Romaric Godin est journaliste économique. Ancien rédacteur en chef adjoint à La Tribune, où il avait notamment suivi la crise grecque et l’actualité européenne en général, il travaille depuis peu à Mediapart. Nous avons voulu l’interroger sur sa pratique du journalisme, sur la vulgarisation de l’économie, et sur l’analyse qu’il fait du moment politique actuel.
1) Depuis deux ans, vos articles ont rencontré beaucoup de succès. Alors on se demande comment est-ce que vous travaillez, quelles sont les sources avec lesquelles vous travaillez le plus ? Combien de temps cela vous prend pour préparer un papier ?
Tout dépend du sujet et de l’actualité. Les sources dépendent évidemment de cela, il n’y a pas de règles sur ce point-là. Néanmoins, j’essaie de ne pas rester uniquement sur de l’actualité brute mais de creuser les sujets. Quand il y a un peu moins d’actualité, je prends le temps de travailler des thèmes qui sont dans l’air en lisant des études et des livres que je réutilise ensuite. Je me réfère souvent aux travaux des économistes en fonction des sujets sur lesquelles ils travaillent, y compris des économistes de banques. Ils apportent des connaissances techniques importantes, même si c’est un métier qui a évidemment des faiblesses. Par exemple, je pense qu’ils comprennent bien les réactions des marchés, ce qui ne veut pas dire qu’on doit valider les réactions des marchés, mais il faut savoir les anticiper et les comprendre. Tous les économistes ne sont pas des affreux et parfois ils ont des points de vue critiques même s’ils sont intégrés dans le système financier. Ceci dit, aujourd’hui, j’écris désormais moins d’articles que lorsque je travaillais à La Tribune, j’ai donc plus de temps pour préparer mes articles qui portent à présent essentiellement sur l’économie française.
2) Vos articles ont rendu accessibles un certain nombre de problématiques contemporaines de l’économie, notamment au niveau européen. La vulgarisation de l’économie est-elle un enjeu important pour vous ?
Je pense que c’est fondamental et j’y crois beaucoup. Les enjeux économiques sont premiers dans les décisions politiques. Le cœur des décisions est là. Si on ne comprend pas comment fonctionne le système économique – ou si l’on n’essaie pas de le comprendre – on risque de n’avoir que des discussions de comptoir, par exemple sur la fiscalité ou les dépenses publiques. C’est valable pour les électeurs, et c’est valable pour les politiques. Quand on entend les politiques discuter de ces sujets-là on est souvent assez inquiet parce qu’on voit qu’on va toujours à la facilité qui est offerte par la pensée économique dominante, sous prétexte que celle-ci a l’apparence du bon sens. J’entends par là la pensée néolibérale (le terme a été validé par le FMI lui-même) qui repose sur l’idée que tout se limite au comportement d’un agent économique de base. Conséquence : l’État doit se comporter comme une entreprise, qui doit se comporter comme un ménage, qui doit se comporter comme un individu. A la fin, c’est l’État qui doit se comporter comme un individu. Cela conduit à des discours comme ceux de Bruno Le Maire qui explique, lorsqu’il entre en fonction, qu’il souhaite que l’État ne dépense pas plus que ce qu’il ne gagne comme tout bon ménage qui se respecte. C’est une absurdité sur le plan économique, cela n’a aucun sens, mais cela a l’apparence du bon sens.
Il est donc extrêmement important qu’on ait des citoyens avec une bonne culture économique afin de bien choisir nos dirigeants et que ceux-ci aient des programmes économiques qui répondent aux vrais enjeux. Cela veut dire qu’il faut qu’on ait des citoyens qui comprennent les processus et les mécanismes économiques pour décrypter les grands enjeux du débat. Sans cela, on ne peut construire de point de vue éclairé. Ce travail de vulgarisation n’est pas assez fait.
Personnellement, je pense qu’il faut utiliser l’actualité pour décrypter les enjeux. Il ne s’agit pas de faire de la pédagogie, terme tellement chéri par les libéraux, qui infantilise les citoyens en voulant les amener à une destination qui est déjà définie. Il est frappant de voir que ce langage de la pédagogie est aussi présent dans la bouche de nos dirigeants, alors qu’ils ne parlent jamais d’éducation. La pédagogie est fondamentalement antidémocratique, je rappelle qu’en grec cela veut dire « conduire l’enfant ». J’oppose à cette pédagogie le fait de faire de l’éducation qui est la base de la démocratie. C’est ce qui permet de redonner du sens à la démocratie. Par exemple, à la question « Comment se fait la création monétaire ? », 90% des gens pensent que la banque centrale imprime réellement des billets qu’elle distribue ensuite. En réalité, la création monétaire est effectuée par les banques commerciales via le crédit, ce qui est fondamental. Pensez à Jean-Michel Aphatie qui tweete en 2014 qu’il n’y a « plus de sous ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Absolument rien. En réalité, on ne peut pas dire qu’il n’y a plus de sous quand on trouve des « sous » dans une nuit pour renflouer les banques, comme en 2008. En revanche, on peut faire le choix politique de ne pas financer le système de santé et le système d’éducation pour financer autre chose. C’est un choix politique, mais on ne peut pas se cacher derrière la pseudo-évidence du « il n’y a pas de sous ».
3) Est-ce encore possible de faire entendre une voix dissonante dans un contexte où de plus en plus de journalistes sont écartés pour leurs positions critiques ?
A partir du moment où on choisit de ne pas dire ce que dit tout le monde, c’est-à-dire de ne pas penser comme la majorité de ses confrères journalistes et de se poser des questions qu’ils ne jugent pas légitime de se poser, on s’expose à être dans une forme de minorité. Il faut assumer ces choix, même si c’est plus difficile. Nécessairement, il y a moins de médias ouverts à ces formes de pensées différentes parce qu’elles sont minoritaires. Cela ne veut pas dire que le paysage médiatique est un désert absolu, loin de là et il y a des endroits où on peut avoir la parole.
Je pense que le problème des voix discordantes c’est précisément qu’elles sont minoritaires, y compris dans le public. Je ne suis pas sûr qu’une demande forte de voix discordantes existe. Mais ceci ne saurait justifier ni la violence qui s’exerce contre certaines voix dissonantes, ni l’absence de débat et d’ouverture dans certains grands médias, notamment audiovisuels.
Romaric Godin, journaliste à Mediapart
Personnellement, je n’ai pas la volonté d’être en minorité par principe, mais je ne crois pas aux vertus de l’austérité et au néolibéralisme. Je défends mon point de vue et j’assume, c’est tout. Je n’en tire pas de gloire particulière. Je n’ai d’ailleurs pas de problème avec le fait que des journalistes défendent l’austérité. Le problème, c’est l’absence d’organisation du débat par la presse. Aujourd’hui, cela n’est pas fait de façon suffisante. Cela se fait dans les pages “opinion” et “tribune” et non dans le traitement de l’information qui est prétendument neutre. On se cache derrière une pseudo-objectivité pour défendre des positions idéologiques. Le vrai problème est donc cette apparence d’objectivité qui tue le débat et exclut ceux qui sont en dehors. Cela donne Macron à Versailles qui revendique le monopole du réel et fait ainsi passer les autres pour des « clowns », des « ringards », des « rêveurs », etc.
Néanmoins, le problème réside aussi dans ce que demande le consommateur de médias, et de qui est le consommateur de médias. Il faut être réaliste, il y a plein de gens que cela n’intéresse pas d’aller voir un débat argumenté, et souvent, ces gens là – qui croient parfois à des choses délirantes comme les reptiliens et les illuminati – se contentent d’une opposition facile et superficielle, ce qui renforce l’impression de « sérieux » de la pensée dominante. Cela veut dire qu’il y a un vrai problème d’éducation au débat et à la démocratie. On ne sait plus comment faire un débat, ni à quoi cela sert et donc on a Aphatie et Barbier qui font semblant de ne pas être d’accord et qu’on met en face l’un de l’autre.
Après, il y a un vrai problème dans le fonctionnement de la presse d’opposition. Si celle-ci veut fonctionner, elle doit s’appuyer sur ses lecteurs pour vivre, ce que fait par exemple Mediapart. Il faut comprendre qu’il n’y a pas de presse de qualité, qu’elle soit favorable à la pensée dominante ou qu’elle s’oppose à elle, sans que le lecteur ne paie. On participe à la construction de cette presse de qualité en payant. Si on compte sur la publicité, on a forcément une presse soumise à l’exigence de rémunération de la publicité, et donc par les grandes entreprises qui sont les donneurs d’ordres de la publicité. Il faut donc repenser le mode de financement des médias. Le problème est que les gens qui sont en demande d’une pensée différente ne sont pas toujours prêts à payer pour avoir une presse de qualité.
4) Qu’est-ce que vous pensez de l’unanimisme médiatique autour de Macron ? Celui-ci est-il réel ?
Je pense qu’il y a un effet d’optique qui vient du fait qu’en effet Macron représente le bloc bourgeois comme l’expliquent Bruno Amable et Stefano Palombarini (L’illusion du bloc bourgeois, raisons d’agir, 2017). C’est-à-dire une catégorie sociale qui est celle des lecteurs de la presse, et de celles et ceux qui font la presse. Il y a donc naturellement un effet de sympathie. Je ne parlerais pas d’unanimisme, même s’il y a eu entre les deux tours, dû à l’opposition à Marine Le Pen au second tour, un élément de ce type. En réalité, il y a toujours des éléments d’opposition dans la presse. Avec le temps, les positions vont se clarifier car sa politique va nécessairement être de plus en plus de droite : baisse de la dépense publique, baisse des impôts, baisse des déficits, compromis avec l’Allemagne, etc. Cela risque de briser ce relatif consensus médiatique favorable. Là, je crois que les choses vont plutôt dans le bon sens, des éléments critiques apparaissent petit à petit depuis la fin du second tour des législatives. De toute façon, il y aura une réduction du marché médiatique s’ils disent tous la même chose, alors il va bien falloir que les acteurs médiatiques adoptent des lignes différentes.
5) Est-ce qu’on peut considérer que Macron s’est couché devant l’Allemagne ?
Il ne faut pas prendre la question comme cela. L’Allemagne n’est demandeuse de rien puisque le système actuel de la zone euro lui convient largement. Il n’y a pas de demande de changement institutionnel de la zone euro a priori en Allemagne. Des changements ont été demandés et obtenus par l’Allemagne pendant la crise des dettes européennes, mais depuis elle ne demande rien. Le problème, c’est que la construction actuelle ne peut pas tenir. Chacun en a convenu pendant la campagne française. En réalité, de Mélenchon à Macron, tout le monde était d’accord pour changer le cadre actuel de la zone euro, mais la méthode différait : la construction d’un rapport de force pour Mélenchon ; l’arrivée au pouvoir de Schulz pour Hamon ; le fait de convaincre l’Allemagne par les réformes pour Macron. L’objectif reste une zone euro plus équilibrée. Le pari de Macron est de dire : je ne peux pas aller au conflit avec l’Allemagne et donc je vais faire des réformes pour améliorer la compétitivité de la France et donner des gages à l’Allemagne. C’est-à-dire, faire ses fameux « devoirs à la maison » (Hausaufgaben) comme on dit dans la presse allemande. Une fois que ce sera fait, il compte obtenir une plus forte intégration de la zone euro. C’est un pari très risqué même si Merkel n’a pas intérêt à fragiliser Macron. Les Allemands disent pour l’instant qu’ils sont assez d’accord, mais posent des conditions. Ils acceptent en principe la proposition de Macron de mutualisation des moyens dans la zone euro. Mais en gros, il s’agit de mutualiser les dettes quand il n’y en a plus besoin, puisque cette réforme est conditionnée au fait que les États jugulent leur déficit dans la durée. Il faut comprendre que l’Allemagne ne demande rien, elle attend juste que la France fasse ce qu’elle s’est elle-même engagée à faire : de l’austérité et de la dérégulation du marché du travail. Alors même que cette potion est aujourd’hui critiquée par le FMI ! On a donc des gens qui se prétendent modernes et supérieurement intelligents, et qui suivent une voie discréditée depuis 2010 !
Je dis donc que Macron ne s’est pas couché devant l’Allemagne. Il a simplement suivi sa logique néolibérale. Avec cette politique, on s’expose à une spirale récessive extrêmement dangereuse sur le plan macroéconomique. Et de plus, on perd tout l’aspect relance du programme initial parce qu’on ne peut pas faire autrement et que ce n’est pas la priorité. La priorité du gouvernement est austéritaire. C’est une servitude volontaire avec un but : l’espoir qu’en se faisant mal on va réussir, qui est intrinsèque à la pensée libérale. C’est un peu du bon sens paysan : « pour faire pousser mon champ, il faut que je sue derrière ma charrue ». On en revient toujours à l’apparence du bon sens qui est systématique dans cette pensée et qui la rend extrêmement forte. Il est plus valorisant de se dire qu’on a réussi en ayant souffert, que de se dire : « moi j’ai réussi sans faire trop d’efforts, et puis ça marche bien quand même ». On est face à un libéralo-masochisme. C’est ce qu’on a expliqué à la Grèce : « Vous avez bien profité, vous vous êtes goinfrés, maintenant il faut s’infliger la souffrance nécessaire comme les autres ». C’est exactement comme pendant la crise financière de 2007-2008. Aujourd’hui encore, les libéraux expliquent que le problème ce ne sont pas les dérives systémiques de la finance, mais que des gens aient accepté de s’endetter pour se loger. Pour eux, la crise de 2007-2008 n’est pas une crise du libéralisme. C’est parce que les gens ne se sont pas assez fait mal qu’il y a eu une crise, et c’est ce qu’on est en train de dire aux Français sur les réformes et les dépenses publiques. On leur dit : « vous vous êtes bien gavés les gars, vous n’avez pas fait les réformes et vous avez vécu au-dessus de vos moyens contrairement à vos voisins européens. C’est injuste, maintenant vous allez souffrir, vous allez payer ».
6) Angela Merkel va vraisemblablement remporter les élections allemandes de septembre, mais les élections italiennes approchent et sont à risque pour l’ordre européen. La France a-t-elle intérêt à travailler avec l’Italie ?
Angela Merkel a gagné mais la question est de savoir avec qui elle va gouverner. Il y a un vrai danger si Merkel s’allie avec les libéraux du FDP en pleine poussée, et qui sont sur une position dure sur le budget et l’Union Européenne. En 2009, le FDP avait établi un contrat de coalition avec Angela Merkel, détricoté ensuite par la même Merkel suite aux programmes « d’aides à la Grèce » – en fait des subventions au système financier international. Les libéraux vont donc faire très attention au contrat de coalition qu’ils vont signer avec la CDU et exiger des gages. D’autant plus qu’en 2013 ils avaient été exclus du Bundestag parce que l’électorat libéral estimait que le FDP s’était compromis dans la politique européenne de Merkel. Il est d’ailleurs important de noter qu’une bonne partie de cet électorat libéral s’est alors réfugié vers l’AfD qui revendiquait un retour à une forme de purisme ordolibéral. Et aujourd’hui, à l’inverse, le FDP reprend des voix au parti d’extrême-droite. Bref, les libéraux vont mettre des exigences très élevées dans ce contrat de coalition, ce qui est très inquiétant pour Macron. Il ne suffira plus de faire 3% de déficit quand on a promis 2,8%, il faudra respecter drastiquement le pacte budgétaire et réduire son déficit structurel, et donc faire encore plus d’efforts – notamment en matière de dérégulation. C’est la logique de la flèche de Zénon : on croit avoir atteint le but et en fait non, on doit continuer de courir après. Macron risque en réalité de ne rien obtenir de l’Allemagne parce que l’Allemagne considérera toujours que ce n’est pas assez.
Concernant l’Italie, il est très difficile de savoir quel gouvernement sortira des élections. Comme la loi électorale est revenue à une version avec une proportionnelle quasi-intégrale et un seuil à 4%, il va falloir qu’il y ait une coalition. Et on voit difficilement quel type de coalition pourrait se mettre en place. Le Mouvement Cinq Etoiles ne semble pas prêt à s’allier avec d’autres mouvements eurosceptiques de centre-droit comme Forza Italia et la Ligue du Nord. Et puis, est-ce que le Mouvement Cinq Etoiles a vraiment envie de prendre le pouvoir et d’organiser un référendum sur l’euro ? Il est difficile de répondre à cette question, on ne sait pas. Ce qui est néanmoins certain c’est qu’il y a un vrai problème économique en Italie dont la croissance est inférieure à la quasi-totalité de la zone euro. Celle-ci est insuffisante pour assurer le financement du modèle social et des transferts budgétaires qui compensent les disparités entre le Nord et le Sud du pays. Il faut aussi rappeler que la dette pèse très lourd dans les finances publiques italiennes. Donc si la zone euro reste comme ça et que l’Allemagne ne bouge pas il va y avoir un vrai problème italien. Cela peut se déclencher par un biais politique comme par un biais bancaire. On ne sait pas quand, mais cela arrivera, cela ne peut pas continuer comme ça pendant dix ans. La situation bancaire italienne fait que le sauvetage des banques ne peut se faire que par l’État, sauf que l’État est déjà surendetté, et qu’il est obligé de dégager un excédent primaire de plus en plus fort – ce qui est une ponction importante sur la richesse nationale. Les marges de manœuvre de l’État italien dans le cadre des règles de la zone euro sont donc très faibles.
Les Italiens sont toujours en demande de réforme de la zone euro. Donc en effet, si on veut réformer la zone euro on doit s’entendre avec les Italiens, ou encore avec les Espagnols, les Portugais et les Grecs. Il est donc essentiel que la France et l’Italie imposent à l’Allemagne certaines réformes.Le problème est que la stratégie de Macron est le couple franco-allemand à l’ancienne. On a une obsession du franco-allemand qui n’est qu’une des données de la réforme de la zone euro et on ne regarde pas suffisamment autour. Soit dit en passant, l’Allemagne savait très bien regarder autour pendant la crise grecque quand elle envoyait les Slovaques, les Hollandais et les Finlandais contre les Grecs. Nous on ne sait pas faire la même chose, au nom du franco-allemand, précisément.
7) On assiste plus largement à un effondrement des partis sociaux-démocrates en Europe et du vieux monde politique. Est-ce que les mouvements populistes de toutes sortes sont en train d’arriver à maturité ? Que pensez-vous de ces derniers ?
Tout dépend de ce qu’on appelle les mouvements populistes. L’échec de l’Union Européenne pendant la crise de la dette a produit un phénomène de retour au national qui a pris plusieurs formes : des formes nationalistes d’extrême-droite qu’il faut combattre ; des formes de gauche radicale qui opposent ceux d’en haut à ceux d’en bas ; mais aussi Macron qui fait du populisme à sa façon en s’appuyant sur une catégorie sociale particulière qu’il flatte quitte à s’arranger avec la vérité. La démarche est la même, mais je crois qu’il y a tout de même une persistance du clivage gauche-droite même si celui-ci est brouillé. Au fond, quand on a à choisir entre une politique d’austérité et une politique d’investissements publics, on arbitre entre des intérêts, et là c’est concret. La victoire de Macron montre la persistance d’une logique de classe sociale. Macron, c’est la victoire d’une classe sociale sur une autre.
Ce qui est clair, c’est que le populisme d’extrême-droite n’est pas en capacité d’arriver au pouvoir dans le contexte européen pour le moment. Il y a une résistance des sociétés. Maintenant, pour le populisme de centre, Macron a montré que c’était possible d’arriver au pouvoir dans un contexte de disparition de la social-démocratie et d’affaiblissement de la droite traditionnelle. je ne sais pas si ça peut se faire ailleurs en Europe, cela me semble compliqué. Quant à la gauche, on peut voir des phénomènes intéressants comme Corbyn qui s’appuie lui sur un parti traditionnel, qui a gauchi le discours du Labour tout en faisant des concessions à l’électorat de centre-gauche. Lepopulisme ne se suffit pas à lui-même. C’est une question qui se pose à La France Insoumise : est-ce que LFI peut prendre le pouvoir seule, ou est-ce qu’elle compte s’appuyer sur d’autres éléments, ce qui implique aussi d’accepter qu’elle est de gauche ? C’est ce que Corbyn a fait intelligemment quand il a effectué une synthèse entre le populisme et la gauche traditionnelle, alors que le SPD en a été incapable. C’est cet équilibre qui se pose aujourd’hui pour les gauches européennes.
Jorge Moruno, 34 ans, est sociologue du travail. Il est aussi l’ancien responsable à l’argumentation de Podemos et figure parmi les initiateurs du mouvement. Dans son dernier ouvrage, La Fábrica del emprendedor [La Fabrique de l’entrepreneur], Jorge Moruno analyse avec précision la centralité acquise par la figure de l’entrepreneur dans nos sociétés et s’érige contre le “totalitarisme de l’entreprise-monde”. Dans la première partie de cet entretien réalisé à Madrid, nous l’avons interrogé sur cette figure de l’entrepreneur, sur notre rapport au travail, le revenu universel, les ressorts de l’hégémonie du néolibéralisme et l’émergence d’un “populisme néolibéral” dont Emmanuel Macron est l’un des principaux avatars.
LVSL : Vous êtes l’auteur de La Fábrica del emprendedor [La fabrique de l’entrepreneur]. En quoi la figure de l’entrepreneur est-elle à vos yeux devenue centrale dans nos sociétés ?
La figure de l’entrepreneur acquiert un rôle majeur dans la sphère publique depuis que la crise économique de 2008 a mis en évidence la difficulté d’intégrer socialement la population par le mécanisme du travail salarié. Comme il est désormais plus difficile de garantir un volume de travail suffisant et ininterrompu pour la majorité de la population, on voit apparaître cette injonction à entreprendre, couplée à une rhétorique de type « poursuis tes rêves, pars à la conquête du succès. Car quand on veut, on peut ».
C’est une manière de contourner les problèmes économiques structurels de nos sociétés occidentales, marquées par la crise des compromis sociaux de l’après-guerre. Pour moi, c’est une véritable crise de régime qui frappe une société dont la colonne vertébrale est l’emploi, en tant que voie d’accès à la citoyenneté, aux droits sociaux, à la consommation. Tout cela est en passe de s’effondrer.
“Le succès du modèle culturel néolibéral : articuler sous sa propre grille de lecture des aspirations qui n’ont rien de mauvais en soi, comme l’autonomie, l’initiative et la coopération.”
Ceséquilibres du vivre-ensemblesont entrés en crise à partir des années 1970. Depuis cette période jusqu’à nos jours, la contre-révolution néolibérale a provoqué la fuite en avant d’un capitalisme qui vit à crédit. Dans les années 1970 débute la financiarisation des économies, à laquelle répond la figure de l’entrepreneur commetrait culturel caractéristique de l’ère de la finance triomphante. Avoir des rêves et vouloir innover ne sont pas en soi de mauvaises choses. Mais l’un des plus grands succès de ce modèle culturel néolibéral tient précisément à sa capacité à modeler, à articuler sous sa propre grille de lecture des aspirations qui n’ont rien de mauvais en soi : l’autonomie, l’initiative, la coopération, l’économie collaborative.
La meilleure manière d’affronter ce discours entrepreneurial n’est donc pas tant de rejeter les aspirations auxquelles il s’adresse, mais de comprendre ces aspirations et de les articuler différemment, selon une autre vision du monde. Il ne s’agit pas d’essayer de rééditer un imaginaire du passé, mais de l’adapter au XXIe siècle, dans un contexte où la stabilité de l’emploi ne constituera plus une garantie de citoyenneté. Cela n’arrivera plus jamais. Et ce n’est pas moi qui le dis, mais l’Organisation internationale du travail, qui reconnaît que les emplois stables et durables vont être de moins en moins prédominants dans les sociétés occidentales. De même que la Confédération européenne des syndicats, selon laquelle le travail salarié ne garantit pas la possibilité de mener une vie digne. La question que nous devons nous poser est la suivante : comment pouvons-nous imaginer une fabrique de la citoyennetéqui ne dépende pas de la stabilité du travail ?
LVSL : Votre analyse se rapproche d’une certaine manière de celle développée par Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme, lorsque vous insistez sur la capacité du capitalisme dans sa version néolibérale à absorber la critique, à incorporer les aspirations d’autonomie et d’épanouissement des individus. L’hégémonie néolibérale s’explique-t-elle pour vous par cette capacité à se rendre désirable ?
Oui, dans la lignée d’André Gorz et de la critique du nouveau capitalisme, je considère que la question culturelle est centrale. On peut considérer que la culture a fusionné avec la logique de la production, elle s’est mercantilisée : plus aucune sphère de vie n’échappe aujourd’hui à la relation sociale capitaliste. Il est intéressant de remarquer que le capitalisme dans sa phase néolibérale se construit en ce sens une utopie, une pensée vivante, comme le disait Hayek. Et cette utopie est basée sur une sorte d’esprit communiste. Je ne me réfère pas ici aux pays qui ont expérimenté le “socialisme réel” mais à l’idée de s’émanciper de ses conditions matérielles d’existence.
Tout le discours sur la motivation, que l’on retrouve tant chez Macron que dans les annonces publicitaires, tient en cette formule : “émancipe-toi de la place que l’on t’a assignée, émancipe-toi de ta condition de travailleur”. D’une certaine manière, c’est ce à quoi encourage la théorie marxiste ! Je crois que le moteur de ce qui rend acceptable la situation, y compris dans le moment de crise structurelle que nous traversons aujourd’hui, c’est l’idée de “mieux vivre et moins souffrir”. Cette idée, Margaret Thatcher l’a articulée à sa manière en parlant du capitalisme de propriétaires. Il ne s’agissait pas d’un discours destiné aux élites, mais d’un discours adressé au peuple : l’accès à la propriété était mis en avant comme une manière de rendre le pouvoir au peuple.
Je crois que dans l’étape actuelle du capitalisme, l’utopie néolibérale s’articule autour de l’idée que “la solution est en toi”. Et nous sommes là face à un paradoxe : alors que le néolibéralisme en appelle à l’émancipation du travailleur de sa condition de salarié, ceux qui affrontent le capitalisme revendiquent le droit pour les salariés d’occuper la place qui leur revient dans le capitalisme. C’est mai 68 à l’envers, en quelque sorte.
LVSL : Si le capitalisme néolibéral arrive autant à intégrer et à digérer la contradiction, quel modèle faut-il proposer aujourd’hui ?
Nous devons nous poser la question suivante : Comment serons-nous capables de construire une utopie qui ne se présente pas sur un mode défensif, mais qui prenne à bras le corps les conditions structurelles du XXIe siècle, une utopie qui passe à l’offensive et accepte de relever de nouveaux défis ? Il nous faut notamment imaginer de nouveaux critères de la richesse et de la citoyenneté, qui ne soient pas mesurés à l’aune du temps de travail investi. Car il y a aujourd’hui plus de richesse que de travail rémunéré. Nous pouvons construire une autre manière de concevoir la richesse, qui inclue par exemple les tâches ménagères, le temps passé à prendre soin de nos enfants, de nos anciens, autant d’activités qui ne sont pas considérées aujourd’hui comme de la richesse.
“Face au moi-néolibéral, au moi-entreprise, nous devons imaginer l’émancipation de manière collective à travers un “nous pouvons” plutôt qu’un “je peux”.”
Tout imaginaire centré sur la revendication du plein emploi est voué à l’échec et ne peut que renforcer le discours de Macron qui consiste à dire que la solution se trouve dans les individus. C’est un discours qui s’adresse aux exclus du marché du travail stable, à qui l’on explique qu’ils ne trouveront pas d’emploi durable dans leur vie, un discours qui esquisse un futur dans lequel ils pourront s’en sortir en bâtissant eux-mêmes leur propre avenir, en devenant entrepreneur. Face au “moi néolibéral”, au “moi entreprise”, nous devons imaginer l’émancipation de manière collective, à travers un “nous pouvons” plutôt qu’un “je peux”.
André Gorz l’explique très bien. Nous avons trop naturalisé le concept moderne de travail, que nous considérons comme le seul historiquement valable pour appréhender l’activité humaine. L’idéologie du travail est très forte, elle est solidement ancrée dans les mentalités depuis le XVIIIe siècle. Il est très difficile – et c’est là la bataille que nous devons mener pour concevoir un imaginaire adapté au XXIe siècle – de concevoir une autre manière d’envisager le travail, au delà de la forme qu’il prend aujourd’hui lorsqu’il est inséré dans les relations sociales capitalistes. Il ne s’agit pas de revendiquer l’oisiveté, mais une autre manière d’appréhender le vivre-ensemble.
Nous devons réfléchir à la manière de construire une conception de la richesse qui ne passe pas par la valeur marchande. Le marxisme traditionnel a toujours estimé que la valeur était une bonne chose, qu’il fallait revendiquer des droits pour les salariés car ils sont ceux qui produisent la valeur, qui sont productifs. Évidemment, mais productifs dans la logique du capital. Ce qu’il faut construire, c’est une autre logique avec des critères qui ne passent pas par le filtre du capitalisme.
Quel est le problème aujourd’hui? Il semblerait que c’est le capitalisme lui-même qui commence à abolir le travail, et par conséquent à s’abolir lui-même, dans la mesure où il n’existe pas en dernier ressort de capitalisme sans travail humain. C’est la grande contradiction que souligne Marx : le capitalisme, pour continuer de croitre, doit en finir avec les fondements de sa propre croissance, c’est à dire avec une richesse matérielle et sociale qu’il lui est toujours plus difficile de canaliser à travers la valeur. Cela peut le faire exploser.
L’activité humaine ne doit pas être mesurée à l’aune des critères du capital. Une partie du mouvement ouvrier traditionnel a été en ce sens fonctionnelle au développement du capitalisme. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose, puisqu’ils ont conquis des droits sociaux à l’intérieur même de cette relation avec le capital. Mais la lutte des classes devient une lutte de droit commercial : si la force de travail est une marchandise, pourquoi ne pas chercher à la vendre le plus cher possible sur le marché ? Dans cette optique, on reste dans une relation entre des catégories qui sont celles du capital. Nous devons donc nous demander comment nous pouvons nous émanciper de cette emprise de la valeur marchande, dans un contexte où la “marchandise humaine” est de plus en plus difficile à vendre sur le marché du travail…
LVSL : La valeur travail est une composante centrale de nos sociétés. On stigmatise constamment ceux qui n’ont pas accès à l’emploi, les bénéficiaires de prestations sociales, régulièrement repeints en « assistés » et en « fainéants ». Dès lors, comment peut-on élaborer une stratégie politique autour de l’émancipation de la valeur travail ? Lors de l’élection présidentielle française, le revenu universel de Benoît Hamon n’a pas soulevé les foules. Le candidat de gauche qui a recueilli le plus de suffrages, Jean-Luc Mélenchon, défendait davantage une relance de l’activité et la création d’emplois, des conditions de travail dignes pour les salariés ainsi qu’une Sécurité sociale intégrale.
On aurait tort de fétichiser une mesure comme le revenu universel, qui est elle-même sujette à discussion. On en parle jusqu’au FMI, à l’OCDE, ou dans la Silicon Valley. Il existe des lectures ultralibérales du revenu de base. C’est la raison pour laquelle il faut d’abord définir le contexte, l’orientation politique générale dans laquelle s’inscrit la mesure. Si le revenu universel est uniquement envisagé comme une manière d’en finir avec la pauvreté, il me semble qu’il s’agit là d’une idée dangereuse. Car sans vision d’ensemble, le revenu de base risque bien, sous la pression néolibérale, d’être mis en place en tant que substitution à d’autres droits comme l’éducation et la santé publiques. C’est un peu l’idée du « chèque éducation » de Milton Friedman.
“Nous avons confiance dans les profits privés, mais nous nous méfions du fait que tout le monde puisse bénéficier d’un minimum vital garanti, car cela reviendrait à promouvoir l’oisiveté.”
Ce qu’il faut disputer, c’est donc le sens que l’on donne au revenu universel. Fondamentalement, nous ne parlons pas tant de mesures politiques que de la manière dont nous décidons de gérer notre temps, pour faire en sorte que tout le monde ait accès à d’autres activités que l’emploi – telles que la politique. C’est une lutte profondément idéologique. Dans les enquêtes, lorsque l’on demande aux gens s’ils arrêteraient de travailler en cas de perception d’un revenu de base, la plupart répond « non ». Mais si on leur demande s’ils pensent que les autres arrêteraient de travailler, ils répondent « oui ». Ce n’est pas naturel, c’est profondément idéologique : cette méfiance envers les pauvres est le fruit d’un modèle économique, social et culturel basé sur l’économie de l’offre et la théorie du ruissellement. Cette idéologie selon laquelle si les riches vont bien, s’ils maximisent leurs profits, cela finira par ruisseler sur l’ensemble de la société, pour le plus grand bénéfice de tous. Ainsi, nous avons confiance dans les profits privés, mais nous nous méfions du fait que tout le monde puisse bénéficier d’un minimum vital garanti, car cela reviendrait à promouvoir l’oisiveté, la désaffection des gens vis-à-vis du travail.
La caractéristique du salariat, comme l’explique bien Frédéric Lordon, est la dépendance : le fait que la reproduction matérielle du salarié dépende d’une tierce personne. Mais si la relation salariale était moins subordonnée à cette logique de dépendance, chacun aurait la capacité de décider de son propre temps, et pourrait par conséquent rejeter les contrats précaires.
Au lieu de parler de revenu universel, nous devrions parler de ce que nous faisons du temps. On dit souvent que si la sécurité se définissait en autonomie vis à vis du travail, cela désinciterait la recherche d’emploi. Mais à l’inverse, moi je souhaite vivre dans une société au sein de laquelle personne ne se voit contraint d’accepter un travail précaire, je veux une société dans laquelle on puisse rejeter le travail. Car lorsqu’une société a la possibilité de rejeter le travail, elle améliore ses conditions de vie, c’est ce que l’on retrouve derrière toute avancée historique.
Je ne connais pas en détails la perspective de Jean-Luc Mélenchon. Mais je crois que l’on reste souvent dans l’idée d’une société qui continue à fonctionner sur la base du plein-emploi, d’un volume de travail qui garantisse que la majorité de la population se structure par son incorporation sociale à travers le travail rémunéré. Rien n’empêche de réorienter l’investissement vers l’économie verte et la création d’emploi. Ce que je mets en doute, c’est l’horizon du plein emploi qui correspond à un format de société qui, je crois, ne reviendra pas.
Je crois que nous avons l’opportunité, au XXIe siècle, de remédier à cette précarité qui apparaît aujourd’hui comme une servitude, en construisant l’identité et la reconnaissance sociale au-delà du travail rémunéré. C’est ce que préconisait André Gorz : passer d’une société du pluri-emploi, dans laquelle nous sommes contraints de cumuler les emplois mal payés, à une société de la multiactivité, dans laquelle le travail rémunéré n’est pas au centre de nos biographies tandis que d’autres types d’activités peuvent être valorisés socialement. Une société dans laquelle nous ne tirerions pas nos revenus et notre sécurité exclusivement du travail rémunéré.
LVSL : Notre attachement à la valeur travail relève donc d’une certaine manière de la servitude volontaire ?
Oui, c’est là qu’entre en ligne de compte la figure du “doer”. Aujourd’hui, être actif en permanence et pouvoir dire « je n’ai pas le temps » est devenu une forme de distinction, une manière d’accéder à un statut social. C’est la logique du businessman : être busy, c’est-à-dire être toujours occupé. Nous sommes invités à devenir nos propres marques, à devenir nos propres entreprises. La classe laborieuse, qui auparavant rejetait l’usine et les rythmes de la chaîne de montage, est aujourd’hui appelée à se construire en devenant l’entreprise d’elle-même.
“Etre actif en permanence et pouvoir dire “je n’ai pas le temps” est devenu une forme de distinction. C’est la logique du businessman : être busy, c’est à dire toujours occupé.”
Face à cela, les imaginaires réchauffés des années 1950-1960 ne font pas le poids. La gauche en est venue à défendre ce qu’elle critiquait il y a quarante ans, à défendre ce que nous considérions auparavant comme une limite à l’émancipation humaine. Aujourd’hui, les objectifs se résument à obtenir des conditions de travail dignes et de meilleurs salaires. C’est très bien, évidemment, mais nous devons forger une nouvelle utopie dans laquelle il soit possible de croire que l’on peut vraiment changer la vie, et pas seulement actualiser le modèle existant en lui appliquant des rustines.
LVSL: Ne pensez-vous pas qu’une mesure comme le revenu universel peut rebuter les milieux populaires, qui tendanciellement valorisent davantage le travail et l’effort ? D’aucuns diraient qu’il s’agit d’une revendication adressée à la petite bourgeoisie urbaine…
C’est la raison pour laquelle il faut construire un imaginaire puissant, qui ne se crée pas du jour au lendemain, dans lequel une proposition comme le revenu de base ne soit pas interprétée comme « gagner de l’argent à ne rien faire ». Le problème avec cette vision des choses, c’est qu’elle sous-entend que « faire quelque chose » est synonyme de travail rémunéré, et rien d’autre.
Pour que les gens acceptent de franchir le pas vers ce type de politiques qui leur semblent aujourd’hui étranges, irréalistes, il faut fondamentalement commencer par générer un climat de confiance. J’en viens ici au cas de Podemos : nous cherchons à créer de la confiance là où nous gouvernons déjà, à travers les mairies du changement. Nous devons vaincre l’idée de peur, l’idée selon laquelle si nous gouvernons, tout va partir en vrille. En créant la confiance, on construit des ponts avec les gens les plus frappés par la crise qui jusqu’ici n’osent pas les traverser. Ce n’est pas une simple question de pédagogie, il ne s’agit pas de convaincre les gens un par un. Il s’agit de rendre ce que nous proposons plus désirable. Le capitalisme le fait très bien, dans toutes les sphères de vie.
Par exemple, on critique beaucoup le gangsta rap pour ses obscénités, pour son rapport idolâtre à l’argent. Mais en réalité, il ne fait que mettre en évidence ce qui mobilise les passions du néolibéralisme : la femme comme marchandise, la possibilité de dépenser l’argent durement gagné au travail, etc. C’est quelque chose d’inconscient, de transversal.
Une structure idéologique que l’on retrouve tant chez Coca Cola que chez Daesh. Il suffit de comparer le dispositif de communication de Daesh et celui d’Al-Qaeda à l’époque de Ben Laden, pour constater de profondes mutations. D’un type reclus dans une cave et filmé en mauvaise qualité, on est passé à une structure communicationnelle révolutionnaire qui s’approprie les modèles d’Hollywood, les codes de jeux vidéos comme GTA. Ce n’est pas Call of Duty mais Call of Djihad. Il y a ici un élément fondamental : ils n’ont pas renoncé à la projection d’un horizon communautaire basé sur la joie. Daesh apporte la mort, mais leurs images ressemblent à des publicités de Benneton, pleines de couleurs et de sourires. Ils ne s’adressent pas tant à la jeunesse à travers la religion qu’à travers la promotion d’un mode de vie. C’est aussi ce que vend Coca-Cola, et n’importe quel type de publicité : une manière de voir le monde, de rendre désirable le mode de vie que tu défends.
Pour en revenir à notre sujet, le débat ne peut pas se réduire à “revenu universel : oui ou non”, il relève de la construction nécessaire d’un imaginaire plus désirable. Un imaginaire qui rende désirable une autre manière de vivre, tout particulièrement pour les plus démunis, qui sont précisément ceux qui pensent le plus que la politique ne sert à rien, que les choses ne peuvent pas changer. Ils ont besoin de plus de garanties, de plus de confiance.
LVSL : Il peut sembler bien difficile d’envisager ce nouvel imaginaire et de l’incarner politiquement, tant l’hégémonie néolibérale est solidement installée. En France, Emmanuel Macron représente parfaitement cette idée d’ “utopie” néolibérale, fondée sur l’idée d’une France qui avance…
Absolument. On a notre propre version en Espagne avec Ciudadanos et son leader Albert Rivera, qui tentent de jouer sur l’effet Macron, mais sans disposer de la même base sociale. L’électorat du PP est plus conservateur, souvent rural et très âgé, c’est la raison pour laquelle le discours de Ciudadanos ne porte pas autant.
Bien souvent, les débats sur le populisme nous conduisent à affirmer la chose suivante : “est populiste toute force politique qui critique l’état actuel des choses”. Dans les sommets européens, on parle du populisme comme du grand défi, soit dit en passant sans jamais s’interroger sur les raisons qui poussent les gens à se méfier de ces structures européennes profondément autoritaires qui leur tournent le dos.
“On observe le néolibéralisme adopter une forme politique propre, qu’on pourrait qualifier de populisme néolibéral ou de populisme technocratique (…) On l’observe dans les discours d’Emmanuel Macron sur l’entreprenariat.”
Toujours est-il qu’il semble y avoir une opposition entre le “modèle Podemos” et le “modèle Le Pen”, comme s’il ne pouvait y avoir que deux formes de populisme. Mais entre les deux, on observe le néolibéralisme adopter une forme politique propre, qu’on pourrait qualifier de populisme néolibéral ou de populisme technocratique. Ce populisme néolibéral déplace les catégories du domaine des ressources humaines et du développement personnel dans la sphère politique.
L’hégémonie de ce modèle culturel est déjà solidement installée grâce aux publicités, aux programmes de télévision. On l’observe dans les discours d’Emmanuel Macron sur l’entreprenariat, ou chez le président argentin Mauricio Macri. C’est un populisme qui ne renonce pas à l’aspiration à créer une communauté. Tout comme la vague de l’économie collaborative, à l’instar d’Airbnb, son discours part du commun, du désir de collaborer, de créer un nouveau “nous”.
Ce populisme a été mis de côté, alors même qu’il oblige d’autres acteurs à se positionner par rapport à lui. Marine Le Pen, par exemple, se macronise, du moins je le crois. J’ai remarqué cette publicité du Front national à destination des futurs adhérents, avec deux jeunes filles à bicyclette, on aurait dit une publicité pour Vodafone. On voit bien qu’il y a une structure idéologique qui va au-delà des partis, que partagent le discours publicitaire et les discours politiques. D’une certaine manière, on assiste à la fusion entre le marketing et la politique, les deux éléments devenant désormais indissociables.
Aujourd’hui, aucun projet politique, qu’il s’agisse de celui de Macron, de Le Pen ou de Mélenchon, ne peut espérer convaincre simplement par la pédagogie. L’être humain est rationnel, mais il est aussi passionnel. Il ne suffit pas d’attendre que l’adversaire se trompe, il faut proposer un avenir attractif, désirable.
LVSL : Dans les meetings de Podemos, les participants scandent “Oui, c’est possible”, comme s’ils se projetaient dans un horizon positif. En France en revanche, il est plus fréquent d’entonner “Résistance !” …
Pour le Français plus ou moins politisé, qui regarde les JT de temps en temps, il est nécessaire de générer des perceptions. Le discours ne se réduit pas à des mots. Dans notre société saturée de stimuli publicitaires qui cherchent à capter le “temps de cerveau humain disponible”, comme le disait l’ancien PDG de TF1 en France, nous sommes contraints de combattre un capitalisme qui a incorporé la communication comme une base fondamentale de son développement. Communication et communauté partagent d’ailleurs la même racine étymologique : la communication, c’est une manière de créer une communauté. Dès lors, on ne peut pas se contenter de dire “résistance, résistance”.
Je crois que dans la campagne présidentielle française, Jean-Luc Mélenchon est passé de “Résistance” à “Je suis le futur président de la République”. C’est ce qui fait la différence. En adoptant exclusivement une position de résistance, on tend à s’enfermer dans une situation de subordination, on renonce à créer une contre-hégémonie. Car on se limite à remplir un rôle subalterne dans une configuration de répartition du pouvoir déjà donnée, au lieu de disputer l’hégémonie de l’adversaire.
Par exemple, si Podemos en venait à débattre avec le PSOE pour savoir lequel des deux partis est le plus à gauche, nous ne pourrions que perdre. Car le PSOE expliquera qu’ils sont la maison commune de la gauche et que Podemos doit la rejoindre. C’est la raison pour laquelle actuellement, le PSOE tient tant à préciser qu’ils représentent la gauche. Et c’est ce pourquoi nous avons renversé l’échiquier politique en expliquant que le problème n’est pas de savoir si les gens ont voté pour le PSOE ou pour le PP, le problème provient du fait qu’il y a une élite qui travaille pour des intérêts privés au mépris de ce que les gens décident. Il y a une majorité, et une minorité. Il s’agit donc de déterminer où situer le curseur, de quelle manière on interpelle les citoyens à travers le discours. Il est possible de le faire à travers les mots, les images, les idées que l’on projette.
“L’enjeu consiste donc à construire la confiance dans l’idée qu’une autre France est possible. On ne peut construire cette confiance que si l’on est capable d’annoncer un futur proche, un futur-déjà-là.”
Le succès rencontré par Manuela Carmena [actuelle maire de Madrid, soutenue par Podemos] n’est pas tant le fruit des mots qu’elle prononce que de l’image qu’elle dégage, une image de confiance et d’authenticité. L’enjeu consiste donc à construire la confiance dans l’idée qu’une autre France est possible. On ne peut construire cette confiance que si l’on est capable d’annoncer un futur proche, un futur-déjà-là. En d’autres termes, il est nécessaire de retourner l’idée classique de l’avant-garde, cette idée selon laquelle le parti détiendrait un savoir méconnu de la société et qu’il suffirait de diffuser le message à cette dernière pour la convaincre. Non : la société est en avance sur les partis. Il faut donc ouvrir la structure des opportunités pour que la société façonne un futur dans lequel personne ne sera laissé pour compte, une France à la hauteur de son peuple.
Pour moi, trois options distinctes se profilent dans nos sociétés : une société d’entrepreneurs condamnée à l’échec, fondée sur la compétition perpétuelle, des individus endettés et destinés à se vendre comme des marques de vêtement. Cette société de l’insécurité, sur le modèle des Hunger Games, c’est celle de Macron.
La seconde option, c’est le repli identitaire sur la base d’un passé mythifié, construit en opposition à un parasite qui dénaturerait la pureté et la bonté du corps social français : les immigrés, les arabes. Dans cette optique, la solution consisterait à se libérer du parasite pour retrouver la pureté du peuple français. Cette vision ne critique jamais l’économie politique, ne s’intéresse jamais aux causes structurelles de la crise. Ce modèle, c’est celui de Le Pen.
La troisième option, c’est la réinvention démocratique. Et nous rentrons là dans un débat plus vaste : que faire avec l’Europe ?
Entretien réalisé par Léo Rosell, Lenny Benbara et Vincent Dain. Traduction réalisée par Vincent Dain.
Les ordonnances Pénicaud s’inscrivent dans la continuité d’un vaste projet patronal de précarité de masse, sous couvert de lutte contre le chômage de masse. Le Code du Travail s’en trouve menacé. Le gouvernement tente de maquiller, derrière une communication axée autour de la modernité et de la liberté, une politique déjà datée qui ne servira en bout de course que les grands intérêts industriels et financiers. Et au détriment des conditions de travail et de la rémunération des travailleurs.
« La mondialisation, la transformation numérique, les nouvelles attentes [ndlr, lesquelles ?] des salariés […] et les besoins [ndlr, lesquels ?] des entreprises pour croître et créer des emplois » nous auraient donc propulsés dans un monde complètement « nouveau » auquel notre code du travail centenaire ne serait plus du tout adapté. En résumé, e code du travail, c’était bien avant mais il faudrait passer à autre chose.
Mais qu’est-ce que Madame Pénicaud reproche au juste au code du travail ? C’est assez simple : l’ancienne DRH de Danone le dépeint comme un carcan « qui, en gros, n’est fait que pour embêter 95% des entreprises et sanctionner les 5 % qui ne se conduisent pas dans les règles. »
Sous le vernis de la modernité, Muriel Pénicaud tient en réalité un discours aussi vieux que le code du travail lui-même, instauré en 1910. Les arguments du personnel politique pro-patronat de l’époque contre le code du travail étaient déjà les mêmes : « Vos lois sociales coulent une industrie déjà fragile ! », lançait en 1909 le sénateur Eugène Touron à René Viviani, le ministre qui a porté la loi instaurant le code du travail à l’époque. La bataille autour du code du travail, ce n’est pas le vieux monde contre le nouveau monde ; c’est le conflit continu entre le capital et le travail.
Un code du travail presque accusé d’être liberticide
“Liberté”, Madame Pénicaud n’a que ce mot à la bouche. Et elle la promet aux patrons et aux travailleurs : Liberté « d’entreprendre, de créer, d’aller rapidement à la conquête des marchés, ce qui veut dire se réorganiser rapidement, liberté de négocier des règles avec des syndicats, liberté d’investir sur cette innovation sociale » pour les uns. Liberté de « participer plus aux décisions de l’entreprise, de choisir une formation, de choisir son métier voire d’entreprendre » pour les autres.
Elle leur promet également la sécurité. « Plus de liberté, plus de sécurité », voilà le nouveau slogan du concept déjà usé de « flexisécurité ». C’est la « complexité », l’« épaisseur », la « rigidité » du code du travail qui brideraient ainsi la liberté des entreprises et des travailleurs et qui mettraient à mal leur sécurité. Selon le premier ministre, le code du travail « est aujourd’hui relativement complexe, épais ». De même, il ne croit pas « qu’il puisse venir à l’esprit de quiconque de le décrire par son extrême simplicité ou par la capacité qu’il aurait eu à effectivement protéger les Français qui travaillent. »
Il s’en faut de peu que le gouvernement n’accuse le code du travail d’être liberticide. En tout cas, à les entendre, il constituerait l’un des « freins à l’emploi ». Ainsi, en guise d’exemple, la ministre du travail explique que « l’incertitude » liée au « manque de clarté des règles et sanctions […] dissuade les petites entreprises d’embaucher ou de transformer des CDD en CDI. » Muriel Pénicaud estime en toute logique que sa réforme, combinée à d’autres mesures, contribuera à faire baisser le chômage. Là encore, cet argumentaire n’a rien de nouveau.
Jacques Le Goff, professeur émérite de droit public, rappelle qu’en 1910, les partisans de l’orthodoxie libérale s’opposaient à l’instauration du code du travail. Et ce, « par réticence de principe à tout droit du travail réputé entraver le libre fonctionnement du marché en finissant par se retourner contre ses destinataires par un effet pervers constamment souligné ». Leur argument pouvait se résumer par la formule « Plus de droit du travail, moins d’emplois ».
Et Jacques Le Goff d’ajouter : « Tel est l’argument dont on mesure la remarquable constance à travers une histoire qui l’infirme crûment. » En effet, cet argument tient plus de la croyance et du dogme que d’une démonstration par les faits. Dans l’émission C dans l’air (France 5), à la question d’un téléspectateur « Y a-t-il des exemples de dérégulation du travail ayant permis de réduire le chômage et la précarité des salariés ? », le silence gêné des « experts » majoritairement libéraux sur le plateau en dit long … « – Non – Non, à ma connaissance » finiront-ils par lâcher.
Un rapport de force défavorable au salarié sciemment occulté
Le grand absent dans le discours de Macron, c’est le rapport de force défavorable au salarié dans les négociations. Un rapport de force structurellement défavorable au salarié en raison du lien de subordination qui l’unit à l’employeur que le contexte de chômage de masse et le chantage à l’emploi qui en découle, viennent accentuer. Or, Macron et ses soutiens mettent sur un même pied d’égalité salariés et patrons et misent sur « l’innovation sociale » des individus. Dans la bouche des néolibéraux, c’est tout un lexique qui gomme méthodiquement l’antagonisme entre le travail et le capital et masque leur projet politique au service des intérêts capitalistes.
On ne dit pas lutte sociale mais « dialogue social » où l’on discute entre « partenaires ». On ne dit pas patronat mais « les entreprises ». Le gouvernement de Valls n’était pas pro-patrons mais pro-business en anglais dans le texte et il aimait l’entreprise, pas le capital. La précarité devient de la flexibilité. L’égalité de droits entre les salariés ? Non, la « rigidité du droit du travail » !
De même, ne dites pas libéralisme économique, parlez plutôt de « modernité » et de « liberté ». Ne dites pas « uberisation » mais plutôt « mutation du travail ». Rigide/flexible, moderne/archaïque, pragmatique/idéologue, ouvert/fermé, contestataire/réformiste sont autant de clivages invoqués à tort ou à travers pour occulter le clivage fondamental entre le capital et le travail.
Un accord d’entreprise ne peut déroger aux accords de branche que s’il améliore la condition des salariés, lesquels accords de branche ne peuvent déroger au code du travail que s’ils améliorent les conditions des salariés : c’est le principe de faveur. C’est le fruit de plus d’un siècle d’âpres luttes sociales, syndicales et politiques qui ont permis de déplacer bon nombre de négociations hors du cadre de l’entreprise où le rapport de force est le plus exacerbé, afin de garantir un minimum d’égalité de droits d’ordre public entre tous les travailleurs (35 heures, congés payés, etc.).
On a ainsi érigé une hiérarchie des normes, avec, à son sommet, le Code du travail, qui s’applique de la même manière dans toutes les entreprises dès lors qu’il s’agit d’un domaine dit d’ordre public. Qu’est-ce que le progrès social ici si ce n’est d’étendre ces domaines d’ordre public en favorisant le plus-disant social ? Les ordonnances Pénicaud et d’autres lois qui les ont précédées, vont dans le sens exactement inverse puisqu’il est prévu, au contraire, de restreindre les domaines dits d’ordre public.
Ainsi, les 5 ordonnances Pénicaud permettront demain que des accords de branche sur la durée, le nombre de renouvellements et le délai de carence des CDD prévoient des règles plus défavorables aux salariés que ce que leur accorde le Code du travail. Les CDI de chantier pourront également être introduits par accord de branche dans tous les secteurs. Dans la même logique, la nature, le montant et les règles des primes (d’ancienneté, de vacances, de garde d’enfant, etc.), aujourd’hui fixés par les conventions collectives, pourront désormais être négociés entreprise par entreprise. Aussi, l’agenda social des négociations, le contenu et les niveaux de consultation seront désormais déterminés par les entreprises et non plus par les branches.
Les ordonnances Pénicaud multiplient donc les dérogations au principe de faveur dans de nombreux domaines. Elles amplifient ainsi un mouvement d’inversion de la hiérarchie des normes qui place, dans de plus en plus de domaines, l’accord d’entreprise au centre de la législation du travail, au détriment des conventions collectives et du code du travail. En fait, il s’agit d’une sorte de retour en arrière graduel vers l’époque où le code du travail et les conventions collectives n’avaient pas encore été arrachés au patronat.
Nier le rapport de force défavorable aux travailleurs, c’est aussi remettre en cause et affaiblir le rôle des syndicats dans la défense des intérêts des travailleurs. Les ordonnances Pénicaud prévoient notamment que, dans les entreprises de moins de 50 salariés, le patron puisse signer un accord d’entreprise sur tout type de sujet avec un employé non mandaté par les syndicats, voire non élu dans les TPE de moins de 20 salariés, alors que jusqu’ici, seul un délégué syndical pouvait signer un accord. Dans les entreprises de moins de 20 salariés, après négociations, le patron pourra toujours soumettre l’accord à referendum sur n’importe quel sujet et non plus seulement dans quelques domaines (travail dominical). Par ailleurs, le comité d’entreprise, le CHSCT (hygiène et sécurité) et les délégués du personnel fusionneront en un seul et même « comité social et économique ».
Et puisque l’employé est mis sur un même pied d’égalité que l’employeur, le délai de recours aux prud’hommes sera limité et ramené à 1 an pour tout type de licenciement, et les indemnités prud’homales en cas de licenciement abusif seront plafonnées. Les employeurs pourraient ainsi plus sereinement « budgéter » des licenciements illégaux.
Ce qui menace les conditions de travail et la rémunération des travailleurs, c’est le poison lent du nivellement par le bas (« dumping social »). Pour rester dans la course, les entreprises devront s’aligner sur leurs concurrents qui auront réussi, grâce notamment au chantage à l’emploi, à obtenir de leurs salariés, par accord d’entreprise, qu’ils acceptent les conditions de travail et de rémunération les plus « compétitives », c’est-à-dire les plus précaires.
Une loi qui s’inscrit dans un projet global de « précarité de masse »
Muriel Pénicaud détaille le plan d’attaque du gouvernement dans le JDD : « Cette réforme, ce n’est pas seulement celle du Code du travail, mais c’est un ensemble : droit du travail, retraites, pouvoir d’achat, apprentissage, formation professionnelle, assurance chômage. Quatre de ces réformes sont dans mon champ de responsabilité. Aucun de ces six éléments ne peut se comprendre sans les autres. C’est un Rubik’s Cube : on ne réussit pas un côté sans réussir l’autre. »
En effet, ces ordonnances ne sont que la énième étape d’un grand projet patronal de « précarité de masse » qui suit son cours et dans lequel s’inscrivaient déjà les lois Macron et El Khomri. Au nom de la lutte contre le chômage de masse, les gouvernements pro-patronaux qui se succèdent accompagnent un grand mouvement de précarisation généralisée des conditions de travail et de rémunération.
Dans une note pour la banque Natixis, Patrick Artus s’inquiète d’une possible « révolte des salariés » face aux « inégalités des revenus toujours plus fortes, la déformation du partage des revenus en faveur des profits, la hausse de la pauvreté, la faible hausse du salaire réel depuis 2000 et la hausse de la pression fiscale ». Cette révolte aboutirait à une hausse des salaires. Celle-ci bénéficierait aux ménages, mais pas aux actionnaires, ni aux finances publiques, ni aux grands groupes.
Il n’est donc nul besoin d’être marxiste pour constater que salariés et actionnaires ont des intérêts contradictoires. Les gouvernements « pro-business » ont conscience de cet antagonisme social bien qu’ils l’occultent volontairement, voire le nient dans le débat public ; c’est la raison pour laquelle ils procèdent graduellement par « réformes » successives. Le voilà, leur pragmatisme.
Richesse et pauvreté en Allemagne
L’une des sources d’inspiration de Macron, c’est l’Allemagne où, avec les lois Hartz, le chômage de masse dans les statistiques a été remplacé par une précarité de masse dans les foyers suite à la prolifération de l’infra-emploi (temps partiel subi, mini-jobs, etc.). On mesure aujourd’hui l’ampleur des dégâts sociaux d’une telle politique : la hausse de la pauvreté est telle outre-Rhin que même le FMI, cheval de Troie du néolibéralisme dans le monde, s’en est inquiété et a alerté Berlin en mai dernier.
Tel est l’horizon de la « modernité » d’Emmanuel Macron et de Muriel Pénicaud. Parce que c’est leur projet.
Fils de Jacques Renouvin, résistant royaliste mort en déportation, Bertrand Renouvin est un des fondateurs de la Nouvelle Action Royaliste, mouvement royaliste proche du gaullisme de gauche. Il est par ailleurs membre du Conseil économique et social, après avoir été nommé par François Mitterrand.
LVSL – Macron Pharaon, Macron Jupiter, Macron Roi soleil… Vous qui vous définissez comme royaliste et gaulliste de gauche, et qui avez voté Mitterrand en 1981, considérez-vous que Macron a assimilé la geste gaullo-mitterrandienne ou, pour paraphraser Hugo, est-ce plutôt « Mitterrand le petit » ?
Bertrand Renouvin – C’est encore difficile à analyser. Le nouveau président a produit un certain nombre d’images en rapport avec l’histoire de France et avec la monarchie – que ce soit au Louvre ou à Versailles lorsqu’il a reçu Poutine. Néanmoins, sa pratique des institutions n’est en rien gaullienne puisqu’il fait référence à Versailles qui fut le temple de la monarchie absolue. Ce type de régime a été détruit en 1789 par des révolutionnaires qui, d’ailleurs, ne contestaient pas la monarchie en tant que telle, mais le système de l’absolutisme et de la société d’ordres. Ils ont tenté de construire une monarchie parlementaire avec la Constitution de 1791 qui fut un échec. Le projet fut repris en 1814, avec succès puisque c’est dans le cadre de la monarchie royale qu’on a posé les règles du système parlementaire. La Constitution de la Vème République est dans le prolongement du système parlementaire qui s’est créé du temps de Louis XVIII et de Louis Philippe et qui s’est prolongé dans le cadre de la IIIème République et de la IVème République avec de graves inconvénients qui tenaient à la faiblesse du pouvoir exécutif.
La Constitution de 1958 a instauré le parlementarisme rationalisé – on fixe des bornes au pouvoir de l’Assemblée nationale – et c’est en 1962 que nous sommes passés, avec l’élection du Président de la République au suffrage universel, à ce que Maurice Duverger a appelé une monarchie républicaine. On élit au suffrage universel un chef d’État qui a des pouvoirs limités, définis à l’article 5 de la Constitution, en l’occurrence : le président veille au respect de la Constitution, il assure par son arbitrage la continuité de l’État ; il garantit l’indépendance nationale et l’intégrité du territoire. En réalité, on peut avoir une pratique parlementaire de la Vème République car le chef de l’État n’est pas le chef du gouvernement et le général de Gaulle avait respecté cette distinction. Le régime s’est présidentialisé plus tard, au temps de Giscard et de Mitterrand, car l’organisation pyramidale unissant le parti dominant, le chef du gouvernement et le président de la République n’a cessé de se consolider.
Macron s’inscrit dans cette présidentialisation puisqu’il cherche à être le chef du gouvernement au détriment du Premier ministre. Donc il n’est pas revenu à une conception gaullienne des institutions. Avec la crise ouverte depuis la démission du CEMA Pierre de Villiers, on voit qu’il entend être le chef direct des armées et qu’il a une conduite autoritaire de l’État avec un parti qu’il voudrait soumis, un Premier ministre aux ordres et des ministres qui exécutent. Il est important de souligner que le ministre des Armées et celui des Affaires étrangères ont été quasiment inexistants dans la crise qui a eu lieu. C’est Macron qui assure l’ensemble de la conduite du pays, ce qui représente un danger.
LVSL – Qu’avez-vous pensé de sa posture le soir de sa victoire ? L’homme qui marche seul, la pyramide du Louvre, l’hymne la main sur le cœur…
B.R. – Personnellement, je ne crois pas à ce spectacle. C’est un des multiples signes de la montée en puissance des théories de la communication et de leur mise en pratique. Déjà du temps de Giscard et dans le Parti Socialiste mitterrandien, tout était communication. Au soir du second tour nous avons eu droit à un mélange de spectacle banalement parisien et de rappels historiques. Encore faut-il assumer l’Histoire de France telle qu’elle s’est développée, dans l’affirmation de sa souveraineté et du régime parlementaire. Si Macron était fidèle à la conception gaullienne de l’indépendance nationale qui prolonge une exigence multiséculaire dans notre pays, il sortirait de l’OTAN et des traités européens qui nous lient les mains. Au contraire, nous restons dans une logique de soumission à Berlin et à Bruxelles. Nous ne sommes pas non plus dans la continuité de notre histoire lorsque nous voyons que la fonction présidentielle se résorbe dans la volonté de puissance d’un super Premier ministre qui veut tout diriger et tout contrôler.
LVSL – Au-delà des symboles, la convocation du Congrès à Versailles juste avant la déclaration de politique générale du Premier Ministre a fait jaser. Jean-Luc Mélenchon et La France Insoumise sont allés jusqu’à boycotter l’événement, et ont reproché à Macron une dérive monarchique. Qu’en avez-vous pensé ? Était-ce un comportement monarchique ?
B.R. – Il faut s’entendre sur les termes. Nous sommes depuis 1962 dans une monarchie élective et parlementaire. Il n’est pas du tout dans l’esprit gaullien de s’adresser régulièrement aux parlementaires réunis en Congrès. C’est l’effet de la réforme de Nicolas Sarkozy en 2008, qui est contraire à l’institution parlementaire. Si le Président de la République prend l’habitude de s’adresser régulièrement au Congrès, on risque d’avoir quelque chose qui ressemblerait à l’adresse en réponse au discours du trône sous la Restauration : une mise en cause de la responsabilité du Président par les parlementaires. Là, on est clairement dans le n’importe quoi et dans l’absence de séparation des pouvoirs. C’est le gouvernement qui est responsable devant le Parlement, ce n’est pas le Président de la République. Ce sont deux modes d’élections qui sont différents : l’un étant issu de la souveraineté populaire, l’autre étant issu des élections législatives et d’une majorité parlementaire. Je crois que nous sommes plutôt face à une dérive autoritaire et non face à une dérive monarchique – sauf si on fait référence à Louis XIV.
LVSL – En parlant de Jean-Luc Mélenchon, celui-ci ne semble pas renier complètement le passé monarchique de la France. Il cite souvent Louis X et Philippe Le Bel, et leur rôle dans la construction de l’État, notamment l’édit du 3 juillet 1315 que l’on doit au premier : « Le sol de la France affranchit l’esclave qui le touche ». Pour autant, la Révolution Française vient complètement disqualifier la monarchie à ses yeux : la fuite à Varennes, le manifeste de Brunswick, les émigrés de Coblence… Comme le dirait Marc Bloch, dans son essai Pourquoi je suis républicain ?, la monarchie n’est-elle pas disqualifiée par l’histoire de ses partisans, des émigrés de Coblence à Maurras, de la bataille de Valmy à la collaboration ?
B.R. – La monarchie n’est pas plus disqualifiée par ses partisans – qui ont été souvent catastrophiques – que le socialisme par l’attitude parfois lamentable de ses propres partisans – notamment les plus récents. Pour rappel, les émigrés à Coblence ont trahi le Roi et trahi l’État alors que le service de l’État était le rôle dévolu à la noblesse. Ils s’en sont allés dès 1789 par peur du processus en cours, et afin de préserver leur mode de vie et leur sécurité. De toute façon, la noblesse a été abolie depuis la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui est dans ses principaux articles l’œuvre des monarchiens : les distinctions sociales doivent être fondées sur l’utilité commune. Ensuite, je ne crois pas que l’Action Française ait durablement disqualifié la monarchie : elle portait des thèses absolutistes et contre-révolutionnaires qui ont été condamnées par le défunt comte de Paris avant la Seconde Guerre mondiale. Les royalistes ont été très nombreux dans la Résistance mais comme ils ne luttaient pas sous leur propre bannière, on n’a guère prêté attention à ce fait.
En réalité, l’idée monarchiste a demeuré et a été reprise par de Gaulle pour l’essentiel à la fois au niveau de la symbolique du chef de l’État et de son pouvoir arbitral, et de la représentation de la nation par le Président de la République au-delà des partis. L’exemple de la dissuasion nucléaire qui garantit l’indépendance du pays en est un symbole. Pendant les Trente glorieuses, nous vivions avec la peur de la catastrophe nucléaire et avec la peur que les États-Unis ne viennent pas au secours d’un de leurs alliés en cas d’attaque. La mise en place de la dissuasion a concrétisé l’unité de la décision, quand l’existence même de la nation est en jeu.
LVSL – Revenons à notre Macron national. Une crise s’est ouverte avec le Chef d’État-Major des Armées démissionnaire, Pierre de Villiers. Cette crise est allée suffisamment loin pour que Macron prononce cette phrase « Je suis votre chef ». Qu’avez-vous pensé de cet épisode ? Une autorité qui rappelle qu’elle est autorité ne se vide-t-elle pas de sa substance ?
B.R. – Effectivement, on dit beaucoup cela à propos de l’autorité. Le fait d’agir ainsi montre que son autorité n’est pas évidente. Macron est constitutionnellement le chef des armées. Mais encore faut-il savoir comment on est le chef des armées. Il y a plusieurs manières de l’être dans l’Histoire. De Gaulle a été le chef des armées à l’époque du gouvernement provisoire d’Alger. Cependant, de Gaulle était un général et un stratège, un théoricien et un praticien de la chose militaire. Il avait une pensée militaire et une pensée géostratégique. En 1940, il pose d’abord un diagnostic géostratégique qui fonde la perspective de la victoire finale. De la même façon, Churchill était un chef militaire, il a fait la guerre et il savait de quoi il parlait. Là, on a Macron qui s’affirme comme chef direct, mais s’il veut être le chef direct au mépris de la Constitution qui donne au Parlement la décision de déclarer la guerre, il doit faire comme de Gaulle et Churchill : donner les moyens à l’armée d’accomplir les missions qu’on lui donne. Malheureusement, il fait le contraire : il donne des objectifs sans donner les moyens qui vont avec, d’où la crise. C’est une situation incroyable, puisqu’il entend donc commander à des hommes qui ne peuvent pas accomplir correctement leur mission par manque de moyens. Ce n’est pas une nouvelle situation puisqu’en réalité on l’hérite de la fin de la guerre froide, et de la logique des « dividendes de la paix » par la baisse des budgets militaires. Michel Goya explique cela très bien sur son blog. Par ailleurs, il faudrait également que Macron nous dise quelle est la stratégie de la France dans le monde. Est-ce que nous devons être présents sur plusieurs fronts ou est-ce que nous devons limiter nos interventions et nous recentrer ? On ne sait rien de tout cela.
LVSL – Macron a déclaré en 2015 lorsqu’il était de passage au Puy du fou aux côtés de… Philippe de Villiers, qu’il y avait une absence dans le fonctionnement de la vie démocratique. Il a plus précisément déclaré « qu’il nous manque un roi » et que « la Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le roi n’est plus là ! On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment. ». Notre Président semble d’accord avec vous non ?
B.R. – Il rappelle quelque chose qui a été dit par beaucoup d’observateurs – Renan et tant d’autres. C’est-à-dire que la question de la légitimité n’a pas été résolue par ceux qui ont coupé la tête du Roi. Il s’agit d’une analyse juste et banale. La première République n’arrive pas à recréer une légitimité, c’est l’échec de Robespierre. Napoléon règle la question, mais à sa façon : en engageant la France dans une aventure qui est contraire à toute sa tradition historique et qui se termine de manière catastrophique. Si la IIIème République dure aussi longtemps, c’est parce qu’elle a été créée par les monarchistes, qui ont construit les institutions dans l’attente du roi. Comme le comte de Chambord faisait des manières, on s’est décidé pour le président de la République et un septennat. Mais il y a là une façon de résoudre le problème de l’État sans arriver à résoudre le problème de celui qui incarne la nation et son principe d’unité. C’est aussi le problème de toute cette frange de la gauche qui refuse l’incarnation au nom de la souveraineté populaire, mais qui se jette aux pieds des pires tyrans comme nous l’avons vu au siècle dernier. Dans notre pays, la gauche s’est souvent et fort heureusement tournée vers des républicains démocrates – Jaurès, Blum, ou Mitterrand. Il est d’ailleurs important de noter qu’il y beaucoup de courtisanerie à gauche, alors que dans les mots on rejette la monarchie. On rejette vertueusement le principe du pouvoir incarné, on demande que le peuple prenne le pouvoir et puis on se couche devant celui qu’on a porté au pouvoir. Lorsque j’allais célébrer le 14 juillet à l’Élysée du temps de Mitterrand, je me croyais revenu à l’époque de Saint-Simon ! Ce n’est pas seulement indécent : c’est dangereux.
J’en reviens à Macron. Il faut que celui qui incarne accepte la fonction d’arbitrage et soit le premier serviteur de toute la nation. C’est tout l’inverse avec le nouveau président, qui est surtout le fondé de pouvoir de la classe dominante, le commis de l’oligarchie. C’est exactement le contraire de la monarchie. Marx rappelait que la monarchie d’Ancien Régime avait mis en place une politique d’équilibre entre les classes sociales. Il faut quelqu’un qui nous réunisse, et Macron est tout sauf cela. Ce qu’il dit est donc intéressant, mais cela n’a aucune conséquence. C’est de la pitrerie idéologique.
Après un peu plus d’un an d’existence et une histoire déjà riche, La France Insoumise, forte du score de son candidat Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle et de la visibilité de son groupe parlementaire, va devoir préciser sa stratégie dans la guerre de position à venir. Les défis auxquels le mouvement va se confronter sont nombreux.
Nous venons de sortir d’un long cycle électoral et, outre La République En Marche, le mouvement La France Insoumise (LFI) s’est imposé comme une nouvelle force incontournable de l’échiquier politique. Alors que quelques mois auparavant il semblait probable que ce soit le FN qui se dote d’une forte présence à l’Assemblée Nationale, la visibilité du groupe de LFI a permis au mouvement de s’installer comme le principal opposant à la politique d’Emmanuel Macron dans l’esprit des Français. Ce résultat est en grande partie le fruit d’une stratégie populiste, telle qu’elle a été théorisée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, et mise en pratique par Podemos, mais aussi de l’explosion du PS. Ce progrès est considérable puisqu’il permet à l’antilibéralisme progressiste de sortir de la culture de la défaite. Les insoumis ont mené une vraie guerre de mouvement, ont donné tout son sens à la fonction tribunicienne via Jean-luc Mélenchon, et ne sont pas passés loin d’arriver au second tour de l’élection présidentielle. Après une séquence parlementaire agitée qui a duré un mois, il est nécessaire d’effectuer un petit bilan de ce qui s’est passé, et d’esquisser les défis auxquels le mouvement va devoir se confronter, alors que nous entrons dans une nouvelle phase qui appelle une stratégie de guerre de position.[1]
La stratégie populiste victorieuse de la rhétorique de gauche
Un des premiers enseignements que l’on peut tirer de cette élection présidentielle est qu’elle a permis de trancher entre deux orientations stratégiques. La première est le populisme, entendu comme une façon de construire un sujet politique collectif en articulant un ensemble de demandes sociales et en posant des lignes de clivages là où elles sont les plus efficaces, afin de déterminer un « eux » et un « nous ». Ici « ceux d’en bas, la France des petits », contre « ceux d’en haut ». Cette stratégie a nécessité la construction de nouveaux référents plus transversaux et la liquidation de l’ensemble des référents traditionnels de la gauche, qui, en tant que signifiants discrédités par la politique de François Hollande, étaient devenus des boulets politiques. La stratégie populiste ne nie pas la pertinence analytique du clivage gauche-droite, comme on l’entend souvent, mais refuse son utilisation rhétorique, dans les discours, et dans la pratique politique.
Cette stratégie s’est opposée à une seconde stratégie qui repose sur la rhétorique de gauche et la constitution d’un cartel de forces qui s’affirment clairement de gauche. Cette dernière a été portée par Benoît Hamon, candidat identitaire de « retour aux fondamentaux de la gauche », et par le PCF qui proposait, avant la campagne, la constitution d’un large cartel de gauche. Les scores des différents candidats et la dynamique de la campagne sont venus trancher ce débat.
Il est en effet nécessaire de rappeler que la campagne de LFI n’est devenue pleinement populiste qu’à partir du meeting du 18 mars place de la République. Auparavant, nous étions face à une stratégie hybride – très « homo urbanus », le nouveau sujet politique conceptualisé par Jean-Luc Mélenchon dans son ouvrage L’ère du peuple -, centrée sur le cœur électoral de la gauche et les classes moyennes. Le meeting du 18 mars, les drapeaux français, et le contenu historique et patriotique du discours, ont permis au mouvement de devenir plus transversal et de passer de l’incarnation de la gauche à l’incarnation du peuple. C’est d’ailleurs à partir de ce moment-là que Jean-Luc Mélenchon gagne des points dans les sondages et démarre sa dynamique, amplifiée deux jours plus tard par son excellente prestation lors du débat avec les « gros candidats ». Au cours de ce débat, le tribun arrive à se départir de l’image colérique qui lui collait à la peau au profit d’une image plus positive et souriante, ce qui lui permet de rentrer dans des habits d’homme d’État. En quelques jours, le candidat passe de 11% à 15% et dépasse Benoît Hamon, lequel commence dès lors à s’écrouler, avant de s’effondrer suite à la trahison de Valls. Ce sorpasso a aussi permis à LFI d’enclencher le phénomène de vote utile très présent dans l’électorat du PS, dont il faut reconnaître que les gros bataillons étaient néanmoins déjà partis chez Macron. C’est aussi à partir de ce moment populiste que les intentions de vote pour le FN se tassent.
On rétorque souvent à la méthode populiste que l’électorat de LFI s’autopositionne majoritairement à gauche et que la rhétorique populiste est beaucoup moins transversale qu’elle ne le laisse croire. Ce constat est vrai, mais il est statique, et il doit être nuancé. Si cela est majoritairement vrai, ce n’est pas exclusivement vrai. L’enquête post-électorale IPSOS nous apprend ainsi que Jean-Luc Mélenchon est le candidat qui a attiré le plus de votants qui ne se reconnaissent proches « d’aucun parti », devant Marine Le Pen et Emmanuel Macron. Par ailleurs, en perspective dynamique, il faut prendre en compte deux enjeux qui sont liés : la capacité à être le second choix de nombreux électeurs ; et la capacité à agréger des votes au second tour, qui est le moment où la transversalité s’exprime le plus fortement.
En l’occurrence, selon l’enquête CEVIPOF du 16-17 avril 2017, Jean-Luc Mélenchon a réussi a être le premier second choix des électeurs non définitifs de trois candidats différents : Emmanuel Macron (26% de ses électeurs non définitifs) ; Benoît Hamon (50%) ; et Marine Le Pen (28%). De plus, si l’on veut s’intéresser à la capacité à agréger au second tour, et selon les données récoltées par l’auteur de ces lignes, les candidats de LFI présents au second tour des législatives ont été capables de rassembler largement au second tour, sans pour autant contrecarrer totalement la vague macroniste. En effet, ces candidats, ultramajoritairement opposés à des candidats de La République En Marche, ont gagné en moyenne 29,11 points entre le premier et le second tour contre 18,46 points pour les candidats de LREM qui leur étaient opposés. Cela ne peut s’expliquer uniquement par la remobilisation de l’électorat LFI étant donné le recul du taux de participation national et le nombre de duels – plus de soixante duels -, même si cela a pu jouer localement. Voici ce qu’est la transversalité permise par la méthode populiste : la capacité à être une force de second tour et à ne pas être cloisonné dans un ghetto électoral.
Le score obtenu par Jean-Luc Mélenchon le soir du 23 avril, soit 19,58% et sept millions de voix, était en soi une victoire politique encourageante pour le futur. Il est dommage que le candidat n’ait pu le montrer et l’incarner au moment de sa conférence de presse, bien qu’on comprenne aisément que le fait de passer si proche du second tour puisse être démoralisant. Néanmoins, c’est à partir de ce moment-là que les médias et les adversaires politiques de LFI ont tenté de réenfermer le mouvement dans le rôle d’une force aigrie opposée à l’énergie positive macronienne et, il faut le dire, ils y sont partiellement arrivés. Le couac de l’affaire Cazeneuve – un des rares ministres de Hollande relativement populaires – et de la phrase prononcée par Jean-Luc Mélenchon sur « l’assassinat de Rémi Fraisse » ont amplifié cela. Cependant, les résultats des élections législatives, et l’existence d’un groupe parlementaire autonome, souriant et conquérant, sont venus battre en brèche cette spirale qui menaçait les insoumis. Désormais, un cycle se ferme et de nombreux défis guettent le mouvement.
Dépasser la rhétorique d’opposition, conjuguer le moment destituant et le moment instituant
Le premier mois d’activité parlementaire des insoumis a été marqué par des moments médiatiques qui ont mis en scène une rhétorique d’opposition : refus de la cravate, refus de se rendre à Versailles, etc. Si l’on comprend aisément que dans un contexte où Les Républicains sont complètements minés par leurs divisions internes, et où le FN est invisible et subit le contrecoup de sa campagne de second tour catastrophique, il soit opportun de s’arroger le monopole de l’opposition, cette rhétorique va néanmoins devoir être dépassée, ou du moins conjuguée avec une rhétorique instituante. Cette exigence de changement de disque est d’autant plus pressante que le moment politique est marqué par la lassitude vis à vis de la politique suite à un long cycle électoral. La rhétorique d’opposition, à froid, alors qu’il n’y a pas de mouvements sociaux de grande ampleur et que nous subissons la dépolitisation post-présidentielle, prend le risque de tourner à vide.
Par rhétorique instituante, nous entendons la capacité à incarner et à développer des discours qui démontrent une capacité à produire un ordre alternatif à l’ordre actuel, un horizon positif, où il s’agit, selon les mots très pertinents de Jean-luc Mélenchon lors de la fin d’un des débats de la campagne présidentielle, de « retrouver le goût du bonheur ». La France Insoumise ne doit pas se contenter de contester le nouvel ordre macronien. Elle doit être à mi-chemin entre cet ordre qu’elle critique, qu’elle propose de dégager, et le projet de pays dont elle veut accoucher. Il est frappant de noter la différence des slogans entre les meetings de Podemos et ceux de La France Insoumise : lorsque dans les premiers on chante ¡Sí se puede! ; dans les seconds on scande Résistance ! et Dégagez ! Le changement qualitatif à opérer est fondamental, et passe par une transformation de la culture militante. Disons les choses clairement : la gauche antilibérale française a intériorisé la défaite, et elle ne s’imagine pas autrement qu’en opposante éternelle qui résiste indéfiniment aux assauts du néolibéralisme. Cette position est confortable et relève, parfois, du narcissisme militant qui se complait dans le rôle transgresseur de l’opposant. A l’inverse, il est notable qu’Iñigo Errejon, l’ancien numéro 2 de Podemos, déclare, le soir d’un contrecoup électoral : « Nous ne sommes pas ceux qui résistent » et « Nous sommes l’Espagne qui vient ». La France Insoumise, si elle ne veut pas être cantonnée au rôle de l’éternel opposant, va devoir travailler à la transformation de la culture de sa base militante, qui vient bien souvent – mais pas uniquement – de la vieille gauche radicale. Cette transformation est déjà en cours, avec notamment la mise au placard bienvenue des drapeaux rouges.L’heure est à son approfondissement.
Sans cette capacité de décentrement des militants par rapport à leur culture politique originelle et sans cette capacité d’articulation entre la volonté de destitution du vieux monde et la volonté d’institution d’un nouveau monde, un espace politique pourrait être laissé à Benoît Hamon. Ce dernier cherche à occuper l’espace de l’antilibéralisme crédible, qui se projette dans un « futur désirable ». Ce travail est la condition pour aller chercher ceux qui manquent, notamment parmi les classes moyennes urbaines et diplômées qui ont voté pour le candidat du PS à la présidentielle ou pour Macron, mais aussi parmi les classes populaires chez qui la demande d’autorité et d’ordre est puissante.
La difficile mais nécessaire synthèse politique entre classes populaires de la France périphérique et classes moyennes urbaines.
La force de La France Insoumise est d’avoir énormément progressé dans l’ensemble des Catégories Socioprofessionnelles et des classes d’âge – hormis les plus âgés – par rapport à 2012. Cette progression est tout à fait homogène lorsque l’on prend les données par CSP : 19% chez les cadres, dix de plus qu’en 2012 ; 24% chez les ouvriers, soit un gain de treize points ; 22% et dix points de gains chez les employés ; 22% chez les professions intermédiaires et huit points de progression ; mais aucun gain chez les retraités. Il est par ailleurs important de noter que l’électorat de Jean-Luc Mélenchon s’est considérablement rajeuni : 30% chez les 18-24 ans (+22) ; 24% chez les 25-34 ans (+11) ; 22% chez les 35-49 ans (+10) ; mais encore une fois de faibles scores chez les plus âgés. Cette structure de l’électorat constitue une force et une faiblesse : elle démontre la capacité de La France Insoumise a convaincre les primo-votants et à s’élargir vers toutes les CSP, mais elle l’expose à l’abstention différentielle, plus particulièrement au fait que les plus âgés votent beaucoup plus que le reste de la population. Les clivages politiques deviennent aussi des clivages générationnels.
L’homogénéité de la progression de Jean-Luc Mélenchon peut aussi être constatée territorialement. On observe une progression importante sur l’ensemble du territoire, hormis le bassin Sarthois, l’orléanais, l’ancienne région Champagne, la Vendée, la Corse, et la Franche-Comté où elle est plus modérée.
Carte des gains de Jean-Luc Mélenchon entre 2012 et 2017
La capacité à progresser dans la plupart des couches de la population est une autre preuve de la transversalité acquise par le mouvement lors de la campagne présidentielle. Malgré des subjectivités politiques aussi éloignées que celle d’un cadre urbain et celle d’un ouvrier du Nord, Jean-Luc Mélenchon a su cristalliser, incarner et articuler des demandes politiques diverses.
Dès lors, la question se pose de savoir comment continuer à progresser dans l’ensemble des catégories les plus à même de voter LFI. Plus précisément, il s’agit de savoir comment convaincre les classes moyennes urbaines qui ont hésité entre Macron et Mélenchon – et elles sont nombreuses – et les classes populaires – ouvriers, employés et fonctionnaires de catégorie C de la Fonction Publique Hospitalière et de la Fonction Publique Territoriale – qui sont tentées par le vote FN, mais qui, sous l’effet de la crise que vit actuellement le Front National, peuvent être politiquement désaffiliées. Cette possibilité de désaffiliation est d’autant plus réelle que le FN est tenté par un retour au triptyque « identité, sécurité, immigration », et par la relégation du vernis social philippotiste au profit d’un discours libéral à même de conquérir la bourgeoisie conservatrice. Alors que la temporalité politique est aujourd’hui marquée par le projet de Macron sur le code du travail et par l’austérité budgétaire, le FN est invisible et LFI dispose donc d’une réelle fenêtre d’opportunité pour toucher ces couches populaires.
La difficulté réside dans le fait que les classes moyennes urbaines et que les classes populaires de la France périphérique émettent des demandes politiques potentiellement antagonistes : ouverture sur le monde, participation à la vie citoyenne, loisirs, écologie ou éducation pour les premières ; protection, autorité, valorisation du travail, relative hostilité à l’immigration et demande d’intervention de l’État pour les secondes. Bien entendu, nous tirons ici à gros traits, mais nous invitons nos lecteurs à aller consulter le dernier dossier sur les fractures françaises réalisé par IPSOS.
Il nous semble que cette contradiction peut être résolue en développant un discours progressiste sur la patrie qui n’apparaisse pas comme un discours de fermeture et de repli, mais comme un discours à la fois inclusif et protecteur : « La France est une communauté solidaire ; la patrie, c’est la protection des plus faibles par l’entremise de l’État ; la France, ce sont les services publics ; la France est une nation universelle et écologique ouverte sur le monde ; etc ». Ce type de discours a été développé par Jean-Luc Mélenchon pendant la campagne présidentielle, mais il doit être approfondi et investi symboliquement en lui conférant un contenu positif et optimiste. LFI doit articuler un discours holistique, produire un ordre patriotique alternatif, qui permette la cristallisation de ces demandes potentiellement contradictoires. Il s’agit de produire une transcendance et un horizon à la fois ouvert et protecteur, où la notion de service public redevient fondamentale, tout en conférant une place centrale au rétablissement de l’autorité de l’État, afin de répondre au sentiment décliniste que « tout fout le camp ». Ce dernier est très présent parmi les ouvriers, les employés et les fonctionnaires de catégorie C qui subissent l’austérité et voient l’État se déliter progressivement dans les territoires périphériques.
Néanmoins, s’arroger le monopole d’une vision protectrice, ouverte et inclusive de la nation n’est pas le seul enjeu saillant dans la guerre de position qui vient. A l’évidence, de nombreux français ont du mal à envisager un gouvernement de La France Insoumise. Dès lors, voter pour Jean-Luc Mélenchon peut représenter une forme de saut dans l’inconnu. C’est pourquoi le mouvement fait face à un enjeu de crédibilisation qui se situe à plusieurs niveaux : la nature du personnel politique ; la pratique institutionnelle ; et les codes et la symbolique de la compétence.
Se doter d’une capacité à gouverner et d’une crédibilité
Malgré les résultats catastrophiques des politiques économiques qui sont menées depuis trente ans, le personnel politique néolibéral arrive toujours à maintenir son apparence de crédibilité technique et économique. Pensons aux sempiternelles « baisses de charges » censées permettre la baisse du chômage, alors qu’il s’agit d’une dépense couteuse avec peu d’effets sur l’emploi… Cette illusion de crédibilité est pourtant au fondement de la capacité des élites à obtenir leur reconduction dans le temps, puisque c’est ce qui convainc de nombreux citoyens de voter pour elles par « moindre mal », tandis que les « marges politiques » sont représentées comme relevant du saut dans l’inconnu. Cette illusion de crédibilité s’appuie sur un ensemble de codes et de discours qu’il s’agit de maîtriser. La France Insoumise ne doit pas passer à côté de cet enjeu central si elle veut convaincre une partie de ceux qui hésitent à voter pour elle. Une fraction de son personnel politique doit donc se technocratiser sans pour autant se dépolitiser. Les facs de Sociologie, d’Histoire et de Sciences Politiques sont suffisamment représentées parmi le personnel politique qui gravite autour de LFI, alors qu’il existe un manque criant de profils issus du Droit, de l’Économie et de la haute administration. Ceci dit, c’est aussi dans la pratique institutionnelle quotidienne, dans l’administration de la vie de tous les jours, que réside la clé de la capacité à représenter la normalité.
A cet égard, les élections intermédiaires vont être essentielles. La prochaine échéance importante n’est pas 2022, mais 2020, année des élections municipales. Les scores de LFI dans les grandes villes au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 lui laissent de nombreux espoirs de conquêtes de plusieurs mairies, comme nous pouvons le voir sur le graphique suivant :
Les scores des différents candidats dans les grandes villes. Source : Metropolis.
La conquête de mairies d’ampleur nationale est d’ailleurs centrale dans la stratégie de crédibilisation menée par Podemos comme le montrent les expériences de Madrid et de Barcelone. Comme l’explique Iñigo Errejon dans un entretien accordé à LVSL : « Cela peut paraître paradoxal, mais le plus révolutionnaire, lorsque nous avons remporté ces villes, est qu’il ne s’est rien passé ». En d’autres termes, leur victoire n’a pas engendré le chaos, alors que c’était ce qui était annoncé par leurs adversaires politiques. La démonstration de la capacité à gouverner à l’échelon local est une étape fondamentale pour convaincre de sa capacité à gouverner au niveau national. C’est aussi l’occasion de produire un personnel politique doté d’une visibilité, et qui maitrise les ressorts et les contraintes des politiques publiques, de ce que représente le fait de diriger une institution avec toutes ses pesanteurs administratives, ainsi que l’explique Rita Maestre dans un autre entretien paru dans LVSL. Cela appelle une stratégie de long terme pour conquérir ces bastions essentiels dans la guerre de position qui se joue, mais aussi que LFI clarifie et stabilise son modèle organisationnel.
Quel que soit le sujet, il n’y a aucune solution clé en main, mais nous croyons que c’est encore moins le cas en ce qui concerne l’organisation même de LFI. Il est néanmoins clair que le mouvement ne peut adopter les formes pyramidales traditionnelles des vieux partis. L’expérience historique a par trop montré leur tendance à la sclérose et à l’absence de souplesse face aux événements politiques. L’enjeu est de conjuguer horizontalité participative et verticalité ; production de cadres et limitation de l’autonomisation des cadres ; porosité avec les mouvements sociaux et institutionnalisation relative ; ou encore production de figures tribuniciennes et ancrage local. Quelque soit le modèle qui sera arrêté dans les mois qui viennent, aucun de ces enjeux ne nous semble pouvoir être négligé.
Les défis sont nombreux pour La France Insoumise, le passage d’une stratégie de guerre de mouvement à une stratégie de guerre de position n’a rien d’évident. Néanmoins, après des années de défaites interminables, les forces progressistes et antilibérales peuvent enfin avoir l’espoir d’une prise de pouvoir.
[1] La distinction entre guerre de mouvement et guerre de position nous vient de Gramsci. Pour faire simple, la guerre de mouvement renvoie aux périodes politiques chaudes, où les rapports de forces peuvent basculer spectaculairement et dans de grandes largeurs. La seconde renvoie aux périodes plus froides, où l’enjeu est de conquérir des bastions dans la société civile et la société politique, de développer une vision du monde, et de construire une hégémonie culturelle à même de permettre la naissance d’un nouveau bloc historique du changement.
Íñigo Errejón a longtemps été le numéro 2 de Podemos et l’intellectuel de référence du mouvement. Il est le principal artisan de la “stratégie populiste”, inspirée des thèses post-marxistes d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe, qui nourrit aujourd’hui les débats des gauches européennes. Nous avons eu la chance de pouvoir le rencontrer et de réaliser un entretien lors d’un voyage de la rédaction à Madrid. De nombreux thèmes y sont abordés : le populisme comme méthode de construction des identités politiques ; la façon dont Podemos s’est approprié le patriotisme ; la France Insoumise ; le populisme néolibéral d’Emmanuel Macron et la centralité politique de la notion d’ordre.
LVSL – Lorsque l’on parle de populisme en France, on est confronté à plusieurs difficultés. D’abord, malgré l’essor de la France Insoumise, qui a adopté à bien des égards une stratégie populiste au cours de la campagne présidentielle, de nombreux secteurs de la gauche française n’entendent pas se défaire de l’axe gauche/droite. Pourquoi selon vous les métaphores gauche et droite ne sont plus la clé de compréhension du moment politique actuel ?
Íñigo Errejón – Je commencerais par dire que c’est difficile en Espagne aussi. La bataille intellectuelle pour faire comprendre cette idée simple n’a pas encore été menée. Néanmoins, en 2014 et en 2015, une bonne partie des analystes et de nos camarades ont accepté l’idée que gauche et droite n’étaient plus les métaphores les plus aptes pour penser la transformation politique, tout simplement parce que nous en étions la preuve vivante. Beaucoup se méfiaient encore de la stratégie populiste, mais nous avons montré dans la pratique que cela fonctionnait, il leur était donc plus difficile de la contester. Dans un sens, nous avons donc plus avancé sur le terrain électoral que sur le terrain intellectuel.
Pourquoi l’axe métaphorique gauche/droite n’est pas le plus utile aujourd’hui pour comprendre comment se construisent les identités politiques en Europe ? La première réponse que j’apporterais est davantage politique que théorique. Dans la pratique, toutes les forces qui ont fait irruption dans les systèmes politiques européens, et qui ont été capables de les transformer, rejettent cet axe gauche/droite. Certains le font depuis des positions réactionnaires, d’autres depuis des positions progressistes. Le succès de Jeremy Corbyn a parfois été perçu comme un retour en force de la gauche. Mais même Corbyn a fait l’effort de traduire le langage du travaillisme afin de s’adresser aux classes populaires et aux classes moyennes britanniques, bien plus qu’il n’a cherché à revenir à l’essence de la gauche. Dans la pratique, empiriquement, tous les phénomènes politiques qui apportent une quelconque nouveauté dans le paysage politique européen naissent à partir d’une rhétorique qui tente d’identifier une majorité non-représentée plutôt qu’à partir d’un appel à se regrouper derrière les valeurs et la phraséologie de la gauche.
Pendant le long cycle néolibéral européen, gauche et droite ont trop longtemps signifié sociaux-démocrates et conservateurs. Cette idée s’est profondément installée dans l’imaginaire collectif. Je ne crois pas du tout que lorsque les gens ont investi les places publiques, en Espagne, pour dire « nous ne sommes ni de droite, ni de gauche, mais nous sommes ceux d’en bas contre ceux d’en haut », ils aient voulu explicitement contester les catégories politiques caractéristiques de la modernité. Non, ils disaient « nous ne sommes ni le PSOE ni le PP », car gauche et droite ont fini par être assimilées aux partis sociaux-démocrates et conservateurs. Mais pour beaucoup de gens, et je crois qu’on l’observe bien dans les politiques publiques, la principale frontière qui divise nos sociétés n’est pas celle qui sépare les sociaux-démocrates et les conservateurs, mais celle qui sépare ceux d’en haut du reste de la société, reste de la société qui souffre du consensus néolibéral, des politiques technocratiques et des coupes budgétaires, appliquées tantôt par la gauche, tantôt par la droite.
“La principale frontière qui divise nos sociétés n’est pas celle qui sépare les sociaux-démocrates des conservateurs, mais celle qui sépare ceux d’en haut du reste de la société qui souffre du consensus néolibéral.”
De sorte que la “gauche” n’est plus une expression valide, un rempart discursifutile, pour contester les politiques néolibérales et la prise en otage de la souveraineté populaire, car ceux qui ont hégémonisé le terme « gauche » ont été les principaux complices de ces politiques. Face à cette situation, une certaine gauche communiste ou post-communiste se contente de dire « oui, mais c’est parce qu’ils n’étaient pas vraiment de gauche ». Mais nous entrons alors dans un jeu de poupées russes où la gauche s’enferme dans une sorte de grand concours pour déterminer qui s’arrogera le monopole de l’étiquette : « je suis de gauche mais toi tu ne l’es pas. Moi oui, mais celui-là non ». Cette histoire relève du religieux bien plus que du politique.
Enfin, ce qui est en jeu dans nos sociétés européennes n’est pas tant de savoir si les politiques de nos gouvernements vont s’orienter un peu plus à gauche ou à droite. Il s’agit d’un combat fondamental entre démocratie et oligarchie.Et ce combat peut rassembler beaucoup de gens qui s’associent traditionnellement aux valeurs de la droite, ou à des valeurs conservatrices, mais qui commencent à percevoir qu’il n’y a rien à espérer des élites traditionnelles de leurs pays. L’idée de méritocratie, par exemple, était traditionnellement hégémonisée par la droite. Aujourd’hui en Espagne, l’idée de méritocratie est anti-oligarchique : avec le Parti Populaire au gouvernement, il est impossible de considérer que nous sommes dans une situation où les meilleurs professionnels obtiennent les meilleurs postes. Cette idée était autrefois conservatrice. De même que l’idée de souveraineté nationale. Or, il est aujourd’hui évident que la souveraineté nationale est menacée par un gouvernement qui a placé la politique économique du pays au service de Mme Merkel. Cette idée était de droite, et pourtant elle est aujourd’hui anti-oligarchique. C’est la raison pour laquelle je crois qu’actuellement, la frontière fondamentale entre démocratie et oligarchie est une frontière plus radicale, qui laisse par ailleurs entrevoir la possibilité d’une majorité bien plus large que celle de la seule gauche.
LVSL – L’idée de disputer les signifiants hégémonisés par l’adversaire est intéressante, elle est même probablement la clé d’une stratégie politique efficace. Il y a un débat entre ceux qui, comme Chantal Mouffe, en appellent à la construction d’un populisme de gauche, tandis que d’autres, comme vous, revendiquent un populisme « démocratique » ou « transversal ». Qu’entendez-vous par ce concept ? Est-ce que cela signifie que vous êtes inspiré par le Movimento Cinque Stelle italien, qui semble être le mouvement populiste le plus transversal en Europe ?
ÍE – Nous avons vu le M5S adopter des comportements erratiques et contradictoires, notamment lorsqu’ils ont préféré former un groupe au Parlement européen avec des formations politiques parfois racistes, plutôt qu’avec des forces de transformation sociale. Sur de nombreux aspects, nous ne nous reconnaissons pas dans ce mouvement, mais je n’ai pas étudié le phénomène et je le dis donc avec prudence et avec respect.
Dans Construire un peuple, Nous discutons précisément de ce sujet avec Chantal Mouffe. Elle avance le concept de populisme de gauche. Je crois qu’elle le fait en partie car elle réfléchit depuis un contexte national, plus précisément le contexte national français, dans lequel il est nécessaire d’affirmer une différence morale vis-à-vis du FN. De ce fait, le populisme doit être accompagné d’un complément rassurant : « nous sommes populistes, mais ne vous en faites pas, nous sommes de gauche ». Pour ma part, je milite au sein d’un projet politique, dans un pays qui, certainement grâce au 15-M et grâce à notre irruption, n’est pas concerné par une menace fasciste. Il n’est donc pas nécessaire en Espagne de parler d’un populisme « de gauche ».
“La faim, l’exclusion sociale, la destruction des services publics, le traitement criminel infligé aux réfugiés, ne sont pas le fait de dangereuses hordes de chemises noires mais de gouvernements parfois sociaux-libéraux et souvent libéraux-conservateurs.”
Nous n’avons pas besoin d’avoir ce geste rassurant qui, à mon avis, et j’en parle beaucoup avec Chantal, est avant tout destiné au vieux progressisme européen : « nous parlons de souveraineté, de patrie, de reconstruire une idée de peuple, nous parlons de la centralité de l’Etat dans l’organisation de la vie collective, mais pas de panique, ce n’est pas le retour aux années 30 ». Du fait de la situation espagnole, et de la génération à laquelle j’appartiens, nous ne sommes pas contraints d’apporter cette nuance. Ça ne me fait pas peur. Souvent, la gauche aime exagérer le risque fasciste en Europe, mais les pires atrocités en Europe sont aujourd’hui commises par des élites subordonnées au projet financier européen. La faim, l’exclusion sociale, la destruction des services publics, le traitement criminel infligé aux réfugiés, ne sont pas le fait de dangereuses hordes de chemises noires mais de gouvernements parfois sociaux-libéraux et souvent libéraux-conservateurs. Voilà la véritable menace de dérive autoritaire qui pèse sur l’Union européenne.
En termes analytiques, la distinction entre populisme de gauche et populisme de droite est-elle utile ? Il me semble que c’est avant tout une distinction morale, qui fait moins sens d’un point de vue théorique. Le problème, c’est que la perspective théorique que nous partageons peut parfois conduire à des conclusions effrayantes: « Si le Front national est une force populiste, cela signifie-t-il que j’ai quelque chose à voir avec eux ? Peut-on être apparentés dans notre manière d’envisager la politique avec des forces que nous détestons et qui nous sont antagonistes ? ». Je pense qu’il est possible de partager une même approche théorique tout en ayant des visions antagonistes quant à la société que nous souhaitons construire. Je crois donc que le populisme « de gauche » reste un complément tranquillisant. Il ne me dérange pas, mais je ne sais pas s’il apporte grand-chose.
LVSL – Où se situe dès lors la distinction entre le populisme démocratique et le populisme du Front national, par exemple ?
ÍE – Si l’on veut différencier le populisme démocratique du populisme réactionnaire, il y a selon moi deux grandes distinctions à opérer. La première réside dans la conception du peuple. D’un côté, le peuple est considéré comme une unité organique, qui préexiste à la volonté générale. De l’autre, il est envisagé comme un construit culturel permanent.
Pour les réactionnaires, le peuple est, car il en a toujours été ainsi, depuis leurs grands-parents et leurs arrière-grands-parents. Le peuple existe de manière organique, en tant qu’essence, indépendamment de la volonté qu’ont les citoyens qui habitent un pays à un moment donné. Ainsi, la vision selon laquelle le peuple de France est immortel, et selon laquelle il est directement relié à Jeanne d’Arc. Non pas tant par la volonté des Français d’aujourd’hui de reproduire l’héroïsme de Jeanne d’Arc, mais par le sang, et par la terre. C’est ce lien de filiation essentialiste qui débouche facilement sur une vision réactionnaire et raciste du peuple.
Dans la version démocratique du populisme, le peuple n’existe pas, mais il est dans le même temps indispensable. Il n’y a pas un lieu dans lequel se rendre pour trouver le peuple mythique, pas ici ni même dans les villages indigènes des Andes. Il n’y a pas de lieu mythique dans lequel il suffirait de soulever le rideau pour découvrir le peuple dans toute sa splendeur. Le peuple est une volonté générale qui résulte d’une construction culturelle. Il dote un ensemble de citoyens fragmenté et dispersé d’un horizon qui leur permet de regrouper leurs volontés, leurs désirs, leurs attentes, leurs craintes, et d’avancer dans le même sens. Mais cette unité n’est pas organique, elle n’est pas donnée une fois pour toutes. C’est d’ailleurs cette dernière idée que l’on retrouve dans les vieux concepts de nation pour les fascistes et de classe dans le marxisme : quelque chose qui existerait avant le politique, et que nous devrions ensuite découvrir. Je ne crois pas que ce soit le cas, le peuple est une construction culturelle qui doit se reproduire chaque jour.
De ce fait, je n’accepte pas la critique des libéraux selon laquelle tout populisme serait totalitaire, car ils croient que le peuple est un et que la représentation est une. Ils nous ont mal lus. Nous pensons que le peuple est une construction quotidienne de l’intérêt général. Mais cet intérêt général ne préexiste pas dans l’attente d’être découvert, c’est un travail de tous les jours. Le peuple n’existe pas, et en même temps le peuple est inévitable, car sans le peuple il n’y a pas de possibilité d’envisager des fins collectives au politique.
LVSL – Quelle est la deuxième distinction ?
ÍE – La seconde distinction découle de la première, elle tient à la désignation d’un ennemi ou d’un adversaire. Pour les populistes réactionnaires, les ennemis sont les travailleurs immigrés, les populations les plus démunies :c’est la logique de la haine de l’avant-dernier contre le dernier. Pour nous, l’ennemi ou l’adversaire contre lequel nous construisons le peuple, ce sont les oligarchies qui n’ont cessé de séquestrer nos institutions et nos Etats de droit en Europe. C’est ce qui me semble faire la différence.
LVSL – En 2012, dans un débat avec Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, Jean-Luc Mélenchon expliquait qu’il lui était difficile d’utiliser le concept de populisme car il était connoté négativement (assimilé à l’extrême droite, aux “bas instincts” du peuple). Selon Ernesto Laclau, en revanche, “il faut faire avec le populisme ce que les chrétiens ont fait avec la croix : transformer un symbole d’ignominie en un symbole positif”…
ÍE – Je n’étais pas d’accord avec Ernesto Laclau lorsqu’il disait que le populisme est un terme que l’on peut disputer et resignifier pour l’utiliser à des fins de communication politique. Je ne le crois pas, je pense que le terme est trop chargé négativement dans les sociétés européennes. Dans ma pratique politique et médiatique quotidienne, il ne me sert à rien. Il m’est utile dans ma pratique intellectuelle et analytique. Dans un entretien à tête reposée, plus théorique, je peux reconnaître que le populisme m’apparaît comme la meilleure grille d’analyse pour comprendre la naissance et le développement de Podemos. Et nous-même nous sommes largement abreuvés d’expériences populistes ou national-populaires, en Amérique latine notamment. Lorsqu’il s’agit de communiquer, le concept de populisme ne me sert pas. Je nous identifie comme une force démocratique confrontée à des forces représentant les intérêts de minorités de privilégiés.
LVSL – Quel rôle a pu jouer la spectaculaire vague de mobilisations sociales qui a secoué l’Espagne ces dernières années, et tout particulièrement le mouvement des Indignés, dans le processus de construction du peuple ?
ÍE – Un processus radical de transformation, une révolution démocratique, suppose que les « sans-titres », comme le dirait Jacques Rancière, aient la capacité de rééquilibrer la répartition des pouvoirs dans leur société d’une manière plus juste, plus favorable aux gens ordinaires, à ceux d’en bas. Et pour cela, il est nécessaire de produire une certaine idée de transcendance, de mystique et d’épique, afin d’assurer que nous ne représentons pas seulement des intérêts corporatistes. C’est un peu l’idée que l’on retrouve dans Gladiator, « ce que nous faisons dans nos vies trouve un écho dans l’éternité » : l’idée que nous sommes en train de faire l’histoire.
Dans la sémantique politique espagnole, normalement, « peuple » est un terme que les gens n’osent pas utiliser sauf dans les manifestations de grande ampleur. Personne ne chante « El pueblo unido jamás será vencido » dans un rassemblement de 2000 personnes. Mais si ce sont 200 000 personnes qui se regroupent, tout le monde le chante, comme s’il s’agissait d’un terme réservé aux grandes occasions, un mot que nous utilisons uniquement lorsque que nous croyons représenter légitimement une majorité au-delà de la rue. En 2011, les Indignés manifestaient cette ambition de représenter la véritable volonté populaire. Une dirigeante du PP disait à l’époque « ceux qui sont sur les places sont 500 000 au maximum. Ils n’ont pas le droit de dire qu’ils représentent le peuple alors que moi j’ai été élue par 11 millions de personnes ».
“C’est un peu l’idée que l’on retrouve dans Gladiator, ce que nous faisons dans nos vies trouve un écho dans l’éternité : l’idée que nous sommes en train de faire l’histoire.”
Je crois que, sans même le savoir, elle touchait du doigt le nerf central du débat politique : qui peut parler au nom du peuple ? Et ce n’est pas une question purement statistique. Elle avait raison, 11 millions de personnes avaient voté pour le PP. Sur les places, nous n’étions pas aussi nombreux. En termes mathématiques, elle pouvait compter sur plus de citoyens que nous. Mais le peuple n’est pas une somme de citoyens, il n’est pas même la majorité absolue des citoyens. C’est une idée qui transcende la somme des individualités. On peut très bien représenter le peuple tout en étant en minorité numériquement, dès lors que nous sommes une majorité culturelle. C’est-à-dire lorsqu’existe la sensation qu’un groupe, plus ou moins grand, représente à un moment donné les grandes espérances de la communauté, et sa volonté d’avancer. De ce fait, le groupe a la capacité de parler au nom de tous, de proposer des grands objectifs collectifs.
Si le 15-M a eu cette capacité de construction populaire, ce n’est pas parce qu’une majorité des Espagnols étaient rassemblés sur les places. Il y a une vision gauchiste qui consiste à expliquer nos succès électoraux comme le résultat mécanique de l’ampleur des mobilisations sociales. Mais ce qu’il faut bien voir, c’est que ces mobilisations sociales ont avant tout bousculé le sens commun de l’époque, à tel point que les enquêtes sociologiques indiquaient que 75% de la population espagnole était d’accord avec les revendications portées par le mouvement des Indignés. Cela signifie qu’il y avait dans le lot de nombreux électeurs de droite, du centre, de la gauche, des abstentionnistes.C’est pourquoi nous qui étions sur les places pouvions parler au nom d’un peuple espagnol oublié et non représenté. Non pas par le nombre de personnes présentes, mais du fait de la résonance que rencontrait notre propos dans tout le pays.
LVSL – C’est donc cette capacité à créer de la transcendance, à produire un discours englobant et inclusif qui permet de construire une majorité politique capable de prendre le pouvoir ? Dans Construire un peuple, vous insistez tout particulièrement sur la nécessité pour les forces de progrès social d’ « hégémoniser l’identification nationale ». Quelle importance accorder à la notion de patrie ?
ÍE – Pour que les protestations puissent déboucher sur la possibilité d’une majorité, et par la suite conquérir l’Etat, il faut un certain horizon transcendant. Tout au long de l’histoire de la modernité européenne, cet horizon transcendant s’est incarné dans trois grandes références : la patrie, la religion, la classe. Ce sont les trois grandes idées pour lesquelles les gens sont morts, en considérant que cela en valait la peine. Aujourd’hui, nous sommes en quelque sorte une force politique laïque, dans le sens où nous estimons que le paradis ne peut se construire, mais que si quelque chose de semblable peut être construit, il faudrait le faire ici et maintenant. Donc nous écartons la religion. Par ailleurs, je doute que quiconque défende aujourd’hui que la classe sociale constitue à elle seule un élément susceptible de regrouper une majorité sociale. En Espagne, les gens ont participé à la contestation davantage en tant que citoyens qu’en tant que travailleurs. Car sur les lieux de travail se sont avant tout installées la peur et la précarité, au détriment d’une identité salariale forte.
Aujourd’hui, je crois que même ceux qui continuent à se définir « communistes », ou qui se reconnaissent dans les mythes de la gauche, ne soutiennent plus qu’il soit possible de construire une majorité sociale capable de représenter le renouveau en faisant de la classe sociale l’identité politique centrale. Ils le disent peut-être encore dans les fêtes du parti, à travers les rites, mais tous ont ajouté à leurs discours des notions telles que « majorité sociale », « secteurs populaires ». C’est-à-dire qu’ils ont dû s’ouvrir.
Nous avons appris en Amérique latine, mais plus généralement en étudiant tous les processus de transformation politique, que les révolutions s’opèrent au sein de pays dans lesquels les manuels les déclarent impossibles. Les leaders qui les ont conduits, ou les intellectuels qui les ont guidés, ont toujours fait le contraire de ce que dictait l’orthodoxie marxiste-léniniste dans leurs pays. Dans l’immense majorité des cas, à l’exception peut-être de la révolution russe, ce sont fondamentalement des révolutions de type national-populaire, au cours desquelles l’identification des masses à la révolution tenait davantage à l’idée qu’il était nécessaire d’émanciper la nation, de la libérer et de faire coïncider ses intérêts avec ceux des plus démunis. Bien sûr, une fois au pouvoir, les leaders adoptent une rhétorique différente, plus proche de celle qu’apprécie la gauche. Mais la révolution menée par Fidel Castro, celle de Mao, ou toutes les transformations politiques progressistes qui ont eu lieu en Amérique latine, ont toujours été le fruit d’un mariage entre la nation et le peuple bien plus que de la récupération d’une rhétorique “de gauche” : la patrie, ce sont les pauvres, les “descamisados” dans le cas du péronisme.
LVSL – Dans le cas de Podemos en Espagne, comment vous êtes-vous réappropriés le concept de patrie ?
ÍE – Nous avons commencé par le faire sur le plan intellectuel dans un premier temps, sans le revendiquer sur le plan politique. Nous avons commencé à dire qu’une gauche – on parlait encore de la gauche à ce moment-là – incapable de se montrer fière de son pays ne pouvait que difficilement représenter les aspirations générales de ses concitoyens. Nous avons commencé à l’évoquer, et c’est important, lorsque l’Espagne a gagné la Coupe du monde de football contre les Pays-Bas, en 2010. Moi j’aime le football, ce n’est pas le cas de tous mes camarades. Mais dans notre pays, la victoire de la sélection nationale au mondial a été un véritable événement. Evidemment, au Pays Basque ou en Catalogne, les gauches indépendantistes avaient une solution, puisqu’il leur suffisait de dire que c’était à leurs yeux la victoire d’un pays étranger et qu’il ne valait donc pas la peine de la célébrer. Mais pour nous, il était évident que c’était notre pays qui avait gagné. Et il faut bien voir que le drapeau officiel de l’Espagne, les symboles nationaux espagnols se sont généralisés depuis qu’une bonne partie des immigrés équatoriens, subsahariens ou marocains se les sont appropriés.
Il est vrai que ces symboles restent encore associés au camp qui a gagné la guerre civile, puisque les vainqueurs de la guerre ont changé l’hymne, le drapeau, et ont patrimonialisé l’idée même d’Espagne. La Transition à la démocratie n’a pas résolu ce problème. La plupart des forces démocratiques qui avaient lutté contre la dictature ne considéraient pas l’idée d’Espagne et les mythes nationaux comme les leurs. La victoire de la sélection nous a fait prendre conscience que les secteurs révolutionnaires et progressistes, ou la gauche plus généralement, ne pouvaient construire l’hégémonie dans un pays dont ils ne voulaient pas prononcer le nom. Une gauche qui disait en permanence « l’Etat espagnol », ou « notre pays ». Non, l’Espagne ! Il s’agit là clairement d’un signifiant relativement vide à disputer.
“On ressentait la chaleur émotionnelle lorsqu’on expliquait que la patrie, ce sont les écoles publiques, l’égalité des opportunités, la santé publique, le fait que les riches paient des impôts ici.”
Nous avons donc commencé à en discuter d’un point de vue intellectuel. Et le lancement de Podemos nous a permis d’expérimenter dans la pratique nos discussions théoriques. Dans un premier temps, nous n’affirmions pas la patrie en termes positifs mais en termes négatifs, en désignant les ennemis de la patrie, ou plutôt ceux qui n’étaient pas patriotes. Nous avons utilisé des métaphores très simples : n’est pas patriote celui qui porte un bracelet aux couleurs de l’Espagne au poignet mais qui cache son argent sur des comptes en Suisse. Nous avons commencé par employer ce type d’images sans même encore nous revendiquer comme patriotes, en affirmant qui ne l’était pas. Et cela fonctionnait : pendant nos meetings, toute une partie du public qui ne provenait pas du militantisme se mettait à vibrer lorsqu’on parlait de patrie. On ressentait la chaleur émotionnelle lorsqu’on expliquait que la patrie, ce sont les écoles publiques, l’égalité des opportunités, la santé publique, le fait que les riches paient des impôts ici, que la patrie, c’est ne pas permettre qu’il puisse y avoir des contrats à 4 euros de l’heure. Nous avons mis en avant une conception radicalement démocratique et égalitaire de la patrie. La patrie, c’est une communauté dont on prend soin.
LVSL – Et cette stratégie a-t-elle réellement fonctionné dans la durée ?
ÍE – Cette stratégie a commencé à fonctionner. Je vous conseille de regarder le meeting que nous avons fait le 2 mai dernier, à l’occasion de la célébration du soulèvement national du 2 mai 1808 contre l’armée française. Cette date a longtemps été revendiquée par la droite, car l’invasion française a coupé en deux le camp progressiste. Une partie des intellectuels libéraux de l’époque a considéré qu’il s’agissait certes d’une invasion étrangère, mais qu’elle donnait aussi l’opportunité de moderniser le pays contre l’influence du clergé et de la monarchie. De l’autre côté, il y a eu un soulèvement populaire contre l’invasion bonapartiste et contre le roi qui avait livré le pays à l’armée française. On peut donc dire qu’il y a dès cette époque une première idée nationale-populaire qui combine éléments conservateurs et éléments progressistes, qui ne se contente pas de se soulever contre l’invasion étrangère, mais qui pointe également du doigt les classes dominantes espagnoles qui ont vendu le pays.
On l’a observé à de nombreuses reprises au cours de notre histoire, y compris pendant la guerre civile. Même l’anarchisme, qui a été la principale force politique au sein du mouvement ouvrier espagnol, a mis en avant l’idée qu’il fallait libérer l’Espagne des armées allemandes et italiennes, le fascisme étant appréhendé comme une force d’invasion étrangère. Le mouvement ouvrier présenté comme la meilleure expression de la défense de la patrie. Ce sont des épisodes qui sont assez peu racontés. Ils s’inscrivent dans la narration d’une histoire du national-populaire en Espagne que nous avons cherché à reprendre. Qu’une force politique comme la nôtre organise un rassemblement le 2 mai, date traditionnellement prisée par les conservateurs, est significatif. Mais nous ne le faisons pas pour revendiquer une essence raciale ou pour dire que nous descendons de nos ancêtres par le sang. Non, nous le faisons pour revendiquer une histoire au cours de laquelle à chaque fois que l’Espagne a été en danger, ce sont les gens humbles qui ont porté la patrie sur leurs épaules. Chaque fois que la souveraineté nationale s’est retrouvé menacée, ce sont les plus pauvres, les plus opprimés qui se sont levés pour défendre leur pays. Nous avons mis en avant cette idée, et cela a marché, cela marche toujours. Beaucoup de gens en sont émus et y trouvent un sens.
Nous avons toujours reçu des critiques féroces de la part d’une gauche qui confond souvent ses propres préférences esthétiques avec celles de notre pays. Comme la revendication de l’idée de patrie ne leur plaisait pas, ils disaient toujours que cela n’allait pas fonctionner. De fait, à chaque fois que nous avons eu une baisse de régime ou que nous avons essuyé des échecs, on nous a expliqué que nous n’avions pas été suffisamment de gauche et que nous avions été trop patriotes. Ils le soutiennent sans la moindre preuve empirique, mais il existe en Espagne une gauche persuadée que les choses vont revenir à la normale, que la politique va de nouveau se déterminer par rapport à l’axe gauche/droite et que l’avenir leur donnera raison. Ils s’agrippent au moindre signal : Corbyn a gagné ? C’est le retour de la gauche ! Podemos trébuche ? C’est que le discours sur la patrie ne marche pas ! Néanmoins, ce qui est sûr, c’est que cela nous a permis d’occuper une position plus centrale que celle que nos biographies militantes – nous venons tous des mouvements sociaux et de l’extrême gauche – ne nous auraient jamais permis d’atteindre. Que les choses soient bien claires, il ne s’agit pas d’une manœuvre de marketing électoral mais d’une tentative de reconstruction d’une identité politique qui puisse être majoritaire en Espagne.
LVSL – Comment conjuguez-vous cette réappropriation de la patrie au concept de plurinationalité également avancé par Podemos dans le but de repenser l’organisation territoriale de l’Etat espagnol ?
ÍE – C’est extrêmement difficile. Nous sommes une force politique qui gouverne la ville de Madrid, et nous faisons non seulement des meetings en catalan et en euskara en Catalogne et au Pays Basque, mais nous reconnaissons également qu’il s’agit de nations. Non pas pour des raisons archéologiques ou biologiques, mais ce sont des nations car il y a un désir majoritaire d’être nation, une dimension constituante. Et en tant que nation, nous reconnaissons qu’elles ont la possibilité d’exercer leur droit à l’autodétermination. Notre position consiste à affirmer que nous sommes une patrie plurinationale, une patrie composée de plusieurs nations. Ce qui nous unit n’est en aucun cas une essence nationale, mais une volonté d’être ensemble pour nous protéger de la finance, de la corruption et de l’austérité. Cette volonté d’être ensemble pour nous protéger, je l’emprunte au kirchnérisme et à Hebe de Bonafini, qui affirme que la patrie, c’est l’autre : la patrie est l’identification à l’autre. Si l’autre souffre, s’il n’a pas de quoi se nourrir ou s’il n’a pas de travail, cela te fait mal à toi aussi. Là encore, la patrie est une communauté solidaire, une communauté qui prend soin d’elle-même et de ses membres, indépendamment de leurs noms et de leur couleur de peau. Nous prenons soin les uns des autres, nous sommes une communauté qui se protège.
Il nous faut combiner cette idée avec le fait que l’Espagne est constituée de plusieurs nations. Et le ciment qui permet de faire tenir ces nations ensemble, c’est la construction de la souveraineté populaire et la liberté de décision. Nous souhaitons discuter librement avec les Catalans, nous voulons qu’ils puissent décider par eux-mêmes de rester avec nous ou non. Nous, nous souhaitons qu’ils restent. Nous pensons que la conception que nous avons de notre pays va dans cette direction, qu’elle aide à ce qu’ils souhaitent rester avec nous.
“Nous sommes la force politique qui tente de réinvestir un patriotisme progressiste tout en reconnaissant que la Catalogne est une nation et qu’elle doit pouvoir exercer son droit à l’autodétermination.”
Une partie de l’indépendantisme catalan, qui est tout à fait légitime, d’autant plus qu’il incline à gauche, est né avec l’idée que l’Espagne était irréformable. Il leur apparaît dès lors plus facile de construire leur propre Etat en Catalogne plutôt que de transformer l’Espagne. Nous, nous aspirons à apporter une réponse à cela. Mais la réponse ne serait pas complète si on ne répétait pas que rien ne construit plus la patrie que la définition d’un ennemi. Par conséquent, au-delà de constructions plus élaborées, le plus important est de savoir qui va pouvoir définir qui est la patrie et qui en sont les ennemis. Pour le PP, les ennemis de la patrie sont les Catalans. Mais lorsque nous construisons la patrie, les ennemis sont les dirigeants du PP qui sont en train de livrer notre pays à Merkel et à l’Union européenne allemande. La lutte pour définir qui construit la patrie est la lutte pour définir qui construit l’ennemi de la patrie.
Nous sommes la force politique qui tente de réinvestir un patriotisme progressiste tout en reconnaissant que la Catalogne est une nation et qu’elle doit pouvoir exercer son droit à l’autodétermination. C’est certainement la réussite intellectuelle et politique dont je suis le plus fier. Faire les deux à la fois implique de nombreuses contradictions, mais il me semble que c’est la seule manière de résoudre en même temps le problème de la souveraineté populaire en Espagne et le problème de la relation démocratique entre les différents peuples d’Espagne. Quand je donne une réponse théorique, cela semble simple, dans le quotidien politique et médiatique, c’est beaucoup plus compliqué.
LVSL – Il semblerait qu’en France aussi l’idée qu’il est nécessaire de se réapproprier le concept de patrie ait fait son chemin. Le Front national l’a déjà entrepris depuis longtemps, mais on l’observe également d’une certaine manière à gauche avec la France Insoumise. Emmanuel Macron l’a très bien compris lui aussi.
ÍE – Bien sûr. Il est vrai que l’idée de patrie s’est positionnée au centre du débat politique. Vous en savez plus que moi, mais je crois qu’en France, l’idée de patrie n’a jamais été véritablement absente. Vos symboles nationaux sont plus facilement appropriables à travers un discours progressiste. J’adorerais avoir un hymne national comme la Marseillaise, je n’arrêterais pas de le chanter si c’était le cas ! L’hymne national, le drapeau, jusqu’au fait que l’indépendance nationale ait été retrouvée face à l’invasion fasciste, tout cela favorise la construction d’une idée de patrie radicalement progressiste et démocratique.
Je crois que c’est plus difficile pour nous en Espagne, car le sédiment historique est plus complexe. Nous n’avons pas vécu la Seconde guerre mondiale. Nous avions le mouvement ouvrier le plus puissant d’Europe et c’est pourquoi le fascisme a dû livrer avec difficulté une guerre civile de trois ans et demi avec l’appui de deux puissances étrangères. Mais nous l’avons payé par une dictature de quarante ans et une Transition semblable à celle du Chili, qui amplifie fondamentalement les droits civils et sociaux mais laisse intactes une grande partie des bases matérielles de l’oligarchie qui avait gouverné pendant la dictature et qui s’est perpétuée sous la démocratie.
L’idée de patrie retrouve une certaine centralité en France, mais elle n’avait jamais vraiment disparu donc. La Résistance comportait une dimension clairement patriotique. Même le PCF, tout comme le PCI, bien qu’il maniait la faucille et le marteau lorsqu’il fallait discuter avec les autres partis communistes, pratiquait à la maison une politique de type national-populaire. Les plus grandes avancées du PCI, que je connais mieux que le PCF, ont eu lieu lorsque le parti a mis en pratique une politique plus nationale-populaire que communiste.
Le livre de Lucio Magri à propos du PCI, El sastre de Ulm, est très intéressant. Il raconte comment les délégués du PCI auprès de la Troisième Internationale promettaient à Moscou de mener une politique de « classe contre classe » en conformité avec les recettes inscrites dans les manuels. Mais lorsqu’ils rentraient en Italie, ils théorisaient la voie italienne vers le socialisme. Ils parlaient d’ailleurs davantage d’une République populaire italienne que de socialisme. En Italie, deux grands partis se disputaient le peuple : la démocratie chrétienne et le PCI.
LVSL – Mais pourquoi avons-nous assisté à un tel retour en force du concept de patrie ?
ÍE – En France, il semble que cette idée revienne sur le devant de la scène. Comme si seul quelqu’un qui revendiquait une idée forte de patrie pouvait remporter l’élection présidentielle. Pourquoi cela ? Je crois que beaucoup de citoyens français ressentent un profond malaise, qui s’est exprimé au moment des élections, qui provient du fait que la mondialisation néolibérale a provoqué l’érosion des droits et des sécurités quotidiennes, qu’elle a ébranlé les certitudes des gens ordinaires.
“L’un des plus grands échecs culturels de l’UE, c’est qu’il s’agit avant tout d’une histoire à succès pour les élites et d’une montée de l’insécurité cauchemardesque pour ceux d’en bas.”
Le récit a basculé : « avant, je savais qu’en tant que travailleur ou qu’en tant que citoyen français, je disposais d’un certain nombre de droits. Mais aujourd’hui, j’ai peur de ce qu’il va m’arriver dans les mois qui viennent. Pour vous, les élites qui voyagez en permanence à Bruxelles, qui prenez l’avion vers les quatre coins du monde, vous qui parlez quatre langues et qui envoyez vos enfants étudier à l’étranger, pour vous, la mondialisation et l’Union européenne sont un conte enchanté ». Personnellement, je crois que l’un des plus grands échecs culturels de l’UE, c’est qu’il s’agit avant tout d’une histoire à succès pour les élites et une montée de l’insécurité cauchemardesque pour ceux d’en bas.
Ce que les élites sociales-démocrates et libérales qualifient d’ « euroscepticisme » n’est rien d’autre que la question que se posent un grand nombre de Français, d’Italiens, d’Espagnols, de Grecs, d’Irlandais : « Et moi, qu’est-ce que j’ai à gagner dans tout ça ? Qu’on m’explique en quoi mes conditions de vie se sont améliorées ces vingt dernières années alors que tout ce que je vois, c’est qu’elles ont constamment empiré ». On nous raconte que l’UE est géniale grâce au programme Erasmus, parce qu’on organise des sommets ensemble, mais le projet européen attire de moins en moins de gens. Moi j’ai été en Erasmus, mais cela concerne là aussi de moins en moins de monde. Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui en Espagne, l’accès à l’université est de plus en plus inégalitaire, et qu’obtenir un travail qui te permette de vivre sereinement les fins de mois est plus difficile qu’il y a vingt ans.
L’idée fondamentale est la suivante : « et moi, qui me protège ? ». Je crois que les élites culturelles européennes ont voulu voir dans ce questionnement une sorte de repli identitaire et réactionnaire. C’est comme s’ils disaient « quels imbéciles, quels sauvages que ces perdants de la mondialisation qui veulent en revenir à quelque chose d’aussi repoussant et archaïque que la nation, alors que nous l’avons déjà dépassée et que nous vivons heureux dans un monde sans frontières ». Ce récit est celui des gagnants, mais l’immense majorité des perdants aspire à se sentir de nouveau appartenir à une communauté qui les protège.
Quelle peut être cette communauté ? Comme il ne peut s’agir de la classe sociale, car nos identités ne découlent pas de notre lieu de travail, ni de la position que nous occupons dans le système de production, on observe un retour vers la dernière communauté qui nous a protégé, la communauté nationale. Il y a toujours des camarades qui soutiennent que les Etats-nations sont condamnés à disparaître. Je ne le sais pas. Je ne sais pas dans combien d’années. Pour le moment, ils constituent l’unique instance démocratique capable de protéger les perdants de la mondialisation néolibérale. Il est donc normal que tant de gens se tournent vers la communauté nationale et en appellent à l’Etat.
L’Etat n’a jamais disparu, le néolibéralisme ne l’a pas affaibli, il l’a simplement mis au service de ceux d’en haut. La machine étatique n’a pas été réduite, elle a été mise au service d’une économie de prédation et d’une redistribution des richesses du bas de la pyramide vers le haut de la pyramide. C’est pourquoi l’idée de patrie et d’un Etat fort en vient à occuper de nouveau une position centrale.
LVSL – Nous vivons en France une période de recomposition politique accélérée. L’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron, encore inattendue il y a quelques mois, et l’essor d’une nouvelle force néolibérale, En Marche, ont profondément bouleversé le système partisan français. Comment interprétez-vous la victoire d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle ? On parle parfois à son propos d’une forme de “populisme néolibéral”, qu’il conjugue avec une forme d’incarnation gaullienne de la nation. Qu’en pensez-vous ?
ÍE – Je crois que Macron incarne, d’une certaine manière, une prise de conscience des élites en France : il leur est désormais nécessaire pour gagner de développer une énergie et un récit similaires à ceux de leurs adversaires populistes, dont elles souhaitent freiner l’avancée. C’est-à-dire qu’il n’est plus possible de l’emporter en employant exclusivement un langage gestionnaire, en s’adressant uniquement à des citoyens envisagés comme des individus rationnels qui votent comme ils font leurs courses au supermarché. Il faut éveiller une idée de transcendance et mobiliser de nouveau l’horizon d’une communauté nationale. Dans le cas de Macron, ce n’est pas tant une communauté nationale qui protège, mais plutôt une communauté qui innove, qui avance. C’est ce que traduit son idée de « start-up nation ».
Il s’agit d’une avancée du projet néolibéral qui, pour se développer et vaincre ses adversaires, n’a d’autre choix que de copier une grande partie des formes d’identification traditionnellement populistes. En ce qui concerne la mobilisation de la jeunesse présentée comme l’avenir de la nation, ou encore la projection d’un leader en relation directe avec la nation, sans intermédiaire, un leader qui marche seul, comme il l’a lui-même mis en scène le soir de sa victoire. Un leader sans parti, sans organisation territoriale, comme une sorte d’entrepreneur innovant et audacieux qui entre en contact avec une nation de consommateurs et d’entrepreneurs.
“Il s’agit d’une avancée du projet néolibéral qui, pour se développer et vaincre ses adversaires, n’a d’autre choix que de copier une grande partie des formes d’identification traditionnellement populistes (…) Si je devais définir Emmanuel Macron, je dirais qu’il est un caudillo néolibéral.”
C’est une forme d’hybridation que nous ne connaissions pas en Europe, mais elle n’est pas nouvelle. Nous l’avons déjà connue. Nous l’avons déjà connue en Amérique latine. Alberto Fujimori au Pérou, c’était un peu cela. De même que Carlos Menem en Argentine. En Amérique latine, on a vu émerger dans les années 1990 plusieurs caudillos populistes néolibéraux – je sais que cela peut sembler contradictoire – qui portaient en étendard l’idée d’une nation qui progresse, en se libérant des corsets de l’Etat qui limitent les possibilités d’entreprendre. Des caudillos qui éclairent l’avenir et ouvrent le pays à la modernité, au marché, à l’innovation. La manière dont se produit l’hybridation, ici en Europe, est nouvelle. Je ne dis pas qu’il s’agit exactement de la même chose, mais j’identifie plusieurs éléments qui me permettent de le relier à ces phénomènes. Si je devais définir Emmanuel Macron, je dirais qu’il est un caudillo néolibéral.
LVSL – Les élections présidentielles ont également vu émerger dans le paysage politique français la France Insoumise, qui manifeste une certaine proximité avec la stratégie de Podemos. A votre avis, quelle direction devraient emprunter les forces progressistes telles que la France Insoumise pour continuer de croître, pour convaincre « ceux qui manquent », notamment les classes populaires tentées par le FN et les classes moyennes qui ont voté Macron ?
ÍE – Je ne connais pas tous les détails de la situation française, et je dois dire que je ne me permettrais pas de recommander une stratégie aux camarades de la France Insoumise. Je dirais que lorsque l’on expérimente de nouvelles pratiques politiques et qu’elles n’aboutissent pas du premier coup, on peut en conclure trop vite que tout est terminé. Mais s’il vous plaît, ne revenez pas à la rhétorique traditionnelle de la gauche. Nous n’avons pas besoin d’un autre front de gauche, les réponses ne se trouvent pas dans cette direction. Il serait extrêmement dangereux de faire cadeau de l’idée de communauté nationale à nos adversaires, d’interrompre la tentative d’être le parti du peuple français pour devenir le parti de la gauche française. Ce serait un danger, car cela reviendrait à laisser l’espace de l’universel et le droit de parler au nom du peuple français au caudillo néolibéral Macron et à la politique réactionnaire du Front national. Ce serait là un grand danger.
Nous n’avons pas pu éviter l’affrontement au second tour entre Macron et Le Pen, c’est vrai, mais il s’en est fallu de peu. Nous sommes passés tout près d’une transformation historique qui est en réalité déjà en marche et qu’on peut d’ores et déjà observer. Il n’est pas nécessaire de se proclamer populiste en permanence, ce qu’il faut faire, c’est comprendre le populisme et le mettre en pratique. Ensuite, chacun se dénomme comme il l’entend. En Grèce, Syriza continue de se présenter comme une coalition de gauche radicale, mais en réalité, ils ont remporté les élections en arborant le drapeau grec et en défendant l’intérêt national de tous les Grecs face aux politiques d’appauvrissement et de mise à sac du pays imposées par la Troïka. S’ils veulent continuer de se définir comme le parti de la gauche radicale, cela n’a pas vraiment d’importance.
Il y a une scène qui m’a particulièrement marqué en Grèce, lorsqu’une femme s’exprimait en direct dans un programme de télévision pour expliquer qu’elle avait toujours voté à droite, pour le parti Nouvelle Démocratie, mais qu’elle allait cette fois-ci voter pour Alexis Tsipras, car il était le seul à faire face aux corrompus, il était le seul qui défendait la Grèce contre ceux qui voulaient détruire le pays et le piller pour le bénéfice des banques allemandes. C’est cela l’hégémonie. Car cette femme n’est pas devenue « de gauche », elle ne s’est pas réveillée un matin en se disant « mais oui bien sûr, ça fait 200 ans que la gauche a raison, comment se fait-il que je ne m’en sois pas rendue compte plus tôt ? ». Non, c’était simplement une femme qui avait de l’estime pour son pays, du respect pour l’Etat de droit et les institutions, et qui aspirait à vivre dans la tranquillité. Mais à un moment donné, elle a compris que la force politique qui pouvait le mieux représenter les intérêts nationaux de la Grèce, c’était Syriza. Voilà la clé de la victoire, je crois qu’il faut persévérer dans ce sens.
Mais en France, les camarades de la France Insoumise sont confrontés à une difficulté supplémentaire : le Front national est arrivé avant, et des gens susceptibles de s’identifier au discours de la France Insoumise s’identifient déjà à celui du FN.
LVSL – Mais le FN pourrait bien traverser une crise dans les mois qui viennent.
ÍE – Oui, j’ai lu qu’il y avait en ce moment une crise du fait que certaines franges du FN estiment que le parti a trop dévié à gauche. C’est un peu comme si on revivait ce vieux combat de la Nuit des longs couteaux, entre les SS et les SA, au cours de laquelle le fascisme de droite, aristocratique et conservateur, a affronté le fascisme plébéien de gauche. Pourvu que cette bataille ait lieu au sein du FN, et pourvu qu’elle se termine comme s’est achevée la Nuit des longs couteaux, par la victoire des chemises noires sur les chemises brunes. Ce serait une bonne nouvelle, puisque cela laisserait le champ libre pour une force nationale-populaire démocratique et progressiste en France.
En Espagne, nous avons nous aussi dû faire face à une difficulté : on nous accuse d’avoir des liens avec le Venezuela. Je ne sais pas si c’est aussi le cas en France, ni dans quelle mesure cela a pu affecter la France Insoumise.
LVSL – Dans les dernières semaines de la campagne de premier tour, Jean-Luc Mélenchon s’est vu reprocher sa proximité avec Hugo Chávez et sa volonté d’intégrer la France au sein de l’ALBA.
ÍE – Ah oui, l’ALBA… Ici en Espagne, cela nous a beaucoup affectés. Aux élections générales, nous sommes parvenus à convaincre la majorité des Espagnols qu’il s’agissait d’une élection à caractère quasi-plébiscitaire, opposant le PP comme représentant du vieux monde et nous-mêmes en tant que représentants du nouveau. Nous avons gagné ce premier round. Nous avons aussi remporté une victoire en démontrant que le PP est un parti abject, un regroupement de bandes mafieuses coalisées entre elles pour piller le pays et patrimonialiser l’Etat. Mais là où nous n’avons pas gagné, cela tient au fait qu’une bonne partie des Espagnols craint davantage le Venezuela que la corruption.
Beaucoup de gens, y compris des électeurs du PP, reconnaissent volontiers que le PP est une mafia, mais certains d’entre eux préfèrent la mafia au Venezuela. Il nous faut réfléchir là-dessus. Je crois que nous devons mener une bataille culturelle et travailler à notre enracinement dans la vie quotidienne de manière plus méticuleuse. Au cours de la guerre éclair, de la guerre de mouvement que nous avons livrée depuis notre création jusqu’aux élections générales de 2015, nous avons été capables de mobiliser 5 millions de voix. C’est historique, car nous n’existions pas deux ans auparavant. Mais je crois que cette phase a atteint un plafond. Si nous n’avions pas pratiqué cette politique nous ne serions pas arrivés aussi loin. Mais il nous faut aujourd’hui l’abandonner pour nous tourner vers une politique de guerre de position. Qu’est-ce que cela signifie ? Pour moi, cela implique que nous puissions représenter l’ordre en Espagne.
LVSL – Vous évoquez régulièrement cette notion d’ordre. S’agit-il d’une manière de démontrer que Podemos n’incarne pas le chaos mais propose à l’inverse un ordre alternatif au néolibéralisme ? D’une façon de répondre à une demande d’autorité présente dans la société, dans les milieux populaires ?
ÍE – Je dirais les deux, mais pour une raison spécifique à l’Espagne. La crise politique, économique, sociale et territoriale que nous traversons n’est pas due à une contestation déstituante provenant des secteurs populaires. Les gens ne se sont pas levés contre l’ordre constitutionnel de 1978, ce sont les élites qui l’ont détruit. Et ce n’est pas là seulement une ressource rhétorique, c’est crucial. En Espagne, nous avons subi une sorte d’offensive oligarchique contre l’Etat de droit et l’Etat social. Ce n’est pas comme lors du long moment 68 européen, au cours duquel il y a bien eu une contestation à l’offensive de l’ordre existant. Aujourd’hui en Espagne, on assiste à une démolition depuis le haut de l’Etat social et de l’Etat de droit. De sorte que la réaction populaire est une réaction de type conservatrice, non pas tant dans un sens idéologique, mais dans l’idée qu’il faut revenir à un pacte social et légal qui nous évite de sombrer dans la loi du plus fort, par laquelle seuls les privilégiés s’en sortent. Notre tâche n’est donc pas de contester l’ordre existant. L’ordre existant n’existe pas, nous avons atteint une situation d’effondrement moral et politique. Il résiste comme il peut, les choses se sont stabilisées, mais sans offrir le moindre renouvellement de la confiance parmi les Espagnols. Notre objectif est de rétablir une idée d’ordre, de mettre en avant cette idée qui parcourait les places lors du mouvement des Indignés : les antisystèmes, ce sont eux. Ce sont eux, les privilégiés, qui ont détruit les bases matérielles du pacte social en Espagne, les services publics, l’emploi en tant que source de droits sociaux, l’égalité de tous les citoyens devant la loi.
“Notre objectif est de rétablir une idée d’ordre, de mettre en avant cette idée qui parcourait les places lors du mouvement des Indignés : les antisystèmes, ce sont eux.”
Ainsi, le plus révolutionnaire que nous puissions faire n’est pas de dénoncer ceux d’en haut ou de mettre le pays sens dessus dessous : il l’est déjà. Nous devons leur nier la possibilité de la restauration, la possibilité de conserver les positions qu’ils détiennent. Et nous n’y parviendrons pas en démontrant qu’ils sont des voyous. L’immense majorité des Espagnols sait déjà que nous sommes gouvernés par des canailles. Je crois que ce qui manque aux citoyens, c’est la confiance dans l’idée qu’il y a une autre possibilité, une alternative qui ne soit pas pour autant le grand saut dans l’inconnu. Une grande partie du pays nous trouve déjà sympathiques et reconnaît que nous avons transformé le paysage politique espagnol. Désormais, il faut qu’ils nous reconnaissent la capacité de prendre les rênes de notre pays en bon ordre. Quel en est le meilleur exemple ? Les mairies du changement.
LVSL – En effet, c’était d’ailleurs l’objet de votre intervention à l’université d’été de Podemos en juillet dernier : le rôle des institutions conquises dans le récit du changement. En quoi les mairies remportées par Podemos et les coalitions soutenues par Podemos en mai 2015 sont-elles un atout dans votre stratégie d’accession au pouvoir ?
ÍE – Depuis deux ans, nous gouvernons Madrid, Barcelone, Cadix, La Corogne, et plusieurs autres grandes villes du pays. Quand nous sommes arrivés aux responsabilités, tous nos adversaires ont expliqué que ces villes allaient sombrer, que les investissements étrangers allaient partir, qu’il n’y aurait plus d’ordre public, plus de sécurité, que les services municipaux ne viendraient plus récupérer les poubelles, etc. Aujourd’hui, deux ans plus tard, quel est notre principal patrimoine ? Je sais que cela peut sembler paradoxal aux yeux des révolutionnaires : le fait qu’il ne se soit rien passé. Quelle est la plus grande avancée du processus de changement politique en Espagne ? Le fait qu’à Madrid, il ne se soit rien passé. Aujourd’hui, à la cafétéria, une vieille dame m’a insulté. Elle m’a dit « quel mal vous faites à notre pays ! Si vous gouvernez, ce sera comme le Venezuela, c’est terrible ! ». Et je lui ai répondu « Madame, et ici à Madrid ? Nous gouvernons déjà la ville. Vous a-t-on déjà retiré le moindre droit depuis que Manuela Carmena est à la tête de la mairie ? Avez-vous perdu la moindre parcelle de votre qualité de vie ? ».
Les mairies sont devenues notre principal point d’appui, car elles ont été capables de construire une quotidienneté différente. Une idée de Madrid différente, une manière de mettre en valeur les fêtes populaires dans les quartiers, de retrouver l’identité de Madrid et de valoriser les espaces en commun à l’intérieur de la ville avec une nouvelle façon de l’habiter. Mais le plus radical dans tout cela, ce n’est pas que nous ayons affiché une banderole « Refugees Welcome » sur le fronton de la mairie, c’est que la ville ne s’est absolument pas effondrée. Qu’est-ce que cela signifie ? Que nous pouvons construire et représenter la normalité, tandis que les politiques néolibérales ont construit l’exception.
“Ce qui manque aux citoyens, c’est la confiance dans l’idée qu’il y a une autre possibilité, qui ne soit pas pour autant le grand saut dans l’inconnu (…) Nous devons être une force politique qui anticipe l’Espagne qui vient, les porteurs d’une idée d’ordre alternatif face au désordre provoqué par ceux d’en haut.”
Il y aura probablement des élections générales en 2020. Mais notre date fatidique, c’est 2019 : les élections municipales et régionales. Car en Espagne, ce sont les villes et les communautés autonomes [les régions] qui gèrent l’Etat social, la santé, l’éducation, la dépendance. Tout ce qui importe le plus, à l’exception des retraites. L’Etat-providence, ou du moins ce qu’il en reste, est géré par les régions et non par l’Etat central. Il est fondamental que nous soyons capables de nous présenter aux prochaines élections nationales en démontrant aux Espagnols que nous pouvons prendre les rênes de notre pays avec un réel projet. C’est cela l’hégémonie : un projet qui soit capable d’offrir quelque chose y compris à ceux qui n’ont pas voté pour nous. Nous devons pouvoir dire aux Madrilènes, aux habitants de la région de Valence, de Navarre ou d’Aragon que leurs villes et leurs régions sont gouvernées en faveur d’un intérêt général qui se rapproche le plus des intérêts des gens ordinaires. Et leur démontrer que nous ne porterons préjudice à personne.
Même s’il est vrai que certains vont devoir payer des impôts alors qu’ils n’en paient pas aujourd’hui, que nous allons en finir avec les cadeaux et la spéculation immobilière. Oui : la loi sera appliquée. Mais nous devons assurer qu’il y a dans notre projet national de la place pour les gens qui ne voteront jamais pour nous, mais dont nous sommes prêts à prendre en charge les besoins. Je crois que c’en est fini de la phase où l’on se contentait de proclamer tout cela. Aujourd’hui débute la phase où nous devons le prouver au jour le jour, depuis les responsabilités que nous occupons déjà. En résumé, une phase dans laquelle nous devons être des dirigeants avant de devenir des gouvernants, être une force politique qui anticipe l’Espagne qui vient, même si nous n’avons pas encore la majorité des suffrages pour réaliser notre projet. Nous devons être les porteurs d’une idée d’ordre alternatif face au désordre provoqué par ceux d’en haut. C’est très difficile, mais c’est pour nous la clé d’une véritable avancée politique en Espagne.
Propos recueillis par Léo Rosell, Vincent Dain et Lenny Benbara
Traduction réalisée par Vincent Dain et Laura Chazel
Entre les coupes budgétaires dans le secteur de l’armée (850 millions d’économies), l’alignement sur la géopolitique des Etats-Unis et la volonté de construire une “Europe de la défense”, Emmanuel Macron semble décidé à saper l’indépendance de la Défense française au nom du dogme de l’atlantisme et du néolibéralisme. C’est l’analyse que défend Djordje Kuzmanovic, porte-parole de Jean-Luc Mélenchon durant la campagne présidentielle et membre du Bureau National du Parti de Gauche. Il plaide pour la fin des coupes budgétaires, la mise en place d’une géopolitique indépendante des Etats-Unis au service de la paix et pour la construction d’une armée du Peuple dans la lignée de la Révolution Française.
LVSL – Au dernier sommet européen, Macron s’est engagé dans la construction d’une “défense européenne”. Celle-ci est présentée comme une compensation face aux coupes budgétaires effectuées dans le secteur de l’armée. Que pensez-vous de ce projet ?
Djordje Kuzmanovic – L’Europe de la Défense est systématiquement pensée dans le cadre de l’OTAN. Il faut d’abord rappeler que depuis 1991, l’entrée des pays d’Europe de l’Est dans l’Union Européenne a été précédée par leur entrée préalable dans l’OTAN. Il n’existe aucun texte portant sur l’Europe de la Défense qui ne mentionne pas l’OTAN, d’une manière ou d’une autre.
Trump a provoqué un émoi chez les dirigeants européens lorsqu’il annonçait qu’il faudrait dissoudre l’OTAN. Cet émoi relevait surtout de la communication politique. Cela n’a aucun sens : Donald Trump ne dissoudra pas l’OTAN, cela irait à l’encontre des intérêts profonds des Etats-Unis. Ce qui est réel, c’est le concept de “smart defence” développé par l’OTAN, c’est-à-dire la mutualisation, la mise en commun à échelle européenne des moyens et des industries de défense. Cette mutualisation capacitaire de la Défense européenne se ferait dans le cadre de l’OTAN… et retirerait à chacun des pays les moyens de se défendre ! On est en train de retirer à la France sa capacité à se défendre par la sur-spécialisation de ses outils de défense dans le cadre d’une mutualisation européenne.
Tout cela masque le problème de base de toute Europe de la Défense : il faut avoir une diplomatie commune, et l’Europe n’en a pas. Il ne faut pas penser le budget de la Défense de manière comptable, mais selon les buts politiques et géopolitiques que l’on se fixe. Il n’y a aucun but géopolitique commun entre les nations européennes; il n’y en a déjà pas entre la France et l’Allemagne, il y en a encore moins entre la Pologne et le Portugal ! Il y a une réelle incapacité de la part des pays européens à mettre en oeuvre une diplomatie commune… ce qui n’est pas le cas des Etats-Unis d’Amérique, qui, eux, ont une véritable diplomatie et une armée corrélée à leur diplomatie !
LVSL – Le Chef d’Etat-Major des Armées Pierre de Villiers a démissionné suite aux menaces qu’Emmanuel Macron lui adressait. Celui-ci lui reprochait “d’étaler certains débats [politiques] sur la place publique”. Comment jugez-vous ce geste, qui clôt la polémique entre le chef d’Etat-major des armées et le Président ?
Macron, lors de son intervention du 13 juillet, a frôlé l’insulte à l’égard du premier des militaires. Il savait qu’il s’exposait à ce que son chef d’Etat-major des armées (CEMA) démissionne. C’était assez probable, compte tenu des remarques qu’il avait déjà faites par rapport aux questions budgétaires. Macron n’étant pas un imbécile, on peut se demander si ce n’était pas une volonté de sa part de continuer à nettoyer cet aspect du pouvoir régalien et d’en enlever les têtes principales. Macron avait déjà retiré à Jean-Yves Le Drian son directeur de cabinet, et s’était donc approprié le Ministère de la Défense. À présent, c’est le CEMA qui est visé.
Il y avait une sorte d’alliance entre le Ministre de la Défense, qui voulait défendre son ministère, et le CEMA qui souhaitait limiter les coupes budgétaires face à la volonté de Bercy. À présent, le ministère de la Défense est totalement affaibli. On y a placé des gens totalement incompétents ; Sylvie Goulard en était l’illustration, elle qui voulait la fusion de l’armée française avec la défense européenne… Le CEMA se retrouve donc seul à défendre le budget de l’armée, qui a pris l’addition la plus salée de la baisse de 5 milliards demandée par Darmanin (850 millions pour le Ministère de la Défense). Pour ceux qui suivent l’affaire de près, tout cela était assez cousu de fil blanc.
Maintenant, cette bourde politique reste étonnante de la part d’Emmanuel Macron. A-t-il voulu jouer au chef ? Dans ce cas, il a perdu beaucoup de sa légitimité auprès des militaires et s’expose à des retours de flamme assez conséquents. Ce n’était pas rien d’avoir un CEMA respecté par les troupes et portant leurs revendications auprès des instances dirigeantes. Si le CEMA perd sa fonction, c’est la porte ouverte à l’autorité des hommes de troupe, des généraux à la retraite… Ou alors, l’objectif final de Macron est-il de sabrer l’armée française afin de mieux l’intégrer à une défense européenne et otanienne ? Dans ce cas, comment mieux le faire qu’en donnant un coup de pied dans la fourmilière ?
LVSL –Le général Pierre de Villiers reprochait à Emmanuel Macron les économies budgétaires de l’année 2017 réalisées aux dépens de l’armée française. Quel est l’impact des restrictions budgétaires et, plus largement, des politiques économiques néolibérales sur l’armée française ?
En réalité, le CEMA n’a rien reproché à Macron, contrairement à ce qu’ont suggéré les médias. Le CEMA a fait son devoir en répondant à huis clos à des députés qui lui posaient des questions, comme c’est la prérogative des CEMA, leur droit et leur devoir (voir à ce sujet, la tribune publiée dans Marianne le 20 juillet). Quand des députés appellent quelqu’un en commission, à huis clos, c’est pour recevoir une réponse ! Au cours de cette audience, Pierre de Villiers a pu faire des commentaires déplaisants vis-à-vis de Macron, mais ce n’est pas lui qui était à l’origine de cette audience.
“Les dirigeants souhaitent qu’il y ait une spécialisation des armées des pays-membres de l’UE en vue de leur mutualisation dans l’OTAN.”
Il y a depuis deux décennies en France des politiques d’austérité qui sont menées pour respecter les “critères de convergence” définis par Maastricht et aggravés par les nouveaux traités européens ; les gouvernements sont liés par ces traités et doivent “rembourser” une dette qui ne fait que croître, mais qui sert toujours d’argument pour baisser toutes les dépenses de l’Etat… Dans ce contexte, le ministère de la Défense est celui qui a subi les purges austéritaires les plus drastiques. Sous Nicolas Sarkozy, ce sont 54.000 postes, militaires et civils, qui ont été supprimés. Sous François Hollande, ce sont entre 18.000 et 20.000 postes qui ont été supprimés (et encore, leur suppression a été freinée par les attentats !). En conséquence, l’armée possède moins de troupes ; alors qu’elle s’engage dans de plus en plus d’opérations extérieures, le gouvernement la déploie dans le cadre d’une opération intérieure inutile, l’opération “sentinelle”, qui implique de mettre à disposition beaucoup de moyens. En conséquence, la moitié des véhicules à volant, par exemple, ne fonctionne plus ! Pour certains véhicules blindés… le plancher n’est pas blindé ! Ces matériels sont d’autant plus affectés qu’ils sont utilisés dans des zones difficiles, comme le Sahel malien. Le gros de nos pertes au Mali vient de soldats qui sautent sur des mines avec des véhicules censés êtres blindés, mais qui ne le sont pas !
Il faut également se rendre compte que tous les ans, tous les ans (et c’est pour coller aux critères de Maastricht), le budget des opérations est sous-évalué de 600 millions d’euros ! Dans ce contexte, annoncer qu’on va faire 850 millions d’économies budgétaires n’est juste pas tenable. Le CEMA a simplement fait son travail en expliquant qu’on ne peut pas mener les opérations que demande le pouvoir politique.
Tous les candidats à l’exception de Jean-Luc Mélenchon déclarent qu’il faut ramener à 2% le budget de la défense. Cela correspond à une exigence de l’OTAN, dont les dirigeants souhaitent qu’il y ait une spécialisation des armées des pays-membres de l’UE en vue de leur mutualisation dans l’OTAN.
Cette mesure est donc une copie conforme des exigences otaniennes ; elle n’est accompagnée d’aucune réflexion. Et sur ces 2%, Macron veut faire des réductions… Etant totalement européen et atlantiste, il a annoncé que ce serait 2% pour… 2025.
Donc oui : les armées, comme tous les autres services d’Etat, subissent des coupes budgétaires destinées à rembourser des dettes qui ne le seront jamais. Il y a quelques jours, 7.000 hectares de forêt sont partis en fumée ; 10.000 personnes ont été déplacées ; les maires des municipalités touchées par l’incendie se plaignent du fait que les secours n’arrivent pas à temps. Comment le pourraient-ils ? Il y a au moins quatre Canadairs sur vingt-six qui sont au sol pour les mêmes raisons : il n’y a pas assez de pièces et trop peu de moyens déployés pour permettre une maintenance correcte. Les secours ne peuvent donc pas faire leur travail parce qu’ils n’ont pas suffisamment de matériel. C’est un exemple parlant de ce que provoquent ces “économies” budgétaires. On devrait comparer les économies faites sur le budget avec les pertes causées par ces milliers d’hectares de forêt brûlés, cette saison touristique perdue, les problèmes de reboisement écologiques sans fin que posent les incendies.. Bien sûr, les coûts sont largement supérieurs aux économies ! Il faut donc faire des calculs qui ne rendent pas compte d’une vision strictement comptable de l’Etat. Les militaires, à cause des ces coupes, ne peuvent pas mener à bien les missions qui sont les leurs.
LVSL – Quelles solutions proposez-vous aux problèmes actuels de l’armée ?
Je voudrais revenir sur un élément important par rapport à la crise qui vient de se dérouler. Il faut tout d’abord se rendre compte que la démission du CEMA est une première dans l’Histoire de la Cinquième République. Cela montre la pente très autoritaire que prend Macron, et sa réelle incapacité à gouverner avec les institutions du pays qu’il préside. Ce qu’il reproche au CEMA, c’est d’avoir fait son travail dans le cadre d’un Parlement qui a lui aussi fait son travail. Or, comme Nicolas Sarkozy et François Hollande avant lui, Macron semble avoir un problème avec la connaissance de la Constitution française. L’article 35 de la Constitution stipule clairement que toute opération extérieure doit, au bout de quatre mois, conduire à un vote du Parlement pour savoir s’il est maintenu ou pas. Parfois il a été convoqué au bout des quatre mois, et jamais reconduit. Cela veut dire que Hollande, Sarkozy et Chirac ont mené 13 ans de guerre dans l’illégalité la plus totale. Les parlementaires sont les représentants de la nation, et le fait qu’on ne les fasse pas participer à ces questions centrales écarte la nation de ces questions militaires, qui finissent pas se retrouver exclusivement entre les mains du Président et de ses quelques conseillers…
Emmanuel Macron parle et agit comme s’il était Président des Etats-Unis, c’est-à-dire un chef des armées au sens strict, qui possède les prérogatives militaires. En France, le Président n’a ce pouvoir-là que dans un seul cas : la riposte nucléaire. C’est le seul domaine de l’armée dans lequel il possède une autorité propre. Avec la France Insoumise, nous travaillons pour trouver les 62 députés nécessaires pour pouvoir poser une question de constitutionnalité au Conseil Constitutionnel. Plus largement, nous souhaitons mettre fin aux économies budgétaires et rouvrir les dizaines de milliers de postes supprimés par les gouvernements précédents.
“Nous souhaitons également le retour à une armée du peuple, qui ne soit plus simplement professionnelle.”
Nous souhaitons également le retour à une armée du peuple, qui ne soit plus simplement professionnelle, et ce pour plusieurs raisons. La première raison est politique. C’est le peuple qui, comme cela a été pensé par les acteurs de la Révolution Française, est le garant de ses institutions et de la démocratie : tout corps militaire constitué est une menace pour la démocratie. Deuxièmement, l’armée est un fort liant national ; de la même manière que les enfants de la République reçoivent une éducation qui leur permettront de devenir des citoyens conscients, ils donnent à la République une partie de leur temps. C’est pourquoi nous défendons la mise en place d’un service militaire et civil national, qui s’effectuera dans les armées, ou bien dans la police, le corps des pompiers, ou encore dans des associations, bref, dans tout ce qui est d’utilité publique. Cela revient à se mettre un an au service de sa patrie, chose dont, d’expérience, tout le monde (ou presque) est fier. Nous souhaitons que cela devienne un moment d’intégration à la communauté nationale, mais aussi au marché du travail. Il permettrait de contrebalancer la tendance à enchaîner les stages qui existe aujourd’hui. À l’époque de la suppression du service militaire, il y avait 150.000 stagiaires. Il y en a aujourd’hui 1.500.000. Le privé emploie des jeunes, souvent très compétents pour de bas salaires ; avec le rétablissement d’un service militaire et civil, le talent des jeunes serait mis au service de la nation et non plus du privé ; ils seraient rémunérés à minima au SMIC pendant un an plutôt que d’enchaîner les stages.
LVSL – Vous êtes ancien officier, membre du Bureau National du Parti de Gauche. Dans le discours contemporain, les concepts de “gauche” et d'”armée” sont souvent considérés comme contradictoires, voire antinomiques. Vous défendez une vision de l’armée basée sur l’idéal du citoyen-soldat décrit par Jaurès dans son livre “L’Armée Nouvelle” et qu’on peut faire remonter jusqu’à l’héritage de Robespierre qui a théorisé la nation en armes…
Je reprends l’idée qu’au moment de la Révolution Française, le citoyen acquiert deux droits : le droit de vote et le droit de porter des armes (cela peut sembler étrange à une époque où l’hédonisme règne en maître), dont il reste une trace dans notre hymne national. Sans les conscrits de l’an II, sans les batailles de Valmy, Jemappes, Fleurus, gagnées par les citoyens face à l’Europe coalisée contre la nation française, il n’y aurait tout simplement pas eu de Révolution Française. La bataille de Valmy, militairement, n’est pas extraordinaire ; mais elle possède une signification politique considérable : à Valmy, l’armée du peuple sert les intérêts de la nation, ceux de tous, et pas ceux d’une oligarchie.
Ce qui est intéressant, c’est qu’à partir de 1815, les dirigeants n’ont eu de cesse de détruire l’institution du service national et l’idée du conscrit de l’an II. Ils créent une armée de répression intérieure, où le recrutement des officiers ne se fait plus sur le talent, mais au sein d’une population très restreinte et socialement marquée. L’armée se professionnalise de facto, et a surtout été utilisée pour mener des guerres coloniales et réprimer les ouvriers français à l’intérieur. Cela montre assez les dangers d’une armée exclusivement professionnelle. Il suffit d’écouter certains membres des rangs socialistes (Manuel Valls, Ségolène Royal, qui avaient demandé que l’armée vienne mater les troubles de Marseille) pour constater à quel point la tentation d’utiliser l’armée à des fins de répression intérieure est encore présente.
LVSL – La France Insoumise défend, en politique étrangère, un “nouvel indépendantisme français”. Qu’est-ce que cela signifie ?
Selon nous, la Défense n’est pas dé-corrélée des objectifs politiques de la France. Il est important de déterminer la vision géopolitique de la France et sa place dans le monde. Nos objectifs géopolitiques sont de n’être présents dans aucune alliance militaire pérenne ; c’est pourquoi il faut sortir de l’OTAN ; c’est pourquoi nous ne devons évidemment pas nous engager dans une quelconque alliance militaire pérenne avec la Russie, la Chine, le Venezuela, comme le suggèrent les délires de nos opposants. Nous voulons au contraire œuvrer au renforcement de l’ONU, car nous pensons que ses mandats peuvent aider au développement de la paix. Il faut renforcer le commandement intégré de l’ONU, pas celui de l’OTAN. Nous voulons que la France soit au service d’une alter-diplomatie. Nous plaidons par exemple pour la mise en place de partenariats égalitaires avec les pays pauvres, pour l’annulation de leurs dettes. Nous voulons donc que la France mette ses armées au service de la défense de son territoire et des mandats de l’ONU, et non pas au service d’une diplomatie belliqueuse alignée sur celle des Etats-Unis.
Propos recueillis par Antoine Cargoet et Vincent Ortiz pour LVSL.
On connaissait Emmanuel Macron l’ancien étudiant précaire, forcé de vivre des « fins de mois difficiles » avec à peine 1 000€ par mois. Situation privilégiée si on la compare avec celle de la grande majorité des étudiants qui vit avec moins que cette somme et dont la moitié se salarie pour financer ses études.
On connaissait aussi Emmanuel Macron le bienfaiteur : le programme du candidat Macron à l’élection présidentielle comportait, à côté de mesures contestées comme la sélection à l’entrée de l’université, des promesses plus ambitieuses telles que « faire de la recherche une priorité nationale », donner « des moyens publics supplémentaires », construire de nouveaux logements étudiants ou encore « sanctuariser le budget de l’enseignement supérieur et de la recherche ».
Le double discours macronien
Tweet d’Emmanuel Macron en Avril 2017, en pleine campagne électorale
Aujourd’hui les promesses électorales du candidat Macron comme celles sur l’enseignement supérieur et la recherche mais aussi bien d’autres, à commencer par la suppression de la taxe d’habitation pour 80% des ménages, se heurtent à la nature néolibérale de son programme économique. En effet le programme sur lequel Emmanuel Macron a été élu président de la République reste un programme austéritaire. Son principal but, en fin de compte, est la baisse de la dépense publique à défaut de proposer une politique économique ambitieuse.
Les promesses du candidat En Marche pour l’enseignement supérieur et les étudiants n’ont donc que peu de chances d’être mises en place par le président Macron. Pire encore, les conditions de vie et d’étude des étudiants, déjà critiques, risquent encore de se dégrader.
Maintenir le budget de l’enseignement supérieur et de la recherche, comme l’avait promis Emmanuel Macron pendant la campagne présidentielle, n’était déjà pas suffisant alors que l’Université en France est déjà dans un état de quasi-faillite confirmée par les faits : amphithéâtres bondés où des étudiants sont contraints de s’asseoir à même le sol, instauration du tirage au sort à l’entrée de certaines filières, locaux qui se dégradent et ne peuvent pas être rénovés faute de moyens, mais aussi un manque de place qui devient alarmant.
Nombre d’étudiants en hausse, budget en baisse
Rien que cette année 87 000 bacheliers n’ont aucune affectation post-Bac : la faute à un algorithme d’affectation hasardeux ? Pas que. La faute aussi et surtout au manque chronique de moyens affectés à l’Enseignement Supérieur incapable de suivre la hausse du nombre d’étudiants d’année en année simplement en raison de la hausse démographique. Pour absorber ce surplus d’étudiants sur les bancs des facultés il faudrait construire au moins 10 nouvelles universités d’ici à 2025 pour accueillir 350 000 étudiants supplémentaires.
Un défi qu’il va être d’autant plus difficile à relever avec les dernières annonces du gouvernement Macron. 331 millions d’euros de coupes budgétaires seraient prévus dès l’année en cours pour le secteur de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, soit plus de 10% de son budget pour 2017. De quoi faire craindre le pire pour les conditions d’études à la rentrée prochaine. Au point d’inquiéter la Conférence des Présidents d’Université qui demandait au contraire plus de moyens : elle a ainsi déclaré que « l’augmentation attendue de 40 000 étudiants à l’Université dans quelques semaines ne pourra se faire dans des conditions acceptables si l’Etat restreint les moyens ».
Que s’est-il passé au G20 ? L’attention des journalistes a été accaparée par le comportement facétieux d’Emmanuel Macron. Par “l’alchimie” qui s’est dégagée de la rencontre Trump-Poutine. Ou encore par cette mystérieuse devise: “formons un monde connecté”. Les enjeux sociaux, économiques et écologiques de cette conférence ont été assez peu abordés. Pourtant, ils ne sont pas difficiles à cerner. Dans cette conférence du G20 comme dans les précédentes, c’est le consensus néolibéral qui a prévalu. Ces deux journées se sont achevées sur des déclarations d’amour au libre-échange et au libre marché. Au risque de contredire les autres objectifs que s’était fixée cette conférence : aide au développement, lutte contre la pauvreté, lutte contre le réchauffement climatique…
Cette rencontre s’est déroulée dans un contexte très tendu. 20.000 manifestants ont défilé dans la ville de Hambourg pour demander des comptes aux chefs d’Etat. La liste de leurs griefs était longue. Les gouvernements seraient responsables de la domination de la finance, de la toute-puissance des multinationales, du pillage des ressources de la planète… À les entendre, le G20 apparaît comme l’incarnation de cet ordre social et économique qui prévaut aujourd’hui.
Leurs reproches à l’égard de l’institution sont-ils justifiés ?
Hégémonie néolibérale et pro-occidentale
Cette institution a été créée en 1998 en réponse à la crise financière mondiale de l’époque. Elle rassemble dix-neuf pays (plus l’Union Européenne), industrialisés et émergents. Le déséquilibre est criant en faveur des Occidentaux. Le continent africain n’est représenté que par un seul gouvernement (l’Afrique du Sud) ; le Moyen-Orient n’est représenté que par un seul gouvernement, qui est loin de faire consensus dans la région (l’Arabie Saoudite). L’Europe de l’Est n’est tout simplement pas représentée : aucun gouvernement situé entre l’Est de l’Allemagne et l’Ouest de la Russie ne siège au G20. Les dirigeants américain et russe ont discuté de l’Ukraine et de la guerre par procuration qui s’y joue, sans représentant ukrainien ; ils ont discuté de la guerre civile syrienne, sans représentant syrien.
Le bloc ouest-européen et nord-américain quant à lui, qui représente moins de 10% de la population mondiale, est représenté par 6 pays au G20 (Etats-Unis, Canada, Allemagne, France, Royaume-Uni et Italie), plus l’Union Européenne. L’hégémonie du bloc euro-américain ne s’arrête pas là, puisque parmi les autres pays du G20 on en trouve un certain nombre qui possèdent des bases américaines sur leur territoire (Arabie Saoudite, Corée du Sud, Japon), ou qui s’intègrent globalement dans la logique géopolitique occidentale.
Le même constat peut être dressé à propos des solutions socio-économiques proposées par le G20. Le consensus néolibéral domine sans partage, même parmi les gouvernements qui y sont traditionnellement hostiles. L’Argentine et le Brésil y sont désormais favorables depuis l’élection de Mauricio Macri en Argentine et du putsch institutionnel de Michel Temer au Brésil. L’Inde de Narendra Modi est également acquise aux recettes néolibérales.
La Russie de Vladimir Poutine, dont les intérêts géostratégiques sont profondément distincts de ceux des Occidentaux, ne conteste pas leur vision du monde sur le plan socio-économique, si ce n’est de manière conjoncturelle et circonstancielle.
Plusieurs institutions internationales sont représentées au G20 ; entre autres, le FMI et l’OIT (Organisation Internationale du Travail). On devine sans peine laquelle des deux a le plus d’influence dans les débats qui ont lieu au G20…
Néolibéralisme et libre-échange comme remèdes
La crise sociale et économique globale affecte certains pays du G20 en particulier, où la pauvreté et le chômage ont considérablement progressé. C’est le cas de l’Italie, où le chômage des jeunes atteint désormais 40% ; c’est le cas du Mexique, où le taux de pauvreté s’élève désormais à 46%… Face à ces enjeux, les remèdes économiques proposés n’ont rien de bien original ; ils ne varient guère depuis les années 70. Ce G20 s’inscrit en parfaite continuité avec la politique économique qui prévaut depuis des décennies. Le texte final du G20 préconise d’obéir aux commandements habituels du néolibéralisme : dérégulations (pudiquement évoquées sous l’appellation “réformes structurelles”), diminution des dépenses publiques et libéralisation du commerce. Le protectionnisme, selon la déclaration finale, doit être “combattu”.
Cette profession de foi est placée sous le patronage de la Banque Mondiale, du FMI et de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce), la sainte trinité qui a encouragé la mise en place de toutes les politiques néolibérales depuis les années 90. La déclaration finale du G20 fait appel à ces institutions pour la mise en place d’un “environnement favorable aux investissements”… Ces déclarations vont dans le sens des accords de libre-échange qui ont récemment été signés par les Etats-membres du G20, que ce soit le CETA, entre Canada et l’Union Européenne, ou le JEFTA, entre le Japon et l’Union Européenne.
Les enjeux sociaux sont évoqués, à l’aide de tournures euphémistiques ou de manière indirecte. Le terme de “pauvreté”, de manière assez significative, n’apparaît qu’une seule fois dans un rapport de quinze pages. Le terme de “faim” n’apparaît lui aussi qu’une seule fois, alors même que ce fléau est l’un des premiers facteurs de mortalité dans le monde…
Les solutions que le G20 propose aux problèmes sociaux sont elles aussi inspirées de la doxa néolibérale ; ainsi, le texte final fait appel aux bons conseils du FMI pour favoriser les investissements en direction de l’Afrique… On ne peut s’empêcher de sourire en lisant que le G20 s’engage à “encourager” les multinationales à respecter le Droit International du Travail. Il est vrai que les multinationales n’ont besoin de rien d’autre qu’un simple et amical “encouragement” pour payer décemment leurs employés…
Comment interpréter la politique économique de Donald Trump ?
Les analystes français n’ont pas manqué de mettre l’accent sur la divergence entre les déclarations protectionnistes de Trump et les positions libre-échangistes des dirigeants européens. En réalité, l’attitude protectionniste des Etats-Unis n’est pas une nouveauté. Sous Barack Obama, l’économie américaine était déjà l’une des plus protectionnistes du monde occidental.Le gouvernement américain mène traditionnellement une politique protectionniste vis-à-vis de son marché intérieur et libre-échangiste lorsqu’il s’agit des autres pays. Cette stratégie s’accorde très bien avec les intérêts des grandes entreprises multinationales qui siègent aux Etats-Unis : pour conserver une situation de monopole sur le marché intérieur et ne pas subir la concurrence venue du monde entier, rien de tel qu’un renforcement des barrières douanières… à condition qu’elle ne s’accompagne pas d’une riposte du monde entier. Les déclarations de Donald Trump s’inscrivent dans la continuité des méthodes de ses prédécesseurs.
Le président américain a fini par signer le texte final, qui promeut le libre-échange à condition qu’il autorise des mesures protectionnistes de circonstance. Ainsi, la déclaration finale, qui “condamne le protectionnisme”, a été acceptée par le président américain.
Climat : au-delà du retrait de Trump…
Dans sa déclaration finale, le G20 se targue d’avoir proposé des solutions “concrètes et collectives”. “Collectives”, elles ne le sont pas puisque Donald Trump se retire de l’accord de la Cop 21, comme l’a par ailleurs avalisé le G20. “Concrètes”, elles le sont encore moins, puisque hormis un attachement aux clauses de la Cop21 (qui, rappelons-le, ne sont absolument pas contraignantes), on ne trouve aucun engagement de la part des Etats signataires. En revanche, un blanc-seing est accordé à Donald Trump pour l’extraction des gaz de schiste aux Etats-Unis ; la déclaration finale de la Cop 21 avalise même le fait que Etats-Unis vont aider d’autres pays à “avoir accès et utiliser les ressources fossiles”. Blanc-seing à Trump, donc. Il faut dire que donner des leçons à Donald Trump serait pour le moins malvenu de la part d’un certain nombre d’Etats-membres du G20… Emmanuel Macron, qui s’était indigné du retrait de Donald Trump des accords de Paris ne prévoit rien de moins, en France… que d’ouvrir des mines; on garde aussi à l’esprit sa récente capitulation au sujet des perturbateurs endocriniens : son gouvernement a avalisé la semaine dernière la politique de la Commission Européenne, extrêmement peu contraignante vis-à-vis de ces derniers.
Justin Trudeau, présenté comme le héraut de la cause écologiste, est sur le point d’avaliser la construction d’un méga-pipeline qu’avait rejeté le gouvernement de Colombie-Britannique à cause de ses conséquences néfastes sur l’environnement. Le blanc-seing accordé à Trump n’a donc rien que de très logique. Au crédit des Etats-membres du G20, il faut reconnaître qu’il est de toutes manières plutôt difficile de concilier néolibéralisme et environnementalisme…
Beaucoup de bruit pour rien ? C’est la conclusion qu’on est tenté de tirer de cette dernière réunion du G20. Hormis les professions de foi libérales, les poignées de main symboliques et les accords de principe sur la préservation des ressources naturelles, rien de décisif n’aura été acté. Ce sommet est en revanche l’occasion de prendre la mesure de la toute-puissance de l’hégémonie néolibérale dans le monde ; et du degré de libéralisme que les gouvernements du G20 se préparent à injecter dans l’économie et dans la société…
Le 6 Juillet au soir a été signé à Bruxelles un accord politique en vue d’un traité de libre-échange entre l’Union Européenne et le Japon. Les conséquences sociales, politiques et écologiques de cet accord sont considérables ; il concernera 37% des échanges commerciaux mondiaux. Il s’inscrit dans la lignée du TAFTA, dont les négociations ont été interrompues, et du CETA, signé en octobre dernier. La presse n’a mentionné son existence que quelques jours avant la signature, mettant le citoyen devant le fait accompli. Pourtant, cela fait plus de cinq ans que le Japon et l’Union Européenne négocient la mise en place d’un tel accord. Pourquoi les éditorialistes n’ont-ils pas jugé bon d’en informer l’opinion publique ?
Le 5 juillet dernier, le Monde publie un article intitulé “après le TAFTA et le CETA, vous allez adorer le JEFTA ! “. Il informe l’opinion qu’un accord de libre-échange est sur le point d’être signé entre le Japon et l’Union Européenne. Le “quotidien de référence” dénonce le secret qui existe autour de cet accord : “il est étonnant de constater à quel point cet accord commercial d’une portée considérable a jusqu’à présent si peu suscité l’intérêt des ONG, des médias et des politiques”. En effet. Oubliant de s’inclure dans les médias qu’il critique, Le Monde lui-même a fait silence sur cette affaire. Le premier article que l’on trouve à ce sujet dans le quotidien de Pierre Bergé et Xavier Niel date précisément du mercredi 5 juillet ; soit une journée avant la signature de l’accord. Le quotidien Libération évoque le sujet pour la première fois le 22 juin 2017 ; soit une semaine avant la signature d’un accord prévu depuis… 2012. Le Point, quant à lui, a consacré une petite dizaine d’articles au sujet depuis cinq ans, en des termes qui ne peuvent que faire sourire.
Comment expliquer ce silence autour de ce projet de Traité de libre-échange ?
Que contient cet accord ?
Les clauses de cet accord concernent d’abord les barrières douanières, qu’il s’agit d’abaisser. Le Japon s’engage par exemple à ouvrir son marché agro-alimentaire aux produits européens, et l’Union Européenne à accueillir dans son secteur automobile des capitaux japonais. Cet abaissement des droits de douane est censé, en dopant les exportations, favoriser les producteurs européens dans le domaine de l’agro-alimentaire et les industriels japonais dans le domaine de l’automobile ; au risque, comme dans tout accord de libre-échange, de favoriser les groupes multinationaux les plus puissants et de ruiner les producteurs locaux européens et japonais… Le premier ministre japonais Shinzo Abe avait souhaité introduire dans le JEFTA les mêmes mécanismes juridiques prévus dans le TAFTA, et qui auraient permis à des entreprises d’attaquer des Etats en justice ; cette mesure controversée a été partiellement rejetée par l’Union Européenne, qui préfère mettre en place des tribunaux “multilatéraux”, dont le fonctionnement institutionnel précis reste encore flou… Sur le plan écologique, plusieurs ONG dénoncent l’absence de garanties liées à l’environnement ; un rapport de Greenpeace pointe du doigt qu’aucune mention n’est faite du principe de précaution, de l’interdiction de la chasse à la baleine ou encore de la lutte contre la déforestation…
En résumé, il s’agit d’un accord qui laisse présager un Traité très similaire au CETA, adopté en octobre dernier par l’Union Européenne. Très controversé en raison des clauses libre-échangistes qu’il renferme, le CETA a rencontré l’opposition d’une partie importante de l’opinion publique européenne. On aurait donc pu attendre de la presse qu’elle se penche sur ces négociations autour du JEFTA et qu’elle cherche à en informer l’opinion publique…
Le secret autour des accords de libre-échange n’est pas une nouveauté…
Les dignitaires européens sont attachés à la culture du secret, et cela ne remonte pas au JEFTA. Le TAFTA avait d’abord été mis en place dans le plus grand secret ; interdiction avait été faite à la presse d’assister aux séances de négociation… Les informations ont ensuite été données au compte-goûte, et la grande presse a fini par s’emparer de ce sujet, grande source d’inquiétude pour les populations d’Europe. Le cas du JEFTA est légèrement différent. Si les institutions européennes ont également veillé à ce que les coulisses des négociations restent fermées aux journalistes, des informations ont également fuité. Les grandes lignes de ce traité, annoncées par les hauts dignitaires européens et japonais, étaient connues depuis plusieurs années. En mars 2017, le journal allemand Tagezeitung rendait publiques certaines informations à propos du JEFTA ; en mai 2017 les “JEFTA leaks”, révélées par Greenpeace, ont mis en lumière les clauses de cet accord de libre-échange.
“Pourquoi nous avons choisi de révéler les centaines de page d’un traité secret qui menace nos droits et notre planète”
Problème: aucun grand média français ne s’est emparé du sujet. Alors que la totalité du contenu des négociations de cet accord entre l’UE et le Japon était disponible, la direction d’aucun média n’a semblé trouver le sujet digne d’intérêt… Il faut attendre fin juin pour lire des articles et voir des reportages consacrés à la signature imminente du JEFTA. Une manière de mettre leurs lecteurs devant le fait accompli…
Comment expliquer un tel silence ?
Si aucune réponse définitive ne peut être apportée à cette question, des hypothèses peuvent cependant être émises. S’agit-il de protéger les intérêts économiques des grands groupes multinationaux ? Ceux-ci sont majoritaires dans les conseils d’administration de la plupart des grands médias ; c’est désormais un secret de Polichinelle : ils possèdent une influence souvent décisive sur la ligne éditoriale des journaux qu’ils subventionnent. On se souvient de l’attitude embarrassée des principaux médias à l’égard du TAFTA. À rebours de l’opinion publique, globalement très inquiète des conséquences politiques, sociales et écologiques qui découleraient de la mise en place de ce Traité, les principaux médias ont adopté une certaine neutralité, oscillant entre articles et reportages favorables au Traité et légèrement critiques à son égard.
Le TAFTA favorisait les intérêts des puissances économiques qui financent la grande presse, mais suscitait l’hostilité prononcée de son lectorat. Raison, sans doute, de l’attitude embarrassée des journalistes à l’égard du TAFTA et, peut-être, du silence médiatique autour du JEFTA ; déplaire aux bailleurs de fonds comme au lectorat eût été périlleux…
Il faut également remettre la signature du JEFTA dans le contexte de la présidence d’Emmanuel Macron. Reprenant le leitmotiv du Parti Socialiste depuis 1983, celui-ci avait défendu, durant sa campagne, l’idée d’un “protectionnisme européen”. Face à la concurrence sauvage, c’est la gouvernance européenne qui devait protéger les travailleurs, et non les gouvernements nationaux. La signature de l’accord de libre-échange UE-Japon, à laquelle le Président ne s’est d’ailleurs pas opposé, résonne comme un démenti absolu adressé à ses promesses de campagne. Elle montre que l’Union Européenne, loin d’être une instance de régulation de la mondialisation néolibérale, en est l’un des principaux agents; loin de limiter la toute-puissance des grands groupes multinationaux, elle leur donne un cadre à l’intérieur duquel elles peuvent exercer un pouvoir absolu. Il est probable que la direction des grands médias, dont LVSL a plusieurs fois étudié la complaisance surprenante à l’égard d’Emmanuel Macron, n’aient pas voulu hâter la disgrâce du Président. Le quinquennat qui vient ne sera pas sans encombres pour le nouveau président. Les lois sociales qu’il proposera en septembre susciteront la colère de la majorité de l’opinion et la révolte des travailleurs les plus politisés. Il s’agit donc de ne pas de hâter cette disgrâce qui attend le Président “jupitérien”, mais de prolonger son état de grâce sur les nuages de l’Olympe… En attendant, une étape importante a été franchie ce jeudi 6 juillet dans la mise en place du Traité de libre échange entre l’UE et le Japon ; et c’est grâce au silence de la grande presse qu’elle a pu l’être sans encombre…