présidentielles de 2019, événements pour lesquels un très fort taux d’abstention est redouté à cause du désamour de la classe politique et du manque de sensibilisation à ce niveau.

Toutefois, il s’agit aussi de constater que la Tunisie n’est pas en phase de récession la ramenant à l’état antérieur de la révolution de Jasmin. Une véritable pluralité et un cercle de contestation beaucoup plus large ont pu émerger. Simplement, le visage de la colère n’a pas changé depuis 2011, ce sont toujours les mêmes exclus, les mêmes fractures sociales et territoriales qui frappent ce pays.

Dans cette mesure, le manque de cohérence des discours rassembleurs d’Emmanuel Macron est d’autant plus saisissant. Ainsi, dans un communiqué de presse publié à Tunis le 2 février, dix ONG signent un manifeste virulent intitulé : « Visite de Macron en Tunisie : la France perd la boussole des droits humains », référence certaine à l’organisation Al bawsala, La boussole, qui incarne depuis 2012 une « veillée citoyenne sur les institutions tunisiennes » afin de lutter contre l’opacité politique du gouvernement actuel.

Ce manifeste déplore que la Journée Franco-Tunisienne de la société civile, qui s’est déroulée le 1er février, n’ait pas débouché sur un dialogue véritable entre le président français et cette société civile qu’il loue pourtant dans tous ses discours. « En réalité, la rencontre ne s’est soldée que par quelques mains serrées et une belle photo de famille », concluent dans une retombée déçue et cynique les signataires du manifeste, parmi lesquels on retrouve notamment le FTDES, l’ATFD (Association Tunisienne des Femmes Démocrates), la LTDH (Ligue Tunisienne de défense des droits de l’Homme) et Al Bawsala. Cette prise de parole engagée vient aussi prendre le contre-pied des propos relativistes et désalarmants du Président de la République lors d’une conférence de presse conjointe avec son homologue tunisien Béji Caïd Essebsi, au cours de laquelle il avait été question des brutalités policières et de l’arrestation de plusieurs militants pour avoir distribué des tracts lors d’une récente vague de manifestations sociales.

« Si nous voulons aider les démocrates dans les situations difficiles, il serait bon que nous confrontions nos principes au réel en permanence parce que c’est ça, gouverner avec les droits de l’Homme (…) dans les temps du terrorisme et de la difficulté »

Emmanuel Macron justifie ainsi du même coup la politique sécuritaire et policière du gouvernement tunisien, sans autre considération pour le respect des droits de l’Homme, ni pour les droits fondamentaux de la liberté d’expression. Ceux-ci sont pourtant fortement menacés en Tunisie, comme l’indique la « journée de colère » des journalistes qui s’est tenue le 2 février pour lutter contre les menaces et exactions policières en ces temps de turbulence sociale et politique.

Ainsi, comme l’a rapporté Néji Bghouri président du syndicat des journalistes tunisiens : « Nous voyons pour la première fois depuis la révolution, lorsque des journalistes enregistrent ou vont tourner dans la rue, un policier qui vient leur dire “montrez-moi ce que vous avez tourné” (…). C’est de la censure préventive ». Face à cela, le président Béji Caïd Essebsi a quant à lui affirmé que la couverture par la presse étrangère des protestations sociales avait été le lieu d’exagérations nuisant à l’image de la Tunisie à l’étranger.

Dans ce contexte sous tension démocratique et sociale, l’affirmation d’un soutien sans failles pour les libertés et les droits des Tunisiens apparaît donc cruciale. Dommage que la visite d’État n’ait pas été l’occasion de rappeler ces principes fondamentaux et inaliénables, d’autant plus dans le contexte de réparation coloniale, quand on pense aux nombreuses oppressions et violences que la France avait déjà tolérées en Tunisie.

©Michele Limina, Creative Commons