Parti de la patrie et Général de gauche : qu’en fut-il du gaullo-communisme ?

© Joseph Édouard

À plus de 50 ans de la mort du Général et de 100 ans de la fondation du PCF, le « gaullo-communisme » inspire les espaces militants les plus divers. Tout se passe comme si cette étiquette avait fini par subir la métamorphose qu’ont bien connue, avant elle, celles d’« impressionniste », de « décadent » ou de « romantique » en littérature : le retournement d’un stigmate discréditant en fierté définitoire. Il suffit de lire certaines professions de foi « souverainistes » aux élections, d’interpréter le « gaullisme social » revendiqué par certains candidats à la présidentielle ou de suivre, sur les réseaux sociaux, d’improbables débats en « fraternité gaullo-communiste » qui mythifient de façon souvent abusive l’ambiance « cordiale » censée avoir régné entre les deux camps durant les années 1960. C’est l’occasion de revenir sur une notion, peut-être sur un espoir ; sur ses apories, et peut-être sur sa part de vérité.

Le lundi 1er mars 2021, la Chaîne parlementaire française (LCP) diffusait Une révolution politique, 1969-1983. Ce documentaire iconoclaste, en examinant à contre-progrès les « destins croisés des gaullistes et des communistes », dépeint les mélancolies parallèles des deux camps qui se sont partagé la France des années 1960. Deux camps entre lesquels « pas une feuille à cigarette » n’était censée pouvoir s’intercaler, selon le mot célèbre de Malraux, mais dont l’antagonisme à tout de même fini par disparaître au profit de remplaçants libéraux de droite et de gauche (pour faire simple : Giscard, d’un côté, Delors bientôt de l’autre). À quelques mois de cela reparaissait, chez Perrin, une édition enrichie du copieux De Gaulle et les communistes (1988, puis 2020) du bien moins nostalgique Henri-Christian Giraud. L’ancien directeur éditorial du Figaro y documente les tractations qu’engagea De Gaulle dès 1940 auprès des Soviétiques afin d’enrichir le jeu diplomatique français.

Dans ces deux productions fait retour la notion controversée du gaullo-communisme, caractérisant l’entente tacite, la division des tâches, voire les pactes ponctuels de non-agression qui ont uni, périodiquement, les deux principales forces politiques de l’après-guerre. Que « l’année De Gaulle » que fut 2020 coïncidât avec le centenaire du Congrès de Tours n’explique pas tout. Au-delà de l’occasion de commémorer, le documentaire de LCP et le livre réédité de Giraud doivent aussi être lus comme les signaux faibles – parmi d’autres – d’un très palpable remords historique, forcément aimanté par un ressenti très actuel sur l’état de la France : spleen de la souveraineté, perte d’influence dans le monde, grignotage néolibéral de la Sécurité sociale, primat des droits individuels sur le pacte social, liquéfaction de la lutte de classes dans les identitarismes, etc.

Réalisé par Florent Leone, le documentaire de LCP a le mérite d’examiner les bouleversements politiques des années 1970 dans une perspective quelque peu inhabituelle, puisqu’elle évite pour une fois le présupposé médiatique rituel d’un progrès irrésistible vers l’Europe, l’antitotalitarisme ou la mondialisation. Ce qui est montré ici d’irrésistible, c’est, au contraire, l’histoire d’un reflux plus que celui d’une échappée progressiste. Reflux d’un certain antagonisme fondateur du consensus français, à mesure qu’apparaissent, précisément, une droite et une gauche bien plus conformes, et rendues mieux conformes encore par leurs choix européens : droite et gauche « classiques » qui n’avaient existé jusque-là qu’à titre supplétif, dans l’ombre de la bataille hégémonique (hégémonique jusque dans son antagonisme) que se livrèrent les deux autres camps dont les adhérents s’appelaient respectivement compagnons et camarades : le gaullisme et le mouvement ouvrier.

Admettons donc que l’anti-gaullo-communisme constitua un front sans doute plus solide que le gaullo-communisme lui-même ; autrement dit, ce sont ceux qui déploraient le gaullo-communisme qui étaient les plus convaincus de son existence dans la politique française.

Transparaissant de l’histoire parallèle des deux camps, le « gaullo-communisme » se montre, dans ce documentaire au creux de la vague, quand il commence à manquer, au moment même où s’impose tout ce qui bientôt le remplacera : après l’échec de Chaban à la présidentielle de 1974 gouvernera, côté gaulliste, ce giscardisme euro-libéral qui avait répudié De Gaulle en 1969. Pour lui porter la contradiction, un camp uni de la « gauche » refait son apparition, porté par un Mitterrand roublard et résolu, depuis le Programme commun, à faire le siège de l’électorat communiste – ce qui aboutira en 1981, et transformera la « gauche » de la même façon que Giscard venait de transformer la « droite ».

La généalogie noire d’une étiquette : de Giraud à Onfray

Le livre du petit-fils du général Giraud situe son intervention à l’autre bout de l’histoire. Le gaullo-communisme y fermente au cœur même de la Seconde Guerre mondiale, à partir d’une série de démarches effectuées dès 1941 auprès du PCF clandestin comme de l’URSS par un De Gaulle fragilisé, résolu à ne pas mettre tous ses œufs dans le panier atlantiste pour maximiser les chances d’indépendance de la France libérée. Richement documenté, l’ouvrage n’en transforme pas moins sa thèse en soupçon complaisant, jusqu’à l’étendre sur toute l’histoire de l’après-guerre : en concédant trop aux communistes (français et étrangers), De Gaulle se serait lié les mains, aurait excessivement renforcé ces derniers, leur aurait laissé un crédit et un pouvoir qu’il aurait pu ou dû contenir en agissant autrement.

D’autres essayistes de droite moins rigoureux et moins scrupuleux que Giraud se sont fait plus explicites : à les entendre, De Gaulle aurait carrément consenti à un pacte avec le diable pour se maintenir au pouvoir après la guerre. C’est un grief que des post-vichystes comme Jacques Laurent seront les premiers à formuler après-guerre (Mauriac sous De Gaulle, 1964), en parfaite cohérence avec la propagande de Radio Paris contre le « Général Micro » : faux militaire, De Gaulle serait aussi un faux patriote, disposé qu’il fut à livrer le pays aux Alliés, et surtout aux communistes, pour conserver les rênes du pouvoir. La notion de gaullo-communisme n’a, au départ, pas d’autre origine que ce grief fait au militaire politisé De Gaulle de s’être associé à l’Union soviétique pour conforter sa place de leader de la France libre et de la Résistance.

À partir des années 1960, les tenants de cette thèse seront rejoints par des déçus de l’Algérie française, puis ce seront d’autres acteurs qui cotiseront à cette rhétorique, ces centristes libéraux, ces radicaux, ces socialistes issus du centre du spectre politique et qui avaient fait vivre la IVe République en boutant gaullistes et communistes dans l’opposition. Cette rhétorique, surtout, sera fortement réactivée au retour du général au pouvoir, alors même que la SFIO se marginalisera dans l’ombre du PCF. Inventé pour dénoncer son objet, le concept de « gaullo-communisme » doit ainsi son existence à un mélange de notabilité de gauche et de ressentiment de droite.

C’est Henri-Christian Giraud, donc, qui a conféré à ce concept son scénario historiographique le plus élaboré et néanmoins contestable. Dans l’entière production de l’écrivain, le « gaullo-communisme » (formule qu’il attribue à Raymond Aron, sans qu’on ait pu en trouver trace) a fini par fonctionner comme une sorte de grille de lecture filée. Son De Gaulle et les communistes (1ère édition : 1988) ouvrait le bal avec des arguments qui, autrement interprétés, auraient pu apporter une contribution intéressante. Même s’il s’abandonne à l’autorité d’anticommunistes virulents (Stéphane Courtois, maître d’œuvre du Livre noir du communisme, est cité des dizaines de fois) et parfois de francs collaborateurs (comme Alfred Fabre-Luce), et qu’il relaie quelques hypothèses calomnieuses (Jean Moulin est ainsi fait « agent de l’URSS » sur la foi d’un « faisceau de preuves » dépourvu d’un seul document tangible), l’essai expose certaines sources pertinentes, qu’il croise efficacement en renfort de sa thèse principale.

Mais la lourdeur démystificatrice du discours fait ressembler l’opération, au final, à un déboulonnage de statue opéré au tournevis. De Gaulle a engagé avec Staline des tractations parallèles aux actes diplomatiques officiels que l’on connaissait déjà : c’est un fait. Mais Giraud souhaite un peu trop ostensiblement que ce fait scandalise son lecteur, au point de représenter un Général qui, de la main qu’il n’employait pas à sauver la France, la trahissait déjà pour l’après-guerre. Des conclusions aussi borgnes et relativistes peinent à convaincre. Elles n’ont d’ailleurs pas sensiblement modifié la mémoire du gaullisme dans le débat public. Les ouvertures de De Gaulle à l’URSS, aussi diligentes fussent-elles, n’avaient aucune chance de placer la France libérée devant un danger et une humiliation comparables à ceux qu’avait constitué quatre ans d’occupation allemande.

Avec L’Accord secret de Baden-Baden (2018), Giraud a plus récemment recyclé le même genre de scénario pour la période conclusive de la carrière du Général. Sa nouvelle hypothèse – pour le coup, polémique et contestable de bout en bout – considère que le fameux « repli stratégique » du président, au cœur de mai 68, fut une manœuvre pour s’assurer du soutien des Soviétiques et circonvenir le Parti communiste français. Rien d’autre cette fois que des conjectures orientées qui en vaudraient d’autres. La démonstration est appuyée par un chapelet de petits faits péniblement égrenés, mais qui trahissent partout l’épaisseur de la ficelle du « grand dessein » supposé. Difficile aussi de ne pas en arriver à questionner les intentions du petit-fils du général Giraud, qui, de livre en livre, mobilise décidément ses forces pour montrer que De Gaulle s’imaginait devenir un « Tito français » (l’auteur dixit), fondateur d’une république socialiste soutenue par le PCF. Une thèse qui, cette fois, désespère la vérité et espère tout du scandale.

Reste qu’il ne fait pas bon ignorer la généalogie dépréciative d’une étiquette, surtout si l’on souhaite la réactualiser ou la reprendre à son compte. Ce gaullo-communisme à quoi Giraud finira par donner une forme de scénario historiographique correspondait bel et bien à un reproche adressé à De Gaulle par l’OAS et les néo-pétainistes. Des pamphlets d’extrême droite comme La Droite cocufiée (1968) d’Abel Clarté (voir illustration) définissent le gaullisme comme un « nationalisme au service du communisme ». Toute la plaquette prétend, elle aussi, significativement dévoiler la trame d’une « combinazione gaullo-communiste » inaugurée avec le retour au pouvoir de De Gaulle et les accords d’Évian, puis concrétisée avec la réélection complice du Général au suffrage universel en 1965.

Mais cette rhétorique du crypté-à-déconstruire associant le gaullo-communisme à un arrangement explicite a régulièrement dépassé les espaces politiques qui l’ont vu naître. Ce sont en fait tous les usages militants du désignant « gaullo-communisme » qui se heurtent, en général, à la contradiction interne. La revue Front populaire, patronnée par Michel Onfray et Stéphane Simon, compte ainsi parmi ses rédacteurs beaucoup d’ex-communistes, de gaullistes affirmés et quelques « gaullo-communistes » déclarés (tous fédérés sous l’enseigne « souverainiste » de la publication). Or, les membres de cette alliance par trop enthousiaste sont peut-être oublieux des origines de l’appellation, eux qui ont laissé écrire à leur philosophe-directeur, dans sa récente Théorie de la dictature (2019), cette analyse ricaneuse, stéréotypée et grossière, pastiche aussi impeccable qu’involontaire du pamphlet anti-gaullo-communiste d’extrême droite :

« Tant que de Gaulle est resté au pouvoir, autrement dit jusqu’en 1969, un pouvoir gaullo-communiste s’est partagé le gâteau français. À la gauche communiste, la culture ; à la droite gaulliste, l’économie et le régalien. C’est l’époque où le PCF parvient à faire oublier ses deux années collaborationnistes en créant sa mythologie du PC résistant, du Parti des soixante-quinze mille fusillés et du Parti des héros prétendument antinazis du genre Guy Môquet. »

Il n’est pas nécessaire de banaliser un antagonisme qui a marqué tant d’acteurs gaullistes et communistes pour en même temps reconnaître que ce dissensus n’a jamais remis en cause un certain cadre discursif, associé à de solides acquis, qu’aucune des deux forces ne paraissait vouloir entamer.

Avant de l’envisager sur d’autres bases, admettons donc que l’anti-gaullo-communisme constitua un front sans doute plus solide que le gaullo-communisme lui-même ; autrement dit, ce sont ceux qui déploraient le gaullo-communisme qui étaient les plus convaincus de son existence dans la politique française. Encore aujourd’hui, c’est dans le regard de ses contempteurs apeurés qu’on discerne le mieux ce spectre gaullo-communiste. Une horresco referens qui hante régulièrement l’actualité, à chaque fois que le peuple français oppose ou impose à ses élites un geste de souveraineté. Chez Daniel Cohn-Bendit dénonçant la « République gaullo-communiste » (Libération, 16 mai 2005) lors de la campagne référendaire de 2005 ; chez l’éditorialiste poujado-libéral Éric Brunet redoutant la tournure populiste prise par la présidentielle de 2017 (« Le Gaullo-communisme, une tragédie française… qui perdure », Revue des Deux Mondes, avril 2017) ; ou, dans un style plus étayé, chez le politiste Gaël Brustier constatant, avec le mouvement des Gilets jaunes, que « le gaullo-communisme contre-attaque » (Slate, 23 janvier 2019). Même si Daniel Lindenberg, lui, avait vu dans l’accession de Le Pen au deuxième tour de la présidentielle de 2002 l’indice de « la fin du gaullo-communisme » (Esprit, juin 2002), la notion semble bel et bien cristalliser tout ce que les élites politiques contemporaines ont pu assimiler à des « débordements » de la souveraineté française (… qui déborderaient de la droite comme de la gauche).

Le gaullo-communisme comme champ de forces hégémonique

Si un « gaullo-communisme » a jamais existé, on a donc peu de chances de le trouver dans ces complots polémiques et ces démonstrations sinueuses qui cèdent sans pudeur à la rhétorique de l’histoire secrète ou de la révélation taboue : démonstrations orientées a priori pour éreinter politiquement, produit si caractéristique d’une « déconstruction discursive » où la droite ressentimenteuse d’après-guerre a très tôt excellé (avant qu’une « gauche critique » s’y convertisse à son tour depuis une quarantaine d’années). Pour délimiter la zone de pertinence d’un certain gaullo-communisme, il est sans doute plus prudent de nous intéresser aux dynamiques hégémoniques à l’œuvre dans la vie politique et démocratique française des années 1960.

Une analyse de l’évolution des forces attentive à l’antagonisme des discours, allant de Gramsci à Marc Angenot, peut permettre de voir, dans les débuts de la Ve République, un moment – éphémère, transitoire, toujours relatif, parfois contredit et souvent contrarié – de partage d’hégémonie entre pouvoir gaulliste et opposition communiste autour de mots d’ordre, d’acquis, d’intérêts ou d’adversaires bien définis. Toutes choses égales par ailleurs : De Gaulle continuera d’organiser l’infréquentabilité des « séparatistes » communistes, et ceux-ci ne cesseront pas de contester la politique gaulliste – notamment économique – ni d’accompagner contre elle le mouvement social – jusqu’à la grève historique des mineurs de 1963.

Ainsi, il n’est pas nécessaire de nier l’existence d’un dissensus politique, économique, philosophique, ni de banaliser un antagonisme qui, sur le terrain, a marqué tant d’acteurs sincères de part et d’autre, pour en même temps reconnaître que ce dissensus, malgré maintes secousses (guerre d’Algérie, luttes sociales, Mai 68), n’a jamais remis en cause un certain cadre discursif, associé à de solides acquis, qu’aucune des deux forces ne paraissait vouloir entamer. Si l’hégémonie d’un moment historique donné, comme l’écrit Marc Angenot, peut voir s’entrecroiser des discours contradictoires et mêmes opposés, alors l’hégémonie des années 1960 (des référendums de 1958 jusqu’à, mettons, la mort de Pompidou) fut, tendanciellement, gaullo-communiste, en ceci que l’espace politique et culturel s’y organisa autour de deux camps résolus à rester, dans leur affrontement, hégémoniques, c’est-à-dire co-propriétaires exclusifs de leur théâtre de lutte. Disons, par parenthèse, que c’est aussi ce mélange d’intense conflictualité et d’insensible statu quo – auquel il faut ajouter l’émergence d’une nouvelle culture populaire, d’une nouvelle littérature, d’un nouveau cinéma – qui ont conféré sa base objective à la nostalgie dont font encore l’objet les sixties français. En témoigne la triade De Gaulle-L’Huma-Brigitte Bardot, si bien évoquée dans La France d’hier de J.-P. Le Goff.

Plutôt qu’une intrigue voulue, continue et impunie qui, de juin 1940 à Mai 1968, aurait attendu dans l’ombre qu’un Giraud de passage vienne nous la révéler, on préfèrera regarder cette « connivence » gaullo-communiste comme, essentiellement, une hégémonie faite d’exclusions partagées ; une hégémonie qui reposait donc, avant tout, sur un minimum de refus communs, plus ou moins conscients selon les cas. Il s’agissait d’abord de maintenir certains acteurs, lobbys, demandes et positions aux marges des institutions ou de la société civile – aux plans national et, dans une certaine mesure, international. Bien sûr, cette définition en creux, priorisant l’adversaire (mais la désignation des adversaires n’est-elle pas le fond constitutif de la décision politique ?), n’empêchait pas qu’existassent certains parallélismes « objectifs » entre les deux forces, en particulier au plan des symboles : le « joli nom » de camarade par exemple, qui désignait le lien d’entente unissant les communistes, ne trouvait pas sans raison son correspondant symétrique, parmi les gaullistes, dans celui de compagnon, cette dualité s’abreuvant tout entière à la source de souvenirs et de fraternités historiques sur lesquelles il nous faudra revenir.

Représentons-nous donc la vie politique française des Trente Glorieuses comme un champ magnétique dont gaullistes et communistes auraient constitué les deux pôles conflictuels, et que chacune des deux parties s’entend à entretenir en marginalisant peu à peu d’autres acteurs sociaux et d’autres offres politiques. Peu importe, dès lors, que les deux camps aient multiplié l’un contre l’autre les procès en « fascisme » ou en « séparatisme » : dans un tel système, les dénonciations réciproques sont aussi des brevets d’exclusivité donnés à l’autre, renforçant le champ de forces commun. Latentes à l’époque de la IVe République où, pour ainsi dire, tout le monde gouverne sauf le PCF et le RPF gaullien, cette hégémonie ne s’actualisera vraiment qu’à l’arrivée des institutions de 1958, que complètera l’élection du président de la République au suffrage universel.

Tandis que De Gaulle se taille son espace d’hégémonie sur la France comme entité symbolique et sur le pilotage (politique et géopolitique) de la nouvelle République, le PCF règne quant à lui presque sans partage sur l’hégémonie populaire et culturelle. Le parti se maintient toute la décennie à un haut niveau électoral, conserve ses bastions historiques tout en s’implantant plus largement dans le pays, des municipalités aux institutions de la vie intellectuelle, parfois même au détriment des cellules d’entreprise. De Gaulle avait donc tout pouvoir au plan régalien, mais presque aucun relais et peu de prise – malgré des alliés tempérés comme Raymond Aron – sur tout ce qui se réputait avancé dans la vie intellectuelle de son temps. Régis Debray le résume avec éloquence : « Servan-Schreiber, Gagarine et Frantz Fanon n’étaient d’accord sur rien, sauf sur ceci que de Gaulle était un fétiche poussiéreux et qu’une humanité régénérée nous attendait au coin de la prochaine décennie ». Ainsi, s’il est devenu banal de ricaner de la télévision publique (ORTF) vouée à être la voix du pouvoir gaullien, celle-ci était déjà gaullo-communiste dans son économie interne ; car outre l’information poinçonnée par le gouvernement, la production culturelle (téléfilms, documentaires) était prise en charge par de nombreux sympathisants du PCF.

Les oppositions discursives croisées qui ont pu faire consensus en politique intérieure ne sont pas difficiles à comprendre : après 1945, De Gaulle impose sa légitimité comme incarnation d’une France libre, restaurée en sa souveraineté et ayant rétabli les libertés sur le territoire. Quant au PCF, il est parvenu – par l’héroïsme de militants, mais aussi par habileté politique – à conforter sa mutation, déjà engagée sous le Front populaire, en parti national de la classe ouvrière, résolu (et encouragé par l’URSS) à assumer le pouvoir pour reconstruire le pays. À cette charge de légitimité historique s’ajoute la conception objectivement convergente que se fait chacun des deux camps des institutions politiques : là où De Gaulle tire ses conclusions personnelles de la débâcle parlementaire de 1940 en vilipendant la IVe République et son « régime des partis », les communistes opposent à ces mêmes partis leur vieux procès idéologique de la « démocratie formelle », censée dissimuler la conflictualité structurelle de la lutte des classes.

La relativisation, sinon le dédain de la vie parlementaire est donc partagé : ici au nom d’une conception de la décision, là au nom d’une critique de la représentation. Cela explique qu’au plan intérieur, les deux forces se soient glissées dans le nouveau régime et en aient cueilli des fruits différenciés. Tandis que De Gaulle, avec l’élection à deux tours, barre la route aux majorités mosaïques soumises à tous les chantages d’assemblée, le PCF profite de la relative neutralisation parlementaire des autres forces politiques (de gauche) auxquelles il dame le pion, puisque sa force à lui continue de s’exercer sur des espaces où il règne sans partage.

La rationalisation du parlementarisme n’eut d’ailleurs pas pour effet immédiat de fédérer tous les opposants du Général contre lui, dans la mesure où certains partis, même sans se l’avouer, disposaient de plus d’espace de prospérité dans le nouvel état institutionnel. On peut en donner une bonne illustration en comparant les élections présidentielles de 1965 et 1974, situées de part et d’autre – si l’on peut dire – de l’hégémonie gaullo-communiste. À deux reprises, l’on y voit le PCF soutenir une candidature Mitterrand, mais dans des perspectives significativement différentes. En 1965, les communistes, qui ont engagé un rapprochement – au niveau local, notamment – avec le PS, conservent une attitude et des mécanismes qui ressortissent encore à l’ère gaullo-communiste. Tout à son hégémonie intellectuelle et dans la société civile, l’élection présidentielle intéresse encore peu le PCF. C’est sans conditions particulières, presque comme pour « passer son tour », que le parti soutient Mitterrand aux élections de décembre.

Les éventuels aspects gaullo-communistes de la politique extérieure, bien que celle-ci s’entremêle souvent aux dynamiques intérieures, répondent plus volontiers à de vrais croisements d’intérêts, qu’ils soient liés à la doctrine ou aux circonstances du moment.

En 1974 en revanche, la nouvelle candidature Mitterrand acquiert la densité d’un long aboutissement programmatique, deux ans après qu’a été adopté le Programme commun de la gauche. À partir de là, ce désignant de « gauche » restera prioritaire jusque récemment pour restructurer un camp dans le débat politique – d’autant plus que le camp adversaire, lui aussi, se normalise en tant que « droite » à la faveur du tournant giscardien. Non seulement De Gaulle a disparu, mais le PCF – depuis 1968 symboliquement – commence à souffrir de la concurrence sur ses bases sociale et intellectuelle. Le Parti, ne profitant plus de la tenaille gaullo-communiste, fait son deuil de cette hégémonie de fait et se met à rechercher, avec plus ou moins de fortune, d’autres espaces et articulations politiques.

Une politique gaullo-communiste ?

Envisager le gaullo-communisme sous l’angle de l’hégémonie partagée permet non seulement de situer celui-ci comme structure (partage discursif et institutionnel de l’espace politique) plutôt que comme conspiration (accords secrets et trahisons latentes). Cela permet aussi, semble-t-il, de mesurer raisonnablement le phénomène sous l’angle de ses contenus politiques. Tâche encore ici essentielle, tant sont polarisées les opinions à ce sujet dans le discours social.

À gauche, on voyait à l’époque (et parfois récemment) en De Gaulle un dirigeant conservateur, colonialiste ou réactionnaire comme les autres : le président du 17 octobre 1961, le premier « liquidateur » de la Sécu en 1967. Pour certaines droites, il fut, selon les cas, un décolonisateur soumis au FLN (l’OAS et les tenants de l’« Algérie française »), un président adepte de coups d’éclat stériles, hostile aux « Anglo-Saxons », improvisateur en économie, animé par d’anachroniques utopies redistributrices (les libéraux et giscardiens, voire les pompidoliens). Il serait facile de renvoyer ces deux faisceaux de discours à leurs contradictions mutuelles, qui dénotent forcément des aveuglements respectifs. Chez les « souverainistes » les plus épris, on exalte au contraire une sorte de programme commun qui aurait uni tacitement gaullistes et communistes – scénario pas davantage convaincant. Tentons donc de contourner ces trois impasses militantes pour circonvenir ce « socle » gaullo-communiste sans idéalisation ni polémique.

D’abord au plan de l’économie de de la politique intérieures : après 1945 (mais déjà, en réalité, depuis le milieu des années 1930), le PCF fait mouvement vers la nation, se pensant moins comme la section d’une internationale que comme un parti français dépositaire de la cause ouvrière – ce en quoi Moscou, cœur vibrant du Komintern, l’aura paradoxalement aidé ! À cet effort correspond celui du militaire Charles de Gaulle qui, depuis sa culture chrétienne attachée à de vagues idées sur l’harmonie sociale , consentira toutefois, conscient qu’il est du rapport des forces, à la refondation d’une Sécurité sociale – même s’il ne l’aurait sans doute pas souhaitée aussi extensive, notamment dans la gestion paraétatique qu’a mis en place en 1946 le ministre communiste Ambroise Croizat. Pour autant, des économistes comme Bernard Friot, en niant que De Gaulle y ait été pour quoi que ce fût, cèdent à un affect aussi partial que la droite qui vocifère contre le « bolchévisme d’État ». Sans sa relégitimation par le gaullisme (Thorez, autorisé à revenir d’URSS, appelle d’emblée à reconstruire le pays plutôt qu’à faire la révolution), le PCF n’aurait jamais obtenu ni le consensus, ni les manettes institutionnelles indispensables à la construction de ce « déjà-là communiste » que fut la Sécurité Sociale.

Les éventuels aspects gaullo-communistes de la politique extérieure, bien que celle-ci s’entremêle souvent aux dynamiques intérieures, répondent plus volontiers à de vrais croisements d’intérêts, qu’ils soient liés à la doctrine ou aux circonstances du moment. Un premier moment – quoique complexe – de l’histoire de ces croisements intervient avec la crise algérienne. La droite pro-Algérie française reprochait à De Gaulle de faire la politique décolonisatrice du PCF : c’était minimiser la politique du Général entre 1958 et 1961, qui fut en réalité tâtonnante, avança au coup par coup, et devait d’ailleurs, à son dénouement, frustrer tous les bords de l’échiquier politique. Mais c’était aussi prêter aux communistes une détermination plus univoque qu’elle ne l’était en réalité : en effet, les figures de proue de l’activisme indépendantiste algérien (du PSU à L’Observateur) reprocheront souvent à la direction communiste sa modération durant toute la période. Entre porteurs de valises et attentistes prudents, le PCF n’agit pas comme un seul homme, sachant conserver sa part stratégique d’ambiguïté sur la question algérienne. Sans doute par indécision entre son âme nationale et son âme internationaliste, mais aussi parce que le Parti avait pris conscience que De Gaulle, tout à sa propre logique, s’était finalement converti à l’autodétermination.

Pourtant les « événements » algériens, torrent quasi-fratricide vécu au fil de l’eau par nombre d’acteurs, ne sont pas la meilleure illustration des croisements gaullo-communistes en matière de politique extérieure. Le plus significatif, en la matière, reste le rapport à « l’ami américain », selon la formule d’Éric Branca. Il n’est plus à prouver que De Gaulle, sa volonté de dialoguer et de se défendre « tous azimuts », a souvent pu donner des satisfactions au PCF : tantôt pour conforter directement le crédit international de l’URSS, tantôt pour saper indirectement les arguments de la droite et de la gauche atlantistes. Des décisions comme la reconnaissance de la Chine populaire ou la sortie du commandement intégré de l’OTAN ont ainsi été explicitement saluées par les communistes français (à titre de comparaison : Mitterrand, lui, avait contesté le retrait gaullien de l’OTAN à l’Assemblée nationale). D’autres fois, le Général devait tout bonnement couper l’herbe sous le pied à l’ensemble des forces anti-impérialistes. Dans l’histoire des peuples à disposer d’eux-mêmes, peut-être un jour conviendra-t-on qu’il faut placer très haut son discours prononcé à Phnom Pen le 1er septembre 1966 – presque à l’avant-garde, et a minima au même rang que l’activisme étudiant de Californie. Un discours que Castro et Guevara, qui s’y trompaient moins qu’un Cohn-Bendit, devaient d’ailleurs immédiatement saluer.

Il n’y eut donc pas de politique gaullo-communiste ; plutôt, un esprit tacite de conservation, et parfois pour des raisons opposées, d’une assise minimale de contenus et de principes – relative indépendance face aux blocs, conservation (elle aussi relative) du programme social du CNR, maintien opportuniste de la stabilité des institutions – qui assuraient leur champ hégémonique commun aux deux forces. « Car leur vraie force, à ces deux mémoires, a été de constituer un système, de se nourrir mutuellement l’une de l’autre, de se rendre un service réciproque », écrit Pierre Nora. « C’est le génie, en effet, du général de Gaulle d’avoir su ériger le parti communiste en interlocuteur privilégié, en adversaire le plus favorisé, en solution de rechange impossible. […] Il a pu obtenir parfois des voix de communistes, en 1958, il a pu obtenir leur neutralité toujours, il a pu même, en 1968, obtenir leur aide ».

Le gaullo-communisme : alliage mystique ?

À l’issue de notre raisonnement, il nous faut néanmoins encore faire un pas de plus pour éviter de nous leurrer sur le phénomène : si gaullistes et communistes ont pu structurer autour d’eux un champ de forces assez exclusif des autres formations politiques, s’ils ont pu s’accorder ou s’approuver autour de quelques principes refondateurs du pacte social et de l’indépendance française, ce n’était guère par l’effet automoteur des jeux de discours et des rapprochements objectifs. Au-delà du constat stratégique, il convient donc aussi d’envisager les motivations profondes. Qu’est-ce qui a vraiment fini de convaincre les communistes que la France en tant que nation était une chose « très valable », selon le mot célèbre de De Gaulle? Symétriquement, comment, depuis sa « conception héroïque de la vie » (pour parler comme Christopher Lasch) et son imperméabilité aux affects marchands, De Gaulle a-t-il évolué, jusqu’à se heurter à l’opposition de son camp politique, vers une prise en compte aussi pragmatique qu’énergique de la question des classes populaires et, plus largement, de l’homme dans l’économie et la société (au point de le conduire ce militaire impassible à formuler dans la participation sa propre réponse à la question de la justice sociale) ? Le moteur de ces deux mises en mouvement ne saurait être seulement d’ordre politique. Il y entrait une dose non-négligeable de mystique, réactivée par la tragédie que venaient de vivre les générations actives du milieu du siècle.

L’expérience ne pouvait bien sûr pas durer plus longtemps que ce laps d’une génération, qui court de 1945 à 1970. Comme pour Valmy, comme pour la Commune, cette mémoire devait vite devenir celle de regrets, regrets bien plus durables que l’euphorie de l’événement lui-même.

Les mesures sociologiques, discursives, stratégiques sont explicatives sans être fondatrices, surtout quand elles font l’abstraction du liant qui seul, nous semble-t-il, explique qu’on espéra ou qu’on espère encore au gaullo-communisme. Au cas où l’on redouterait le langage littéraire de Charles Péguy, on peut s’en remettre à l’historien François Azouvi, qui propose d’envisager comme une « expérience métahistorique » ce qui reste, à ce jour, le dernier grand moment mystique de l’histoire de France : cette parenthèse capitale de la Résistance et de la France libre, avec sa poignée d’années de clandestinité, d’espionnage, de sabotages, de désobéissance, de lutte armée contre l’Occupant, dans et hors de la France.

Pour Azouvi, la France de la Libération ne fut pas aveuglément « résistancialiste » comme un discours paresseux se plaît à le prétendre depuis plusieurs décennies. L’auteur rappelle a contrario toute la diversité des discours, des œuvres, romans et métrages qui ont diffusé une vision subversive, désenchantée, cynique ou humiliante du conflit dès ses lendemains, c’est-à-dire bien avant l’ère de démythification supposée qu’on fait traditionnellement débuter en 1971, avec la sortie du Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls. Ce qu’on nomme « résistancialisme » correspondait en réalité à un affect tout sauf insincère et opportuniste qui sut étreindre une grande partie des acteurs de la refondation de la France d’après-guerre. Parce qu’il était intimement lié à un vécu d’exception, cet affect était fragile, et forcément éphémère à l’échelle historique. Azouvi tient pourtant à distinguer le résistentialisme temporel, affect affecté, voire guidé, et finalement moins prégnant qu’on ne l’a dit, de l’intensité bien réelle d’une Résistance ressentie « comme événement métahistorique, mystique », qui suscite une mémoire sacrée » ; or, bien que périssable, « cette mémoire est étrangère au temps, elle est anhistorique ».

Il faut considérer que quelque chose dans le phénomène résistant restait insécable, « résilient », comme on dit de nos jours, aussi bien aux dissections cyniques qu’aux déconstructions cliniques, et que ce quelque chose garantit l’alliage gaullo-communiste. La rencontre, même ponctuelle, entre des nationaux-légitimistes dépouillés du ressentiment stagnant de la droite et des communistes gagnés à la nation avec le peuple qu’ils représentaient, était fonction de la mémoire du moment mystique qui venait matériellement d’être vécu. Si ces deux forces sont parvenues à s’arroger le quasi-monopole mémoriel de la Résistance, c’est parce qu’elles seules (à la différence des radicaux, de la SFIO, de la droite libérale et patronale) n’apparaissaient pas comptables des erreurs d’une IIIe République avilie par un régime d’occupation, puis remisée, après-guerre, par deux nouvelles Constitutions.

Interdit dès l’été 1939 par Daladier, et donc écarté du vote des pleins pouvoirs à Pétain, le PCF profite de sa disgrâce se mettre relativement hors de cause dans la débâcle républicaine. Après 1941, son organisation efficace de la lutte intérieure, couplée au poids stratégique de l’URSS qui combat à l’Est, achèveront aussi de faire oublier les atermoiements du pacte germano-soviétique. Quant au gaullisme, au moins sur le plan de la symbolique, il naissait tout armé de l’événement politico-médiatique du 18 juin 1940. Le sous-secrétaire d’État De Gaulle, comptable de rien d’autre que de son audace et, par-là même, en rupture de ban, devait incarner cette renaissance chevaleresque de la nation dans sa propre personne. Ainsi, dans la Résistance, les communistes trouvent une fontaine de jouvence et la France libre, son bain baptismal.

Après la Libération, l’ensemble des débats politiques et stratégiques resteront durablement lestés par une expérience aussi transcendante, au point que Gaël Brustier n’hésite pas à qualifier d’« inconscient FTP » (Reconstruire, 4 mars 2019) l’imaginaire sous-tendant tout le débat public des Trente Glorieuses. Au fur et à mesure qu’il se déréalise en mémoire historique, le gaullo-communiste devient un argument politique. Ainsi, pour rallier à l’Union de la gauche certains groupes de gaullistes sociaux déroutés par la candidature de Valéry Giscard d’Estaing, Georges Marchais, secrétaire général du PCF, entonnera entre les lignes un vibrant appel à l’histoire commune : « Entre les communistes et les gaullistes, il y a des choses qui ne sont pas liées à des circonstances électorales mais qui sont autrement plus profondes. Il s’agit de l’attachement à la nation et à sa grandeur, de l’aspiration à voir notre peuple rassemblé pour faire une société plus juste, plus fraternelle, au progrès de laquelle participent réellement tous les Français ».

Bien sûr, en 1974, le temps effectif du gaullo-communisme était passé : l’affrontement entre Giscard et Mitterrand rétablissait un axe électoral beaucoup plus structuré par l’opposition gauche-droite. Mais sous la couverture du souvenir, le pacte entre les deux mémoires pouvait, justement, d’autant plus être rappelé que les deux camps autrefois hégémoniques se marginalisaient. Dans l’apaisement d’un retour mémoriel, on verra s’élever des analyses différentes du phénomène, comme celle de Pierre Nora. Dans son article célèbre, l’historien consacrera le gaullisme et le communisme comme « deux mémoires qui, historiquement, se rapprochent en sœurs ennemies, parce qu’elles avaient en commun d’être toutes les deux imaginaires, syncrétiques et complémentaires ».

Pour un lecteur de Régis Debray, de René Girard ou de Carl Schmitt, il n’y a pas de paradoxe à ce qu’une hégémonie discursive se réenchante dans une grande intensité mémorielle, voire en théologie politique. C’est que la prise en compte de la Résistance comme expérience métahistorique requiert précisément de conserver la sagesse de l’imprévisible, ou au moins de prendre en compte la part de spontanéité incalculable dans la conviction des acteurs. A fortiori lorsque ces derniers vont au sacrifice : on peut par exemple s’étonner qu’une sociologie du sacrifice pour ses idées ne soit plus pensable au-delà des seuls paradigmes de la « position » et de la « domination ». Que faire du préfet Jean Moulin refusant aux Allemands la part d’autorité dont il est dépositaire au point de tenter de se trancher la gorge ? Ou de Pierre Brossolette se jetant de la fenêtre de la Komandantur de peur de se trahir sous la torture ? La question du sacrifice tangente aussi celle de l’héroïsme : quid d’une pensée de l’héroïsme qui fasse sa part à l’exemplum d’exception, sans ramener toute forme de bravoure à un malentendu ?

Gilbert Durand l’a bien montré : les épistémès d’une époque changent en même temps que ses grands affects. Or, il est évident que la mémoire historique des cinquante dernières années a lentement installé la figure de la victime à la place qu’occupait naguère celle du héros. Comme l’écrit François Azouvi pour le cas de la Seconde Guerre, « tandis que le temps travaille pour la mémoire du génocide, il travaille contre celle de la Résistance ». Le même parallèle serait d’ailleurs à faire, mutatis mutandis, pour le mouvement ouvrier, puisque les nouveaux imaginaires militants commençaient eux aussi, durant la même période, à conférer aux groupes de marginalisés de la société le statut de « sujets révolutionnaires » privilégiés, statut auparavant associé une classe de travailleurs constituée en sa masse, et définie par son rapport au travail. Il n’en va pas autrement des imaginaires scientifiques, à plus forte raison ceux des sciences dites « humaines et sociales ». Toute conception hégémonique se définit avant tout par la dimension qu’elle ignore ou escamote, et qui marque les limites de sa « scientificité ». Ce qu’un esprit sociologique diffus parmi les savoirs universitaires croit avoir remisé à l’enseigne de l’une ou l’autre forme d’« objectivation » correspond, en réalité, à l’élément précis que le dit esprit se choisit plus ou moins consciemment comme angle mort.

C’est aussi ou (peut-être) avant tout l’effet de ce double reflux affectif et épistémique qui fait voir à certains le gaullo-communisme comme périmé, obsolète, fantasmé ou tout bonnement impensable. Sans nier que des instrumentalisations parasitaires se soient greffées sur son affect métahistorique, il faudrait pourtant pouvoir le repenser en ré-imaginant que la Résistance se pensa elle-même comme une intensité sacrificielle vécue à l’enseigne de la nation envahie et, par-là même, comme un insécable sociologique et psychologique. Moins méthodique que nos sociologues, Maurice Merleau-Ponty avait perçu dès 1945 ce qui, dans l’expérience collective à peine achevée, échappe encore à ses objectivateurs d’aujourd’hui : « Les résistants ne sont ni des fous ni des sages, ce sont des héros, c’est-à-dire des hommes en qui la passion et la raison ont été identiques, qui ont fait, dans l’obscurité du désir, ce que l’histoire attendait et qui devait ensuite apparaître comme la vérité du temps ».

Que l’affect de sacrifice pour la nation soit venu habiter cette « obscurité du désir » explique qu’autant de frères ennemis se soient rejoints au diapason de la patrie déshonorée. Qu’on y voie ou pas l’horizon d’un programme anthropologique, ce phénomène requiert, au moins pour qu’il soit compris, de pouvoir admettre qu’honneur et sacrifice aient pu apparaître comme des idées valables, des idées que certains citoyens ont pu juger déshonorées, au point parfois de se sacrifier au nom de l’attachement qu’ils leur portaient, dans un geste aussi sincère qu’éclairé.

Tout à la fois beaucoup moins et beaucoup plus que ce que peuvent en dire, respectivement, ses mythologues et ses démythificateurs, le gaullo-communisme n’est saisissable qu’à la condition d’alterner entre différents registres dans la réflexion qu’on lui consacre. Comme doctrine ou comme « programme » éventuel, il demeure introuvable si on n’y reconnaît pas avant tout une polarité, dans la tension qu’elle installe, fondatrice d’une hégémonie, et d’où peuvent émaner quelques principes sur lesquels gaullistes et communistes purent s’entendre plus ou moins tacitement, surtout entre 1958 et 1969. Mais surtout, souterrainement à ces articulations politiques de discours, le phénomène est impensable si l’on ne fait pas crédit à la Résistance d’avoir été aussi un engagement mystique. À tort ou à raison, De Gaulle et le PCF ont pu récolter l’essentiel du prestige de cet événement métahistorique : ce prestige, les deux camps ne l’ont capté que marginalement sous la forme d’un « capital » objectivable et exploitable dans la vie publique de l’après-guerre, mais beaucoup plus sérieusement comme une expérience qui oblige ses parties prenantes – d’où qu’il vinssent au départ – et qui a pu réellement les voir se réunir, en dernière instance, en vertu de ce lien qui n’est pas réductible à un calcul cynique de position.

L’expérience ne pouvait bien sûr pas durer plus longtemps que ce laps d’une génération, qui court de 1945 à 1970. Comme pour Valmy, comme pour la Commune, cette mémoire devait vite devenir celle de regrets, regrets bien plus durables que l’euphorie de l’événement lui-même. Nihil novum sub soli, donc. Mais quittes à être rendus à la seule mémoire déceptive du gaullo-communisme, autant en travailler la qualité, conscient de ses limites, pour dégager, pour les occasions des temps qui viennent, les principes politiques et mystiques d’une inspiration qui n’est peut-être pas tout à fait desséchée.

Cinquante ans après le 11 septembre chilien, l’héritage d’Allende et du coup d’État

Au Chili, les commémorations du coup d’État du 11 septembre 1973 ont un goût amer. Un demi-siècle après cette matinée qui a plongé le pays dans une longue dictature néolibérale, une crise est en cours. Le président à la tête du pays, Gabriel Boric, prétend s’inscrire dans les pas de Salvador Allende, assassiné il y a cinquante ans. Pourtant, son action s’inscrit par bien des manières aux antipodes de l’ancien leader socialiste. Ayant renoncé à une confrontation avec les élites chiliennes, Boric s’aligne parfois sur elles – notamment sur les questions de politique étrangère. Dans un Chili plus fracturé que jamais, où les plaies mémorielles du coup d’État demeurent brûlantes, la rupture avec le système économique hérité de la dictature reste à entreprendre.

Le 11 septembre 1973, un coup d’État militaire renverse le gouvernement de l’Unité populaire. Salvador Allende, premier président socialiste du Chili, est assassiné. Son mandat (novembre 1970 – septembre 1973) fut l’occasion d’une expérience révolutionnaire unique.

11 septembre 1973 : le putsch qui achève l’expérience révolutionnaire

Dès son élection, il est soumis aux manœuvres de déstabilisation des secteurs élitaires du Chili, appuyés par les États-Unis. L’asphyxie de l’économie est organisée dans le secteur minier et routier, téléguidée par la CIA, tandis qu’une propagande médiatique joue sur l’anticommunisme ambiant pour fragiliser le gouvernement. Plusieurs groupes d’extrême-droite organisent des attentats terroristes pour détériorer les infrastructures ou s’en prendre à des représentants de l’Unité populaire – le chef de l’État-major chilien René Schneider est notamment assassiné. Pour le remplacer, sont nommés à ce poste Carlos Prats González, puis un certain Augusto Pinochet…

Poignées de portes du sculpteur Ricardo Mesa représentant la force du monde ouvrier, réalisées pour l’édifice de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement à Santiago de Chile en 1972 © Jim Delémont pour LVSL, décembre 2021.

Alors que la menace d’une sédition militaire se confirme, Allende et ses ministres refusent jusqu’au bout d’armer leurs partisans. C’est finalement le matin du 11 septembre 1973 que l’expérience chilienne prend fin. Un assaut organisé par le général Augusto Pinochet sur le palais présidentiel de la Moneda renverse le gouvernement et coûte la vie à Salvador Allende – après une ultime élocution destinée à rester dans les mémoires.

Les espoirs d’une transition démocratique en-dehors du cadre défini par le régime s’évanouissent. C’est à l’initiative de Pinochet qu’un référendum est organisé portant sur la prolongation de sa fonction à la tête du pays.

La dictature qui s’instaure règne par les méthodes les plus sanglantes. Plus de 45.000 personnes sont détenues dans les semaines suivant le putsch, tandis que 200.000 fuient le Chili entre 1973 et 1988. L’intention des putschistes soutenus par Washington se précise : établir un projet contre-révolutionnaire de long terme et éradiquer toute forme d’opposition.

« Le corps au service du capital » : collage dans les rues de Valparaíso par le collectif Pesímo servicio. © Jim Delémont pour LVSL, janvier 2022.

Institutionnaliser le néolibéralisme, au-delà de la dictature

La dictature transforme le Chili en laboratoire des politiques néolibérales. La « thérapie de choc » appliquée par Pinochet sur les conseils d’une myriade d’économistes américains – dont Milton Friedman – bouleverse les structures socio-économiques du Chili.

Les organisations de la classe ouvrière chilienne sont méthodiquement démembrées, de façon à briser leur pouvoir d’action sur les modes de production. Les implications économiques de cette transition libérale sont éloquentes : alors que 25 % de la population chilienne vivait sous le seuil de pauvreté en 1970, ce chiffre grimpe à 45 % en 19911.

Le régime tient par la répression, mais aussi par une propagande de masse via la télévision – qui se généralise jusque dans les foyers chiliens les plus éloignés des préoccupations politiques. En 1980, l’instauration de la nouvelle Constitution rédigée par Jaime Guzmán parachève d’imposer la logique néolibérale dans le cœur du pays.

L’extrême difficulté à organiser des mobilisations sociales a pour effet de renforcer le rôle des partis politiques, autorisés ou non, notamment à gauche et dans l’opposition. Après les échecs consécutifs des tentatives de faire vaciller le pouvoir, les espoirs de voir une transition démocratique en-dehors du cadre défini par le régime s’évanouissent. C’est à l’initiative de Pinochet qu’un référendum est organisé portant sur la prolongation de sa fonction à la tête du pays. La victoire du « non » laisse place à une transition démocratique négociée entre la dictature et les partis politiques, qui pérennisent les institutions du système.

Les promesses de la transition démocratique sont rapidement déçues. Si l’obstacle de la répression militaire n’est plus, la transition a intégré les mécanismes qui maintiennent l’État captif des intérêts financiers. Au sortir de la dictature, le système chilien porte donc ainsi déjà en lui les ingrédients de la crise politique qu’il traverse aujourd’hui.

« Chili, entreprise familiale », collage dans les rues de Valparaíso par le collectif Pesímo servicio © Jim Delémont pour LVSL, janvier 2022.

Commémorations officielles et lectures réactionnaires du coup d’État

L’organisation des commémorations des cinquante ans du coup d’État en ce 11 septembre 2023 a fait l’objet d’un intense débat – signe qu’il s’agit plus d’une plaie béante que d’une cicatrice. Outre les 40.000 victimes de torture, la dictature a laissé derrière elle plus de 2.300 morts et l’ombre de 1.102 personnes toujours portées disparues à ce jour2.

Pour autant, il n’y a pas de consensus sur la lecture du coup d’État. Si la dictature est condamnée – parfois timidement – par la droite, cette réprobation est systématiquement associée à un discours qui pointe la responsabilité le gouvernement de Salvador Allende. Celui-ci aurait semé un chaos dont le putsch était une issue logique. Cette stratégie discursive est amplement répandue dans tout un pan du personnel politique, et largement admise dans les médias de masse.

Cinquante ans plus tard, victimes et tortionnaires devraient donc partager un récit commun. Cette absence de consensus mémoriel rend possible la réhabilitation de la dictature par l’extrême-droite, qui s’affirme volontiers « pinochetiste ».

La présidence Boric permet bien l’émergence d’un discours officiel qui reconnaît la responsabilité de l’État chilien dans les crimes commis durant une décennie et demi. L’exécutif a mis en place un programme baptisé « cinquante ans du coup d’État : la démocratie, c’est la mémoire et le futur ». Cette série d’événements a débuté par la présentation du Plan national de recherche, de vérité et de justice qui ambitionne d’éclaircir les circonstances d’assassinat ou de disparition des opposants politiques.

« Groupement des familles d’exécutés politiques ». Manifestation à Valparaíso. © Jim Delémont pour LVSL, mai 2018.

Pour autant, en mettant sur le même plan « la mémoire et le futur », Boric ambitionne d’initier un apaisement et vise l’écriture d’un récit que beaucoup à gauche jugent consensuel quant au bilan de la dictature. Une volonté difficilement tenable alors qu’une multitude de mémoires dissonantes fractionnent le pays… C’est ce qu’a souligné la Declaración del 11, une initiative de l’exécutif qui a invité toutes les forces politiques a signer le 11 septembre une déclaration transpartisane en quatre points pour la défense de la démocratie.

Les partis de droite ont réagi en annonçant signer leur propre déclaration, parvenant ainsi a isoler une fois de plus le gouvernement tout en maintenant intactes les fractures historiques. En dernière instance, Gabriel Boric aura malgré tout remporté son pari, l’ensemble des anciens présidents ayant confirmé leur présence à l’événement.

Estallido, Constituante, Boric : un espoir mais…

Depuis 2019, le Chili est plongé dans une certaine incertitude politique. Après l’annonce de l’augmentation du prix du ticket de métro – une étincelle sur un brasier social qui couvait de longue date – une incroyable mobilisation sociale a lieu. Cet estallido social rebat les cartes : le Président d’alors, le néolibéral Sebastian Piñera, doit concéder le lancement d’une réforme de la Constitution à travers une assemblée constituante puis l’organisation d’un référendum. En 2021, l’arrivée au pouvoir de Gabriel Boric en 2021, élu notamment grâce au rejet de son adversaire José Antonio Kast, un nostalgique de la dictature. Ces deux événements semblent alors tourner enfin la page de l’ère Pinochet. Du moins en apparence.

Alors que le retour à la démocratie avait été marqué par le bipartisme entre les forces de la concertación/ Nueva Mayoria (Parti Socialiste, Parti pour la démocratie PPD, Parti radical, Parti Démocrate-Chrétien) et celle de la droite traditionnelle, la mobilisation a changé la donne et permis à une nouvelle génération, principalement issue des luttes étudiantes des années 2010, de conquérir l’appareil d’État. Gabriel Boric en est le produit. Depuis plus d’un an, cette nouvelle génération est confrontée à la réalité du pouvoir, avec la promesse difficile « d’en finir avec le néolibéralisme là où il est né », d’après les mots de Boric.

Depuis un an, c’est surtout le ralentissement de la dynamique qui a porté Boric au pouvoir et ses multiples échecs qui sont notables. Après une première lourde défaite au référendum de 2022 pour faire approuver une nouvelle constitution (64 % pour le « non »), proposée par une majorité plutôt située à gauche, plurielle et alternative, une nouvelle Assemblée constituante a été élue et celle-ci est dominée aux deux tiers par une majorité de droite et d’extrême-droite.

Avec un agenda législatif modéré et une ligne totalement à contre-courant sur les questions internationales avec ses partenaires latino-américains, Gabriel Boric cherche à éviter la confrontation.

Pire encore, le Parti républicain de José Antonio Kast, situé à l’extrême-droite de l’échiquier politique, s’est placé premier à ces élections constituantes et représente près de la moitié de cette nouvelle assemblée. Voilà ainsi plusieurs mois que la droite et surtout l’extrême-droite, héritières du « pinochetisme », sont dans une dynamique électorale qui semble définitivement refermer la parenthèse de rupture initiée avec l’estallido social. La droite et l’extrême-droite, dans un contexte de vote obligatoire, obtiennent en cumulé un score inégalé de l’histoire politique du Chili avec plus de 5 millions de voix, laissant perplexe quant à l’avenir politique du pays.

Gabriel Boric présente le Plan national de recherche, de vérité et de justice le 30 août 2023 à Santiago.

Éviter la confrontation avec les élites

Ce contexte interroge la stratégie adoptée par le gouvernement et sa coalition politique, Apruebo Dignidad2. Depuis l’annonce de son dispositif gouvernemental, Gabriel Boric a assumé une ligne politique modérée, espérant s’épargner une confrontation directe avec les élites chiliennes. Cette ligne s’observe dans la composition de l’appareil gouvernemental, un agenda législatif très modéré – malgré une situation sociale incandescente – et une ligne totalement à contre-courant sur les questions internationales avec ses partenaires latino-américains. Boric s’oppose en particulier au positionnement non-aligné du président Lula sur le conflit ukrainien et à sa volonté d’inclure le Venezuela comme un allié politique dans l’intégration régionale.

La première démonstration de cette orientation politique s’est observée dans la formation de son gouvernement où des personnalités de l’ex-concertación ont été intégrées. Il faut rappeler que les forces d’Apruebo Dignidad elles-mêmes ne détiennent pas la majorité à l’Assemblée nationale chilienne : avec seulement 37 députés, les forces de Boric sont loin du seuil des 78 permettant d’obtenir une majorité absolue. Raison pour laquelle le gouvernement de Boric regroupe une large coalition, allant des forces de l’ex-concertacion au Parti communiste chilien, permettant d’afficher un bloc de 66 députés devant manœuvrer pour obtenir une majorité sur les différents débats législatifs.

Avec ce bloc très élargi et fragile, la présidence de Boric a été marquée par de nombreux compromis pour la composition des différents gouvernements, avant et après les échecs électoraux. D’un gouvernement déjà modéré avec une forte représentation de l’ex-concertación, les cinglantes défaites électorales ont conduit Boric dans des remaniements qui ont toujours plus réduit le poids de sa propre camp. De plus, malgré la formation de cette large coalition gouvernementale, les oppositions et polémiques entre les forces plus modérées de l’ex-concertación, et, au delà, contre celles du Président Boric sont autant d’éléments qui ont démontré la fragilité de l’actuelle majorité gouvernementale.

Le référendum sur la proposition de Constitution de 2022 en est une illustration. Si, officiellement, la majorité gouvernementale partait unie à ce scrutin pour porter la voix de l’Apruebo, des figures de l’ex-concertación se sont prononcé en sa défaveur. Ainsi, on retrouve l’ancien président de la démocratie-chrétienne Eduardo Frei, qui a appelé au rechazo (rejet), l’ancien président Ricardo Lagos qui n’a pas donné de consignes, et l’ancienne présidente socialiste Michelle Bachelet, pourtant soutien du gouvernement, qui a appelé à un apruebo (approbation) assez timide les jours précédent le scrutin. Dans le même temps, de nombreuses figures importantes de la démocrate-chrétienne ont appelé à voter rechazo, témoignant les divisions au sein du parti malgré une décision nationale des instances pour l’apruebo.

Aux nouvelles élections constituantes de mai dernier, des forces de l’ex-concertación, avec le Parti pour la démocratie, le Parti radical et la démocratie-chrétienne, ont présenté leur propre liste en-dehors de la majorité gouvernementale pour obtenir 9 % des voix, tandis que la liste de la majorité gouvernementale a obtenu 28,5 % des voix, soit 7 points derrière la liste d’extrême-droite…

Malgré un double jeu évident, aussi bien sur les scrutins électoraux que dans l’action gouvernementale et législative, Boric a confirmé depuis un an sa tendance à se rapprocher de l’ex-concertación et des forces modérées afin de maintenir une forme de consensus au prix d’un isolement toujours plus important de sa famille politique. Après la défaite au référendum sur la constituante de 2022, Izkia Siches, ancienne directrice de campagne de Gabriel Boric, est remplacée au ministère de l’intérieur lors du premier remaniement.

L’option de la « conciliation » avec l’opposition et les élites économiques semble déboucher sur une impasse.

Celle-ci avait durement été critiquée par la droite et l’extrême-droite notamment sur sa gestion du conflit avec les indigènes Mapuche au sud du pays, les questions migratoires et la montée de l’insécurité dans le pays. Marcela Rios, membre du parti de Boric, a dû démissionner sous pressions de la droite et de l’extrême-droite, après des prises de position de la Ministre et de Boric en faveur de la libération de prisonniers politiques de l’estallido social et de l’ex-guérilla du front patriotique Manuel Rodriguez. Après un bras de fer engagé par des magistrats de la Cours Suprême et la menace de destitution de la Ministre par des parlementaire, celle-ci a été contraint de démissionner en janvier 2023.

Autre figure encore plus importante, Giorgio Jackson, numéro 2 du Frente Amplio et figure historique des luttes étudiantes de 2011 menée avec l’actuel Président, a démissionné de son poste au Ministère du développement social après avoir été déjà écarté du poste très stratégique de Ministre-secrétaire de la Présidence. Cette ultime démission a eu lieu le 11 août dernier après des accusations diverses de corruption lorsqu’il était en poste au sein du ministère du développement social. L’extrême-droite, relayée dans la presse, a fait pression sur le ministre pour obtenir sa destitution, qui s’est finalement soldé par la démission de celui-ci. La démission de Jackson, comme les défaites successives du gouvernement aux deux derniers scrutins sur les processus constitutionnels, témoigne aussi du rôle fondamental des médias dans la diabolisation de Boric et finalement l’opposition à toutes alternatives au Chili.

Enfin, il faut souligner le rôle fondamental que jouent les médias dominants dans l’accroissement des tensions entre l’opposition et le gouvernement, visant à conduire celui-ci à une modération croissante. Surmédiatisation des questions d’insécurité et d’immigration, traitement médiatique à sens unique des révoltes indigènes dans le sud et nombreuses fake news relayées sur le projet de constitution de 2022 : sur de nombreux sujets, les médias de masse s’alignent sur l’oligarchie chilienne.

En 1987, Pinochet éloigne le Parlement de la capitale en faisant construire le Congreso à Valparaíso. © Jim Delémont pour LVSL, juillet 2019.

Les leçons de la « conciliation »

Ainsi, l’option de la « conciliation » avec l’opposition et les élites économiques semble déboucher sur une impasse. Pire encore : elle conduit au renforcement du bloc conservateur, qui apparaît désormais comme la seule alternative crédible aux yeux des forces centristes et modérées. Les difficultés auxquelles sont confrontées Boric sont les mêmes que celles de Salvador Allende : obstruction des médias, de l’opposition au parlement, des grandes puissances économiques. Leurs façons d’y répondre diffèrent en revanche radicalement.

Cette première année d’expérience de Boric constitue une leçon quant à l’inéluctabilité d’une confrontation avec les élites économiques dans la perspective d’un agenda de transformation. Elle remet en question la perspective des alliances opportunistes avec des forces plus modérées, dont le revirement se fait sentir au premier souffle. Dans un contexte où de nombreuses forces de gauche latino-américaines, mais aussi européennes, adoptent un recentrage politique, les leçons du Chili – que l’on parle du 11 septembre 1973 ou de l’année 2023 – possèdent une actualité brûlante.

Notes :

1 P. Guillaudat et P. Mouterde, Les mouvements sociaux au Chili, 1973-1993. Paris, L’Harmattan, 1995, 304 p.

2 Coalition du Frente Amplio, regroupement de plusieurs partis politiques, et du Parti Communiste Chilien.

Rwanda : le rapport Duclert enterre-t-il le dossier ?

Stèle en hommage aux Tutsi victimes du génocide de 1994, cimetière Père Lachaise (©) Wikimedia Commons

Alors que la commission présidée par Vincent Duclert a rendu son rapport le vendredi 26 mars 2021, l’association Survie a réagi en déclarant que « le rapport laisse apparaître suffisamment d’éléments pour qualifier la complicité de génocide », même s’il écarte cette conclusion, préférant pointer du doigt une « responsabilité » française. LVSL a rencontré François Graner, membre de Survie, auteur de l’ouvrage L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda (Agone, 2020), co-écrit avec Raphaël Doridant. Nous discutons avec lui des enjeux historiques, mémoriels et géopolitiques que son ouvrage soulève. Entretien réalisé par Tangi Bihan et Valentine Doré, retranscrit par Dany Meyniel, Manon Milcent et Cindy Mouci.

LVSL – Plus de 25 ans après les faits, quel était l’intérêt de faire un nouveau livre sur le génocide des Tutsi ?

François Graner – Nous avons d’abord écrit ce livre pour la mémoire des victimes, et pour les rescapés. On se bat pour avoir la reconnaissance de la France, en raison de son rôle dans cet événement. Car vingt-cinq ans après, on continue à avoir de nouvelles informations, et on en a encore plus depuis cinq ans. Le génocide concerne également notre démocratie française actuelle, les relations internationales de notre pays et le fonctionnement de la Ve République.

C’est aussi un sujet important pour le futur. Primo Levi disait qu’aucune leçon n’avait été tirée de la Shoah, et en effet, le génocide des Tutsi est arrivé. Là non plus, aucune leçon n’a été tirée. Ainsi, rien n’empêche que le même genre d’événement se produise à l’avenir. Nous voulions donc analyser et comprendre le plus précisément possible ce qui s’est passé, pour que, cette fois, on puisse prendre des mesures.

LVSL – Les Tutsi sont victimes de violences depuis au moins 1959 et la « Toussaint rwandaise ». Ils sont plusieurs dizaines de milliers à s’exiler en Ouganda au cours des trois décennies suivantes et s’organisent au sein du Front patriotique rwandais (FPR), bientôt dirigé par Paul Kagame – l’actuel chef d’État du Rwanda. Le FPR pénètre au Rwanda le 1er octobre 1990, ce qui marque le début de la guerre civile. Mitterrand décide d’intervenir et lance l’opération Noroît (4 octobre 1990 – 14 décembre 1993). L’objectif officiel de cette opération était de « protéger les Européens, les installations françaises et de contrôler l’aérodrome afin d’assurer l’évacuation des Français et étrangers qui le demandaient. Ces troupes ne devaient en aucun cas se mêler des questions de maintien de l’ordre qui étaient du ressort du gouvernement rwandais ». La France a-t-elle respecté ces objectifs ?

F.G. – Il y a un aspect dual dans cette opération, comme dans toutes celles qui suivent. À chaque fois, les objectifs officiels sont en partie remplis, ce qui va servir la communication officielle. En parallèle, il y a un autre emploi du temps, qui est confié aux forces spéciales plutôt qu’aux forces classiques, et qui est plus discret.

Noroît a effectivement contribué à la stabilité de la situation et à la protection des ressortissants français au Rwanda. Et beaucoup de Rwandais ont, à un certain moment, été satisfaits de la présence des troupes de Noroît. Mais cette opération a également contribué à la stabilisation du président Habyarimana, ainsi qu’à la formation et à l’équipement de l’armée rwandaise. Et la France n’a pas avoué avoir participé aux combats, d’abord ponctuellement en 1992, avant d’intensifier sa participation en février 1993. Il y a donc un mélange d’objectifs avoués et non avoués.

La France veut maintenir le Rwanda dans sa zone d’influence

L’intervention s’explique par le fait que la France veut maintenir le Rwanda dans sa zone d’influence, comme cela a été le cas dans différents pays africains, qu’ils soient des démocraties ou des dictatures. Il s’agit de soutenir un régime allié.
Au Rwanda, le France comptait sur le président Habyarimana. À partir de 1993, le gouvernement français considère que Habyarimana devient trop faible. Les extrémistes hutus proches de Habyarimana, notamment sa femme Agathe Kanziga et Théoneste Bagosora, qui l’ont porté au pouvoir, commencent eux aussi à le trouver trop faible. C’est à ce moment-là que la France décide de se reposer sur l’armée rwandaise et donc, indirectement, sur les extrémistes hutus qui la dirigent.

LVSL – Le président Habyarimana est assassiné le 6 avril 1994, lors d’un attentat dirigé contre son avion. On ne sait toujours pas si ce sont des membres du FPR ou des extrémistes hutus qui l’ont abattu. Le Gouvernement Intérimaire Rwandais (GIR) se met en place trois jours plus tard, et sera actif jusqu’à sa défaite face au FPR le 19 juillet 1994. En quoi la France a-t-elle soutenu ce gouvernement génocidaire ?

F.G. – Une partie des réunions de préparation pour la mise en place de ce gouvernement ont été tenues à l’ambassade de France, alors que le génocide avait déjà commencé et que les principaux Hutus opposés au génocide, à commencer par la Première ministre, avaient été assassinés. Certes, des membres de tous les partis, sauf le FPR, étaient représentés dans ce gouvernement, mais il s’agissait à chaque fois des plus extrémistes. La manœuvre était habile, surtout qu’il n’y avait que des civils.

La France est le pays qui a immédiatement reconnu ce gouvernement. Elle en a même reçu des représentants à Paris. Mais en interne, les services de renseignements français ont tout de suite dit que ce n’était pas un gouvernement acceptable, et qu’il était réactionnaire. L’ambassadeur français l’a soutenu en connaissance de cause.

François Graner, capture d’écran (c) TV5Monde, 27 mars 2021

Surtout, les émissaires qui cherchaient des armes ont été reçus par le général Huchon à la mission militaire de coopération. L’aide militaire directe était impossible, mais elle a eu lieu de manière discrète et indirecte, via des mercenaires.

Il y a aussi eu un soutien diplomatique. L’ambassade du Rwanda a pu continuer à fonctionner à Paris. Le Rwanda a continué à avoir des comptes à l’étranger. Il a continué à avoir son siège au Conseil de Sécurité, qu’il avait depuis janvier 1994. Cela, joint au fait que la France est membre permanent de ce Conseil, a pu bloquer un certain nombre d’initiatives.

Les décideurs français ont également soutenu médiatiquement le Rwanda. Ils ont contribué à entretenir la confusion sur la nature du génocide, ses auteurs et ses victimes, à déclarer que c’étaient des massacres interethniques, alors que le génocide était très clair.

Ce soutien actif de la France, en connaissance de cause, a permis à ce gouvernement génocidaire de se maintenir au pouvoir. Ça ne signifie pas qu’il y a eu, de la part des décideurs français, une intention génocidaire ni une participation au génocide, mais la France s’est rendue complice.

LVSL – Quel a été le rôle de l’opération Amaryllis, qui s’est déroulée du 8 au 14 avril 1994 ?

F.G. – Il y a ici plusieurs hypothèses. Il y a eu un débat au sein de l’exécutif français pour savoir s’il fallait mener une opération strictement neutre en vue de protéger et d’évacuer les ressortissants, ou bien s’il fallait mener une opération de soutien aux Forces Armées Rwandaises (FAR), l’armée du gouvernement intérimaire, contre une offensive possible du FPR. Mais à aucun moment on ne trouve, dans les discussions, la trace d’une volonté de venir en aide aux Tutsi, alors que le génocide a déjà commencé.

La France a livré des armes aux FAR, pour les aider à combattre le FPR

La France a livré des armes aux FAR, pour les aider à combattre le FPR. Elle a également évacué des Rwandais, des dignitaires du régime menacés par le FPR, comme Ferdinand Nahimana, un des fondateurs de la Radio des Milles Collines, qui appelait aux massacres, Agathe Kanziga, qui a joué un rôle clé dans la préparation du génocide, ou la famille de Félicien Kabuga, financier du génocide et de l’achat de machettes.

LVSL – Quel a été le rôle de l’opération Turquoise, qui s’est déroulée du 22 juin au 21 août 1994 ?

F.G. – Durant l’opération Turquoise, il n’y a pas eu de soutien militaire français direct aux FAR, mais les armées française et rwandaise sont restées en contact. Les FAR ont pu se replier dans la zone Turquoise et même parfois s’en servir comme base arrière pour retourner combattre. Pendant que Turquoise contrôlait l’aéroport de Goma, il y a au moins une livraison de munitions à l’armée rwandaise qui a pu passer malgré l’embargo.

Mais surtout, Turquoise permet aux FAR de fuir et de se réfugier au Zaïre [ndlr : future République Démocratique du Congo] avec leurs armes, d’où elles vont se réorganiser. Les FAR et les miliciens en déroute ont poussé près d’un million de civils Hutus à partir en exode au Zaïre, où ils seront victimes d’épidémies : Turquoise n’a pas empêché cet exode. Enfin, suite à un ordre du ministère des Affaires étrangères, Turquoise pousse les membres du gouvernement à se réfugier au Zaïre en toute impunité.

Durant l’opération Turquoise, la protection des civils n’était pas la priorité de l’armée française : elle cherchait à limiter la progression du FPR

En ce qui concerne les Tutsi, on estime que l’armée française en a sauvé entre 10 000 et 15 000 pendant l’opération Turquoise. Cependant, ce qui s’est passé à Bisesero est très révélateur du rôle de la France ; des rescapés ont porté plainte pour complicité de génocide et l’association Survie les soutient. En effet, le 26 juin 1994, des militaires français sont informés de massacres qui sont perpétrés dans les collines de Bisesero. Le 27 juin un détachement français va à la rencontre des Tutsi qui y survivent et demande à sa hiérarchie l’autorisation d’intervenir pour sauver les Tutsi. Ils n’obtiennent pas d’autorisation. C’est le 30 juin seulement que les derniers de ces Tutsi sont sauvés à l’initiative de soldats français désobéissant aux ordres. Ceci conforte l’idée que, durant l’opération Turquoise, la protection des civils n’était pas la priorité de l’armée française : elle cherchait à limiter la progression du FPR et à garder une influence au Rwanda.

LVSL – Selon vous, qui sont les principaux responsables politiques et militaires français qui se sont rendus complices du génocide ?

F.G. – La responsabilité écrasante revient à François Mitterrand. Il est l’un des inventeurs, dans les années 1950, de ce qui deviendra la Françafrique, c’est-à-dire le maintien d’une zone d’influence française malgré la décolonisation. Et en 1994, la politique française au Rwanda reprend typiquement la politique de la Françafrique, qui consiste à soutenir des régimes alliés, et ce jusqu’au pire : ici, jusqu’au génocide. Ce cynisme pousse Mitterrand à déclarer, lors de la commémoration des cinquante ans du massacre d’Oradour-sur-Glane, en juin 1994, qu’il faut « créer un monde où les Oradour ne seront plus possibles. » Alors qu’au même moment, des centaines d’Oradour ont lieu au Rwanda, et que quinze jours après, le massacre de Bisesero a lieu sans que l’armée française ne fasse rien pour l’éviter.

La responsabilité écrasante revient à François Mitterrand

Hubert Védrine a lui aussi sa part de responsabilité. Même s’il n’avait pas de rôle décisionnaire, il était secrétaire général de l’Élysée : il savait tout, parce que toutes les informations destinées à Mitterrand passaient par son intermédiaire. Par ailleurs, il a soutenu sans la critiquer la politique de Mitterrand, alors qu’il en connaissait toutes les conséquences au Rwanda. Jusqu’à aujourd’hui, il se bat pour défendre Mitterrand et pour empêcher toute reconnaissance du rôle de l’État français dans le génocide des Tutsi.

Il faut rappeler que nous étions en période de cohabitation, et qu’Édouard Balladur était Premier ministre. Il y avait, à l’époque, une fracture au sein du Rassemblement pour la République (RPR), entre les balladuriens et les chiraquiens. Les chiraquiens soutenaient la politique étrangère de Mitterrand, pas les balladuriens. Juppé, alors ministre des Affaires étrangères, était chiraquien. Certes, Juppé a clairement déclaré devant l’Assemblée nationale, le 18 mai 1994, que les Tutsi étaient victimes de génocide. Mais, un mois plus tard, il semait la confusion en parlant « des » génocides, au pluriel ; il a ainsi cautionné la thèse du « double génocide », qui est le nœud de la propagande des génocidaires et des négationnistes.

De plus, le Quai d’Orsay a entériné le fonctionnement de l’ambassade de France au Rwanda avant le génocide, le rôle de cette ambassade dans la formation du gouvernement intérimaire, la réception de ses membres en France, le fonctionnement de l’ONU et notamment du Conseil de Sécurité, et finalement la fuite du gouvernement intérimaire. Juppé a lui aussi une forte responsabilité dans ces faits, d’autant qu’il avait toutes les informations.

À l’inverse, François Léotard, qui était ministre de la Défense, était balladurien. Il n’était pas en phase avec l’opération Turquoise et a été peu écouté.

Bruno Delaye, lui, était conseiller « Afrique » de Mitterrand et a contribué à maintenir le cap que Mitterrand fixait. Mais ce n’est pas lui qui a pris les positions les plus va-t-en-guerre.

Cette position va-t-en-guerre, nous la retrouvons du côté de trois officiers français : le général Quesnot, conseiller militaire de Mitterrand, l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées et le général Huchon, qui dirige les coopérants militaires (après l’éviction du général Varret qui alertait sur les intentions génocidaires de ses homologues rwandais). Il est difficile de mesurer précisément l’influence qu’ils ont eue sur les décisions de Mitterrand.

Je pense qu’au départ c’est surtout Mitterrand qui souhaite intervenir et qu’au fur et à mesure, quand Mitterrand apparaît plus nuancé, ces trois officiers poussent dans le sens des interventions. En 1994, ils finissent par obtenir à eux trois tous les leviers, qu’ils n’avaient pas en 1990. Ils ont réduit le pouvoir de ceux qui s’opposaient à eux. Lanxade a mis en place, en accord avec l’Élysée, un commandement de forces spéciales qui lui permet de passer outre la consultation des chefs d’état-major des trois armées, du ministère de la Défense et des parlementaires. Ce sont ces forces spéciales qui vont commettre les actions inavouables que j’ai évoquées plus haut, comme la participation aux combats et le soutien aux FAR, tandis que les actions avouables restent sous le contrôle du ministère de la Défense et des différents états-majors.

LVSL – Les responsables politiques que vous mentionnez ont toujours nié que le gouvernement ait tenu un rôle dans ce génocide. Peut-on, selon vous, parler de négationnisme d’État ?

F.G. – L’État français ne nie pas le génocide des Tutsi. Cependant, des personnalités qui ont des leviers de pouvoir au cœur de l’État, et aussi des personnes dans la justice et dans les services administratifs, contribuent à entretenir un discours négationniste, ou à entretenir la confusion, comme Hubert Védrine, en propageant la thèse du « double génocide ».

Hubert Védrine, secrétaire général de l’Elysée de 1991 à 1995 © Wikimedia Commons

Cette thèse a été propagée par les génocidaires eux-mêmes, dès avant le génocide : leur rhétorique consistait à inciter les Hutus à tuer les Tutsi avant que les Tutsi, supposément, ne les tuent. Ils ont aussi propagé cette thèse après le génocide, au moment où ils devaient se justifier.

Les services de renseignement de l’armée française ont mené beaucoup de recherches sur les crimes du FPR, et ce dès 1993. Il est intéressant de voir qu’il y a un décalage entre deux sources d’informations : les sources françaises qui, jusqu’en 1994, ne recensent pas beaucoup de crimes, et les sources du gouvernement rwandais qui affirment déjà que le FPR en a commis beaucoup.

Pour légitimer leur thèse, les tenants de la thèse du double génocide vont s’appuyer sur des massacres que le FPR a commis dans les années suivant le génocide. Ils vont faire comme si ces crimes avaient toujours eu lieu, alors que c’est complètement anachronique.

LVSL – Pouvez-vous revenir sur le rôle de certains journaux dans la diffusion de ces discours ?

F.G. – Dès 1993, la France et la Belgique sont accusées de soutenir un régime qui prépare un génocide, et qui a un rôle dans les massacres en cours. La Belgique se retire alors que la France, au contraire, renforce son soutien.

Jusqu’à 1993, la France agissait discrètement, parce que l’opinion publique française n’avait pas entendu parler du Rwanda. Mais lorsque le sujet est évoqué au journal télévisé de vingt heures par le président de Survie dénonçant le soutien français aux extrémistes hutus qui préparent un génocide, une contre-offensive médiatique est lancée par le service des informations des armées et les officiers Lanxade, Quesnot et Huchon.

Entre le 17 et le 21 février 1993, Le Canard enchaîné puis Le Monde parlent du FPR comme d’un mouvement soutenu par l’étranger (l’Ouganda) et des crimes qu’il commet. Une journaliste belge, Colette Braeckman, va voir sur place et indique que les informations données par Le Monde sont fausses, et que le FPR ne commet pas de crimes à ce moment-là, mais que des populations fuient par peur du FPR. Si ces populations fuient face à la poussée du FPR, c’est aussi et surtout à cause de la propagande des extrémistes hutus. Le même schéma se reproduira d’ailleurs à l’été 1994.

LVSL – Les institutions de la Ve République sont-elles, selon vous, en cause dans la difficulté à aborder ces questions mémorielles ? – vous parlez d’un « Prince Mitterrand » dans votre ouvrage.

F.G. : La Ve République est une Constitution extrêmement présidentialiste. Le président de la République peut déclarer la guerre sans consulter qui que ce soit. Par exemple, l’opération Noroît est décidée par Mitterrand en présence de son ministre de la Défense, Jean-Pierre Chevènement. Ce dernier y est opposé, mais n’est pas écouté. Sous la Ve République, la politique de défense et la politique africaine sont largement décidées par le président. Cela est un peu moins vrai lors des cohabitations : à ce moment-là, Mitterrand doit prendre plus de précautions, même s’il reste relativement libre.

La Ve République est une Constitution extrêmement présidentialiste. Le Président peut déclarer la guerre sans consulter qui que ce soit

Un autre ministre de la Défense, Pierre Joxe, écrit à Mitterrand au tournant de 1993 pour s’opposer à sa politique. Il n’est apparemment même pas informé qu’au même moment l’armée française renforce son soutien à l’armée rwandaise. Il y a alors beaucoup d’alertes, venant du secrétaire des relations internationales du Parti socialiste, d’organisations humanitaires, de Rwandais vivant en France… Même la DGSE alerte. Son directeur est changé le 4 juin 1993 ; son successeur, proche de l’amiral Lanxade, est nettement moins critique de la politique menée par la France. Ses services continuent cependant à alerter.

Il y a aussi un problème institutionnel au sein de l’armée, qui a utilisé des forces spéciales. Celles-ci font des missions un peu inhabituelles que les troupes classiques ne savent pas faire. Elle note aussi l’intérêt qu’il y a à utiliser des mercenaires. Elle a mis en œuvre la doctrine de la contre-insurrection, qui inclut la lutte contre des civils. L’armée, à l’issue du génocide, ne s’est pas affranchie de ces dispositifs ; au contraire, elle les a plutôt prônés.

Ces modes de fonctionnement nous permettent de réfléchir à ce qu’est une démocratie, et à l’argument selon lequel des pouvoirs forts sont une garantie de stabilité. Il apparaît qu’au contraire, dans l’histoire, beaucoup d’institutions favorisant un pouvoir fort, qu’il soit présidentialiste ou dictatorial, ont été à l’origine de grandes catastrophes. Ces pouvoirs forts peuvent embarquer tout un pays dans ce genre d’aventure militaire, sans garde-fous, et en écartant les signaux d’alerte.

LVSL – Même après le génocide, vous soutenez que la France a maintenu son alliance avec les responsables incriminés, notamment en se constituant comme terre d’accueil pour certains ex-génocidaires.

F.G. – Que l’on parle de l’administration ou de la justice, il faut rappeler que les institutions ne sont pas monolithiques. La France accueille sur son sol des Rwandais rescapés du génocide, mais elle a aussi accueilli des dignitaires du régime génocidaire. Le cas d’Agathe Kanziga, la veuve du président Habyarimana, est notable. Bien que le Conseil d’État lui ait refusé l’asile en invoquant son rôle dans la préparation et l’exécution du génocide, elle n’a pas été poursuivie, ni expulsée. Initialement Mitterrand l’a fait accueillir avec des fonds destinés aux réfugiés, contre l’avis du ministère de la Coopération, et il est probable que ce soutien se soit perpétué.

Il y a aussi des contradictions au sein de la justice. La justice administrative s’est opposée à sa demande d’asile en raison de son rôle dans le génocide, mais la justice pénale ne l’a pas poursuivie. La création du pôle « Génocide et crimes contre l’humanité » au Tribunal de Grande Instance de Paris, avec des procureurs spécialisés, a favorisé l’instruction de dossiers contre des Rwandais accusés de génocide, mais il a aussi ralenti des dossiers visant des Français accusés de complicité. Des magistrats ont témoigné de ce qu’il était difficile de faire ouvrir certains dossiers, ou que d’autres dossiers déjà ouverts n’avaient pas été correctement dotés d’enquêteurs.

LVSL – Vous évoquez, dans votre livre, la difficulté de l’accès aux archives, notamment à cause du secret défense. Comment avez-vous vu pu récolter les documents pour votre ouvrage ?

F.G. – En 2015, le président Hollande a déclaré, sous pression des associations, prévoir l’ouverture des archives de Mitterrand pour fin 2016. J’ai immédiatement demandé à y avoir accès. Mais il n’a pas tenu sa promesse : l’accès aux archives a été, en réalité, accordé à la tête du client. Mes deux demandes ont reçu des réponses différentes : j’ai pu consulter une partie de ce que Hollande avait promis et les résultats ont été utilisés pour le livre que Raphaël Doridant et moi avons publié en février 2020. Il a fallu que j’aille au Conseil constitutionnel, à la Cour européenne des droits de l’homme et au Conseil d’État pour que, finalement, après 5 ans de procédures, le Conseil d’État m’accorde l’accès à toutes les archives que j’avais demandées. J’ai pu consulter ces documents pendant l’été 2020, et nous pourrions en utiliser les résultats si nous rééditons notre livre.

Entre-temps, Macron a fait une promesse différente. Il a ouvert les archives, de façon bien plus large que Hollande car incluant aussi les archives militaires et d’autres organismes ; mais il en a accordé l’accès uniquement à une commission composée de neuf personnes et de six assistants. Il a cru pouvoir ainsi clore le débat. Le Conseil d’État a réagi à cette décision en rappelant que, pour qu’il puisse y avoir un débat démocratique, l’accès aux archives ne doit pas être réservé à des personnes choisies par le pouvoir. Selon la rapporteuse du Conseil d’État, le fait que je ne sois pas un historien et que je puisse avoir un point de vue critique ne devrait pas faire obstacle. Cela devrait même encourager les autorités à me donner accès aux archives. Cette décision a des retombées qui vont bien plus loin que mon cas particulier et questionne la manière dont on peut construire un débat démocratique.

En France, l’accès aux archives se heurte au « secret défense »

En plus de cela, en France, l’accès aux archives se heurte au « secret défense », qui n’est pas l’objet de la décision du Conseil d’État. Contrairement à ce que ce terme suggère, le « secret défense » n’est pas réservé aux documents liés à la défense nationale. Dans les faits, c’est simplement un tampon que l’on met sur des documents qu’on veut garder secrets. Le ministère de la Défense n’est pas le plus gros utilisateur de ces tampons, et même au sein de ce ministère, la plupart des documents classifiés ne concernent pas la défense des frontières. Le secret défense est beaucoup utilisé pour protéger les dirigeants de notre curiosité.

LVSL – L’association Survie, dont vous êtes membre, a popularisé la notion de Françafrique, notamment avec l’ouvrage éponyme de François-Xavier Verschave. En quoi cette notion est-elle liée à la au rôle de la France au Rwanda pendant le génocide des Tutsi ?

F.G. – Le Rwanda permet d’éclairer la Françafrique, et à l’inverse la Françafrique permet de comprendre le Rwanda. Les décideurs qui ont mené cette politique au Rwanda menaient, au fond, la même politique que dans d’autres pays d’Afrique. La Françafrique apparaît quand les politiques s’aperçoivent que maintenir la colonisation devient trop coûteuse, politiquement et économiquement. Il est alors plus simple et moins coûteux de mettre en place des relais locaux, qui viennent des pays nouvellement indépendants, qui acceptent la corruption et en reversent une partie à la classe politique française.

Les relais peuvent changer. Néanmoins, les mécanismes de domination militaire, économique, financière, diplomatique, médiatique, humanitaire et culturelle sont tous à l’œuvre à des degrés divers, selon les pays. Les Français essayent d’étendre leurs zones d’influence à d’autres pays, y compris aux anciennes colonies belges. C’est le cas au Rwanda, où au fur et à mesure que les Belges se retirent pour ne pas cautionner les massacres de Tutsi, des Français en profitent pour pousser leurs pions.

Ce système est néfaste aussi bien pour les citoyens des pays africains concernés, que pour les citoyens français. Ces réseaux existent toujours, même s’ils sont aujourd’hui moins puissants face à l’arrivée d’autres pays. L’apparence a changé, le fond reste essentiellement le même.

LVSL – Le travail de Survie s’inscrit dans une critique de la Françafrique. Or, si en 1994 l’influence française sur les Grands lacs africains était bel et bien réelle, aujourd’hui cette région est sous domination géopolitique américaine. Le Rwanda, quant à lui, est devenu une puissance régionale, et le profit qu’il retire du pillage du Congo n’est plus à démontrer. Cette focalisation sur le génocide des Tutsis ne revient-elle pas à cautionner l’action du Rwanda dans la région depuis 25 ans, et à évacuer les massacres qui marquent l’histoire du Congo depuis cette époque ? Le récit défendu par Survie n’est-il pas, finalement, en passe de devenir le récit dominant ?

Ndlr : en 1996, Paul Kagame envahit le Congo et renverse le gouvernement de Mobutu Sese Seko, sous prétexte que ce dernier protégeait des ex-génocidaires hutus. S’ensuit une période d’instabilité, où l’est du pays est ravagé par une série de massacres (plusieurs millions de civils y ont certainement péri). Le rôle du FPR, puis de milices soutenues par le Rwanda, a fréquemment été pointé du doigt par l’ONU.

F.G. – En tant que chercheur, nous tentons d’établir des faits. Une fois notre travail publié, il peut être utilisé d’une manière ou d’une autre. Cela a-t-il un sens de dire que les crimes du FPR sont qualitativement et quantitativement différents du génocide des Tutsi ? Oui. Cela est factuel. Survie a par ailleurs régulièrement dénoncé les crimes du FPR, et nous les évoquons dans notre livre.

Maintenant, faut-il continuer à mettre en avant ce récit ? Je ne dis pas que le génocide des Tutsi suffit à expliquer tout ce qu’il s’est passé pendant les 25 ans qui ont suivi au Congo. Je dis qu’il a été un point de départ, ayant conduit à la fuite des génocidaires hutus au Congo. Un point de départ n’explique pas tout. Il y a vingt-cinq ans d’histoire à écrire, ce que je ne fais pas. En tant que citoyen français, j’écris sur ce que mon gouvernement a fait, fait et va faire.

Dire que tous les massacres commis au Congo peuvent s’expliquer par les événements de 1994 n’aurait pas de sens. En revanche, dire qu’il ne faudrait plus parler du génocide, cela serait grave également. C’est un événement majeur du XXe siècle qui ne doit pas être occulté. Il mérite autant dans la mémoire collective que la Shoah ou le génocide des Arméniens.

Paul Kagame (c) Wikimedia Commons

Je travaille pour le passé – c’est-à-dire la mémoire pour les rescapés et victimes –, mais aussi pour le présent : nous sommes gouvernés dans l’ignorance de ce que fait notre gouvernement. Pour le futur également : je pense que travailler à la prévention des génocides est quelque chose d’impératif. À cette fin, il faut faire le récit le plus possible de ce qu’il s’est passé, des complicités qui les ont permis. Et ce, sans anachronisme ; cela me paraît important.

Il n’y a d’ailleurs pas que les Rwandais qui utilisent nos travaux ! La Turquie s’en est également beaucoup servi, à la manière d’une arme géopolitique contre Emmanuel Macron. Ce n’est pas le produit d’une intention contenue dans nos travaux. N’importe qui peut nous récupérer, ce n’est pas la question.

Face à nous, nous avons également des personnes, au cœur du pouvoir français, qui tentent de nier les faits. Si nous parvenions à obtenir de l’État français qu’il reconnaisse son rôle, ce serait un pas important qui serait effectué – indépendamment de tous les autres travaux qui sont passionnants et très intéressants sur ce qui s’est passé dans le Congo. Vous dites que les Américains reprennent à leur compte le récit de ces faits : où est le problème ? La Shoah a été récupérée par Israël afin de délégitimer ses critiques. Est-ce pour cette raison qu’il ne faut pas faire l’histoire de la Shoah ?

LVSL : Dans la conclusion de votre livre, vous évoquez la nécessité d’ « actionner tous les leviers de contre-pouvoir » pour mettre fin à la « politique spéciale » que mène la France en Afrique...

F.G. : Il faut mobiliser tous les moyens de faire de la politique, au sens large et au sens noble, au-delà du bulletin de vote. On a vu, par le passé, que les élections n’avaient quasiment aucun effet sur l’évolution de la politique africaine de la France.

J’ai rejoint l’association Survie parce que je pensais que c’était un moyen d’avoir une action efficace sur ces sujets. Il y a différents moyens de changer les choses : l’action médiatique, les interpellations de rue, les conférences…

Nous devons faire basculer l’opinion publique, et surtout l’imaginaire colonial, qui est encore très prégnant en France. Pour de nombreuses personnes, ce qui se passe en Afrique est considéré comme moins important que ce qui se passe ailleurs. Ce système de pensée bénéficie au système de la Françafrique. Et cet imaginaire colonial, bien sûr, apparaît dans la manière dont on considère, en France, le génocide des Tutsi.

La Vendée : un passé qui ne passe pas ? Entretien avec Jean-Clément Martin

Jean-Clément Martin / Capture YouTube

Si la mémoire de la Révolution française constitue encore aujourd’hui un sujet de polémiques, la “Guerre de Vendée” (1793-1796) en est certainement l’épisode le plus sulfureux. Simple guerre civile, opération de défense de la République contre les monarchies coalisées ou génocide qui préfigure les pires heures du XXème siècle ? Nous avons posé la question à Jean-Clément Martin, historien, professeur émérite à l’université Paris 1, chercheur au CNRS, membre de la société des études robespierristes et auteur de nombreux ouvrages sur cet épisode (La Vendée et la France, La Vendée de la mémoire…), qui a accordé cet entretien à LVSL.


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Jean-Clément Martin en dédicace lors du Salon du Livre de Paris de 2013. ©Thesupermat

LVSL – Comment expliquer cette permanence de la mémoire de la guerre de Vendée ? Les conflits politiques autour de la guerre de Vendée ont-ils été nombreux depuis l’instauration de la Troisième République ?

Jean-Clément Martin – La présence de la guerre de Vendée dans la mémoire collective est une particularité française qui garde toute son actualité en 2018, comme en témoigne la publication récente du livre de Patrick Buisson parmi tant d’autres ouvrages qui sont à relier avec l’activité importante de Philippe de Villiers autour du Puy-du-Fou. D’une certaine façon, il s’agit là de la suite de deux cents ans de polémiques et de commémorations, mais alors que le souvenir de la Révolution se fait moins présent qu’il ne l’était dans les siècles précédents, celui de la Vendée continue au contraire de manifester un dynamisme dans la foulée de ce qui a été créé dans les années 1980.
Une raison parfaitement objective peut expliquer cette situation. Le souvenir est lié à un événement tout à fait important, puisqu’il s’agit de la dernière guerre civile importante que le pays ait connu et qui a laissé derrière elle au bas mot 200 000 morts. Cependant, la vraie raison est ailleurs. Se règle en ce moment une réinterprétation de l’histoire de France qui modifie les perspectives si bien que la mémoire collective peine encore à l’intégrer correctement. Il ne doit pas y avoir le moindre malentendu sur ce point, la Vendée a été depuis 1793 jusqu’à aujourd’hui une question essentielle, marquant les différentes époques des deux siècles précédents. La naissance du Comité de salut public lui est due, elle est l’objet d’innombrables discussions au sein des assemblées, elle est au cœur du règlement de comptes qui se met en place après l’exécution de Robespierre, devenant l’exemple par excellence de « la Terreur », elle est par la suite l’objet de l’attention de Louis XVIII et de Charles X et la bête noire des républicains de la IIIe République qui entretiennent une guerre des monuments, des symboles et des publications particulièrement fructueuse. Nous vivons encore largement sur les legs érudits et artistiques que ce moment a suscités et dont nous continuons encore à débattre. Devant la prolifération des traces et la force de leurs rappels, il est pour le moins paradoxal comme l’écrit régulièrement Reynald Sécher de dire qu’il y eut mémoricide de la Vendée. Les chouans bretons, les contre-révolutionnaires basques, les partisans de la « terreur blanche » du Midi, ou même les « enragés » sans-culottes hostiles à Robespierre et aux meneurs de la sans-culotterie auraient largement de quoi se plaindre davantage de leur disparition de l’espace mémoriel national.

Il est possible toutefois de penser que la vraie question est ailleurs. D’une part, ce succès mémoriel est resté d’abord polémique, si bien qu’il a fallu attendre les années 1980 pour que les calculs des pertes humaines soient faits sérieusement, attestant que l’histoire de la Révolution a toujours du mal à intégrer dans le récit qui en est fait la Contre-Révolution. Voilà près de trente ans que je souhaite que le rôle exact de la Contre-Révolution dans sa grande diversité soit pris en compte pour éviter que l’on juge de la Révolution comme si ses seuls adversaires avaient été les émigrés aux frontières et surtout les factions internes au camp révolutionnaire – lui aussi d’une grande diversité. Or, d’autre part, cette incapacité à penser la Révolution de façon complexe s’est aggravée depuis le bicentenaire qui a focalisé l’attention sur les totalitarismes et leurs victimes.

“La Vendée a été considérée comme prémonitoire du Goulag et comparable à des génocides”

La Vendée a été considérée comme prémonitoire du Goulag et comparable à des génocides, avant que, depuis une quinzaine d’années, la « terreur » devenue un nom commun soit amalgamée avec les terrorismes de tout poil, dont, évidemment le terrorisme « islamiste ». Le fait que notre mémoire nationale ait continuellement réalimenté les conflits idéologiques qui avaient été liés à la guerre de Vendée depuis 1793 nous a rendus incapables de faire, ensemble, le deuil de l’événement. Tant que le souvenir de la Révolution mobilisait des groupes et organisait un champ de pensée l’équilibre pouvait encore se faire ; en ce XXIème siècle, le principe même de révolution a été tellement mis en doute qu’il ne reste que son challenger, la Contre-Révolution, illustrée par la Vendée, promue victime exemplaire.

LVSL – Dans quel contexte commence la guerre de Vendée ?

Jean-Clément Martin – Devant cette situation il me semble qu’il convient de revenir encore et encore à un exposé précis des faits avérés, sans a priori. Un point essentiel est de savoir qui a parlé de guerre de Vendée et à quel moment, alors que ce genre d’appellation n’a jamais été en usage pour évoquer les années d’affrontements qui eurent lieu dans la vallée du Rhône ou dans le Midi, pas plus que pour la quinzaine d’années de « chouannerie » bretonne. Or, comme je l’ai montré il y a maintenant trente ans, la « guerre de Vendée » est une expression qui naît à Paris, à la Convention, quand les Montagnards accusent les Girondins de ne pas avoir de politique assez rigoureuse contre les contre-révolutionnaires et contre les insurgés qui se sont levés dans un gros quart du pays à l’occasion de la levée des 300 000 hommes. Il n’est pas utile de retracer l’histoire qui suit, mais il l’est de relever que cette désignation suffit à transformer un épisode modeste, une défaite d’une troupe républicaine le 13 mars 1793 dans le département de la Vendée, en événement capital témoignant que l’équivalent de Coblence existe dans le pays et que cet autre ennemi public numéro 1 est la Vendée. Cette désignation conduit à y envoyer des contingents depuis toutes les provinces et à créer une armée incohérente et divisée autour d’opinions politiques incompatibles, ce qui provoque une succession d’échecs militaires rendus d’autant plus graves que chaque camp rejette sur les autres la responsabilité. Rapidement, cela entraîne une montée continue des violences, déjà à un haut niveau partout dans le pays, et mène à la prise du pouvoir par les groupes sans-culottes au sein du ministère de la Guerre, transformant la guerre de Vendée en machine de guerre contre les Conventionnels !

“Non seulement il n’existe pas d’identité vendéenne avant la guerre de 1793 mais surtout les mesures qui ont été prises n’ont pas créé un groupe précis”

Les batailles qui se déroulent dans l’automne 1793 sont d’une très grande violence et donnent la victoire aux armées dirigées par les sans-culottes, les armées vendéennes doivent quitter la région et aller de Cholet jusqu’à Granville pour essayer de joindre les armées anglaises. Leur échec est suivi d’un retour vers la Loire jalonné de combats très meurtriers et de massacres. La répression qui suit, notamment à Nantes, avec les fameuses noyades, ou à Angers, est effroyable et concerne des milliers de personnes. Pourtant, l’épuisement des troupes sans-culottes et la reprise en main par le Comité de salut public, via le gouvernement révolutionnaire, de la direction politique du pays contribue à changer le cours de la guerre, sauf sur un point, l’envoi sous la conduite du général Turreau de colonnes incendiaires, vite renommées infernales, dans toute la région. Ces colonnes commettent surtout dans les Mauges et le Haut Bocage vendéen des atrocités sur toutes les populations rencontrées, qu’elles soient blanches ou bleues. A partir de mars, la mutation politique repérée dès décembre à la Convention se traduit par la fin de ces opérations de dévastation au bénéfice d’une pratique guerrière plus traditionnelle. Mais ces exactions ont eu pour effet de relancer les bandes armées, autour de Charette et de Stofflet, qui continueront d’être actives et dangereuses jusqu’en 1795.

LVSL – Quelle politique a eu le Comité de salut public vis-à-vis de la Vendée ? Cette politique a-t-elle mené à un génocide comme le pensent certains auteurs comme Patrick Buisson dernièrement ?

Jean-Clément Martin – Non seulement il n’existe pas d’identité vendéenne avant la guerre de 1793 mais surtout les mesures qui ont été prises n’ont pas créé un groupe précis. Des lois ont été faites pour « exterminer les brigands de la Vendée », comme d’autres entendaient tuer d’autres « brigands » d’autres régions – héritage dans le droit de la culture de la violence venue de l’Ancien Régime. Aucune limite territoriale n’a été fixée pour délimiter un espace dans lequel la répression devait s’abattre. Il y eut même l’attribution de sommes conséquentes au profit des « réfugiés de la Vendée », au bas mot plus de 20 000 personnes, pour leur permettre de vivre hors de la guerre, et il y eut aussi la recension des Vendéens patriotes afin que leurs biens soient protégés de toute réquisition. Le cadre de la loi est évidemment fragile dans de pareilles circonstances : non seulement des femmes et des enfants jugés complices des « brigands » ont été mis à mort, mais les populations « civiles », y compris patriotes, ont été livrées dans un certain nombre d’endroits à la violence des soldats pillant, volant, violant et brûlant. Cependant même les tribunaux d’exception ont souvent respecté les termes de la loi et c’est au nom des lois que quelques officiers, responsables d’exaction, ont été poursuivis et exécutés. Le silence de la Convention, du Comité de salut public et de Robespierre sont assurément à juger, mais outre leur ignorance de la réalité régionale ils ont été pris dans des jeux d’alliances qui les ont conduits à l’évidence à laisser les sans-culottes mener ce genre d’opérations pour supprimer la menace vendéenne qui était très réelle et aussi pour les épuiser. Les violences de guerre, incontestablement d’une grande ampleur, ne relèvent pas d’une politique génocidaire, mais s’apparentent à d’autres luttes qui existèrent dans l’histoire du monde entre Etat et paysanneries, celles-ci traitées comme des rebelles par celui-ci. A cet égard, il n’y a pas d’exception vendéenne, des violences identiques ont été commises ailleurs (notamment en Italie dans les années 1797-1815). Dit autrement, il y eut indiscutablement de nombreux crimes de guerre mais ni génocide ni populicide, terme inventé en 1794 dans un contexte de luttes politiques et remis au goût du jour au moment du bicentenaire.

Propos recueillis par Gauthier Boucly.

Image de couverture : capture YouTube.

La mémoire de la Commune ou l’histoire écrite par les vainqueurs

© Saint-Denis, musée d’art et d’histoire – Cliché I. Andréani. L’image est dans le domaine public

Alors qu’on commémore cette semaine le 146e anniversaire de la Semaine sanglante, qui a vu les troupes réactionnaires de Versailles écraser dans le sang la révolution sociale parisienne, l’hostilité des puissants à l’égard de la Commune semble perdurer. Absence relative dans les manuels scolaires, publications grand public à charge, 1871 semble susciter toujours autant de rancoeur chez certains. En témoigne le lamentable article de Yann Moix récemment paru dans Marianne.

Juillet 1870, la France déclare la guerre à la Prusse. En moins de deux mois, les troupes françaises sont mises en déroute, Napoléon III est capturé à Sedan le 2 septembre, la république est proclamée le 4 à l’Hôtel de Ville de Paris. Après une résistance de quelques mois, l’armistice est signé le 28 janvier 1871. Le 8 février, les élections législatives donnent à la France une majorité monarchiste favorable à la paix. Paris, majoritairement favorable à la poursuite de la guerre, a élu des républicains radicaux, à l’instar de Giuseppe Garibaldi et Louis Blanc. La défense de la paix est vite identifiée à une velléité de restauration monarchique, et patriotisme et républicanisme se confondent en grande partie au sein de la population parisienne. En mars, le nouveau chef du pouvoir exécutif, Adolphe Thiers, décide du déménagement de l’Assemblée de Paris à Versailles. Le 18 mars, il ordonne une opération militaire dans le but de récupérer les canons de la Butte Montmartre, aux mains de la garde nationale. La population parisienne s’y oppose et les soldats du 88e régiment de ligne refusent d’obéir aux ordres et de tirer sur la foule : c’est le début de l’insurrection, Thiers ordonne le repli général sur Versailles. Le 28 mars, la Commune de Paris est proclamée. En l’espace de deux mois, elle tente d’instaurer la république sociale chère aux révolutionnaires de 1848 : peine perdue, elle est écrasée dans le sang lors de la Semaine sanglante, du 21 au 28 mai 1871. Immédiatement victime d’une légende noire, la Commune voit son héritage sali par la propagande versaillaise qui perdure encore aujourd’hui.

Le discours anti-communard : une hostilité vieille de plus d’un siècle

Dans une lettre à Emmanuel Macron, parue dans le Marianne du 19 mai, Yann Moix conjure le président nouvellement élu de « n’avoir point peur de la rue » et d’appliquer son programme quoi qu’il en coûte. Les opposants et autres manifestants, explique-t-il, ne sont qu’une infime minorité prenant en otage la majorité du peuple français qui, bien entendu, souhaite l’application du programme d’En Marche!. Moix se livre alors à une savoureuse analogie historique, rappelant que « sous la Commune, l’immense majorité des Parisiens était prise en otage par la folie rouge. »
Ce discours s’inscrit de manière frappante dans la continuité de celui de la plupart des grands écrivains contemporains de 1871. Dès le lendemain de la Semaine sanglante, la Commune fait l’objet d’une intense lutte mémorielle. La voix des dirigeants communards, pour la plupart réfugiés en Angleterre, porte peu au cours de la décennie qui suit l’évènement. Les Versaillais détiennent un quasi monopole de la mémoire de la Commune et s’emploient à faire de cette dernière « une récapitulation de toutes les barbaries, une apocalypse rouge, un mal métaphysique inouï » (Eric Fournier, La Commune n’est pas morte, p. 17). Les plus grands noms de la scène littéraire de l’époque mettent leur plume au service de la propagande anti-communarde de l’Ordre moral. Paul Lidsky, dans Les Ecrivains contre la Commune, nous offre une anthologie aussi sidérante qu’effrayante des textes des plus éminents artistes de l’époque. « Sauvé, sauvé ! Paris était au pouvoir des nègres ! » peut-on lire sous la plume d’Alphonse Daudet au lendemain de la répression. Dans une lettre à Georges Sand, Gustave Flaubert écrit : « Le peuple est un éternel mineur. Je hais la démocratie. (…) Le premier remède serait d’en finir avec le suffrage universel, la honte de l’esprit humain. (…) L’instruction obligatoire et gratuite n’y fera rien qu’augmenter le nombre des imbéciles. Le plus pressé est d’instruire les riches qui, en somme, sont les plus forts. » Emile Zola lui-même affirme que « Le bain de sang que [le peuple de Paris] vient de prendre était peut-être d’une horrible nécessité pour calmer certaines de ses fièvres. Vous le verrez maintenant grandir en sagesse et en splendeur. » Victor Hugo, aux côtés de Georges Clemenceau et de quelques autres, se retrouve bien seul à défendre les communards. Ce type de discours s’inscrit dans le registre de la psychologie des foules, très en vogue à l’époque. Théorisée par Gustave le Bon, elle est fondée sur la crainte du peuple. Celui-ci, lorsqu’il se transforme en « foule », deviendrait une masse stupide et grégaire, susceptible de suivre n’importe quel leader qui flatterait de manière démagogique ses bas instincts. Un discours qui réapparait aujourd’hui, sous la forme de la dénonciation du populisme. Dans Les Echos du 7 mai, Didier Cozin nous explique ainsi que « le populisme se nourrit d’une éducation défaillante ». Comprendre : le peuple décérébré et inculte est décidément bien crédule, il cède bien facilement aux sirènes de la démagogie.

Le mémoire positive de la Commune : tentative de réappropriation communiste

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k402086c.item
Une de l’Humanité, 30 mais 1926. ©Gallica. BNF. L’image est dans le domaine public.

Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour voir le mouvement révolutionnaire français tenter de construire une mémoire positive de la Commune. En 1880, le mouvement ouvrier organise la première « montée au mur des fédérés » : un cortège commémoratif sous haute surveillance policière prend la direction du cimetière du Père Lachaise, où ont été exécutés les derniers communards. Toutefois, la gauche est encore trop affaiblie pour parvenir à imposer une mémoire positive de l’événement. Le tournant s’opère avec l’unification du mouvement socialiste en 1905 et la création de la SFIO, qui parvient progressivement à s’arroger le monopole de la mémoire de 1871 : dès 1908, les socialistes sont majoritaires lors de la montée au mur des Fédérés et le service d’ordre du parti s’emploie à tenir à l’écart les éléments perturbateurs (notamment les anarchistes). Au début des années 1920, toutefois, le parti communiste nouvellement crée dispute l’héritage de la Commune aux socialistes. En 1921, au Père Lachaise, le rapport de force est en faveur du PCF, il est écrasant : 20 000 militants communistes contre 1000 socialistes. La réappropriation de l’événement est importante pour le parti, qui en fait l’événement annonciateur de la Révolution d’Octobre 1917 : « En 1871 et en 1917 furent offerts deux exemplaires de Révolution qui désormais resteront indissolublement unies et complémentaires » peut-on lire dans l’Humanité du 30 mai 1926. Zéphirin Camélinat, l’un des derniers communards vivants, apporte ainsi son onction au PCF en 1926 : au cours d’une cérémonie organisée par les communistes, il remet le drapeau des vétérans de la Commune aux Groupes de défense antifascistes (GDA), fer de lance du service d’ordre du parti. Durant l’Entre-deux-guerres émerge donc une mémoire positive de la Commune, portée par le parti communiste et les historiens marxistes : l’événement est devenu un référent essentiel du discours de la gauche. Chaque année, au cours de la période 1930-1940, des dizaines de milliers de personnes se rassemblent fin mai au cimetière du Père Lachaise pour commémorer l’événement.

Programmes scolaires et publications grand public : persistance de la mémoire négative de la Commune

Cette mémoire décline progressivement après 1945. Dans le panthéon communiste, la Commune est peu à peu remplacée par la mémoire de l’engagement dans la Résistance du « parti des 75 000 fusillés. » Le nombre de participants à la montée au Mur décroit rapidement : 60 000 en 1945, 16 000 en 1949, 3000 en 1959. La Commune semble perdre de l’importance dans l’appareil de références de la gauche, au profit de l’antifascisme du Front populaire et de la Résistance.

La mémoire hostile à la Commune, elle, perdure bel et bien. L’événement occupe une place très réduite dans les programmes scolaires, à tel point que nombre de gens n’entendent réellement parler de 1871 qu’après le baccalauréat, au cours des études supérieures ou au détour de lectures personnelles. Du côté des publications grand public, le bilan est pire encore. Si les travaux universitaires (notamment ceux de Jacques Rougerie et de Robert Tombs, qui se sont efforcés de faire paraître des synthèses accessibles à tous) sont généralement plutôt bienveillants à l’égard de la Commune, il n’en va pas de même pour les ouvrages de vulgarisation historique souvent rédigés par des éditorialistes en mal de notoriété et cherchant à se prévaloir d’un certain verni culturel. Evoquons quelques exemples (relevés par Eric Fournier, dans La Commune n’est pas morte, 2013). Dans son best-seller Métronome, qui propose une promenade historique à travers Paris, le comédien Lorànt Deutsch nous livre une illustration saisissante de la permanence de la mémoire versaillaise, réduisant la Commune à acte de vandalisme, se scandalisant de la destruction de la colonne de la Bastille par les communards. Un discours qui fait écho au mythe des pétroleuses. Répandu à la fin du XIXe siècle, il met en scène des femmes accusées d’avoir allumé des incendies partout dans Paris, et mêle ainsi crainte et haine du peuple et plus particulièrement des femmes. Dans Historiquement correct (2003, vendu à 120 000 exemplaires), Jean Sévilla décrit la Commune comme « soixante-douze jours d’anarchie au cours desquels un pouvoir insurrectionnel a régné par la terreur sur la capitale. » Et Sévilla d’évoquer à plusieurs reprises l’alcoolisme supposé des communards : « L’absinthe dont la consommation a augmenté de 500% fait des ravages. C’est dans une atmosphère enivrée et enfumée que les adhérents des clubs discutent jusqu’à l’aube de la révolution sociale. » Le propos n’est pas neuf. Paul de Saint Victor écrit ainsi, en 1871, que « l’ivrognerie était l’élément de cette révolution crapuleuse. Une vapeur d’alcool flottait sur l’effervescence de la plèbe. La bouteille fut l’un des instruments du règne de la Commune. »

Le discours de Sévilla, comme celui tenu il y a quelques jours par Yann Moix dans les colonnes de Marianne, pourrait avoir été écrit presque mot pour mot par quelque écrivain réactionnaire au lendemain de la Commune. Il illustre une étonnante permanence du discours hostile à l’événement. Un discours qui fait fi de toute réalité historique. Un discours que, malheureusement, il faut encore combattre sans relâche. Un discours qui témoigne d’une peur presque panique du peuple et de son intrusion sur la scène politique. Peur qui continue de hanter, depuis plus d’un siècle, les élites oligarchiques.

Il ne s’agit pas ici d’idéaliser la Commune, expérience faite d’hésitations, de tâtonnements, d’erreurs parfois. La Commune fut motivée par le rejet du monarchisme et de la capitulation face à la Prusse. Elle tenta, en l’espace de deux mois, de poursuivre et d’achever la Révolution française : moratoire sur les dettes, réquisition des ateliers abandonnés au profit des coopératives ouvrières, interdiction du travail de nuit dans les boulangeries, élection des fonctionnaires… La Commune fut, en définitive, une tentative de réalisation de la république sociale que Jaurès, quelques années plus tard, appela de ses voeux.

Crédits photos  :

  • Ernest Pichio, Le Triomphe de l’ordre, lithographie, 1875, Wikimedia Commons. © Saint-Denis, musée d’art et d’histoire – Cliché I. Andréani. L’image est dans le domaine public

Pour aller plus loin :

Synthèses sur la Commune :

ROUGERIE Jacques, La Commune de 1871, PUF, 1988.

TOMBS Robert, Paris, bivouac des révolutions. La Commune de 1871, Libertalia, 2014.

Mémoire de la Commune :

FOURNIER Eric, La Commune n’est pas morte. Les usages politiques du passé de 1871 à nos jours, Paris, Libertalia, 2014.

REBERIOUX Madeleine, « Le mur des Fédérés », dans NORA Pierre (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984, vol. I

TARTAKOWSKY Danielle, Nous irons chanter sur vos tombes. Le Père-Lachaise, XIXe et XXe siècles, Paris, Aubier, 1999.

Écrire l’URSS : le pari stylistique improbable de Svetlana Alexievitch

Svetlana Alexievitch
Svetlana Alexievitch

    Le travail de mémoire est à la mode en littérature. La tendance est doublement consacrée par l’institut Nobel qui a distingué, en 2014, l’écrivain français Modiano et, en 2015, un auteur biélorusse russophone, Svetlana Alexievitch. Le choix de Bob Dylan l’année suivante montre également que l’institut académique, prétendument cool, met en valeur les formes d’ écriture à la limite de la littérature traditionnelle. En reconnaissant les ouvrages tels que La Fin de l’homme rouge et La Guerre n’a pas un visage de femme, signés Alexievitch, on entérine l’écriture journalistique comme un genre intrinsèquement littéraire. Une consécration qui fait débat.

    Qu’est ce que l’oeuvre d’Alexievitch ? Il s’agit d’un monologue de homo soveticus, fractionné dans une multitude de témoignages : il y apparaît tantôt farouchement communiste, tantôt libéral ; on apprend qu’il a vu naître l’URSS et qu’il avait vingt ans à la perestroïka ; qu’il a vécu dans les appartements chics à Moscou et dans les vastitudes sibériennes. Alexievitch l’a suivi partout. Son ambition est de recueillir les dernières paroles de l’empire mourant. Elle a retranscrit ces témoignages tels quels, en ne laissant que peu d’annotations personnelles. A la lecture, nous plongeons dans l’immensité du souvenir collectif. Projet fascinant ? Certes. Mais cette expérience est teintée d’une légère impression du déjà-lu.

    Pourtant, il faut reconnaître l’originalité stylistique de son œuvre. Chez Alexievietch, le refus de romaniser le vécu de ses personnages est un choix littéraire : « Les souvenirs, me dit-on, ce n’est ni de la littérature, ni de l’Histoire. Les briques ne font pas encore un temple ! Mais je suis d’un tout autre avis. C’est dans la chaleureuse voix humaine, dans le reflet resurgissant du passé que se cache la félicité originelle et le tragique inéluctable de la vie », écrit-elle dans La Guerre n’a pas un visage de femme. On pourrait croire qu’à travers ces récits, le régime soviétique s’écrit, en quelque sorte, de lui-même. Alexievitch ne ferait que mettre le dictaphone sur « on » et « off ». Mais ce style documentaire n’est pas neutre : entre les lignes de La Fin de l’homme rouge, son essai phare, se lit en filigrane une oraison funèbre à l’idéalisme. Le titre original, L’Epoque du second-hand (traduit par Le Temps du désenchantement), évoque par son anglicisme grinçant l’angoisse devant le mode de vie libéral, « à l’européenne » : soit un cliché de la littérature russe. Mais le problème est ailleurs.

    Précieux pour les amateurs de l’Histoire et de la culture soviétique, le travail d’Alexievitch est peu convaincant dans la perspective littéraire. Le parti-pris stylistique de la retranscription neutre oppose l’auteur aux écrivains qui déploient la force de l’écriture et de la fiction pour traiter la mémoire. Outre Soljenitsyne, les deux grandes figures de ce genre sont le romancier Vassili Grossman et Varlam Chalamov, un écrivain anti-humaniste et survivant des camps dont Les Récits de Kolyma, proprement insoutenables pour le lecteur, font écho aux récits de guerre dans La Guerre n’a pas un visage de femme et Les Cercueils de zinc. Mais chez Chalamov, l’éclat de l’écriture décuple l’atrocité des souvenirs, puisque (à la différence d’Alexievitch) il retranscrit le vécu dans les images littéraires puissantes : ainsi, une boîte de lait concentré, objet de quotidien, se charge pour nous de sens franchement inédits après la description de ce repas au GOULAG, où le narrateur mastique deux boites de ce lait, encerclé par ses camarades squelettiques qui le regardent manger. L’effet est certes calculé, mais bien plus prégnant que ce sentiment de lassitude vague, que l’on éprouve en fermant La Fin de l’homme rouge.

    La comparaison stylistique de ces deux auteurs permet d’élucider une relative inefficacité littéraire du vécu brut, choisi par Alexievietch. La fin de l’homme rouge est un livre long et d’une structure peu étoffée : nombreuses et juxtaposées, les confessions pathétiques s’accumulent et se brouillent dans notre mémoire ; contrairement à l’effet escompté, la lecture en devient lassante. Bien que réelle, la souffrance de ses personnages ennuie. Alexievietch opte volontiers pour des témoignages choquants ; mais pour le lecteur, son œuvre n’est pas vraiment un choc.

    Crédit photo:

    https://booknode.com/la_fin_de_l_homme_rouge_01051695/covers

     

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