Le pouvoir judiciaire, meilleur allié du néolibéralisme en Amérique latine : le cas équatorien

Lenín Moreno et Mike Pence © Ignacio Rodrigues

À l’image des politiques mises en place par les gouvernements Macri en Argentine, Duque en Colombie ou Bolsonaro au Brésil, Lenín Moreno impulse un virage néolibéral conservateur depuis son élection à la présidence de l’Équateur en 2017. Il favorise en effet le retour du pouvoir des marchés et un alignement géopolitique sur les gouvernements conservateurs du continent latino-américain, rompant ainsi avec le processus de Révolution citoyenne engagé par Rafael Correa, bien qu’il ait été élu sur un programme de continuité avec son prédécesseur. L’irruption du pouvoir judiciaire dans la sphère politique permet notamment à Moreno de justifier ce virage à 180 degrés.


Le 20 février 2019, Lenín Moreno, président de l’Équateur, annonce avoir obtenu 10,2 milliards de dollars de crédits de la part d’organismes internationaux tels que le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque mondiale, entre autres. « Nous allons recevoir plus de 10 milliards de dollars à des taux inférieurs à 5% en moyenne et sur des durées jusqu’à 30 ans », précise-t-il. Moreno justifie cet accord par la mauvaise gestion des dépenses publiques dans le cadre des politiques publiques mises en place par son prédécesseur, Rafael Correa. Anna Ivanova, chef de mission du FMI pour l’Équateur, explique ainsi que cet accord vient encourager les principaux objectifs du gouvernement équatorien, à savoir créer une économie « plus dynamique », par le biais de mesures visant à favoriser la compétitivité entre les entreprises, assouplir la fiscalité et renforcer les structures de l’économie dollarisée.

En d’autres termes, l’octroi de ces prêts est conditionné à un approfondissement du tournant néolibéral impulsé par Moreno. Suite à son élection, ce dernier a rapidement pris le contrepied des politiques étatistes engagées par le gouvernement de Correa. La loi de développement productif, votée au mois d’août 2018, contient notamment un volet fiscal qui prévoit d’amnistier les mauvais payeurs. Elle inclut également un ensemble de réductions fiscales en faveur des entreprises. Par ailleurs, ce texte limite l’augmentation des dépenses publiques à 3% par an, bridant ainsi les possibilités d’investissement public.

Cela s’inscrit dans la continuité des premières décisions prises par Moreno, à savoir la suppression de 25 000 postes considérés comme restés vacants dans la fonction publique et la réduction de 5% de la rémunération des fonctionnaires. Moreno rompt donc radicalement avec l’héritage à la fois économique et politique de Correa, dont il a pourtant été le vice-président.

Les débats autour des modalités d’industrialisation à l’origine de la scission Correa / Moreno

Tout débute autour du constat, suite à l’arrivée de Correa à la présidence de l’Équateur en 2007, de la nécessité de développer une politique industrielle de grande ampleur dans un pays jusqu’alors spécialisé dans l’extraction et l’exportation de matières premières. Tous les acteurs de la Révolution citoyenne engagée par Correa s’accordent autour de l’idée que l’industrialisation est une condition essentielle de la diversification de la structure productive équatorienne, en vue d’atteindre l’objectif d’indépendance économique nationale. Cela s’inscrit dans la volonté de sortir l’Équateur d’une position de dépendance à l’égard de grandes puissances économiques, dans lesquelles ses matières premières sont exportées.

Or, au cours du mandat de Rafael Correa, deux conceptions différentes du processus d’industrialisation émergent progressivement. Dans une étude consacrée à l’importante étatisation impulsée par le gouvernement de la Révolution citoyenne, Pablo Andrade et Esteban Nicholls, chercheurs à l’Université Andine Simon Bolivar à Quito, observent que l’impulsion du processus d’industrialisation s’appuie notamment sur la création de nouvelles institutions étatiques. L’on peut citer le Secrétariat national de planification et développement (SENPLADES), le Ministère coordinateur de la politique économique (MCPE), ou encore le Ministère de coordination de la production, emploi et compétitivité (MCPEC). Or, dans ce contexte de division autour des modalités d’industrialisation, les responsables de chacune de ces institutions se positionnent pour l’une ou l’autre des deux conceptions.

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Secrétaire national de la planification, puis Ministre des Affaires étrangères entre 2008 et 2010, Fander Falconi est l’un des principaux partisans de la conception du “socialisme du XXIe siècle” © Cancilleria Ecuador

D’une part, la SENPLADES défend, avec notamment l’appui de Fander Falconi, alors ministre des relations extérieures, la conception du « socialisme du XXIe siècle ». Dans cette perspective, l’État doit s’impliquer entièrement dans le processus d’industrialisation, en vue de parvenir à développer et diversifier la structure productive nationale.

D’autre part, des institutions telles que le MCPEC sont favorables à des politiques d’industrialisation sélectives et commerciales (ISC). Celles-ci reposent sur l’idée que la diversification productive doit s’appuyer sur une intervention réduite et simplement temporaire de l’État dans certains secteurs en particulier. Il se trouve que Lenín Moreno, alors vice-président de la République d’Équateur, se range du côté du courant « ISC ».

C’est donc avec l’appui d’institutions telles que le MCPEC que les conceptions de Lenín Moreno gagnent de l’influence au sein du gouvernement, et au sein du mouvement Alianza País, qui avait porté Correa au pouvoir. Cette division autour du processus d’industrialisation se propage progressivement à tous les autres secteurs économiques. C’est dans la perspective du rapport de force entre institutions étatiques que l’appareil d’Alianza País se détache progressivement de la conception d’une rupture économique radicale avec les politiques néolibérales et que Moreno parvient à s’imposer comme le plus à même de prendre la suite de Correa.

Alianza País se fracture sur la question extractiviste

L’affaiblissement du corréisme à l’intérieur d’Alianza País s’explique également par la défiance des courants « culturalistes » et « écologistes » à l’égard de la politique économique mise en place par le gouvernement de la Révolution Citoyenne. Ceux-ci se voulant porteurs de la défense de l’identité des communautés indigènes et de l’intégrité de leurs territoires, ils reprochent à Correa de ne pas avoir radicalement rompu avec le modèle extractiviste, fondé sur l’extraction de ressources minières ou d’hydrocarbures, destinés à l’exportation. Or, ces activités se déploient notamment au sein de territoires dans lesquels résident les communautés indigènes. Celles-ci sont donc particulièrement touchées par les conséquences sanitaires et environnementales de ces activités, telles que la libération de particules nocives ou la déforestation, d’où l’émergence de critiques culturalistes du processus extractiviste.

C’est dans la perspective des tensions internes liées à la question extractiviste, corrélées au rapport de force engagé par les partisans de Moreno, que le corréisme est affaibli au sein de son propre mouvement

Face à ses détracteurs, Rafael Correa explique que sa priorité est de développer d’importantes politiques de redistribution et d’investir massivement dans des secteurs tels que la santé ou l’éducation, afin de réduire la pauvreté et les importantes inégalités sociales et territoriales, résultant des mesures néolibérales appliquées au cours de la décennie précédente. Or, dans un pays dont l’activité économique repose en grande partie sur l’extraction de ressources primaires, les revenus tirés de ces activités représentent la principale source de revenus pour l’État. Le gouvernement de Correa estime donc qu’il est nécessaire de s’appuyer dans un premier temps sur l’extractivisme, en vue d’améliorer les conditions matérielles de la majorité de la population, tout en impulsant une diversification de la structure productive, afin de créer les conditions optimales de sortie de la dépendance.

Il opère ainsi une importante étatisation des activités extractives, afin de faire bénéficier à l’État de la majorité des revenus tirés des ressources primaires et de mieux encadrer ces activités, en vue d’en limiter au minimumles conséquences environnementales et sanitaires. Cependant, cette conception passe mal auprès d’une partie des militants d’Alianza País.

C’est donc dans la perspective de ces tensions internes, corrélées au rapport de force engagé par les partisans de Moreno, que le corréisme perd en influence au sein de son propre mouvement.

L’inéligibilité, instrument de marginalisation du corréisme

Peu de temps après l’élection de Moreno à la présidence de l’Équateur, Correa quitte le parti, accompagné par plusieurs de ses soutiens, et entre dans l’opposition. Cependant, ils ne disposent d’aucun parti politique légalement reconnu. En effet, le Conseil national électoral invalide à trois reprises consécutives la création d’un mouvement intitulé « Révolution Citoyenne », en référence au processus engagé par Correa en 2007. Cette institution met en avant le caractère inconstitutionnel de cette dénomination, ou la présence parmi les fondateurs de Rafael Correa, inéligible pour deux raisons principales.

Cette inéligibilité s’explique d’une part par le résultat du référendum organisé à la demande de Lenín Moreno au mois de février 2018. Le gouvernement appelle les équatoriens à se prononcer sur sept questions, parmi lesquelles figure notamment l’interdiction de la réélection présidentielle indéfinie.

La proposition d’annuler la loi interdisant la spéculation sur le foncier et les capitaux est la moins plébiscitée. Ce référendum ne peut donc pas être interprété comme un chèque en blanc en faveur d’un tournant néolibéral

La plupart des médias équatoriens et internationaux interprètent ce scrutin comme un camouflet pour Correa dans la mesure où 64% des électeurs se prononcent en faveur de la limitation à deux mandats présidentiels consécutifs, enlevant de fait la possibilité à l’ancien président de se représenter à l’occasion de la prochaine élection présidentielle. Ce résultat est massivement relayé comme le principal enseignement de ce scrutin. El Comercio, l’un des principaux médias équatoriens, titre, le 5 février 2018 : « Moreno sort vainqueur du référendum et Correa ne redeviendra pas président ».

Or, il apparaît que le traitement médiatique des résultats de ce scrutin est biaisé. Si la limitation du nombre de mandats présidentiels est incontestablement adoptée, d’autres propositions obtiennent plus d’opinions favorables. Un amendement visant à supprimer la prescription pour les crimes sexuels commis contre des mineurs est notamment adopté à une très large majorité par 73% des votants. A l’inverse, la proposition d’annuler la loi interdisant la spéculation sur le foncier et les capitaux et d’abroger l’impôt sur les plus-values n’obtient que 63% d’opinions favorables. Le fait que cette mesure soit la moins plébiscitée démontre que ce référendum ne peut pas être interprété comme un chèque en blanc en faveur d’un tournant néolibéral.

Par ailleurs, une accusation portée par la justice équatorienne à l’égard de Correa le rend inéligible à toute fonction électorale. Que lui est-il exactement reproché ? Au mois de septembre 2018, le procureur général Paul Pérez accuse Correa d’être impliqué dans l’affaire de l’enlèvement de Fernando Balda, opposant au gouvernement, en 2012, comme l’explique l’Agence France Presse, dans un article tranchant vis-à-vis de l’ancien président équatorien, publié le 4 février 2018 et intitulé : « Équateur : l’ex-président Correa, de la défaite à la justice ». Ces accusations se fondent sur les témoignages de deux anciens policiers équatoriens arrêtés. Cependant, aucun élément supplémentaire ne permet de prouver, à l’heure actuelle, la culpabilité ou l’innocence de Correa dans cette affaire.

Ce dernier refuse alors de se présenter devant la justice équatorienne, dénonçant une « mascarade » et un « complot » montés de toutes pièces par Moreno. Il n’en faut pas plus pour que le quotidien équatorien El Universo compare Rafael Correa à Abdalá Bucaram, destitué en 1997 pour « incapacité morale à exercer le pouvoir », et surnommé « El Loco », expliquant que tous deux ont échappé à la justice en résidant à l’étranger, et présumant ainsi de la culpabilité du premier. Cela contribue indéniablement à diaboliser l’image de Rafael Correa.

Le tournant néolibéral s’appuie sur une judiciarisation de la sphère politique équatorienne

Au-delà des questions autour de l’innocence ou de la culpabilité de Correa, cette affaire démontre que le phénomène de judiciarisation de la vie politique, déjà observé au Brésil par le biais de la destitution de Dilma Rousseff et l’emprisonnement de Lula sur la base d’accusations invérifiées, se met en place en Équateur.

Les gouvernements appliquant des mesures néolibérales après avoir été élus sur des programmes diamétralement opposés compensent leur manque de légitimité démocratique par l’instrumentalisation politique d’affaires judiciaires, corrélée à des campagnes médiatiques visant à discréditer leurs adversaires auprès de l’opinion publique

Ce phénomène consiste à invoquer des motifs judiciaires en vue d’écarter du pouvoir certains responsables politiques. C’est une instrumentalisation politique d’affaires judiciaires en cours. Sur la base de simples suspicions, les partisans de Rafael Correa sont ainsi interdits de fonder un mouvement politique. Au nom de la lutte contre la corruption, érigée en impératif politique de premier plan, le corréisme, principal mouvement d’opposition au néolibéralisme en Équateur, est discrédité et non reconnu légalement dans la sphère politique. Toute opposition au néolibéralisme est même systématiquement renvoyée à ces affaires de corruption ou à une prétendue mauvaise gestion des dépenses publiques. La judiciarisation de la politique équatorienne vise donc, à l’instar du Brésil, à marginaliser les forces progressistes.

L’instrumentalisation politique d’affaires judiciaires est l’un des deux piliers sur lesquels se fonde le « néolibéralisme par surprise ». Susan Stokes utilise cette expression pour désigner l’ensemble des gouvernements appliquant des mesures néolibérales, après avoir été élus sur la base de programmes diamétralement opposés. Ceux-ci compensent alors le manque de légitimité démocratique de leur action par l’instrumentalisation d’affaires judiciaires, corrélée à la mise en place d’importantes campagnes médiatiques visant à discréditer leurs adversaires politiques auprès de l’opinion publique.

Le développement de campagnes médiatiques à charge, second pilier du « néolibéralisme par surprise »

Sans verser dans le complotisme anti-médiatique, il existe des choix éditoriaux très marqués au sein des médias équatoriens.

Le cas équatorien démontre que la prise en compte des sources de financement des médias est nécessaire à la compréhension des choix de hiérarchisation de l’information

Là où les principaux quotidiens diffusent largement les affaires judiciaires éclaboussant le camp corréiste, le récent scandale de corruption impliquant Lenín Moreno (lire « Scandale de corruption en Équateur : quand le récit autour de Lenín Moreno s’effondre », publié par Le Vent se lève, le 23 mars 2019) reçoit bien moins d’écho. Le média TeleSur est l’un des seuls à relayer cette affaire. C’est également l’un des seuls médias équatoriens d’ampleur nationale à refléter le point de vue des partisans de Rafael Correa et à dénoncer les tentatives de répression dont ils font l’objet. La raison en est simple. La chaîne est financée par les gouvernements vénézuélien et cubain, anciens alliés géopolitiques du gouvernement de la Révolution citoyenne.

A l’inverse, les autres grands quotidiens équatoriens sont, pour beaucoup, financés par le biais d’entreprises multinationales bien plus hostiles à l’égard du bilan de Rafael Correa. Parmi elles, l’on peut notamment citer l’entreprise étasunienne Chevron, responsable, dans le cadre de ses activités d’extraction d’hydrocarbures, de dégâts environnementaux et sanitaires colossaux dans l’Amazonie équatorienne, largement dénoncés par Correa. Le cas équatorien démontre donc que la prise en compte des sources de financement des médias est indispensable à la compréhension des choix de hiérarchisation et de traitement de l’information.

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Correa dénonçant les dégâts environnementaux causés par Chevron dans le cadre de la campagne “La main sale de Chevron” © Cancilleria Ecuador

L’hostilité d’une grande partie de la presse équatorienne à l’égard de Correa trouve également ses origines dans la loi sur les médias, adoptée au mois de juin 2013. Celle-ci vise à sanctionner la diffusion de fausses informations destinées à influencer politiquement l’opinion publique équatorienne et à déstabiliser le gouvernement équatorien. Ce texte est adopté dans un contexte où plusieurs médias privés diffusent des accusations infondées de corruption, formulées à l’encontre du gouvernement de Correa. De ce point de vue, les prises de position des médias Mil Hojas, Plan V et Fundamientos sont flagrantes. Là encore, la question des sources de financement permet de mieux comprendre les choix éditoriaux. Ces médias vivent en effet grâce à des capitaux de l’agence étasunienne NED (National endowment for democracy), qui, selon le quotidien El Comercio, finance une dizaine de médias équatoriens, au total. Par ailleurs, l’un des co-fondateurs de Plan V est Juan Carlos Calderón qui, selon Wikileaks, a entretenu des liens étroits avec l’Ambassade des États-Unis en Equateur, au cours de la présidence de Rafael Correa. Ces exemples témoignent donc du fait que certains médias privés équatoriens servent de relais pour les élites anti-corréistes, avec l’appui de financements étasuniens, entre autres.

Leur intérêt est de soutenir le tournant néolibéral impulsé par Moreno, ainsi que l’alignement progressif de l’Équateur sur des positions géopolitiques proches de celles des États-Unis et de leurs alliés en Amérique latine, comme en témoigne la récente sortie de l’UNASUR (Union des Nations Sud-Américaines), au profit de la création du PROSUR, réunissant les gouvernements latino-américains conservateurs autour de l’objectif de renforcer la libéralisation des échanges économiques mutuels.

Le corréisme, courant marginalisé de la scène politique équatorienne ?

Qu’en est-il actuellement de la place du corréisme dans la politique équatorienne ? Est-il si marginalisé et discrédité que le laisseraient penser les constats précédents ? Les élections municipales et régionales qui se sont tenues le 24 mars 2019, premiers scrutins depuis la scission Correa / Moreno, ont démontré le contraire.

La Révolution citoyenne n’a pas seulement permis d’engager un retour de l’état dans l’économie et la mise en place de politiques publiques de grande ampleur. Rafael Correa a également remporté une bataille culturelle face au néolibéralisme prédominant dans les années 1990

Sans parti politique légalement reconnu et sans relais médiatique à l’échelle équatorienne, des candidats corréistes se sont malgré tout présentés sous la bannière Compromiso social. Les résultats sont sans équivoque. Les candidats soutenus par Rafael Correa remportent des scores élevés dans la majorité des provinces, terminant notamment majoritaires dans les provinces stratégiques de Pichincha et Manabi. À Quito, Luisa Maldonado, candidate corréiste, termine à la deuxième place avec 18,34% des suffrages, devant Paco Moncayo, candidat soutenu par le gouvernement, crédité de 17,55% des suffrages. Le maire élu, Jorge Yunda, candidat du parti centriste Unión Ecuatoriana, est un ancien allié de Correa. Les résultats des élections municipales dans la capitale équatorienne sont ainsi représentatifs de la défaite du camp anti-corréiste.

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Paola Pabón devient préfète de la province de Pichincha © Conseil National Électoral

Ce succès électoral est d’autant plus notable que cette campagne a été le théâtre d’une énième tentative de diffusion d’accusations envers Rafael Correa. En effet, Iván Granda, secrétaire anti-corruption, a accusé l’ancien président d’avoir obtenu des fonds du Venezuela, en vue d’influer sur les résultats du scrutin. Or, dans un communiqué officiel du 27 mars 2019, le Procureur général de l’État a annoncé qu’il n’enquêtera pas sur ces accusations, considérant que « cela ne représente pas une information criminelle susceptible d’initier une enquête pénale ». Le récit anti-corruption érigé par le gouvernement est donc de fait discrédité par ce type d’accusations abusives et infondées à l’égard du camp Correa, ainsi que par le récent scandale dans lequel Moreno semble être directement impliqué.

Moreno peut se satisfaire de l’élection de Cynthia Viteri, son alliée chrétienne-démocrate, à la mairie de Guayaquil, mais il se retrouve stratégiquement affaibli, dans la mesure où son assise politique dépend désormais de sa capacité à nouer des alliances avec des partis néolibéraux et conservateurs, ainsi qu’avec les élites anti-corréistes.

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Évolution du taux de pauvreté en Équateur entre 2007 et 2018 © Banque Mondiale

Ces élections démontrent à l’inverse que les principes de la Révolution citoyenne bénéficient toujours d’une forte adhésion au sein de la population. Le sens commun est imprégné de ces conceptions. La Révolution citoyenne n’a donc pas seulement permis d’engager un retour de l’Etat dans l’économie et la mise en place de politiques publiques ambitieuses et de grande ampleur en Équateur. Rafael Correa a également gagné une bataille culturelle face au néolibéralisme prédominant au cours des années 1990, une bataille culturelle qui s’appuie sur un bilan ayant conduit à l’amélioration des conditions matérielles d’une partie significative de la population.

21,5% de la population est en situation de pauvreté à la fin de son mandat, contre 37,8% à son arrivée au pouvoir. Le taux de pauvreté semble de nouveau augmenter avec le retour de politiques néolibérales puisqu’il correspond à 23,2% de la population en 2018. Ces chiffres permettent de nuancer le procès d’une prétendue mauvaise gestion des dépenses publiques par le gouvernement de Rafael Correa – et de comprendre pourquoi celui-ci bénéficie encore d’un important appui au sein de la population équatorienne.

Les leçons à tirer de « l’affaire Lula » : les élites n’acceptent aucun compromis

© Marielisa Vargas

Ces derniers jours, les grands médias français ont découvert avec ébahissement que l’arrestation et l’emprisonnement de Lula n’ont pas été motivés par la « lutte contre la corruption », mais par la volonté politique d’empêcher l’ex-président brésilien de revenir au pouvoir – ce que ses partisans clament depuis son inculpation. L’instrumentalisation du pouvoir judiciaire participe d’une stratégie commune aux élites latino-américaines. Elle a visé l’ex-présidente argentine Cristina Kirchner et l’ex-président équatorien Rafael Correa, dont les élites de leur pays respectif, attachées au libéralisme économique, ne souhaitent pas le retour au pouvoir. « L’affaire Lula » est avant tout le nom d’un paradoxe : pendant les huit années de sa présidence, les élites brésiliennes ont continué à s’enrichie et n’ont pas vu leur pouvoir contesté. Leur haine à l’encontre de cet ex-président, qui ne s’est jamais réellement attaqué à leurs intérêts, a de quoi surprendre. Par Nicolas Netto Souza, Pablo Rotelli et Vincent Ortiz.


Bref rappel des faits : en mars 2014, la Police fédérale brésilienne commence une enquête qui débouche sur ce que les médias locaux ont désigné comme « le plus grand cas de corruption de l’histoire du pays ». La plateforme Netflix y dédie même une série dont elle détient la recette, avec histoires d’amour et scènes torrides interposées. L’affaire Lava Jato est celle d’un vaste système de blanchiment d’argent issu de pots-de-vin versés par des multinationales du BTP à des politiciens et à des cadres du géant pétrolier brésilien Petrobras, pour gagner illégalement les appels d’offres de ce dernier. A la tête de l’opération judiciaire se trouve Sergio Moro, un juge de première instance rapidement érigé en idole anti-corruption par les médias brésiliens. Plusieurs cadres du PT, le parti de Lula et de Dilma Rousseff, se trouvent dans son viseur. Accusée par l’opposition d’avoir maquillé des comptes publics pour minimiser les déficits publics, elle est destituée suite à une procédure d’impeachment en 2016. Une fois Dilma Rousseff destituée, c’est le parlementaire Michel Temer qui lui succède à la tête de l’exécutif. Il met en place une politique d’austérité budgétaire, et accentue le caractère libéral qui était déjà celui du gouvernement brésilien sous la présidence de Dilma Rousseff.

De l’impeachment de Rousseff au procès de Lula : la judiciarisation de la politique brésilienne

Si l’effet Lava Jato continue d’agir sur la politique brésilienne, les élections présidentielles de 2018 approchent et Lula demeure en tête des sondages. C’est le moment que choisit le juge Moro pour l’accuser de corruption dans le cadre de cette affaire. Le candidat du Parti des travailleurs (PT) aurait bénéficié d’un pot-de-vin en nature : un luxueux appartement de 240 mètres carrés dans une résidence privée appartenant à la bétonneuse OAS, également impliquée dans l’affaire des pots-de-vin. S’il est indéniable que de nombreux cadres du PT ont effectivement été arrosés de pots-de-vin, avec l’accord tacite probable de sa direction, aucune charge précise n’a pu être établie à l’encontre de Dilma Rousseff et de Lula da Silva. Lula est tout de même condamné à neuf ans d’emprisonnement, bien que la justice brésilienne ne parvienne pas à établir que ce bien immobilier ait un jour appartenu à Lula. Selon les mots de Rosa Weber, juge de la Cour suprême brésilienne, le simple fait d’avoir les compétences pour pratiquer un acte d’office – utiliser le pouvoir public dans l’intérêt privé – est suffisant pour la condamnation, menant ainsi à la dangereuse jurisprudence de la Lava Jato. L’écartement de Lula lors des élections de 2018 laisse la voie libre pour que Jair Bolsonaro soit élu président. Une fois au pouvoir, celui-ci nomme un certain Sergio Moro à la tête du ministère de la justice…

Lula et Rousseff ne sont pas les seuls à avoir fait les frais de cette judiciarisation de la politique nationale. Rafael Correa et Cristina Kirchner ont fait l’objet d’accusations judiciaires, motivées par le soupçon de « corruption ».

Les derniers rebondissements de l’affaire Lava Jato mettent en évidence le caractère éminemment politique des décisions judiciaires prises à l’encontre de Lula. Le site The Intercept publie le 9 juin dernier des conversations entre Sergio Moro et plusieurs procureurs anti-corruption, qui indiquent que celui-ci a manœuvré pour empêcher l’élection de Lula. L’un de ces procureurs, Deltan Dallagnol, affirme ne pas avoir de preuves contre Lula, mais « des convictions » quant à sa culpabilité…

L’alliance du système médiatique et du système judiciaire : une stratégie élitaire régionale

Lula et Dilma Rousseff ne sont pas les seuls à avoir fait les frais de cette judiciarisation de la politique nationale. En Équateur comme en Argentine, les ex-présidents Rafael Correa et Cristina Kirchner ont fait l’objet d’accusations judiciaires, motivées par le soupçon de « corruption ». Si Cristina Kirchner a été blanchie par la justice de son pays et est en lice pour conquérir la vice-présidence de l’Argentine aux élections d’octobre 2019, Rafael Correa demeure exilé en Belgique, et risque de lourdes peines de prison s’il retourne en Équateur – où son ex-premier ministre, Jorge Glas, est emprisonné. [notre entretien avec Rafael Correa est disponible ici]

En Équateur comme en Argentine et au Brésil, les accusations judiciaires qui pèsent sur ces personnalités sont relayées par les médias locaux, sans que soit généralement questionnée leur légitimité. Elles constituent un argument de poids en faveur des adversaires libéraux et conservateurs du Parti des travailleurs brésilien, du Parti justicialiste argentin, et de l’ex-président équatorien Rafael Correa, dont la pratique du pouvoir est sans cesse comparée à celle du Parti socialiste vénézuélien. Ce storytelling médiatico-politique, associant organiquement gouvernements de « gauche » (avec une acception très large du terme, puisqu’il désigne aussi bien le gouvernement socialisant du Venezuela que l’opposition modérée qu’incarne le Parti des travailleurs brésiliens) et « corruption », a constitué l’un des principaux leitmotivs de Jair Boslonaro lors de sa campagne électorale…

Le paradoxe brésilien réside dans le fait que les élites se sont mobilisées contre le leadership de Lula, alors que sa présidence a été pour elles l’occasion d’un enrichissement continu.

Des rebondissements récents ont mis en évidence le caractère politique de ces inculpations judiciaires. Le président équatorien Lenín Moreno – dont la lutte contre la « corruption » léguée par son prédécesseur Rafael Correa constitue l’un des principaux chevaux de bataille – a récemment été mis en cause dans le scandale des INA Papers ; des documents établissent un détournement d’argent issu d’entreprises chinoises à son profit, via des comptes privés basés au Panama. Outre le silence médiatique qui a suivi ces révélations, la justice équatorienne n’a pas entrepris de démarches significatives visant à enquêter sur cette affaire – alors qu’elle multiplie les procès à l’encontre des ex-responsables « corrésites » de l’administration précédente. De la même manière, le nom de Maucio Macri – président argentin libéral et successeur de Cristina Kirchner – est apparu plusieurs fois sur les Panama Papers, sans que médias et justice d’Argentine ne s’en fassent l’écho avec autant de promptitude que lorsque des soupçons de corruption pesaient sur Cristina Kirchner. Les révélations de The Intercept, enfin, établissent que les juges à l’origine de l’emprisonnement de Lula ont moins été motivés par la lutte contre la corruption que par la volonté d’empêcher Lula de se présenter aux élections présidentielles de 2018.

La haine des élites pour Lula : le paradoxe brésilien

En Argentine comme en Équateur, cette alliance des médias et des juges contre le leadership de Cristina Kirchner et de Rafael Correa est motivée par des raisons de politique économique et sociale. Elles sont le produit de la volonté d’un bloc élitaire, qui n’a pas accepté de voir ses intérêts remis en cause – souvent bien faiblement. La présidence de Rafael Correa – caractérisée par l’annulation d’une partie de la dette souveraine équatorienne, une taxation plus progressive des particuliers et des entreprises, un encadrement plus sévère des multinationales -, en particulier, allait à l’encontre des intérêts de certains secteurs des élites équatoriennes. Le paradoxe brésilien réside dans le fait que les élites brésiliennes se sont mobilisées contre le leadership de Lula avec la même détermination, alors que sa présidence a été pour elles l’occasion d’un enrichissement continu.

Il y a loin, en effet, du Lula de 1979, qui fonde le Parti des travailleurs – « parti sans patrons » -, à celui qui prend le pouvoir en 2002 et met en place une politique économique avec l’appui du grand patronat. Suite à sa première élection à la présidence du Brésil, Lula rédige une « Lettre au peuple brésilien » avec une dédicace spéciale à « la tranche d’investisseurs qui s’ajoutent à la construction d’un projet commun de développement et croissance économique ». Ainsi, le président abandonne formellement l’option socialiste qu’il privilégiait auparavant, le terme « capital » étant même employé de manière laudative. Il range au placard ses promesses de campagne les plus radicales, comme la multiplication par deux du salaire minimum, l’annulation de la dette souveraine brésilienne et une réforme agraire – au grand soulagement des élites industrielles, financières et agricoles. Le programme étatiste de lutte structurelle contre la faim (Programa fome zero, « Programme zéro faim ») est remplacé par la distribution d’une simple bourse aux Brésiliens les plus pauvres (Bolsa familia). Le Bolsa familia n’est finalement que l’élargissement de deux programmes de son prédécesseur social-démocrate – le Bolsa escola et le Bolsa alimentação.

Lula surprend encore ses électeurs en attribuant à un ancien banquier affilié au PSDB – parti néolibéral, grand rival historique du PT – le rôle de président de la Banque Centrale. Les banques privées sont les grandes donatrices de sa campagne de réélection, et elles sont aussi les grandes gagnantes de son mandat. Elles accumulent huit fois plus de bénéfices sous son gouvernement que sous celui de son prédécesseur. Ainsi, pendant huit ans, Lula ne cesse de mettre en place des projets au nom de la classe ouvrière brésilienne, mais sans menacer l’élite économique du pays. 

La conciliation des classes et l’augmentation continue du cours des matières premières font de Lula le président brésilien le plus populaire de l’histoire, avec un taux d’approbation de plus de 87% ; elle lui a en effet permis de financer des politiques sociales grâce aux revenus de la croissance, sans jamais s’attaquer aux revenus des plus aisés.

Les choses changent lorsque le cours des matières premières chute brutalement au début des années 2010. La politique de conciliation de classes de Dilma Rousseff ne satisfait ni les classes populaires, qui en ressentent les effets, ni le bloc élitaire, dont la capacité d’accumulation est freinée. Après avoir accepté une répartition de la croissance qui permette de soulager la misère des classes populaires en temps de croissance, il rétrocède et veille désormais à ce qu’aucune part du gâteau ne lui échappe en temps de pénurie. C’est ainsi que les élites brésiliennes changent radicalement de perspective vis-à-vis de Lula. Du jour au lendemain, le président de la cohésion sociale devient l’homme à abattre.

Rafael Correa : « La presse est l’arme létale des élites néolibérales »

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© Bernardo Londoy

En exil en Belgique depuis deux ans, persécuté par son successeur qui l’a trahi et qui a récemment livré Julian Assange, Rafael Correa reste déterminé. Nous l’avons rencontré alors que son mouvement venait d’obtenir des victoires significatives au niveau local contre le pouvoir de Lenin Moreno. Au cours de cet entretien, nous avons pu aborder l’expérience de son passage au pouvoir et du processus de Révolution citoyenne, aujourd’hui en danger, mais aussi les barrières qu’il a trouvées sur sa route et la facilité avec laquelle tout ce qu’il avait construit a été démantelé. Presse aux mains de l’oligarchie, élites corrompues, judiciarisation de la politique en Amérique latine, Rafael Correa s’est livré sans détour. Entretien réalisé par Vincent Ortiz. Retranscrit par Aluna Serrano et traduit par Marie Miqueu-Barneche, Guillaume Etchenique et Maxime Penazzo.


LVSL – On assiste depuis quelques années à un retour en force du néolibéralisme en Amérique latine. En Équateur, ce basculement ne s’est pas opéré par l’arrivée de l’opposition au pouvoir (comme c’est le cas en Argentine ou au Brésil) mais par la subversion interne d’Alianza País, le parti qui vous avait porté à la présidence de la République en 2006 et qui a reconduit Lenín Moreno, que l’on désignait comme votre successeur. Comment cela a-t-il été possible ?

Rafael Correa – Tout d’abord, revenons sur le contexte. Nous sommes effectivement revenus en arrière par rapport à la fin des années 2000, où huit des dix pays d’Amérique du Sud étaient dirigés par des gouvernements de gauche. Cependant, le tableau n’est pas aussi sombre que dans les années 90,  où le second tour des élections opposait systématiquement la droite et l’extrême-droite, où la gauche n’existait pas. Aujourd’hui, la gauche existe, et elle ne stagne pas à 3 %. Au Brésil, elle est arrivée en seconde position aux dernières élections, ainsi qu’en Argentine. En Équateur, nous avons gagné, mais nous avons été trahis. Cette année, la gauche peut remporter les élections en Argentine et en Bolivie.

Il n’y a donc pas, comme dans les années 90, une domination généralisée de la droite. En revanche, elle est prête à tout pour anéantir les dirigeants de gauche partout où elle en a la possibilité, comme à l’époque des dictatures. Regardez le cas de Lula, de Cristina Fernandez de Kirchner, le cas de mon vice-président [ndlr l’ex vice-président équatorien Jorge Glas est aujourd’hui en prison, accusé de « corruption » par les autorités judiciaires équatoriennes], et mon propre cas. Ils essaient d’anéantir la gauche, mais celle-ci est encore profondément ancrée dans les sociétés ; il y a une véritable force qui s’est exprimée il y a quelques semaines pendant les élections locales en Équateur, pour ne donner qu’un exemple.

Que s’est-il passé en Équateur ? Nous avons été trahis. Le gouvernement a remis l’Équateur entre les mains des mêmes groupes qui dominaient le pays avant la Révolution citoyenne. Sa popularité est très faible, et il compte sur l’appui du pouvoir médiatique, contrôlé par les multinationales. Le gouvernement actuel sombre dans la dictature : il fait absolument ce qu’il veut, ne respecte pas l’ordre constitutionnel, ni les normes démocratiques, ni les droits humains, persécute ses adversaires politiques – mais comme cette persécution est dirigée contre nous, on ne dit absolument rien dans le reste du monde ; même en Équateur, les médias sont silencieux sur ces violations.

Le mal qui a été fait est immense, mais nous finirons par gagner.

LVSL – Pendant longtemps, le Conseil national électoral équatorien avait invalidé la création d’un Mouvement pour la Révolution Citoyenne qui représenterait vos partisans sous des prétextes divers. Le 24 mars dernier ont eu lieu les élections au cours desquelles vous avez finalement pu être représenté. Est-ce que vous diriez qu’on assiste à une normalisation de la vie politique en Équateur ?

RC – On a voulu empêcher notre participation par tous les moyens. On nous a volé Alianza País, le plus grand mouvement politique de l’histoire d’Équateur. Nous avons essayé de créer un nouveau mouvement, sous le nom de Mouvement pour la Révolution citoyenne, puis mouvement alfariste [ndlr, d’après Eloy Alfaro, personnalité marquante de l’histoire d’Équateur], puis Maná [ndlr, d’après une ville équatorienne] ; le Conseil national électoral nous a interdit la création de ces trois mouvements. Au moment où ils croyaient nous avoir éliminés, et que nous n’allions pas pouvoir participer aux élections locales du 24 mars, nous avons conclu un accord avec Lista cinco, un parti totalement marginal, mais qui nous a permis de participer aux élections. Malgré le grand nombre de candidatures que nous avons improvisées, malgré le fait que je n’ai pas pu faire campagne en Équateur, étant exilé en Belgique, nous avons gagné dans deux des trois provinces les plus peuplées du pays, et dans la plus peuplée nous sommes arrivés deuxième : cela démontre que nous demeurons la première force nationale.

LVSL – Quel bilan faites-vous de ces élections ? Vos candidats ont gagné dans deux provinces importantes, mais dans une grande partie du territoire vous n’avez pas pu vous présenter. Quel est l’état du rapport de force maintenant avec Alianza País ?

RC – Dans ce contexte, la victoire a consisté dans le simple fait de pouvoir participer ! (rires) Il y a trois mois, nous n’avions tout simplement pas de parti politique. Et les conditions étaient telles que lorsque lorsque les élections ont eu lieu, 30% de la population ignorait que Lista cinco représentait la Révolution citoyenne ! Si ces 30% avaient été informés, nous aurions gagné, par exemple, la municipalité de Quito. Nous avons participé à ces élections dans des conditions extrêmement défavorables, contre tout et contre tous – nous avons seulement pu compter sur le soutien de notre peuple.

Nous avons pu inscrire des candidats à la préfecture dans seulement douze des vingt-trois provinces, des candidats aux municipales dans seulement quarante-neuf des deux cent vingt mairies, et malgré cela, j’insiste, nous avons gagné deux des trois plus grandes provinces, nous avons plus de soixante-six représentants. Bien sûr, nous n’avons pas pu nous inscrire dans tout le pays, mais en nous inscrivant dans moins de la moitié du pays, nous avons obtenu plus de 12% du soutien du peuple. Une simple règle de trois nous indique que si nous avions pu participer dans toutes les provinces, dans tous les cantons, nous aurions au moins 25%. Sans que je sois présent en Équateur, sans qu’une partie importante des gens connaisse notre parti, avec un parti-écran…

LVSL – Nous avons évoqué tout à l’heure le basculement politique qui a eu lieu ces dernières années en Amérique latine, avec l’arrivée au pouvoir de forces néolibérales au détriment des gouvernements nationaux-populaires. Comment analysez-vous ce basculement ?

RC – En Amérique Latine, nous avons eu l’opportunité de créer les conditions internes et externes d’un développement souverain, digne, qui aille de pair avec la justice sociale. Ces conditions étaient réunies, par exemple, au sortir de la Seconde guerre mondiale. Quand les élites ont réalisé qu’elles perdaient le contrôle, elles ont opté pour la mise en place de dictatures militaires, dans les années 60 et 70. Aujourd’hui, elles sont de nouveau prêtes à tout pour anéantir tout mouvement progressiste, souverain, nationaliste, promouvant la justice sociale, qui contesterait leur pouvoir. C’est ce qui vient de se produire en Équateur.

Après avoir exercé une domination absolue dans les années 90, elles ont subi défaite après défaite, jusqu’à ce qu’elles en viennent à se dire : « plus jamais ça ! ». Considérant que les États-Unis les avaient négligées, les élites se sont finalement concertées afin de tout mettre en œuvre pour reprendre le pouvoir. Elles sont désormais disposées à anéantir les dirigeants de gauche, comme durant les années 70, à l’époque de l’opération Condor [ndlr, opération conjointe de dictatures militaires et de mouvements paramilitaires en Amérique latine, coordonnée par la CIA et le département d’État américain, visant à anéantir l’influence des communistes en Amérique latine ; elle s’est soldée par des dizaines de milliers d’assassinats et de cas de tortures en quelques années]. Nous assistons en ce moment à un Plan Condor 2.0, sans appui militaire, sans assassinats politiques : les élites se contentent d’assassiner des réputations, par le lynchage médiatique et les accusations judiciaires.

Regardez ce qui est arrivé à Lula, à Cristina Kirchner, à mon vice-président : il s’est écoulé près d’un an et demi depuis qu’on les a mis en accusation judiciaire pour « corruption », sans que l’on ne parvienne à trouver un seul élément concluant.

Cependant, nous ne sommes pas non plus dans les mêmes conditions que dans les années 90. Nous ne sommes plus la « gauche des 3 % » ; j’ai moi-même une base électorale d’environ 40 % en Équateur. Le Parti des travailleurs a fini second aux élections présidentielles brésiliennes, les héritiers du kirchnerisme ont terminé seconds aux élections présidentielles d’Argentine, et remporteront probablement les prochaines élections.

Les élites sont prêtes à tout pour réduire ces alternatives à néant, par l’usage de leur arme la plus létale : la presse. Ceux qui pensent que nous pouvons entamer des processus de changement sans remettre en cause le système médiatique dominant en Amérique latine n’ont rien compris. C’est quelque-chose qui nécessite une réflexion sérieuse : le principal instrument dont disposent les élites pour maintenir en place des gouvernements corrompus et détruire les vestiges du progressisme se nomme la presse. Nous n’avons plus de démocratie, nous avons une démocratie médiatique. La démocratie est censée venir du peuple, et non pas des propriétaires des médias. Si nous souhaitons une véritable démocratie, nous devons réfléchir à quoi faire de cette presse que l’on appelle fréquemment la « gardienne de la démocratie » et qui, lorsqu’on prête attention à l’histoire de l’Amérique Latine, s’est avérée être la gardienne des dictatures – et des pires dictatures.

LVSL – En Équateur, plusieurs ex-responsables de la Révolution Citoyenne ont été mis en accusation judiciaire sous le prétexte de la « corruption ». Votre ex-vice-président Jorge Glas est en prison, vous-même avez été attaqué par le système judiciaire équatorien. Comment analysez-vous ce processus de judiciarisation de la politique en Équateur ? Pensez-vous que l’on assiste au même phénomène qu’en Argentine ou au Brésil ou les juges s’érigent en faiseurs de rois ?

RC – C’est une stratégie régionale. Les élites n’ont plus besoin de l’armée, mais si elles en avaient besoin, elles n’hésiteraient pas à faire appel à elle. Le pouvoir médiatique et les auxiliaires de justice leur suffisent : ils subissent diverses pressions de la part du pouvoir économique et politique, puis  vous désignent comme « coupable ». Ils ne disent plus « faites entrer l’accusé », mais « faites entrer le coupable », comme à l’époque de Franco.

Ils ont pris le contrôle de la justice, ont toujours eu la mainmise sur les moyens de communication, et peuvent ainsi appliquer ce que l’on appelle le lawfare : la guerre légale, la judiciarisation de la politique. Voyez ce qu’ils ont fait à Lula : ils le détiennent depuis près d’un an, lui interdisent de participer aux élections présidentielles, alors qu’il était le seul qui pouvait battre Bolsonaro. Après quoi, le juge Moro, qui lui a interdit de se présenter aux élections, a accepté le poste de ministre de la justice du gouvernement de Bolsonaro. Il s’est passé quelque chose de similaire avec Cristina Fernandez Kirchner et mon vice-président. Ils n’ont trouvé aucun élément concluant contre eux mais les détiennent prisonniers depuis un an et demi. Nous avons mis nous-mêmes à disposition l’intégralité de nos comptes, qui contredisent leur version des faits, mais nous sommes sous le feu de vingt-trois procédures pénales et criminelles. J’ai la chance de pouvoir travailler en sécurité en Belgique, mais dans le même temps Jorge Glas est en prison. En Équateur, de nombreuses personnes doivent se défendre sans pouvoir travailler, contraints de vendre leur maison, leur voiture, etc.

Il s’agit d’une stratégie régionale destinée à anéantir les dirigeants de gauche et le progressisme. Elle se met en place par le martèlement, l’exagération, la sortie du contexte, l’accusation de corruption, qui aboutit à la destruction de vies politiques, permettant aux élites d’obtenir ce qu’elles n’avaient jamais réussi à obtenir par les urnes.

LVSL Dans votre livre publié en 2010, De la Banana República a la No República, vous analysez le cadre financier, économique et juridique imposé par les États-Unis à l’Équateur : la dollarisation, la mise en place de traités de libre-échange, etc. Sous la Révolution citoyenne, vous avez finalement décidé de ne pas sortir du dollar, de ne pas remettre en cause tous les accords de libre-échange ; en 2016, vous avez même signé un nouvel accord de libre-échange avec l’Union européenne. Pourquoi ne pas avoir choisi de rompre avec ce cadre ? Pensez-vous qu’il est possible de mettre en place des mesures sociales dans le cadre de la dollarisation, en acceptant une certaine forme de libre-échange ?

RC – Si j’avais pu sortir de la dollarisation, je l’aurais fait. Mais les coûts étaient trop élevés. Nous avons donc tenté de mettre en place un modèle économique qui soit à la fois hétérodoxe et progressiste, dans le cadre de cette immense restriction qu’implique la dollarisation. Le principal problème tient au fait que nous n’avons pas le contrôle du taux de change ; le talon d’Achille des pays en voie de développement n’est pas le secteur fiscal mais le commerce extérieur. Le manque de productivité est dû aux facteurs suivants : si on n’est pas compétitif, le déficit du commerce extérieur va augmenter, et si on investit, le déficit augmentera pour tout processus de croissance et de développement. Une variable clef est la variation du taux de change, mais nous ne la contrôlons pas : ceci est la restriction de la dollarisation.

Quant au libre-échange, nous avons certes signé un accord avec l’Union européenne portant sur les bananes, à la suite de dures négociations, deux ans après la Colombie et le Pérou. Nous l’avons conclu avec réticence, mais nous étions obligés de le faire. En revanche, nous n’avons par exemple jamais conclu d’accord de libre-échange avec les États-Unis. En l’absence de politique monétaire (avoir le dollar revient quasiment à abandonner sa politique monétaire par l’instrument du taux de change), nous avons en revanche choisi de mettre en place un grand nombre de politiques commerciales (droits de douane, protectionnisme) qui ont rompu avec le libre-échange.

LVSL – La plupart des gouvernements latino-américains ont été confrontés au défi de la diversification, au fait que leur économie reposait généralement sur une logique extractiviste, concernant souvent un petit nombre de matières premières. Rétrospectivement, comment jugez-vous votre tentative de diversification de l’économie équatorienne ? Quelles ont été les principales contraintes qui ont empêché de faire aboutir ce processus ?

RC – Ce fut l’une de nos préoccupations dès le début. Mais ce sont des changements structurels qui ne peuvent advenir du jour au lendemain. L’absence d’une économie diversifiée, la dépendance à certains produits clefs, à certaines matières premières, est la définition même du sous-développement. Le sous-développement implique par nature une faible productivité. Pour dépasser ce modèle, qu’il s’agisse d’un modèle agro-exportateur ou extractiviste, il ne s’agit pas d’arrêter d’exporter – que l’on pense au soja pour l’Argentine ou aux bananes pour l’Équateur –, de fermer les mines, de stopper les extractions pétrolières, mais plutôt de mobiliser ces ressources pour développer d’autres secteurs. C’est ce que nous nous efforçons de faire depuis le début. Mais les résultats n’arrivent pas en une semaine, un mois, un an ou dix ans. Les processus de développement les plus rapides, dans les pays récemment industrialisés au développement tardif comme Singapour, la Corée du Sud ou Taïwan, ont nécessité 25 à 30 ans de dictature, dans un environnement géopolitique qui plus est favorable.

Nous avons fait au mieux, mais c’est impossible en dix ans. Comment nous diversifier ? En investissant dans le capital humain, afin de créer une économie de la connaissance, en investissant dans le tourisme. Quels en sont les principaux obstacles ? Nous devons former du personnel, et cela est l’affaire de générations. De ce point de vue, nous sommes très fiers de notre programme de bourses d’étude. C’est de loin le plus grand de l’Amérique Latine, comparable dans le monde seulement avec celui du Danemark. Il représente près de 20 000 bourses, plus que dans toute l’histoire de l’Équateur. Cela permet à des jeunes d’aller dans les meilleures universités du monde. Ils se familiarisent avec d’autres cultures et reviennent avec une nouvelle manière de voir les choses et de nouvelles réponses à des questions que l’on se pose aujourd’hui. Nous avons beaucoup parié sur le talent humain, avec ces bourses, mais aussi en exigeant beaucoup plus de nos universités.

LVSL – Votre situation actuelle à l’étranger vous oblige à faire campagne depuis les réseaux sociaux. Quelles difficultés cela implique-t-il ? Vous sentez-vous dans la position de Juan Perón lorsqu’il distillait ses consignes depuis la radio ?

RC – Perón a passé vingt-sept ans hors de son pays, j’espère que j’y reviendrai plus tôt ! (rires).

Après avoir quitté mon mandat avec un taux d’approbation de 70 %, j’ai naïvement pensé à me retirer de la vie politique. J’ai cru que nous avions réussi à consolider quelque chose qui allait se poursuivre, que nous avions forgé des cadres durables. Une de mes grandes déceptions a été de voir à quel point il a été facile de détruire ce que nous avions mis tant d’efforts à bâtir. On peut décider de se retirer de la politique, mais la politique ne nous abandonne jamais. Face aux attaques du gouvernement actuel, je suis obligé de m’impliquer en politique, et comme on ne me laisse pas rentrer au pays, je suis obligé de faire de la politique à travers un iPhone. Malgré cela, je reste le principal opposant à ce gouvernement. Et nous tenons ce gouvernement en échec.

LVSL – Vous avez fait le choix de ne pas vous représenter aux dernières élections présidentielles. Est-ce que vous ne tirez pas la conclusion que cela a affaibli votre tentative de Révolution Citoyenne ? Cela ne montre-t-il pas l’importance du leader dans les processus de changement politique ?

RC – C’est la fable de l’âne, du meunier et de son fils. Si j’avais continué, on aurait dit de moi que j’étais un dictateur, un caudillo, qui souhaite un pouvoir à vie. Maintenant que je suis parti, on me demande « pourquoi ? C’est irresponsable ! » (rires). Il n’est pas possible de contenter tout le monde. Je vois là la marque d’une double morale. Si Angela Merkel est au pouvoir pendant seize ans, élue quatre fois, c’est parce qu’elle est une leader et que l’Allemagne est une démocratie ; si c’est Evo Morales qui brigue un quatrième mandat, c’est un caudillo, et la Bolivie est une dictature.

LVSL – Votre exercice du pouvoir s’est légitimé par l’opposition que vous avez dressée entre la patrie d’un côté, et les élites équatoriennes de l’autre. En Europe, le terme de patrie est parfois rejeté à gauche, et associé à la droite. Que pouvez-vous nous dire de la mobilisation du discours patriotique pour articuler différentes demandes issues de la société ?

RC – Lorsqu’en 2006 nous avons commencé cette campagne, notre slogan était « retrouver une patrie » (volver a tener patria). Les spécialistes nous expliquaient que ça n’allait pas fonctionner, parce que les gens pensaient à leur portefeuille : il fallait parler de création d’emplois, de construction de maisons, d’augmentation des minima sociaux, de baisse des impôts, etc. Nous avons répondu : « nous voulons de nouveau faire rêver les gens ; nous voulons de nouveau avoir une patrie ».

Pourquoi ? Parce que notre patrie était détruite – d’où mon livre, De la Banana República a la no República : le néolibéralisme a tout détruit, jusqu’à la République. Quand je suis arrivé en Équateur, il y avait deux millions d’Équatoriens émigrés. C’est une chose de le dire, c’en est une autre de regarder cette réalité en face. Les émigrés ne sont pas des chiffres. Cette situation nouvelle signifie que beaucoup d’enfants (jusqu’à 50% dans certains cantons, comme Chunchi) étaient élevés par des voisins, ou par les aînés des fratries, parce que leurs parents étaient partis en Espagne, en Italie : des exilés de la pauvreté, suite à la crise qu’a produit le néolibéralisme en 1999. Des phénomènes jusqu’ici inconnus sont apparus, comme le suicide infantile. La société était déstructurée et démobilisée, les gens regardaient leurs chaussures, ils avaient honte de dire qu’ils étaient Équatoriens parce que nous symbolisions l’émigration, la pauvreté, l’exclusion, le manque d’infrastructures et de routes, les carences énergétiques, etc.

C’est là un de nos plus grands succès pour moi : nous avons réussi à faire de nouveau rêver les gens. Nous voulions qu’ils sachent qu’il était possible d’avoir de nouveau une patrie. Pour que les gens croient à ce rêve, il fallait réussir à le transmettre : cela ne signifiait pas être de droite, ou de gauche.

Que signifie « retrouver une patrie » ? C’est retrouver une société où chacun puisse trouver sa place, prendre de nouveau soin de sa terre, pouvoir être heureux sur le sol où il est né, ne pas avoir à émigrer de force. Voilà le sens du rêve que nous avons proposé à l’Équateur en 2006 : avoir de nouveau une patrie.

LVSL – Qui étaient les vendepatria [ndlr, terme utilisé en Amérique latine pour désigner les « traîtres à la patrie », littéralement les vendeurs de patrie] ?

RC – La droite, la même qui est au pouvoir aujourd’hui et qui se vend au Fonds monétaire international. Souvent, ce ne sont pas les États-Unis qui nous imposent un agenda, ce sont nos élites qui demandent, d’elles-mêmes, à ce qu’on leur passe la corde au cou. Ils ont eu recours au FMI sans que ce ne soit nécessaire. Ce sont eux-mêmes qui ont inventé la crise qui n’était alors qu’une simple récession créée par leur incompétence. Il y a bien sûr des intérêts en jeu : ils savent que les programmes du FMI signifient des privatisations, une baisse d’impôts pour les riches, etc. Voilà les vendepatria : ceux qui se soumettent à l’extérieur, pour appliquer des recettes qui viennent de l’extérieur, en fonction d’intérêts extérieurs.

LVSL – Les prochaines élections présidentielles en Équateur auront lieu en 2021, quelle est votre feuille de route d’ici là ?

RC – Nous sommes dans un moment très dur, et c’est la Révolution Citoyenne qui doit revenir à la tête du pays. Nous avons incarné le projet progressiste le plus couronné de succès d’Amérique latine ; nous sommes devenus une référence, dépassant même le continent américain. Jean-Luc Mélenchon, dans l’une dans une de ses campagnes, a présenté un programme qui s’appelait « Révolution Citoyenne », suivant ainsi l’exemple de l’Équateur. Il y a des chaires universitaires en Europe et aux États-Unis où l’on enseigne les politiques hétérodoxes de la Révolution Citoyenne, en particulier les politiques économiques et la gestion de crise. Par exemple, la manière dont nous avons réussi à surmonter ce qui est survenu en 2015-2016, lorsque le baril de brut est tombé sous les 30$, que le dollar s’est apprécié de 30%, et qu’un tremblement de terre de quasiment 8 sur l’échelle de Richter s’est produit en Équateur. Malgré cela, nous avons dépassé cet orage en un temps record, à moindre coût, et sans augmenter la pauvreté et les inégalités.

La Révolution Citoyenne doit revenir, et je serai où il sera nécessaire que je sois. Quel est le plan d’action ? Il va sans doute y avoir des élections anticipées, car malgré le soutien qu’apporte la presse corrompue au gouvernement, elle ne pourra pas occulter les scandales de corruption dont il fait l’objet. On a récemment découvert un compte bancaire secret appartenant au président de la République et à sa famille, où il recevait de l’argent sale issu de contrats avec le secteur public pour ses dépenses de luxe. Ils vont devoir organiser des élections anticipées comme l’indique notre constitution. Dès lors,  il faut se préparer à un scrutin national dès que le rapport de force changera. Tout le reste se résoudra, parce que ce n’est pas un problème juridique : c’est un problème politique.

Le sens du vent

©Frédéric BISSON

Les chroniques du sous-sol, épisode 2. Dans ce second volet, Nikita S se heurte aux inamovibles postures des “cools”. Ils écoutent le vent tourner et, chaque fois, se placent  de façon à l’avoir dans le dos. Gare à ceux qui se tiennent en face. 


Un mardi après-midi. L’air de l’open-space est vicié et cela n’a rien à voir avec ce ciel d’avril chargé de nuages noirs et menaçants. Une voix monte du bureau de droite. Une voix assurée, tranchante, de celles qui savent que le vent souffle dans leur dos.

“On ne devrait même pas donner le droit de vote à ces gens. Incroyable d’avoir les yeux fermés à ce point.”  Ces gens : comprendre ceux qui ont voté Mélenchon. Moi, les partisans de la première heure ou les désillusionnés qui rêvent l’égalité. Le même sac pour tous.

Deux jours avant, le chef de file des Insoumis, saturé de rancœur après sa défaite d’un cheveu au premier tour de la présidentielle, a refusé de choisir entre Le Pen et Macron.

À cette période, je travaillais dans une boite de production. Pour la faire courte, un sous traitant qui fabrique des émissions pour les chaînes de télévision. Bonne ambiance, parisian-friendly et profession de foi pour la salade de Quinoa, le must-have. Je suis toujours en peine pour m’adapter à cette atmosphère de bienveillance surjouée.

Souvent, j’apparais comme froid(e) et distant(e). Il n’y a là aucun vice, je suis méfiant(e) de nature (ou peut-être de raison) et, à la machine à café, leurs indécrochables sourires crachent plus de venin que mon regard fermé.

La voix a poursuivi : “Ce sont des fous dangereux, et ils vont tous nous faire plonger. C’est la démocratie qui est en jeu”. Pendant qu’elle parlait, ses doigts brisaient mécaniquement des carreaux de chocolat Ethiquables qu’elle s’envoyait un à un dans le gosier. Des copeaux (caramel beurre salé, noix de pécan) venaient s’écraser à intervalle régulier sur son écharpe de toile Desigual. Au choix, vert fluo, bleu pastel, rouge cerise-griotte.

Elle porte la voix, c’est qu’elle a toujours su épouser le vent. Pas celui de la révolte, évidemment. Installée depuis des années dans la rédac, cdisée, inamovible bien qu’immobile. Derrière son écran, elle pousse des gueulantes pour embrasser les causes communes. Une voix qui porte, pour dire bien peu. Royal en 2007, Hollande 2012 et léger virage mais toujours la même route : Macron 2017.

Girouette et symbole de la “bourgeoisie cool”, chère au réalisateur-écrivain-chanteurdepunk François Bégaudeau, qu’il dépeignait sur l’antenne de France Culture. « Après-guerre, tout un pan de la bourgeoisie a accédé à ce que j’appelle le « cool ». Il peut aller du centre-gauche au centre-droit, on est dans cet espace-là. Ça irait du journaliste des Inrocks, peut-être même de son lecteur assidu, à ce qu’était le jeune giscardien dans les années 1970, qui serait la garde rapprochée de Macron. »

Ce printemps 2017 entre deux-tours, les « cools » sont montés dans les tours.« Mon bourgeois à moi n’est pas le bourgeois de Flaubert, tout en sachant que le fond est le même. Quand la bourgeoisie cool est apeurée, dès qu’elle se sent menacée dans ses intérêts, alors elle se ‘décoolifie’ ». J’ai vite compris mon isolement. Chez les techniciens, la production, les documentalistes, pléthore de Mélenchon. Mais du côté des journalistes, j’étais seul. Un autre peut être, je ne suis plus sûr. Bref, un désert, suffisamment vide et aride pour assécher mes arguments.

Ma révolte individuelle, celle des urnes – nourrie par des milliers d’injustices, autant de petits riens qui sont Tout – m’a transformé à leurs yeux comme un Insoumis, porte-parole et représentant de tous les autres.

Dès le premier tour, Macron leur est apparu comme un Messie. À les entendre, bien sûr, il n’allait pas changer le monde, mais son souffle caressait déjà leur nuque. Les mêmes arguments qu’on retrouvait en Une de toute la presse française, pendant les trois mois qui ont précédé l’élection présidentielle. Il est intéressant de voir combien les médias ont été honnêtes. Leur cœur battait Macron. Le Quatrième pouvoir comme béquille des trois autres, au plus profond.

Ma révolte individuelle, celle des urnes – nourrie par des milliers d’injustices, autant de petits riens qui sont Tout – m’a transformé à leurs yeux comme un Insoumis, porte-parole et représentant de tous les autres. Dans le fond, ils se trompaient de cible. J’étais comme eux.

J’avais baigné(e) dans cette culture de la gauche ronronnante ; le capitalisme oui, mais avec des sourires et des petites attentions. Une main caresse pendant que l’autre bat. En 2002, j’ai connu mon premier souvenir de rue. Comme c’était didactique pour un enfant ! Les bons, les conscients, nous, contre Le Pen père et ses méchants. Un million de personnes dans les avenues. Un enjeu simple, une position facile et qui ne demandait, au fond, que peu d’implication. Les anglais ont une expression dédiée et, dans le genre, personne ne fait mieux : the lesser of two evils. Devant l’urne, choisir le diable le plus avenant. Je m’y retrouvais. J’ai voté Macron au second tour, sans honte, résigné.

Pourtant, ces deux semaines entre deux-tours ont façonné mon identité citoyenne. Mon identité meurtrière. Acculé(e) et pointé(e) du doigt, Amin Maalouf (et l’Homme en général) se raccroche sur cette identité décriée. Elle devient sa bannière, son port et bientôt sa vie.

D’accoutumée, en matière de débat, je me range facilement derrière l’avis du dernier à avoir assumé sa parole. Et le pire, c’est que je suis souvent convaincu(e) par ce qui a été dit. Mais cette fois-ci, quelque chose a changé. J’étais le singe étrange et évidemment, leurs yeux me criaient combien je n’y connaissais rien. Trop jeune, tu comprendras. Ils me jetaient leurs certitudes vides de sens au visage. Ne pas bouger, pour ne pas risquer PLUS GRAVE et continuer, tout ce temps, à regarder l’humain loin, très loin, tout au bout de la lorgnette. Mais ça ne collait pas.

François Bégaudeau : « Le discours de cette bourgeoisie repose sur du vent parce qu’il a pour but de falsifier. Il faut falsifier l’existant parce que l’existant, s’il était nommé comme tel, serait à charge contre l’existant. Quand un bourgeois vous parle de mérite, c’était la pierre d’angle de l’entreprise révolutionnaire de la bourgeoisie au XVIIIe siècle contre les aristocrates qui étaient des nantis. »

Je ne travaille plus là bas aujourd’hui. Mais nul doute que le fluo des gilets jaunes a remplacé le rouge des Insoumis dans leur musée des horreurs.

 

Le manque d’humilité des intellectuels face au mouvement des gilets jaunes

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©Mauro Rico

Crier à l’extrême droite ou au moins mettre en garde à son égard, voilà la réaction presque instinctive de beaucoup d’intellectuels face au mouvement des gilets jaunes. Au lieu de traiter les résultats électoraux comme des concepts sociologiques valables, il est temps que la classe intellectuelle accepte l’humiliation que ce mouvement inédit lui inflige pour pouvoir en tirer les bonnes conclusions. Participer au combat est le seul choix acceptable si l’on veut comprendre et refuser d’être récupéré par le parti de l’Ordre.


Le 20 janvier 2019, le journaliste Daniel Schneidermann, animateur du site « Arrêt sur images », publiait une tribune intitulée « Sas de délepénisation » dans Libération. Il y fait l’effort honorable d’accorder le libre arbitre à deux hommes issus des classes populaires, Eric Drouet et Maxime Nicolle, figures éminentes du mouvement des gilets jaunes. L’argument extraordinaire (littéralement, puisqu’il sort du lot de ce qui s’écrit généralement à leur sujet) réside en ce que ces hommes auraient la capacité de se tromper, et plus extraordinairement encore, de s’en rendre compte et de s’en repentir. On peut regretter que Schneidermann ne mentionne pas, comme presque tous les médias mainstream qui ont repris la fameuse « étude » de la Fondation Jean Jaurès sur les profils Facebook des « leaders » des gilets jaunes, Priscilla Ludosky et ses likes et commentaires, mais on peut admettre qu’il part d’une bonne intention. Une bonne intention, néanmoins, qui en dit long sur l’état délétère de la classe intellectuelle face à un mouvement politique qui, dans une large mesure, a pour effet de la rendre caduque.

Le bénéfice du doute et la présomption d’innocence doivent être rappelés, ce rappel succède au jugement moral inexorable et on peut sincèrement se demander s’il peut encore y faire quelque chose.

Tout d’abord, il faut souligner que cet article n’est qu’une autre expression d’un symptôme généralement accepté : dès qu’on parle de classes populaires le doute s’installe, il plane, et souvent il s’emballe carrément. Les cas Drouet et Nicolle démontrent que des clics et des likes ont la même conséquence que quelques quenelles dans une manifestation, à savoir l’infection du corps entier – individuel comme collectif – qui fait que toute la personne de Nicolle risque de devenir frontiste et tous les gilets jaunes des sympathisants du RN ou de la fachosphère. Il faut donc souligner la gravité non pas du contenu de l’article de Schneidermann, mais le simple fait qu’il ait paru nécessaire de l’écrire. Le bénéfice du doute et la présomption d’innocence doivent être rappelés, ce rappel succède au jugement moral inexorable et on peut sincèrement se demander s’il peut encore y faire quelque chose. Par le biais de quelques cliques et commentaires, et peu importe ce qu’affirment les concernés, le délit – d’intention –  est condamné dès qu’il semble être commis.

Le néolibéralisme, ça fait longtemps que ça dure, mais avec Macron, qui inscrit la suprématie du capital dans la loi en même temps que la suppression de l’ISF et l’introduction de la flat tax, qui légalise ainsi la distinction entre les capitalistes et ceux qui vivent de leur force de travail, la profondeur de cette société éclate au grand jour.

En réponse à cela, il ne reste que dire une fois pour toutes la pauvreté ahurissante propre à ce concept pseudo-sociologique de l’électorat qui sert principalement à exclure les pauvres du débat public, si débat il y en a. Toute l’intelligentsia mainstream, de droite à gauche, a la possibilité de publier un article ou une tribune bien-intentionnée, tant qu’elle plaque, tels une carte, les résultats des élections sur la société dans son état actuel. L’abstention, on la mentionne sans la penser. Et puis on met en garde en clamant l’injustice du système tout en évoquant la candeur stupide des classes populaires. Or, la société a au moins quatre dimensions. Aux deux dimensions de la carte il faut ajouter la durée et la profondeur. Le néolibéralisme, ça fait longtemps que ça dure, mais avec Macron, qui inscrit la suprématie du capital dans la loi en même temps que la suppression de l’ISF et l’introduction de la flat tax, qui légalise ainsi la distinction entre les capitalistes et ceux qui vivent de leur force de travail, la profondeur de cette société éclate au grand jour. Avec elle surgit un savoir inscrit dans les corps, un savoir qui n’a pas besoin d’être expliqué pour passer à l’action, un savoir qui balaye cette carte partielle et stupide qui réduit l’affrontement entre ceux qui travaillent et ceux qui profitent de ce travail à l’opposition d’une soi-disant raison modérée et l’extrême droite bestiale.

Au lieu de s’interroger sur « la vraie nature » de ces êtres énigmatiques dans leur vaillance et leur inventivité, en restant, par cette posture extérieure et surplombante dangereusement proches de ceux qui les regardent d’en haut en les traitant de « foule haineuse », il faut bien le reconnaître : les gilets jaunes nous mènent au bout de notre science.

Au lieu d’utiliser donc des concepts biaisés par leur simple origine, à savoir le cadre institutionnel contingent de la Ve République, dont les gilets jaunes, mouvement apolitique, c’est-à-dire viscéralement anti-politicard, par ailleurs, ne veulent en grande partie plus, refusant désormais d’y être réduits, il faut admettre que ce mouvement inédit est dans sa pratique plus avancé que tout discours orthodoxe prononcé à gauche ces 30 dernières années. Dans le combat sans nomenclature figée et sans classe intellectuelle sachante ou gérante qui dicterait la stratégie – cette classe dont le dernier grand exploit a été par ailleurs de faire échouer une grève de la SNCF à laquelle avaient participé 96 % des cheminots –, les gilets jaunes bricolent avec ce qu’ils connaissent et avec ce qu’ils ont sous la main, ils avancent, apprennent et avancent encore. Au lieu de s’interroger sur « la vraie nature » de ces êtres énigmatiques dans leur vaillance et leur inventivité, en restant, par cette posture extérieure et surplombante dangereusement proches de ceux qui les regardent d’en haut en les traitant de « foule haineuse », il faut bien le reconnaître : les gilets jaunes nous mènent au bout de notre science.

Ni « ordre » ni « sécurité » ne figurent sur les frontons des mairies. Néanmoins, on ne compte plus les corps qui en portent la marque, qui sont blessés, mutilés ou incarcérés.

Pour le dire tout court, les gilets jaunes humilient la gauche intellectuelle. Ils démontrent son auto-complaisance et profonde impuissance. Car c’est dans le combat, qu’ils révèlent les faiblesses du système néolibéral dont les flux de marchandises ne supportent pas la moindre digue sans que la libre circulation des personnes – malgré les lois ouvertement liberticides annoncées – puisse être supprimée pour autant. Et donc ils reviennent et bloquent à nouveau avec une plus grande intelligence pratique que n’importe quel parti ou syndicat. Dans le combat, ils dévoilent au grand public une dérive autoritaire dénoncée depuis les années 70 par des penseurs comme Nicos Poulantzas (une voix inaudible pour les formations de gauche d’aujourd’hui), un autoritarisme propre à un régime né d’une guerre civile[i], une dérive bien fondée donc qui se transforme, au moins depuis les années Sarkozy, depuis la sape des principes de base du code pénal par l’introduction du délit d’intention et du fichage de masse, de plus en plus en une assise autoritaire qui se nomme elle-même « Ordre Républicain ». Ni « ordre » ni « sécurité » ne figurent sur les frontons des mairies. Néanmoins, on ne compte plus les corps qui en portent la marque, qui sont blessés, mutilés ou incarcérés. Les principes de l’ordre, soupçon et répression, l’exemple de Nicolle et Drouet le montre à nouveau, ont bien été intégrés dans la culture médiatique dominante.

« on ne fait pas de politique-histoire sans cette passion, c’est-à-dire sans ce lien sentimental entre les intellectuels et le peuple-nation. »

Évoquer la carte électorale pour parler de ce qui se passe, avec le jugement moral qu’elle implique immédiatement, ajoute par conséquent uniquement à l’humiliation de ceux qui prétendent savoir. L’enjeu des gilets jaunes ne sont pas les élections européennes, pas les municipales, pas la présidentielle de 2022. Il s’agit d’une quête collective d’une existence plus juste et surtout plus égalitaire. Face à une classe politique et intellectuelle qui, à quelques exceptions, prend presque instinctivement position du côté de l’ordre, il faut se demander où on se positionne et quelles conséquences on tire de son positionnement. « L’erreur de l’intellectuel consiste à croire qu’il puisse « savoir » sans comprendre, et spécialement sans sentir, sans être passionné […], c’est-à-dire sans sentir les passions élémentaires du peuple », écrit Antonio Gramsci, et il ajoute « on ne fait pas de politique-histoire sans cette passion, c’est-à-dire sans ce lien sentimental entre les intellectuels et le peuple-nation. »[ii] L’intellectuel, s’il ne prend pas cet engagement passionnel du côté du peuple, il sera engagé par sa simple inertie du côté de l’ordre, qu’il le veuille ou non.

Oser vouloir partager leur victoire, participer au combat pour une société plus juste, faire humblement un peu de politique-histoire, voilà ce qu’il y a à gagner.

Éprouver cette passion, vouloir savoir, humblement, en gros, est la tâche de ceux qui ne veulent pas être du côté des simples pédants qui, la larme à l’œil, condamnent la violence de l’ordre tout en réduisant les gilets jaunes sinon à des simples sbires inconscients du clan Le Pen, du moins à des gens émus par des passions tristes et détournées qui seraient en train d’accélérer la montée magique, inexplicable et inexorable, de l’extrême droite. Des pédants qui se croient être de la gauche raisonnable mais qui appartiennent en réalité à la droite « bien-sentante », qui passe son temps à dire que les choses vont mal mais qu’elles ne peuvent pas être autrement parce que sinon le mal serait pire encore. Que ceux qui ne veulent pas être de ceux-là rejoignent avec humilité les gilets jaunes, qu’ils les accompagnent en éprouvant la justesse de leur combat, car même si l’on ne veut pas partager leur lutte on partagera sans le moindre doute leur défaite, si celle-ci devait advenir. Oser vouloir partager leur victoire, participer au combat pour une société plus juste, faire humblement un peu de politique-histoire, voilà ce qu’il y a à gagner.

[i] Cf. l’excellent livre de Grey Anderson, La guerre civile en France, 1958-1962, La Fabrique, Paris, 2018

[ii] Guerre de mouvement et guerre de position, Razmig Keucheyan (éd.), La Fabrique, Paris, 2012, p. 130 sq.

Les extrêmes droites et l’Union européenne : une relation plus ambiguë qu’il n’y paraît

Marine le Pen arborant un drapeau de l’Union européenne aux couleurs inversées © Le Dauphiné

« Les extrêmes droites européennes sont eurosceptiques[1] ». Voilà une phrase que l’on entend en boucle dans différents médias, rangeant dans le même sac tous les partis « d’extrême droite » européenne sans réelle mesure ni nuance. Si les formations politiques considérées comme telles possèdent des caractéristiques communes, comme leur nationalisme ou leur rejet des migrants en provenance d’Afrique, leurs positions vis-à-vis de l’Union Européenne ne sont pas toujours similaires. Tant et si bien qu’à quelques encablures des élections européennes, il semble difficile de valider l’analyse selon laquelle les extrêmes droites européennes seraient systématiquement hostiles à l’Union européenne.


« Pour la première fois, on peut espérer changer l’Europe de l’Europe ». Alors que Marine Le Pen semblait avoir fait du Frexit son leitmotiv lors de la dernière campagne présidentielle, l’entendre prononcer ces mots résonne comme une vaste surprise chez bon nombre d’observateurs politiques. Si le départ de Florian Philippot du Rassemblement National (RN) y est sans doute pour beaucoup, la sortie de l’UE apparaît aujourd’hui comme un courant minoritaire au sein du parti. Désormais, Le Pen pratique un discours bien moins radical, et s’est même résignée à laisser de côté l’abandon de l’euro. Surtout, elle a mentionné à plusieurs reprises sa volonté de créer une Alliance Européenne des Nations, dont le fonctionnement nécessiterait de « transformer radicalement le fonctionnement de l’Union Européenne ». Dans son sillage, Marine Le Pen souhaite attirer une grande partie de ses alliés politiques, mais la situation semble plus compliquée.

Contrairement au RN, de nombreux partis européens d’extrême droite conservent une réticence telle envers l’UE qu’ils n’envisagent pas d’autre option que la quitter. L’exemple le plus emblématique est celui des Britanniques d’UKIP, qui traversent paradoxalement une grosse crise interne alors que leur principale revendication est sur le point d’aboutir grâce au Brexit. Entre baisse significative des résultats électoraux, difficultés financières et absence d’un vrai leader depuis le départ de son fondateur Nigel Farage, le parti piétine et semble désormais en retrait dans la vie politique britannique. De quoi donner des sueurs froides à certains autres partis europhobes ? Pas vraiment, à en croire Jimmie Akesson, leader du parti Les Démocrates de Suède : « L’Union européenne est un large réseau de corruption ou personne ne contrôle rien. Nous payons beaucoup et nous recevons très peu, mais la raison principale de notre désir de partir est idéologique : nous ne devons pas appartenir à une union idéologique ». Avec près de 17% des suffrages récoltés lors des dernières élections législatives, le parti pourrait améliorer son score dans un contexte de démobilisation notable vis-à-vis des échéances électorales continentales (seulement 45% de participation lors des deux derniers scrutins). Si la position des Démocrates de Suède quant à l’UE est claire, un récent sondage montrait qu’une infime minorité de la population du pays était favorable à la sortie (17%). Dès lors, la tenue d’un hypothétique référendum apparaît à l’heure actuelle très improbable.

La sortie de l’UE, c’est également ce que continue de prôner le Parti pour la Liberté (PVV) aux Pays-Bas. Son leader aussi charismatique que controversé Geert Wilders n’a pas abandonné cette idée alors que son parti est désormais deuxième au niveau national. Celui qui assimilait l’UE à un « État nazi » il y a quelques années n’a pas changé son fusil d’épaule, et souhaite toujours qu’un Nexit ait lieu. Mais aujourd’hui, Wilders et Akesson semblent bien seuls. Alors que la volonté de sortir de l’UE était proche de faire l’unanimité au sein du monde des extrêmes droites populistes européennes, les leaders suédois et néerlandais se retrouvent désormais en marge du courant majoritaire. La faute, en premier lieu, au nouveau vent imposé par l’arrivée au pouvoir de la Ligue de Matteo Salvini en Italie. En partageant le gouvernement avec un Mouvement 5 Étoiles présentant le même programme sur l’Union Européenne, la Ligue est devenue le premier parti d’extrême droite à prendre le pouvoir dans un pays majeur de « l’Europe des 12 » depuis le début du siècle. Depuis les élections législatives de mars dernier, Salvini s’est rapproché de sa « grande amie » Marine Le Pen sur toute la ligne, et présente les mêmes positions que la patronne du RN sur les questions européennes. Plutôt attachée au régionalisme padan jusqu’ici, l’ex-Ligue du Nord rejoint désormais Le Pen dans son projet d’Alliance Européenne des Nations.

Salvini-Le Pen, un couple presque parfait qui n’aurait peut-être jamais existé sans l’apport essentiel de Steve Bannon. Homme de l’ombre malgré son statut de directeur de campagne de Donald Trump, l’Américain s’est depuis 2017 très largement intéressé aux milieux européens d’extrême droite. Après avoir placé Trump à la Maison Blanche, l’influent Bannon cherche désormais à entraîner l’Europe entière dans son sillage de sorte à réformer totalement l’UE. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que ce projet semble de prime abord bien parti. En plus de la Ligue et du RN, son influence idéologique gagne du terrain en Europe occidentale. Conséquence ou pas de l’omniprésence de Bannon, le parti allemand Alternative pour l’Allemagne (AfD) se veut désormais plus mesuré quant à une éventuelle sortie de l’Union européenne, qu’il envisage aujourd’hui comme une solution « de dernier recours ». Le parti a changé son discours et parle désormais d’Europe des patries, s’inscrivant dans ce processus plus global de changement par l’intérieur de l’UE. Un projet dont l’intitulé est différent de celui utilisé par Marine Le Pen, et qui n’inclut pas le RN. En effet, le candidat qui figure en tête de la liste de l’AfD Jörg Meuthen a mentionné trois alliés : la Ligue de Salvini, mais également le Fidesz de Viktor Orban et le Parti de la Liberté d’Autriche (FPÖ).

Mais là encore, ce cas de figure est très loin de concerner la totalité des partis européens d’extrême droite. En effet, certains ont pris en compte le fait que l’UE pouvait leur être très largement bénéfique. L’exemple le plus emblématique est celui du FPÖ autrichien. Parti au positionnement très ambigu (fondé par des anciens SS mais adoptant dans un premier temps des mesures libérales), il s’est réorienté vers un nationalisme ultra-conservateur à la fin des années 1980. Principale voix dissidente d’une UE que l’Autriche a intégrée en 1995, le FPÖ a proposé en 2006 un référendum contre « la folie de l’Europe ». Depuis, le parti a largement adouci son discours, conséquence directe de son retour au pouvoir en 2017. En effet, son premier passage à la tête du pays en 2000 avait marqué un gel des relations avec l’UE, ponctuée par la mise en place d’un cordon sanitaire. Dès lors, le parti a dû se résoudre à modérer son discours vis-à-vis de Bruxelles après l’élection de 2017 afin de ne pas rééditer pareille expérience. Preuve s’il en est de la puissance symbolique que conserve l’UE, même chez ses potentiels détracteurs.

Le point commun entre tous ces partis précédemment cités ? À défaut d’entretenir exactement la même ligne politique, ils appartiennent tous, à l’exception des Démocrates de Suède, au groupe politique Europe des Nations et Libertés (ENL) au sein de la législature européenne actuellement en vigueur. Seulement, ces formations politiques sont loin de disposer du monopole des extrêmes droites populistes sur le vieux continent. En effet, d’autres partis ultra-conservateurs d’Europe de l’Est ont un poids très important malgré leur non-appartenance à l’ENL. À ce titre, citons les deux exemples les plus emblématiques : le Fidesz hongrois conduit par Viktor Orban, et le parti Droit et Justice (PiS) polonais. Ces deux partis exercent chacun le pouvoir dans leurs pays respectifs, et ont un rapport très particulier à l’UE. En effet, même s’ils sont régulièrement pointés du doigt par Bruxelles en raison de leur non-respect des droits de l’homme, ils sont loin de demander la sortie de l’UE. S’ils la critiquent parfois vivement dans la lignée de leur chasse à la démocratie libérale, ils entretiennent en réalité une sorte de double-jeu et profitent très largement des avantages accordés par l’Union. Dans une enquête du Monde le mois dernier, un diplomate européen affirmait sous couvert d’anonymat que « derrière les discours, ils [les dirigeants nationalistes d’Europe de l’Est] sont tous pro-business, ne font pas déraper les finances publiques et savent très bien où sont les lignes rouges ». En effet, les dirigeants hongrois et polonais auraient tort de se priver d’une UE qui est perçue comme ayant augmenté leur croissance et fait baisser leur taux de chômage. Le cas autrichien semble là aussi significatif. En gouvernement de coalition avec la droite traditionnelle, le FPÖ a fait voter la loi allongeant la durée maximale du travail à 12 heures par jour et 60 heures par semaine, sous l’injonction de la Commission européenne. La flexibilité de l’emploi, si chère à l’Europe libérale, figure également à l’agenda de certains partis d’extrême-droite qui appliquent dans le même temps des mesures très radicales en matière d’immigration.

Pour autant, affirmer que Viktor Orban et consorts ne sont pas pleinement satisfait avec l’UE actuelle ressemble à un doux euphémisme. Désignant cette dernière comme non-démocratique et faisant de la Commission Européenne un « symbole de l’échec », ce dernier se veut très critique des institutions au sens large du terme. Sa vision de l’UE, il la trouve au sein d’une « Europe centrale forte, composée de pays qui coopèrent étroitement ». En revanche, il s’agirait de couper les ponts avec une Europe occidentale jugée trop libérale par le chef d’État hongrois. Lequel est pourtant actuellement engagé au sein du groupe parlementaire « Parti Populaire Européen » (PPE), composé entre autres de la CDU allemande ou de l’ÖVP autrichienne, mais qui a récemment engagé la procédère d’exclusion du Fidesz. Pas franchement les premiers à critiquer l’Europe libérale… Cependant, Orban a plus d’un tour dans son sac. Son désir régional d’une Europe de l’Est forte ne pourra se faire sans l’appui des pays concernés, et sa position alter-européenne est désormais connue de tous.

Ainsi, il semble erroné d’évoquer une voix unie des extrêmes droites populistes européennes sur la question de l’appartenance à l’UE. Le cliché très largement répandu de partis systématiquement europhobes semble un brin simpliste, et ne tient pas compte d’un certain nombre de paramètres. Pour autant, inutile de se voiler la face : ces partis sont loin d’entretenir une histoire d’amour avec l’UE. S’il n’a jamais envisagé de la quitter, Viktor Orban est très régulièrement rappelé à l’ordre par les institutions européennes à cause de son non-respect des valeurs « de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité et de l’État de droit ». Marine Le Pen a par exemple assimilé très récemment l’UE à un « bateau ivre » conduit par « un ivrogne notoire, Jean-Claude Juncker ». Tout est alors une question de nuance, même si la volatilité des positions des partis n’aide clairement pas à les analyser. Pour ne rien arranger, une nouvelle catégorie d’extrême droite semble éclore en Europe Occidentale, en marge de l’ascension du parti espagnol Vox. Si la formation politique terrorise une partie de l’Espagne à coups de déclarations chocs sur les droits des femmes, discuter de l’adhésion du pays à l’Union européenne semble très loin d’être une priorité. La question continentale n’apparaît qu’en 96ème position des cent mesures urgentes pour l’Espagne, et la seule phrase qui traite de ce sujet est pour le moins ambiguë. Une belle métaphore de la position d’une bonne partie des formations d’extrême droite européennes quant à leur attachement à l’Union européenne. À deux mois du scrutin, si tout reste encore possible, bien malin sera celui qui devinera les coalitions d’extrême droite qui peupleront le nouveau parlement.

 

Notes :

[1] Nous utilisons plus volontiers le terme « europhobe », qui replace celui d’« eurosceptique ». En effet, nous partons du principe que tous les partis affichant un minimum de contestation vis-à-vis de l’Union Européenne (UE) sont eurosceptiques. En revanche, tous ne sont pas europhobes, puisque ce terme désigne une profonde volonté de quitter l’UE.

« Gilets jaunes bashing » : la réaction de classe des médias

La crise des gilets jaunes a eu pour effet de rendre saillants les dysfonctionnements d’une partie non-négligeable de la presse écrite et des chaînes d’informations en continu, ce qui a mis en lumière des liens de collusion entre médias et pouvoir exécutif. À tel point que ces médias ne jouent plus leur rôle de contre-pouvoir :  ils deviennent au contraire les vecteurs du pouvoir exécutif, lui assurant un relais de taille pour sa communication.


« La violence, qu’elle tue ou qu’elle casse, pèse sur notre pays ». Ainsi s’ouvre l’émission du Face à Face1 sur la chaîne d’information France 24 au lendemain de l’attentat du marché de Strasbourg. L’assimilation de la violence du terrorisme à celle présumée des casseurs, et pourquoi pas, des gilets jaunes, est alors un fil conducteur de la communication du gouvernement, reprise ensuite par une partie du paysage médiatique. Une étonnante complicité règne autour d’un plateau sans contradicteurs, au cours d’une émission où tout s’enchaîne pêle-mêle. De l’association des gilets jaunes au complotisme, s’ajoute la prise d’otage morale exhortant à ne pas aller manifester sur Paris après l’attentat qui vient alors d’éclater, et les annonces du président, dont l’intervention sera analysée comme étant celle d’un généreux bienfaiteur. Enfin, sont évoqués en anticipant ces mesures les risques d’infraction à la règle des 3 % du déficit du PIB imposée par Bruxelles. L’addition est lourde.

En treize minutes se succède un condensé de procédés qui vise à culpabiliser le mouvement contestataire. Les intervenants évoquent les événements de Strasbourg : « Est-ce qu’on peut rajouter de la crise à la crise ? », « Est-ce que c’est raisonnable d’aller manifester à Paris dans les conditions qu’on a vues…dans les dernières semaines…sous menace terroriste..? ». Viennent ensuite les théories du complot qui ont circulé chez certains gilets jaunes, toujours suite aux attentats de Strasbourg. « La connerie insiste, n’ayons pas peur des mots » s’exclame une présentatrice remarquablement neutre. « On est en train de déraper dans la cinquième dimension » s’alarme un des invités. « Oui, dans l’irrationnel »2 lui répond la présentatrice. Les trois personnes réunies autour du plateau semblent saisir cette occasion pour instiller l’idée plus globale qu’il règne dans ce mouvement un « grand n’importe quoi » qui ne mérite pas qu’on puisse le prendre au sérieux, si ce n’est en craignant son lot d’irrationalités. Pour toutes ces raisons nous dit la présentatrice : « Petit à petit, ce mouvement va se déliter ». On constate aujourd’hui la finesse de ce genre d’analyse.

Médias et pouvoir exécutif : deux avatars d’une même défiance publique

Bon nombre de procédés rhétoriques émanant, avec une continuité qui interpelle, aussi bien de l’exécutif que de médias influents, participent à faire l’amalgame de tous les gilets jaunes en un mouvement tantôt criminel, antisémite, ou encore réactionnaire. Un plan de communication qui réserve un traitement du mouvement très orienté, qui cherche à le discréditer dans son ensemble et faisant taire sa dimension sociale, citoyenne, démocratique, qui pose un véritable défi pour le pouvoir en place.

 « En parallèle de la baisse de popularité du gouvernement s’est ensuivi une défiance croissante à l’égard de nombreux médias, assimilés aux institutions. »

Depuis Paris, les journalistes de nombreuses rédactions n’ont pas tout de suite anticipé l’ampleur du mouvement des gilets jaunes, d’abord qualifié de « beauferie » poujadiste, sans faire l’économie d’un mépris de classe consternant. La critique a ensuite été portée sur le terrain de l’écologie, suivant la stratégie du gouvernement qui consistait à faire passer une taxe injuste pour un moyen de financer la fameuse transition écologique.

Le but de ce genre de stratagème fut d’opposer à l’opinion publique le récit d’une frange de la population qui représenterait un soubresaut de l’ancien monde résistant vainement à l’inéluctable marche de la modernité portée par le président-même dans ce pays. Ce récit tronqué a pu masquer brièvement l’enjeu réel, celui de la justice sociale et fiscale, plutôt que d’une opposition entre rebuts climato-sceptiques et bienfaiteurs de l’humanité.

Mais ce discours s’est rapidement heurté à une réalité sociologique du mouvement contestataire d’une part, mais aussi du capital sympathie dont ont rapidement bénéficié les gilets jaunes, dont le discours se structurait de plus en plus autour du dysfonctionnement institutionnel du pays. En parallèle de la baisse de popularité du gouvernement s’est ensuivi une défiance croissante à l’égard de nombreux médias, assimilés aux institutions.

Médias : Contre-pouvoirs ou « chiens de gardes » ?

La corrélation entre le peu de sympathie qu’inspirent aujourd’hui les médias dans l’opinion publique4 et la cote de popularité désastreuse du gouvernement n’est pas anodine. À force de se faire le relais d’un discours institutionnel, de nombreux médias ont été perçus non plus comme des contre-pouvoirs mais comme des garde-fou du système. Ces médias sont désormais perçus comme des organes moralisateurs et émetteurs du discours d’un gouvernement impopulaire.

Face au soutien populaire qu’ont reçu les gilets jaunes dans leur bras de fer avec le gouvernement, les médias jouent un rôle stratégique dans la guerre pour renverser l’opinion publique. Les mots et les images ont un impact fort et mobilisent tout un imaginaire collectif dans un moment de tension sociale. L’enjeu pour le gouvernement est de maîtriser la narration des événements. En témoignent les manœuvres du président dans la gestion de cette crise, qui n’a pas l’intention de céder grand-chose sur le fond, comme il l’a lui-même reconnu.

Pour l’heure, Emmanuel Macron ne s’est illustré que par des tentatives de retourner l’opinion, entre mesures fantoches, effets d’annonces et mascarade de grand débat national, dans l’espoir de fracturer l’opposition, de reconquérir l’espace médiatique et d’avoir, finalement, l’initiative de parole et d’action.

L’enjeu pour le gouvernement et Macron est aussi d’imposer leur répartition des forces politiques faisant appel à des schémas datés, que le président se targuait lui-même d’avoir pulvérisé aux dernières élections. Une situation devenue illisible pour les représentants de La République en Marche. Brandissant le chiffon rouge d’un côté, le chiffon brun de l’autre, le camp de l’exécutif poursuit une supposée main invisible des partis d’opposition derrière un mouvement dont le caractère apolitique a été reconnu par les renseignements généraux5. Emmanuel Macron cherche une porte de sortie à une situation de vulnérabilité qu’il a lui-même initié en affaiblissant les corps intermédiaires du système politique.

Rappel à l’ordre

Le bricolage économique proposé par le président lors de son discours du 10 décembre 2018, véritable os à ronger lancé aux Français, a fait réagir Bruxelles, craignant un dépassement du budget annoncé, de même que Berlin, sur le recul symbolique que représente cette concession eu égard aux promesses de réformes du président.

Plus précisément, le quotidien Le Soir, totalement acquis à la cause maastrichienne, a fait part de ses inquiétudes quant au risque de « manipulation6 » qui planerait autour de cette crise des gilets jaunes. Cette posture, à l’allure bienveillante et raisonnable, vise à nier toute possibilité d’un mouvement autonome qui puisse formuler une critique systémique cohérente. Le propre du système, pour ses geôliers, c’est justement qu’il ne peut pas être mis en cause.

Puisque après tout, dans le système, tout fonctionne de la meilleure des façons qu’il soit, c’est donc qu’il y a forcément une ingérence étrangère7 ou une récupération politique pour expliquer toutes ces gesticulations, un intérêt externe qui désinforme ces braves gens. En même temps qu’une tentative de discrédit, l’argument de la foule malléable est aussi un moyen de ne pas porter le débat social à un niveau trop structurel. En réduisant l’impopularité du système à un simple problème de pédagogie ou d’information, se cache une tentative d’infantilisation assez indigeste d’une contestation citoyenne.

« Si dans la couverture médiatique de la crise des gilets jaunes, il est criant de voir à quel point une partie des médias est incapable de penser la détresse sociale et humaine qui résulte d’un bilan économique et politique quadragénaire et multi-causal, les dégâts qui se chiffrent en vitrines et en poubelles incendiées n’échappent pas à la vigilance des chaînes d’informations en continu. »

Plutôt qu’un travail critique de décorticage d’annonces pourtant ambiguës, beaucoup de médias ont préféré mettre en avant l’idée que les concessions de Macron étaient formidables, un véritable « virage social » 8 selon Challenges. On entendra par ailleurs parler de « révolution » sur le plateau de Quotidien. Ce qui se joue en filigrane dans cette étonnante convergence médiatique, c’est le remplacement du sentiment de révolte par un discours de culpabilisation.

L’occasion était trop bonne pour ne pas la saisir chez de nombreux éditorialistes, qui ne se sont pas fait priés pour se précipiter au lendemain des annonces. Sur Europe 1, Jean Michel Apathie se demande s’il « est légitime, responsable, démocratique, euh… un peu sensé, un peu de plomb dans la cervelle, de continuer à appeler aux manifestations samedi ? Parce que samedi on sait tous, personne ne peut se cacher derrière son petit doigt, qu’il y aura de la casse, du vandalisme et de la violence ».

Même constat sur RMC, pour Eric Brunet : « Moi qui ai été un gilet jaune de la première heure » assure-il avec conviction, « Macron a vraiment répondu aux gilets jaunes, il n’y a plus aucune raison de bloquer les ronds-points ou d’appeler à de nouvelles manifestations […] Samedi, à mon avis, on ne bloque pas les ronds-points, samedi à mon avis, on appelle pas à l’acte V, on ne va pas manifester, bloquer dans les grandes villes et les grandes métropoles, et la capitale […] il faut enlever les gilets jaunes et les remettre dans la boîte à gants ». Finie la rigolade, on rentre gentiment chez soi. Au registre de la culpabilisation permanente s’ajoute aussi les répercussions des mobilisations des gilets jaunes, sur le tourisme international, sur les petits commerçants pour lesquels les éditorialistes de Le Point9 ce sont pris d’un émoi soudain, et sur les dégradations matérielles des nécessiteux commerces des Champs-Élysées.

Si dans la couverture médiatique de la crise des gilets jaunes, il est criant de voir à quel point une partie des médias est incapable de penser la détresse sociale et humaine qui résulte d’un bilan économique et politique quadragénaire et multi-causal, les dégâts qui se chiffrent en vitrines et en poubelles incendiées n’échappent pas à la vigilance des chaînes d’informations en continu.

Une focalisation sur les conséquences visibles d’une crise complexe

Les plateaux de télévision, de LCI à BFMTV, de CNews à France info, hypnotisés par le prisme sécuritaire, livrent un traitement essentiellement émotionnel de la violence, le tout abreuvé d’images chocs, où les jugements moraux et réactions à chaud des personnes présentes priment sur l’analyse socio-politique des événements. Toute tentative de compréhension ou d’interprétation des images qui sont projetées en boucle sera taxé de légitimation de la violence.

Nulle mention n’est faite de l’histoire de la violence dans les contestations sociales, surtout en France, de la violence de la répression ni de la violence institutionnelle que subissent de nombreux gilets jaunes notamment. Ces commentateurs experts en tout genres, se retrouvent pris au piège de l’approvisionnement continu d’images chocs qu’ils ne parviennent pas à surplomber intellectuellement. Une des caractéristiques récurrentes de l’analyse de ces médias paraît être de s’attarder sur les conséquences, sans en élucider les causes. La manifestation de la violence semble tombée du ciel. La dimension sociale est éludée au profit du sensationnalisme, et aucune réponse politique n’est jugée nécessaire pour traiter le problème de la violence, seulement une réponse sécuritaire, véritable obsession de ces chaînes d’informations en continu.

« Ces commentateurs experts en tout genres, se retrouvent pris au piège de l’approvisionnement continu d’images chocs qu’ils ne parviennent pas à surplomber intellectuellement. »

Dans une séquence surréaliste datant du 9 janvier 2019 sur BFMTV10, Juan Branco fait face à Bruno Fuchs, député de la majorité LREM et subit un véritable réquisitoire, truffé d’intimations à la condamnation morale des gilets jaunes qui s’étaient introduits par effraction dans le ministère de Benjamin Griveaux, porte parole du gouvernement.

Le présentateur Olivier Truchot n’aura de cesse que d’acculer son invité au cours d’un interrogatoire hallucinant, toujours à travers cette pauvreté d’analyse réductrice, et presque exclusivement axée sur la violence. Lorsque Juan Branco s’efforce de proposer une analyse causale de l’événement, lui est opposé manu militari une levée de boucliers : « Vous soutenez les gilets jaunes lorsqu’ils défoncent la porte d’un ministère ? ». « Vous ne répondez pas à ma question » s’agace le présentateur. « Vous la craignez ? (au sujet d’une possible enquête du parquet pour des propos qui inciteraient à la violence) […] Vous avez la conscience tranquille ? […] Vous craignez la prison ? ». Lorsque l’invité concède un geste « délirant » de la part de ces « gilets jaunes », le présentateur, non-satisfait de cette réponse, surenchérit : « Et condamnable ? Et condamnable ? Délirant ce n’est pas condamnable ». Lorsque Branco fait plus tard référence à une volonté des gilets jaunes de « changer » la société, le présentateur rebondit de ce pas : « Par la révolution ? Par la violence ? » ne rêvant que d’accoler l’étiquette de violent criminel à son invité qui lui rétorque : « j’espère que Monsieur Macron aura […] la décence de penser un référendum, une dissolution… », le présentateur n’en démord pas : « Et la violence est légitime contre le système ? ». « Vous ne répondez jamais aux questions » finit-il par lâcher, visiblement déçu d’être en prise avec un interlocuteur qui puisse produire une pensée et ne pas se contenter de répondre à une série de remontrances.

Plus récemment c’est David Dusfresne, journaliste recensant les dérives policières depuis le début du mouvement des gilets jaunes qui a refusé de participer à une émission proposée par BFMTV :

« Bonjour @ruthelkrief et @BFMTV. Merci de votre invitation mais, comme expliqué ce matin à votre consœur pour une autre émission, c’est (toujours) non. Débattre à cinq de sujets graves entre deux pubs, et dix contre-vérités, merci bien ».

Le 3 janvier 2019, c’est même au tour de Sarah Legrain, secrétaire nationale du parti de gauche, de quitter le plateau de LCI excédée par un climat ambiant qui lui est unanimement hostile11. Si le médiateur de l’émission assure que « le débat démocratique est d’entendre tous les points de vue », c’est pourtant un point de vue étonnamment univoque qui règne sur le plateau selon Sarah Legrain : « L’unanimité choquante des interlocuteurs dans ce débat très déséquilibré où seul un angle était toléré : bashing de Drouet. »

Passée l’interminable anathématisation des hostilités envers la corporation journalistique, du caractère inédit de la violence des manifestations, du niveau de détestation du pouvoir en place, on attendrait une tentative de compréhension de ces phénomènes. En vain. La seule question qui mérite une réponse est celle de savoir comment, à l’aide de débats tactiques, contenir cette rage infondée. Preuve de l’état de crispation dans lequel se trouve la caste médiatico-politique, le débat est réduit à un grossier dilemme manichéen : journalistes et gouvernement garants des institutions et de l’ordre d’un côté, « gilets jaunes séditieux12 » de l’autre.

Cette stratégie de surenchère et de dramatisation vise à un retournement des rôles, faisant feindre que ce gouvernement et cette caste médiatique soit le facteur raisonnable de la situation, et non celui déstabilisateur et provocateur. Dans ce climat hystérique, réclamer la démission du président équivaut à vouloir la peau des institutions, critiquer certains médias, revient à attaquer la démocratie, bref, tout est fait pour amalgamer des institutions au concept même d’institution, un pouvoir en place au concept même de démocratie.

La guerre des réalités

Dans cette course folle à l’opinion publique, les grands médias et le gouvernement ne ménagent aucun effort. Toutes les cases du sophisme sont remplies, de la tentative d’infantilisation, de manipulation, de culpabilisation, à l’enfermement dans une dialectique binaire. Faisant hésiter entre démagogie cynique et véritable aveuglement idéologique, la communication des représentants de La République en Marche est sidérante.

Ainsi Monsieur Castaner déclare-t-il sur France 2 le 20 novembre 2018 : « On voit bien aujourd’hui qu’on a une dérive totale d’une manifestation qui pour l’essentiel était bon enfant samedi. On voit qu’on a une radicalisation de revendications qui ne sont plus cohérentes, qui vont dans tous les sens ». Passons outre le terme employé de « radicalisation » fortement connoté et le ton largement infantilisant du ministre de l’Intérieur, le mouvement des gilets jaunes y est présenté comme un foutoir de revendications irresponsables.

Des déclarations qui tendent à confiner le discours des gilets jaunes dans un état embryonnaire, taxant de récupération politique tout ce qui excède le simple cadre de la jacquerie. Tout va bien tant que le mouvement reste bon enfant et s’attarde sur la taxe carbone, mais lorsque tentative est faite d’élever le débat à des problèmes plus structurels, le ministre de l’Intérieur dégaine l’artillerie lourde, employant la terminologie du terrorisme pour frapper l’opinion publique. Plus largement, le pouvoir exécutif, dans cette crise, relayé par de nombreux médias, a opté pour la voie périlleuse de la communication guerrière et provocatrice, choisissant de dramatiser le récit des événements pour apparaître comme le parti de l’ordre.

Un autre stratagème de la communication gouvernementale a été de circonscrire le débat autour d’une dialectique simpliste, réduisant l’enjeu actuel à une lutte entre force progressistes et réactionnaires. Le président Macron se pose en rempart contre un ancien monde qui refuserait d’évoluer, de mourir en somme, et comme propagateur d’un nouveau monde qu’il incarnerait.

De telle façon que s’opposer à sa politique de réforme équivaudrait à une condamnation à ne pas disposer du droit à l’empathie médiatique, ni que l’on consacre du crédit à sa réalité quotidienne. D’ailleurs nombre de revendications des gilets jaunes pourraient être taxées de « réactionnaires » par ce gouvernement puisqu’elles concernent le sauvetage de ce qu’il reste d’État providence dans le pays, et que cela va à rebours de l’idée de « progrès » servi par Emmanuel Macron, à savoir le démantèlement des services publiques.

« Au contraire d’une opposition binaire entre un état rationnel et un mouvement fourre-tout, c’est aujourd’hui la feuille de route de l’état qui semble complètement irrationnelle, idéologique, déconnectée des réalités territoriales, sociales, économiques du pays, et la réaction qu’elle suscite chez la population qui semble intuitivement saine et plutôt raisonnable. »

Ainsi Gilles Le Gendre, chef des députés LREM explique le 3 décembre 2018 après mûre réflexion que l’erreur des membres du gouvernement Macron est d’avoir été « trop intelligents, trop subtils… » pour que les gilets jaunes puissent comprendre en quoi la politique qu’ils subissent leur est bénéfique, contrairement à ce qu’ils s’entêtent à croire. Or il paraît évident que le paradigme des communicants LREM semble devoir être ici renversé.

Au contraire d’une opposition binaire entre un état rationnel et un mouvement fourre-tout, c’est aujourd’hui la feuille de route de l’État qui semble complètement irrationnelle, idéologique, déconnectée des réalités territoriales, sociales, économiques du pays, et la réaction qu’elle suscite chez la population qui semble intuitivement saine et plutôt raisonnable.

« Dans la crise que traverse le pays, ce genre de novlangue lénifiante devient la marque de fabrique d’un gouvernement qui n’a plus pour se défendre qu’à distordre le réel, repoussant toujours plus les standards de l’intégrité en parole politique. »

François Ruffin, député de la première circonscription de la Somme, dénonce à ce sujet après une session de débat parlementaire, « Une langue qui a complètement décollé du réel13 » à propos de la parole gouvernementale : « Le ministre de l’Éducation, quand il ferme des classes il t’explique qu’il en ouvre. La ministre de la Justice, quand il y a une perquisition à Mediapart, en fin de compte, on consulte les sources pour les protéger », au sujet de la fermeture de la maternité de Creil : « Il ne s’agit pas d’une fermeture mais d’un regroupement ». Dans la crise que traverse le pays, ce genre de novlangue lénifiante devient la marque de fabrique d’un gouvernement qui n’a plus pour se défendre qu’à distordre le réel, repoussant toujours plus les limites de l’intégrité en parole politique.

De l’usage politique du label complotiste

Les outils de détection des infox mis en place par des journaux comme Libération ou par Le Monde qui vont jusqu’à proposer une liste de sites à éviter pour cause de démarches journalistiques douteuses ou de propagation de thèses conspirationnistes, interroge. Car ce qui se joue dans ce genre d’initiative venant de journaux influents, c’est la possibilité de confondre au sein d’un même étau, deux formes de médias se réclamant de courants alternatifs, et qui pourtant ont peu à voir l’un avec l’autre. Le risque d’un usage politique du fact-checking pour renvoyer dos à dos les divagations complotistes et le journalisme critique d’opposition n’est pas à exclure. Ces outils sont aussi un moyen pour un journal comme Le Monde de se poser, a contrario, dans le camp du journalisme vertueux.

Le contraste avec le journalisme que ces rubriques de fact-checking prétendent ici marquer au fer rouge détourne discrètement l’attention des lecteurs sur la possibilité d’un genre d’infox plus subtil, qui n’implique pas forcément d’extra-terrestre ni de reptiliens, mais plutôt des Russes ou des partis d’opposition.

À propos des gilets jaunes, l’espace médiatique laissé béant par les médias traditionnels a permis à RTnews, pourtant régulièrement taxé d’organe de propagande au service du Kremlin par le président-même, de se saisir du sujet dans toute sa profondeur. Il est d’ailleurs amusant de noter que la mise en place d’outils sophistiqués de détection d’infox parmi les « gilets jaunes » ou médias d’opposition n’ont pas encore permis de relever les accès de conspirationnisme quand ils émanent du camp présidentiel-même. En témoigne les propos du chef de l’État rapportés par Le Point14, qui ne suscitent chez ces derniers aucun catalogage sous le registre du conspirationnisme, préférant les rapporter comme simple « décorti[age] » de « l’influence des activistes et des Russes sur la frange radicale des gilets jaunes » :

« Le président de la République considère l’embrasement du mouvement des gilets jaunes comme une manipulation des extrêmes, avec le concours d’une puissance étrangère ». « Dans l’affaire Benalla comme des gilets jaunes, la fachosphère, la gauchosphère, la russosphère représentent 90 % des mouvements sur Internet (…) Ce mouvement est fabriqué par des groupes qui manipulent, et deux jours après, ça devient un sujet dans la presse quotidienne ». « Selon lui, il est évident que les gilets jaunes radicalisés ont été conseillés par l’étranger ».

Les occurrences de partisanerie constatées entre certains journalistes, éditorialistes et représentants de l’exécutif, aujourd’hui définitivement mises à nu par la crise des gilets jaunes, sont le signe de secousses systémiques provocant la formation d’un réflexe corporatiste, sur un mode défensif. À l’image d’un Yves Calvi15, présentateur Canal +, qui ne se gêne pas pour exprimer son mépris pour un mouvement dont il trouve le soutien populaire insupportable : « en gros un Français sur deux quand on les interroge continue d’apporter son soutien au bordel qu’on vit tous les samedis », la réaction épidermique de médias traditionnels, comme du gouvernement, trahit une réaction de classe.

1Emission du 12/12/18 avec comme invités David Revault d’Allonnes du JDD et Frédéric Says de France Culture.

2« Irrationnel » qualificatif que Léa Salamé tentait déjà d’accoler au mouvement des gilets jaunes faisant suite aux propos de Emmanuel Todd sur son plateau concernant la faculté historique des Français à organiser des mouvements à la fois spontanés et organisés.

3Référence à l’essai de Serge Halimi : « Les nouveaux chiens de garde », 1997.

423 % de Français feraient confiance aux médias selon sondage Opinionway, même pourcentage pour la côte de popularité du président Macron auprès des mêmes Français selon une enquête Cevipof.

7Une enquête a été ouverte au sujet de faux comptes russes sur Internet, qui seraient à l’œuvre de la mobilisation des gilets jaunes.

8https://www.challenges.fr/monde/le-virage-social-d-emmanuel-macron-inquiete-bruxelles_631951

9https://www.lepoint.fr/debats/et-si-on-arretait-avec-les-gilets-jaunes-08-01-2019-2283948_2.php

10https://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/gilets-jaunes-les-insoumis-incitent-a-la-violence-1130772.html

11https://www.ozap.com/actu/excedee-une-insoumise-quitte-brutalement-le-plateau-de-lci/572946

12https://www.lexpress.fr/actualite/politique/gilets-jaunes-et-peste-brune-darmanin-critique_2050412.html

15https://twitter.com/arretsurimages/status/1090885510258663424

Yémen : combien de temps les millions de victimes du conflit seront-elles passées sous silence ?

© Telesur

Au Yémen, bombardé depuis 2015 par l’Arabie Saoudite, près de 80% de la population se trouve en situation d’urgence humanitaire selon de multiples rapports de l’ONU. La guerre a plongé 14 millions de Yéménites en situation de pré-famine, tandis qu’une épidémie de choléra se propage depuis 2016, et frappe aujourd’hui plus dun million de personnes. C’est donc une crise humanitaire majeure qui s’y joue, dans une région instable déjà touchée par de nombreux conflits. Médias et gouvernements occidentaux ont été pourtant bien silencieux depuis l’intervention saoudienne au Yémen voulue par Mohammed Ben Salman, généralement présenté comme un “prince réformateur”. Un silence qui s’explique par un entrecroisement d’intérêts économiques et géopolitiques.


La sous-médiatisation du conflit yéménite

Les médias occidentaux n’ont pas donné aux populations les moyens de prendre la mesure de la gravité de la situation yéménite. Selon un récent sondage mené par les deux ONG britanniques Human Appeal et YouGov, 42% de leurs concitoyens ignorent qu’un conflit se déroule en ce moment même au Yémen. Selon le même sondage Human Appeal /YouGov, ce sont seulement 23% des britanniques qui ignorent qu’un conflit se joue en Syrie. Les mêmes observations peuvent être effectuées de l’autre côté de la Manche. Entre le premier Janvier 2015 et le 1er Janvier 2017, plus de 7.200 articles du quotidien le Monde évoquent la Syrie, tandis que l’occurrence “Yémen” apparaît dans seulement 1.400 articles. Il ne s’agit pas de déplorer l’ampleur de la médiatisation du conflit syrien, au contraire, mais simplement de regretter que le conflit yéménite n’ait pas bénéficié d’un traitement de la même ampleur. En effet, ces conflits ont tout deux un impact direct sur les déséquilibres régionaux du Moyen-Orient qui ont des répercussions jusqu’en Europe, et ont en commun d’avoir provoqué une crise humanitaire majeure.

“Pour la seule année 2017, MSF déclare avoir traité plus de 100 000 patients atteints de choléra. Cette situation est la conséquence directe du blocus mis en place par l’Arabie Saoudite”

L’ampleur du drame que vivent les Yéménites ne souffre d’aucune ambiguïté. Il est même désigné par l’ONU comme la “pire crise humanitaire du monde”. Près de 14 millions de Yéménites se retrouvent dans une situation de pré-famine, tandis que plus de 22 millions d’entre eux sont en situation d’urgence humanitaire, selon de multiples rapports onusiens – pour une population totale de 28 millions d’habitants. Pour la seule année 2017, MSF déclare avoir traité plus de 100 000 patients atteints de choléra, dans un pays ou le système de santé à été rendu dysfonctionnel par le conflit. MSF fait également état de cas de diphtérie, directement imputables à l’insécurité sanitaire du Yémen. Cette situation est la conséquence directe du blocus mis en place par la coalition arabe, dirigée par l’Arabie Saoudite de Mohammed Ben Salman. Le pari du jeune prince était de faire plier les rebelles houthis en leur aliénant le soutien de la population yéménite par une campagne fulgurante et brutale. Cependant, sur le plan militaire et politique, les choses n’avancent pas aussi rapidement que prévu. La résistance houthie reste conséquente, et malgré des pertes territoriales en début de campagne, elle maintient sa présence dans le Nord du pays, aidée en cela par les divisions géographiques, sociales et historiques du Yémen. En face, le président yéménite Hadi revendique sa légitimité au regard de la communauté internationale. La coalition qui le soutient apparaît cependant comme de plus en plus divisée. Les partisans du président Hadi seraient plûtot favorables a une poursuite des offensives, car celles-ci apparaissent comme le seul moyen de maintenir soudés les membres de cette coalition.

Le sommet de Stockholm : un possible tournant ?

Un premier round de négociations à eu lieu entre le 6 et le 15 décembre dernier à Stockholm, entre les rebelles houthis et la coalition qui soutient le président Hadi. Il s’est achevé sur l’accord le plus complet qui ait été signé depuis le début du conflit. 15.000 prisonniers seront échangés entre les deux camps, afin de poser les bases d’une négociation politique plus vaste ayant pour but de mettre fin à la guerre.

L’un des points clefs de cet accord concerne le port d’Hodeidah, qui était le théâtre de violents combats depuis cet été, et par lequel transite 80% de l’aide humanitaire en direction du Yémen. Initialement prévu pour le 8 janvier, le retrait de tous les acteurs militaires du port et de la ville, bien que non achevé, se poursuit. Il permettrait à la population de pouvoir enfin bénéficier de l’aide humanitaire.

Cette évolution positive – dont il reste cependant à voir les modalités concrètes d’application – a été incontestablement déclenchée par l’affaire Khashoggi. L’assassinat de ce journaliste d’opposition saoudien qui publiait dans plusieurs journaux américains a en effet provoqué un retentissement médiatique international. Sous pression, la monarchie saoudienne a décidé de lâcher du lest pour améliorer son image, s’assurant ainsi de ne devoir rien lâcher d’autre, que ce soit sur le plan national ou international. Aux yeux de nombre d’observateurs, ces négociations semblent donc confirmer le pouvoir pacificateur des médias occidentaux, qui ont poussé les gouvernements à prendre la situation yéménite en compte. La pression internationale qui a suivi l’affaire Khashoggi ayant permis ce résultat, on ne peut que regretter la sous-médiatisation qui fut celle du conflit yéménite. Elle a retardé la prise en compte des enjeux relatifs au drame yéménite par les gouvernements occidentaux.

L’issue des négociations, entre velléités humanitaires et Reälpolitik

Malgré le succès diplomatique qu’a constitué le round de négociations à Stockholm, la situation yéménite ne voit pas se profiler un avenir radieux. Pour l’heure, de nombreux accrochages ont été rapportés autour d’Hodeihah. Le port est toujours l’objet d’affrontements entre assiégeants issus de la coalition pro-Hadi et assiégés houthis, chaque camp rejette sur l’autre la responsabilité des accrochages.

Les avancées de Stockholm sont un produit direct de la situation régionale. L’affaire Khashoggi ayant conduit les Saoudiens à devoir lâcher du lest, le Yémen est apparu comme l’endroit idéal pour le faire. Les gouvernements occidentaux cherchaient à mettre un terme à la crise humanitaire yéménite, dans la mesure où ils estiment que l’instabilité sécuritaire et politique engendre une situation propice au développement de groupe djihadistes. Cette préoccupation s’inscrit dans un contexte où, sans être définitivement vaincu, le foyer djihadiste syro-irakien a été considérablement affaibli. Aux yeux des Saoudiens, la négociation semble être désormais le chemin par lequel ils ont le plus à gagner. La manière dont Mohammed Ben Salman a mené le conflit, avec une impréparation totale de ses forces armées, a montré ses limites. Le conflit yéménite est une guerre que Ryad ne peut gagner sans perdre beaucoup. Contrairement à ce qu’affirme la propagande saoudienne – qui lit la guerre à l’aune de l’opposition entre Ryad et Téhéran -, l’intervention iranienne n’est qu’un facteur minime du conflit. L’Iran ne s’accrochera pas à un conflit dans lequel il n’est en réalité que très marginalement présent. Si d’un point de vue régional, donc, la conjoncture actuelle semble favorable à un règlement pacifique du conflit, la situation interne au Yémen semble au contraire toujours plus conflictuelle et belligène.

“Les importantes ventes d’armes au gouvernement saoudien effectuées par les gouvernements occidentaux justifiaient une telle mise en sourdine de la situation au Yémen”

La coalition pro-Hadi, proche de la rupture, est de plus en plus divisée. Le seul lien qui maintient encore unis les différents groupes de cette coalition (le parti Al-Islah, des groupes salafistes et des groupes sudistes, entre autres) est constitué par le combat contre les Houthis. Un accord de paix pourrait donc paradoxalement signifier une nouvelle implosion pour le Yémen. La dissolution de l’État yéménite à la suite de la transition qui avait été initiée en 2012 a eu pour conséquence la démultiplication des acteurs politiques. Le Yémen est, depuis longtemps, un pays divisé. Le Sud, autour du port d’Aden, fut colonisé par les Britanniques jusqu’en 1967, avant d’être dirigé par la République populaire du Yémen, régime philo-soviétique et seul État marxiste du monde arabe. Le Nord quant à lui échappe à la colonisation, mais devient le théâtre de rivalités arabes qui débouchent en 1962 sur une guerre civile entre républicains socialistes, soutenus par l’Égypte de Nasser, et royalistes, soutenus par l’Arabie Saoudite. Lorsque l’Égypte se retire du conflit, l’Arabie Saoudite accepte de reconnaître la République Arabe du Yémen qui est pro-occidentale. Le pays n’est réunifié qu’en 1990, sous le régime du président du Nord Ali Abdallah Saleh. Ce dernier, renversé par le printemps arabe, a fini assassiné par des rebelles houthis. Les divisions économiques, territoriales et sociales demeurent donc particulièrement importantes dans ce pays fortement déstabilisé. Elles n’ont fait qu’accroître les tentations sécessionnistes, notamment dans le Sud du pays, qui se sent délaissé par le pouvoir central depuis plusieurs années. 

Il faut ajouter à cette situation épineuse la présence de groupes djihadistes qui se sont greffés sur le conflit. Entre avril 2015 et avril 2016, le port de Mukalla, (environ 150 000 habitants) à été contrôlé par une coalition de salafistes, de djihadistes locaux, et de la branche d’Al-Qaida présente dans la Péninsule Arabique (AQPA). La généralisation du chaos au Yémen permet à des groupes tels que l’AQPA de s’installer dans le paysage politique local. Malgré son gouvernement par la terreur, le groupe djihadiste pouvait se targuer d’une gouvernance positive de la ville de Mukalla, avant d’en être chassé par une offensive coordonnée des Émirats Arabes Unis et des Américains. Cet épisode est plus qu’anecdotique. Des cellules dormantes de l’AQPA commencent à germer dans plusieurs endroits au Yémen. Il va sans dire que les conditions de vie des habitants du Yémen, où la misère s’étend et le chômage s’accroît depuis le début de la guerre, ne peut que favoriser l’implantation de ces groupes djihadistes. Ces derniers peuvent séduire les jeunes en recherche de débouchés sociaux.

Malgré les avancées positives de Stockholm, le conflit semble donc loin d’une résolution immédiate. Toutefois si les premiers accords signés, notamment ceux qui concernent Hodeidah, sont plutôt bien respecté, d’autres améliorations seront rendues possibles. Cela nécessite que le conflit bénéficie d’une médiatisation suffisante, seule à même de garantir une pression internationale contraignante. En effet, les répercussions de ce conflit s’étendent bien au-delà du simple cadre du Yémen. L’instabilité yéménite, qui crée un terreau fertile pour la prolifération djihadiste, contribue à l’instabilité moyen-orientale, qui elle-même déborde sur l’Europe. Une meilleure perception du conflit yéménite et de ses possibles répercussions est donc absolument nécessaire en Europe.

Bien sûr, les importantes ventes d’armes au gouvernement saoudien, ainsi qu’a son allié émirati, effectuées par les gouvernements occidentaux, justifiaient une telle mise en sourdine de la situation au Yémen. Jean-Yves Le Drian s’était montré particulièrement actif sous la présidence Hollande dans le tissage de réseaux franco-saoudiens et franco-émiratis. Il avait réussi à faire fructifier ses contacts. D’une part, d’importants contrats d’armement ont été signés avec les deux pays du Golfe (9 milliards d’euros rien qu’entre la France et l’Arabie Saoudite entre 2010 et 2016) ; d’autre part, les Saoudiens s’étaient engagés à régler la facture des commandes de l’armée libanaise, tandis que les Emiratis ont financé les achats d’armements et de véhicule livrés à l’armée égyptienne, souvent d’origine française. Ces équipements ont servi à la sanglante répression du maréchal Al-Sissi contre ses opposants. Comme le dénonce régulièrement Amnesty International, les véhicules Renault ont en particulier joué un rôle crucial dans cette répression. L’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir n’a strictement rien changé à cette ligne politique. Depuis sa nomination au Ministère des Armées, Florence Parly s’est contentée de rejeter ou de minimiser les accusations de ventes d’armes pour la répression en Égypte. Pourtant, plusieurs preuves démontrent que le gouvernement avait conscience du rôle qu’allaient, ou qu’étaient en train de jouer ces armes.

Afin d’arrondir leurs comptes, les pays occidentaux ont donc délibérément soutenu une politique en réalité contraire à leurs intérêts et à la stabilité de la région moyen-orientale. Cette course à la vente d’armes s’explique entre autres par la croyance, très répandue, en vertu de laquelle la politique étrangère française au Moyen-Orient ne pourrait avoir d’existence que dans le cadre d’un alignement sur la géopolitique des États-Unis. “Existence” rime ici avec “concurrence” dans la vente d’armes, et ce au prix d’une réelle vision à long terme de la stabilité de la région et de la sécurité des Européens.

Précis de malhonnêteté intellectuelle : « Le fascisme est la forme durcie du populisme »

Sous couvert d’autorité historique et intellectuelle, Pascal Ory témoigne avec éclat, dans L’Obs du 7 février, de l’usage politique et idéologique du terme populisme. Loin d’offrir une analyse de la notion, l’historien, qui inscrit le fascisme dans la continuité du populisme, perpétue les simplifications et l’hostilité dont ce dernier est l’objet, disqualifiant automatiquement ceux qui s’en revendiquent et contestent l’ordre établi. À l’école de ces professionnels émérites de la parole publique, on supporte mal la contradiction. Faisant fi de toute honnêteté intellectuelle, on préfère apposer des étiquettes-épouvantails sur ses opposants [1]. Après tout, depuis quand parle-t-on avec des fascistes ?


L’histoire au service de l’idéologie

Au premier abord, l’usage stratégique de l’histoire n’a rien de surprenant dans le débat politique. Personne ne s’offusque d’identifier des récits tributaires d’une lecture anarchiste, socialiste, libérale, conservatrice ou encore réactionnaire de l’histoire, qui participent à nourrir le pluralisme démocratique. Mais encore faut-il s’en revendiquer et reconnaître d’où l’on parle. Force est de constater que cette humilité s’est égarée et certains intellectuels, qui bénéficient de l’autorité d’un titre – philosophe, historien, sociologue, économiste –, abusent du crédit qui leur est accordé pour véhiculer des propos d’une partialité criante, se présentant pourtant comme scientifiques. Voilà l’Histoire, telle est la formule magique, qui muselle immédiatement le récit de votre adversaire sous prétexte que celui-ci ne la connaît pas. L’usage politique de l’Histoire se transforme ainsi en usage idéologique : un principe unique d’explication du réel est avancé, qui abrite pourtant un projet qui ne dit pas son nom. Cas d’école, les récentes interventions de Pascal Ory dans la presse au sujet du populisme [2] concentrent des raccourcis et des falsifications, qu’il est urgent de démasquer.

Si le populisme est bien la réalité politique de notre temps, il mérite une confrontation à armes égales et non une délégitimation mécanique à travers des arguments fallacieux. Dans le dossier de L’Obs consacré à Jean-Luc Mélenchon, qualifié de « révolutionnaire imaginaire », qui « au réel […] préférera toujours ses chimères » par Sylvain Courage, l’historien intervient, quelques pages plus loin, pour affirmer une réalité évidente : « Le populisme de gauche n’existe pas. » Et, coup de grâce en règle : « Le fascisme est la forme durcie du populisme. » La « convergence des extrêmes » est également à l’œuvre, un passeport de « gauche radicale » vous offrant vraisemblablement un aller quasi-simple pour l’album de famille des leaders autoritaires. De bonne foi, on concéderait à Pascal Ory, qu’il est vrai, en effet, que des travaux ont réfléchi aux liens entre les épisodes révolutionnaires et les futures matrices totalitaires [3]; de même qu’il est vrai que des historiens du vingtième siècle se sont interrogés sur les passages entre extrême-gauche et extrême-droite [4] ; enfin, qu’il est vrai que le populisme n’est pas exempt de toutes dérives, en certaines de ses déclinaisons [5]. Mais notre bienveillance est balayée par une immense imposture : la prétention de l’historien à analyser le populisme comme un phénomène. Il assure au Point : « Chez moi elle [la notion de populisme] n’est ni positive, ni négative. » Comble de l’hypocrisie, pour quelqu’un qui pronostique une ère populiste depuis le vote du Brexit, qui rappelle avec gravité que « les jeunes générations ne sont pas vaccinées contre le populisme » et qui diagnostique l’accès au pouvoir des dits « populistes » comme une « catastrophe ».

« Au « voilà l’histoire » répond « voilà le populisme ». Le couperet est tombé et la richesse théorique, historique et sémantique du terme populisme est complètement évacuée. »

Pis encore, l’essentialisation des faits et des concepts historiques par Pascal Ory manifeste une instrumentalisation croissante de ces derniers, au service de la construction d’un imaginaire-repoussoir. Premier indice, le populisme est « affaire de définition », mais l’historien préfère s’en tenir à la sienne, « qui permet d’être clair ». Comprenez plutôt, qui permet d’avoir raison. Le populisme, présenté comme « une droite radicale, [dont] le génie propre est de l’être dans un style de gauche radicale », ne peut donc échapper à ce périmètre. Au « Voilà l’Histoire » répond « Voilà le populisme ». Le couperet est tombé et la richesse théorique, historique et sémantique du terme populisme est complètement évacuée. C’est qu’évidemment, ce dernier effraie : derrière lui flotte l’ombre encombrante du peuple, en tant que sujet politique, réclamant à juste titre voix au chapitre, au sein de systèmes institutionnels qui l’ont complètement marginalisé. Mais la machine à essentialiser reprend vite la main et se charge de régler la question : le peuple est convoqué au tribunal de l’Histoire et il est déclaré coupable, ad vitam æternam. La méfiance chronique à son égard, ancrée initialement dans les soubresauts insurrectionnels, à l’instar des journées de juin 1848 et l’épisode de la Commune de Paris, s’articule progressivement autour du spectre du fascisme. Le peuple est ainsi tenu pour responsable de toutes les dérives autoritaires et devient, ipso facto, indigne de confiance. Au peuple de 2019 est renvoyé celui de 1929, comme si, au fond, il n’avait pas changé. Ironie d’autant plus grande pour les fossoyeurs du populisme, qui sont les premiers à reprocher à leurs opposants de parler au nom d’un peuple qui n’existe pas. Mais sont-ils seulement conscients que le leur est un fantôme d’autant plus flou qu’il est irrigué non par une théorie politique, mais par un discours idéologique ?

L’ami du peuple, gravure anonyme. (Musée Lambinet, Versailles.)
Ph. Hubert Josse © Archives Larbor

Apogée des malversations de l’historien, l’élaboration d’un prétendu raisonnement analogique, supposé mettre en évidence « la part du structurel et du récurrent », qui prévaudrait entre deux époques historiques. Coupons court au suspens, Pascal Ory soutient : « Au fascisme des années 1930 répond aujourd’hui le populisme » dans Le Monde. La comparaison historique s’est encore une fois transformée en jugement de valeur, sacrifiant toute exigence intellectuelle et aboutissant à une typologie plus que bancale. Repérant des dynamiques (menace-réaction-crise), le parallèle est établi : d’un côté, bolchévisme-fascisme-crise-économique, de l’autre, islamisme-populisme-crise-écologique. Si la première matrice peut être envisageable – elle s’enracine au fond dans une historiographie qui précède largement Pascal Ory [6], la seconde semble le résultat d’une tentative désespérée de remplir les fameuses cases structurelles. Elle perpétue la confusion qui paralyse notre époque autour de ces phénomènes rarement interrogés avec justesse, en raison de ces amalgames néfastes qui brouillent la pensée. Outre la responsabilité de ces intellectuels dans l’incapacité à faire preuve de distance critique et de précaution linguistique, elle est d’autant plus fortement engagée lorsqu’ils professent des évidences, qui sont tout sauf des évidences : « La « réaction » s’appelle évidemment populisme, catégorie dont on a proposé ailleurs une définition qui délimite un large espace au sein duquel le fascisme de l’entre-deux-guerres trouve toute sa place. » La boucle est bouclée : Voilà l’histoire, voilà le populisme, voilà le fascisme.

Nier pour mieux régner

Face à tant d’attaques et de mauvaise foi, que faire ? Rien, précisément, puisque la sophistique suit sa mécanique et qu’elle n’espère qu’une chose : faire de l’adversaire un ennemi. On débat avec le premier, on élimine le second. Le populisme de gauche est immédiatement dénoncé comme un échec intellectuel de la gauche. Si la logique politicienne est redoutable, elle n’en demeure pas moins affligeante lorsqu’elle rejoint le terrain des idées. Sur le sol miné du populisme, on feint la nonchalance : « Certains, comme Chantal Mouffe parlent depuis peu de « populisme de gauche », mais puisqu’il ne s’agit jamais que de définition, de taxinomie, je m’en tiens à la mienne, (…) dans une acception plus large, le terme « populisme » perd toute consistance. » Pascal Ory réduit donc à « une acception plus large », plus de vingt années de réflexion et de théorisation politique [7], se gardant bien de faire droit à leurs arguments. Les travaux de la philosophe, liés à ceux d’Ernesto Laclau, méritent pourtant qu’on s’y attarde, ou qu’on leur réserve, au minimum, un droit de réponse. Dans son dernier ouvrage, Pour un populisme de gauche (2018), Chantal Mouffe écrit ouvertement que son livre est « une intervention politique et [qu’] il ne cache absolument pas con caractère partisan » [8]. Conjuguant engagement politique et rigueur intellectuelle, elle rendrait presque jaloux ses détracteurs qui, définitivement, ne savent plus jouer dans la même cour.

« On appelle le lecteur à prendre conscience du « rationnel du constat du triple échec Lénine-Mao-Chávez » (…) . L’historien s’est transformé en militant, mais il se présente, encore une fois à l’abri de la  rationalité. »

Ainsi, contrairement à ce qu’affirme Pascal Ory, les efforts de théorisation populiste ne sont pas la négation de la théorie marxiste, ou le symptôme de son échec. Ils s’inscrivent bien plutôt dans la prolongation de leurs réflexions. La filiation est évidemment étrangère à l’historien, qui martèle : « On jette le prolétariat avec l’eau du bain, on substitue à la lutte des classes le clivage haut/bas, peuple/élite. Lénine doit se retourner dans son mausolée. » Sous-entendu : la gauche est tellement désemparée qu’elle bricole des concepts pour se prévenir de l’obsolescence programmée [9]. Le message est clair : quelques lignes plus loin, on appelle le lecteur à prendre conscience du « rationnel du constat du triple échec Lénine-Mao-Chávez », rien que ça. L’historien s’est transformé en militant, mais il se présente encore une fois à l’abri de la rationalité. Il est remarquable qu’en un geste typographique – le tiret, voilà une arme précieuse –, Pascal Ory parvienne à démontrer si vigoureusement sa pensée. Face aux figures menaçantes du passé, victimes de la fièvre rouge, il faut désormais revendiquer la quiétude de la logique. Cette dernière ne s’encombre pas d’éléments de contextualisation – les querelles d’historiens sont vaines et reposent dans de paisibles mausolées ! – car, douée de nouveaux talents prophétiques, elle perçoit des dynamiques flagrantes. Révélation soudaine, la vérité saute aux yeux, et l’on se demande encore quel aveuglement pousse certains à ne pas y être sensibles. L’esprit critique est décidément un opium puissant : il s’acharne à préciser que la construction d’un clivage peuple/élite admet les logiques de domination qui habitent les sociétés, mais se détache des présupposés essentialistes de la lutte des classes, afin de créer des chaines d’équivalence [10] entre les multiples demandes démocratiques, dépassant la seule condition ouvrière. Il persiste à dire que le léninisme est une interprétation du marxisme dans le contexte russe et s’inquiète des rapprochements précaires entre Lénine, Mao et Chávez. Il convoque d’anciens ouvrages afin de mesurer dans quelles circonstances ces leaders arrivent au pouvoir et déploient leur programme ; il demande un bilan équitable de ces pages de l’Histoire [11]. Il pose trop de questions, le trait d’union promettait d’être imparable.

Narcisse, attribué à Caravage, 1597–1599. (Galerie nationale d’Art ancien, Rome)

L’impossible conflictualité est implicitement avouée : les voix discordantes parlent, mais elles ne bénéficient d’aucune reconnaissance. La contestation qui s’exprime à travers le rejet des élites trouve ici une de ses raisons d’être. L’antagonisme ne cesse pourtant d’être renforcé, par ces mêmes qui publient tribunes sur tribunes pour dénoncer l’autoritarisme du populisme. Sans jamais s’interroger sur leur dogmatisme borné, ils minent le débat, bien plus qu’ils ne le pacifient. S’ils méconnaissent tant le populisme de gauche, c’est que ce dernier prône une logique qui leur est étrangère : transformer l’antagonisme en agonisme. Depuis l’ancestral agôn grec et les aphorismes d’Héraclite, force est d’admettre l’irréductibilité de la lutte entre des forces contraires. Ce constat a conduit certains à signer en bas du contrat de la guerre de tous contre tous ; il en a guidé d’autres vers la promesse de réconciliation. Réconciliation qu’il est possible de trouver non pas dans la dissolution de l’une des parties, ni dans la quête éperdue d’un consensus de façade, mais bien dans la structuration et dans l’institutionnalisation de la conflictualité. « La société a besoin d’un certain rapport quantitatif d’harmonie et de dissonance, d’association et de compétition, de sympathie et d’antipathie pour accéder à une forme définie », écrit le sociologue Georg Simmel [12]. La polarisation autour des extrêmes qui se donne à voir dans l’espace politique depuis plusieurs années trouve ainsi une de ses explications les plus fondamentales dans la faillite des démocraties représentatives contemporaines à aménager une arène plutôt qu’un champ de bataille.

« La polarisation autour des « extrêmes » qui se donne à voir dans l’espace politique depuis plusieurs années trouve ainsi une de ses explications les plus fondamentales dans la faillite des démocraties représentatives contemporaines à aménager une arène plutôt qu’un champ de bataille. »

À crédit du populisme de gauche, qu’on fait passer pour anti-démocratique, il est utile de citer ceux qui l’ont conceptualisé… « Le remède n’est pas d’abolir la représentation mais de rendre les institutions plus représentatives. C’est bien le but d’une stratégie populiste de gauche » écrit Chantal Mouffe [13], aux antipodes de la charge qu’on oppose à ses travaux. Ainsi, l’entreprise de négation, si elle est une ressource précieuse pour rassurer ceux qui campent sur leurs certitudes, n’en est pas moins dangereuse et risque de se retourner contre eux. En demeurant sourds aux raisons qui sous-tendent la vague populiste et en s’enfermant dans une guerre de positions, ils témoignent, en définitive, d’une profonde méconnaissance de la démocratie, bien qu’ils s’en érigent comme les gardiens les plus fiables.

Le mépris de la théorie démocratique

Dans la grammaire de Pascal Ory, la démocratie se distribue en deux pôles : d’une part la démocratie libérale, de l’autre la démocratie autoritaire, dont le populisme ne serait qu’une manifestation. Citation à l’appui : « La notion de démocratie n’intègre la valeur de liberté que si c’est une démocratie libérale. L’histoire de la démocratie, depuis l’Antiquité grecque des tyrans, est parsemée de démocraties autoritaires, voire totalitaires. » Une division si binaire, qu’on peine à savoir par où commencer pour faire droit avec justesse à cette démocratie, portée partout en étendard, mais qu’on connaît encore vraisemblablement si mal. Les avertissements contre cette dernière remontent bien à l’Antiquité : Platon s’est illustré par sa méfiance à l’égard du régime, certes pour le danger de la tyrannie de la majorité, mais surtout parce qu’elle traduisait politiquement une valeur d’égalité, inconcevable dans la philosophie platonicienne profondément hiérarchisée, annexée sur un ordre naturel. Curieusement, cette notion d’égalité est totalement absente de la distinction effectuée par Pascal Ory, qui lui substitue la valeur de liberté. Un glissement qui annonce déjà le socle dans lequel s’enracine une profonde méprise qui irrigue la plupart des discours tenus dans l’espace médiatique.

La démocratie, en son sens moderne, réfléchie au dix-huitième siècle et mise à l’épreuve par la Révolution française, s’établit sur la tension, en même temps que sur la complémentarité, de l’égalité et de la liberté. Idéalement, elle reconnaît ainsi l’égalité et, par voie de conséquence, la souveraineté populaire, de même que l’ensemble des valeurs du premier libéralisme, concrétisées dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789. Cependant, notre histoire est celle d’une progressive occultation d’une partie de son identité originelle : la liberté prenant le dessus sur l’égalité, dans un mouvement s’étendant de la victoire du gouvernant représentatif au lendemain de la Révolution, jusqu’à la conceptualisation de l’État de droit (employé aujourd’hui comme synonyme de démocratie), qui juridicise les rapports politiques et subordonne la souveraineté à l’autorité d’un juge. Si ce cheminement historique s’est pensé autour d’espoirs de rationalité et de pacification, ses contradictions ne pouvaient manquer de resurgir. À ce titre, les travaux de Bernard Manin sont éclairants pour comprendre en quoi « les démocraties contemporaines sont issues d’une forme de gouvernement que ses fondateurs opposaient à la démocratie » [14]. Paradoxalement toutefois, bien que la démocratie ait été amputée d’une partie d’elle-même (l’exigence d’égalité et de souveraineté populaire), le discours politique continue d’affirmer l’inverse et gouverne toujours au nom du peuple, réservoir incontestable de légitimité, tout en accordant à ce dernier un rôle mineur, dont l’expression se voit réduite au vote.

« L’enjeu n’est alors pas, comme on l’entend souvent, de préserver « la démocratie » de la menace populiste ou illibérale, qui risquerait de la faire basculer dans « la démocratie autoritaire », mais de rendre la démocratie à elle-même. »

Ces lignes de failles théoriques sont au cœur des débats qui animent actuellement notre époque : la question qui est posée, au fond, est celle éternelle du meilleur régime. L’apparition de nouvelles terminologies – populisme et illibéralisme – témoignent de cette âme refoulée de la démocratie. L’enjeu n’est alors pas, comme on l’entend souvent, de préserver la démocratie de la menace populiste ou illibérale, qui risquerait de la faire basculer dans la démocratie autoritaire, mais de rendre la démocratie à elle-même. « L’ère populiste » que nous traversons, selon les mots de Pascal Ory, s’apparente bien davantage à un moment populiste, tel que le qualifie Chantal Mouffe, qui emprunte au concept d’interregnum de Gramsci, caractérisant les instants critiques de la conjoncture historique, où le rapport de forces peut se reconfigurer. Rien n’est pourtant joué d’avance et la contestation éruptive qui s’exprime doit désormais être articulée autour d’un projet politique capable de radicaliser la démocratie et de réintroduire l’équilibre entre égalité et liberté, complètement empêché par quarante années d’ère néolibérale [15]. En ce sens, n’en déplaise à Pascal Ory, le populisme de gauche existe bien et il se présente comme une stratégie discursive (et non comme un régime, ou un programme, ou un spectre fasciste), qui refuse de laisser à l’extrême-droite la captation de cette contestation de l’ordre établi. Son objectif ? « La construction d’une volonté collective, un « peuple » capable d’instaurer une nouvelle formation hégémonique qui rétablirait l’articulation, désavouée par le néolibéralisme, entre libéralisme et démocratie », selon Chantal Mouffe [16].

Dans une telle perspective, le peuple reprend ses droits sur la scène politique. Mais on comprend bien que cet acteur encombrant, qu’on avait précédemment présenté comme un chemin en puissance vers le fascisme, soit lui-aussi mal traité dans le répertoire démocratique de Pascal Ory. Interrogé au sujet de la souveraineté populaire dans Le Point (Ce concept de « souveraineté populaire » est pour vous une fiction ?), l’historien répond : « La notion même de « peuple » est, par définition, une fiction. « We, the People » (formule qui ouvre la Constitution américaine) est un discours purement performatif : le peuple est ici ce qui se proclame comme tel, et ce que ceux qui prennent ainsi la parole (donc le pouvoir) pensent qu’il est. » Est-il nécessaire de préciser que se dévoile encore ici la tragédie du peuple incompris ? Pourtant, apogée de la tension dramatique : nous sommes d’accord avec Pascal Ory ! Le peuple est en effet une fiction. Mais de quelle fiction parle-t-on ? Car s’il est certain qu’à travers la rhétorique politique, il est possible de construire autant de peuples que de discours – c’est d’ailleurs le cœur même de la stratégie populiste -, l’ombre d’un autre peuple s’esquisse derrière leurs silhouettes.

Jean-Jacques Rousseau, en sage, tenant le ” Contrat social “

Pour le comprendre, il faut revenir à Jean-Jacques Rousseau, qui compte parmi les premiers à théoriser la souveraineté populaire. Ce qui fonde originellement le peuple n’est autre que le contrat social, aussi appelé « pacte d’association », et bientôt rattaché à l’écriture d’une constitution. Réfutant la légitimité consensuelle développée par Hobbes et Grotius (le peuple consent à transférer absolument sa souveraineté), Rousseau écrit : « Avant donc que d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant nécessairement antérieur à l’autre est le vrai fondement de la société. » [17]. Il poursuit : « Si donc le peuple promet simplement d’obéir, il se dissout par cet acte, il perd sa qualité de peuple ; à l’instant qu’il y a un maître il n’y a plus de souverain, et dès lors le corps politique est détruit. » [18] Ce rapide détour par la philosophie politique nous permet d’éclairer des problématiques d’une actualité brûlante : car, en effet, ce qui se joue plus fondamentalement derrière le populisme n’est pas une simple querelle entre qui inventera le meilleur peuple, mais une interrogation éminemment profonde sur le contrat qui lie, ou ne lie plus, nos sociétés. Poser la question de la souveraineté populaire, c’est aussi réfléchir à la permanence de la volonté constituante. Concrètement, c’est donc se demander si les relations entre gouvernés et gouvernants respectent les habilitations données par les premiers aux seconds. Et cela revient, au quotidien, au bout des lèvres des citoyens, lorsqu’ils s’exaspèrent : a-t-on encore notre mot à dire ? Ou, en termes rousseauiste, le corps politique existe-t-il encore ? Les réponses devant y être apportées sont loin d’être univoques et personne – sauf peut-être ces mêmes qui persistent à brandir la menace fasciste – ne prétend détenir la vérité ou l’équation magique, épousant les courbes du réel. En revanche, il est certain que le débat doit avoir lieu, sans caricatures, sans raccourcis et sans malhonnêteté.

« Ce qui se joue plus fondamentalement derrière le « populisme » n’est pas une simple querelle entre qui inventera le meilleur peuple, mais une interrogation éminemment profonde sur le « contrat » qui lie, ou ne lie plus, nos sociétés. »

Ses premières lueurs se donnent d’ailleurs peut-être à voir là où on ne les imaginait pas. Derrière la colère, l’exaspération, la tristesse, la peur, l’enthousiasme, ou encore l’espoir, la vague populiste telle que la décrit Pascal Ory, « se nourrit d’une dimension essentielle, que la science politique a mis du temps à admettre, en raison de ses postulats intellectualistes et, souvent, rationalistes : le rôle capital de l’émotion en politique ». Si l’on s’en tenait à cette proposition, on parviendrait encore à trouver un terrain d’entente… mais les chemins de l’interprétation nous divisent déjà : car si l’historien observe dans ces effluves émotionnels le seul signe d’un danger : voilà le peuple devenu manipulable, en proie à ses passions tristes dirait Spinoza, nous y percevons le signe d’un éveil et d’une sortie de l’indifférence, seule véritable pathologie de notre siècle. Encore une fois, rien n’est programmé et les émotions ne contiennent pas, en elles-mêmes, leur canalisation. La colère peut se radicaliser – il faudra alors se demander pourquoi -, mais elle peut aussi participer d’une indignation salutaire.

Nous la faisons nôtre et nous assumons qu’elle est à la source de l’écriture de ces lignes. En écho à celle que mentionnait déjà Aristote, dans son Éthique à Nicomaque, et au sujet de laquelle il écrivait : « La colère est un désir sombre de vengeance publique face à une manifestation publique de mépris (…) ce mépris étant immérité. » [19] La formulation n’est pas mesurée, mais elle est à la hauteur de l’outrage répété. Il est usant d’être décrédibilisé et sali en permanence, usant de disposer pour se défendre d’une tribune réduite à peau de chagrin, usant d’endosser le mauvais rôle alors qu’on ne cesse de renouveler l’appel au débat. Par conséquent, la colère pointe et elle se présente comme une demande de justice. Enfin, comme la condition même de l’homme libre, car « lorsqu’on est soi-même trainé dans la boue, le supporter (…) le regarder avec indifférence, c’est, aux yeux de tout le monde, avoir une âme d’esclave » [20]. À la colère ont néanmoins succédé les mots, qui se sont voulus nuancés, équitables, patients, ne se contentant pas de dire « vous avez tort », mais cherchant à dévoiler les impostures. En écho, nous espérons que certains intellectuels auront honte d’abuser de la sophistique ou de leur propre surdité, et qu’ils regagneront l’arène que nous leur proposons. « Le poète vise à transformer vieux ennemis en loyaux adversaires, tout lendemain fertile étant fonction de la réussite de ce projet » livre René Char, dans l’urgence de ses Feuillets d’Hypnos [21]Puissions-nous tous, face aux enjeux de notre époque, être fidèles à son éthique et à son exigence.

[1] Voir notamment la tribune de Thomas Branthôme, historien du droit et des idées politiques. Il écrit : « Vecteur d’un puissant effet neutralisant, le populisme est une étiquette qu’on appose sur tout discours contestataire afin de le discréditer », Le Monde, 12 octobre 2018, [en ligne abonnés].

[2] L’Obs (n°2831, 7 février 2019, p.34-35, [en ligne abonnés]), Le Point (n°201811, 13 novembre 2018, [en ligne]), Le Monde (10 novembre 2018, [en ligne]).

[3] Voir François Furet, Le passé d’une illusion, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995, (éd. 1997).

[4] Voir notamment la controverse historique autour des travaux de Zeev Sternhell (Ni droite, ni gauche : l’idéologie fasciste en France, Paris, Le Seuil, 1983), remettant en cause l’imperméabilité de la France au fascisme. Du point de vue de l’histoire des idées, ce dernier s’enracinerait dans une révision du marxisme, et s’établirait à la collusion de l’extrême-gauche et de l’extrême-droite. Il écrit notamment : « À beaucoup d’égards, on pourrait écrire l’histoire du fascisme comme celle d’une immense tentative de révision du marxisme, d’un effort permanent vers un néo-socialisme » (p.34). Une approche qui a été vivement contestée et dont le récent ouvrage, Fascisme français ? La controverse (2014), co-signé par Serge Berstein et Michel Winock, se fait encore l’écho.

[5] Dans sa variante de droite, le populisme s’attache bien, par exemple, à construire un peuple national, en mobilisant un discours xénophobe.

[6] Voir, par exemple, E. Nolte, La guerre civile européenne : national-socialisme et bolchevisme, 1917-1945, Paris, Perrin, 1989 (éd. 2011). Voir aussi la réponse de I. Kershaw à ce pan de l’historiographie allemande dans Qu’est-ce que le nazisme ?, Paris, Gallimard, 1997.

[7] Hégémonie et stratégie socialiste, Vers une démocratie radicale (Mouffe, Laclau, 1985, trad. 2008), La Raison Populiste (Laclau, 2005), Le paradoxe démocratique (Mouffe, 2000, trad. 2016), L’illusion du consensus (Mouffe, 2005, trad. 2016), Pour un populisme de gauche (Mouffe, 2018).

[8] C. Mouffe, Pour un populisme de gauche, Paris, Albin Michel, 2018, p.21.

[9] D’autant que le tribunal de l’histoire a encore sévi… « La Commune de Paris n’a duré que 72 jours, l’Union soviétique a duré 72 ans. Et, là, l’expérimentation a eu le temps de se développer à l’échelle de dizaines de pays et de millions de cobayes. Voilà pourquoi le balancier n’est jamais reparti vers la gauche depuis 1975. » (Pascal Ory, Le Point)

[10] Concept développé dans Hégémonie et stratégie socialiste par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau.

[11] Voir par exemple l’analyse du socialisme réel par Éric Hobsbawm dans L‘âge des extrêmes : le court XXème siècle (1914-1991), Paris, Complexe, 1994, (éd. 1999).

[12] G. Simmel, Le conflit, Belval, Éditions Circé, 1995 (réédition 2015), p.22.

[13] C. Mouffe, Pour un populisme de gauche, op.cit., p.86.

[14] B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1995, p.10.

[15] Le néolibéralisme se distingue du premier libéralisme évoqué précédemment, en ce sens, qu’il se caractérise par une subordination du domaine politique au domaine économique. Le tournant néolibéral des années 80 aurait ainsi contribué à l’homogénéisation des projets politiques, devant désormais, postuler l’acceptation des logiques de marché.

[16] C. Mouffe, Pour un populisme de gauche, op. cit., p.71.

[17] J-J. Rousseau, Du contrat social (1762), Livre I, 5 : « Qu’il faut toujours remonter à une première convention », Paris, Garnier Flammarion, 1966, p.50.

[18] J-J. Rousseau, Du contrat social (1762), Livre II, 1 : « Que la souveraineté est inaliénable », op.cit. p.64.

[19] Aristote, Rhétorique, Livre II, 2 « De ceux qui excitent la colère ; des gens en colère ; des motifs de colère. », traduction inédite proposée dans l’ouvrage : A. Garapon, F. Gros, T. Pech, Et ce sera justice : punir en démocratie, Paris, Odile Jacob, 2001.

[20] Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre IV, 11, « La douceur », trad. Gauthier et Jolif, Louvain, Publications universitaires, 1970, p.110.

[21] R. Char, « Feuillets d’Hypnos », Fureur et mystère, Paris, Gallimard, p.86.

Jacobin et le comeback du socialisme américain

Durant sa présidence, le charismatique et néolibéral président Barack Obama était régulièrement qualifié de « marxiste » et de « communiste » par les médias américains alors qu’il mettait en place de timides réformes après la pire crise économique qu’ait connu le monde en 80 ans. Dans ce contexte, lancer un média qui se revendique du socialisme semblait alors complètement en décalage avec la réalité. C’est pourtant le pari qu’a fait Bhaskar Sunkara, à l’époque encore étudiant, qui a créé Jacobin en 2010, une publication sur le web qui a rapidement donné naissance à un magazine. Aujourd’hui, la plus jeune élue du Congrès américain, Alexandria Occasio-Cortez, s’assume ouvertement socialiste et l’homme politique le plus populaire du pays n’est autre que Bernie Sanders. Jacobin participe à la bataille politique et culturelle pour l’hégémonie, et au redéploiement du socialisme aux États-Unis.


La naissance de Jacobin est discrète et se fait sur un champ de ruines : les résidus de mouvements ouvriers organisés ont tous fait allégeance au Parti démocrate qui est entièrement acquis aux grands intérêts, tandis que les partis plus à gauche sont groupusculaires. Bhaskar Sunkara, qui édite alors le blog des jeunes Democratic socialists of America (DSA), explique : « Globalement, surtout chez les jeunes, les courants dominants étaient l’anarchisme et des formes d’autonomisme ». La tradition socialiste américaine, incarnée notamment par Eugene V. Debs dans les années 1920 semble à ce moment-là définitivement terrassée par des décennies de divisions, de répression étatique et de cooptation par le Parti démocrate. Sunkara, qui découvre le marxisme par ses lectures à la bibliothèque durant l’adolescence, est insatisfait des médias qualifiés de « gauche » qui occupaient la scène médiatique. Il les juge soit trop inaccessibles – telle la très intellectuelle New Left Review, à la présentation plutôt austère – soit trop compromises avec l’establishment dont The Nation serait, selon lui, devenu un « porte-parole insipide et politiquement complaisant ». « Le but de Jacobin était double. Premièrement, aider le socialisme américain en prenant part à un débat plus large avec les liberals [aux États-Unis, liberal désigne globalement les sympathisants démocrates NDLR] et d’autres personnes pour rendre nos idées plus accessibles. Ensuite, il s’agissait, au sein de la gauche, de se battre pour utiliser un idiome – celui du marxisme et du socialisme – plutôt que de jeter le bébé avec l’eau du bain ».

« Notre intention était d’essayer de sortir du ghetto de la gauche et de s’introduire dans un débat plus large, sans bien sûr changer nos opinions »

Il forme autour de lui une petite équipe de rédacteurs composée de jeunes du DSA comme Chris Maisano et Peter Frase. À ces derniers, s’ajoute un « assortiment un peu au hasard » de la gauche américaine dont des rédacteurs issus du Left Business Observer (LBO) de Doug Henwood – le site web du LBO illustre à lui seul le délabrement esthétique du marxisme au début des années 2010. Rapidement, Bhaskar Sunkara et les autres se lancent sur Internet avec seulement un budget de quelques centaines de dollars. « Mais là, ce que j’ai réalisé, en gros, c’est qu’il y a un vrai risque à ne créer qu’une publication en ligne, parce qu’il est très facile d’être ignoré » raconte-t-il. Alors que le discours sentencieux professe la mort prochaine du papier, remplacé par les liseuses et smartphones, il décide pourtant de faire un choix à contre-courant : lancer un magazine papier.

Le numéro 27 de Jacobin Magazine © Cover Art by Luke Brookes / Page Facebook de Jacobin

L’idée était de récupérer des abonnements à l’année dès l’annonce de la création et d’utiliser entièrement cette somme pour financer le premier numéro, en espérant que le nombre d’abonnés doublerait entre chacun des premiers numéros. Après une audience d’environ une centaine d’abonnés par mois, il parvient à atteindre une diffusion d’environ 700 numéros lorsque débute le mouvement Occupy Wall Street, qui lui offre une croissance inespérée. « Je déteste le dire comme ça, mais les manifestations à Madison dans le Wisconsin, en 2010, nous ont aussi un peu aidé ». L’intérêt de la presse bourgeoise via Christopher Hayes, un commentateur de MSNBC plutôt à gauche et un portrait du New York Times attirent ensuite davantage de lecteurs. « En d’autres termes, s’il y avait un débat politique sur un quelconque sujet, nous intervenions avec une perspective socialiste. S’ils discutaient sur leurs blogs avec leurs graphiques, nous avions nos propres graphiques. Notre intention était d’essayer de sortir du ghetto de la gauche et de s’introduire dans un débat plus large, sans bien sûr changer nos opinions ». C’est cette obsession pour la diffusion des idées socialistes au plus grand nombre qui est sans doute la marque de fabrique la plus évidente de Jacobin. Aujourd’hui, la diffusion du magazine dépasse les 40 000 abonnés et le site web enregistre environ un million de visites par mois.

Bhaskar Sunkara, fondateur de Jacobin. © Christopher Neumann Ruud

Les personnages politiques unanimement respectés et applaudis par le reste des médias américains ne sont pas épargnés, tel l’ancien sénateur de l’Arizona John McCain, décédé en 2018, ni les nouvelles coqueluches du système, comme Joe Biden, vice-président de Barack Obama, Beto O’Rourke, télégénique candidat démocrate à l’élection sénatoriale du Texas en 2018 ou encore Elizabeth Warren, sénatrice du Massachusetts et candidate à la primaire démocrate pour l’élection présidentielle de 2020. Même Bernie Sanders, très proche des idées portées par Jacobin, fait l’objet d’un regard critique. Ses opinions en matière d’armes et de politique étrangère sont à titre d’exemple pointées du doigt. Si la proximité avec le Labour de Jeremy Corbyn et les figures issues des DSA sont assumées, elles ne prennent qu’une place assez faible dans le contenu global des publications.

« Nos idées les plus fondamentales doivent être suffisamment simples pour pouvoir les expliquer à tout jeune de 16 ans. »

Néanmoins, le magazine papier, dont les bénéfices servent à assurer la gratuité de tous les articles publiés sur le web, n’aurait sans doute pas connu un tel succès sans les illustrations très bien réalisées qui y figurent. En rupture radicale avec le design âpre des publications classiques de gauche radicale, Jacobin adopte rapidement des couleurs vives et des motifs branchés pour ses couvertures et illustrations. Cette esthétique, issue du travail de Remeike Forbes, contribue largement au succès du magazine auprès des millenials qui redécouvrent avec intérêt les idées socialistes pratiquement disparues dans les pays anglo-saxons. Certains dessins, comme le schéma de guillotine dépeinte en brochure de montage IKEA, ou le détournement du logo de la 21st Century Fox pour célébrer le 100ème anniversaire de la révolution russe de 1917, sont significatifs d’une symbiose entre références culturelles contemporaines et retour à l’audace artistique d’un courant politique qui souhaite radicalement réinventer toute la société.

La couverture du 10ème numéro de Jacobin: une guillotine façon plan de montage IKEA. ©Jacobin

Pour ne pas se cantonner à un public de jeunes et d’universitaires, Jacobin couvre aussi largement les mouvements sociaux américains et travaille parfois en lien avec des syndicats, comme en 2014 lors des grèves massives d’enseignants à Chicago en publiant Class Action, un manuel contenant analyses intellectuelles et conseils de mobilisation. « Un peu comme la gauche française, nos derniers bastions sont les infirmières et les enseignants. Bon, nous n’avons pas les postiers, c’est quelque chose que vous avez [rires] ». « Je pense aussi que nous avons parfois cette image des classes populaires qui ne s’intéressent qu’aux choses les plus basiques, aux titres simples, ce genre de choses, mais en réalité les gens ont toutes sortes d’intérêts étranges » continue Bhaskar Sunkara.

S’il ne fait aucun compromis sur ses opinions politiques, Sunkara est très attentif à la bonne santé financière de Jacobin et se montre très doué en négociations. Pour financer le magazine à ses débuts, il achète et revend d’ailleurs des Playstations pour faire de petits profits. Le site web et le magazine dédient aussi un peu d’espace à la publicité, qui représente environ 7% des revenus de Jacobin. Si cela peut prêter à sourire, Sunkara insiste sur le fait que « la comptabilité de gauche ou de droite, ça n’existe pas », que l’indépendance reste totale, ces ressources servant à financer la gratuité de tous les articles publiés sur le web afin de toucher un public toujours plus large. Ses salariés sont syndiqués et rémunérés décemment tandis que le magazine est une société à but non lucratif.

« Il y a un vrai risque à ne créer qu’une publication en ligne, parce qu’il est très facile d’être ignoré »

Quid de l’avenir ? Avec un magazine qui repose sur un plateau de diffusion de 40 à 50 mille abonnés, Jacobin se développe désormais par d’autres formats et se lance dans d’autres pays : partenariat avec Ada en Allemagne, franchises pour Jacobin Italia et une production de podcasts, lancement de Catalyst – un journal académique -, publication de plusieurs livres avec l’éditeur Verso Books et surtout rachat de Tribune, journal historique du travaillisme britannique. Bhaskar Sunkara, qui vient de publier son livre The Socialist Manifesto, ajoute qu’un documentaire sur l’histoire du socialisme aux États-Unis et peut-être une publication en portugais arriveront prochainement. Consacrant déjà beaucoup de moyens à la couverture de l’international, Sunkara explique sa démarche : « Je pense qu’une des choses que nous faisons différemment des autres publications américaines est l’équilibre entre le fait de ne pas être trop centrés sur les États-Unis, tout en ne faisant pas non plus du tourisme révolutionnaire consistant uniquement à se concentrer sur de nobles luttes à l’étranger pour mieux ignorer les personnes qui luttent dans votre propre pays ».