« Le mérite n’est pas qu’un idéal, c’est d’abord un enjeu de luttes » – Entretien avec Paul Pasquali

Paul Pasquali © Pablo Porlan pour LVSL

Paul Pasquali est chercheur au CNRS en sociologie, spécialiste de la mobilité sociale. Il vient de publier Héritocratie. Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite (1870-2020), un ouvrage à propos duquel nous avons souhaité l’interroger.

LVSL – Comme vous le montrez dans votre ouvrage, il n’y a jamais eu d’« âge d’or de la méritocratie », ni non plus une augmentation progressive de l’ouverture sociale des grandes écoles, mais bien plutôt une alternance de phases de hausse et de baisse de celle-ci. Pouvez-vous nous en décrire plus précisément les évolutions ainsi que leurs causes ?

Paul Pasquali – Effectivement, le recrutement social des grandes écoles ne suit pas une évolution linéaire. D’abord, il varie selon les écoles, selon leur position dans l’espace des grandes écoles, qui est un espace structuré avec un pôle dominant et un pôle dominé. Ensuite, il n’y a pas d’époque plus ou moins lointaine où il y aurait eu énormément de boursiers. Il y a eu des épisodes, souvent brefs, de relative ouverture, pour telle ou telle école, dans les années 1920-1930, à la Libération ou après 1968, comme je le détaille dans mon livre au sujet de l’ENS Ulm, de l’ÉNA ou de Sciences Po. Mais il n’y a jamais eu d’ouverture sociale massive ni durable. Le fait dominant, sur le long terme, c’est plutôt la fermeture sociale que l’ouverture. Il y a une constante : quelle que soit l’école, quelle que soit la politique menée, il y a toujours eu une tendance à la reproduction sociale, y compris au lendemain des brèves parenthèses dont j’ai parlé. Et même dans les phases d’ouverture, ce ne sont jamais les enfants de milieux les plus populaires qui en ont bénéficié. Ça, c’est très important : quand il y a des progrès en termes d’ouverture sociale, cela concerne plus la petite bourgeoisie que les familles ouvrières.

D’autre part, quand il y a ouverture, ça ne correspond pas nécessairement à une volonté ou un programme qui est mis en place par l’école, cela peut traduire des changements structurels qui concernent l’ensemble de la société ou l’ensemble de l’institution scolaire, par exemple la politique des bourses dans les années 1920-1930 : avec la multiplication des bourses dans l’enseignement secondaire et dans l’enseignement primaire supérieur voulue par des gouvernements de gauches, beaucoup plus d’éléments venant des classes populaires ont fait des études longues et cela a ensuite rejailli sur l’enseignement supérieur et, dans certains cas, sur les effectifs des grandes écoles. Il ne faut pas croire cependant que les grandes écoles ont été la cause de leur ouverture ou de leur fermeture. Surtout, ce que je montre dans le livre, c’est l’importance, dans l’histoire, des moments de crise et de guerre qui souvent désorganisent le système de reproduction sociale – pas forcément très longtemps certes, mais en tout cas, on constate des variations au niveau des statistiques dans le recrutement social des élites, qui ont tendance à s’ouvrir plus après une guerre, après une tentative de révolution ou un grand vent réformateur comme le Front populaire ou la Libération par exemple.

Paul Pasquali © Pablo Porlan pour LVSL

LVSL – Vous montrez que le constat du recrutement socialement très fermé des grandes écoles, de même que les discours sur la « panne de l’ascenseur social », ne sont pas nouveaux. Pourtant, les grandes écoles ont « toujours démontré une redoutable capacité à résister aux critiques et aux attaques, même les plus virulentes », et à s’organiser afin de défendre leurs intérêts communs, par exemple à travers la Conférence des grandes écoles. Comment y parviennent-elles ?

Paul Pasquali – À chaque époque, les grandes écoles ont dû se mobiliser pour défendre leur modèle et leurs intérêts, pour garantir leurs privilèges et leurs prérogatives. La Conférence des grandes écoles est la principale organisation qui les réunit. Elle a été créée en 1968 – officiellement 1973, mais en réalité, les premières réunions des écoles fondatrices de la CGE datent de 1968, en réaction précisément à une déstabilisation brutale et massive du système universitaire et des grandes écoles en particulier, puisque celles-ci étaient menacées dans leur existence même. Depuis sa création, elle a défendu les intérêts des grandes écoles, notamment quand les socialistes sont arrivés au pouvoir en 1981, les grandes écoles ont tout fait pour montrer que non seulement elles avaient bien des raisons d’exister, mais qu’en plus leur modèle était le meilleur par rapport aux universités et qu’il fallait donc s’en inspirer pour l’ensemble de l’enseignement supérieur.

Dans mon livre, je montre comment ce discours apparemment neutre laisse dans l’ombre un malthusianisme qui assumait des pratiques d’une extrême sélectivité sociale et parfois économique – on l’oublie parfois – pour les écoles de commerce notamment, au-delà de la sélection scolaire sur laquelle les grandes écoles préfèrent souvent insister. Enfin, au-delà des discours, il y a des soutiens, notamment politiques, souvent très haut placés : quand un projet de réforme de l’enseignement supérieur et des grandes écoles en particulier est dans les cartons, les dirigeants des grandes écoles ou leurs relais politiques – souvent des anciens élèves de telle ou telle école – font bloc, soit au Parlement, soit auprès des médias, soit au sein de leur parti, pour que cette défense soit efficace. En fait, ce qu’on appelle en sociologie la « multipositionnalité » des élites fait que quand on est diplômé de telle ou telle école, on a aussi des intérêts ou des valeurs qui font qu’à la fin, sans qu’il s’agisse nullement d’un complot – c’est très important – il y a des affinités, des regroupements, du « cela va sans dire », une forme de sens commun pro grandes écoles qui fait que les élites issues des grandes écoles font bloc si nécessaire.

LVSL – Par exemple ?

Paul Pasquali – Par exemple, la troisième voie de l’ÉNA créée en 1983 par le ministre communiste Anicet le Pors afin de démocratiser l’ÉNA, notamment au bénéfice de syndicalistes, a été combattue par l’Association des anciens élèves de l’ÉNA, qui se sont beaucoup mobilisés pour faire échouer cette réforme, y compris après son adoption par la voie législative. Ils ont perdu dans un premier temps, mais finalement ont obtenu sa suppression quand la droite est revenue au pouvoir en 1986. J’évoque aussi l’exemple d’un texte de l’A.X., l’association des anciens polytechniciens, en 1977 dans son bulletin officiel, La Jaune et la Rouge, qui lança un appel très alarmiste à tous les polytechniciens pour les enjoindre de mobiliser leurs réseaux afin d’éviter la fusion des grandes écoles et des universités prévue dans le Programme commun du PS et du PCF (proposition qui disparaîtra des 110 propositions du candidat Mitterrand).

“Le pouvoir des grandes écoles repose avant tout sur leur propension à se soustraire au droit commun”

LVSL – Déjà, en 1968, vous montrez que les grandes écoles ont su repousser la tentative d’Edgar Faure de réduire leur autonomie en les mettant dans une même loi que les universités…

Paul Pasquali – Oui, l’idée était alors de recréer l’enseignement supérieur sur de nouvelles bases ; s’était ainsi posée la question de la sélection, et Edgar Faure, une partie de la gauche et du centre voulaient faire une loi où il n’y aurait pas de sélection à l’entrée de l’université, en tout cas pas de sélection formelle et organisée comme telle. Certains allaient plus loin et voulaient inclure les grandes écoles pour qu’il n’y ait plus de sélection du tout, ou plus sur concours : il y a eu une toute une réflexion menée là-dessus, le recours aux sélections sur dossier ou à l’oral commençait à entrer dans l’air du temps mais ça n’a guère duré. Finalement, le camp le plus attaché au maintien du statu quo a réussi à sortir les grandes écoles de la loi, in extremis. Je raconte comment cela s’est passé et par quelles menaces des ministres ont dû en passer pour dissuader Edgar Faure de se mêler du sort des grandes écoles. Le pouvoir des grandes écoles repose avant tout sur leur propension à se soustraire au droit commun, d’exister de façon singulière par rapport aux universités mais aussi par rapport à chaque autre grande école. Si elles perdent cette double singularité, elles n’ont plus l’excellence qui leur permet d’être au centre des réseaux de reproduction de la classe dominante. Et au-delà de cet aspect défensif, il y a dans cette défense du corps une dimension autopromotionnelle : comme l’excellence de chaque ancien élève dépend de son appartenance à cette sociabilité d’exception, il est de leur intérêt d’entretenir cette excellence en en faisant la promotion de toutes les manières possibles.

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Les deux tiers des polytechniciens ont un père « cadre ou profession intellectuelle supérieure » ; 1% seulement ont un père ouvrier. © Marie-Lan Nguyen

LVSL – Quel regard portez-vous sur les réformes récentes de l’enseignement supérieur ?

Paul Pasquali – La réforme de la loi ORE et le système Parcoursup tirent un trait définitif sur l’université héritée de la loi Faure et de la loi Savary, qui a pris sa suite en 1984 et est restée en vigueur pendant près de trois décennies. Ça, c’est très clair, il suffit de lire les textes de ces différentes lois pour s’en rendre compte – et je ne parle même pas des déclarations des élus ou des ministres. Le principe d’une logique sélective assumée avait déjà été tentée du temps de Valérie Pécresse avec la loi LRU, puis entériné par la loi Fioraso sur l’enseignement supérieur, qui a instauré pour la première fois des quotas de bacheliers technologiques en IUT et de bacheliers professionnels en BTS. Mais avec la loi ORE, cela va bien plus loin. Parcoursup étant conçu sur une logique beaucoup plus sélectionniste et élitiste que APB, le système précédent, il s’agit désormais non seulement de consacrer mais d’universaliser le modèle des grandes écoles à l’ensemble de l’enseignement supérieur, puisque l’idée c’est que plus une filière est demandée, ou en tension, moins on a de chance d’y accéder, alors que jusqu’alors l’État avait pour mission officielle de tout mettre en œuvre au plan budgétaire pour qu’il n’y ait pas de gros déséquilibres entre l’offre et la demande de formation dans les universités. Avec Parcoursup on considère que ces déséquilibres sont normaux, qu’il suffit de laisser le marché des orientations se faire sans intervenir dans l’adéquation entre offre et demande, en considérant que c’est le meilleur modèle, que ça va écrémer et que cet écrémage profitera à tout le monde, aux étudiants, aux familles, à l’économie, à la société, etc. Mais en fait, il est évident que cela renforce les hiérarchies initiales et qu’il n’y a en réalité pas de véritables dispositifs compensatoires, contrairement à ce qui a été annoncé.

Une propédeutique en début d’année pour les étudiants en difficulté est loin d’être suffisante : il faudrait un accompagnement massif, bien au-delà du tutorat, et surtout un accompagnement financier – le grand problème de beaucoup d’étudiants à la fac, c’est qu’ils doivent travailler à côté. L’idée de la non-sélection a toujours fait débat, y compris à gauche. Par contre, avec Parcoursup, il n’y a plus de débat, la politique se dissout dans une procédure qui assure aux meilleurs élèves qu’ils accéderont aux meilleures formations, qui font elles-mêmes leur sélection grâce aux algorithmes dits « locaux » – mais derrière les algorithmes, il y a des êtres humains qui font leurs choix selon certains critères – et surtout, le classement se fait en continu depuis la seconde, pour tout le monde, et ça, c’est un vrai changement, car ce qui existait auparavant dans les lycées les plus sélectifs devient la norme pour l’ensemble des établissements à partir de la seconde. La réforme du nouveau bac fait que l’on commence à classer les élèves beaucoup plus tôt qu’avant, et surtout que tous les classements comptent, y compris des classements non scolaires, puisque désormais on valorise le CV et la lettre de motivation dans le dossier Parcoursup. Tout cela est logique : le ministre de l’éducation, Jean-Michel Blanquer a été directeur de l’ESSEC – après avoir échoué à devenir celui de Sciences Po Paris, dont il est diplômé. Quand on passe d’une grande école à un ministère et qu’on a en tête que le bon modèle, c’est celui des prépas et des grandes écoles, on ne peut pas défendre une politique favorable aux universités et des mesures égalitaires, conçues pour la réussite du plus grand nombre.

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Jean-Michel Blanquer, © Ecole polytechnique Université Paris-Saclay

LVSL – Les propositions sur l’enseignement supérieur des mouvements et partis politiques actuels vous paraissent-ils ambitieux et pertinents ?

Paul Pasquali – Quand on regarde ce que proposent les partis politiques au sujet des grandes écoles, c’est souvent vague ou inexistant, alors que bon nombre de leurs élus, porte-parole ou conseillers en sont issus. La plupart des propositions faites sont superficielles ou consensuelles, à un degré de généralité suffisamment élevé pour ne fâcher personne. L’exception à tout ça est bien sûr l’ÉNA, car c’est l’école la plus politique, et la critiquer permet de montrer qu’on est contre le système, les élites, etc. alors même qu’on en sort – l’exemple typique étant celui d’Emmanuel Macron. Ces dernières années, la focalisation régulière des partis politiques sur le cas de l’ÉNA permet de noyer le poisson en en faisant un symbole, voire un prétexte pour ne pas parler du reste, de Polytechnique et HEC par exemple, plutôt que d’y voir un révélateur, puisque parler de l’ÉNA permet d’économiser une véritable réflexion sur les grandes écoles en général et de leur place au sein de l’enseignement supérieur.

Parler de « l’endogamie des élites » sans voir le lien avec la marginalisation croissante et le sous-financement des universités, c’est se condamner à traiter le problème sans le prendre à la racine. Réduire toute la question de la reproduction sociale ou de l’enseignement supérieur à une école, aussi importante soit-elle dans la formation des élites d’État et des élites tout court, c’est voir vraiment les choses par le petit bout de la lorgnette et ne pas voir à la fois la similitude des problèmes dans l’ensemble des très grandes écoles, et l’enchaînement institutionnel qui se fait en amont avec les prépas, ou dans le cas de l’ÉNA avec Sciences Po. À quoi bon s’en prendre à l’ÉNA sans toucher au fait que l’immense majorité des énarques vient de Sciences Po Paris, alors même que l’ÉNA avait à l’origine été créée en 1945 pour éviter justement le monopole de ce qui était alors l’École libre des sciences politiques ? Suffit-il de créer des prépas « Talents » à côté des vraies prépas, et de créer quelques places supplémentaires à l’ÉNA, si on ne change rien au fond des choses ? On a un point aveugle ici et force est de constater que les partis de gauche ne sont pas à la pointe sur ce sujet.

“Ce n’est pas un hasard si le rêve d’un enseignement supérieur démocratique et libéré des réflexes de caste n’a plus cours aujourd’hui, au moment même où l’on remet aussi en cause les retraites, la Sécurité sociale et d’autres acquis majeurs de la Résistance”

LVSL – Que reste-t-il aujourd’hui de cette étape importante de la réflexion sur l’enseignement supérieur que fut le plan Langevin-Wallon, dont vous rappelez les conditions dans lesquelles il a été élaboré à la Libération puis finalement abandonné faute de volonté politique ?

Paul Pasquali – Le simple fait que plus personne ne parle de ce Plan aujourd’hui montre, plus qu’une méconnaissance de l’histoire du mouvement ouvrier, une panne idéologique inquiétante, en tout cas un symptôme supplémentaire de l’affaiblissement du camp progressiste depuis une trentaine d’années. En examinant étape par étape sur ces 150 ans d’histoire du mérite et de la mal nommée méritocratie française, on voit bien l’importance qu’ont eue la critique de la reproduction sociale des grandes écoles, des élites, etc. et les alternatives qui ont pu exister, notamment avec le plan Langevin-Wallon, dans des époques de bouillonnement intellectuel et politique fort, comme sous le Front populaire, à la Libération, après mai 68 ou même au début des années Mitterrand.

À partir du moment où toute une partie de la gauche s’est recentrée, au milieu des années 1980, les alternatives au grand partage de l’enseignement supérieur sont devenues des sortes d’utopies, et on s’est contenté de faire au mieux pour bâtir une université adaptée aux nouveaux publics, sans se soucier de la montée en puissance simultanée des filières d’élite, qui elles ont tout fait depuis 30 ans pour éviter ces nouveaux étudiants, dont beaucoup étaient issus des milieux populaires. Certes, il y a tout de même, à gauche, une part non négligeable de gens qui pensent que les universités devraient être le centre de gravité de l’enseignement supérieur. Certains proposent d’augmenter le recrutement sur dossier plutôt que sur concours pour faciliter plus de diversité sociale, mais on est quand même très loin du temps où il y avait une gauche combative, avec par exemple le plan Langevin-Wallon qui date de l’immédiat après-guerre.

Ce plan reprenait des propositions de la Résistance, avec un poids non négligeable du Parti communiste, alors premier parti de France, dans la composition de la commission. Ce plan, on l’a oublié, est resté durant 25 ans la référence absolue de beaucoup de gens à gauche, au-delà des communistes. Il proposait notamment la fin des classes préparatoires et leur fusion dans des propédeutiques qui interviendraient entre la terminale et la licence et qui seraient ouvertes dans d’autres lieux que les universités, sous la responsabilité d’enseignants agrégés. Il préconisait aussi de remplacer les grandes écoles par des instituts universitaires spécialisés, donc concrètement de mettre un terme au dualisme dans l’enseignement supérieur en repoussant au niveau du troisième cycle l’accès à ces instituts universitaires spécialisés, autrement dit en redonnant aux universités toute leur place puisque c’est dans les universités qu’on apprendrait l’essentiel des dimensions théoriques et techniques requises pour ensuite se spécialiser et accéder à des postes. Le seul genre de grande école que le plan Langevin-Wallon épargnait, c’étaient les écoles normales supérieures. Mais il y avait déjà à l’époque une critique du recrutement social très étroit, très bourgeois, de l’École normale supérieure, et l’idée était d’organiser un recrutement au terme d’une licence, donc avec un passage obligé par l’université quoi qu’il arrive après le bac, et d’ouvrir un second concours pour des salariés et notamment les fonctionnaires qui viennent de l’éducation nationale afin que, comme pour l’ÉNA, il y ait deux concours, et que le peu de places qui sont mises au concours ne soient pas monopolisées par une jeunesse aisée d’héritiers.

Malheureusement, ce plan n’a eu aucune postérité, tout simplement parce qu’il était porté par des communistes et que la quatrième République a tourné le dos avec le début de la guerre froide à toute société nouvelle, contrairement aux desseins de la Résistance, et notamment aux ambitions réformatrices d’un Marc Bloch, comme je le rappelle dans mon livre. Le Plan est ensuite devenu une sorte d’étendard contre le pouvoir. Je ne pense pas qu’il faille revenir à la lettre du plan Langevin-Wallon, il est inutile de le déterrer et d’en faire un nouveau fétiche. En revanche, il serait intéressant qu’on s’en inspire dans les réflexions actuelles et qu’on évite de toujours faire comme si on repartait totalement à zéro. Ce serait un bon moyen de contrer l’amnésie sélective qui consiste à oublier les effets ravageurs du recentrage idéologique de la gauche, depuis trois décennies, et les conséquences de l’abandon de certaines utopies réalistes. À force d’être dans le moins-disant progressiste, on s’enferme dans une logique défensive (par exemple, vouloir plus de moyens pour les facs sans contester le financement public des grandes écoles) qui laisse le champ libre aux filières d’élite qui ont beau jeu de revendiquer les premiers rôles dans la lutte pour l’égalité des chances et contre les autocensures.

Il faut se souvenir que le Conseil national de la Résistance était très critique envers l’élitisme des grandes écoles et leur esprit de corps, quand on évoque un peu vaguement un « modèle français » à défendre, sans voir que ce modèle date pour l’essentiel de 1945 et qu’il devait initialement redonner aux universités un rôle démocratique qu’elles n’ont jamais pu jouer vraiment. Ce n’est pas un hasard si le rêve d’un enseignement supérieur démocratique et libéré des réflexes de caste n’a plus cours aujourd’hui, au moment même où l’on remet aussi en cause les retraites, la Sécurité sociale et d’autres acquis majeurs de la Résistance, y compris la garantie d’une haute fonction publique de qualité et diversifiée, qui aurait pu devenir une réalité si justement les grandes écoles et les grands corps n’avaient pas tout fait pour défendre leur autonomie, étendre leur influence et empêcher de véritables remises en cause. Cette capacité des filières d’élite à résister au changement, à contourner les critiques à se poser en acteurs de leurs propres réforme, c’est précisément ce que j’appelle l’héritocratie.

“Le terme même de méritocratie fait écran, car si le fait majeur reste l’héritage et que finalement, le mérite et l’héritage ne constituent pas dans les faits deux entités ou phénomènes absolument distincts, alors il faut cesser de parler la langue des dominants afin de les montrer tels qu’ils sont et agissent réellement.”

LVSL – Pourquoi avez-vous forgé ce néologisme d’« héritocratie » ?

Paul Pasquali – Quand on regarde sur le temps long, le fait social qui se dégage, par-delà les crises économiques, les guerres et les alternances politiques, c’est la reproduction sociale en tant que pouvoir de l’héritage sur nos vies. Je pars donc de cette question : que peut signifier « mériter » dans une société où le mérite appartient en premier lieu aux héritiers ? Ce qui m’intéresse, en tant que sociologue et socio-historien, c’est qu’alors même que depuis des décennies il y a une reproduction sociale forte, certains individus dont le parcours n’a absolument rien à voir avec le stéréotype du boursier méritant estiment qu’ils sont tout à fait méritants, voire plus que des boursiers. Je l’ai entendu quelques fois, et je l’ai retrouvé à maintes reprises lors des polémiques sur les quotas de boursiers dans les propos d’internautes anonymes ou non, en réaction à un article de presse ou sur les réseaux sociaux, qui criaient au « piston », au « favoritisme » voire à la « baisse de niveau » induite par la hausse, même faible, du taux de boursiers dans telle ou telle école réputée.

D’un autre côté, dans mon enquête sur les étudiants bénéficiaires de programmes d’ouverture sociale, dont il est question dans mon premier livre, Passer les frontières sociales, j’ai très vite constaté que beaucoup de boursiers doutent de leur mérite, même quand ils ont d’excellentes notes et peu de difficultés à acquérir la culture légitime. Ces doutes ne viennent pas de nulle part : bien sûr, cela a à voir avec une forme d’humilité liée à leur socialisation dans des familles populaires, mais aussi, et peut-être surtout, avec le reproche ou la crainte d’être moins méritants parce qu’ils auraient été aidés, contrairement à ceux qui ne devraient leur réussite qu’à eux-mêmes – comme si les héritiers n’avaient pas été aidés par leur famille, leurs parents, ou leur naissance au bon endroit, etc. Il y a une sorte de lutte symbolique qui se joue : c’est très intéressant que les héritiers réclament toujours leur mérite, le revendiquent, et tendent à imposer une définition consensuelle qui leur évite d’avoir à se justifier sur la réalité de leurs mérites. Pas tous, évidemment, car il y a des dominants qui ont une réflexivité suffisante pour comprendre que tout mérite est une construction socio-historique et doit une part de son évidence à la croyance des « méritants » en leur propre légitimité, donc au jeu qui les rend légitimes.

En forgeant le terme d’héritocratie, j’ai cherché à faire pivoter le regard : on parle tellement de méritocratie, qu’elle soit « inaboutie », « inachevée » ou « dévoyée », qu’on en finit par penser qu’elle existe tout de même ou qu’elle a pu exister un jour, en tous cas qu’elle pourrait exister « si »… Le thème de la méritocratie imparfaite s’est imposé et on a pris l’habitude d’assimiler méritocratie et grandes écoles, en estimant que de toutes façons l’excellence, par définition, ne saurait être démocratique. Et donc chaque fois qu’on constate que le recrutement social des grandes écoles varie peu, le débat est relancé et on fait comme si le fait d’ouvrir leurs portes à quelques boursiers allait changer vraiment la donne. En fait, le terme même de méritocratie fait écran, car si le fait majeur reste l’héritage et que finalement, le mérite et l’héritage ne constituent pas dans les faits deux entités ou phénomènes absolument distincts, alors il faut cesser de parler la langue des dominants afin de les montrer tels qu’ils sont et agissent réellement. Ce qui m’intéresse, aussi, c’est de marquer une continuité et en même temps un écart, une progression par rapport à une époque pas si lointaine, celle des années 1960, où pour la première fois les héritiers et l’héritage culturel ont été mis au centre du débat public sur l’enseignement supérieur. Mon titre est en partie un clin d’œil à l’ouvrage de Bourdieu et Passeron sur Les Héritiers (1964). Entre Héritocratie et Les Héritiers, il y a eu La Noblesse d’État (publié par Bourdieu en 1989) donc pour moi, l’héritocratie c’est en quelque sorte la troisième phase.

Les Héritiers, c’était sur l’ensemble de l’enseignement supérieur, mais avec un focus sur les universités qui étaient à l’époque peuplées surtout d’héritiers. Ça, ça a changé. Les universités ont un recrutement beaucoup moins bourgeois qu’auparavant, et les grandes écoles ont pris une place énorme et se sont non seulement fermées, mais ont aussi récupéré la grande majorité des enfants de bourgeois qui allaient auparavant à la fac en plus fortes proportions. En utilisant ce terme d’héritocratie, j’ai voulu marquer clairement le fait qu’on était toujours dans une problématique d’héritage mais dans un contexte différent, caractérisé par l’ascension fulgurante des grandes écoles – des écoles de commerce, des IEP, de Sciences Po, des ENS, etc. et qu’il fallait la décrire avec un regard objectif, rompre avec les prénotions au sens de Durkheim, et en particulier avec cette prénotion aux allures de concept qu’est la méritocratie. L’héritocratie, ça n’est pas juste un système aux mains des héritiers, ça n’est pas non plus une méritocratie qui fonctionnerait moins bien que ce qu’elle devrait : c’est la capacité d’agir et de résister que les filières d’élite exercent et dont bénéficient les classes dominantes dans leur ensemble. C’est donc une manière d’expliquer par des faits historiques avérés pourquoi on observe un haut niveau de reproduction sociale sur le temps long, y compris malgré de brefs moments de relative ouverture sociale ou même, comme c’est le cas depuis une quinzaine d’années, malgré des politiques volontaristes en faveur des bons élèves de milieux populaires. Au lieu de rester focalisés sur les lacunes ou les autocensures de ces jeunes boursiers qui n’osent pas, ou pas assez, je propose avec ce terme de regarder comment les héritiers persévèrent dans leur être social, très concrètement, en participant à des débats parlementaires, à des contre-mobilisations lorsque leurs intérêts sont menacés, aux activités de diverses associations d’anciens élèves, à des événements médiatiques ou des réseaux professionnels qui se targuent de promouvoir la « diversité », etc.

Héritocratie. Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite (1870-2020), éditions La Découverte.

LVSL – Dans votre ouvrage, vous parlez d’« historiciser le mérite ». Que cela signifie-t-il ?

Paul Pasquali – Historiciser le mérite, c’est aller au-delà des définitions usuelles – ce qui rend une personne ou une conduite digne d’estime ou de récompense, comme disent les dictionnaires – de sortir des définitions abstraites et de regarder comment la notion de mérite s’incarne dans des relations sociales, dans des moments historiques, dans des situations concrètes bien plus complexes et problématiques que ce que laisse penser la rhétorique consensuelle de l’égalité des chances. On se tromperait en pensant que le mérite signifie la même chose, quelle que soit l’époque, quel que soit le contexte et le groupe social auquel on appartient. À chaque époque, dans chaque groupe social et dans chaque fraction de classe, correspondent différents types de définitions sociales du mérite. En fait, les définitions du mérite et des méritants sont forcément engagées dans la pratique et donc toujours liées à des intérêts, à des rapports de force.

On n’est jamais méritant innocemment. D’une part, le revers de tout mérite est qu’il laisse dans l’ombre tous ceux qui ont démérité, verdict violent et définitif qui oublie que sans égalité au départ il n’y a pas de mérite possible, au sens rigoureux du terme ; d’autre part, l’absolutisation du mérite tend à inférioriser d’autres critères étrangers au monde scolaire et plus largement à la performance individuelle. Sans parler du fait que les succès des « méritants » reposent toujours sur une part de chance ou de hasard que vient occulter la croyance au mérite comme substance magique ou qualité singulière attachée à la personne. Par ailleurs, il y a des façons plus légitimes que d’autres de mériter. Le grand résultat de mon enquête socio-historique, c’est qu’il a fallu beaucoup de temps, plus d’un siècle, pour que les grandes écoles revendiquent avec succès le monopole de la définition légitime du mérite. Cela n’a pas toujours été le cas : auparavant, était méritant quelqu’un qui sortait de l’enseignement primaire ou primaire supérieur, quelqu’un qui sortait du lycée sans aller dans l’enseignement supérieur, quelqu’un qui sortait diplômé d’une université, quelqu’un qui faisait un métier avec ses codes, ses exigences, sans nécessairement réussir scolairement, etc. ; il y avait aussi l’idée de mériter sur le tas, de faire ses preuves. Toutes ces définitions alternatives du mérite correspondent plus ou moins aux intérêts de tel groupe ou telle partie de groupe social et elles ont des fonctions justificatrices, légitimatrices de l’ordre social, bien entendu. Mais dans la mesure où tous les groupes sociaux n’ont pas les mêmes ressources ni les mêmes positions dans l’espace social, les dominants ont plus de chances d’imposer leur propre définition du mérite, et si possible de gommer leur héritage en exagérant des sacrifices scolaires ou des traits biographiques qui les rendent plus « méritants ». Historiciser ces discours dominants permet de montrer que le mérite n’est pas qu’une idée ou un idéal, c’est d’abord un enjeu de luttes, une arme souvent redoutable, et le produit d’une certaine histoire inscrite dans l’inconscient collectif des élites et, sans doute, dans celui d’une partie non négligeable du corps enseignant et des étudiants français.

Paul Pasquali © Pablo Porlan pour LVSL

LVSL – Quelles définitions alternatives du mérite vous semblent intéressantes ? Pourquoi revenez-vous à la fin de votre ouvrage sur l’une de celles proposées par Condorcet il y a deux siècles ?

Paul Pasquali – C’est un peu provocateur, car Condorcet est le penseur auquel se sont constamment référés les défenseurs du mérite républicain, dont je parle au début de mon ouvrage, à gauche et même à droite. Le Condorcet auquel on se réfère le plus souvent, dans les débats sur le système éducatif, c’est celui du Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique, très beau texte plein de lyrisme qui inspirera un siècle après la IIIe République conquérante, et dans lequel il est question de ces « élèves de la patrie » dont les études seraient prises en charge par l’État afin de garantir leur accession à tous les niveaux de l’édifice scolaire. Outre les bourses, c’est cet idéal qui donne lieu à la création de Polytechnique et de la première École normale supérieure, puisqu’il y avait l’idée qu’en finançant les élèves pauvres entrant dans ces écoles, et la gratuité intégrale des enseignements primaires et secondaires, les gens seraient enfin reconnus par rapport à ce qu’ils font et non qui ils sont. C’est la définition moderne de la méritocratie républicaine, même si le mot de méritocratie est arrivé bien après, dans les années 1960.

Or on oublie qu’il y a un deuxième Condorcet, un Condorcet plus exigeant politiquement et philosophiquement, et c’est celui du Premier mémoire sur l’instruction publique, texte lumineux dans lequel il attaquait cette fâcheuse habitude en vigueur dans les collèges d’ancien régime – l’équivalent des filières d’élite d’aujourd’hui – de vouloir toujours être le premier. Il y distinguait le mérite comme « lutte où des rivaux se disputent des prix », du mérite comme « voyage que des frères font en commun ». Condorcet y critiquait la vanité puérile d’être le meilleur et y valorisait au contraire la saine émulation entre camarades, où l’idée n’est pas d’afficher sa supériorité ou d’écraser son concurrent, mais de développer, de fortifier des sentiments moraux qui sont bons pour le bien-être commun. Ce que j’aime dans cette idée de revenir à une autre définition du mérite, c’est qu’elle va à l’encontre de la philosophie au fond très conservatrice de Parcoursup, du discours de l’excellence à tout prix, de la consécration dans l’ensemble du système scolaire de la logique qui prévalait jusque-là dans les classes prépas et les grandes écoles. Parce que Condorcet, tout marquis qu’il était, osait aller contre sa classe d’origine pour dire que ce n’est pas tellement le fait d’être premier qui compte, mais plutôt le « besoin de mériter l’estime des autres » pour goûter, selon ses termes, à « cette paix intérieure qui seule rend le bonheur possible et la vertu facile ». C’est extrêmement intéressant pour relativiser les discours sélectionnistes en vogue aujourd’hui.

“Le mérite cesse d’être une arme des dominants dès lors qu’on le distingue de la performance à tout prix, du culte de l’excellence et de toutes les stratégies permettant de maintenir de l’entre-soi.”

Si je cite ce texte de Condorcet à la fin de mon livre, ce n’est pas par plaisir, mais parce que je ne voulais pas faire une énième réfutation du mérite. La critique sociale a pris l’habitude de s’en tenir à la dénonciation du mérite comme illusion individuelle ou comme mythe collectif. Mais cela pose plusieurs problèmes : premièrement, comment se fait-il que cette illusion soit si tenace et que le mythe fonctionne plutôt bien globalement ? Deuxièmement, quand on replace les choses dans le temps long, il faut se souvenir que le mérite, à l’origine, est un acquis de la Révolution française, ça n’est pas simplement un voile. C’est à maints égards un acquis, parce que c’était à l’origine une manière de mettre fin à l’arbitraire généralisé, au régime de la faveur et au fait du Prince, bref à tout ce qui ramène à ce que les gens sont et non pas à ce qu’ils font. Et ça, c’est très important, aujourd’hui encore.

Le problème, c’est que cet acquis n’est pas suffisant. Et donc se contenter d’organiser des concours précédés de classes préparatoires publiques et gratuites n’a rien d’une panacée, surtout quand ce dispositif parfaitement méritocratique sur le papier profite en grande majorité à ceux qui héritent l’essentiel de leurs ressources culturelles et matérielles de leurs parents ou de leur entourage social. Multiplier les modes d’accès, développer la sélection par dossier, par des épreuves orales, ne suffit pas non plus à repenser en profondeur le mérite. Il faut aller au-delà et mettre en question l’idée selon laquelle la sélection suffit à garantir l’excellence, et l’ouverture sociale l’égalité des chances. Le mérite cesse d’être une arme des dominants dès lors qu’on le distingue de la performance à tout prix, du culte de l’excellence et de toutes les stratégies permettant de maintenir de l’entre-soi.

LVSL – Vous avez déjà un peu répondu à cette question, mais est-il selon vous possible, plutôt que de dénoncer l’idéal méritocratique, de « resignifier » la méritocratie afin de critiquer l’oligarchie, comme le défend Íñigo Errejón dans nos colonnes ? Ou encore, vaut-il mieux reprendre la critique, historiquement portée par les communistes, de la méritocratie comme favorisant des ascensions individuelles au détriment des solidarités de classe, supposées seules à même de permettre l’émancipation collective des dominés ?

Paul Pasquali – Le mouvement ouvrier – donc les communistes à une époque, mais aussi les socialistes avant eux, les anarchistes, etc. – a traditionnellement regardé avec suspicion les ascensions individuelles. L’émancipation par l’école, c’était avant tout l’aliénation par l’école bourgeoise. Mais cette vision est rendue caduque par un bon demi-siècle de conversion des familles populaires aux études supérieures – d’ailleurs, ce changement a anticipé l’érosion des capacités militantes et électorales du parti communiste. En réalité, il n’y a pas de loi sur ce que deviennent les transfuges de classe. Quand on change de milieu social, il n’y a pas de loi qui dirait que si on change de milieu, on oublie sa classe sociale d’origine et on devient forcément un suppôt de la bourgeoisie : c’est beaucoup plus compliqué que cela. Tout dépend de la manière dont on en sort, dont on y rentre, comment se passe le processus d’acclimatation, etc.

Par contre, défendre la méritocratie comme le fait de reconnaître, au terme d’un concours ou de tel ou tel type d’examen – ça peut être même sur dossier, en réalité, ça n’est pas moins problématique – que le mérite, c’est cela et seulement cela, et donc faire fi de toutes les inégalités qui sont posées en amont, faire fi de toutes les autres définitions possibles du mérite et faire fi de la part d’arbitraire que contient toute définition légitime du mérite, donc s’en tenir à la définition dominante du mérite, c’est problématique parce que cela contribue à ratifier l’ordre des choses et à dépolitiser ce que mériter veut dire. En revanche, il est tout à fait possible d’utiliser à des fins émancipatrices le critère du mérite quand il s’agit de critiquer le piston ou l’incompétence qui permet aux élites de se reproduire, ne serait-ce que pour relativiser ce que j’appelle la « grandeur » des grandes écoles, c’est-à-dire le niveau et le prestige que toutes aiment à afficher, même quand la réalité de leur niveau et prestige est moins idyllique. Certaines écoles, parfois très chères, se font passer pour des temples de l’innovation, de la créativité et de l’ouverture à la diversité alors que leurs enseignements sont très en deçà de ceux qu’on trouve à l’université.

LVSL – En même temps que Héritocratie, va être republié chez La Découverte en poche votre premier ouvrage Passer les frontières sociales. Comment les « filières d’élite » entrouvrent leurs portes, qui s’intéresse à des jeunes « transfuges de classe ». Ceux-ci sont-ils des « exceptions » qui feraient « mentir » les déterminismes sociaux, ou y a-t-il au contraire des raisons sociologiques qui peuvent expliquer leurs trajectoires singulières ? Comment vivent-ils cette expérience, portent-ils en général un regard réflexif sur leur propre trajectoire sociale ?

Paul Pasquali – Est-ce que ce sont des exceptions qui font mentir les déterminismes sociaux ? Non, parce que ce sont des exceptions statistiques que l’on peut expliquer. En réalité, il s’agit en général d’exceptions non seulement dans leur univers social d’arrivée mais également dans leur milieu d’origine. Souvent, ils viennent de fratries plutôt réduites, leurs parents sont plutôt dans des classes populaires stabilisées, et ce sont souvent de bons voire de très bons élèves qui sont passés par une option européenne, ont fait des langues rares, etc. Au-delà de ça, il ne s’agit pas seulement du niveau scolaire, mais aussi d’un type de socialisation : quand on se met dans une anticipation assez forte de l’avenir, déjà, on se met un peu à l’écart du reste de ses camarades, surtout dans des lycées défavorisés où on regarde beaucoup à court terme, et d’autre part, quand vous êtes dans un une classe par exemple en section artistique, en classe européenne ou internationale, souvent, vous êtes dans un petit groupe, il y a de l’émulation, il y a du capital culturel qui circule. On vous reconnaît dans tous les sens du terme, on vous encourage, ce qui crée un effet d’entraînement. Par ailleurs, il y a ce que j’appelle les capitaux cachés, c’est-à-dire tout ce qui n’apparaît pas dans les statistiques mais que j’ai pu retrouver par entretien ou en analysant les dossiers scolaires des candidats à la prépa d’ouverture sociale que j’ai étudiée.

En plus des parents, beaucoup de gens interviennent dans la socialisation et dans l’éducation d’un futur transfuge de classe : une tante, un oncle, un cousin, les frères et sœurs peuvent participer à l’acquisition de dispositions et de capitaux qui vont être très importants dans la réussite scolaire, puis dans le fait de se repérer au moment de l’orientation, de prendre la « bonne » filière, etc. Donc il ne faut pas trop tôt dire que ces exceptions font mentir les déterminismes : le rôle du sociologue, c’est d’abord d’essayer de les expliquer. Et une fois qu’on a fait le maximum pour les expliquer, on peut juger à quel point cela fait mentir, ou pas, les déterminismes sociaux. Les étudiants que j’ai suivis pendant cinq ans voyaient bien qu’ils avaient des choses qui les différenciaient fortement de leurs camarades dans leur milieu d’origine ; quand on leur parle des déterminismes sociaux, 90 % ou peut-être même 95 % d’entre eux répondront que leur cas personnel ne les fait pas du tout mentir et qu’ils sont aussi l’arbre qui cache la forêt : ils en sont parfaitement conscients. Ils voient bien autour d’eux la faible mobilité sociale.

Pour la réédition de l’ouvrage, j’ai ajouté une postface inédite dans laquelle je reviens notamment sur ce que sont devenus chacun des enquêtés dont je parle dans le livre. Souvent, quand on regarde les bilans de tel ou tel dispositif, on a l’impression que tout se résume à des chiffres, à des diplômes, à des postes, à des qualifications. Or, dans les vies des intéressés, c’est beaucoup plus compliqué que ça. Il y a un vécu, il y a une trame biographique à restituer pour comprendre ce que l’ouverture sociale fait réellement en positif comme en négatif à ceux qui en ont bénéficié. Ils n’ont pas le même discours à 18 ans, à 22 ans ou à 30 ans sur leurs espoirs et leurs expériences, et c’est important de comparer leur situation à différents moments de leur trajectoire pour sortir des formules creuses sur « les boursiers » ou les « transfuges » en général.

Passer les frontières sociales. Comment les “filières d’élite” entrouvrent leurs portes, éditions La Découverte.

LVSL – Vous codirigez aux éditions La Découverte, avec Fabien Truong, une collection intitulée « L’Envers des faits ». Quelle en est la philosophie ? Comment concevez-vous le rôle du sociologue dans la Cité ?

Paul Pasquali – Cette collection a la particularité d’insister beaucoup sur la narration et l’explicitation des conditions de l’enquête, dans une langue accessible. Chaque ouvrage que nous éditons raconte à la fois une enquête, son sujet et son auteur, spécificité dans le paysage éditorial qui se retrouve dans des ouvrages comme Ceux qui restent, de Benoît Coquard et Se Ressaisir, de Rose-Marie Lagrave. Le nom de la collection fait ainsi non seulement référence aux coulisses d’un fait social et d’une enquête sociologique, mais aussi au cœur du métier de sociologue, puisqu’il n’est pas de sociologie sans un effort de rupture avec le sens commun, à condition de ne pas confondre objectivation critique et surplomb savant. Au contraire, dans cette collection, les auteurs s’assument comme faisant partie prenante de leur objet, aucun ne se tient à distance ni au-dessus de ses enquêtés. Si le travail de la science exige un travail rigoureux auquel tout le monde ne peut pas satisfaire, cela ne signifie pas selon nous que les résultats de ce travail doivent rester confinés aux petits cercles savants. Il y a donc un vrai enjeu dans la manière d’écrire et, plus encore, de « parler » en écrivant à un public qui n’a pas forcément l’habitude d’écrire.

Montrer l’envers des faits, c’est donc montrer ce que tout le monde n’a pas les moyens, ni le temps, ni intérêt de voir, mais à condition de rendre la lecture aussi agréable et captivante que possible. Des livres comme Qui a tué les verriers de Givors ? de Pascal Marichalar ou Nos mères, de Christine Détrez et Karine Bastide, visent à dépasser les oppositions factices entre sciences sociales et littérature. Mais on part toujours d’un matériau empirique : on ne publie que des enquêtes, pas des essais, et nous tenons beaucoup à cette distinction-là, car sans enquête la sociologie n’a plus grand-chose d’intéressant à raconter.

Arthur Nesnidal : « Reconquérir les mots est absolument indispensable »

https://www.lisez.com/ebook/la-purge/9782260034377
©Maxime Reychman

Arthur Nesnidal, tout jeune auteur alors âgé de 22 ans à la parution de son premier roman intitulé La Purge dans lequel il met en scène l’expérience d’un personnage en classe préparatoire aux grandes écoles, nous a accordé un entretien sur la place de son roman – et du roman en général – dans la bataille culturelle. Selon lui, La Purge est un pamphlet contre notre société méritocratique dans laquelle règne une compétition acharnée qui transforme le droit de vivre dignement en privilège réservé à certains. Entretien réalisé par Romain Lacroze.


LVSL — Vous avez écrit La Purge, votre premier roman, paru chez Julliard en août 2018 (bientôt en poche). C’est un roman pamphlétaire, assez court, engagé dans la bataille culturelle ouvertement en faveur des opprimés. Ce livre met en scène un narrateur en classe préparatoire qui se montre très critique vis-à-vis de ce système, mais pas seulement… Qu’aviez-vous à dire en écrivant La Purge ? Et pourquoi avoir choisi cette forme du roman pour le dire ?

Arthur Nesnidal — Il me semble que c’est extrêmement clair, ne serait-ce que quand je dédicace mon livre aux résistants, c’est-à-dire à ceux qui restent dignes. Les gens dignes sont ceux qui s’affirment, qui existent par leur résistance à l’oppression. C’est un livre qui dénonce l’oppression et la reproduction des élites. Je me sers des classes préparatoires comme d’un prétexte pour dénoncer un système beaucoup plus vaste, celui de la reproduction des élites, de la confiscation de la culture classique par une élite. En fait, quand je dis « élite », j’entends « oligarchie ». C’est l’oligarchie que j’ai dans le viseur de mon bouquin.

« Je me sers des classes préparatoires comme d’un prétexte pour dénoncer un système beaucoup plus vaste de reproduction des élites, de confiscation de la culture classique par une élite »

D’autre part, il s’agit d’un roman parce que c’est beaucoup plus efficace que n’importe quelle autre forme littéraire pour ce que je veux en faire. Mon objectif est de dénoncer, de susciter l’indignation, la colère et la révolte. Un essai ne me conviendrait pas parce que la forme rigoureuse de la démonstration scientifique, comme on aurait dans un essai sociologique qui s’appuierait sur des statistiques, ne permet pas de susciter l’indignation. L’essai permet plutôt d’avoir une vue suffisamment précise de la situation pour rédiger un texte de loi par exemple. Un essai sociologique s’approche plus du travail du législateur que de l’invitation à l’insurrection populaire. En définitive, le roman incite à taper du poing sur la table. C’est plus puissant, cela a plus d’impact…

Il y a aussi d’autres raisons à ce choix : je ne suis pas sociologue, donc, je ne peux pas, de toute façon, me permettre d’écrire autrement que dans une forme purement littéraire ou artistique pour dénoncer un système violent. D’autant plus que, j’insiste, mon sujet ne traite pas des classes préparatoires, il dénonce un système beaucoup plus vaste de reproduction des élites. Si je rédigeais un essai de sociologie, je serais obligé de cadrer mon sujet et d’étudier en elles-mêmes les classes préparatoires. D’une certaine manière, je serais à côté de ce que je voulais faire. Je serais « hors sujet » car mon but est plutôt de dénoncer le fait que la valeur qui est mise au pinacle de notre société est la compétition. Quand on veut dénoncer cela, il me semble qu’un essai est beaucoup moins approprié car plus réducteur, ou alors, cela demande un travail beaucoup plus ample dont je n’ai absolument pas les moyens.

LVSL — Ce qui est étonnant dans votre livre, c’est la première personne. Pourquoi avoir écrit ce livre à la première personne alors que vous avez toujours dit que ce n’était pas une autobiographie ?

AN — Juste un petit mot sur l’autobiographie : j’estime, à titre personnel, que l’autobiographie n’est pas un genre littéraire. À partir du moment où une biographie a des qualités littéraires, elle est romancée, donc c’est déjà un roman et ce n’est plus factuel. Une biographie n’a en elle-même qu’un intérêt historique. Ceci dit, c’est une opinion purement subjective que je porte sur la littérature en général, et du haut de mes 23 ans d’existence, cela ne pèse pas bien lourd ! Mais, il me semble que la biographie n’est pas vraiment un genre littéraire, dans le sens artistique. D’ailleurs, j’utilise le contrat de lecture pour bien signifier au lecteur qu’il ne s’agit pas d’une biographie. Au premier chapitre de mon livre, l’incipit, j’annonce aux lecteurs qu’on se situe dans un futur post-apocalyptique et que je vais raconter ma jeunesse ; c’est censé causer un déclic chez lui pour qu’il comprenne bien que c’est une fiction et que je ne vais pas raconter ma vie, puisque dans ma vie, il n’y a pas eu d’apocalypse, je ne suis pas vieux et nous ne sommes pas à la fin du XXIème siècle. Je crois que c’est assez clair sur le fait que ce n’est pas une biographie, ni une autobiographie.

Deuxièmement, pourquoi à la première personne ? Parce que je m’étais imposé une contrainte pour renforcer la valeur symbolique de ce que j’écrivais : ne mentionner aucun nom de personnage, les personnages étant tous désignés par leur fonction. À partir du moment où on n’avait que des personnages-fonction, je renforçais l’identification du lecteur et rendais possible la généralisation. Quand on dit « Monsieur le Professeur » ou « Monsieur le Directeur » pris comme des entités presque abstraites, c’est beaucoup plus facile ensuite de s’en référer à ce qu’on a connu soi-même. De plus, cela permet de comprendre que je ne parle pas d’une classe préparatoire en particulier ou des classes préparatoires en général, mais vraiment de la société toute entière. Un problème a émergé avec cette contrainte : que faire du narrateur ? Parce qu’il y a forcément un personnage narrateur qui est là, c’est quasiment obligatoire. Un roman sans narrateur n’aurait strictement aucun sens. Le mettre à la première personne permettait de respecter cette contrainte d’une part, et d’autre part, d’entretenir une confusion entre le personnage narrateur et l’auteur, c’est-à-dire moi, puisque parfois nos avis sont confondus. Parfois non, mais bien souvent, ils sont confondus, et cela fait du narrateur un personnage témoin, qui n’agit pas, qui raconte. Donc c’est drôle parce que ce livre qui est écrit à la première personne met en scène un « je » très absent puisque ce personnage ne fait rien, n’agit pas et se contente d’observer. En réalité, les descriptions et les portraits en sont la toile de fond. J’explique ce que font les autres, ce qui se passe autour de lui. Et la véritable action du personnage, ce qui change véritablement pour lui au cours du livre, c’est le regard qu’il porte sur le monde, sur ce monde-là : au début, il est complètement aliéné, il s’imagine que comme il arrive en classe préparatoire, l’ascenseur social de la République fonctionne et qu’il va y arriver ; mais à la fin du livre, il n’a plus du tout cette vision-là des choses… En fait, on suit l’éveil de sa conscience bien plus que l’agissement d’un personnage héroïque, car ce n’est pas du tout le sujet.

LVSL — Justement, vous parlez d’éveil des consciences. Quel est le public cible ? Est-ce que ce roman peut éveiller d’autres consciences ? Qui est visé en particulier ?

AN — Tout le monde. Je ne suis pas un « marketeux », je n’ai pas de public cible. Absolument tout le monde parce que comme je l’ai dit, ce n’est pas un livre sur les classes préparatoires, donc tout le monde. En fait, de manière générale, l’école concerne absolument toute la société. J’estime, parce que je suis profondément républicain, que tous les sujets politiques concernent toute la société, mais l’école en particulier, c’est-à-dire la façon dont on va former les futurs citoyens, donc, pas seulement ce qu’on leur enseigne en termes factuels, mais aussi ce qu’on leur inculque des valeurs humaines. C’est ça la formation. On ne peut pas dire que la véritable formation d’un étudiant soit le contenu de l’enseignement, qui de toute façon change d’une époque à l’autre selon l’évolution des connaissances. Ce qui est vraiment important, c’est ce qu’il va en retenir et la façon dont il va se construire avec ça.

« L’école concerne absolument toute la société »

De fait, ce que je dis de l’école dit beaucoup de la société : la valeur la plus importante, la valeur cardinale de notre société est la compétition. Dans cette compétition, donc dans une société libérale, dans un marché dérégulé, l’école a pour but de former des employables. On enseigne donc aux élèves des métiers qui vont ensuite leur donner éventuellement une place dans la société. Bon, mais en réalité, l’école n’est pas du tout un ascenseur social : la discrimination se fait aussi à l’école, même de façon inconsciente. Je ne suis pas en train de dire que partout les professeurs montrent du doigt les boursiers mais que structurellement c’est comme ça… Une personne issue d’une famille intellectuelle cultivée dans le sens de la culture universitaire, de la culture classique, a bien plus de chances de réussir à l’école que n’importe quelle autre.

Donc en théorie la ligne de départ est censée être la même pour tout le monde mais en réalité, ce n’est pas du tout le cas. Et quand bien même, l’école forme des employables, inculque un métier et, surtout, ancre l’idée de la nécessité de la compétition. Indubitablement, cette façon-là de former les jeunes ne peut déboucher que sur une société violente. Une société de compétition permanente est une société violente. Je ne dis pas que la classe préparatoire transforme les jeunes en gens violents ; cela n’aurait aucun sens, ce que je dis c’est que tout le système scolaire et toute notre société tendent à être violents parce que cette dernière idolâtre la compétition. Et par « compétition », j’entends « compétition acharnée ». Quand on commence à imaginer une société qui est faite d’entrepreneurs, je crois que tout est dit. On détruit l’État, on encourage la société civile à s’auto-organiser via les marchés, donc via l’économie, et cela ne peut être que violent, cela débouche forcément sur une compétition acharnée.

« Dire que tout le monde a sa chance, c’est dire que tout le monde est à égalité. Mais en réalité, cela signifie qu’il y aura un vainqueur et plein de perdants »

Le mensonge est de dire que tout le monde a sa chance dans l’économie de marché, dans le libéralisme, et donc dans la compétition. Dire que tout le monde a sa chance, c’est dire que tout le monde est à égalité. Mais en réalité, cela signifie qu’il y aura un vainqueur et plein de perdants. Et ce sera violent parce que de toute façon les gens vont se battre pour être vainqueur. Personne n’a envie d’être perdant, parmi les gens qui vont se faire opprimer, qui vont se retrouver sans rien. C’est d’autant plus violent si tout le monde se dit que c’est une bonne idée de vivre en compétition permanente et que ce système est accepté.

LVSL — Justement, dans votre roman, situé dans une époque « post-apocalyptique », vous écrivez en référence à une période antérieure à celle-ci : « Les mots sont importants ; et ils étaient volés. République, pacifisme, progrès, socialisme, internationalisme, les grands noms de Jaurès et de Blum n’avaient plus aucun sens ; on vendait tout au plus offrant. L’ultralibéralisme était si bien ancré dans toutes les cervelles qu’il était devenu quasi totalitaire ». Est-ce que ce roman est aussi une arme contre ce que vous appelez l’ultralibéralisme ?

AN — Bien vu, on ne m’avait pas encore sorti cette citation, ça fait plaisir de la voir sortir une fois. Un mot sur le vocabulaire volé : c’est un scandale. On ne peut plus s’exprimer si les mots sont volés. « République » a un sens, et cela ne peut pas avoir le sens d’être de droite. C’est radicalement opposé à la droite, c’est radicalement opposé au libéralisme. La République est une idée de gauche, qui ne peut être qu’une idée de gauche, et politiquement orientée. Quand on prononce « République », on ne peut pas penser « libéralisme », quand on dit « République », on signifie que l’ensemble des citoyens éduqués se préoccupe collectivement du bien commun représenté par l’État républicain. Donc les mots volés, c’est un scandale ! République a un sens, socialisme a un sens. C’est un scandale que le Parti Socialiste ne soit pas socialiste et qu’il entretienne ainsi une confusion générale. Et cela conduit les gens à dire : « La droite et la gauche, c’est la même chose, les gens sont tous pareils, les politiques sont tous pareils ». Alors que c’est tout à fait faux. Le fait de voler les mots, de les salir, empêche d’expliquer le système. Que nous reste-t-il comme mots à partir du moment où on ne peut plus dire « République », « socialisme » ou « capital » ? Comment fait-on pour décrire le libéralisme ? Comment fait-on pour en faire une critique constructive ? Il est très difficile d’être contre le libéralisme avec des mots qui sont tous salis, volés ou détournés. Comment fait-on pour dire que La République En Marche ! n’est pas républicaine ? Ou que Les Républicains ne sont pas républicains ? Comment peut-on opposer, par exemple, « capitalisme » et « communisme » alors que le communisme est assimilé au stalinisme ? C’est très compliqué et je le dénonce. Je crois que reconquérir les mots est absolument indispensable pour structurer notre pensée. En effet, on ne peut pas penser quelque chose si on n’a pas le mot pour le désigner.

D’autre part, je dis que le libéralisme est devenu quasi totalitaire : il se trouve que c’est vrai parce qu’un régime totalitaire est un régime où le pouvoir dirige et surveille chacun des aspects de la vie d’un citoyen, d’un membre du groupe. De fait, il se préoccupe tellement de chacun des aspects de la vie d’un citoyen qu’il se mêle de ce que l’on a le droit de penser ou de ne pas penser. Les journalistes sont quasi univoques sur à peu près tous les sujets, les gens ont strictement la même opinion et l’opposition est très mal tolérée ; le fait de critiquer est très mal toléré. Donc oui, totalitaire, car à partir du moment où l’on affirme des valeurs comme une évidence en permanence, et que tout le monde les accepte, il n’y a plus de démocratie. La démocratie intervient quand on n’est pas d’accord et qu’on tranche par le vote, par le nombre, par la conviction et par le débat. En général, quand tout le monde est d’accord, c’est le signe d’un régime qui n’est pas démocratique.

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Première de couverture de La Purge Illustration © Richie Faret                    © Éditions Julliard, Paris, 2018

LVSL — En quoi ce roman est-il populaire ?

AN — J’ai surtout dit que je voulais que ce soit un roman populaire. Un roman populaire se détermine d’abord par le fait que ce soit un roman qui est un best-seller (rires). En tout cas, c’est un roman qui se veut populaire parce que, clairement, il prend position pour le camp du peuple ; c’est très clair et sans ambiguïté. Je n’irai pas jusqu’à dire un roman « populiste » qui essaie de décrire avec réalisme la vie du peuple à la façon du roman Les Misérables, parce que ce n’est pas le sujet ici. On est dans un lieu extrêmement clos, tout se passe au même endroit sur une année… Ce roman se veut populaire, parce que, très clairement, il prend position pour le peuple. Alors « pour le peuple » ça veut dire contre l’oligarchie. Mais encore une fois, il y a quelque chose de dramatique dans le fait qu’on ne puisse plus dire que l’on est contre quelque chose parce qu’à partir de ce moment, on voit se répandre des éléments de novlangue absolument insupportables qui sont des non-sens intellectuels du style : « Il faut arrêter d’être contre, il faut être pour ! » Cela sous-entend : « Pour quoi ? Pour nous bien sûr, pour nous, l’oligarchie… » Alors que nous sommes pour des choses aussi belles que le partage, la Sécurité sociale… C’est avec le partage du pouvoir en particulier que va se faire le partage des richesses… Voilà, je ne suis pas seulement contre… Je suis aussi pour d’autres choses. Cela implique que quand on est pour quelque chose et qu’il y a quelque chose d’autre en place radicalement différent, on est contre ce qui est en place. Fatalement, quand je dis que je veux que ce soit un roman populaire, c’est parce que dans mon esprit, le peuple est opposé à l’oligarchie. Les gens qui détiennent le pouvoir à la place de ceux qui le subissent, c’est-à-dire les gens qui détiennent le pouvoir au lieu de représenter le peuple, n’ont pas leur place dans notre société. Cela ne devrait pas fonctionner comme ça.

« Les gens qui détiennent le pouvoir à la place de ceux qui le subissent, […] qui détiennent le pouvoir au lieu de représenter le peuple,
n’ont pas leur place dans notre société »

Bien sûr, il y a aussi les éléments de novlangue qui contribuent à vider les mots de leur sens. On martèle des mots un peu comme des concepts opérants. Quand un préfet parle, il doit dire : « État, sécurité » ; quand un ministre parle, il doit dire « budget économique, essor, relance par l’austérité ». C’est absolument incroyable ! Surtout quand un représentant parle, il va parler de compétitivité, il va parler d’attractivité, c’est-à-dire des concepts qui sont extrêmement orientés en fait, et il va les marteler jusqu’à ce que ça paraisse évident qu’on doive être compétitif, qu’on doive faire de la croissance, produire, être attractif pour les entreprises. Dire que la compétition n’est pas une fin en soi est quelque chose qui n’est pas du tout évident dans notre organisation sociale, surtout dans les représentations culturelles comme à la télévision, dans les journaux, à la radio ; il faut d’abord commencer par faire admettre un vocabulaire qui n’est pas le vocabulaire du libéralisme.

« Dire que la compétition n’est pas une fin en soi est quelque chose
qui n’est pas du tout évident dans notre organisation sociale »

On ne peut pas critiquer le libéralisme avec son vocabulaire. C’est complètement absurde. Si je veux critiquer l’oppression dans l’entreprise, je suis obligé d’utiliser des termes qui signifient l’oppression dans l’entreprise : je vais dire qu’il y a l’oppression de l’entreprise sur des gens qui ne possèdent pas leur outil de travail qu’on va appeler les prolétaires, c’est un vocabulaire extrêmement typé. C’est tout à fait normal, c’est le vocabulaire typique des gens qui sont contre l’oppression dans l’entreprise. En revanche, si je critique le libéralisme en disant que dans la start-up nation, il y a des défavorisés qui n’ont pas eu le mérite de fonder eux-mêmes leur entreprise et de montrer leur valeur sur le marché parce qu’ils n’étaient pas assez attractifs et compétitifs, cela a l’air absurde de critiquer le libéralisme. On en déduit que le libéralisme est quelque chose qui fonctionne très bien et que le seul fautif dans l’histoire, c’est ce pauvre type qui n’a pas eu de chance et, surtout, qui n’a pas eu de mérite. Je ne crois pas au mérite, je ne crois pas que le droit de vivre et d’avoir une vie digne se mérite. Je crois que c’est quelque chose que tout le monde a le droit d’avoir : c’est d’ailleurs ce qu’affirment les Droits de l’Homme. Mais on a bien inculqué aux gens que la place qu’on occupait dans la société devait être indexée sur le mérite.

« Je ne crois pas que le droit de vivre et d’avoir une vie digne se mérite »

À partir du moment où l’on vole le vocabulaire et où l’on martèle ces concepts opérants via les médias et via la culture, il est très difficile de lutter. Modestement, mon travail est d’attaquer ce processus. Parce qu’en tant qu’écrivain, mon boulot est principalement de travailler la langue, de travailler à partir de dictionnaires, de grammaires et de donner une nouvelle connotation aux mots ou de reconquérir le sens des mots, donc de proposer une vision du monde par le langage et de créer ce qui permettra de visionner ce monde-là, tel que je le vois, c’est à dire le monde violent que je dénonce.

LVSL — Est-ce que le prochain livre est un roman ? Quand sortira-t-il ? Quel sera son sujet ?

AN — Si tout va bien, il sortira en août prochain. Le sujet : l’oppression sociale, l’oppression des puissants, la dignité des petits… Mon prochain roman dira beaucoup de l’emprise de la finance sur le pouvoir. C’est une contre-utopie. Il me reste un certain nombre de thèmes à aborder. Ce roman sera toujours aussi travaillé du point de vue de la langue, du point de vue du style et je vais continuer dans la lancée du premier. Je n’ai pas changé et je n’oublie pas d’où je viens.

Au début de l’entretien, la question était de savoir quelle était la place du roman dans la bataille culturelle, eh bien, je rajoute que le roman dans la bataille culturelle a la même place que toutes les autres formes d’art, mais il y a quand même une différence entre les arts car certains arts demandent beaucoup de moyens. Et il est donc plus facile de les censurer : par exemple, il est difficile de monter un film parce qu’un film demande beaucoup de moyens, il est difficile de faire un jeu vidéo pour les mêmes raisons. Je pense que certains arts comme la littérature ou la musique sont davantage accessibles parce qu’on peut les pratiquer même quand on n’a pas les moyens. En effet, concrètement, pour écrire, il faut un stylo et un cahier. Alors que des formes d’art qui demandent beaucoup de moyens nécessitent aussi beaucoup d’investissement financier. À noter que la qualité technique dans le métier d’écrire est tout aussi exigeante que celle des autres formes d’art. Je fais le pari, et ça ne m’étonnerait pas, que le roman sera à l’avenir une forme d’art abondante, subversive. Je précise que je n’écris pas des romans parce que je fais des paris ; je le fais parce que je suis romancier, que c’est mon métier et que c’est ça que je sais faire. Mais je pense que dans les années à venir nous, les romanciers subversifs, révolutionnaires, serons beaucoup plus nombreux à avoir un regard critique sur la société, à proposer de s’indigner contre le monde dans lequel on vit par la littérature. Et dans d’autres formes d’art, peut-être que ce sera plus difficile.

On vient de voir le roman à la croisée des chemins de l’art et de la bataille culturelle. Je suis sûr que l’art dans la bataille culturelle a une importance primordiale. Seul l’art peut sensibiliser autant les gens à qui l’on s’adresse et provoquer des sentiments sains. Je considère que l’indignation et la colère sont saines. Former l’imaginaire collectif par l’art est absolument indispensable pour reconquérir les concepts qui nous permettent de critiquer le monde dans lequel on vit. C’est un travail qui est bien sûr de première importance mais qui n’est pas forcément supérieur au travail conceptuel que font les chercheurs, les sociologues, les scientifiques. C’est un travail complémentaire, il ne sont pas opposables. Simplement, moi, c’est ce que je sais faire, donc c’est ce que je fais.

La mystification méritocratique

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« Je suis contre l’égalitarisme, l’assistanat, le nivellement ; pour le mérite, la juste récompense des efforts de chacun, et la promotion sociale », avait affirmé Nicolas Sarkozy lors de sa campagne présidentielle de 2007. © Paco Acuña

Dans le discours de nombreux responsables politiques, l’égalité des chances est souvent décrite comme une panacée, et la méritocratie, érigée en idéal. La droite en célèbre les vertus, et la gauche en dénonce l’imparfaite réalisation, mais le consensus sur son bien-fondé et sa valeur intrinsèque est rarement remis en cause. Pourtant, derrière ces discours lénifiants sur l’idéal républicain méritocratique, se cache avant tout une illusion dangereuse et une machine idéologique redoutable de justification de l’ordre social.


Le sophisme méritocratique

On entend parfois, dans le débat public, des “purs produits de la méritocratie républicaine”, comme ils se qualifient eux-mêmes, chanter les louanges du système social qui les a vu réussir, et se donner en exemple à qui voudrait nier que “quand on veut, on peut” – ce qui leur permet également de s’auto-gratifier au passage du titre flatteur de “self-made man”. Bien sûr, on trouve toujours des exceptions, mais elles ne sont que l’arbre méritocratique qui cache la forêt inégalitaire : ce n’est pas parce que quelques heureux élus, dont l’origine sociale ne les y prédestinait pas, finissent chef d’entreprise ou personnalité en vue, que les conditions sociales ne déterminent pas dans une large mesure le destin des individus.

Certes, il y aura toujours des pseudo-intellectuels pour propager ce grossier sophisme, tels ces “sociologues” dont se gaussait Bourdieu, et qui consacrèrent beaucoup d’énergie à montrer que tous les fils de polytechniciens ne devenaient pas polytechniciens – et que décidément, on exagère beaucoup les déterminismes sociaux –, mais les chiffres sont têtus. À l’école Polytechnique, justement, 64 % des élèves ont un père qui appartient à la catégorie socioprofessionnelle des “cadres ou professions intellectuelles supérieures” (CPIS), tandis qu’à peine 1 % des élèves ont un père ouvrier (alors même que dans la population active, on compte 14 % de CPIS, contre 22 % d’ouvriers). Peut-on, dès lors, qualifier notre société de “méritocratique” ?

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Les deux tiers des polytechnicien.ne.s ont un père « cadre ou profession intellectuelle supérieure » ; 1% seulement ont un père ouvrier. © Marie-Lan Nguyen

Sous sa forme la plus fruste, l’idéal méritocratique hérité des Lumières considère que dans les sociétés démocratiques modernes, où l’égalité des droits a enfin remplacé les privilèges héréditaires, les individus sont justement récompensés de leurs efforts, “selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents”, d’après la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Pourtant, l’égalité de droit – déjà dénoncée par Marx comme un paravent servant à masquer les inégalités réelles – ne suffit pas à assurer une compétition équitable entre les individus, comme les recherches sociologiques du siècle dernier, mais aussi le simple bon sens, nous l’enseignent.

L’école est l’exemple paradigmatique de ce hiatus entre égalité proclamée et inégalités de fait. Elle est aujourd’hui le lieu où se déterminent dans une large mesure les choix d’études, les perspectives de carrière et la position sociale future des uns et des autres – en bref, leur avenir. Or, point n’est besoin d’être grand clerc pour comprendre qu’entre un enfant d’immigrés, dont les parents ne maîtrisent pas assez bien le français pour pouvoir l’aider dans ses devoirs, et un enfant de professeurs d’université, les chances de réussite à l’école ne sont pas les mêmes, et ce à cause de facteurs étrangers à leurs volontés individuelles.

Énumérons donc les divers facteurs susceptibles de jouer un rôle dans la réussite scolaire, afin de donner une idée du poids des déterminismes sociaux qui sont à l’œuvre. Certains d’entre eux peuvent paraître évidents : la situation économique et familiale de l’enfant, ses conditions de travail à la maison, le niveau de ses camarades de classe (“l’effet de pairs”), l’expérience et les compétences de ses professeurs (du fait de leur mode de recrutement, ce sont souvent de jeunes professeurs inexpérimentés qui enseignent dans les ZEP)… D’autres le sont moins : on peut évoquer le poids des stéréotypes qui contribuent à créer la réalité qu’ils sont censés refléter (“l’effet Pygmalion”), les choix d’orientation plus stratégiques des familles de classes moyennes ou aisées, et bien sûr ce que Bourdieu appelle le “capital culturel”1.

En cumulant tous ces éléments, on comprend pourquoi la réussite scolaire est avant tout tributaire d’un ensemble de conditions sociales favorables. En tout cas, aujourd’hui, l’attribuer au seul mérite relève au mieux de l’ignorance, et plus vraisemblablement de la mauvaise foi.

Mais surtout, en plus de reproduire les inégalités, l’école transforme “ceux qui héritent” en “ceux qui méritent”, comme l’écrivent les sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans La Reproduction. Tandis que les plus doués reçoivent l’onction du diplôme consacrant leur “mérite” indubitable, ceux qui échouent sont renvoyés à leur médiocrité individuelle et la responsabilité de leur échec leur est imputée. L’institution scolaire entretient le mythe d’une évaluation et d’une sélection justes des élèves, dues à leur seul mérite, alors même que les conditions d’apprentissage sont à l’évidence inéquitables.

« L’école transforme ceux qui héritent en ceux qui méritent »

La méritocratie apparaît dès lors – pour reprendre un néologisme forgé par le sociologue allemand Max Weber – bien plus comme une “sociodicée”2, c’est-à-dire un discours de justification de l’ordre social, que comme une réalité tangible.

D’ailleurs, comme le fait remarquer le sociologue François Dubet, ce que l’on appelle l’égalité des chances méritocratique se réduit en fait, dans notre société, à quelques dispositifs permettant à une infime minorité de jeunes défavorisés de rejoindre l’élite. On se focalise, dans le débat public, sur les conventions entre Sciences Po et des lycées de ZEP, ou sur l’objectif d’atteindre 30% de boursiers en classes préparatoires. On s’émerveille de même des internats d’excellence, créés sous Nicolas Sarkozy et permettant à quelques jeunes d’origine populaire d’échapper à leur destin… Mais cela ne concerne que quelques milliers de jeunes, alors que 150 000 élèves quittent chaque année l’école sans le moindre diplôme. La méritocratie permettrait dès lors simplement de sélectionner les meilleurs éléments des “classes inférieures” pour qu’ils rejoignent l’élite et légitiment son maintien, selon un mécanisme qui n’est pas sans rappeler les théories de Vilfredo Pareto sur la circulation des élites, chères aux idéologues de la Nouvelle droite.

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L’actuel ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, est l’un des principaux artisans des “internats d’excellence”. © Philippe Kerlouan

La compétition méritocratique

Il faut par ailleurs souligner que les défenseurs les plus acharnés de la rétribution au mérite – qui sont, sans surprise, ceux qui y trouvent leur compte, c’est-à-dire les plus riches – ont souvent des pratiques qui sont en contradiction flagrante avec leurs discours, comme le montrent les sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon. Peut-on sérieusement prôner l’égalité des chances et se payer de belles paroles sur la méritocratie lorsque l’on envoie ses enfants dans des lycées privés ultra “sélect” et qu’on leur paie des professeurs particuliers ? La contradiction n’apparaît pas gênante à bien des représentants de l’élite économique, qui persistent à invoquer sempiternellement ces généreux principes, censés leur conférer une légitimité indiscutable.

Mais ces stratégies “égoïstes” sont imputables au mécanisme même de la méritocratie, comme le montre encore une fois François Dubet : “Les familles et les élèves, acceptant que tout le destin des individus se joue à l’école, développent des conduites compétitives et instrumentales (choix judicieux des établissements et des filières…), afin de creuser les petites différences scolaires qui font les grandes différences sociales. Comment imaginer que les catégories sociales qui ont aujourd’hui le quasi monopole de l’accès aux filières d’élite aient la courtoisie de laisser la place aux challengers sans se défendre en renforçant la sélectivité scolaire ?”3

En fait, la méritocratie semble être une idéologie intrinsèquement viciée, parce qu’elle repose sur la fiction qu’il est possible de faire abstraction des conditions sociales et de “calculer” le mérite des uns et des autres de façon relativement probante, et de les hiérarchiser sur la base de ce critère. Or ce présupposé apparaît, à la lumière d’une littérature sociologique bien documentée, hautement problématique, pour ne pas dire complètement aberrant. Et ce n’est pas quelques dispositifs correctifs, censés remédier aux inégalités de départ entre les individus, comme les ZEP par exemple, qui vont y changer quelque chose.

Pourquoi persiste-t-on, alors, à parler de mérite, quand sa mesure apparaît si difficile ? Comme le fait observer la sociologue Marie Duru-Bellat dans son ouvrage Le mérite contre la justice (2009), une ambiguïté terminologique bien pratique explique peut-être le succès du terme de “mérite”, terme qui recouvre en fait deux acceptions bien distinctes. Le mérite, en effet, peut être compris comme une caractéristique morale : on mérite quelque chose car on a fait des efforts pour l’obtenir. Mais il peut également être entendu comme la récompense d’une réussite mesurée de façon objective, sans prendre en compte les efforts fournis : on obtient quelque chose grâce à ses talents ou ses compétences.

Cette polysémie du mérite était déjà inscrite en filigrane dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, lorsque “vertus” et “talents” étaient mis en parallèle. Doit-on récompenser les citoyens en fonction de leurs “vertus” (ce qui renverrait au mérite moral des individus) ou selon leurs “talents” ? Contrairement à ce que les révolutionnaires semblaient suggérer, ce n’est pas du tout la même chose. En effet, il peut arriver que ceux qui doivent fournir le plus d’efforts ne soient pas ceux qui réussissent le mieux : il n’y a souvent pas de correspondance exacte, et peut-être même qu’un lien très lâche, entre efforts et résultats.

Comme principe de justice sociale, il paraît difficile de défendre la méritocratie au second sens, c’est-à-dire la méritocratie des “talents”. Celle-ci se confondrait d’ailleurs avec “l’aristocratie”, au sens littéral du terme : le gouvernement des meilleurs. Dans le discours dominant, c’est donc plutôt le mérite moral qui est censé déterminer la part qui revient à chacun. Cela n’est pourtant qu’une mystification de plus : que l’on prenne la quantité de travail ou encore les efforts fournis, il est évident que tel n’est pas, actuellement, le critère principal déterminant sa rétribution. Au contraire, on prend souvent comme mesure adéquate du “mérite” d’un individu sa réussite scolaire, alors même qu’elle n’est pas entièrement – loin de là – imputable à ses efforts, et comme si elle suffisait à décider de ce qu’il pourra mériter tout au long de sa vie !

De fait, quelqu’un qui a eu le “mérite” – ou plutôt la « chance », aux deux sens du terme – de faire des études sera toujours favorisé par rapport à celui qui n’en a pas faites, et peu importe, ensuite, la difficulté effective du métier qu’exerce chacun d’entre eux.

Comme le note le sociologue Louis Chauvel, directeur de l’Observatoire des inégalités : “Si l’on prend l’exemple des médecins et des aides-soignants, comment expliquer que l’immense majorité du mérite ne revienne – si on en juge par les salaires – qu’aux premiers ? Pourquoi les métiers les plus difficiles physiquement, ceux qui usent le corps en profondeur, qui réduisent l’espérance de vie, sont-ils les moins rémunérés dans notre société ?”. Il ne s’agit pas de faire une hiérarchie de difficulté ou de pénibilité des métiers, mais de ne pas oublier qu’une caissière a un travail probablement plus éreintant qu’un cadre, et que leurs salaires sont pourtant sans commune mesure4. Bref, il faut voir à quel point les déterminations des salaires obéissent à d’autres logiques que celle du “mérite” entendu au sens moral.

« Pourquoi les métiers les plus difficiles physiquement, ceux qui usent le corps en profondeur, qui réduisent l’espérance de vie, sont-ils les moins rémunérés dans notre société ? »

Mais en plus d’être un mensonge, la méritocratie est aussi un fléau. En effet, en établissant un lien entre la “valeur” d’une personne (encore une fois, on retrouve l’ambiguïté terminologique) et l’attribution d’une position sociale, la méritocratie apparaît comme un principe de classement – classement dont on a vu le caractère arbitraire, mais qui est peut-être aussi par lui-même problématique. De fait, encenser la méritocratie, c’est aussi promouvoir une société ou les individus sont d’emblée mis en concurrence, et où l’ascension des uns est corollaire du déclassement des autres. Une ascension ou un déclassement “mérités” : alors que la plupart des riches considèrent leur rétribution comme juste, la pauvreté est à l’inverse souvent représentée et ressentie comme la conséquence d’un démérite moral individuel5.

Abolir la méritocratie ?

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Dans son roman dystopique, Michael Young décrit une société hiérarchisée dans laquelle une élite “méritante” opprime le reste de la population, les “non-méritants”. © Hans Unger

L’inventeur du terme même de “méritocratie”, Michael Young, sociologue britannique et “intellectuel organique” du parti travailliste, avait d’ailleurs été le premier étonné de la connotation positive bientôt associée à son néologisme dans le débat public. La méritocratie, dans son roman The Rise of the Meritocracy (1958) apparaissait de fait comme une forme de dystopie particulièrement perverse où les “non-méritants” étaient renvoyés à leur échec individuel, tandis que les “méritants” s’arrogeaient tous les droits en invoquant le critère suprême, le mérite. Une telle société, dans laquelle le mérite des uns s’oppose à la responsabilité des autres, pourrait bien se révéler une forme euphémisée de darwinisme social, comme le défend le philosophe israélien Khen Lampert dans Meritocratic Education and Social Worthlessness (2012).

Que faire, alors, du mérite, entendu comme principe de justice sociale ? Pour beaucoup, il paraît impensable de cesser de prendre en compte ce critère, tout imparfait qu’il soit, parce qu’aucun autre n’est véritablement satisfaisant. Mais cet argument boiteux du “moindre mal” ne doit pas nous dispenser de nous rendre compte de la faiblesse, voire de la vacuité, de la notion de mérite. Au lieu de s’efforcer de hiérarchiser les individus en fonction de leur hypothétique “mérite”, ne pourrait-on pas plutôt réfléchir à l’application du bon vieux principe “à chacun selon ses besoins” ? On peut bien rêver, pour une fois…

Pour conclure de façon plus pragmatique, évoquons les arguments de François Dubet en faveur de la primauté de la lutte contre les inégalités sur les politiques d’égalité des chances. Dans Les places et les chances (2010), Dubet montre que l’idéal d’égalité des chances s’est, au cours des dernières décennies, progressivement substitué à celui d’égalité des places – qu’on appelle parfois “égalité des conditions”, c’est-à-dire une situation où les différents individus d’une société jouissent de conditions de vie relativement similaires.

Cet idéal d’égalité des chances vise à établir les conditions d’une compétition équitable entre les individus, afin que chacun puisse accéder – en fonction de son “mérite” – à l’ensemble des positions sociales, mais n’a pas vocation, en revanche, à réduire les inégalités des conditions ou à changer la structure sociale dans le sens d’une plus grande égalité. Dès lors, si tout le monde – même un fils d’ouvrier – peut devenir cadre, les écarts de rémunération entre les cadres et les ouvriers ne sont plus considérés comme un problème.

Pourtant, l’établissement d’une véritable égalité des chances semble en fait nécessairement subordonné à la réalisation d’une relative “égalité des places”, ou des conditions : favoriser l’égalité des places, de ce fait, est “sans doute la meilleure des manières de réaliser l’égalité des chances”.

Dubet conclut en montrant que si l’égalité des places paraît bien favoriser l’égalité des chances, à l’inverse, dès que l’on se met à privilégier l’égalité des chances, les inégalités des places se creusent. Il semble toucher là un paradoxe peut-être insurmontable de l’égalité des chances, qui ne peut être pleinement mise en place qu’en assurant une égalité préalable des places, et qui pourtant détruit en permanence cette égalité des places, rendant toujours plus difficile son propre accomplissement – dans un cercle vicieux de renforcement des inégalités et de la compétition entre les individus, dont la sombre réalité contraste singulièrement avec l’imaginaire radieux d’ordinaire associé à la notion de méritocratie…

 


1. “L’effet de pairs” peut être constaté au travers des enquêtes PISA : la différence de performance à ces tests entre deux groupes d’élèves d’origine sociale similaire, mais dont l’un d’eux est dans un établissement scolaire dont la composition sociale est moyenne, et l’autre dans un établissement scolaire à public privilégié (c’est-à-dire les 10% des établissements scolaires dont la composition sociale est la plus favorisée), représente l’équivalent d’une année scolaire supplémentaire.

Pour l’effet des attentes des professeurs sur les résultats des élèves, voir l’article de Robert Rosenthal et Lenore Jacobson, “Pygmalion à l’école” (1968). Les auteurs ont mené une expérience dans laquelle ils ont fait passer des tests de QI fictifs à des élèves à la fin de l’année scolaire, attribué les notes aléatoirement, et se sont arrangés pour que les professeurs de l’année suivante aient connaissance des résultats. À la fin de l’année suivante, les élèves qui avaient été (arbitrairement) désignés comme “supérieurement intelligents” avaient plus progressé que la moyenne.

Pour l’effet de l’origine sociale sur les choix d’orientation, voir l’ouvrage de Raymond Boudon L’inégalité des chances (1973). Voir également l’ouvrage d’Agnès Van Zanten, Choisir son école (2009), pour une étude des stratégies de choix d’établissement des classes moyennes, ainsi que celui de Pierre Merle, La ségrégation scolaire (2012), pour une analyse de la logique ségrégative à l’œuvre dans le système éducatif français.

Pour l’effet du “capital culturel”, voir les analyses désormais classiques de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans Les Héritiers (1964) et La Reproduction (1970). D’après Bourdieu et Passeron, les professeurs valorisent des compétences acquises en-dehors de l’école – c’est-à-dire principalement dans la famille –, comme une certaine familiarité avec la culture savante, et à l’inverse, reprochent paradoxalement aux élèves n’ayant pas cette familiarité d’être “trop scolaires”. L’école “apprend aux poissons à nager”.

Voir encore : Basil Bernstein, qui dans Langage et classes sociales (1971) montre que le langage des classes supérieures, caractérisé par une grammaire souple et un souci permanent d’explicitation, est mieux adapté à l’institution scolaire que celui des classes populaires, fondé sur un usage stéréotypé de la grammaire et un recours fréquent à l’implicite.

2. Le concept de “sociodicée” est forgé sur le modèle de “théodicée”, néologisme dû quant à lui à Leibniz, et qui désigne la justification de la bonté de Dieu, malgré le mal que l’on observe dans le monde. Il est intéressant de remarquer que, comme l’explique Pierre Rosanvallon dans une conférence, la notion de mérite elle-même a une origine théologique : “elle s’est développée sur une base théologique pour imposer la vision catholique du salut (par le mérite des œuvres) et critiquer la notion protestante de grâce divine (salut par la seule foi)”. Le mérite est donc à l’origine ce par quoi Dieu récompense les bons, et punit les méchants. “On n’a que ce que l’on mérite”, tel est le mensonge qui, auparavant propagé par l’Église, l’est maintenant par les grands prêtres de la société méritocratique, prompts à condamner les “paresseux” ou les “incapables”, et à encenser les “méritants”. Luc Boltanski et Pierre Bourdieu, dans leur article sur La production de l’idéologie dominante” (1976) relèvent également ce parallèle : “la “pauvreté” qui, en un autre temps, eût été la juste sanction du vice, était devenue […] la sanction inévitable de l’incompétence (pour ne pas dire de la sottise)”.

3. L’école est en effet aujourd’hui non seulement le lieu de transmission d’un savoir, de l’éducation citoyenne et de l’épanouissement intellectuel, mais aussi – et surtout, de plus en plus – le lieu d’une compétition : d’après les tests PISA, la France est le pays, parmi les pays développés, où les élèves ont le rapport le plus anxiogène à l’école. Joanie Cayouette-Remblière, dans L’école qui classe (2016), montre ainsi comment l’école transmet une idéologie méritocratique “individualisante et responsabilisante” qui conduit les élèves des classes populaires à se sentir responsables de leur échec et à mépriser les emplois qu’un grand nombre d’entre eux exerceront. Voir également l’excellent ouvrage de Dominique Girardot, La société du mérite (2011), pour une étude approfondie du lien entre “idéologie méritocratique et violence néolibérale”, la première conférant d’après elle une “apparence de légitimité” à la seconde.

4. Même le recours à la notion de mérite dans son second sens (donc de compétence, ou de performance) pour justifier des écarts de rémunération parfois abyssaux paraît souvent fallacieux : comment peut-on réellement “valoir” cent fois plus que quelqu’un ? (Ou plus exactement 498 fois plus : Jean-François Kahn a calculé qu’un chef de grande entreprise côtée au CAC 40 gagne en moyenne 498 Smic annuels). En réalité, la rémunération de la plupart des gens n’est en rien le reflet de leur productivité, comme l’explique l’économiste hétérodoxe Ha-Joon Chang dans Deux ou trois choses que l’on ne vous dit jamais sur le capitalisme (2010). Voir également l’article de Marianne Bertrand et Sendhil Mullainathan, “Are CEOs rewarded for Luck ? The ones without principals are” (2001), dans lequel les auteurs montrent que la rémunération des cadres dirigeants n’est pas seulement liée à leurs performances objectives, et que les émoluments considérables dont ils bénéficient sont aussi imputables au fait que les conseils d’administration, où l’on décide justement des rémunérations des cadres dirigeants, sont composés principalement d’autres cadres dirigeants, qui se renvoient ainsi la politesse…

5. Dans Une théorie empirique de la justice sociale (2010), Michel Forsé et Maxime Parodi montrent que parmi les plus aisés, la part de ceux qui estiment être trop rémunérés par rapport à leur mérite est résiduelle. Serge Paugam, dans La disqualification sociale (1994), montre à l’inverse que les pauvres eux-mêmes présentent souvent la pauvreté sur le registre du mérite moral individuel – et non comme un problème de la société dans son ensemble.

Addendum : au moment de la rédaction de cet article, son auteur ne connaissait pas le livre très récemment paru de David Guilbaud, L’Illusion méritocratique (2018). Néanmoins, après l’avoir lu, il ne peut que recommander cet ouvrage extrêmement éclairant et convaincant, qui, présentant des thèses similaires à celles défendues ici, propose également des pistes de réforme pour remédier à ce fléau destructeur qu’est l’idéologie méritocratique.