Renaud Girard: “Hollande a fait de lourdes fautes d’orientation diplomatique”

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François Hollande © Matthieu Riegler, CC-by
Renaud Girard est correspondant de guerre au Figaro depuis 1984. Il a couvert pratiquement tous les conflits des trente dernières années (Afghanistan, Bosnie, Cambodge, Colombie, Croatie, Gaza, Haïti, Irak, Kosovo, Libye, Rwanda, Somalie, Syrie, Ukraine…). Il a aussi traité les grandes crises mondiales, diplomatiques, économiques, financières. Il a reçu en 2014 le Grand Prix de la Presse internationale, pour l’ensemble de sa carrière. Il vient de publier Quelle diplomatie pour la France ? aux éditions du Cerf. 
 
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Dans votre ouvrage, vous développez le concept « d’ennemi principal ». Celui de la France serait selon vous l’islamisme sunnite. Pouvez-vous préciser ce que cela signifie et ce que ça implique pour notre diplomatie ?

L’islamisme sunnite est notre ennemi principal, car c’est lui qui tue nos enfants nos rues. Au contraire, ni l’Iran, ni Vladimir Poutine, ni Bachar el-Assad ne commettent d’attentats contre la France. Il est donc faux de considérer que Bachar el-Assad et Daech seraient deux maux équivalents. Non Daech est pire car Daesh nous attaque.  

A partir de là, les conséquences sont très simples. Nous devons tout faire pour éradiquer le djihadisme sunnite. Cela doit être notre priorité absolue. Si pour y arriver, nous devons travailler avec l’Iran, avec la Russie de Vladimir Poutine ou avec le régime de Bachar el-Assad, alors il faut le faire.

Souvenons de Churchill. Dès que l’URSS fut attaquée par Hitler, Churchill (qui connaissait toutes les horreurs et les crimes du totalitarisme stalinien) proclama aussitôt son alliance avec Staline face à Hitler. Staline avait bien des défauts, mais contrairement à Hitler, il ne tuait pas de citoyens britanniques. Au contraire, il était lui aussi attaqué par Hitler. Il était donc normal de s’allier avec lui. Indépendamment des divergences idéologiques ou des préoccupations morales. Face à l’hésitation des parlementaires conservateurs, Churchill déclara « si Hitler avait envahi l’Enfer, je m’allierais avec le Diable. »

Pensez-vous que la politique extérieure de la France ait pu, comme on l’entend souvent, contribuer à faire prospérer cet ennemi principal, qu’il s’agisse d’ailleurs du soutien passé et trop poussé à des dictateurs fusse-t-il laïcs (comme en Irak), ou, plus récemment, d’un excès d’interventionnisme (comme en Libye) ?

Il faut se défier de l’exagération, de la repentance et de l’auto-flagellation. L’islamisme n’est pas le produit de la politique occidentale. L’islamisme est issu de problématiques internes au monde musulman. C’est l’Egyptien Hassan el-Banna qui a créé la première association islamiste (les Frères Musulmans) en 1928 avec pour but de rétablir le Califat après son abolition. Ce rétablissement du Califat est aussi au cœur de l’action de Daech. Mais ce ne sont pas les Occidentaux qui ont aboli le Califat : c’est le héros national turc Mustapha Kemal Atatürk ! 

Croire que tous les maux viennent de nous contribue paradoxalement à infantiliser les musulmans. Le dénigrement de l’Occident par les occidentaux n’est pas seulement du masochisme, il est aussi une forme d’ethnocentrisme raciste dans lequel tout tournerait autour de l’Occident. Les musulmans aussi ont une Histoire et sont responsables de leur Destin.  

Certes, des interventions occidentales inadaptées ont pu renforcer l’islamisme. Cela a notamment été le cas avec la catastrophique Guerre d’Irak. En fait, nous avons agi à contresens à l’égard des dictateurs laïcs. Quand ces dictateurs étaient puissants, nous les avons soutenus à bout de bras. Pourtant, ils avaient une mauvaise gouvernance et enfermaient leurs pays dans la corruption et le népotisme, ce qui renforçait les islamistes.  Ensuite, quand ils ont été contestés, nous nous sommes retournés contre eux au moment même où ils devenaient le dernier rempart contre l’islamisme. Nous les avons soutenus quand leur mauvaise gouvernance nourrissait l’islamisme, nous les avons combattus quand leur résistance pouvait nous protéger de l’islamisme. Si demain Bachar el-Assad tombe, les alaouites et les druzes seront génocidés, les chrétiens devront (dans le meilleur des cas) s’exiler au Liban, les églises seront détruites, la liberté religieuse sera abolie et un micro-Etat terroriste se constituera au cœur du Moyen-Orient.  

De Gaulle disait que « le rôle historique de la France était de réconcilier la Russie avec l’Europe, voire l’Amérique ». Dans son livre La France atlantiste, Hadrien Desuin explique quant à lui que « ce que la France a sans doute de meilleur à apporter au monde, c’est la résistance à l’hégémonie ». Vous-même dites enfin que loin de se résoudre à un monde unipolaire, notre pays doit jouer un rôle de médiation et d’équilibre. Tout cela n’est-il pas préjuger un peu de notre influence et de notre centralité, à l’heure où la France semble de moins en moins écoutée dans le monde ?

Non, pas du tout. Notre pays conserve encore un poids important. La France est la 6ème ou 5ème puissance mondiale. 275 millions de francophones (chiffre qui est amené à progresser) font de sa langue la sixième langue la plus parlée au monde. Le réseau diplomatique français est le plus important au monde avec celui des Etats-Unis. La France dispose de l’arme atomique et d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Son poids militaire est considérable. Nous avons ainsi apporté une contribution militaire importante en Afghanistan, en Libye on contre Daech. 

La France est aussi, qu’on le veuille ou non, « le gendarme de l’Afrique » (Côte d’Ivoire, Centrafrique, Mali…). Notre opération au Mali a contribué à la sécurité de tous les européens, mais seuls deux pays de l’UE étaient capables de réaliser une telle intervention : la France et le Royaume-Uni. Or, je ne vous apprendrai rien en vous disant que le Royaume-Uni (qui n’a pas participé à l’opération malienne, menée de bout en bout par la France) est en train de quitter l’UE. Nous allons donc être la seule puissance militaire de toute l’UE. Et cela tout le monde le sait. A commencer par les Etats-Unis qui comptent sur nous pour la sécurité du continent africain.

En outre, je crois que ce que la France peut apporter en diplomatie (résistance à toutes les hégémonies, quelles qu’elles soient, multilatéralisme, monde multipolaire, médiations…) correspond à un vrai besoin international. Nous avons aujourd’hui un triangle stratégique Etats-Unis – Russie – Chine qui est fondamentalement instable. Il faudrait le remplacer par un carré stratégique Etats-Unis – Russie – Chine – France, où la présence française constituerait un élément stabilisateur. Mais pour cela la France doit cesser d’être le caniche des Etats-Unis, adopter une attitude réaliste sur bon nombre de dossiers (Syrie, Ukraine-Rusie…) et s’appuyer sur son appartenance à l’UE. Pour que l’UE soit un appui solide pour la France, il faut renforcer l’UE par la mise en place d’un protectionnisme européen qui lui permettrait de protéger ses intérêts économiques face au dumping chinois et à la dictature juridico-financière des Etats-Unis. 

De plus, il n’y a pas besoin d’être une grande puissance pour faire des médiations efficaces. La Norvège, la Suède, la Suisse, le Qatar ou Oman sont ainsi des médiateurs efficaces. Si tous ces pays y arrivent, je ne vois pas pourquoi nous qui sommes plus peuplés et plus puissants, nous ne le pourrions pas. Par exemple, c’est en Norvège qu’avaient été signés les accords d’Oslo en 1993. La Norvège joue aujourd’hui un rôle important dans les médiations impliquant le Hamas. Cela est rendu possible par le fait que la Norvège n’appartienne pas à l’UE, car l’UE considère que le Hamas est un groupe terroriste et a gelé toute diplomatie avec Gaza depuis que le Hamas y a gagné les élections. Pourtant, ces élections avaient été surveillées par des émissaires de l’UE qui les avaient déclarées valides. De même, le Qatar a développé un intense activisme diplomatique, multipliant les propositions de médiation. C’est par exemple à Doha (capitale du Qatar) que se sont installés les cadres du Hamas ou que les insurgés Talibans ont ouvert une représentation diplomatique. Autre exemple, c’est grâce au Sultanat d’Oman que les accords historiques  de 2015 sur le nucléaire iranien ont pu être conclus entre l’Iran et les Etats-Unis. En 2007, j’avais proposé une médiation entre l’Iran et les Etats-Unis, médiation qui aurait été assurée par la France et qui reposait sur les mêmes principes que celles qui a finalement abouti en 2015… mais sans la France cette fois. En 2007, ma proposition avait été sabotée par un petit clan de diplomates français néo-conservateurs. 

Si la France voit son influence reculer dans le monde, ce n’est pas tant à cause d’une baisse structurelle de sa centralité que de lourdes fautes d’orientation diplomatique. En ce qui concerne notre déclin diplomatique, la France est l’artisan de son propre malheur. Un seul exemple : en 2012, pensant que Bachar el-Assad ne passerait pas l’année, nous avons fermé notre ambassade à Damas. Grave erreur. En faisant cela, nous nous sommes privés d’une précieuse source de renseignements, qui aurait pu être bien utile dans la lutte contre le terrorisme. De plus, nous nous sommes interdit toute médiation pour résoudre le conflit syrien.  

Vous développez longuement l’idée selon laquelle la France doit cesser de craindre la Russie, pour, au contraire, se rapprocher d’elle. Dans quel but ? Est-ce crédible à l’heure où la France ne présente plus, selon le spécialiste américain Tony Corn, qu’un intérêt très faible pour Moscou ?

Tony Corn est un éminent spécialiste. Ses analyses sont de haut niveau. Mais n’oublier pas que, comme vous l’avez dit vous-même, il est… américain ! Il propose donc un point de vue typiquement américain, conforme aux intérêts et à la vision des Etats-Unis. Relativiser le lien entre France et Russie lui permet de militer pour l’intégration de la France dans un bloc stratégique atlantique aux côtés du Royaume-Uni et des Etats-Unis.  

Si aujourd’hui la France présente un intérêt faible pour Moscou, c’est parce que sous la Présidence de François Hollande (2012-2017), la France a adopté une politique néo-conservatrice : opposition à l’accord sur le nucléaire iranien, hostilité forcenée à Bachar el-Assad et surtout intransigeance face à la Russie. La France a joué pleinement le jeu des sanctions contre la Russie alors que cela pénalisait nos propres producteurs agricoles et industriels. Par exemple, la crise des agriculteurs français en 2015 est en grande partie due aux sanctions prises contre Moscou. Nos agriculteurs se sont retrouvés doublement étranglés : d’une part, ils ne pouvaient plus exporter en Russie, d’autre part, les agriculteurs allemands connaissaient le même problème et déversaient donc leurs marchandises sur le marché français au détriment de nos agriculteurs. Il était évident que dans de telles conditions la Russie ne pouvait que se désintéresser, à regret, de la France.  

Mais si la France changeait d’attitude, la Russie s’intéresserait de nouveau à elle. La Russie s’intéresse bien au Venezuela ou à l’Algérie (à raison !), je ne vois donc pas pourquoi elle ne s’intéresserait pas à  la France.

Deux arguments de poids peuvent ici être évoqués. D’une part, la Russie est actuellement pénalisée par les sanctions économiques européennes. De plus, la Russie s’inquiète de l’expansion de son allié et voisin chinois, qui, un jour, pourrait bien avoir des vues sur la Sibérie russe. La Russie a donc tout intérêt à ne pas rester isolée et à réintégrer la famille européenne. Et c’est là justement que la France peut jouer un rôle en aidant la Russie à revenir dans la famille européenne, selon le projet du Général de Gaulle d’une Europe qui irait de l’Atlantique à l’Oural.

 D’autre part, la France et la Russie ont des liens historiques anciens. Quand j’ai interviewé Vladimir Poutine lors de sa venue en France, le 29 mai 2017, il venait d’inaugurer l’exposition du Trianon, à Versailles, commémorant le tricentenaire du voyage de Pierre le Grand en France. Dans son interview, il a rappelé que les liens entre nos deux pays remontaient au 11ème siècle, lorsque la Princesse russe Anne de Kiev épousa le roi des Francs Henri 1er à Reims en 1051, ce qui ne nous rajeunit pas. N’oublions pas non plus l’alliance de revers conclue avec la Russie par Sadi Carnot face à l’Allemagne, alliance qui nous sauva lors de l’invasion allemande en 1914. Ni que nous fûmes dans le même camp lors de la Seconde Guerre mondiale. Cette proximité historique permet à la France d’être un partenaire important pour la Russie.

Poignée de main « virile » et abondamment commentée avec Trump, accueil de Poutine à Versailles, quel jugement portez-vous sur les premiers pas d’Emmanuel Macron sur la scène internationale ?

Emmanuel Macron a eu raison d’inviter Vladimir Poutine en France. J’ai trouvé des choses très encourageantes dans son grand entretien accordé au Figaro ainsi que dans celle de Jean-Yves Le Drian au Monde (29/06). Je trouve donc positifs les débuts du Président Macron. Cependant, il est encore trop tôt pour se faire un avis global. Il faut attendre pour pouvoir juger.

Crédits :
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L’Europe est en pleine bulle de confiance – Entretien avec Steve Ohana

Steve Ohana est économiste et professeur de finances à l’ESCP Europe. Il est l’auteur de Désobéir pour sauver l’Europe, un ouvrage très pédagogique sur l’Union européenne et sur la zone euro.

Theresa May semble en difficulté depuis son relatif échec aux dernières élections législatives. Est-ce qu’un hard brexit est toujours d’actualité ? L’élection d’Emmanuel Macron change-t-elle quelque chose quant à la façon dont les négociations vont se faire entre les membres de l’UE et le Royaume-Uni ?

Le résultat des élections anticipées de juin 2017 a fait apparaître un Royaume-Uni très divisé. Theresa May espérait trouver un mandat fort pour négocier la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne. Au contraire, elle obtient un mandat plus faible, car elle perd sa majorité au Parlement et est obligée de trouver un accord avec le parti unioniste irlandais DUP.

Depuis l’élection, de nombreux Remainers se sont sentis revigorés et légitimes pour réclamer la tenue d’un nouveau référendum sur l’appartenance à l’UE ou même l’annulation pure et simple du Brexit. De nombreux supporters du Labor, galvanisés par le score supérieur aux attentes de leur leader Jeremy Corbyn, réclament d’autre part la démission de Theresa May et la tenue de nouvelles élections, qu’ils pensent gagner cette fois-ci. Du côté de l’UE, le président du Conseil Européen Donald Tusk continue d’espérer de façon officielle le maintien du Royaume-Uni dans l’UE. Lors de sa rencontre avec Theresa May, Emmanuel Macron a également tenu à « maintenir la porte ouverte » au Royaume-Uni dans le cas où il changerait d’avis.

Je pense qu’il n’est pas réaliste ni raisonnable de continuer à entretenir l’espoir d’un départ de Theresa May, de nouvelles élections ou d’un changement de pied du Royaume-Uni par rapport à son statut dans l’Union Européenne. D’abord parce que les sondages continuent d’indiquer que les Britanniques souhaitent bien majoritairement quitter l’UE, avec un écart de voix comparable à celui qui s’est exprimé lors du référendum d’il y a un an (52-48). Ensuite, parce que la plateforme du parti travailliste a tranché nettement en faveur non seulement du Brexit, mais même d’un Brexit plus hard que ce que l’on pouvait attendre, puisqu’elle prévoyait le contrôle des flux migratoires intra-européens, donc la sortie du Marché Unique. On se retrouve donc avec une assemblée beaucoup plus pro-Brexit que la précédente, surtout si l’on tient compte du recul de deux grands partis pro-Remain, le SNP (parti écossais) et les Libdems (parti centriste). Enfin, parce qu’il n’y a aujourd’hui aucun leader plus légitime que Theresa May, aux  Tories comme au Labor, pour gouverner le pays. Un sondage récente montre d’ailleurs que Theresa May a la confiance de 52% (et Jeremy Corbyn de 39% seulement) des Britanniques pour mener les négociations de sortie de l’UE. Les Tories, en particulier, n’ont aucun intérêt à pousser Theresa May vers la sortie et ainsi provoquer de nouvelles élections, vu qu’ils auraient un risque important de perdre compte tenu du fort succès dans l’opinion, et particulièrement chez les jeunes, du discours anti-austéritaire de Jeremy Corbyn et de l’absence de leader consensuel (hors Theresa May) dans leur camp.

Pour ces différentes raisons, je pense qu’un principe de réalité va prévaloir au Royaume-Uni comme parmi les leaders de l’UE sur le fait que le Brexit aura bel et bien lieu et que Theresa May sera celle qui le mènera à bien. Il est essentiel en particulier que les leaders européens fassent définitivement leur deuil à ce sujet. Le caractère déraisonnable de leurs exigences (notamment sur le montant des sommes à verser à l’UE) laisse penser qu’ils cherchent encore à convaincre Britanniques et Européens que le coût de sortie est tellement grand que sortir de l’UE n’en vaut pas la chandelle. La position de la négociation à « 27 contre un », avec un négociateur (Michel Barnier) doté d’un mandat précis et ne pouvant y déroger qu’avec l’accord des 27 parties, favorise une attitude inflexible. Nous avons d’ailleurs un précédent avec l’attitude de l’Eurogroupe vis-à-vis de la Grèce lors de l’été 2015, où cette fois il s’agissait de montrer au peuple grec ainsi qu’aux autres peuples de la zone euro le coût exorbitant d’un vote contre les traités.

L’élection d’Emmanuel Macron est également un facteur supplémentaire d’inflexibilité, ce dernier ayant montré sa volonté de profiter du Brexit pour attirer certaines activités financières de la City vers la place parisienne (ce qui ne serait possible que dans le cas d’une sortie du Royaume-Uni du Marché Unique) et ayant répété à plusieurs reprises son souci de renforcer et de « faire respecter » l’UE, à la fois en interne et en externe, dans le but de contenir l’opposition eurosceptique dans l’hexagone.

Une trop grande inflexibilité de l’UE qui amènerait à une sortie du Royaume-Uni de l’UE en mars 2019 sans accord préalable serait profondément destructrice pour l’intérêt des deux parties, et causerait des disruptions majeures sur les flux commerciaux entre Royaume-Uni et UE.

Comme dans le cas de la Grèce, il y a une asymétrie importante entre les deux parties : Les exportations du Royaume-Uni vers le reste de l’UE représentent 13% de son PIB tandis que celles de l’UE vers le Royaume-Uni représentent seulement 4% du PIB de l’UE (hors Royaume-Uni). A première vue, une sortie désordonnée du Royaume-Uni sans accord pénaliserait donc davantage le Royaume-Uni que l’UE.

Cependant, par rapport à la Grèce, le Royaume-Uni a quand même quelques cordes importantes à son arc. D’une part, la part de l’UE dans les exportations britanniques n’a cessé de baisser depuis la crise, du fait notamment de la crise européenne. Même avant le référendum, le Royaume-Uni se sentait donc déjà de plus en plus appelé à développer ses relations commerciales vers le grand large. D’autre part, l’UE n’est pas un bloc politique homogène, l’Allemagne y joue un rôle politique de premier plan. Or, c’est le pays de l’UE qui exporte le plus vers le Royaume-Uni (100 milliards de dollars par an) et qui a le plus fort excédent commercial à l’égard du Royaume-Uni. Enfin, le Royaume-Uni occupe une place stratégique dans le système de lutte anti-terroriste européen ainsi que dans les flux financiers mondiaux, sans compter son poids diplomatique très fort lié à sa puissante armée, son ancien Empire colonial, son siège au Conseil de Sécurité et sa possession de l’arme nucléaire. Les pertes pour l’UE d’une absence d’accord sont donc beaucoup plus importantes que dans le cas de la Grèce (une sortie de la Grèce de la zone euro et un défaut de la Grèce sur sa dette auraient brisé le tabou de l’irréversibilité de la zone euro et pu créer des tentations similaires dans les autres pays périphériques en cas de succès de cette expérience).

Theresa May doit faire deux choses pour améliorer son rapport de force dans les négociations ainsi que leurs chances de succès.

La première est de préparer un plan B en cas d’échec des négociations avant l’échéance de Mars 2019. Dans le cas grec, seul le ministre des finances grec Yannis Varoufakis avait songé à préparer après la victoire de Syriza en janvier 2015, mais sans le soutien d’Alexis Tsipras, ce qui a permis à l’Eurogroupe d’imposer toutes les conditions qu’il souhaitait avec la certitude qu’elles seraient acceptées par Alexis Tsipras. Comment le Royaume-Uni assurera-t-il la continuité des échanges commerciaux, règlera-t-il le statut des ressortissants de l’UE et de ses propres ressortissants résidents de l’UE, etc. ? C’est la crédibilité de ce plan B, outre les atouts naturels du Royaume-Uni dans la négociation, qui pourrait convaincre l’UE d’adopter une attitude conciliante et mutuellement bénéfique pour les deux parties.

La seconde est de communiquer de façon plus transparente sur une plateforme de sortie de l’UE qui recueille le soutien d’une large majorité de la population britannique, notamment chez ceux qui n’ont pas voté pour le Tory party, et en particulier les jeunes. Il faut également donner plus de visibilité aux industriels et au secteur financier britanniques, qui s’inquiètent à juste titre du délai très bref d’un an et demi (Mars 2019) imparti pour trouver un accord entre le Royaume-Uni et les 27 membres de l’UE et des risques qui pèsent sur la continuité des échanges avec l’UE. Je pense qu’il est crucial que le Royaume-Uni et l’UE s’entendent dès à présent sur le fait qu’il y aura une longue période de transition (cinq ans par exemple), éventuellement renouvelable, avant que le statut définitif du Royaume-Uni soit tranché. De façon probable, le statut définitif sera une sortie du Marché Unique et de l’Union Douanière Européenne avec un accord de libre-échange très large qui inclurait éventuellement les services (un enjeu important pour l’économie britannique qui repose à 80% sur les services, notamment financiers). En effet, le maintien à terme dans le Marché Unique enlèverait de très grandes parts de souveraineté au Royaume-Uni et remettrait en question l’intérêt même du Brexit. Néanmoins, ceci n’exclut pas la possibilité que le Royaume-Uni se maintienne encore cinq ans de plus dans le Marché Unique dans le cadre d’un accord de transition avec l’UE.

Angela Merkel a récemment évoqué favorablement l’hypothèse d’un ministère des finances européen – proposition portée par Emmanuel Macron. Ce projet est-il réaliste ? Se dirige-t-on vers une UE plus centrée sur la zone euro avec la sortie du Royaume-Uni ? Quelles conséquences économiques et politiques cela implique-t-il ? La zone euro peut-elle survivre à un nouveau choc de l’ampleur de celui de la crise de 2008 ?

La création d’un budget de la zone euro, une des propositions phares de Macron sur l’Europe, est une condition essentielle de la survie de la monnaie unique. Le départ du Royaume-Uni, qui avait toujours cherché à négocier des « opt-out » lors des initiatives qui visaient à renforcer l’intégration économique des pays de la zone euro, peut faciliter l’avènement de cette « Europe à plusieurs vitesses », que le président Macron appelle de ses vœux. D’après les estimations que j’avais faites dans mon livre, paru en octobre 2013, corroborées par celles du Trésor, il faudrait un budget de 2% du PIB de la zone euro, soit au minimum 200 milliards par an, pour assurer le bon fonctionnement de l’Union Monétaire.

La fonction principale de ce budget est la conduite d’une politique budgétaire contra-cyclique en cas de crise de demande. On a vu lors de la crise de 2010 que la politique budgétaire globale des membres de l’UME est spontanément devenue pro-cyclique [NDLR : qui accentue les effets du cycle économique, à la baisse ou à la hausse], du fait de l’absence de budget fédéral et de l’application décentralisée du pacte fiscal (TSCG) au sein de chacun des Etats. Les Etats qui avaient une marge de manœuvre budgétaire en vertu des traités n’ont aucune obligation de l’utiliser tandis que ceux qui dépassent les déficits publics autorisés sont priés de revenir dans le rang. Pire, lorsque la récession s’aggrave, les budgets se détériorent du fait des stabilisateurs automatiques et les efforts budgétaires doivent s’accentuer pour respecter les contraintes. Les contraintes qui portent sur le « déficit structurel », censées adresser ce problème, n’ont en réalité rien changé car la contrainte sur le déficit nominal reste présente et car la mesure du déficit structurel utilisée par la Commission Européenne est en réalité dépendante du cycle (elle se dégrade quand l’économie va mal).

Un budget de la zone euro serait également un instrument assurantiel de transfert entre pays dans le cas de « chocs asymétriques » : les régions qui bénéficient du choc (l’Allemagne dans le cas de la récente crise) deviennent contributrices nettes tandis que les régions les plus touchées deviennent bénéficiaires nettes. Ce mécanisme assurantiel est essentiel pour préserver la convergence des situations économiques au sein d’une Union Monétaire car les régions touchées par des chocs de compétitivité n’ont pas la possibilité de dévaluer leur monnaie. Sans mécanisme de transfert, le processus d’ajustement des écarts de compétitivité devient naturellement divergent, car fondé sur la « dévaluation interne » (compression des salaires).

De façon assez incohérente, Macron n’a pas intégré dans son programme de réforme de la zone euro la mise en place d’une Union Bancaire digne de ce nom, c’est-à-dire d’un mécanisme assurantiel fédéral consacré au problème des résolutions bancaires et de l’assurance des dépôts, un rôle joué par la FDIC aux Etats-Unis depuis la crise de 1929 (mais également dans les faits par le Trésor fédéral pour les établissements systémiques lors de la récente crise financière). Ce mécanisme est essentiel pour fournir à toutes les banques, entreprises et individus de l’Union Monétaire une péréquation dans leurs coûts de financement, ce qui est une condition de base de bon fonctionnement d’une union monétaire. On peut penser que l’Etat français, comme l’Etat allemand d’ailleurs, est en réalité opposé à un mécanisme crédible de résolution des banques systémiques au niveau européen. Mécanisme qui lui enlèverait toute marge discrétionnaire dans la gouvernance des six banques françaises « too big to fail » (BNP, Société Générale, Crédit Agricole, Banque Populaire, Crédit Mutuel, Dexia), dont les actifs cumulés dépassent 3 fois le PIB français.

L’Union Bancaire actuellement mise en place au sein de l’UE ne permet pas de rompre le lien entre le risque souverain [NDLR : le risque lié aux dettes publiques] et le risque bancaire : les fonds mobilisables au niveau fédéral sont trop peu importants pour sauver les banques systémiques et le risque subi par le créancier/déposant d’une banque continue à dépendre crucialement de la nationalité de celle-ci. Les investisseurs ont parfaitement compris que les Etats continueront à organiser la résolution de leurs banques en faillite de façon discrétionnaire, comme vient de l’illustrer la résolution des deux banques Popolare di Vicenza and Veneto Banca par le gouvernement italien, une opération qui l’engage jusqu’à une somme maximale de 17 milliards d’euros. Contrairement aux règles édictées par le mécanisme de résolution bancaire et au « bail-in » chypriote de 2013, les déposants et créanciers séniors (et même certains créanciers subordonnés) des deux banques italiennes en question vont être protégés. C’était une nécessité politique, la plupart de ces créanciers étant des particuliers. De plus, la façon dont Intesa Sanpaolo va hériter des bons actifs des deux banques italiennes mises en faillite, avec une garantie de l’Etat sur la qualité des actifs achetés et une aide financière pour dispenser Intesa de lever des fonds propres supplémentaires, ressemble quand même beaucoup à une « aide d’Etat » (il n’y a qu’à observer la réaction du cours de bourse d’Intesa à la nouvelle…).

Le feu vert donné par la Commission Européenne à cette opération porte un coup, potentiellement mortel, à la crédibilité du mécanisme de résolution bancaire européen. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose car celui-ci était insuffisamment doté et peu crédible depuis le départ. Le problème est que le retour à la situation ex ante où les Etats assument explicitement les risques bancaires n’est pas davantage viable, car elle perpétue la fragmentation financière de la zone euro selon les frontières nationales…

Nous avons donc un système financier fragmenté, avec des coûts de financement des acteurs économiques élevés dans la périphérie (une zone endettée vis-à-vis de l’extérieur où croissance et l’inflation sont faibles) et faibles en Allemagne (un pays créancier vis-à-vis de l’extérieur où croissance et l’inflation sont plus élevées). C’est le contraire de ce qui se serait passé en l’absence de la monnaie unique : une dette élevée est généralement diluée par l’inflation à l’aide de taux d’intérêt réels les plus faibles possibles. Les nations périphériques sont ici prises au piège de la « déflation par la dette » : taux d’intérêt réels élevés [NDLR : les taux d’intérêt réels sont égaux aux taux nominaux ordinaires auxquels on retire le taux d’inflation], besoin de générer des excédents forts pour rembourser leur dette extérieure, inflation faible, croissance et solvabilité dégradées, risque politique, ce qui contribue au maintien des taux réels à un niveau élevé…

En l’absence de budget de la zone euro et de mécanisme crédible d’assurance des dépôts, on aura non seulement une poursuite de la divergence entre régions de la zone euro, mais également une zone euro exposée à d’autres crises futures, auxquelles il est cette fois peu probable qu’elle survive. Les actions menées par la BCE ont été nécessaires et utiles pour éviter l’implosion du système bancaire en 2010-2011-2012 puis l’entrée en déflation à partir de 2014 mais inaptes à rompre la fragmentation financière de la zone euro et à réaliser la convergence des économies.

Aujourd’hui, le principal frein à la mise en place d’un budget de la zone euro ou d’autres mécanismes de transfert est politique et vient de l’Allemagne, dont les épargnants en seraient les principaux perdants (en tout cas à court terme si l’on ignore le coût pour les épargnants allemands d’une future dislocation de la zone euro et de la redénomination des créances allemandes en monnaies domestiques périphériques). Emmanuel Macron plaide pour de tels mécanismes de transfert et propose un deal à l’Allemagne qui échangerait « responsabilité » contre « solidarité » : la France fait les réformes structurelles de son marché du travail et de son administration publique et « en échange », l’Allemagne donne son accord pour un budget commun de la zone euro, dans un accord « gagnant-gagnant ». Une relance de la demande en zone euro est absolument vitale pour le succès des réformes que souhaite mettre en place Macron. Stimulant notamment l’inflation et la hausse des salaires outre-Rhin, elle rendrait l’ajustement de compétitivité des voisins de l’Allemagne nettement moins douloureux.

Le problème est que Merkel doit sa popularité justement au fait qu’elle a jusqu’à présent su trouver un équilibre ténu entre une politique suffisamment conciliante pour maintenir l’intégrité de la zone euro (lest donné à la BCE sur l’OMT pour éviter une implosion du système bancaire européen puis sur le rachat de dettes publiques (QE) pour éviter l’entrée en déflation) et suffisamment ferme sur le problème des transferts (pas de mutualisation des dettes publiques et bancaires, pas de prise en charge budgétaire des problèmes d’un pays par ses voisins).

Une remise en cause de ce statu quo serait à haut risque mais pas non plus impossible dans le cadre d’un dernier mandat de Merkel, qui coïncide presque exactement avec celui d’Emmanuel Macron. L’Allemagne a en effet eu très peur d’une victoire d’un parti eurosceptique lors des élections présidentielles françaises, victoire qui aurait entraîné l’effondrement de l’ordre européen dont elle est l’inspiratrice et la principale bénéficiaire jusqu’ici.

Mais plusieurs conditions doivent être remplies pour que ce scénario se matérialise : 1) Macron doit effectivement faire les réformes promises sans brûler tout son capital politique (ce qui ne sera pas simple dans un pays très attaché au modèle social issu du Conseil National de la Résistance et sans relance de la demande en zone euro à court terme) 2) Merkel doit gouverner avec le SPD plutôt qu’avec le parti libéral FDP, encore plus opposé aux transferts que ne l’est la CDU/CSU (or, les sondages récents montrent au contraire une baisse du SPD et l’émergence du scénario d’une alliance majoritaire CDU-FDP dans le contexte des élections générales de septembre) 3) l’opinion allemande doit basculer nettement en faveur d’une Europe des transferts, ce qui ne pourrait être suscité que par une prise de risque majeure de Merkel sur l’Europe (plan de relance ambitieux, restructuration complète du système bancaire européen à l’aide de fonds fédéraux…) suivie d’effets positifs pour les classes moyennes et populaires allemandes, paupérisées par les réformes de flexibilisation du marché du travail engagées par le chancelier Schröder à partir de 2003.

On le voit, la perspective d’une réforme profonde du statu quo européen n’est pas tout à fait impossible, mais elle est encore lointaine.

Après la tornade du Brexit et le référendum italien de décembre, les doutes ont fortement augmenté sur la pérennité de l’Union Européenne. La victoire d’Emmanuel Macron est aussi présentée comme la défaite des eurosceptiques, et une occasion de refonder l’Union Européenne. Le risque politique est-il éliminé dans l’Union Européenne ? L’Italie est-elle le maillon faible de la zone euro ? L’hypothèse d’un exitalia est-elle sérieuse ?

Les déboires électoraux de Theresa May, l’impopularité grandissante de Trump aux Etats-Unis, la défaite de Norbert Hofer en Autriche, de Geert Wilders aux Pays-Bas, celles de Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen en France, le discours très euro-enthousiaste de Macron et de Merkel, l’embellie économique relative en Europe sont autant de facteurs qui ont contribué à la démoralisation des eurosceptiques et au réveil du sentiment d’adhésion à l’UE dans les opinions européennes. Ce réveil est confirmé par les sondages réalisés par Pew dans l’ensemble des pays européens, qui montrent un sentiment plus favorable à l’UE au sein des opinions européennes depuis un an (avec toujours néanmoins une forte majorité favorable à la tenue d’un référendum sur l’appartenance à l’UE dans la plupart des pays). Les leaders européens surfent actuellement sur cette vague, en s’efforçant d’éluder les questions qui fâchent et en célébrant leur unité. C’est un peu la méthode Coué !

Mais le même sondage révèle que deux pays échappent à cette vague d’euro-optimisme : la Grèce et l’Italie, qui ont perdu respectivement 25% et 10% de leur PIB depuis 2008, et qui continuent d’afficher une croissance largement inférieure à la moyenne européenne depuis deux ans. Le redressement de leur balance primaire et les réformes « structurelles » très ambitieuses accomplies par ces deux pays (les deux potions amères administrées par la Commission Européenne), n’ont été d’aucune efficacité pour stimuler leur économie. Grèce et Italie voient leur ratio de dette/PIB grimper d’année en année et leur système bancaire plombé par des taux record de prêts non performants.

La situation politique en Grèce est relativement stable à court terme même si le parti Syriza a perdu sa crédibilité aux yeux de l’opinion et est maintenant nettement devancé par le parti de centre-droit Nouvelle Démocratie. Pour l’instant, rien ne laisse présager une sortie de la dépression et un retour en grâce de Syriza, étant données les conditions très dures qui viennent de lui être imposées en échange de la distribution d’un nouveau prêt par la Troïka.

C’est la situation politique italienne qui inquiète donc à court terme, avec en particulier la puissance du Mouvement Cinq Etoiles, le plus fort parti anti-establishment du monde occidental. Ce mouvement est crédité de près de 30% des intentions de vote, à quasi-égalité avec le Parti Démocrate emmené par Matteo Renzi, en vue des prochaines élections générales, qui pourraient se dérouler dès l’automne 2017. Les deux partis en tête sortent relativement affaiblis des élections locales de dimanche dernier. En particulier, le Parti Démocrate qui cède notamment le bastion démocrate de Gènes à une coalition Ligue du Nord-Forza Italia.

Le problème qui se dessine est qu’aucun des deux partis, même vainqueur des élections, ne semble en mesure de former une coalition majoritaire sur un programme de préservation du statu quo de la zone euro (cas du PD) ou d’explosion de ce statu quo (cas du M5S). La Ligue du Nord et Forza Italia, qui sont sortis renforcés des élections municipales de dimanche dernier, partagent avec M5S des inclinations eurosceptiques mais on voit encore mal comment pourrait se former un rapprochement entre des formations politiques aussi éloignées idéologiquement sur toutes les autres questions.

On peut donc prédire une situation de chaos politique, qui n’aidera pas à engager la nécessaire restructuration du système bancaire italien. On estime aujourd’hui les prêts non performants à 360 milliards d’euros et les besoins en capitaux propres des banques italiennes à environ 40 milliards d’euros, qui apparemment ne peuvent pas être apportés par le secteur privé. Dans le contexte budgétaire contraint de l’Italie, cela représente un poids considérable. Or, l’économie italienne étant très dépendante de son système bancaire, la fragilité des banques italiennes perpétue la crise de demande, ce qui, en retour, nuit à la solvabilité des emprunteurs et donc à la santé des banques. C’est un cercle vicieux qui en retour favorisera le chaos politique.

En ce qui concerne le reste de l’UE, on peut s’attendre à des tensions importantes entre les pays du « cœur » et ceux de Visegrad 4 (Hongrie, Pologne, République Tchèque, Slovaquie) sur le thème de « l’Europe à plusieurs vitesses » (voulue par Macron mais rejetée par les pays de Visegrad 4), des droits de l’Homme, de l’accueil des réfugiés et du travail détaché.

La France sera probablement un foyer de tensions internes important. Macron a été élu plus par défaut que par adhésion populaire à son programme de réformes. Quand les réformes impopulaires du Code du Travail seront engagées par voie d’ordonnances, il faut s’attendre à des mouvements de protestation populaire plus importants encore que lors du passage de la loi El Khomri par l’usage du 49.3. Si de grands groupes profitables profitent des réformes pour engager des vagues de licenciement et si on assiste à une pression à la baisse sur les salaires et à une hausse du chômage dans les mois qui suivent la loi travail, comme on peut malheureusement le craindre, alors le capital politique de Macron sera très fortement entamé et son discrédit entraînera celui des institutions européennes, au nom desquelles a été conçue toute sa politique. Tout dépendra de ce que Macron arrivera alors à obtenir de l’Allemagne dans le courant de l’année 2018…

En Espagne, il faudra observer le résultat du vote sur l’indépendance de la Catalogne, qui se tiendra le 1er octobre 2017 (le oui à l’indépendance est en tête d’après les derniers sondages), et qui pourrait déboucher sur une expulsion de la Catalogne de la zone euro et de l’UE.

En définitive, le risque politique en Europe est encore bien présent, même s’il est masqué aujourd’hui par une « bulle d’euro-optimisme », qui a peu de fondements tangibles. En France, en Grèce et en Italie, le statu quo européen repose sur une base populaire très ténue dans l’opinion et apparaît politiquement très vulnérable. En Allemagne, le statu quo repose au contraire sur un socle très solide dans l’opinion, ce qui rendra toute décision de le changer très difficile à prendre pour Angela Merkel.

L’interaction de ces différents équilibres est chaotique et donc impossible à prévoir. Il est probable qu’on assiste à une résolution de cette situation instable, dans le sens d’un éclatement ou d’une refondation stable de l’UE et de la zone euro, dans les années à venir.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

« Le Parlement est à la botte de Macron qui va mettre en place la purge sociale exigée par l’UE » – Entretien avec Frédéric Farah

Crédits photos : capture d’écran Youtube

On l’aura compris : députés et sénateurs sont acquis à la politique que souhaite mener Emmanuel Macron. Pendant cinq ans, Macron aura les mains libres pour “réformer” l’économie française, “libérer les énergies” et “mettre fin aux entraves” qui bloquent la société. Derrière cette novlangue technocratique fourre-tout, on trouve un projet néolibéral cohérent, mûrement pensé et réfléchi. Il s’agit pour Emmanuel Macron d’appliquer en France les réformes que l’Union Européenne et les grandes puissances économiques réclament depuis des années, et que les gouvernements successifs ont eu du mal à mettre en oeuvre du fait de la forte mobilisation du peuple français. C’est l’analyse que propose Frédéric Farah, économiste, auteur d’Europe, la grande liquidation démocratique, paru en février 2017.

Le Parlement est à la botte. Macron possède tous les pouvoirs. Il va mettre en place les réformes structurelles attendues par le semestre européen”

LVSL – Avec l’UE, nous assistons à l’émergence de gouvernements dits “techniques” ou “des experts”. Ces gouvernements se caractérisent par un dépassement du clivage droite-gauche au nom de trois impératifs supérieurs: l’attachement indéfectible à l’Union Européenne, au marché comme principe régulateur de la société et l’abandon de la culture du conflit en politique pour poser les questions en termes purement techniques. Dans votre livre, vous évoquez l’ex-gouvernement de Mario Monti. En France, le clivage droite-gauche est demeuré structurant dans la vie politique pendant très longtemps. Peut-on considérer le gouvernement d’Emmanuel Macron comme le premier gouvernement “technique” de l’histoire de France ?

 

Frédéric FarahBien sûrMacron se donne pour objectif de mettre en place les réformes structurelles attendues par le semestre européen, et par la stratégie de Lisbonne si on remonte à 2002. Dans chacun des ministères, Macron a placé des directeurs de cabinets qui sont ses proches, pour s’assurer qu’il n’y aura pas de vagues. Les technocrates de Bercy prennent une place essentielle dans le gouvernement de Macron. Les députés, même s’ils sont diplômés, sont des novices et des arrivistes, des gens qui sont là parce que Macron les a faits; c’est un fonctionnement presque féodal, ils prêtent allégeance à l’égard de leur suzerain, et demain s’il le faut, ils se rendront à Versailles pour voir le Roi dans sa majesté, et le soleil de sa pensée les éclairera de la nécessité des choses. Macron possède un gouvernement technique resserré. Il est issu d’une branche très conservatrice de l’ENA, l’inspection des finances, qui fabrique la doxa économique des élites française. Il utilise un ressort technique utilisé depuis 20 ans : la mise en scène de la “situation d’exception” (“il y a un trou dans le budget, de 8 milliards, il faut réagir…”). C’était le prétexte de Mario Monti en Italie: “la dette italienne coûte de plus en plus cher à financer, nous sommes en danger”. Son premier décret s’intitulait “Salva italia” (sauver l’Italie), son second “Cresce italia”, (faire croître l’Italie); bien sûr, l’Italie n’a pas été sauvée et n’a pas non plus crûe… Edouard Philippe nous dit exactement la même chose. On va avoir affaire au premier gouvernement technique français, qui va mettre en oeuvre de manière dure ces réformes structurelles. Ce qui est inquiétant c’est que tout cela se passe en France, le pays d’Europe où on est allé le plus loin dans la redistribution, celui qui possède l’Etat social le plus poussé.

Cette mise au pas de la démocratie se décline de deux façons à mon sens. La premier non déguisée et la seconde déguisée.

Non déguisée: c’est le gouvernement technique, dont la version la plus aboutie se trouvait en Italie avec Monti. Monti est arrivé au pouvoir sans aucune légitimité populaire et a engagé des réformes (retraites, droit du travail…) qui ont modifié en profondeur le contrat social italien ; sa seule légitimité tient au fait qu’il vient de la Bocconi (université privée spécialisée dans l’économie et la finance) et qu’il est féru de néolibéralisme. Ce gouvernement technique a réalisé quelque chose que Darmanin et ses amis vont mettre en place, la “spending review”: la “revue” des dépenses publiques et leur réduction brutale. C’est la version italienne de la mise au pas de la démocratie. Berlusconi (quoi qu’on en pense par ailleurs) a été victime d’un coup d’Etat de la BCE et a été asphyxié par la dette italienne. Napolitano, président de la République italienne (qui n’est pas élu par le peuple), a nommé Mario Monti sénateur à vie pour rendre possible sa nomination comme président du Conseil. C’est la même chose avec Lukas Papademos en Grèce, qui a succédé à Papandréou après que celui-là ait été contraint à la démission.

Ensuite, il existe une façon déguisée de mettre au pas la démocratie, qui a pour objectif d’annihiler le conflit en politique (alors que le conflit est au coeur de la démocratie ; ce n’est pas le consensus mais le dissensus qui fait la démocratie). Cette façon déguisée, c’est la “grande coalition” droite-gauche, PSOE-Conservateurs en Espagne, CDU-SPD en Allemagne… qui se retrouve sur les grandes lignes.

Macron fait les deux : son gouvernement rassemble une “grande coalition” (il intègre une partie de la droite) et fonctionne comme un “gouvernement technique”. Donc oui, on a affaire au premier gouvernement “technique” de l’histoire de France. C’est un Parlement à la botte, Macron possède tous les pouvoirs.

C’est ici que se produit une véritable rupture. On parle de nos pays comme des “démocraties libérales”. Cette association ne va pas de soi ; historiquement, le libéralisme s’est enrichi de la démocratie. Avant cela, il s’est accommodé du suffrage censitaire. Aujourd’hui, le “libéralisme” c’est le gouvernement censitaire par les capacités, donc il maintient une forme de cens. C’est ce qu’on voit aujourd’hui: d’un point de vue économique, des régimes de plus en plus libéraux (adeptes du “fondamentalisme du marché”, comme dirait Foucault) et de moins en moins démocratiques. D’un point de vue politique : on voit se développer un illibéralisme (voyez l’Etat d’Urgence…), les libertés publiques sont restreintes. Ce gouvernement technique est inquiétant pour la démocratie.

LVSL – On voit que l’Union Européenne joue un rôle structurant dans la mise en place de ces politiques d’austérité. Pourtant, une partie de la gauche (même “radicale” ou “extrême” dans certains cas) refuse de condamner le projet européen et de défendre la souveraineté nationale face aux plans d’austérité imposés par l’UE. Ramener la nation à sa “maladie”, le nationalisme, c’est un procédé rhétorique que l’on retrouve couramment dans la bouche des économistes libéraux et pro-européens. Mais comment expliquer qu’on le trouve également, assez largement, à gauche ?

Frédéric Farah – Il y a plusieurs choses à dire. Je crois voir, dans l’adhésion à l’Europe d’une certaine gauche, un relent d’internationalisme. L’Europe est pour cette gauche une Internationale de substitution, l’Europe permettrait de rapprocher les peuples, par-delà les territoires et le nations. On le voit dans cette branche dont Tsipras a été issu, l'”eurcommunisme”.

Si je peux risquer une hypothèse qui est plus périlleuse, je répondrais que c’est par ignorance. J’ai conscience que c’est périlleux d’affirmer cela, mais il y a une paresse intellectuelle qui conduit à dire que “nation=nationalisme”. C’est oublier quelque chose d’essentiel, c’est à dire que d’un point de vue historique, la démocratie moderne s’est inscrite dans un cadre national; comme l’a vu Nicolet, la “nation” est un mot voyageur, il n’a eu de cesse de voyager de la gauche à la droite. Ignorance de penser que le nazisme était un nationalisme, alors que c’était un racialisme. Discours paresseux, qui consiste à dire la nation c’est la guerre, ce qui est paradoxal car ces nations qui sont regardées comme facteurs de guerres, ce sont elles qui se sont associées pour construire l’Union Européenne. Je crois que la gauche n’a pas médité une leçon délivrée par Régis Debray, c’est à dire que la seule Internationale qui a réussi , c’est celle de la finance. Je crois que Debray a profondément raison, c’est à dire que la gauche a remis entre les mains d’une certaine droite l’idée de la nation, oubliant que la nation, dans sa conception contractuelle et républicaine, c’est la nation civique, pas la nation ethnique. Ces éléments assez basiques de philosophie politique ont été évacués.

La nation, c’est comme la langue d’Esope : c’est le meilleure et la pire des choses. On n’arrive pas à se dire que parmi les formes politiques qui ont existé (Empire, cité…), il y a maintenant la nation, née avec l’ordre Westphalien de 1848, et qu’elle n’est pas forcément synonyme de guerre avec ses voisins. On n’a pas voulu réinvestir l’idée de nation telle qu’elle était pensée par la gauche parce que le FN dans les années 80 s’en est emparée; en conséquence, la gauche a fait un cadeau formidable au FN. Le PS a trouvé dans l’européisme un substitut à son renoncement de 83.

Il y a toute une histoire à relire. Il faut relire Renan. Le cri “Vive la nation”, c’est d’abord le peuple à Valmy face aux Prussiens avant d’être la Terre et les Morts de Barrès.

LVSL – Donc l’Europe, ce n’est pas la paix ?

Frédéric Farah – La négation de la nation, et partant du politique, va faire revenir le refoulé, c’est à dire ce que l’on voulait soi-disant combattre, le “nationalisme”. Je vais reprendre à mon compte de manière un peu particulière la “théorie du frigo” de Jack Rupnick ; c’est une théorie qui était à la mode il y a une vingtaine d’années à Sciences po. Elle consiste à dire que dans le cas yougoslave, on aurait laissé un tas de rancoeurs au frigo pendant des années, et que quand la chape communiste s’est levée, ces rancoeurs ont explosé au grand jour. C’est exagéré bien sûr, mais on pourrait dire que l’Union Européenne, à force de nier la République et la démocratie, va faire revenir sous une forme pourrie l’idée nationale, et les affrontements entre les nations.

On ne retrouvera pas le nationalisme du XIX et XXème siècle dans ses mêmes formes, bien sûr, mais il suffit de voir à quel point les préjugés les plus racistes sont ressortis. On nous a expliqué que les peuples du Sud sont paresseux ; Monsieur Dijsselbloem, président de l’Eurogroupe, a déclaré par exemple que les peuples du Sud dépensaient l’argent de l’Europe pour consommer “de l’alcool et des femmes”… À l’inverse, on nous a expliqué que les peuples du Nord étaient disciplinés, purs… Ce sont des personnalités publiques, des gouvernants, des opinions soi-disant éclairées qui ont inondé les médias de ce genre de propos pendant la crise grecque. Défaire les nations et ne rien faire par la suite, c’est recréer les conditions d’un conflit plutôt que les résoudre.

Je ne crois pas que l’Union Européenne apporte cette fameuse paix puisque les derniers projets européens (le marché unique et l’euro) n’ont cessé d’éloigner les peuples les uns des autres et de les mettre en concurrence. Je crois que la nation reste le lieu de l’espace public, c’est le lieu de l’identification, de la continuité historique, le lieu où se règlent les conflits. C’est le lieu du démos, alors qu’il n’y a pas de démos ou d’espace public européen. Aujourd’hui, les tensions qui existent entre les pays européens demeurent et sont encore plus vives.

Prenons un exemple. On nous ressasse l’histoire du “couple franco-allemand” avec des trémolos dans la voix. Revenons sur cette histoire. Quand Mitterrand veut mettre en place l’euro, il le fait avec une méfiance extrême à l’égard de l’Allemagne, dans le but de “clouer les mains des Allemands sur la table” selon de multiples témoignages. On voit aujourd’hui que cette ambiguïté n’est pas dépassée, bien au contraire.

Je ne crois pas que l’on puisse vraiment remplacer la nation, si ce n’est pour se retrouver avec ses succédanés problématiques : la “gouvernance”, version abâtardie du gouvernement, qui n’existe que dans le cadre de la nation. Le gouvernement est une instance d’interpellation. Nous pouvons interpeller le gouvernement de M. Philippe. Dans le cas de la “gouvernance européenne, qui peut-on interpeller? Personne. La pire des choses, c’est de défaire les régulations nationales sans rien proposer d’autre, si ce n’est ces tentatives de fédéralisme autoritaire que l’on voit poindre aujourd’hui.

LVSL – Vous mentionnez au début de votre livre le mécontentement des classes dominantes, dans les années 70, face à “l’hyperpolitisation” du peuple, c’est-à-dire sa propension à considérer les questions économiques sous un angle politique, comme étant traversées par des rapports de force. À l’évidence, la dépolitisation des questions économiques (c’est-à-dire leur réduction à des questions purement techniques, la négation des rapports de force qui les structurent) est une stratégie qu’affectionne la classe dominante. L’Union Européenne a-t-elle joué un rôle dans ce processus de dépolitisation ?

Frédéric Farah – Il y a un thème qui se développe dans les années 70, notamment chez les élites: l’idée de l’ingouvernabilité des sociétés. Durant cette période qui s’étend de 1968 à 1975 (étrange décennie qui se conclut sous les pavés non pas de la plage mais du libéralisme…) il y a une inquiétude chez les élites dont parle un philosophe plutôt à droite, Paul Thibaud. Dans ces années, on assiste à la première crise du taylorisme, et à de nombreuses crises sociales. On se souvient de ces usines occupées, de ces jeunes femmes qui refusent d’y retourner, de “l’automne chaud” en Italie. C’est une période de montée de l’action violente : les Brigades Rouges en Italie la Bande à Baader en Allemagne, mai 68 en France (mai 68 c’est aussi un phénomène ouvrier, et pas seulement étudiant). Je rappelle aussi que le PCF ne commence à décliner que dans la décennie 70. Il y a partout un climat de contestation très fort qui remet en cause cette version sépia des Trente Glorieuse, selon laquelle tout le monde s’aimait très fort ; non : il y a de grandes tensions, des revendications salariales, des protestations liées aux conditions de travail… Ce climat inquiète les franges du patronat et les élites. Elles ont l’impression que la société leur échappe, à cause de “l’hyperpolitisation” du peuple. C’est une époque où on ne voit pas encore le retour du droit sur le politique, qui va être au coeur de tous les débats à partir de la publication de la Théorie de la Justice de Rawls en 1971. Cette hyperpolitisation inquiète. C’est le grand thème de “l’ingouvernabilité” : il y a trop de démocratie, tout déborde de toutes parts… D’un point de vue économique, ce phénomène se traduit, de 1969 à 1982, par une redistribution qui se fait en faveur des salariés.

L’Union Européenne va jouer ce rôle de force de rappel à la discipline via les “engagements” européens, auxquels il va falloir se conformer. La France devient (économiquement parlant) allemande dans les années 80. N’oublions pas que la France utilisait la dévaluation (en 1968, le gouvernement dévalue le franc), et qu’elle laissait filer l’inflation pour acheter de la paix sociale. La France est devenue monétairement allemande en 1983 avec le culte du franc fort et de la lutte contre l’inflation. Or, combattre l’inflation, c’est produire du chômage. C’est une force de discipline terrible pour le salariat; s’il y a du chômage, ils ne peuvent pas trop revendiquer.

N’oublions jamais que le moteur principal de la construction européenne, ce n’est pas la paix entre les nations ; son moteur principale, c’est la lutte contre le communisme; la construction européenne c’est l’enfant de la Guerre Froide, bien plus que l’enfant de la Seconde Guerre Mondiale. Donc l’Union Européenne, c’est aussi ce moyen de discipliner les revendications sociales. Comme les élites ne veulent pas toujours l’assumer de manière nette, l’Union Européenne devient un instrument de légitimation de cette politique sociale. N’oublions pas que le souci de l’équilibre budgétaire était présent bien avant Maastricht. Il remonte à Valéry Giscard d’Estaing, Ministre des Finances dans les années 60. La logique de l’équilibre budgétaire, déjà présente dans les années 60, est renforcée par l’adhésion à la construction européenne. Selon moi, l’Union Européenne est un moyen de domestiquer les revendications sociales, et par là même de limiter le périmètre de la démocratie sociale. N’oublions pas que la démocratie française s’enrichit en 1945 de droits sociaux; notre nouveau contrat social a été écrit en France dans le préambule de la Constitution de 46, qui a valeur constitutionnelle jusqu’aujourd’hui. On a réécrit notre contrat social en enrichissant notre héritage civique et politique de droits sociaux. C’est l’arraisonnement progressif du capitalisme par la démocratie sociale. C’est “l’embedded liberalism” de John Rugie. Donc l’Union Européenne va contenir ces débordements démocratiques en devenant un élément de dépossession des peuples. Les peuples deviennent des spectateurs malheureux, plus ou moins passifs, devant les événements, qu’ils doivent accepter sous peine d’être considérés comme des crispés, des beaufs, des fascistes…

J’appelle cela “l’effet Pinochet”. Le renversement d’Allende par Pinochet, avec les bonnes grâces des Etats-Unis, était un message envoyé aux communistes d’Europe (les communistes italiens par exemple se disent qu’ils n’arriveront jamais à avoir le pouvoir tout seul sous peine de subir un coup d’Etat, et qu’ils doivent faire un compromis historique avec la démocratie-chrétienne de Berlingue). Tsipras a subi la même chose. La Grèce a été victime d’un coup d’Etat 2.0 puisqu’on l’a asphyxiée financièrement. C’est un message envoyé aux peuples d’Europe comme le coup d’Etat de Pinochet était un message envoyé aux communistes. L’Union Européenne est un levier pour lutter contre cette “ingouvernabilité” des sociétés contemporaines. Elle crée une armature qui va faire en sorte de limiter les prétentions sociales des salariés. Les seules politiques mises en place par l’Union Européenne (dont la pointe avancée est la Grèce, avant-garde de la régression), des politiques de l’offre, réduisent toujours davantage l’Etat social.

LVSL – Face à la domination politique et intellectuelle des partisans du libéralisme, de l’Union Européenne et des solutions technocratiques, on assiste à l’émergence de mouvements “populistes” de toutes sortes en Europe. Comment analysez-vous ce phénomène ?

Frédéric Farah – Ce phénomène populiste est intéressant même s’il a encore du mal à trouver une traduction politique claire, précise et structurée. Sans en être spécialiste, on l’a bien vu avec les mésaventures complexes de Podemos (je sais que vous avez creusé la question à LVSL). Ce qui me frappe, au-delà des différentes stratégies, c’est l’ambiguïté de ces mouvements “populistes” sur la question européenne. On l’a bien vu avec Tsipras, représentant d’une gauche “radicale” devenue radicalement austéritaire… Ce populisme de gauche, qui m’est plutôt sympathique, je ne sais pas dans quelle mesure il est capable de proposer une alternative construite pour pouvoir se substituer aux présents gouvernements, qui sont en gros des nuances de droite en Europe. Je ne voudrais pas que ce populisme connaisse le destin de l’altermondialisme; le mouvement altermondialiste était très prometteur dans les années 2000. Mais mises à part les choses passionnantes qui ont été écrites dessus, où en est-on aujourd’hui avec ça ? Ces populismes, je les regarde plutôt favorablement surtout quand ils sont colorés à gauche, mais je ne les vois pas en mesure d’apporter une réponse satisfaisante à une série de questions. En Italie, le mouvement cinq étoiles, au-delà de sa gestion plus ou moins heureuse ou malheureuse des municipalités, de la caporalisation des troupes par Beppe Grillo, est illisible sur la question européenne. Podemos est illisble sur l’Europe. Tsipras, anéanti, était illisible sur la question. Et le Bloc des Gauches portugais amène beaucoup d’eau dans son vin pour constituer une alliance avec le Parti Socialiste…

Ce qui m’inquiète le plus, ce sont les “populismes” d’Europe centrale et orientale, qui se droitisent énormément. Le populisme est une réaction intéressante, mais très dispersée ; la machine néolibérale ne donne pas l’impression d’être enrayée tout de suite par ces populismes.

En France, j’ai du mal à voir clairement la position de M. Mélenchon sur l’Union Européenne. Il faut répondre à quelque chose d’immédiat: la Loi Travail en version XXL va nous tomber dessus, ainsi que la réduction de la protection sociale… Face à ça, quelles sont les réponses possibles que l’on pourrait apporter ici et maintenant ? Je veux pas être pessimiste, mais les mobilisations ne vont sans doute pas suffire pour faire reculer la loi; j’irai battre le pavé comme je l’ai fait pour la Loi Travail, c’est sûr. Mais quelle est la capacité de ces groupes à reprendre ici et maintenant les rennes de l’action ? Parce que d’année en année, la grande machine à défaire continue; le chantier à récupérer est considérable.

 

LVSLLes politiques néolibérales ont été appliquées avec une intensité à géométrie variable selon les régions. La Grèce et les pays d’Europe du Sud en général ont expérimenté cette conversion au néolibéralisme de manière brutale et subite : baisse massive des salaires, privatisations en bloc, libéralisation du commerce tous azimut… Ce que vous nommez, à la suite de Naomi Klein, la “stratégie du choc”. Comment expliquer que la France, par exemple, ait (pour le moment) été épargnée par une thérapie de choc de cet ampleur et subisse une conversion au néolibéralisme beaucoup plus graduelle ?

Frédéric Farah Pourquoi la France a-t-elle moins ressenti les effets déflationnistes de la crise des années 70 que les autres pays ? Parce qu’elle possède des mécanismes de redistribution sociale sans lesquels la crise aurait eu des effets beaucoup plus violents. L’amortisseur de la crise, c’est l’Etat social. La France a montré à travers différents épisodes la capacité très forte de son peuple à réagir aux politiques d’austérité : en 95 par exemple (échec du plan Juppé de privatisation de la sécurité sociale face à la grève générale), mais aussi sous la réforme Fillon ou El-Khomri. Yanis Varoufakis raconte que Schaüble (ministre des Finances allemand) lui aurait dit : “le véritable objectif c’est Paris, la Troïka veut imposer ses politqiues en France”. Si on accepte cette idée, c’est qu’effectivement l’étape suivante de l’Union Européenne consiste à se porter vers le lien où on trouve la pointe la plus avancée de l’Etat social sur le continent, c’est-à-dire vers nous.

Imposer à la cinquième puissance du monde une mise sous tutelle comme la Grèce, c’est irrecevable. La Grèce est la première colonie de la dette ; la société a été brutalisée comme jamais depuis la fin de la guerre civile en Grèce. En France, je pense que cette thérapie de choc peut être apportée non pas de l’extérieur, mais de l’intérieur. Comme le disait Galbraith, Macron représente en France la “Troïka de l’intérieur”. On se retrouverait avec une troika de l’intérieur : c’est Macron et son gouvernement technique. On ne peut pas apporter en France, comme en Grèce, des experts du FMI en cravate dans les hôtels parisiens pour importer leur politique. En revanche, on peut l’imposer de l’intérieur.

Je relisais le contenu du mémorandum de 2010 sur les modification du droit grec du travail ; ce qui est souhaitable dans ce mémorandum, c’est que les accords d’entreprise priment sur les accords de branche, que les procédures de licenciement soient allégées; on retrouve les mêmes attendus dans le programme de Macron.

Macron, c’est la “Troïka de l’intérieur” ; son but est de réduire l’Etat social, c’est de mettre en place ce que Noëlle Burgi nomme “l’Etat social minimal”, avec la transition de notre régime social de l’assurentiel vers l’existentiel. Cette purge-là, c’est le gouvernement technique de M. Macron qui va essayer de la mettre en oeuvre, par des mesures dures à l’égard de la population, du droit du travail, par de l’austérité. Il va le faire prudemment, car il est conscient du rapport de force. Mais la volonté de M. Macron d’obtenir l’assentiment de l’Allemagne peut nous amener, non pas à une “stratégie du choc” à la grecque, mais à un remaniement profond de la protection sociale et du droit du travail; à moins qu’entre-temps n’arrive l’inattendu, une secousse qui emporterait la zone euro et qui viendrait d’Italie.

 

Propos recueillis par Vincent Ortiz pour LVSL.

 

Crédits : Capture d’écran youtube

Emmanuel Macron et « les gens qui ne sont rien » : plus qu’un dérapage, une vision du monde

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[EDITO] Si à 30 ans t’as pas monté ta start-up, t’as raté ta vie. C’est en substance le message délivré par Emmanuel Macron jeudi dernier, lors de l’inauguration de la Station F, un gigantesque incubateur de start-up installé dans la halle Freyssinet, anciennement rattachée à la gare d’Austerlitz.

Aux côtés de la maire de Paris Anne Hidalgo et de Xavier Niel, patron de Free, le président de la République s’est adressé à un parterre de jeunes entrepreneurs particulièrement enthousiastes. Après avoir comparé sa propre ascension politique à la trajectoire d’un chef d’entreprise qui aurait réussi seul contre tous, il rend un vibrant hommage aux entrepreneurs et aux investisseurs, destinés selon lui à « écrire les prochaines pages de la planète ». Puis survient la séquence polémique : « vous aurez appris dans une gare. Et une gare, c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent, et les gens qui ne sont rien ».

« Les gens qui ne sont rien ». Certains y voient un malheureux dérapage, d’autres y perçoivent à juste titre la marque d’un mépris de classe plus qu’évident. Mais cette sortie est avant tout l’énième expression d’une vision du monde, qui irrigue l’ensemble du projet politique du président de la République. L’imaginaire politique d’Emmanuel Macron oppose constamment les « statuts » à la « mobilité ». Le marcheur en chef fustige ce qu’il considère comme une société figée, sclérosée par des règles et des « assignations à résidence » qui privent les individus de toute ascension sociale. En contrepoint, il en appelle à la construction d’une société de projets, composée d’individus flexibles et mobiles, encouragés à prendre leur risque, à tenter leur chance.

Son projet politique se donne donc pour objectif de dépoussiérer un grand coup la société française afin de permettre à chacun de s’élever dans l’échelle sociale. Ou plus exactement de permettre à chacun d’essayer. Car la vision du monde d’Emmanuel Macron est fortement guidée par l’illusion méritocratique, pierre angulaire du libéralisme politique, qu’il rebaptise lui-même en « élitisme ouvert et républicain ». Sa matrice ? L’égalité des chances, aussi appelée égalité des opportunités : dans la vie, chacun doit démarrer sur une même ligne de départ. C’est ensuite la compétition, aussi féroce soit-elle, qui départagera les individus dans l’accès aux plus hautes fonctions et légitimera ainsi les inégalités sociales. Le mythe de la concurrence pure et parfaite si prisé des économistes néo-classiques est en quelque sorte plaqué sur le monde social.

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Macron à la French tech night CES 2016 ©C.Pelletier

Cette feuille de route, Emmanuel Macron la résumait en novembre 2015, à l’occasion de la 5ème Université des Gracques : « cette mobilité sociale, c’est-à-dire cette capacité à redonner des opportunités, des perspectives, en acceptant que tout le monde ne les saisira pas, donc que tout ne le monde ne réussira pas, mais en s’assurant que toutes celles et ceux qui avaient la possibilité de le faire ou la volonté de le faire auront eu la chance d’y arriver ».

Dans les propos d’Emmanuel Macron, la réussite sociale est toujours appréhendée à l’aune de l’enrichissement matériel par l’entrepreneuriat. Sa conception de l’égalité se limite à l’égale liberté pour chaque  individu de devenir entrepreneur. Et tant pis pour lui s’il ne se lève pas chaque matin avec l’ « amour du risque » et l’envie frénétique de se ruer dans une pépinière d’entreprises. S’il tente sa chance et que le business fructifie, il aura réussi. S’il la saisit mais qu’il échoue, il aura au moins eu le mérite d’essayer. Mais s’il n’essaie pas, alors il n’est rien, et qu’il ne s’avise pas de mettre les pieds dans une gare, au risque de devoir croiser les regards condescendants de « ceux qui réussissent ». On connaissait déjà le concept d’ « assistanat », volontiers employé à droite pour stigmatiser les demandeurs d’emploi et les bénéficiaires de prestations sociales. Emmanuel Macron invente quant à lui le dénigrement de ces médiocres salariés qui n’ont pas eu le cran de se lancer dans la fabuleuse aventure entrepreneuriale.

Cette vision du monde ne poserait pas tant de problèmes si elle ne prétendait pas imposer à l’ensemble de la société les désirs d’une petite fraction de celle-ci qui aspire, légitimement, à s’engager dans la voie de l’entrepreneuriat. Alors que la majorité sociale, quant à elle, souhaite avant tout pouvoir vivre dignement de son travail et s’épanouir dans l’ensemble des sphères de vie, sans embrasser avec un enthousiasme béat l’utopie de la « start-up nation ». N’en déplaise aux hérauts de l’uberisation forcenée, les salariés représentent encore près de neuf actifs sur dix en France. Seulement, l’extension de l’insécurité sociale et la précarisation accrue des jeunes Français sont précisément le terreau sur lequel cherche à prendre forme la société qu’Emmanuel Macron appelle de ses vœux. Uber, Deliveroo et autres plateformes de l’économie dite « collaborative » ne rencontreraient probablement pas le même succès si la condition salariale et les perspectives d’insertion sur le marché de l’emploi ne s’étaient pas considérablement dégradées ces dernières années, voire ces dernières décennies. Si l’on en croit le récit politique d’Emmanuel Macron, la précarité est un état de fait, une donnée naturelle à laquelle l’individu ne peut espérer échapper qu’en prenant son destin en main, en « osant », en « prenant des risques ».

Enfin, cette vision du monde ne serait pas si problématique si elle n’imprégnait pas aujourd’hui les plus hautes sphères de l’Etat, d’ores et déjà phagocytées par les pratiques et la novlangue managériales. Elle devient destructrice lorsqu’elle se matérialise dans la conduite des politiques publiques. La future Loi Travail, avec sa probable remise en cause du CDI et la facilitation annoncée des licenciements, ne manquera pas d’en fournir un douloureux exemple. Elle contribuera à laisser davantage sur le carreau ceux qui n’ont pas eu le courage de « prendre des risques » et ont eu le « malheur » de se contenter de leur modeste condition salariale. Ceux qui, aux yeux d’Emmanuel Macron, ne sont rien, alors qu’en réalité, ils sont tout.

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Sale temps pour la presse libre : le cas Polony

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Depuis quelques temps, nous étions nombreux à nous poser de plus en plus expressément la question : mais qui arrêtera Natacha Polony ? C’était sans compter la formidable et fulgurante répression menaçant sévèrement le pluralisme de moins en moins démocratique de la presse, qui n’a pas tardé à s’abattre sur l’ancienne chroniqueuse de On n’est pas couché et du Grand Journal. L’éviction de Natacha Polony d’Europe 1, où elle intervenait dans la Matinale aux côtés de Thomas Sotto, dans le « Médiapolis » de Duhamel et dans le Débat d’Europe Soir (complètement illégitime d’ailleurs, puisque le quart d’heure de la Matinale qu’elle animait réalisait les meilleures scores d’audience de la chaine), a été suivi de son licenciement de Paris Première la semaine dernière. Elle y avait, avec son émission « Polonium », auparavant carte blanche, tant dans le choix des thèmes que de ses invités.

On ne saurait voir dans cette série d’expulsion un cas isolé. Au contraire, elle s’inscrit directement  dans une logique de connivence de plus en plus affirmée entre un pouvoir politico-économique et les détenteurs et actionnaires majoritaires de la grande presse. C’est d’ailleurs cette même logique qui a présidé à la suppression début 2017 de la rubrique de macroéconomie  (gérée par Romaric Godin) du journal économique La Tribune, sur ordre du nouvel actionnaire Frank Julien (groupe industriel Atalian), ou encore le licenciement d’Aude Lancelin de l’Obs, organe officiel du néo-conservatisme de « gauche », en mai 2016. On ne peut d’ailleurs manquer de rapprocher les prises de position de cette dernière, auteure du Monde libre, pamphlet sulfureux dont le titre fait ironiquement référence au groupe détenu par Matthieu Pigasse, Xavier Niel et Pierre Bergé (Le Monde, l’Obs), dénonçant une « presse française aux mains des géants du CAC 40 »[1] pratiquant un « management par la terreur assumé »[2] , et les récentes prises de position de Natacha Polony.

De la dénonciation de la connivence généralisée des journalistes, chefs d’entreprises et politiciens au sein de réseaux d’influences (cercle Bilderlberg, etc.), aux questions posées dans l’ONPC du 2 février 2013 à Christine Ockrent sur ses relations aux réseaux de pouvoirs jusqu’à ses plus récentes prises de position au sein du comité Orwell, puis sur sa chaine Youtube Polony.tv (« Le média libre de la France souveraine »), où elle se livre à l’invective  intransigeante d’un journalisme en laisse, Polony faisait manifestement tâche au sein d’un appareil totalement acquis au nouveau pouvoir du président-banquier.  Ses interventions bienvenues jouaient largement le rôle du taon venant perturber un entre soi confortablement installé : « Très souvent sur ce plateau [lorsqu’elle était encore au Grand Journal sur Canal+, ndlr], je me suis retrouvée la seule à tenir un discours différent face à huit personnes autour d’une table qui étaient toutes d’accord. Je crois au pluralisme. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils m’ont fait venir. C’était pour apporter quelque chose d’autre”. (septembre 2015, dans “C à vous”, France 5). « Apporter quelque chose d’autre », tout cela est bien sympathique, mais dès lors que cet apport étranger à la pensée unique se mêle à la dénonciation claire et limpide des farces présidentielles et législatives auxquelles nous avons assisté, le « pluralisme » généreux ne tarde pas à montrer son véritable visage. Et si en plus cette dénonciation se trouve enrichie par un discours anti-libéral de plus en plus cohérent, qui en vient à tirer de plus en plus gravement la sonnette d’alarme contre la négation pure et simple de la démocratie, et où la défense de la souveraineté nationale contre la sacro-sainte U.E n’est plus écartée d’un revers de main comme un bête délire réactionnaire, mais bien présentée comme la condition même de la démocratie, alors la muselière se referme d’autant plus sévèrement.

Sans doute que son refus de courber l’échine devant celui qu’on nous présente comme le nouveau « leader du monde libre » (dans un article hallucinant du Point[1]) ou encore un « président-philosophe » (France Culture[2]), a-t-il joué le rôle de la goutte d’eau. Notamment depuis son intervention très remarqué sur France2, le 27 février 2017, où elle déclara, devant un Delahousse d’une sidérante mauvaise foi, que « [Macron] résiste parce que le système résiste. […] Idéologiquement il est une espèce de truc assez vide, capable de soutenir tout et son contraire. Simplement, ce qu’il a derrière lui, c’est tout simplement des forces financières, qui ont envie de suivre un programme économique très précis. On sait par qui il est soutenu : par Pierre Berger (directeur du Monde), Xavier Niel (principal actionnaire de Free, copropriétaire du journal Le Monde), Patrick Drahi (Altice, SFR Groupe, Virgin Mobile, propriétaire des médias Libération  et L’Express). Il y a derrière des gens qui ont des intérêts financiers à soutenir ».

Depuis, elle n’a fait qu’insister sur l’arnaque du prétendu renouveau, la fin de l’alternance factice droite-gauche n’étant que le meilleur moyen pour le pouvoir financier de prendre enfin les choses en main, sur le mensonge d’un prétendu enthousiasme français pour leur nouveau petit prince, mais dont l’infime participation au scrutin  (20 millions d’électeurs sur les 47 que comptent le pays) cache en réalité  une « France fracturée, divisée, qui n’a pas vu en Emmanuel Macron le sauveur qu’on veut nous faire croire ». Les pratiques des grands médias rejoignent d’ailleurs  ici dangereusement la volonté de l’exécutif et son rêve d’un journalisme policé et sans éclat (voir la dépose de plainte pour la révélation du projet de la nouvelle loi Travail). En effet, depuis son élection, le jeune monarque va jusqu’à verrouiller de plus en plus fermement les grilles dorées de l’Elysée, en se payant désormais le luxe de choisir lui-même, non pas les journaux, mais les journalistes qui auront le privilège sublime de le suivre dans ses interventions. Jamais un chef d’Etat n’avait, sous la Vème République, poussé le vice aussi loin. Jamais la pensée unique n’avait fait ressentir aussi fortement son poids écrasant. Et ce, sous les yeux ébahis et hagards des benêts convaincus qu’il suffisait de crier « No Pasaran » la main sur le cœur, en glissant un bulletin Macron dans l’urne pour sauver ce qu’il restait de la République. Le fait est que la Macronie prend de plus en plus des allures de dictature feutrée, dont les exécutants se révèlent être les putschistes des milieux financiers, formés dans les couloirs des grandes écoles de commerce. C’est la réalité de cette fameuse « société civile » aux manettes, quand elle n’est pas une masse informe de grands paumés et de gogos parfaitement dociles et lobotomisés (voir les prestations lamentables, entre autres, d’Anissa Khedler, Fabienne Colboc et Emilie Guerel, nouvellement élues députées).

Après 5 ans de travail à Europe1, l’auteure de Bienvenue dans le pire des mondes est donc brutalement sommée de prendre la porte. Elle sera remplacée par la toute inoffensive Daphné Burki, mi-animatrice de télévision, mi-égérie de campagnes publicitaires (Galeries Lafayettes, Nestlé, Dim, Femibion), mais dite « irrévérencieuse»  pour avoir montré la moitié d’un sein dans la « Nouvelle Edition » (« Les boobs guident le peuple », 05/09/16). Pour la subversion on repassera, pour la résistance politique, même pas la peine d’espérer. En somme, le petit côté « rebelle » libertaire dont la bourgeoisie Canal + raffole, et qui ne risque en aucun cas de déranger l’oligarchie. La pincée de sel nécessaire pour faire avaler toutes les couleuvres. Le grain de sable certifié conforme qui ne risque pas d’endommager les engrenages.

Tout ceci s’enchaine avec une prévisibilité monotone, presque ennuyante. Après les pouvoirs absolus donnés par un parlement croupion, le concerto de violons s’intensifie, et sans fausses notes. « Cachez cette opposition que je ne saurais voir, la mise en laisse vous sied si bien ». Désormais, en 2017, l’irrévérence en Macronie  se paye d’ostracisme. Qu’on se le dise.

Par Simon Verdun.

[1]«#MakeOurPlanetGreatAgain : le coup de maître d’Emmanuel Macron » (Le Point, 02/06/2017 )

[2]« L’imaginaire intellectuel d’Emmanuel Macron » (France Culture, 15/05/17)

 

[1]Le Point, 13/10/16

[2]Entretien donné à comptoir.org le 20/01/2017

Crédits photos : ©Georges Biard. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Réforme du marché du travail : les entreprises aussi seront perdantes, par David Cayla

Emmanuel Macron va-t-il réformer le marché du travail par ordonnances malgré une majorité écrasante à l’Assemblée ? Oui, probablement, car c’est son projeeeeet !! David Cayla, économiste de plus en plus atterré, nous explique ci-dessous pourquoi.

Si l’on sait que les salariés seront, une fois de plus, les grands perdants de la réforme, il se pourrait que les entreprises, notamment les TPE-PME, soient durement “impactées” (comme on dit dans les Start up nations) elles aussi. Il se pourrait aussi que le dialogue social en sorte, contrairement à ce qu’on nous dit et redit, durement affaibli. 
***
Fort d’une majorité pléthorique, le gouvernement En marche devrait très vite s’atteler à la première des grandes réformes du quinquennat, celle du marché du travail. Les ordonnances sont-elles toujours d’actualité ? Rien dans le discours gouvernemental ne laisse présager que sa très large victoire aux législatives l’amène à réviser sa méthode. Car la procédure par ordonnances permet d’empêcher le Parlement de déposer des amendements en ne lui laissant la possibilité que d’approuver ou de rejeter en « bloc » l’ensemble du projet tel qu’il aura été conçu durant l’été. C’est un double avantage pour le président. D’une part cela accélère et simplifie la procédure, d’autre part cela interdit toute dénaturation parlementaire du projet gouvernemental.
UNE MÉTHODE AUTORITAIRE
Il faut dire que lorsqu’il était conseiller à l’Elysée, Emmanuel Macron a pu mesurer la difficulté pour un gouvernement de faire passer ce genre de textes. Moins d’un an après son élection, la majorité socialiste s’était alors déchirée pour transposer dans la loi l’accord national interprofessionnel (ANI) signé en janvier 2013 entre les organisations patronales et trois organisations syndicales (CFDT, CFE-CGC et CFTC). La question des accords « compétitivité-emploi » avaient entrainé une bataille de tranchée entre les députés socialistes dont certains furent affublés du sobriquet de « frondeurs ». L’un d’entre eux, Jérôme Guedj raconta par la suite dans Mediapart comment la bataille d’amendements avait fini par faire que« l’ANI ne soit plus tout à fait l’ANI ».
Il est clair qu’Emmanuel Macron ne souhaite pas prendre un tel risque. C’est la raison pour laquelle il y a tout lieu de penser que quelle que soit l’étendue et la docilité supposée de sa majorité il réformera bien le droit du travail par ordonnance.
Sur le fond, le gouvernement prétend que rien n’est acté et que tout dépendra des discussions et des rencontres qui se tiendront au cours de l’été avec les syndicats et le patronat. Mais le fait même de parler de « concertation » et non de « négociations » signifie bien que le gouvernement ne s’engage pas à déboucher sur un accord. On peut donc légitimement penser qu’il sait parfaitement ce qu’il veut imposer comme réforme et que l’objet des discussions estivales n’est pas de permettre aux « partenaires sociaux » de « co-construire » la loi mais de trouver jusqu’où le gouvernement pourra aller dans la libéralisation. Les discussions serviront à tester les limites de l’acceptable afin, espère-t-il, de désamorcer le pouvoir de nuisance des organisations syndicales. En somme, le choix de la procédure et la manière dont le gouvernement entend mener les discussions témoignent d’une logique bien plus autoritaire que ce qui est affiché.
 
DÉPLACER VERS L’ENTREPRISE LE CHAMP DE LA NÉGOCIATION SOCIALE
Mais à force d’habiletés tactiques Emmanuel Macron risque d’oublier de se poser d’autres questions pourtant bien plus fondamentales, et en premier lieu de se demander si la réforme qu’il envisage est vraiment nécessaire et souhaitable pour les entreprises. La philosophie du projet est relativement claire : il s’agit d’élargir la capacité des employeurs à négocier des accords d’entreprise en allégeant les contraintes qui les encadrent aujourd’hui strictement. Parmi les pistes envisagées, les caractéristiques du CDI pourraient être négociées au niveau de l’entreprise en prévoyant par exemple des conditions de licenciement plus larges que celles qui existent. L’employeur pourrait également, par accord d’entreprise, suspendre certaines dispositions des contrats de travail existants sans avoir à passer par un avenant c’est-à-dire sans l’accord formel des salariés concernés. Un refus de leur part permettrait ainsi à l’entreprise de procéder à un licenciement automatiquement justifié. Par ces dispositifs, l’accord d’entreprise pourrait imposer ses normes au contrat de travail, ce qui signifierait qu’une grande partie du pouvoir de négociation serait transférée de l’individu vers l’entreprise.
Un autre volet de la réforme concerne l’inversion de la hiérarchie entre les négociations de branche et les négociations d’entreprise. Aujourd’hui, des rémunérations et des conditions de travail minimales sont négociées au niveau de la branche c’est-à-dire entre les représentants des salariés et des employeurs d’un même secteur. Ces négociations sont essentielles pour deux raisons. Tout d’abord parce qu’elles simplifient les négociations d’entreprise, notamment pour les TPE / PME qui ne disposent pas forcément de représentants syndicaux pour nouer des accords d’entreprise. Pour ces dernières, la branche prend à sa charge le poids des négociations, parfois complexes, sur lesquels salariés et employeurs doivent s’entendre. L’autre rôle des accords de branche est de suspendre la rivalité entre des entreprises en concurrence en leur permettant de s’entendre sur des normes sociales communes.
 
UN PROJET QUI AFFAIBLIT LES ENTREPRISES
Le gouvernement prétend qu’en privilégiant l’accord d’entreprise sur le contrat d’une part et sur la branche d’autre part, il ouvre le champ de la négociation entre employeurs et employés. Mais c’est exactement le contraire qui risque de se produire. À quoi bon négocier un accord de branche si une entreprise du secteur peut à tout moment y déroger ? Comment faire confiance à un employeur au moment de négocier son contrat si à tout moment certaines dispositions de ce contrat peuvent être suspendues ? Au lieu d’étendre le champ de la négociation, on le déplace. Mais on ne le déplace pas n’importe où : on le met précisément là où l’employeur se trouve en situation de force, c’est-à-dire dans l’entreprise.
Or, remplacer un système où la plupart des relations employeurs / employés se négocient collectivement dans le cadre des branches professionnelles par un système où l’essentiel des négociations se trouve relégué au niveau des entreprises est particulièrement inefficace. D’une part cela oblige toutes les entreprises à négocier des accords complexes là où auparavant elles pouvaient mandater des représentant aguerris le faire au niveau de la branche ; d’autre part c’est la porte ouverte à des stratégies de dumping qui risquent de favoriser les entreprises qui parviendront le mieux à s’affranchir des normes de branches.
Imaginons par exemple que la loi permette à chaque entreprise de négocier librement ses horaires et ses dates d’ouverture. Deux commerces concurrents s’affrontent pour une clientèle précise. L’un des deux (a priori celui qui va le moins bien), négocie avec ses salariés la possibilité d’ouvrir tous les dimanches afin de capter une partie de la clientèle de l’autre magasin. La stratégie fonctionne, il gagne quelques clients que perd son concurrent. Ce dernier est alors contraint lui aussi d’ouvrir les dimanches et récupère la clientèle perdue. Au final aucun magasin ne gagne quoi que ce soit dans l’affaire. Au contraire, en ouvrant davantage de journées ils augmentent tous les deux leurs frais de fonctionnement sans augmenter globalement leur chiffre d’affaire. Les deux entreprises sont donc perdantes. Si la branche professionnelle avait pu imposer une norme claire sur les dates et les horaires d’ouverture cela aurait permis d’éviter que les entreprises s’enferment elles-mêmes dans une concurrence destructive.
 
LES GRANDES PERDANTES : LES PME ET TPE
On le voit, les entreprises n’ont pas forcément intérêt au contournement des accords de branche. Mais le plus grave c’est aussi qu’elles ne sont pas toutes à égalité dans la capacité de conclure des accords d’entreprise. Les grandes entreprises disposent de ressources RH et de la présence de permanents syndicaux avec lesquels il est possible de conclure rapidement des accords. Pour les PME, et en particulier pour les entreprises de moins de dix salariés, récupérer la charge de la négociation auparavant déléguée à la branche constitue un véritable problème. En l’absence de représentants syndicaux elles ne peuvent négocier des accords et doivent se contenter des dispositifs de branche. Le danger a été souligné jusque dans les milieux patronaux puisque certains estiment même que cette réforme risque de donner un « avantage concurrentiel aux grandes entreprises ».
Pour éviter que cette réforme ne pénalise les PME le gouvernement envisage donc d’élargir la possibilité du recours au référendum d’entreprise. Depuis la loi El Khomri, les employeurs peuvent déjà nouer des accords par référendum à condition que ceux-ci aient été préalablement ratifiés par des syndicats quireprésentent au moins 30% du personnel. L’une des pistes envisagée par le ministère du travail serait de permettre aux employeurs d’organiser des référendums en l’absence de tels accords, c’est-à-dire à leur seule initiative. Pour comprendre la portée de cette mesure, il suffit d’imaginer le pouvoir que cela confère à l’employeur. Au cours d’une négociation celui-ci pourrait à tout moment décider de rompre les discussions en interrogeant directement les salariés. Or, dans un référendum, il n’est plus possible de discuter du contenu de ce qui est proposé. On doit trancher de manière binaire en votant « oui » ou « non ». C’est le contraire de la démocratie sociale qui elle, implique d’aller dans le détail des sujets en élargissant le champ des discussions non seulement aux besoins de l’employeur mais aussi aux revendications des salariés. Permettre au patron d’organiser des référendums revient donc à lui accorder un pouvoir plébiscitaire qu’il pourra utiliser pour court-circuiter des négociations avec les représentants des salariés. Concrètement, cela revient à un affaiblissement considérable du dialogue social au sein des entreprises.
 
DESTRUCTION PROGRAMÉE DU DIALOGUE SOCIAL
Au final on voit bien ce que l’ensemble du projet implique. Il s’agit non pas d’élargir le champ de la négociation sociale mais au contraire de le restreindre au niveau de l’entreprise et de le dénaturer en donnant à l’employeur des pouvoirs considérables qui vont structurellement affaiblir le pouvoir de négociation des syndicats. N’oublions pas que le projet prévoit par ailleurs, comme l’a rappelé la nouvelle ministre du travail, de faire disparaitre de nombreuses instances représentatives des salariés qui constituent autant d’espaces de discussion (CE, CHSCT…). Si les employeurs peuvent avoir l’impression de s’y retrouver à court terme, la disparition du dialogue social dans les entreprises risque d’entraîner une véritable catastrophe économique. Les spécialistes des entreprises et des organisations le savent depuis longtemps : une entreprise qui fonctionne bien a besoin de s’appuyer sur des salariés impliqués dans la démocratie sociale. Le risque est que les dirigeants, à force de ne plus parler aux représentants du personnel, finissent par se couper de la réalité de leur propre organisation et en viennent à prendre des décisions désastreuses. On ne compte plus les entreprises françaises dirigées par des équipes de direction autistes qui ont fini par pousser leur propre groupe dans l’abîme.
Si le capitalisme français souffre d’une chose ce n’est certainement pas de trop de dialogue social. On peut à ce titre rappeler que les entreprises industrielles allemandes doivent justement une partie de leurs performances à leur modèle de cogestion qui donne de larges pouvoirs aux syndicats, ce qui contraint les employeurs à négocier avec les représentant du personnel la plupart de leurs décisions stratégiques. En portant un projet qui va à rebours de ce modèle et qui vise à faire des patrons français des autocrates dans leur propres entreprises, le gouvernement prépare en fait l’affaiblissement durable du système productif français. Mais il démontre aussi, par sa méthode autoritaire, par le choix de court-circuiter le débat parlementaire, par l’absence de véritables négociations avec les organisations syndicales, qu’il ne fait en fait que généraliser aux entreprises sa propre méthode de gouvernement.

Réforme du code du travail : vers un “capitalisme western” ? – Entretien avec David Cayla

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Les contours de la nouvelle Loi Travail, affichée comme la priorité du quinquennat d’Emmanuel Macron, ont été esquissés cette semaine par le gouvernement. Sans surprises, le projet laisse présager une déréglementation accrue du marché du travail et l’accélération de la course au moins-disant social. Quels en sont les enjeux ? A quel impact peut-on s’attendre sur l’activité économique et les salariés ? Décryptage avec David Cayla, maître de conférences en économie à l’Université d’Angers et membre des Économistes Atterrés. 


Emmanuel Macron prévoit de légiférer par ordonnances pour réformer en profondeur le droit du travail français. Ce nouveau projet intervient moins d’un an après l’entrée en vigueur des principales mesures prévues par la Loi El Khomri. Quelles sont les implications de cette première Loi Travail ?

David Cayla, membre des Economistes Atterrés

La loi El Khomri avait pour objectif de répondre aux demandes répétées de la Commission européenne qui souhaite depuis des années que la France réforme et flexibilise son « marché du travail ». Cette demande, qui concerne aussi les pays d’Europe du Sud, entre dans le cadre de la coordination des politiques économiques européennes. En effet, la mise en place de l’euro a entrainé des déséquilibres croissants entre pays du Nord d’une part et pays du Sud d’autre part. Les pays du nord, Allemagne en tête, profitent de leur puissance industrielle pour dégager des excédents courants immenses qui sont à l’origine de la crise de l’euro (2011-2013). La Commission entend donc réduire ces déséquilibres en faisant porter l’ajustement principalement sur la France et les pays d’Europe du Sud, lesquels sont sommés de résoudre leurs déséquilibres commerciaux. Ainsi, les pays en déficit doivent diminuer leurs dépenses (ce qui passe par des politiques d’austérité) et augmenter leur compétitivité, ce qui passe par une baisse du coût du travail.

Or, la plupart des législations sociales en Europe interdisent aux employeurs de modifier unilatéralement les contrats de travail. Pour baisser le coût du travail, il faut donc libérer les contraintes juridiques qui protègent actuellement les salariés et laisser le « libre jeu » du marché organiser la baisse des rémunérations. Le pari est que, dans les conditions actuelles d’un fort taux de chômage, plus le marché sera « libre », plus les salariés seront contraints à diminuer leurs exigences et donc plus le coût du travail baissera. Les gouvernements de François Hollande avaient parfaitement intégré cette logique dès 2012. L’absence de « coup de pouce » au SMIC, le gel des rémunérations dans la fonction publique et même le CICE avaient tous pour objectif de se soumettre à cette exigence. D’ailleurs, Emmanuel Macron l’a reconnu très formellement. En mai 2016, en plein débat sur la « loi travail », il a dans un entretien aux Echos directement appelé les chefs d’entreprises à la « modération salariale » au nom de la compétitivité.

La réduction du coût du travail était donc l’objectif principal de la loi El-Khomri puisqu’elle prévoyait explicitement que les entreprises pourraient déroger aux accords de branche dans les négociations sur le temps de travail, c’est-à-dire, concrètement, baisser la sur-rémunération des heures supplémentaires de 25% à 10%. D’autre part, en facilitant les licenciements économiques, la loi améliore l’avantage dont bénéficie naturellement l’employeur dans les négociations salariales.

Enfin, on l’a oublié, mais la loi El Khomri a été complétée (dans une énième mouture) par un dispositif social, la « garantie jeune », qui permet aux jeunes adultes de moins de 25 ans sans ressources de bénéficier d’un dispositif d’accompagnement et d’insertion et même d’une rémunération légèrement inférieure au RSA. Ironiquement, cette mesure présentée comme un « nouveau droit » censée faire passer la pilule de la loi n’est en fait que la transposition d’une directive européenne d’avril 2013 que la France n’avait toujours pas appliquée. Par cette loi, la France s’est donc doublement mise en conformité européenne.

Le programme présidentiel d’Emmanuel Macron et les documents du ministère du Travail dévoilés par Libération laissent transparaître les grandes orientations des ordonnances à venir. Quelle est la philosophie qui préside à ce projet de réforme et quels sont ses objectifs ?

La philosophie est la même que celle de la loi précédente. Emmanuel Macron a toujours considéré que la loi travail n’était pas allée assez loin dans la dérèglementation. D’abord, il n’était pas parvenu à imposer le plafonnement des indemnités du préjudice subi par les salariés en cas de licenciement abusif. Ensuite, les réformes du travail menées chez nos voisins ont été beaucoup plus violentes et ont permis de baisser les salaires nominaux des entreprises, ce que ne permet pas la loi El Khomri (à part pour le cas spécifique des heures supplémentaires). Or, dans les métiers où il existe un chômage massif, notamment dans les emplois de service non qualifiés, les marges de manœuvre sont importantes en matière de baisse des rémunérations. Certes, on ne peut descendre en dessous du SMIC, mais on peut supprimer des primes, les minimas de branches, les tickets restaurants et même remettre en cause les critères de pénibilité. En caricaturant à peine, les pistes rendues publiques par Libération permettraient d’appliquer le régime des travailleurs détachés aux salariés français.

A ce titre, deux dispositifs apparaissent particulièrement dangereux. Le premier est celui qui accorderait aux employeurs la possibilité d’initier des référendums d’entreprise. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ces référendums ne sont en aucun cas « démocratiques ». D’abord parce que dans un référendum d’entreprise les salariés sont soumis à un choix binaire : accepter ou refuser. Et le risque est qu’un refus soit immédiatement sanctionné par des licenciements patronaux. Un tel référendum risquerait surtout de s’apparenter à un dispositif de chantage. Contrairement à un gouvernement qui, s’il perd un référendum, ne peut « dissoudre le peuple », un employeur peut parfaitement « dissoudre » ses salariés et s’exiler en Pologne ou ailleurs. De plus, la logique référendaire c’est la négation du principe même de la démocratie sociale et de la négociation. Si la démocratie dans l’entreprise implique des représentants du personnels, des syndicats, de nombreuses réunions… c’est parce que les questions sont complexes et parce que les points de vue sur ces questions sont souvent très éloignés. Or, une entreprise, pour bien fonctionner, ne peut se passer de discussions et de négociations, qui sont autant de moments durant lesquels représentants des salariés et de l’employeur peuvent échanger leurs points de vue. Par le référendum d’initiative patronale, l’employeur pourrait court-circuiter cette démocratie sociale. A court terme il aurait sans doute l’impression de gagner du temps, mais à long terme mais il se priverait de tous les outils qui lui permettent de bien connaître son entreprise et ses salariés. La dictature du chef n’est jamais un modèle très longtemps efficace.

Autre dispositif particulièrement dangereux : la primauté de l’accord d’entreprise sur le contrat de travail. Aujourd’hui, lorsqu’un contrat est signé entre deux personnes, aucune modification de ce contrat n’est possible sans l’accord des personnes concernées. Le projet révélé par Libération prévoit que l’accord d’entreprise puisse s’imposer aux contrats déjà établis. En clair, si un contrat prévoit une rémunération de 1500 euros nets, un accord d’entreprise pourra le faire baisser à 1200 euros sans l’accord individuel des salariés. Bien sûr, pour qu’un accord d’entreprise puisse être validé il faudrait qu’il ait l’assentiment d’une majorité de salariés ou de ses représentants. Mission impossible ? Pas si l’employeur use de la vieille recette « diviser pour mieux régner ». Il pourrait ainsi imposer un accord par référendum qui prévoirait la baisse des salaires d’une minorité de salariés (mettons les commerciaux)… puis multiplier les « accords » jusqu’à ce que l’ensemble des rémunérations soient baissées (après les commerciaux, les secrétaires, puis des cadres, etc…).

On le voit dans cet exemple, le « combo » « référendum à initiative patronale » et « primauté des accords d’entreprise », donnerait aux employeurs la possibilité de faire enfin baisser les salaires des entreprises françaises en toute légalité.

Le président de la République souhaite que la loi se contente de fixer les grands principes du droit du travail. Pour le reste, c’est donc la négociation collective d’entreprise qui devrait primer, notamment sur les accords de branche. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?

Les branches professionnelles regroupent toutes les entreprises d’un secteur économique. L’intérêt d’y négocier des accords c’est que la plupart des entreprises connaissent les mêmes problèmes et peuvent dès lors plus facilement s’entendre sur des solutions communes en adoptant des normes ou en s’entendant sur de bonnes pratiques. Pour les salariés, les négociations par branche sont aussi un moyen de se rassembler et de défendre des intérêts collectifs communs à leur secteur d’activité, notamment sur les conditions de travail et les salaires. Souvent, dans une entreprise individuelle, les syndicats ont plus de mal à se faire entendre car les négociations impliquent des rapports humains et professionnels en plus des questions purement syndicales. Et n’oublions pas que dans de nombreuses entreprises il n’existe tout simplement pas de représentant syndical, ce qui rend toute négociation extrêmement difficile.

Les négociations par branches ont un autre avantage. Les entreprises d’un même secteur sont en concurrence. En négociant à l’échelle de la branche elles suspendent cette concurrence et s’assurent que leurs accords, les « bonnes pratiques », seront respectés par tous. Elles interdisent ainsi le dumping, c’est-à-dire la concurrence déloyale. Du coup, permettre aux entreprises de déroger à ces accords, cela revient à les autoriser à s’extraire unilatéralement du cadre commun, ce qui entraine une exacerbation de la concurrence et les pousse à s’affronter, non plus sur des critères de performance mais sur la déloyauté des pratiques. Car il faut être clair : plus personne ne perdra du temps à négocier au niveau de la branche si au niveau des entreprises la loi permet à ces accords de ne pas être respectés. Or, ces accords de branche sont essentiels à la régulation économique. Lors de la crise des années 30, aux Etats-Unis, c’est grâce à la mise en œuvre de ce type d’accords sectoriels que le New Deal a pu enrayer la déflation. Affaiblir les branches professionnelles c’est donc affaiblir la régulation économique et promouvoir un capitalisme western, « sans foi ni loi ».

Un autre chantier prioritaire avancé par Emmanuel Macron consiste à plafonner les indemnités prudhommales pour les cas de licenciements dépourvus de cause réelle et sérieuse. Il s’agit là d’une mesure réclamée de longue date par les organisations patronales. Les documents du ministère du Travail laissent également présager un assouplissement du périmètre des licenciements économiques. Les conditions actuelles du licenciement sont-elles réellement un frein à l’embauche ?

Je ne pense pas que l’idée soit d’inciter les entrepreneurs à embaucher. Aujourd’hui ce n’est pas si difficile d’embaucher en France et le droit du travail permet déjà de multiples formes d’embauches, de l’intérim au CDI classique en passant par les CDD, les contrats de mission, les vacations, etc. Par ailleurs, quand une entreprise a besoin de main d’œuvre elle ne se pose pas la question d’un éventuel licenciement dans cinq ou dix ans, surtout qu’aujourd’hui les embauches se font massivement en CDD, contrats pour lesquels la question du licenciement ne se pose pas.

A mon avis ces mesures s’adressent non aux entreprises françaises mais aux investisseurs internationaux, notamment à ceux qui sont familiers du droit anglo-saxon, lequel protège très peu les salariés licenciés. En se rapprochant de cette norme, le gouvernement entend envoyer un « signal » au capital étranger qui cherche un pays où s’installer. Car la question de la compétitivité ne se pose pas uniquement en termes de balance commerciale. Il s’agit aussi, dans une économie ouverte, de montrer que l’on offre les « meilleures » conditions possibles aux industriels désireux de lancer une activité en France. Et dans cette concurrence au moins disant social, il n’y a pratiquement aucune limite, tant qu’on reste dans le cadre des conventions de l’Organisation internationale du travail. Le problème est que même les conventions de l’OIT ne sont pas toujours respectées. Ainsi, alors que la France applique 81 conventions de l’OIT, l’Allemagne n’en respecte que 59 et les Etats-Unis 12 ! Sans compter que toutes ces conventions peuvent évidemment être dénoncées à tout moment par les pays signataires.

Ces mesures vous semblent-elles appropriées pour lutter contre le chômage ? Ne peut-on pas craindre un impact négatif sur l’activité économique ?

C’est là tout le problème ! En acceptant de s’engager dans une guerre de compétitivité, François Hollande et Emmanuel Macron ont définitivement rompu avec les politiques keynésiennes qui visaient à stimuler l’activité économique par la demande. Persuadés (à tort d’ailleurs) que ces politiques n’étaient plus opérantes dans un monde ouvert à la concurrence, ils en ont déduit que seule une politique de stimulation de l’offre pouvait être menée.

Agir sur la demande revient à augmenter la consommation des ménages et les dépenses publiques pour stimuler la production des entreprises et l’emploi. Néanmoins, une partie de cette hausse de demande tend logiquement à augmenter les importations et donc à stimuler l’activité économique de nos voisins. Dans un monde coopératif ce ne serait pas un problème. On pourrait très bien envisager que les pays se mettent d’accord pour s’entraider économiquement. Mais le monde d’aujourd’hui n’est plus coopératif mais compétitif, y compris au sein de l’Union européenne où la coopération a depuis longtemps laissé place à la concurrence la plus acharnée !

Ainsi, dans ce monde où chacun cherche à être plus compétitif que son voisin, la seule politique possible est la politique de l’offre, celle qui vise à conquérir des parts de marché sur le dos de ses partenaires en diminuant le coût du travail et les droits sociaux. Le problème est que si tout le monde mène cette même politique les revenus des populations diminuent et la demande s’effondre, un peu comme si chacun se battait pour obtenir une part plus grande d’un gâteau qui diminue en taille. Les entreprises, confrontées aux ravages de cette guerre économique exigent donc toujours davantage de soutien de la part des gouvernements, ce qui renforce la logique de la politique de l’offre.

Dans ce jeu perdant-perdant, les principaux perdants sont bien évidemment les salariés qui voient leurs conditions de travail se dégrader, et les économies les plus fragiles, à l’instar de la Grèce, qui sont entrainées dans une spirale dépressive sans fin. Il est donc bien évident que ces politiques ne peuvent avoir que des conséquences désastreuses à terme et qu’elles sont incapables de résoudre le problème du chômage.

Crédit photos : ©LeWeb photos

« Faire le mariole avec Trump pourrait coûter cher à Macron » – entretien avec Tony Corn

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

 

Né à Paris en 1956, Tony Corn a travaillé pour le Département d’Etat américain de 1987 à 2008, et a été en poste à Bucarest, Moscou, Paris, Bruxelles et Washington. Il a enseigné les études européennes à l’U.S. Foreign Service Institute, l’école de formation des diplomates américains. Il est l’auteur de plusieurs articles publiés dans Le Débat, dont le dernier, Vers un nouveau concert atlantique, est paru dans le n°194 (mars-avril 2017). Il livre ci-dessous un point de vue américain sur les Etats-Unis de Trump, l’Europe de Merkel et la France de Macron. 

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Dans un article publié dans la revue Le Débat en 2014, vous appeliez la France à s’unir le plus étroitement possible avec les Anglo-Saxons. Vous disiez précisément que « pour la France aujourd’hui, le principal multiplicateur de puissance n’est pas son appartenance à ce géant économique, nain politique et larve militaire qu’est l’Europe mais, à tout prendre, son association au sein de directoires discrets avec les Anglo-Saxons ». L’élection de Trump aux États-Unis et celle de Macron en France changent-elles la donne ? Entre première poignée de main commentée dans les moindres détails et passe d’armes autour de l’accord de Paris, la relation entre les deux présidents ne semble pas commencer sous les meilleurs auspices….

Je serais plus optimiste que vous. Chacun à leur manière, Trump et Macron sont avant tout des mavericks qui ont gagné leur pari respectif contre le Système – ce qui ne peut manquer de créer une certaine complicité entre les deux hommes. Cela dit, l’un comme l’autre étant des néophytes en politique étrangère, il y aura inévitablement quelques « couacs » dans le court terme. 

Côté américain, Trump est avant tout un dealmaker : autant il peut être pragmatique dans le cadre de relations bi- ou tri-latérales, autant il devient mal à l’aise et « psycho-rigide » à mesure que le cadre se multilatéralise davantage (comme on l’a vu au G7 ou, a fortiori, au sommet des 28 membres de l’OTAN). Plus que jamais, donc, la France aura intérêt à traiter le maximum de dossiers dans un cadre « minilatéraliste » de type P3 (Etats-Unis, Royaume-Uni, France).  

Deuxième observation : l’Elysée devra prendre en compte que, tant dans la forme que dans le fond, la politique de Trump est, pour une bonne part, une politique en Trump-l’œil, si j’ose dire. Trump a recruté pas mal de gens qui ne partagent pas ses opinions, s’inspirant en cela de la fameuse formule de Lyndon Johnson : « celui-là, il vaut mieux l’avoir à l’intérieur de la tente en train de pisser dehors, qu’à l’extérieur en train de pisser dedans. » Il s’ensuit que les personnes dont le nom apparaît dans les organigrammes officiels ne sont pas nécessairement les plus influents, notamment sur les dossiers sensibles. Sur la Russie, par exemple, c’est officiellement Fiona Hill – partisane d’une ligne dure – qui est en charge à la Maison-Blanche ; en réalité, Trump a un back channel avec Poutine via Kissinger (et Thomas Graham, l’ancien Monsieur Russie de Bush, aujourd’hui directeur de Kissinger Associates), qui est, lui, partisan d’un rapprochement avec la Russie. 

Comme s’il y avait une sorte de diplomatie américaine parallèle ?

Disons que le véritable centre de gravité de la politique étrangère américaine aujourd’hui, ce n’est pas Tillerson, Mattis ou McMaster (« les trois adultes », comme on les appelle), mais une jeune femme inconnue du grand public, mais bien connue des insiders : Dina Powell. En tant que numéro deux du NSC (National Clandestine Service), c’est elle qui préside le « Deputies Committee », et donc qui gère la politique étrangère au jour le jour. De plus, elle a plus beaucoup plus d’expérience de la politique étrangère et de « l’interministériel » que son boss nominal, le général McMaster. Enfin, à l’inverse des « trois adultes », Powell est très bien introduite dans la tribu Trump. Dina et Donald, c’est un peu « la Belle et la Bête » à la Maison-Blanche. Si j’étais d’humeur badine, je dirais que si le jeune Manu parvient à séduire la jolie Dina, celle-ci pourrait devenir sa meilleure avocate auprès du vieux Donald !!

Troisième point : l’Elysée devra se rappeler que si, sur certains dossiers (comme la Russie), Trump est en conflit ouvert avec l’Establishment américain, sur bon nombre d’autres dossiers (l’OTAN en général, l’Allemagne en particulier), il ne fait que dire tout haut ce que l’Establishment dit tout bas depuis un certain temps déjà. J’ai lu récemment dans la presse française qu’en omettant les traditionnelles génuflexions au sujet de l’Article 5, « Trump avait porté un coup à la crédibilité de l’OTAN ». On marche sur la tête ! 

L’Amérique contribue 70% du budget de l’OTAN ! Et voilà maintenant six ans que, par la voix du secrétaire à la défense Bob Gates, l’Establishment américain a fait connaître son exaspération à l’égard des free riders européens ! Jugez plutôt : alors que l’Allemagne a accumulé mille milliards d’excédent commercial durant ces cinq dernières années, l’armée allemande est de plus en plus une bouffonnerie sans nom : la moitié du matériel militaire allemand est inutilisable ; quant aux soldats allemands, ils ne sortent jamais de leurs bases quand ils sont en Afrique, et ils n’hésitent pas à quitter, au bout de douze jours, un exercice de l’OTAN de quatre semaines sous prétexte qu’on ne leur a pas payés leurs heures supplémentaires ! Dans un récent sondage du Pew Center, 56% des Américains, mais seulement 38% des Allemands, se disaient favorables à l’utilisation de la force pour défendre un allié. 58% des Allemands s’y déclarent opposés !

Voilà six ans, donc, que les Européens en général, les Allemands en particulier, « portent un coup à la crédibilité de l’OTAN » en continuant de faire la sourde oreille aux injonctions de Washington. D’où la « gaffe calculée » – et parfaitement justifiée – de Donald Trump. D’ailleurs, même si son attitude à Bruxelles a été un peu trop bourrue dans la forme, il n’a pas été désavoué dans le fond par les véritables « poids lourds » américains (Henry Kissinger, George Schultz, Jim Baker, Condi Rice, etc…).  Les Européens devraient même s’estimer heureux que Trump n’ait pas mis davantage les points sur les « i » en rappelant cette évidence : l’article 5 n’a jamais garanti une automaticité d’action – seulement une automaticité de consultation. 

Côté français, vous disiez donc qu’Emmanuel Macron est lui aussi un néophyte en politique étrangère…

C’est même pire : c’est quelqu’un qui vient de l’Inspection des finances – autant dire la pire (dé)formation qui soit pour la diplomatie. A l’exception d’un Couve de Murville, ces gens-là n’ont jamais rien compris à la politique étrangère. Je pense sincèrement que Macron peut, avec le temps, acquérir l’étoffe d’un véritable chef d’Etat. Mais il va falloir qu’il désapprenne le mode de pensée technocratique des « gnomes de Bercy », et qu’il ait l’humilité d’apprendre le mode de pensée stratégique auprès des vrais « pros » (essentiellement Le Drian et Védrine). Ce qui est encourageant, c’est que Le Drian, tout en gardant un œil sur la Défense, a hérité des Affaires étrangères, de l’Europe, du Développement, du Commerce extérieur, du Tourisme, de la Francophonie, des Français de l’étranger, etc. Le Drian est quasiment un vice-président ! 

Macron arrive au pouvoir dans une conjoncture internationale très particulière. Durant le quart de siècle qui a suivi la fin de la guerre froide, la « diplomatie coopérative » a été la norme dans les relations entre les Etats, et la « diplomatie coercitive » a été l’exception. Or nous sommes entrés dans une ère où la diplomatie coercitive va devenir de plus en plus fréquente, et dans ce domaine, la diplomatie française a tout à réapprendre. Si je n’avais qu’un conseil à donner à l’intellectuel Macron, ce serait de délaisser l’herméneutique philosophique pour la sémiologie diplomatique – en clair, de troquer Temps et Récit de Paul Ricoeur pour Arms and Influence de Thomas Schelling. Pour déniaiser les Inspecteurs des finances, rien ne vaut ce Machiavel moderne qu’est Schelling – qui est aussi Prix Nobel d’économie…

Macron devra aussi apprendre qu’en politique étrangère, le plus difficile n’est pas de décider quelle position adopter sur tel ou tel dossier, mais de hiérarchiser ses priorités, et cela selon le seul critère qui vaille : l’intérêt national. Cet exercice est d’autant plus délicat que, sur nombre de dossiers, les capacités d’action de la France sont limitées sans l’appui de l’allié américain, et que les priorités (plus encore que les positions) de cet allié ne coïncident pas nécessairement avec celles de la France. Il faut toujours garder à l’esprit qu’il y a une asymétrie.

Asymétrie au niveau géographique, d’abord. L’Allemagne est certes dans le collimateur de Trump, mais « l’Europe » en tant que telle est le cadet de ses soucis. A l’origine, la priorité de Trump était de faire ce que l’on appelle un « Nixon in reverse », c’est-à-dire d’opérer un rapprochement avec la Russie afin de mieux endiguer la Chine. Or la russophobie ambiante à Washington est telle qu’un tel programme a été ajournée. La nouvelle priorité de Trump, semble-t-il, c’est désormais le monde musulman, et plus précisément la succession saoudienne. Et là, il faut être attentif au fait qu’une politique qui, du point de vue du court terme, apparaît comme « surréaliste », peut en fait constituer la politique la plus « réaliste » qui soit du point de vue du long terme.

Surréaliste, c’est le mot, même si Trump n’est pas le premier chef d’Etat à prétendre vouloir lutter contre l’islamisme tout en demeurant le meilleur ami de l’Arabie saoudite…

Justement, ce n’est pas si simple. Schématiquement et depuis la création de la Ligue Islamique Mondiale et de l’Organisation de la Conférence Islamique par Riyad dans les années 1960, l’Arabie saoudite a dépensé 90 milliards de dollars pour la propagation globale du salafisme, et s’est progressivement imposé comme une sorte de Califat du monde sunnite. Or depuis 2015, un « printemps saoudien » a de facto commencé avec la décision du vieux roi Salmane (82 ans) de rompre avec la tradition et de nommer son neveu (57 ans), prince héritier, et son propre fils (31 ans), héritier en second. Contrairement à Obama qui, dès 2009, s’était éloigné de l’Arabie saoudite pour se rapprocher de l’Iran, Trump veut se rapprocher de Riyad afin de s’assurer que la succession conduise bien à une relève générationnelle, ce qui du même coup permettrait au Califat saoudien de faire, à terme, son « Vatican II », si je puis dire. 

En bref, dans la mesure où Trump «soutient» l’Etat qui a le plus contribué à la propagation du djihadisme dans le passé, c’est seulement au sens où la corde «soutient» le pendu. Quant à la diabolisation rhétorique de l’Iran, elle paraîtra évidemment « surréaliste » au moment même où les Iraniens plébiscitent le modéré Rohani. En revanche, cette diabolisation est tactiquement « réaliste » dans la mesure où elle permet aux chefs d’état arabe de « vendre » à leurs opinions publiques l’idée d’un rapprochement avec Israël (un rapprochement qui peut conduire, à terme, à une résolution de la question palestinienne). Bref, dans ce domaine plus que dans tout autre peut-être, la politique de Trump est une politique en Trump-l’oeil. 

Il existe une asymétrie Etats-Unis / France au niveau « fonctionnel », ensuite. Macron n’a pas encore assimilé le fait que, lorsqu’on est le président d’une grande puissance comme la France, il y a lieu de faire une différence très nette entre high politics et low politics. La prolifération nucléaire relève de la première, le réchauffement climatique, que cela plaise ou non, relève de la seconde. L’Accord de Paris, qui n’inclut aucun mécanisme contraignant, mérite bien son sobriquet de « Pacte Briand-Kellog de l’environnement ».  D’ailleurs, même si tous les signataires tenaient toutes leurs promesses, tout le monde sait bien que l’impact à long-terme de cet accord serait extrêmement modeste : une réduction de l’ordre de 0,2 degré à l’horizon 2100. D’ici là, l’arme nucléaire, aux mains de pays comme la Corée du Nord ou de l’Iran, aura eu le temps de faire beaucoup plus de dégâts environnementaux que le réchauffement climatique. Il faut donc garder le sens des proportions même s’il faut évidemment regretter que Trump ait choisi de « sortir » d’un accord qui allait dans le bon sens. 

Est-il vrai selon vous que la poignée de main « virile » entre Trump et Macron a vexé le premier et précipité la sortie de l’accord ? 

Disons que pour des raisons de politique intérieure, Macron a cru bon d’en rajouter une louche. Il est actuellement en campagne électorale. Or il n’a lui-même été élu que par 44% des inscrits, et 43% de ses électeurs ont d’ailleurs voté contre Marine Le Pen plutôt que pour lui. Il est donc à la recherche d’une majorité, d’où le parti-pris d’un certain histrionisme sur la scène internationale, avec des boursouflures du genre « la vocation de la France est de mener ces combats qui impliquent l’humanité toute entière ». Appelons cela la posture Aldo Macrone : « plus belle-âme que moi, tu meurs ! ». Compte tenu de la proverbiale vanité des Français, une telle posture sera évidemment payante électoralement. Pour autant, il ne faut pas oublier qu’il y a aura sans doute un prix diplomatique à payer.

En diplomatie, en effet, tout est affaire de calibrage. Autant la fameuse poignée de main  était en elle-même acceptable, autant Macron a eu tort de se livrer à une exégèse de sa gestuelle dans les colonnes du Journal du Dimanche (« Trump, Poutine et Erdogan sont dans une logique de rapports de force… il faut montrer qu’on ne fera pas de petites concessions, etc… »). Un président ne devrait pas dire ça. D’abord, parce que lorsque l’on commente ses propres actions, on ressemble à « Flamby. »  Ensuite parce que comme comme vous le dites et comme l’a révélé le Washington Post, cette interview au JDD a fortement irrité Trump, et n’a pas peu contribué à sa décision de sortir de l’accord de Paris. Macron a cru bon de réagir à cette sortie en « remettant le couvert » – cette fois, en invitant les scientifiques américains à venir se réfugier en France !!

Il serait bon que le Président français comprenne rapidement 1) que la politique étrangère en général (et pas seulement celle de Trump, Poutine, Erdogan) est un rapport de forces avant d’être un débat d’idées ; 2) que l’Amérique et la France ne boxent pas tout à fait dans la même catégorie ; et 3) que la France n’a rien à gagner à se lancer dans une surenchère verbale. Pour dire les choses simplement : une croisade anti-Trump sur une question de low politics risque fort de mettre en péril la coopération franco-américaine dans le domaine de la high politics. La confusion entre « faire le président » et « faire le mariole » pourrait coûter d’autant plus cher que Trump est du genre rancunier. En bref, on ne voit pas très bien ce que la France aurait gagné si demain Washington décidait de cesser toute assistance militaire aux opérations militaires françaises en Afrique.

Votre jugement sur l’Union européenne est en général assez dur. Faites-vous partie de ceux qui pensent que l’UE est devenue un instrument au service de Berlin ? L’arrivée au pouvoir de Macron en France vous semble-t-il de nature à changer la donne et à relancer le « couple franco-allemand » ?

Un jugement assez dur ? En 1991, à la veille de Maastricht, le ministre belge des affaires étrangères avait défini l’UE comme « un géant économique, un nain politique, une larve militaire ». Un quart de siècle plus tard, force est de constater que rien n’a changé. L’Europe est toujours « l’idiot du village global » (Védrine) ; la seule nouveauté, c’est qu’entretemps, la France elle-même est devenue « l’idiot du village européen. » Dès 2005, l’opinion française avait compris que « les Français sont les cocus de l’intégration européenne » (Marcel Gauchet). Depuis plus de dix ans, en revanche, les élites françaises sont toujours dans le déni, ou continuent de croire qu’elles pourront masquer (ou compenser) un alignement toujours croissant de la France sur l’Allemagne au niveau intra-européen par un activisme brouillon au niveau extra-européen, que ce soit en Libye (Sarkozy) ou en Syrie (Hollande).

Il n’y a qu’en France, où les médias – qui dépendent, pour une bonne part, des annonceurs publicitaires allemands pour leur survie financière – pratiquent l’auto-censure et/ou nient l’évidence : l’UE est bel et bien un instrument au service de Berlin. Voilà des années que le FMI, le Treasury américain et les médias étrangers ne cessent de répéter qu’avec un excédent commercial de plus de 6 pour cent de son PIB, l’Allemagne est en violation des traités européens. Dans une récente interview avec Spiegel, Wolfgang Schäuble lui-même reconnaissait que, sans l’existence de l’euro, l’excédent allemand serait la moitié de ce qu’il est aujourd’hui. 

Que peut faire la France ? Sortir des traités européens ? Quitter l’euro ? 

La France ne retrouvera sa crédibilité diplomatique que le jour où elle n’aura plus peur de faire du brinkmanship avec l’Allemagne. Au début de l’année, le gouverneur de la Banque de France a voulu faire peur aux Français en déclarant qu’une sortie de l’euro coûterait 30 milliards par an à la France. C’était là une façon technocratique, et non stratégique, de voir les choses. Une sortie de la France de l’euro signifierait, concrètement, la fin de l’euro. Or d’un point de vue stratégique, ce qui compte en dernière instance, c’est que l’Allemagne aurait beaucoup plus à perdre (130 milliards) que la France elle-même (30 milliards) d’une fin de l’euro. Et c’est précisément cette asymétrie qui donne à la France une certaine marge de manœuvre dans un game of chicken avec l’Allemagne. C’est seulement en menaçant l’Allemagne d’une « sortie » (et donc d’une explosion) de l’euro que Paris (soutenue en sous-main par Washington) pourrait rééquilibrer la relation franco-allemande. Mais pour mettre en œuvre une telle « politique du bord du gouffre », encore faut-il avoir quelque chose dans le pantalon ! 

Depuis 1945, l’Allemagne a un énorme avantage sur la France : elle n’est pas membre permanent du Conseil de Sécurité. A l’inverse des Français, les Allemands n’ont donc pas été tenté de se disperser dans la « gouvernance globale » et la « gestion des crises », et ont eu tout loisir de son concentrer sur leur « intérêt national » au sens le plus traditionnel du terme. 

Durant les quatre années où il fût ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius a paru s’occuper de tout (de la COP 21 à la crise syrienne), sauf de l’intérêt national français. Fabius n’a montré aucun intérêt pour l’Europe, pour l’Afrique, ou encore pour la vocation maritime de « l’Archipel France. » Et à aucun moment, il ne s’est posé la question : quel est, au juste, l’intérêt national français en Syrie ? Sans être inexistant, cet intérêt est-il si vital qu’il faille adopter une attitude aussi rigide sur une question cruciale (le départ d’Assad) ? Et surtout, est-il si vital qu’il faille tenter de forcer la main des Américains ? Le capital d’influence de Paris sur Washington n’est pas illimité : quitte à forcer la main des Américains, autant le faire pour des questions qui relèvent de l’intérêt national français (par exemple, en demandant une plus grande assistance militaire au Sahel). Je vois qu’au sein des deux principaux think-tanks français, l’IFRI et l’IRIS, le concept d’« intérêt national », qui avait disparu du discours français depuis un quart de siècle, fait aujourd’hui un timide retour. Il était temps.   

Vous écrivez que pour l’Allemagne, le partenaire d’avenir est la Pologne parce que les deux pays partagent le même désintérêt pour le Sud (Afrique) et le même intérêt pour le Partenariat oriental (Biélorussie, Ukraine, Moldavie). Dans ce cadre, la France n’a-t-elle pas intérêt, pour éviter un tête à tête inégal avec Berlin, à soigner avant tout sa relation avec les pays d’Afrique francophone au Sud, et avec la Russie à l’Est ?

Pour ce qui est de l’Afrique, pas de souci. On peut compter sur Le Drian pour rappeler à Macron l’importance stratégique de ce continent pour l’avenir de la France. Pour ce qui est de la Russie, le problème est plus complexe. Il y a un paradoxe historique : de Louis XIV à Napoléon III inclus, la France a totalement raté ses rendez-vous avec la Russie alors même que les Russes étaient demandeurs, et qu’une alliance avec la Russie aurait pu constituer un véritable multiplicateur de puissance pour la France. A l’inverse, depuis « l’étrange défaite de 1940 » , les Français, à intervalles réguliers, se prennent à rêver d’une « bonne et belle alliance » avec la Russie alors que pour cette dernière, la France ne présente plus désormais qu’un faible intérêt, que ce soit sur le plan économique ou militaire. 

En 1944, Staline refusa sans ménagement de soutenir les projets de De Gaulle sur l’Allemagne. En 1966, Brejnev ne daigna même pas se rendre à Paris à l’invitation du même De Gaulle, et se contenta d’envoyer Kossyguine. En 1991, Mitterrand se fit plus russe que les Russes et milita en faveur d’une Confédération européenne incluant la Russie et excluant l’Amérique. Cette idée saugrenue ne mena qu’à une marginalisation de la France, et c’est un partnership in leadership germano-américain qui pilota l’élargissement de l’UE et de l’OTAN. Aujourd’hui plus que jamais, pour Moscou, les rapports avec Washington, Pékin et Berlin restent autrement plus importants que les rapports avec Paris. Pour la Russie, la France ne sera jamais qu’un partenaire tactique, et non stratégique. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille traiter cavalièrement la Russie !

Macron ne l’a pas traitée cavalièrement. Il a reçu Poutine en grandes pompes à Versailles…. 

C’est une erreur d’interprétation ! L’organisation de la récente visite de Poutine à Paris trahit, au mieux, une certaine improvisation et, au pire, un amateurisme consternant. Les rencontres entre chefs d’état doivent être « pensées » longtemps à l’avance et chorégraphiées au millimètre près. Il y a toute une sémiotique à prendre en compte et, dans le cas de la Russie, une certaine symétrie à respecter. Très schématiquement : dès lors que Poutine venait à l’occasion de la commémoration d’un voyage de Pierre le Grand en France (signal : « la Russie reconnait la grandeur de la civilisation française »), Macron se devait d’aller visiter le nouveau centre culturel russe avec Poutine (signal : « la France reconnait la grandeur de la civilisation russe »). Concrètement, l’impression d’ensemble qui ressort de cette visite est que les communicants de l’Elysée ont instrumentalisé Versailles, Poutine et trois siècles de relations franco-russes à des fins purement électoralistes. J’ignore évidemment la teneur des discussions privées entre les deux hommes : mais ce qu’il était impossible d’ignorer durant la conférence de presse, c’était le body language de Poutine – celui d’un homme qui a le sentiment d’avoir été pris en embuscade. L’Elysée peut s’attendre à des représailles…

Je ne serais pas surpris si, par exemple, Moscou faisait comprendre à Paris que, pour la Russie, la France n’est en aucun cas une indispensable nation. Sur la Syrie, Poutine dispose déjà du cadre multilatéral d’Astana, d’une part, et de sa relation bilatérale avec Washington d’autre part – ce qui est largement suffisant. Même chose en ce qui concerne l’Ukraine : il n’a sûrement pas du échapper aux diplomates français en poste à Washington que le jour même où le président Trump rencontrait le ministre russe Lavrov, le vice-président Pence, lui, rencontrait le ministre ukrainien Klimkine (le tout, sous la houlette de Henry Kissinger). Or, pour Poutine, ce White House Format, s’il venait à être institutionnalisé, serait autrement plus intéressant que le Normandy Format (Allemagne, Russie, France, Ukraine) que tente de réactiver Macron. 

Contrairement à ce que s’imaginent certains paléo-gaullistes aujourd’hui encore, l’Amérique et la Russie n’ont aucunement besoin de la France (ou de quelque pays que ce soit) comme « médiateur ». En revanche, Trump lui-même aurait bien besoin d’un soutien français dans sa guerre avec ce que l’on appelle les Beltway Bandits (le Beltway est le nom du boulevard périphérique de Washington). Pour des raisons économiques autant qu’idéologiques, les Beltway Bandits, depuis la crise de Crimée, ne cessent de pousser à la confrontation avec la Russie, et disposent d’une formidable machine de propagande. La France devra se montrer particulièrement vigilante à l’égard de toute tentative d’ « enfumage » émanant de Washington. En particulier, si d’aventure un commandant en chef (par définition américain) de l’OTAN venait à sortir du rôle strictement militaire qui est le sien et à faire des déclarations politiques, l’Elysée ne devrait pas hésiter à remonter publiquement les bretelles de ce Général Folamour – quitte à causer des vapeurs aux Norpois de service. 

Que ce soit à l’égard de Berlin ou de Washington, un peu de brinkmanship ne peut pas faire de mal à la diplomatie française. Le brinkmanship, c’est d’ailleurs ce qui fait tout le sel de la diplomatie – à condition d’être parfaitement calibré et ciblé…

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[Tribune] Une « nouvelle servitude » ? Par Jérôme Maucourant

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Le vote en faveur d’Emmanuel Macron pouvait se justifier de bien des façons, mais sûrement pas en raison d’un supposé danger fasciste. Un véritable abus de pouvoir est en train d’être réalisé par celui qui n’avait qu’un mandat : éviter à la France une expérience à la Trump ou à la Orban. La souveraineté populaire se dissout sous nos yeux au profit de celle de l’argent dans un monde de simulacres. Nous devons conjurer la menace du parti unique de la pensée unique et de son jeune roi. Que vienne le temps des monarchomaques ! Par Jérôme Maucourant[1].

Nombre d’électeurs, piégés par un système électoral inique, ont voté pour E. M., au second tour des élections présidentielles. Néanmoins, il ne cesse de faire comme si ce vote constituait une adhésion à son programme. Les appétits s’aiguisent déjà. Pour une bonne partie de ses partisans, ces 65% de votants constituent le socle d’une légitimité qui autoriserait la liquidation de notre modèle social. Mais, bien sûr, il y a là une évidente usurpation de la légitimité que donnent habituellement les suffrages populaires. Il y aura, comme en 2002, un abus de pouvoir si E. M. persistait dans cette voie. Souvenons-nous de Jacques Chirac instituant le peu regretté François Fillon en maître d’œuvre de la politique d’allongement de la durée de cotisation, ce qui signifiait, en bonne logique économique, une baisse de la valeur du travail, en récompense d’un mandat donné pour sauver la démocratie. En réalité, la campagne présidentielle n’a pas eu lieu. Elle a été réduite à un déversement d’immondices : pensons au feuilleton des affaires Fillon qui a occupé une partie significative du temps électoral. L’autre partie fut consacrée à la promotion sans vergogne d’E. M. devenu subitement « patriote » et sauveur suprême de la République en danger[3] ….

Pour renouer les fils vitaux unissant légitimité et légalité, il eût fallu s’engager à constituer un gouvernement d’union nationale décidant de mesures constitutionnelles qui permettent d’en finir avec les perversités d’un système où le « vote utile » s’impose dès le premier tour. Après quoi, ce gouvernement aurait été dissout. Le sommet de l’art démocratique eût même impliqué que le président récemment élu renonce à son mandat pour revenir devant les électeurs. Certes, au vu des positions développées à la mi-mai, cette décision, la seule à concilier, en nos temps de décomposition, la morale et la politique, est devenue impensable. C’est pourquoi la lutte qui s’esquisse à ce jour n’est pas seulement une opposition à l’eurolibéralisme, au parti unique de la pensée unique qui rassemble tant de forces et d’intérêts depuis trente ans, c’est aussi une lutte pour réhabiliter la dignité de la politique à un moment où tout est fait pour l’effacer. Beaucoup ont pris quelques malins bénéfices secondaires à jouir de cet affrontement « fascisme contre démocratie », en anticipant que perdure la neutralisation de toute opposition au calendrier néolibéral. Il est devenu évident que ces procédés très efficaces seront recyclés ad nauseam.

Toutefois, la fête est finie, la farce a assez duré : maintenant que Marine le Pen est renvoyée à quelques études de savoir vivre en société, la République doit reprendre ses droits. Si E. M. persiste à se croire investi d’un quelconque mandat pour appliquer son programme économique, à servir l’actuel ordre européen, à ne pas refuser le soutien que lui accorde l’islam politique[4],  à contrer une laïcité supposée « revancharde »[5], toutes choses pour lesquelles il n’a pas été élu, alors se constitueront les ingrédients d’une double crise, l’une tenant au social, l’autre au régime.

La question de la survie de notre contrat social est posée à l’heure présente, comme en attestent les coups de butoir portés par l’Union Européenne. Évidemment, le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, ancien dirigeant d’un paradis fiscal, a encore expliqué que les dépenses publiques devaient être revues à la baisse[6]. Ce genre de personnage nous fait les poches le matin et la morale l’après-midi. C’est cela, l’Europe réellement existante, sans que les forces qui ont poussé E. M. au pouvoir ne trouvent rien à redire à cette transgression des règles élémentaires de la morale publique. Pourtant, réduire la dépense publique, c’est porter atteinte, avant toute chose, aux dépenses sociales qui sont souvent les revenus de ceux qui n’ont rien ou trop peu. Le conflit de classe ne peut aisément se dissimuler : l’Europe, c’est la guerre de classe à peine voilée, c’est aussi la guerre douce menée par les États du Nord de l’Union contre ceux du Sud via l’inefficace et inique monnaie unique[7].

Cette destruction de l’État social et la tolérance au communautarisme – voire son soutien – sont en réalité étroitement liées : le relâchement des liens qui unissait la nation républicaine implique, pour éviter le chaos, de fabriquer un ordre social où communautés, ethnies et confessions sont capables de régler, à leur façon bien particulière, la reproduction d’une société[8]. Il n’y a pas lieu d’opposer ainsi la lutte pour l’État social et le combat pour la laïcité. On ne peut promouvoir le communautarisme et s’étonner, alors, que la redistribution soit de plus en plus vécue comme illégitime : une telle délégitimation est d’ailleurs fort utile à E. M et aux libéraux qui l’entourent ! En réalité, il s’agit ainsi promouvoir un système clientéliste achetant la paix sociale. Ceci n’a rien à voir avec l’idéal de la solidarité républicaine auquel a donné forme, par exemple, le Conseil National de la Résistance.

Nous courons le danger de vivre dans un régime présidentiel où les potentialités monarchiques vont s’exacerber. Ceci est voulu par le monde des affaires qui sait que l’État doit être autoritaire pour instituer un capitalisme libéré le plus possible des entraves qui l’humanisent. C’est ainsi que le capitalisme libéral s’est institué il y a deux siècles[9] ; à ce jour, il veut reprendre son souffle en faisant payer à la société tout entière le fardeau d’une dette qui résulte de la seule crise de la finance. Nous tendons vers la monarchie absolue : l’opposition gauche-droite est balayée, la lutte des places remplace la lutte des classes.

Contre cette monarchie absolue et son parlement de soumission qui s’annonce, il faut s’opposer à l’abus de pouvoir. On a appelé « monarchomaques » ceux qui, au temps des Guerres de Religion, s’opposaient à l’absolutisme royal. Nous avons besoin, aujourd’hui, de millions de monarchomaques. Il faut lutter contre le désir de roi ou admettre que la liberté ne guide pas nos pas. Construit-on une démocratie sur l’abus de pouvoir érigé en principe ?

Crédits photo : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Boetie_1.jpg. L’image est dans le domaine public.

Notes :

[1] Économiste, auteur d’Avez-vous  lu Polanyi, Flammarion, 2011.

[2] En hommage à Guy Bois auteur, notamment de Une nouvelle servitude – essai sur la mondialisation, Paris, François-Xavier de Guibert et La mutation de l’An Mil – Lournand, Village Mâconnais, De L’antiquité Au Féodalisme, préface de Georges Duby, dont on peut lire un extrait dans URL : http://www.fayard.fr/la-mutation-de-lan-mil-9782213024202. Ce texte a été édité le 20 mai 2017 dans Paroles d’Actu , URL : http://parolesdactu.canalblog.com/archives/2017/05/21/35306869.html

[3] Sur ce point, voir Jérôme Maucourant, « Refuser l’Âge des Simulacres », Le Vent se lève, 6 mai 2017, URL : https://lvsl.fr/tribune-refuser-lage-simulacres-jerome-maucourant

[4] Ce fut sa ligne de conduite lors du débat de l’entre deux tours. L’UOIF ose, par ailleurs, affirmer que le vote pour Macron s’explique par la lutte de cette association contre le racisme et …. l’antisémitisme ! Voir

http://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/quels-sont-les-liens-d-emmanuel-macron-avec-l-uoif-940393.html

[5] Fatiha Boudjahlat, « Macron ou Le Pen, la laïcité est perdante », Parole d’Actu, 4 mai 2017 : « Emmanuel Macron évoque avec une joie toute évangélique « l’intensité » de la pratique religieuse. C’est un élément de langage derrière lequel les extrémistes s’abritent quand on les renvoie à leurs pratiques rétrogrades : il ne s’agirait en fait que d’orthodoxie. Interrogé par Ali Baddou sur son refus de serrer la main des femmes, le président-fondateur de l’ONG religieuse Baraka City s’était justifié en donnant l’exemple des juifs orthodoxes qui s’en abstenaient tout autant. Il se décrivait lui et sa pratique religieuse comme « orthodoxes ». On rejettera une pratique religieuse radicale, rétrograde, obscurantiste, mais si elle n’est qu’orthodoxe, nous ne nous y opposerons plus, notamment parce qu’une telle pratique se présente comme conforme au dogme, et que la critiquer reviendrait à s’en prendre au dogme. » URL :

http://parolesdactu.canalblog.com/archives/2017/05/04/35248052.html

[6] La Tribune (avec AFP), « Juncker à Macron : “Les Français dépensent trop” », 08/05/2017, URL :

http://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/juncker-a-macron-les-francais-depensent-trop-707861.html

[7] « Regardez l’Espagne ou la Grèce : ils étaient en excédent avant la crise ! Ce n’est pas leur déficit qui a causé la crise, c’est la crise qui a causé leur déficit », Joseph Stiglitz, « Il faudra peut-être abandonner l’euro pour sauver le projet européen », Les Echos, le 16/09/2016. URL : https://www.lesechos.fr/16/09/2016/lesechos.fr/0211291713174_joseph-stiglitz—–il-faudra-peut-etre-abandonner-l-euro-pour-sauver-le-projet-europeen–.htm#fTRXM4l46zwHDGmY.99. Plus généralement, le regard critique envers le principe même de l’Euro ou de son fonctionnement sous la férule allemande n’émane pas seulement des économistes adeptes d’un certain interventionnisme, il émane aussi de l’aile libérale avec  des arguments bien partagés dans le monde des économistes professionnels, et d’un bon sens que ne possède pas encore le récent président français, cf. Milton Friedman, « The Euro: Monetary Unity To Political Disunity? », Project Syndicate, 28/08/1997, écrivant de façon prophétique « I believe that adoption of the Euro would have the opposite effect. It would exacerbate political tensions by converting divergent shocks that could have been readily accommodated by exchange rate changes into divisive political issues. Political unity can pave the way for monetary unity. Monetary unity imposed under unfavorable conditions will prove a barrier to the achievement of political unity » ;

[8] Voir ma contribution, « Devenir ce qu’on est : découvrir la laïcité comme idéal », Le Journal de Paris, mai 2017, URL : http://www.journaldeparis.com/devenir-ce-quon-est-decouvrir-la-laicite-comme-ideal/

[9] Voir la Karl Polanyi, La Grande Transformation, Paris, Gallimard, 1983.

Bruno Le Maire, un ultra-libéral décomplexé à l’économie

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Bruno Le Maire, député LR de l’Eure et candidat déçu de la primaire de la droite et du centre en 2016, a été nommé ce mercredi 17 Mai au ministère de l’économie par Emmanuel Macron. Si les tweets contre le Mariage pour Tous de Gérald Darmanin, nouveau ministre de l’Action et des Comptes publics, et la nomination d’une ancienne DRH proche des milieux patronaux au Ministère du Travail ont beaucoup fait réagir et à raison, la nomination de Bruno Le Maire à Bercy est restée peu ou pas commentée. Plus que le symbole de la véritable ligne politique et économique de droite d’Emmanuel Macron, la vision qu’à Bruno Le Maire de l’économie et du monde du travail a de quoi nous inquiéter.

Cap sur le modèle antisocial allemand

En 2011 dans un entretien accordé aux Inrocks, alors qu’il était Ministre de l’Agriculture de François Fillon, Bruno Le Maire s’insurgeait contre l’idée que la France puisse prendre le tournant du fameux « modèle allemand ». Il répondait alors aux attaques du Parti Socialiste qui accusait le gouvernement dont il faisait partie d’en prendre la voie. Bruno Le Maire pointait alors lui-même les incohérences et les conséquences du modèle allemand : « [Cela] ne veut pas dire adopter le modèle allemand, qui a de gros défauts : une population active avec beaucoup de travailleurs pauvres ; l’absence de salaire minimal. Tout cela n’est pas acceptable pour nous. ». Chose rare, puisque de Nicolas Sarkozy en 2012 à François Fillon en 2017, cette droite patronale a eu à cœur d’ériger le modèle allemand en solution pour sauver le pays du marasme économique.

Même s’il a pu réfuter cet engagement sur la voie du modèle allemand, la famille politique de laquelle il est issu, mais aussi et surtout le programme qu’il a dévoilé dans le cadre de la primaire de la droite et du centre fin 2016 ne laissent aucun doute. En plus de dire sans le moindre complexe qu’il « rigole » quand on lui parle du modèle social français, il a aussi avancé des mesures qui rappellent à s’y méprendre le « modèle » qui sévit outre-Rhin : il proposait des mini-jobs pour une maxi-précarisation . Bruno Le Maire mettait ainsi en avant les mal nommés « emplois-rebonds », des contrats précaires d’un an non-renouvelables, rémunérés 5€ nets de l’heure, pour une durée de travail maximale de 20h par semaine soit une rémunération de 433€ nets par mois.

Si on ajoute aux propositions de Bruno Le Maire la démarche de Macron qui prône l’ubérisation de la société, c’est-à-dire la rémunération à la tâche, sans protection ni droits sociaux, en bref un retour au monde du travail du XIXè siècle : oui, on peut l’affirmer, le nouveau gouvernement a mis le cap sur un modèle profondément antisocial.

Céder aux demandes du grand patronat

Non content de vouloir créer de nouvelles formes de contrats précaires, Bruno Le Maire est aussi le candidat parfait pour répondre aux exigences du grand patronat, il n’est donc pas très étonnant de le retrouver dans le gouvernement d’un nouveau président adoubé par le MEDEF.

En effet il s’était déjà prononcé en faveur d’un dialogue social à sens unique. Dans son programme de candidat à la primaire de la droite et du centre Bruno Le Maire dénonçait les « blocages par les syndicats », citant les grèves à la FNAC contre la mise en place du travail le dimanche, ou le passage aux 39h payées 37 chez Smart, pourtant obtenues d’une courte majorité par la direction de Smart au prix d’un odieux chantage à l’emploi. C’est donc ce modèle de dialogue social que promeuvent non seulement Bruno Le Maire, mais aussi Emmanuel Macron et le MEDEF. La loi travail prévoyait déjà ce genre de consultations d’entreprise sur le temps de travail, court-circuitant ainsi les syndicats et instaurant un rapport de force inégal entre patronat et salariés. Avec la nouvelle loi travail que le nouveau gouvernement espère faire passer par ordonnance cet été, il y a fort à parier que ce genre de dispositifs seront étendues.

Autre point d’accroche entre Bruno Le Maire et les attentes patronales : la baisse des charges des entreprises. Bruno Le Maire annonçait déjà dans son programme de candidat vouloir baisser l’impôt sur les sociétés pour un manque à gagner pour l’État de 5 milliards d’euros, mesure qu’il partage avec le programme défendu par Emmanuel Macron pendant la présidentielle. Mais plus important Bruno Le Maire s’était annoncé favorable tout comme le nouveau président à une pérennisation du CICE en une baisse des charges des entreprises. À toutes fins utiles rappelons que le CICE, mis en place pendant le quinquennat de François Hollande, a coûté 48 milliards à l’État en faveur des entreprises, sans avoir pourtant permis la création d’emplois qui étaient annoncées.

Enfin, dernier point de convergence et non des moindres entre Bruno Le Maire et Emmanuel Macron : baisser la fiscalité sur la finance en baissant la taxation sur les plus-values et les dividendes. Cette mesure qui figurait aux programmes de Bruno Le Maire et d’Emmanuel Macron va dans le sens d’une baisse de la fiscalité pour les actionnaires, en dépit de la bonne santé de la bourse. Pas étonnant donc que le CAC 40 se soit envolé après l’arrivée d’Emmanuel Macron en tête au premier tour de l’élection présidentielle !

Avec Emmanuel Macron, le socialiste de Schröedinger, à la tête de l’État nous assistons aujourd’hui à une recomposition presque consensuelle autour de lui de tous les néolibéraux du Parti Socialiste et de la droite conservatrice traditionnelle. Une recomposition hors du clivage gauche/droite traditionnel et qui est dangereuse sur le plan social avec l’offensive programmée contre les droits sociaux, ainsi que sur le plan politique avec une stratégie assumée de faire de Marine Le Pen la principale adversaire et peut-être la future cheffe de l’opposition.

Crédits : Bruno le Maire © Aron Urb (EU2017EE). Estonian Presidency. Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license.