En Argentine, après quatre ans de présidence de centre-gauche, Sergio Massa, le candidat du parti au pouvoir, prône des mesures d’austérité et plaide pour un virage libéral. Si son programme ne suffisait pas, son parcours sinueux (Massa avait soutenu le président néolibéral Mauricio Macri à ses débuts) et sa proximité avec l’ambassadeur des États-Unis attestent du tournant qu’il souhaite prendre. Il fait face à Javier Milei, porteur d’un agenda libertarien. Que son programme soit fantaisiste et imprécis ne l’a pas empêché de recevoir le soutien de nombreuses personnalités de premier plan, dont celle de Mauricio Macri. Au second tour des élections, c’est sur un vote utile et défensif que la gauche se fédère. Par Claudio Katz, professeur d’économie à l’Université de Buenos Aires, traduction Victor Carmé [1].
Les résultats surprenants du premier tour des élections générales en Argentine (le 22 octobre) ont eu des répercussions non négligeables sur les stratégies des classes dirigeantes. La remontée du candidat pro-gouvernemental Sergio Massa, la stagnation du libertarien Javier Milei et l’effondrement de la candidate conservatrice Patricia Bullrich (à la tête de la coalition Juntos por el Cambio) ont entravé les plans des élites visant à l’affaiblissement des syndicats, la destruction des mouvements sociaux et la criminalisation des manifestations.
Face à ces menaces, le parti au pouvoir a adopté une position défensive, incarnant la résistance démocratique face à la réhabilitation de la dictature, la justification du terrorisme d’État et le dénigrement du mouvement féministe. Au travers de leurs votes, les électeurs ont exprimé leur détermination à sauvegarder les retraites et l’éducation publique et faire obstacle à toute réduction drastique des salaires.
Une vague de suffrages a ébranlé la confiance de la droite dans son accession imminente au pouvoir. La même résistance observée auparavant en Espagne, au Chili, au Brésil et en Colombie se matérialise aujourd’hui en Argentine. La mémoire collective s’est réveillée, la sonnette d’alarme a retenti, et les inquiétudes de la société face à la menace que représente Javier Milei a soudainement refait surface.
Une grande partie de la population a su percevoir ce danger – même si l’alternative repose sur un gouvernement plus timide encore que celui d’Alberto Fernández et de Cristina Fernández de Kirchner (dont Sergio Massa est le ministre de l’économie) sur le plan social. Une part significative de la population a gardé en tête qu’un candidat de droite accentuerait les problèmes économiques en y ajoutant le fléau de la répression. Suite à la débacle des élections primaires, le « péronisme » a su reconquérir ses électeurs au soir du permier tour, le 22 octobre dernier, notamment grâce à la victoire éclatante dont l’étoile montante de la gauche du péronisme, Axel Kicillof, a remportée dans la province de Buenos Aires.
[NDLR : le « péronisme » est la doctrine officielle du parti au pouvoir, supposément inspiré par l’action du président Juan Domingo Perón (1946-1955, 1973-1974), caractérisée par de nombreuses avancées en faveur des classes populaires et une diplomatie non alignée sur les États-Unis. À lintérieur de la mouvance « péroniste » cohabitent en réalité des factions que tout opposent, d’une gauche socialisante à une droite en faveur des réformes du FMI].
On observe en Argentine une réaction similaire à celle qui a conduit à la défaite de Jair Bolsonaro au Brésil, de Fernando Camacho en Bolivie, de Donald Trump aux États-Unis, d’Antonio Kast au Chili ou de Juan Guaidó au Venezuela
La montée en puissance de Javier Milei parmi les jeunes (en particulier les jeunes hommes) a été pour le moment contenue. Bien qu’il ait réalisé une performance élevée au sein des secteurs les moins politisés, l’impertinence et les interventions erratiques du candidat libertarien ont perdu de leur charme dans les secteurs influencés par le militantisme populaire.
Désarroi de la droite
Lors du vote du premier tour, Sergio Massa a joui d’un score étonnamment élevé et les électeurs ont finalement décidé de sanctionner la droite. Les analystes médiatiques n’ont pas manqué de faire part de leur surprise, et de leur mécontentement – interprétant ces résultats comme la confirmation définitive que l’Argentine est « un pays de merde », pour reprendre l’expression vulgaire formulée précédemment par l’un d’entre eux. De telles attaques ont en réalité pu renforcer le parti au pouvoir, et conduire les masses populaires à défendre une fierté nationale attaquée.
Selon les journalistes de La Nación, la défaite de la droite est imputable à la manipulation « populiste » organisée par le leader de gauche Axel Kicillof dans l’agglomération de Buenos Aires, qu’ils opposent à la « liberté civique » observée dans la capitale. En réalité, des loyautés de longue date perdurent dans les deux districts, déterminées par des intérêts sociaux – loin vertus civiques attribuées à la classe moyenne et à l’ignorance prêtée aux classes populaires.
Les plus libéraux ont également prétendu que le parti au pouvoir avait remporté ce premier tour grâce aux ressources de l’appareil d’État. Ils oublient cependant que lors des élections précédentes, ces mécanismes ont abouti à des résultats opposés. La même incohérence se manifeste dans l’analyse des résultats des candidats : ils attribuent le triomphe de Massa à son talent de manipulateur, oubliant que, malgré ces mêmes artifices, ce vétéran de la politique a essuyé d’innombrables échecs.
Les représentants de l’establishment sont perplexes face aux résultats du 22 octobre. Leurs analyses ne prennent pas en considération un élément fondamental : l’émergence d’une réaction démocratique face à la menace réactionnaire. Au lieu de cela, ils préfèrent plutôt constater lucidement que les électeurs ont rejeté les attaques contre leurs droits sociaux – et disqualifier une telle réaction, en raison de la nécessité d’une politique d’ajustement.
Une grande partie de l’électorat résiste à l’aggravation de sa condition sociale. La population argentine est habituée, depuis de nombreuses années, à devoir faire face à des taux d’inflation élevés, mais elle n’accepte pas de devoir se résigner à tolérer de nouvelles difficultés liées à une récession. Entre se confronter à l’adversité et risquer de perdre leur emploi, ils optent pour la première solution. Le choix de faire face à l’adversité s’est façonné à travers les enseignements tirés des gouvernements de droite, lesquels ont la tendance à cumuler tous les fléaux. Si Massa est synonyme d’inflation, Milei et Bullrich aggraveraient la situation. Ainsi, une grande partie de la population a opté pour un mal connu, face à la perspective de répéter les difficultés rencontrées sous les gouvernements de Carlos Menem, Fernando De la Rúa et bien sûr Mauricio Macri.
Sergio Massa entretient des relations étroites avec l’ambassade des États-Unis et fait l’éloge de l’opposition vénézuélienne. Lors du débat présidentiel, il s’est distingué en soutenant sans faille les crimes commis par Israël contre la population palestinienne
Une autre explication commune du résultat des élections réside dans le fait que le parti au pouvoir a profité de la division de l’opposition. Mais cette évidence nexplique pas pour autant les raisons de cette fracture. Elle ne tient pas compte du fait que l’aile droite a elle-même favorisé sa propre division en désignant Javier Milei comme le promoteur des politiques d’ajustement. Elle a créé un monstre qui a pris son essor et a fini par enterrer Patricia Bullrich, candidate libérale plus modérée. Les porte-parole du pouvoir oublient également que cette division n’est pas un choix délibéré, mais le résultat de la déception générée par Mauricio Macri. Cette déception a conduit l’électorat à chercher un sauveur en-dehors de la « caste » politique. La scission au sein de l’opposition est davantage causée par des tensions internes que par une volonté émanant du parti au pouvoir.
On observe en Argentine une réaction similaire à celle qui a conduit à la défaite de Jair Bolsonaro au Brésil, de Fernando Camacho en Bolivie, de Donald Trump aux États-Unis, d’Antonio Kast au Chili, de Juan Guaidó au Venezuela et de Rodolfo Hernández en Colombie. Le recul de l’extrême droite n’est pas une particularité nationale. Mais ce facteur est totalement négligé par les commentateurs médiatiques…
Le profil de Massa
Le vainqueur des élections est à la tête de l’aile conservatrice du parti au pouvoir, qui promeut des idées très différentes de celles du « kirchnerisme ». Après l’élection, il s’est notamment présenté seul lors de son allocation télévisée, soulignant ainsi son nouveau statut de leader. Il a annoncé la « fin de la division » et a réaffirmé son désir de gouverner avec le soutien de l’opposition de droite. Il met en avant les valeurs traditionnelles, rassure l’establishment et évite toute allusion à Cristina Kirchner, sujette à un procès – à l’inverse du gouverneur réélu de la province de Buenos Aires, Axel Kicillof.
Toute sa trajectoire confirme cette tendance. Il a tout d’abord rompu avec le « kirchnérisme » pour converger avec la droite, puis a soutenu Mauricio Macri ses débuts. Par la suite, il a donné son aval à la politique autoritaire du ministre de la sécurité de Buenos Aires, Sergio Berni, et à fermé les yeux sur les répressions de son collègue Gerardo Morales dans la province de Jujuy. Il entretient également des relations étroites avec l’ambassade des États-Unis et fait l’éloge de l’opposition vénézuélienne. Enfin, lors du débat présidentiel, il s’est distingué en soutenant sans faille les crimes commis par Israël contre la population palestinienne.
Mais le plus grand succès de Sergio Massa réside dans le fait d’avoir réussi à faire oublier qu’il est l’actuel ministre de l’économie, et qu’il a contribué à l’appauvrissement de la population argentine. Le taux de pauvreté dépasse à présent les 40%, tandis que les dévaluations convenues avec le FMI exacerbent les pressions inflationnistes. Le ministre a imposé à sa population cette lourde dégradation afin d’obtenir des crédits accordés par les créanciers. Et les compensations, annoncées hebdomadairement pour atténuer la baisse des revenus des classes populaires, ont été rapidement absorbées par l’inflation. Aucune prime ne vient contrecarrer les hausses de prix quasi quotidiennes pratiquées par les grandes entreprises, sur laquelle le ministère de l’Économie a pudiquement fermé les yeux. Personne ne respecte la légitimité d’un accord sur les prix, et le secrétariat au Commerce se dispense de tout contrôle.
Par des improvisations quotidiennes, Massa profite de la trêve qu’il a conclue avec le FMI jusqu’à la fin du cycle électoral pour contenir l’emballement du taux de change. Il profère des menaces contre les employés « fantoches » des bureaux de change, sans intervenir dans les vastes opérations bancaires. Il négocie avec la Chine une aide en yuans pour soutenir des réserves déjà dans le rouge et préfère différer toute décision cruciale jusqu’aux résultats des élections de novembre. Mais lui-même doute de sa capacité à contenir le désordre résultant de la course effrénée entre inflation et dévaluation…
Pour le moment, le ministre-candidat ne tient pas ses engagements, mais il affirme que tout changera une fois qu’il assumera la présidence. Et il se garde bien de clarifier les raisons pour lesquelles il ne se montre pas aussi affirmatif vis-à-vis de sa gestion actuelle de l’économie… Les millions d’électeurs qui ont choisi de voter pour lui n’ignorent pas la responsabilité de Massa dans le désastre économique du pays. Bien qu’ils subissent directement les conséquences des mesures d’ajustement orchestrées par le ministre, ils craignent malgré tout que l’aile droite puisse aggraver encore plus la situation actuelle, en imposant des mesures répressives supplémentaires.
Les enjeux du second tour
Étant donné que la somme des voix obtenues par Javier Milei, Patricia Bullrich et le quatrième candidat Juan Schiaretti dépasse de loin celles obtenues par Sergio Massa, plusieurs spécialistes considèrent que le libertarien a plus de chances d’atteindre la Casa Rosada. Dans ce cas, il réitérerait les événements qui se sont déroulés au second tour des élections équatoriennes, confirmant que le succès d’une élection n’anticipe aucunement la victoire dans la suivante et que la volatilité des votes est devenue la norme dans toutes les élections récentes. Mais il est tout aussi vrai que Sergio Massa était mieux placé que son rival lors du dernier scrutin. On peut observer cette différence dans l’état d’esprit des deux candidats.
La brusque conversion du lion Milei au « chaton câlin » érode sa crédibilité.
Massa a mobilisé tout le Parti justicialiste, négocie des postes avec les gouverneurs et l’Union Civique Radicale, et s’attaque au parti Juntos por el cambio, dont l’unité reste précaire dans un contexte polarisé, en proposant des nominations attrayantes.
En revanche, Javier Milei doit panser les plaies qu’il a infligées au parti Proposition républicaine en négociant avec des personnalités discréditées (Mauricio Macri) ou démoralisées (Patricia Bullrich). Il se trouve à présent en contradiction avec l’image d’outsider qu’il s’est forgée. En effet, après avoir obtenu des soutiens grâce à des prises de position provocantes, condamnant la « caste » des dirigeants et avançant des idées fantaisistes, il mendie aujourd’hui le soutien de la droite traditionnelle, en se soumettant aux alliances auxquelles il s’opposait auparavant avec véhémence.
Cette brusque conversion du lion au « chaton câlin » (pour reprendre l’expression de Myriam Bregman lors du débat présidentiel) érode sa crédibilité. L’establishment et les médias qui ont favorisé sa notoriété ont pris leurs distances avec ses élucubrations. Bien qu’il bénéficie du large bloc anti-péroniste, le libertarien a perdu le privilège de proférer des discours irresponsables. Ses propositions de dollarisation de l’économie, de vente d’organes, de port d’armes et de rupture avec la Chine ne séduisent plus grand monde. De plus, les dernières absurdités de son entourage (suspension des relations avec le Vatican, dénonciation de fraudes électorales non prouvées, suppression de l’aide alimentaire aux parents séparés) l’ont sérieusement affecté.
À ce stade, il est difficile de faire des prédictions fiables pour le second tour des élections. Les erreurs répétées des sondeurs rivalisent avec le comportement inattendu des électeurs. Personne n’avait imaginé l’issue des trois tours précédents. Cependant, peu importe la précision de nos calculs, l’essentiel est d’adopter une attitude forte face au scrutin.
Les luttes des travailleurs dans cette nouvelle donne
Un paysage politique façonné par l’émergence de plusieurs cygnes noirs a commencé à se dessiner, remettant en question les plans élaborés par les classes dirigeantes. La première surprise, pour l’establishment, a consisté dans la déroute du parti Juntos por el Cambio et de sa candidate Patricia Bullrich. Ses principales figures sont hors-course et le plan économique détaillé élaboré par la Fundación Mediterránea,sous la supervision de l’ex-président de la Banque centrale argentine Carlos Melconian, a fait long feu.
Les élites ont dû se résigner à un scénario qui aurait paru impensable quelques mois plus tôt : un nouveau gouvernement péroniste. Personne n’aurait pu anticiper qu’une administration aussi désastreuse que celle d’Alberto Fernández puisse être remplacée par un successeur du même acabit. Si cette continuité se confirme, les grands propriétaires argentins reconsidèreront leurs alliances avec le justicialisme. Ces décisions devront prendre en compte la nécessité de reconsidérer leur objectif ultime, qui consiste à assujettir les majorités populaires en altérant de force les rapports sociaux.
Le ministre Sergio Massa a concilié ajustements inflationnistes et démagogie électorale. Cette approche rend envisageable un dialogue avec les syndicats, totalement impensable avec Javier Milei.
Le nouveau Congrès initiera ce changement de scénario. La perspective pour la droite de transformer radicalement la composition du Parlement pour instaurer des ajustements profonds est désormais plus incertaine. Alors que de nouveaux élus libertariens feront leur entrée à l’assemblée, Juntos por el Cambio a perdu les siens et le parti au pouvoir converse ses bataillons. Dans ce nouveau Congrès, aucun membre ne disposera de son propre quorum, et la création d’un contexte favorable à la discussion, en totale adéquation face aux critiques suscitées par les mesures d’austérité, demeure incertaine.
Les spéculations sur les tensions qui opposeront Massa au kirchnerisme sont pour le moment prématurées. Le vote massif en faveur d’Axel Kicillof ajoute un nouveau paramètre qui va influencer les dynamiques au sein du péronisme. Cristina Kirchner a réussi à établir son bastion dans la province de Buenos Aires, et Sergio Massa devra réévaluer sa position. Cette complexité se reflète également dans la lutte sociale contre les mesures d’ajustement. Il est indéniable que cette résistance constitue la seule manière de protéger les droits des plus démunis, indépendamment du prochain président. Dans le cas de Milei, l’affrontement serait direct, tandis que l’opposition sous Massa revêtirait de nombreuses formes.
Au cours de son dernier mandat, le ministre a concilié ajustements inflationnistes et démagogie électorale, mettant en place des mesures susceptibles de convenir au plus grand nombre. De fait, il a accordé de nouveaux privilèges pour les exportateurs d’hydrocarbures avec la mesure Dólar Vaca Muerta, très similaire à celle octroyée aux producteurs de soja. Il a également annoncé un blanchiment fiscal, encore plus favorable aux fraudeurs que celui précédemment offert par Mauricio Macri… Enfin, le ministre a également multiplié ses apparitions dans les médias, sans justification apparente, pour tenter de maintenir le niveau de consommation jusqu’à novembre, malgré les pénuries.
Malgré tout, plusieurs acquis en faveur des salariés, tels que la réduction de l’impôt sur le revenu par une loi du Congrès, ainsi la réduction du temps de travail, ont été intégrés à ces mesures. Cette initiative est fortement combattue par les lobbies du capital et promue par les syndicats. L’ouverture d’un débat autour de ces réformes est envisageable avec Massa, mais serait totalement impensable avec Milei. Le même contraste peut être observé avec la proposition de financer l’octroi d’une prime aux travailleurs informels par le biais d’une taxe extraordinaire sur les grands contribuables.
En définitive, de telles mesures mettent en lumière la complexité du contexte argentin actuel, où la lutte sociale s’entremêle de plus en plus avec les tensions politiques. S’adapter intelligemment à ce scénario représente aujourd’hui le défi majeur des militants de gauche.
Note :
[1] Article originellement publié par l’édition latino-américaine de notre partenaire Jacobin sous le titre « Los efectos imprevistos de un voto defensivo ».
Vulgarisateur de grandtalent, Jean-Marc Jancovici dispose d’une expertise notable en matière d’énergie – quoique discutable sur certains points – dont on ne peut qu’apprécier la technicité. Sous couvert d’objectivité scientifique, il s’aventure sur le terrain politique, multipliant les affirmations toutes plus contestables les une que les autres. Dans le monde de Jean-Marc Jancovici, les rapports sociaux n’existent pas. C’est la pénurie énergétique – et non le néolibéralisme – qui explique la récession, la hausse des inégalitéset de la pauvreté. Le mode de production capitaliste est un horizon indépassable. Refusant de l’incriminer pour expliquer le désastre environnemental, Jean-Marc Jancovici lui trouve un autre responsable : le striatum, cette partie de notre cerveau influencée par la dopamine et associée à la prise de décisions… Recension de sa bande dessinée Un monde sans fin et analyse de ses dernières prises de position médiatiques.
NDLR : Cette analyse est publiée en deux parties. Celle-ci traite des aspects socio-économiques et politiques, tandis que la précédente examinait les aspects purement techniques des interventions de Jean-Marc Jancovici – laissant volontairement de côté la question du nucléaire.
Jean-Marc Jancovici n’a pas tort lorsqu’il souligne l’importance de l’énergie, impensé majeur de la science économique néoclassique. Mais il tend à tomber dans le travers inverse en voulant tout expliquer par un prisme énergétique (fossile). Page 88 de sa bande dessinée, il fait intervenir un économiste pour énoncer, graphique à l’appui, que « les humains sont devenus secondaires dans l’Histoire aujourd’hui ! La production économique varie exactement comme l’énergie ».
Découplage des émissions et tropisme énergétique
Pourtant, corrélation ne veut pas dire causalité, en particulier en sciences sociales. Est-ce la variation de la consommation d’énergie qui explique la croissance du PIB, l’inverse, ou la relation est-elle plus complexe ? Sur cette question, la littérature économique est abondante et non conclusive.
Pour Jean-Marc Jancovici, les chocs pétroliers de 1973 et 1979 marquent « l’arrêt d’un monde en expansion rapide » (page 41), bien que le PIB mondial ait continué de s’accroître à un rythme soutenu. Depuis 1973, la consommation de pétrole mondial a augmenté de 70 %. Les chocs pétroliers, expliqués exclusivement par des données géologiques dans la bande dessinée, découlent également de choix géopolitiques.
En particulier, la montée en puissance de l’OPEP, qui s’inscrit dans la prolongation du mouvement de décolonisation, signe la fin progressive de la mainmise des investisseurs étrangers sur le niveau de production et les prix. Le premier choc résulte d’un embargo de l’OPEP contre les pays soutenant Israël dans la guerre avec l’Égypte et de la hausse du posted price du baril pour compenser dix ans d’érosion du prix par l’inflation et la dévaluation du dollar. Le second « choc » éclate avec la révolution iranienne qui provoque une chute modeste de la production (-4 %) et un doublement du prix. Les tensions vont se prolonger avec le début de la guerre Iran-Irak.
Le prisme énergétique n’explique pas tout. La mondialisation avec ses porte-conteneurs démarre réellement après les chocs pétroliers et ce que Jean-Marc Jancovici nomme « l’arrêt d’un monde en expansion rapide ».
Si ces chocs pétroliers et le pic de production de pétrole conventionnel états-unien survenu quelques années auparavant expliquent en partie la fin des Trente glorieuses, il ne faudrait pas faire l’impasse sur d’autres facteurs. La science économique classique et orthodoxe pointe du doigt la fin des accords de Bretton-Woods et la dévaluation du dollar suite à l’abandon de la convertibilité en or en 1971. Cette décision découle de l’effondrement de la balance commerciale américaine, en grande partie causé par la compétitivité accrue des économies européennes et asiatiques. Le changement de politique monétaire des banques centrales, dont la hausse brutale des taux d’intérêt de la FED, explique également la récession.
Plus fondamentalement, pour les économistes hétérodoxes, la fin des Trente glorieuses découle des contradictions internes du mode de gestion capitaliste hérité de l’après-guerre, qui a fini par provoquer une forte inflation et l’érosion des marges des entreprises. C’est pour restaurer le taux de profit du capital qu’on va voir apparaître le mode de gestion néolibéral de l’économie, avec une politique de compression des salaires, de délocalisation de la production, de la privatisation de pans entiers du secteur public, de la financiarisation de l’économie et de la dérégulation des marchés. Autrement dit, le prisme énergétique n’explique pas tout. La mondialisation avec ses porte-conteneurs de 400 mètres de long démarre réellement après les chocs pétroliers, et ce que Jean-Marc Jancovici identifie comme « l’arrêt d’un monde en expansion rapide ».
Le polytechnicien attribue la crise des subprimes à la chute de la consommation de pétrole par habitant survenue en 2006 (page 90). Mais cette année marque également le retournement du marché immobilier américain provoqué, en grande partie, par le relèvement brutal des taux d’intérêt de la FED. Les répercussions massives de cette crise s’expliquent avant tout par la titrisation de la finance et la dérégulation bancaire.
Son tropisme énergétique conduit le président du Shift Project à produire deux discours problématiques. Le premier consiste à affirmer l’impossibilité du découplage entre les émissions de gaz à effet de serre et le PIB. S’il estime que la croissance verte est une contradiction dans les termes, force est de constater que la consommation d’énergie n’est pas intégralement corrélée aux émissions de gaz à effets de serre. Réduire les émissions de méthane des champs de gaz serait par exemple bénéfique pour la croissance, mais mauvais pour les profits des exploitants.
Empiriquement, on observe un découplage significatif des émissions de gaz à effet de serre avec le PIB dans de nombreux pays développés, même en prenant en compte les émissions importées. C’est ce qu’affirme une étude de Carbone 4, le cabinet de conseil fondé par Jean-Marc Jancovici. Le problème est que ce découplage ne concerne que les émissions de gaz à effet de serre (pas les autres pressions sur la nature et l’environnement), qu’il reste partiel et s’effectue trop lentement.
Tenir un discours nuancé reconnaissant l’existence d’un découplage limité permet d’éviter d’entretenir un fatalisme décourageant. Avec ses simplifications (compréhensibles dans le cadre d’une bande dessinée de vulgarisation), Jancovici risque d’imposer l’idée que les ENR représentent une perte de temps et la décarbonation de l’économie une entreprise vaine. Or, en matière de climat, chaque tonne de CO2 évitée compte.
Seconde conséquence de son monodéterminisme énergétique : les autres facteurs permettant de comprendre – et résoudre – la crise climatique sont éludés. Parmi eux, les rapports sociaux.
Un monde sans rapports sociaux
L’énergie permettrait de tout expliquer ou presque : de l’apparition de la démocratie à l’instauration de notre modèle social en passant par l’accroissement des divorces (page 75).
Page 48, on apprend « qu’au début de la révolution industrielle, en 1800, l’espérance de vie est d’un peu moins de trente ans ». Le chiffre est plus proche de quarante ans, la France ayant connu un premier gain de près dix ans entre 1780 et 1805, malgré les récoltes difficiles et les guerres, grâce à la généralisation de certains vaccins.
En 1801 « La Grande-Bretagne, avec une population presque trois fois inférieure, a une production trois fois supérieure à celle de la France » (page 85). Jancovici semble attribuer cette différence à des facteurs énergétiques. En réalité, la meilleure productivité britannique s’explique d’abord par un régime de propriété agraire différent – et ce depuis le XIIIe siècle. En Grande-Bretagne, les lords ne prélevaient pas directement l’impôt sur leurs domaines, mais louaient leurs parcelles aux paysans. Ce système incitait les agriculteurs à produire davantage de surplus qu’un régime à la française, puisque le loyer ne dépendait pas directement de la production. Les baux étaient fréquemment renouvelés et soumis aux offres sur un marché, ce qui contraignait les paysans à accroître sans cesse leur productivité. Le mouvement des enclosures élargit peu à peu le système de rente concurrentielle établi par les beaux, tandis que des lois comme le Vagrancy Act criminalisent le braconnage ou le fait de « refuser de travailler pour un salaire d’usage ».
Attribuer les congés payés à l’abondance énergétique constitue un raccourci curieux (…) Les États-Unis n’ont pas de congés payés obligatoires alors que le pays a baigné plus que tout autre dans le pétrole bon marché.
Ce capitalisme agraire, qui se développe principalement entre le XVe et XVIIIe siècle non sans de nombreuses violences et luttes sociales, va permettre des gains de productivité majeurs. Ce qui va générer un accroissement de la population et le développement d’une classe ouvrière susceptible de venir remplir les usines textiles qui vont apparaître dans les grandes villes avec le début de la révolution industrielle. L’exception anglaise découle des rapports sociaux et du régime de propriété, qui expliquent l’apparition du capitalisme et de la révolution industrielle en Angleterre plutôt qu’en Chine où en Europe continentale, comme le détaille l’historien Alain Bihr.
Jancovici aime rappeler que l’homme n’a pas transité des énergies renouvelables (bois, moulin à vent,…) vers les énergies fossiles par hasard, mais parce qu’elles sont stockables, transportables et très denses. Il faudrait nuancer cette affirmation : comme le montre l’ouvrage d’Andreas MalmFossil Capital : the Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, les détenteurs de capitaux ont abandonné l’énergie hydraulique alors abondante pour le charbon, plus cher et rare au XVIIIe siècle, parce qu’il permettait d’obtenir un meilleur rapport de force contre leurs travailleurs.
Implanter les usines en bord de rivière et à la campagne impliquait de recruter une main-d’œuvre rare (et qui ne dépendait pas des propriétaires d’usines pour survivre), en position de force pour négocier de bonnes conditions de travail. À l’inverse, le charbon permettait d’installer les usines en ville, où l’on trouvait une main-d’œuvre abondante et corvéable. De même, il est plus facile de privatiser une mine qu’une rivière, dont l’exploitation requiert une gestion en commun. Autrement dit, le charbon permettait d’extraire un profit supplémentaire – élément moteur du capitalisme.
Faisant l’impasse sur ces facteurs, Jean-Marc Jancovici attribue à l’abondance énergétique toute une série de développements historiques : les congés payés (page 76), la baisse des inégalités (page 77), la promesse de l’Université pour tous (page 82), un système de santé performant (page 82), la pérennisation du système de retraites (pages 77, 83, 87). Lorsque Christophe Blain lui fait remarquer « qu’il y a eu des luttes aussi », Jancovici balaye cette remarque d’un simple « elles ont débouché sur un gain de confort pour l’ensemble de la société lorsque l’énergie abondante est entrée dans la danse ». Pour lui, « pendant les Trente glorieuses, au moment où l’approvisionnement énergétique, surtout fossile, a explosé, tous les pays occidentaux ont mis en place un État-providence ». L’idée que les acquis sociaux ont été permis par l’abondance énergétique est répétée dans des interviews très récentes. Pour fastidieux que cela puisse paraître, revenir sur ces affirmations est nécessaire.
L’histoire humaine est scandée par des luttes plus ou moins victorieuses – des révoltes d’esclaves de l’Antiquité aux jacqueries paysannes du Moyen-Âge, des guerres de décolonisation modernes aux grèves contemporaines. Souvent, ces luttes ont cours en des temps de pénurie. C’est le cas de l’après-guerre : en Europe contrairement aux États-Unis, le mouvement ouvrier arrache des concessions majeures au patronat. En Angleterre, Churchill perd les élections et les travaillistes mettent en place le National Health System (NHS).
En France, le Parti communiste épaulé par la CGT met en place, contre le Général de Gaulle, les aspects les plus révolutionnaires du programme du Conseil National de la Résistance dès 1946. Parmi eux, on trouve la Sécurité sociale et ses caisses autogérées par les syndicats. Il y a loin du mythe du « compromis gaullien », entretenu par certains, à la réalité : le Général de Gaulle s’est empressé de supprimer l’aspect autogéré de la « sécu » dès 1958. Les ministres communistes n’ont tenu que dix-huit mois au gouvernement, profitant de cette courte fenêtre de tir pour réformer en profondeur le modèle social français. Contrairement à ce qu’écrit Jean-Marc Jancovici, la création « d’États-providence » précède donc les Trente glorieuses.
De même, les inégalités n’ont pas constamment baissé avec la révolution industrielle et l’abondance énergétique. Pour Thomas Piketty, les principales causes de leur réduction au cours du XXe siècle sont les deux guerres mondiales (destructrices de patrimoines) et les politiques économiques (le fameux compromis social-démocrate hérité de l’après-guerre). Le graphique présenté page 77 ferait bondir des économistes comme Branco Milanovic (auteur de la fameuse courbe en éléphant qui établit un appauvrissement des classes moyennes et une explosion des très hauts revenus à partir de 1988). Si la France a mieux résisté à la hausse des inégalités, c’est grâce à son modèle social plus solide, hérité du gouvernement communiste de 1946-47. Malgré un moins bon accès à l’énergie que les États-Unis.
L’apparition du chômage et de la précarisation du travail, tout comme la baisse des emplois industriels et l’automatisation des tâches, sont présentées comme des conséquences naturelles à la raréfaction du pétrole (page 64). Ces phénomènes n’ont pourtant pas été de même ampleur partout et précèdent souvent le premier pic pétrolier. Ils découlent d’une volonté concertée de délocaliser la production dans les pays à bas coûts et faibles protections environnementales, dans le but de restaurer les marges des entreprises et la rentabilité du capital. Ils se sont principalement développés dans les années 1985-2000, période où le prix du pétrole était retombé à des niveaux historiquement bas.
Avec succès. Les marges sont passées de 25 % pendant les Trente glorieuses à 30 % après les années 2000, loin du creux de 15 % observé entre les deux chocs pétroliers. Le livre Le choix du chômagedémontre bien, documents historiques à l’appui, que ce développement répondait à un choix conscient de sacrifier l’emploi pour préserver le rendement du capital. C’est également cet arbitrage, ainsi que le changement de politique monétaire et la priorité donnée à la lutte contre l’inflation, qui explique l’apparition d’une dette publique importante – mais pas nécessairement problématique. « Après les chocs pétroliers », cette dette ne vient pas « maintenir le niveau de la redistribution et de la protection sociale » (page 89) qui s’effondre en réalité un peu partout dans le monde, mais rétablir les marges des entreprises.
Attribuer les congés payés à l’abondance énergétique constitue un autre raccourci curieux. En France, ils ont été institués suite à un vaste mouvement de grève générale apparu suite à la victoire du Front populaire (1936), dont l’accès au pouvoir résulte de la crise économique de 1929. Les États-Unis, eux, n’ont pas de congés payés obligatoires (en moyenne, les entreprises accordent quinze jours de par an) alors que le pays a baigné plus que tout autre dans l’abondance énergétique et le pétrole bon marché. On pourrait bien sûr élargir la réflexion en notant que les sociétés de chasseurs-cueilleurs, entre autres civilisations égalitaires, jouissaient d’un temps d’oisiveté supérieur à celui des sociétés agricoles et féodales. Si l’abondance permet le temps libre, son partage découle des rapports sociaux.
Pour expliquer l’incapacité à prendre en compte les limites planétaires, Jancovici se fonde sur l’ouvrage de vulgarisation Le bug humain. Selon ce dernier, notre cerveau ferait de nous des individus égoïstes et court-termistes, motivés par la réalisation de désirs primitifs. Ses hypothèses ont fait l’objet de réfutations détaillées.
Il en va de même pour la qualité du système de santé (que l’on songe simplement à l’écart entre le système américain et de nombreux pays moins riches, mais mieux lotis) et l’accès à l’Université. En France, l’instauration d’une sélection à l’entrée de l’enseignement supérieur date de Parcoursup, mis en place explicitement dans ce but par le gouvernement d’Édouard Philippe, qui se vantait d’avoir brisé une vieille promesse socialiste. En parallèle, ce même gouvernement se privait de recettes fiscales en supprimant l’ISF et l’Exit Taxsans que celaaméliore l’emploi ou l’investissement.
Aux États-Unis, l’abandon de l’Université pour tous débute en 1966, en réaction à la contestation étudiante sur les campus américains, foyers de lutte contre la guerre du Viet Nam. L’économiste Roger Freeman, qui conseillera Reagan pendant des années, déclare textuellement « on risque de produire un prolétariat éduqué. C’est de la dynamite ! ». Sur ses conseils, Reagan coupera les subventions publiques dès 1970, lorsqu’il sera réélu gouverneur de Californie, avant de poursuivre cette politique une fois à la Maison-Blanche. Mais c’est avec l’austérité budgétaire qui suit la crise des subprimes que les États américains, qui ne bénéficient pas du Quantitative Easing de la Fed, sapent les budgets dédiés à l’enseignement supérieur et font exploser les frais d’inscriptions.
Sur la même période, les États-Unis augmentent leur budget militaire. Dire que l’accès à l’enseignement supérieur a été compromis par la fin de l’énergie abondante est faux. Jancovici estime que ce phénomène découle d’une prise de conscience de la pénurie de débouchés dans le secteur tertiaire qui serait, selon lui, plus énergivore que l’industrie – soit l’opposé du point de vue de l’Agence internationale de l’Énergie (AIE), qui explique précisément le découplage C02/PIB par la tertiarisation de l’économie.
À s’obstiner à ignorer les rapports sociaux, on en vient à dégager des conclusions particulièrement curieuses.
Si Jean-Marc Jancovici attribue très justement les problèmes d’EDF, de la SNCF et du marché de l’électricité en France au dogme concurrentiel et néolibéral de la Commission européenne, il ne semble pas comprendre que cette idéologie sert des intérêts bien précis et ne découle pas simplement de l’aveuglement de bureaucrates n’ayant pas été formés aux réalités de la Physique. Pourtant, du propre aveu de ses multiples architectes et défenseurs, la construction européenne s’est faite précisément dans le but de casser le modèle social hérité de l’après-guerre afin de servir des intérêts privés.
Mentionnons simplement les mots de Bernard Arnault rapportés par Yves Messarovitch, journaliste au Figaro, à propos du Traité de Maastricht : « Là où la fiscalité pénalise l’économie, la concurrence intraeuropéenne exercera une pression telle que nos futurs gouvernements devront renoncer à quelques aberrations qui alimentent d’importantes sorties de capitaux. Citons-en trois : l’ISF, l’impôt sur les bénéfices des entreprises et les tranches supérieures de l’impôt sur le revenu ».
Cet angle mort conduit Jancovici à expliquer l’incapacité chronique à isoler les bâtiments comme un problème collectif « de compétence, de formation, de financement ». Il est muet quant à ses causes plus profondes : le fait que ces investissements sont peu rentables en système capitaliste, que l’État préfère verser 160 milliards par an de subvention sans condition aux entreprises et supprimer l’ISF plutôt que de subventionner et planifier correctement ces travaux – et que ce même prisme libéral l’empêche de former en masse la main-d’œuvre nécessaire pour les réaliser. Le gouvernement refuse de faire interdire la publicité pour les SUV (seconde cause d’augmentation des émissions en France), et préfère financer des campagnes publicitaires pour le SNU et l’armée de Terre que pour les métiers de la rénovation des bâtiments.
Démocratie et abondance énergétique
La démocratie est-elle un système efficace pour résoudre la crise écologique ? Survivra-t-elle à la fin de l’abondance énergétique ? À ces questions qu’il évoque souvent, Jancovici tend à répondre par la négative, en s’appuyant sur un postulat problématique selon lequel la démocratie découlerait de l’abondance énergétique.
Ce pessimisme s’inscrit dans une vision négative de l’homme. Le Monde sans fin décrit systématiquement les sociétés préindustrielles comme misérables et violentes. Les hommes « s’effondrent sur une paillasse parmi leurs enfants après une journée de labeur à ramasser des patates » (page 45). Sans énergie « tu meurs de froid, de faim, tu t’entretues avec tes semblables » (page 26).
La vie en société n’a pourtant pas débuté avec la révolution industrielle. Et de nombreux travaux anthropologiques établissent que les comportements altruistes ou coopératifs la précèdent. Les effondrements soudains d’approvisionnement énergétique conduisent plus souvent à des comportements d’entraides que de scénarios à la Mad Max.
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Si elle n’est pas une condition suffisante au maintien de la démocratie (les monarchies du Golfe sont là pour l’établir), l’abondance énergétique en est-elle une condition nécessaire ?
Face à cette question, un clivage majeur apparaît. Certains estiment que nous sommes collectivement fautifs et responsables ; d’autres, que les problèmes découlent du système économique et de la classe dirigeante. Jean-Marc Jancovici semble appartenir à la première catégorie. Pour lui, « nous sommes des animaux opportunistes et accumulatifs » incapables de renoncer à nos « 200 esclaves énergétiques par personne », car nous sommes mus par notre striatum.
Striatum vs capitalisme : quelles causes à la crise écologique ?
La bande dessinée ne fait aucune référence aux inégalités économiques et leur corollaire en matière d’empreinte carbone. De Bernard Arnault à l’auxiliaire de vie sociale, de Bill Gates à un ouvrier somalien, nous serions tous coupables. Les bureaucrates de la Commission européenne, un peu plus que nous, mais ils agiraient par incompétence et idéologie. Pas par intérêt.
Si Jean-Marci Jancovici critique fréquemment les responsables politiques et les médias, il le fait de manière très superficielle. La presse suivrait essentiellement des logiques commerciales en parlant de ce qui fait l’actualité et favorise l’audience, sous la contrainte imposée par les formats courts. On ne trouvera pas d’analyse sociologique de l’espace médiatique : les questions du champ social des journalistes, de l’identité des patrons de presse, du modèle économique (la nécessité de plaire aux annonceurs, par exemple) et des connivences entre cadres de l’audiovisuel public et pouvoir politique (et économique) ne sont pas traitées. Autrement dit, il n’y aurait aucun rapport social expliquant les choix éditoriaux de la presse. Et Vincent Bolloré serait en train de constituer un empire médiatique promouvant les discours climato-sceptiques par ignorance ou intérêt commercial, pas pour servir les intérêts financiers de sa classe et sa croisade idéologique.
La question des retraites est éclairante : aucun président ayant réformé le système n’avait été élu sur cette promesse ou ne l’a réalisé avec le soutien de l’opinion. François Hollande a fait l’exact opposé de la politique pour laquelle il avait été élu (« mon ennemi, c’est la finance ») au point de ne pas pouvoir se représenter. Si les dirigeants politiques ne prennent pas la question écologique au sérieux, c’est parce qu’elle s’oppose aux intérêts financiers qu’ils représentent. Intérêts qui n’hésitent pas à leur demander des comptes, comme l’établit le recadrage des ministres Gabriel Attal et Clément Beaume par la famille Arnault – qui exerce une influence manifeste sur la classe politique française…
Jancovici n’explique pas l’inaction climatique par les armées de lobbyistes qui achètent les dirigeants et les médias, ni par une dynamique de lutte de classe qui expliquerait à la fois l’idéologie de la Commission européenne, le dogme des gouvernements néolibéraux qui se succèdent au pouvoir depuis les années 1980 et le refus des pays riches de dédommager les pays du Sud. À la place, il invoque le concept de Striatum, partie de notre cerveau associée à la prise de décision émotive influencée par des décharges de dopamine.
Jancovici reprend l’analyse du journaliste Sébastien Bohler, auteur de l’ouvrage de vulgarisation Le bug humain. Selon ce dernier, notre striatum ferait de nous des individus égoïstes et court-termistes, motivés par la réalisation de désirs primitifs en lien avec notre évolution, que Bohler analyse uniquement par le prisme de la compétition. Ses hypothèses, parfois contradictoires, ont fait l’objet de réfutations détaillées. En plus de partir d’un postulat ethnocentré qui ne cadre pas avec la réalité (nous serions tous incapables de prendre soin de notre environnement), les idées de Bohler font l’impasse sur des pans entiers de la théorie de l’évolution tout en reposant sur des interprétations erronées des études neurologiques citées. On doit au média Bon pote une critique détaillée de l’ouvrage Le bug humain, qui permet de mesurer le peu de fiabilité que l’on peut lui accorder.
Si Jean-Marc Jancovici affirme que la croissance verte est une contradiction dans les termes, il se refuse à dire la même chose du capitalisme vert.
On comprend pourquoi cette hypothèse conceptuelle, qui occupe les dix dernières pages de la bande dessinée, a séduit l’auteur d’Un monde sans fin. Elle cadre avec sa vision pessimiste – réactionnaire, diront certains – de l’homme, permet d’évacuer les approches sociologiques et évite de remettre en cause le système économique dominant.
Dépolitisation massive
Invité sur France Inter le 30/05/2023, Jean-Marc Jancovici a montré les limites de son approche dépolitisante. Avant de regretter que Total, poussé par son actionnariat, maintienne son projet climaticide d’exploitation pétrolière en Ouganda, il s’est retrouvé confronté à la question d’un auditeur :
Auditeur : « la lutte contre le réchauffement climatique est-elle compatible avec le capitalisme ? »
JMJ : « Il y a eu des sociétés qui n’étaient pas organisées de manière capitaliste, qui ont été très productivistes et ont exercé une très forte pression sur l’environnement, il y a au moins deux exemples intéressants à avoir en tête, c’est la Chine et l’URSS (…) je ne sais pas si le fait de transformer mon boulanger en fonctionnaire va supprimer les problèmes ».
Face à ce genre d’interrogation, Jancovici invoque systématiquement des arguments dignes du café du commerce pour caricaturer les alternatives au capitalisme ou insister sur son caractère immuable et naturel. Dans C’est maintenant ! Trois ans pour sauver le monde (Seuil, 2009, p. 49), il écrivait :
« Le capitalisme se définit comme la propriété privée des moyens de production. Historiquement, il existe depuis toujours : un agriculteur qui détenait ses terres ou tel commerçant qui détenait son commerce étaient des capitalistes. »
Comme pour la démocratie, il se base sur une définition extrêmement large reposant sur une condition nécessaire, mais pas suffisante. Si l’on définit le capitalisme par la propriété privée des moyens de production et leur utilisation dans une visée lucrative, il a en réalité débuté en Angleterre, au XVIe siècle (et non « depuis toujours »). Les historiens du capitalisme ajoutent un autre critère : l’organisation des échanges sur un marché soumis à la concurrence.
Contrairement à ce que semble penser Jancovici, la propriété privée n’a pas toujours existé. Et inversement, elle a existé dans des sociétés qui n’étaient pas capitalistes. Le capitalisme lui-même peut être analysé comme un accident de l’histoire qui n’avait rien d’inéluctable ou de naturel.
Si Jean-Marc Jancovici affirme que la croissance verte est une contradiction dans les termes, il se refuse à dire la même chose du capitalisme vert. Or, il n’est pas nécessaire d’invoquer Marx pour comprendre que la recherche impérative du profit nécessite une croissance perpétuelle. Une entreprise capitaliste qui réduit son activité durablement finit par déposer le bilan, victime de ses concurrents et du poids de ses dettes. De même, lorsqu’une économie capitaliste connaît une période de décroissance, on parle bien de récession.
Le capitalisme ne peut pas organiser la décroissance que Jancovici appelle de ses vœux, mais il ne semble pas davantage capable de réaliser une transition vers les énergies propres dans les délais nécessaires. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les déclarations du patron de Shell, qui conditionnait l’investissement dans les ENR par un taux de rentabilité de 8 à 12 %. L’électricité renouvelable est désormais moins chère que le gaz et le charbon. Mais tant que les ENR ne produiront pas les gigantesques marges générées par les énergies fossiles, les grandes compagnies pétrolières qui se sont pourtant engagées à atteindre la neutralité carbone dès 2050 (émissions de leurs clients comprises) continueront de consacrer 95 % de leurs investissements dans le pétrole et le gaz. Et l’essentiel de leurs profits dans le rachat de leurs propres actions.
Cet état de fait n’est pas propre aux pétroliers. Une étude de 2022 a montré que BlackRock et Vanguard, les deux premiers gestionnaires d’actif au monde, poursuivent la même stratégie (tout en s’engageant à respecter les accords de Paris). Dit autrement, même quand c’est rentable, le capitalisme refuse de se verdir si cela conduit à réduire son taux de profit. Le climatologue Jean Jouzel, qui côtoie Jean-Marc Jancovici au Haut Conseil pour le Climat, a tiré les conclusions qui s’imposaient suite à « l’accueil glacial » qu’il a reçu au MEDEF. Face aux acclamations de la salle qui ont suivi les propos du patron de Total assumant de se projeter dans un monde à 3 degré C de réchauffement, il a déclaré à France Inter :
« Je constate que cette transition nécessaire n’imprime pas suffisamment chez les patrons d’entreprise. On a un problème de capitalisme. Le capitalisme tel qu’on le vit actuellement n’est pas compatible avec la lutte contre le réchauffement climatique. »
On pourrait multiplier les exemples. Un article candide du journal Le Monde liste les principales raisons derrière les difficultés rencontrées par le secteur ferroviaire pour concurrencer l’avion. Elles peuvent se résumer à une cause unique : la logique de mise en concurrence et l’exigence de rentabilité propre au régime capitaliste. Idem pour l’explosion des ventes de SUV, permise par le succès des lobbyistes qui ont empêché la convention citoyenne sur le climat d’obtenir l’interdiction de la publicité pour ces voitures. Les constructeurs pourraient vendre de petites voitures électriques, mais les marges sont plus élevées avec des 4×4 de deux tonnes cinq consommant 14 litres au cent.
Alors, faut-il transformer le boulanger de Jancovici en fonctionnaire ?
L’auteur américain Danny Katch définit le socialisme comme un système visant à garantir les besoins de base de tous les citoyens (santé, logement, nourriture, éducation, culture…), par opposition au capitalisme, qui le fait à condition que cela permette de dégager du profit.
La question de l’approvisionnement de l’électricité, à titre d’exemple, est passible de deux approches. Il est possible d’opter pour une organisation du secteur en marché concurrentiel, où le prix est défini par le coût marginal de production et fluctue chaque seconde en fonction des équilibres d’offre et de demande. C’est le système imposé par la Commission européenne que Jancovici dénonce très justement, mais qui permet à de nombreux acteurs de réaliser des profits faramineux.
Ou bien, on peut considérer que l’électricité est un service public et un bien commun, dont le prix doit être défini par le coût moyen de production. Dans ce système, il est concevable d’installer les panneaux solaires (un peu plus coûteux) sur le toit des maisons plutôt que de raser des forêts. Et de ne pas annuler le déploiement de gigantesques parcs d’éoliennes offshore à la dernière minute à cause de la fluctuation des prix. On notera par ailleurs que la baisse spectaculaire des coûts de production de l’éolien, des panneaux solaires et des batteries a été rendue possible par les investissements colossaux de la puissance publique (chinoise, en partie) et les subventions massives octroyées au secteur. La main invisible du marché n’y est pour rien.
Une définition plus complète du socialisme inclurait ainsi la démarchandisation des besoins essentiels (assurés par des services publics) et la propriété non lucrative des moyens de production détenus par les producteurs, gérés démocratiquement. Comme dans le modèle de la fédération des coopératives de type Mandragone (au Pays-Basque) qui emploie plus de 75 000 personnes et génère plus de 12 milliards d’euros de chiffre d’affaires.
Jean-Marc Jancovici a-t-il raison de mettre la question démographique sur la table et de postuler que nous serions trop nombreux sur terre ? (…) Selon l’AIE, les 1 % les plus riches émettent (directement) 1000 fois plus de gaz à effet de serre que les 1 % les moins riches. Les 10 % les plus riches causeraient quant à eux 52 % des émissions.
Contrairement aux forces de l’ordre, pompiers, corps médical et enseignant aujourd’hui, le boulanger de Jean-Marc Jancovici ne serait pas réduit au statut péjoratif de fonctionnaire, mais il profiterait d’un prix de l’électricité fixe au lieu d’être menacé de faillite par les fluctuations du marché. Et cela, sans retourner en URSS.
Si un système alternatif reste certainement à inventer, encore faut-il commencer par reconnaître que la transition écologique passe par la sortie du capitalisme – a minima dans les secteurs clés de l’énergie et des services publics.
Des solutions « conservatrices et réactionnaires » ?
Ainsi, les solutions proposées par Jean-Marc Jancovici doivent être examinées avec soin. Dans Le Monde sans fin, l’accent est mis sur le développement du nucléaire et la sobriété énergétique, aux dépens des énergies renouvelables et d’une meilleure répartition des richesses. Comment faire pour atteindre cette sobriété sans en passer par un système dictatorial ? Jancovici n’esquive pas la question : « un système de type chinois est-il un bon compromis ? Il n’est pas exclu que la réponse soit oui ».
Dans une interview accordée à Socialter en 2019, il explicitait davantage sa vision de la transition écologique.
« Le premier point est de limiter dès que nous pouvons la croissance démographique. Dans l’aide au développement, tout ce qui permet aux pays de maîtriser leur démographie est une bonne idée, car cela amortit les efforts à fournir sur tous les autres plans. Trois leviers : l’éducation des femmes, l’accès aux moyens de contraception, et les systèmes de retraite. Dans les pays occidentaux, il y a un premier moyen de réguler la population de façon raisonnablement indolore : ne pas mettre tout en œuvre pour faire survivre les personnes âgées malades, à l’image du système anglais qui ne pratique, par exemple, plus de greffe d’organes pour des personnes de plus de 65 ou 70 ans. (…) C’est un peu brutal, mais ça me paraît être un moindre mal par rapport aux autres modes de régulation que nous avons connu : la famine et la maladie. Après viennent les mesures techniques. Il faut d’abord supprimer le charbon dans l’électricité le plus vite possible… ».
Passons sur le fait qu’il n’y a, bien entendu, aucune limite d’âge pour recevoir des greffes d’organes en Angleterre. Les lecteurs du Monde sans fin seront surpris d’apprendre que la priorité du polytechnicien, avant les mesures techniques, demeure la réduction de la population. Solution qu’il évacue à regret dans la bande dessinée en la qualifiant de « sujet délicat », « bâton merdique » (page 123) car « tu te mets tous les courants religieux à dos » (page 125).
La question démographique, souvent introduite à l’aide de l’équation de Kaya (une tautologie critiquée par de nombreux experts), revient dans nombre de ses interventions. En mai 2022, Jancovici expliquait à France Info : « la planète n’acceptera pas d’avoir 10 milliards d’habitants sur Terre ad vitam æternam vivant comme aujourd’hui (…) La seule question c’est comment va se faire la régulation. Ou bien on essaie de la gérer au moins mal nous-mêmes, ou bien ça se fera de manière spontanée par des pandémies, des famines et des conflits ». En mars 2021, il tenait les mêmes propos pour Marianne. À chaque fois, Jancovici évoque « un débat difficile » qui toucherait à une forme de tabou (bien que cette question soit régulièrement évoquée par des personnalités de premier plan, relayées sans filtres dans les médias).
L’établissement d’un choix binaire (le contrôle des naissances ou la famine) évacue l’option de la sobriété et postule que nous serions déjà trop nombreux sur Terre, idée qui ne fait aucunement consensus chez les démographes. Pour autant, a-t-il raison de mettre ce sujet sur la table ?
Il faut rappeler que la croissance de la population mondiale ralentit et que dans les pays ayant effectué leur transition démographique, la population diminue globalement. Surtout, chaque individu n’est pas égal aux autres face aux limites de la planète. Selon l’AIE, les 1 % les plus riches émettent (directement) 1000 fois plus de gaz à effet de serre que les 1 % les moins riches. Les 10 % les plus riches causeraient 52 % des émissions. Pour Oxfam, les 1 % les plus riches sont indirectement responsables de deux fois plus d’émission que la moitié la plus pauvre de l’humanité. Or, c’est de cette moitié qu’on parle en priorité lorsqu’on évoque le contrôle des naissances. L’Afrique représente 3 % des émissions mondiales et 2.75 % des émissions passées. Tandis qu’à niveau de vie et population équivalents, les États-Unis émettent deux fois plus de GES que l’UE.
Du fait des effets-rebonds et des inégalités, réduire de moitié la population mondiale n’aurait pas nécessairement l’effet escompté sur les émissions, si tant est qu’une telle option soit envisageable. Par exemple – et dans le meilleur des cas – imposer la politique de l’enfant unique en Europe ne réduirait les émissions « que » de 18 %, soit l’équivalent de la fermeture des centrales à charbon du continent. Pour un adepte des ordres de grandeur, Jancovici vise à côté. À la question « faut-il arrêter de faire des enfants pour sauver la planète », l’auteur Emmanuel Pont répond par la négative, dans un ouvrage précis et documenté.
En conclusion, si l’on met la question démographique de côté (ainsi que l’arbitrage nucléaire vs renouvelables), les solutions techniques présentées par Jancovici font globalement consensus auprès des partisans de la transition écologique. La question plus importante porte sur leur mise en œuvre. Dans la dernière page de sa bande dessinée, Jancovici suggère que le succès de la transition nécessite de convaincre une masse suffisamment importante. Que cette masse intègre des analyses souvent inexactes serait déjà problématique. Une telle perspective est surtout illusoire. Nos dirigeants, qui ont apprécié le livre de Pablo Servigne sur « l’effondrement », savent très bien ce qu’ils font. Comme les lobbyistes d’Exxon, les membres du MEDEF et les PDG de Shell et Total.
Le problème n’est pas technique mais politique. Et sur ce plan, Jancovici déploie une énergie surprenante pour nier (ou invisibiliser) les causes. Ce faisant, il fait perdre un temps précieux aux forces luttant pour accélérer la transition.
D’aucuns répondront que son discours « apolitique » lui permet de toucher le plus grand nombre. Il est indéniable que son apport a été considérable. Mais sa vision se limite à affirmer que la transition écologique nécessite nécessairement une baisse importante du niveau de vie et n’adviendra qu’en éduquant les individus les uns après les autres. Or, tandis que le premier point est loin de faire consensus, le second permet d’éviter une remise en cause du système économique, condition pourtant nécessaire à une transition écologique réussie dans le temps qui nous est imparti.
Comme les précédentes, l’élection présidentielle équatorienne du dimanche 15 octobre confronte deux candidats que tout oppose. Luisa Gonzáles, arrivée en tête du premier tour, capitalise sur le rejet de la présidence du banquier conservateur Guillermo Lasso (2021-2023), dont la politique a accru les inégalités et l’insécurité dans des proportions alarmantes. En face d’elle, l’héritier multi-millionnaire Daniel Noboa promeut le statu quo en matière économique et sociale. L’extrême tension du climat politique singularise cependant cette élection entre toutes. Tandis que le narcotrafic étend son emprise sur le pays, un candidat à la présidence et deux responsables politiques ont été assassinés durant la campagne, propageant les rumeurs les plus folles quant à leurs commanditaires. Alors que les conflits sociaux se multiplient et que les Équatoriens rejettent une politique imposée par le Fonds monétaire international (FMI), le clivage autour de l’extractivisme empêche la gauche de marcher unie.
Agustin Intriago, Maire de la ville de Manta ; Fernando Villavicencio, candidat à l’élection présidentielle ; Pedro Briones, dirigeant local du mouvement de la « Révolution citoyenne », qui revendique l’héritage de la présidence de Rafael Correa (2007-2017) et soutient Luisa Gonzáles. Tels sont les noms des trois responsables politiques assassinés en moins d’un mois en Équateur, pourtant encore classé parmi les pays les plus sûrs du continent sud-américain il y a sept ans. C’est dans ce climat que s’est tenu le 20 août dernier le premier tour d’un scrutin présidentiel convoqué de manière anticipée par le président conservateur sortant Guillermo Lasso alors sous le coup d’une procédure de destitution engagée par l’Assemblée nationale.
Celle-ci fait suite à la formulation d’accusations à son encontre de la part du procureur général selon lesquelles il serait intervenu en vue d’étouffer une enquête visant à établir les liens entre le banquier Danilo Carrera, qui n’est autre que son beau-frère, et l’entrepreneur Rubén Cherres. Celui-ci est suspecté d’avoir obtenu de manière irrégulière des parts de marché avec leur aide, tout en entretenant par ailleurs des relations avec un réseau de narcotrafiquants (surnommé la « mafia albanaise »)…
Un scandale qui vient s’ajouter à un bilan marqué par une insécurité et des inégalités croissantes, lourdement sanctionné par la population équatorienne. Celle-ci a décidé de placer en tête de ce premier tour Luisa González, soutenue par le mouvement de la Révolution citoyenne, suivie par la grande fortune Gustavo Noboa. Ce dernier, porteur d’un projet s’inscrivant dans la continuité de la politique actuelle, est parvenu à incarner une forme de nouveauté en prenant soigneusement ses distances vis-à-vis de la polarisation exacerbée du pays, alimentée par la plupart des autres candidats soucieux de manifester leur opposition frontale au « corréisme » [de l’ancien président Rafael Correa, opposé au néolibéralisme NDLR].
« Les nombreux liens entre des figures du crime organisé et des responsables gouvernementaux, jusqu’au plus haut niveau, donnent du crédit aux allégations selon lesquelles le meurtre de Villavicencio aurait pu être un crime d’État »
Mark Weisbrot, directeur du Center of Economic and Policy Research (CEPR)
Ce second tour a un goût de remake : Luisa Gonzáles revendique l’héritage du président Rafael Correa élu en 2006, tandis que son adversaire Gustavo Noboa n’est autre que le fils du candidat malheureux qui avait alors perdu face à ce dernier.
« Délit d’assassinat par omission volontaire »
La question sécuritaire a été propulsée au premier plan de cette campagne présidentielle par le meurtre, à la sortie d’un meeting en plein coeur de Quito le 9 août dernier, du candidat de centre-droit Fernando Villavicencio. Sous les couleurs du mouvement Construye, cet ex-syndicaliste du secteur pétrolier avait fait de la lutte contre la corruption et le narcotrafic ses priorités. Des coordonnées qui rappellent l’assassinat, dans les mêmes conditions, de Luis Carlos Galan lors de la campagne présidentielle colombienne de 1989.
Si le bourreau de Villavicencio a été neutralisé – contrairement à son homologue colombien -, tout comme les sept individus suspectés de lui avoir prêté main-forte, ceux-ci viennent à leur tour d’être assassinés, ce samedi 7 octobre, au sein des prisons de Guayaquil et de Quito. Les soupçons se sont tournés vers Adolfo Macias, représentant du gang des Choneros : bien que ces derniers n’aient pas revendiqué l’assassinat du candidat, ils entretiennent d’étroites relations avec le narcotrafic colombien, de même que Los Aguilas, la bande qui contrôle le quartier n°7 de la prison de Guayas 1 dans laquelle viennent d’être assassinés six des sept suspects interrogés…
En l’absence de preuves tangibles, les allégations de collusion entre gangs et responsables politiques vont bon train. Et dans la sphère médiatique, elles sont généralement à sens unique. Il n’a fallu que vingt-quatre heures pour que Guillermo Lasso attribuer la responsabilité de cet assassinat aux partisans de Rafael Correa, affirmant qu’il ne permettra pas de « livrer le pouvoir et les institutions démocratiques au crime organisé, bien qu’il soit déguisé en parti politique ». Une prise de position alimentée par l’opposition notoire entre Correa et Villavicencio, qui s’est notamment réfugié à Washington en 2013 après avoir accusé l’ex-président équatorien d’avoir commandité une excursion armée au sein d’un hôpital… La surmédiatisation de cette opposition a conduit Rafael Correa à affirmer que cet assassinat résulte d’un « complot de la droite » destiné à discréditer Luisa González.
Ces accusations reposent sur la mise en lumière de dysfonctionnements manifestes dans le dispositif de sécurité octroyé par l’Etat au défunt candidat, à la suite des menaces répétées dont il a fait l’objet ces derniers temps. En effet, le véhicule à bord duquel il est monté juste avant d’être assassiné n’était pas blindé, contrairement aux préconisations qu’aurait dû suivre un processus de sécurité à la hauteur des risques auxquels il se voyait exposé. Par ailleurs, aucun garde du corps ne se trouvait du côté gauche de la voiture, d’où sont provenus les tirs mortels. Des observations également relayées par la famille de Fernando Villavicencio qui a décidé, le 18 août dernier, de déposer une plainte à l’encontre du ministre de l’Intérieur Juan Zapata, du directeur du renseignement policier Manuel Samaniego, de son homologue chargé de l’opération de sécurité et protection du candidat, ainsi que du général de la Police Fausto Salinas, récemment limogé par Lasso en réaction à la tuerie survenue au sein de la prison de Guayas 1.
Cependant, cela n’empêche pas ce dernier d’être également traîné devant la justice par la famille du défunt candidat pour « délit d’assassinat par omission volontaire ». Mark Weisbrot, directeur du Center of Economic and Policy Research (CEPR), ajoute : « les nombreux liens entre des figures du crime organisé et des responsables gouvernementaux, jusqu’au plus haut niveau, donnent du crédit aux allégations selon lesquelles le meurtre de Villavicencio aurait pu être un crime d’État ».
Néolibéralisme autoritaire et narcotrafic
Si les responsables de ce crime demeurent encore inconnus, les causes de l’explosion de l’insécurité, elles, sont plus aisées à établir. Le virage néolibéral impulsé par Lenín Moreno (2017-2021) à la suite de son élection à la présidence de l’Équateur, puis approfondi par son successeur Guillermo Lasso, a généré une dégradation alarmante de nombreux indicateurs : le nombre d’homicides a été multiplié par cinq en seulement six ans, passant de 5,8 pour 100.000 habitants au terme de la présidence Correa à… 25,9 l’année dernière – avant d’augmenter de plus de 55 % depuis le mois de janvier1.
Cette évolution découle du démantèlement d’une partie des institutions étatiques entamée par Moreno dès 2017, avec la suppression de six ministères de coordination créés par Rafael Correa en vue de planifier les modalités de gestion des différentes aires d’action de l’État. La suppression plus spécifique du Ministère de coordination de la Sécurité avait alors privé le gouvernement des marges de manœuvre susceptibles de lui permettre de faire face aux implications de l’accord de paix conclu en 2016 entre son homologue colombien et la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC)…
Ce groupe imposait jusqu’alors une forme de contrôle sur l’ensemble de la frontière entre l’Équateur et la Colombie, en vue d’éviter qu’un gang colombien commette sur le territoire équatorien des actes susceptibles d’encourager un renforcement de la coopération entre les armées de ces deux États. Le retrait des FARC laisse libre cours aux gangs qui profitent de l’affaiblissement de l’Etat équatorien pour s’implanter au sein de son territoire…
Cette hausse de l’insécurité a par ailleurs été favorisée par la précarisation d’une part importante de la population équatorienne, découlant de différentes mesures successivement adoptées par les gouvernements de Lenín Moreno et de Guillermo Lasso en vue de réduire les dépenses publiques, conformément aux préconisations du FMI. Celui-ci avait accordé en 2019 un prêt de 10,2 milliards de dollars à l’Équateur en contrepartie de l’adoption de mesures visant à « assouplir la fiscalité », pour citer Anna Ivanova, alors cheffe de mission du FMI en Équateur. C’est ainsi que Lasso décide notamment de diminuer l’impôt sur les sorties de devises, initialement mis en place en vue de garantir un équilibre des dollars en circulation au sein d’un Etat qui ne dispose pas du pouvoir de création monétaire… puisque sa monnaie est directement imprimée par la Federal Reserve (Fed) des États-Unis.
Les seules forces politiques qui sortent renforcées des scrutins précédents sont porteuses de projets alternatifs au néolibéralisme
En bout de course, l’État manque de fonds susceptibles de lui permettre d’assumer des mécanismes de redistribution sociale à la hauteur des besoins sociaux, et la pauvreté explose. Si au cours de la présidence Correa, le taux de pauvreté avait chuté de quinze points, passant de 37 % en 2007 à 21,5 % en 2017, elle s’élève à 25 % au terme de l’année dernière, après avoir atteint un pic de 33 % en 20202. Ce facteur contribue sans nul doute à comprendre comment un nombre croissant d’Équatoriens marginalisés se sont tournés vers les gangs, qui prétendent se substituer à un État perçu comme incapable d’améliorer leurs conditions de vie.
Refusant malgré tout de revenir sur des orientations économiques ayant précipité cette hausse de la criminalité, le gouvernement Lasso avait alors décidé se cantonner à une stratégie répressive fondée sur l’adoption répétée d’états d’urgence et de couvre-feux face à la multiplication des mutineries dans les prisons ainsi que des mobilisations sociales. Cette stratégie revenait à placer sur un pied d’égalité des responsables d’actes criminels et des manifestants exerçant leurs droits constitutionnels – comme en témoigne l’arrestation, le 14 juin 2022, de Leonidas Iza, président de la Confédération des Nationalités indigènes de l’Équateur (CONAIE), qui était alors aux avant-postes d’une importante mobilisation convoquée suite à l’explosion des prix des produits de première nécessité.
Le gouvernement sortant avait ainsi poussé la logique néolibérale à son paroxysme, en systématisant une approche répressive des conflits sociaux. C’est ainsi que l’Équateur a intégré en 2023 le sinistre podium des dix États les moins respectueux des droits des travailleurs, selon l’Indice global des droits établi par l’Organisation internationale du travail (OIT). Celle-ci avait épinglé le gouvernement de Guillermo Lasso sur deux points en particulier : l’adoption de lois régressives en termes de droit du travail, couplée à d’importantes violences policières à l’encontre de grévistes3.
Fractures internes à la gauche équatorienne
Ces coups portés aux mobilisations sociales n’empêchent pas la population équatorienne de sanctionner le bilan du gouvernement Lasso dans les urnes. Le score de Luisa Gonzáles, en tête du premier tour des élections, vient ainsi confirmer la tendance observée lors des élections municipales et régionales qui se sont tenues au mois de février 2023. Les deux seules forces politiques qui sortent renforcées de ce scrutin sont porteuses de projets alternatifs au néolibéralisme, à savoir le mouvement de la Révolution citoyenne et le parti indigène Pachakutik, qui passent respectivement d’1,1 et 0,5 millions de voix en 2019 à 1,9 et 0,8 millions de suffrages cette année
Le fait qu’un candidat « corréiste » soit élu à la tête de la mairie de Guayaquil après plus de trente ans de domination sans partage du Parti Social-Chrétien (PSC) – l’un des principaux représentants de la droite équatorienne qui soutient notamment Lasso lors de l’élection présidentielle de 2021 – traduit l’ampleur de la déconvenue subie par les tenants de la voie néolibérale.
Si cette dynamique est confirmée par le fait que le PSC ne termine qu’à la 4e place de ce scrutin présidentiel, ainsi que par les 33,6 % des suffrages grâce auxquels Luisa González termine près de 10 points devant son challenger Daniel Noboa, force est de constater que le Pachakutik s’effondre. Son candidat Yaku Pérez n’obtient en effet que 4 % des suffrages contre 19 % lors du scrutin présidentiel de 2021. Cette perte de quinze points en deux ans est cependant moins due à un affaiblissement du mouvement indigène qu’à des divisions internes à cette mouvance.
Daniel Noboa, dont la famille a fait fortune grâce au modèle extractiviste équatorien, a su attirer à lui une part importante des voix issues de la gauche critique vis-à-vis de l’extraction pétrolière
La CONAIE avait notamment refusé, sous l’impulsion de son dirigeant Leonidas Iza, d’appeler à voter pour le candidat Yaku Pérez, accusé de proximité avec les élites néolibérales, dans son programme comme dans sa démarche. Il est vrai que celui-ci avait appuyé le banquier conservateur Guillermo Lasso face au candidat « corréiste » en 2017. Quatre ans plus tard, il avait ensuite refusé de choisir entre Lasso et Andrés Arauz, qui défendait l’héritage de Rafael Correa – au motif qu’un État fort et centralisé, défendu par ces derniers, serait antinomique avec les droits des populations indigènes. Son soutien au renversement d’Evo Morales en Bolivie en 2019 vient renforcer son inimitié avec des figures de premier plan de la CONAIE telles qu’Iza ou son prédécesseur Jaime Vargas.
Ceux-ci s’étaient rendus à La Paz au mois de novembre 2020 en vue de manifester leur proximité avec l’ex-président bolivien. Pachakutik paie enfin ses divisions internes en ce qui concerne la position à adopter à l’égard de la procédure de destitution engagée par l’Assemblée nationale à l’égard de Lasso, la moitié des 24 parlementaires élus avec le soutien de ce parti n’ayant pas pris part à ce vote. Ce choix avait lui aussi suscité l’ire de la CONAIE, aux avant-postes de la mobilisation face au gouvernement de Guillermo Lasso.
Alliance de circonstances entre anti-extractivistes et néolibéraux
Cette débâcle de Yaku Pérez bénéficie notamment à Daniel Noboa, dans la mesure où l’entrepreneur termine en tête dans six des treize provinces amazoniennes dans lesquelles le candidat du Pachakutik avait obtenu ses meilleurs scores en 2021.
Comment expliquer cette montée en puissance d’un candidat dont la famille s’est pourtant enrichie grâce au modèle extractiviste équatorien – le père de Daniel Noboa contrôlant notamment le marché de la banane, qui représente la deuxième source de revenus de l’Etat équatorien après le pétrole ? Noboa s’est notamment affiché ouvertement favorable à l’arrêt de l’exploitation des ressources pétrolières situées au sein de la réserve naturelle du Yasuni.
Cette question, qui représente l’une des principales lignes de fracture traversant la gauche équatorienne, a fait l’objet d’un référendum convoqué en parallèle de ce scrutin présidentiel qui s’est soldé par une importante victoire des opposants à l’exploitation de ces ressources, le « Oui » à la préservation de la réserve du Yasuni obtenant 59 % des suffrages exprimés. Dans ce contexte, Noboa a su attirer à lui une part importante des voix issues de la gauche critique vis-à-vis de l’extraction pétrolière et ce, d’autant plus que Luisa González s’est par ailleurs affichée ouvertement favorable au maintien de l’exploitation pétrolière dans cette zone.
Contrairement aux leaders de la CONAIE, favorables à une rupture radicale avec l’extraction pétrolière, les « corréistes » comptent sur l’or noir, qui représente la première source de revenus de l’État – fût-ce pour les réinvestir dans des programmes de diversification de la structure productive équatorienne sur le plus long terme. C’est ainsi que si González a su mobiliser l’électorat « corréiste » lors de ce premier tour, elle pourrait – de même qu’Arauz en 2021 – rencontrer des difficultés à élargir cette base à l’occasion du second tour en raison d’une alliance de circonstance entre anti-extractivistes et néolibéraux.
« Noboa, c’est Lasso rechargé »
Le soutien de Noboa à l’arrêt de l’exploitation pétrolière au sein du Yasuni jure avec ses autres propositions économiques susceptibles de renforcer la dépendance de l’Etat équatorien à l’extraction de telles ressources. Dans la droite ligne des orientations adoptées par Lasso, il se veut porteur d’un « environnement entrepreneurial attractif » destiné à favoriser les investissements privés4. Or, ce sont justement de telles politiques économiques qui ont conduit au développement, au cours des années 1980 et 1990, d’un processus de « reprimarisation extractive » fondé sur l’installation tous azimuts d’entreprises privées sur les principaux gisements pétroliers du pays, mues par une logique court-termiste de maximisation du profit5.
À l’instar de « l’environnement attractif » prôné par Noboa, ce processus a largement reposé sur des avantages fiscaux privant l’Etat d’une manne financière conséquente – celle-là même qui aurait été et serait nécessaire pour sortir l’Équateur de sa dépendance à ces ressources. Cette priorité donnée aux investissements privés place Daniel Noboa dans la continuité de Guillermo Lasso. Mais ce n’est pas leur seul point commun.
Le journal brésilien Folha révèle en effet que le nom du candidat libéral apparaît aux côtés de celui du président Lasso dans les Pandora Papers6. On apprend notamment qu’il a officié comme responsable du compte bancaire de la société Festil Investments S.A., basée au Panama. Or, il se trouve que la Constitution équatorienne interdit à tout individu détenteur de parts dans des paradis fiscaux de concourir à une élection présidentielle, ce qui rend, de fait, sa candidature illégale. Pour couronner le tout, il se trouve que cette société possède des parts au sein du groupe Banisi, qui n’appartient à nul autre que… Guillermo Lasso. On comprend que le hashtag « Noboa est Lasso Rechargé » soit devenu si populaire sur les réseaux sociaux…
L’élection de Noboa, à qui la quasi-totalité des candidats restés aux portes du second tour ont apporté leur soutien au nom de l’opposition au corréisme, est-elle désormais actée ? Rien n’est moins sûr. La marge de dix points que lui prêtaient les sondages publiés à la fin du mois d’août ne cesse de se restreindre à l’approche du second tour.
Toujours est-il que, quel que soit le vainqueur proclamé dimanche soir, ses marges de manœuvre devraient être limitées par une Assemblée nationale renouvelée, en parallèle du premier tour de ce scrutin présidentiel. Avec ses cinquante sièges, le mouvement de la Révolution citoyenne y dispose du premier groupe parlementaire, mais n’atteint pas les soixante-neuf élus nécessaires en vue de s’assurer la majorité absolue des votes au sein de cette assemblée.
Cependant, la diversité des autres groupes politiques rend tout aussi complexe la perspective de constitution d ’une large majorité au profit de Noboa. C’est donc en composant avec un certain nombre de contraintes institutionnelles que la nouvelle administration qui découlera de ce scrutin devra répondre à la crise sécuritaire, ainsi qu’à la polarisation exacerbée autour de laquelle s’effrite chaque jour davantage le consentement autour d’un pacte démocratique commun.
5 Prévôt-Schapira Marie-France, 2008, « Amérique latine : conflits et environnement, “quelque chose de plus” », Problèmes d’Amérique latine, no 70, p. 5-11.
La nécessité de lutter contre le recours abusif aux indemnités chômage et au RSA est un un lieu commun du néolibéralisme dont le président Emmanuel Macron et le gouvernement sont emparés : le retour au plein-emploi ne pourrait s’opérer qu’à la condition du renforcement de dispositifs de contrôle traquant des oisifs bénéficiant de prestations sociales sans véritablement chercher un emploi. Plus les chômeurs sont nombreux, plus ces discours fleurissent et avec eux, la suspicion qu’ils sont seuls responsables de leur situation. Dans Chômeurs, vos papiers! Contrôler les chômeurs pour réduire le chômage (Raisons d’Agir, 2023), Claire Vivès, Luc Sigalo Santos, Jean-Marie Pillon, Vincent Dubois et Hadrien Clouet démontrent que l’idée selon laquelle le contrôle améliorerait le retour à l’emploi n’est pas un fait vérifié, mais une croyance, qui a légitimé le développement de dispositifs pénalisant toujours plus les travailleurs, jusqu’à créer un climat coercitif autour du chômage. Extraits.
Présent quasiment tout au long de l’histoire du traitement public du chômage, le contrôle n’a jamais occupé une place aussi centrale. Mais finalement, pourquoi au juste contrôle-t-on les chômeur·ses aujourd’hui ? Pour rééquilibrer les comptes de l’assurance-chômage ? C’est sans doute une préoccupation partagée par le gouvernement et les organisations patronales, mais l’impact financier des contrôles et sanctions apparaît bien modeste comparé à celui des changements à la baisse de la durée et du montant de l’indemnisation. Est-il si vrai que le contrôle aiguillonne les chômeurs et les chômeuses vers des démarches de recherche d’emploi plus nombreuses et plus efficaces ? Rien ne le prouve vraiment, en tout cas aucune statistique fiable. Nous montrons ensuite, à partir d’enquêtes qualitatives aux guichets du chômage [ndlr : voir le chapitre 3 de l’ouvrage] que, davantage qu’ils ne conduisent au retour à l’emploi, les dispositifs de contrôle visent à ajuster les chômeur·ses aux prescriptions institutionnelles afin d’assurer leur docilité. Nous verrons enfin que contrôles et sanctions s’inscrivent dans tout un arsenal de mesures contraignantes pour les chômeur·ses qui visent un objectif de fluidité et de flexibilité du marché du travail. C’est ce que montre notamment la rhétorique désormais omniprésente des « emplois non pourvus », qui prétend apporter une « preuve » supplémentaire que trop de chômeur·ses ne voudraient pas (assez) travailler.
Favoriser le retour à l’emploi ? L’absence de données publiques
Pôle emploi communique peu sur les résultats du contrôle de la recherche d’emploi, mais en interne, les effets du contrôle sont évalués. Comment comprendre que cette institution, qui n’est pourtant pas avare en publications statistiques, communiqués de presse et autres documents présentant son action, ne publicise pas ou seulement de façon très marginale, des données sur le contrôle de la recherche d’emploi ? Cette discrétion ne résulte pas de difficultés techniques particulières, ni d’un manque d’intérêt pour la question. Elle n’est au demeurant pas la norme parmi les différents services publics de l’emploi étrangers, comme le rappelle l’OCDE qui, publiant le taux annuel de sanction des demandeur·ses d’emploi indemnisé·es dans plusieurs pays, précise qu’elle ne dispose pas de données fiables pour la France.
La quasi-confidentialité des chiffres sur l’efficacité du contrôle n’est pas fortuite. Tout porte à croire qu’elle procède d’une stratégie désormais fréquente de la direction de Pôle emploi, qui consiste à ajuster sa communication pour limiter les critiques à son égard. Les directions des institutions de contrôle se comportent comme si l’évidence était de leur côté. Munies de lunettes néoclassiques, qui appréhendent le travail sous l’angle de la désutilité et réduisent l’emploi à une source de revenus, elles imaginent un chômeur maximisateur susceptible d’être aiguillonné à coups de bonus/malus. En témoignent les réformes successives de l’assurance chômage depuis les années 1980. L’essentiel des chiffres publicisés sur le comportement des demandeur·ses d’emploi sont produits dans le cadre d’études économétriques qui ne discutent jamais le postulat du/de la chômeur·se cherchant à maximiser son intérêt. Si les chiffres disponibles sur le contrôle et ses effets sont rarement rendus publics, c’est qu’ils battent en brèche ce cadrage et la pression exercée sur les chômeur·ses qui en découle. Ils démontrent en effet que, dans leur écrasante majorité, ils et elles cherchent bien activement du travail.
Le fait que les données ne soient pas collectées de manière systématique et l’absence de séries statistiques qui en découle limitent la possibilité de remettre en cause ou au moins de discuter, chiffres à l’appui, l’argument de la « remobilisation ». Si on s’en tient aux résultats obtenus depuis la généralisation des plateformes de contrôle de la recherche d’emploi en 2015, il n’y a pas eu de publications régulières et les chiffres ne sont pas comparables sur le temps long. De plus, il s’agit de chiffres descriptifs de l’activité de contrôle et non d’une étude des effets du contrôle.
Objectiver les effets du contrôle n’est donc pas chose aisée. D’abord du fait du déficit de chiffres. Mais aussi parce que la définition même des « effets » ne fait pas consensus. En effet, si la littérature économétrique met bien en évidence les effets bénéfiques des « incitations négatives », c’est-à-dire des sanctions, sur la reprise d’emploi, ces résultats sont le plus souvent constatés à de très petites échelles et souffrent de biais majeurs lorsqu’ils sont généralisés. La pression sur les chômeur·ses peut conduire des individus à retourner au travail, mais elle ne crée pas d’emploi. Lorsque c’est le cas, ils et elles « prennent » donc l’emploi potentiel d’autres chômeur·ses. Mais cette pression les conduit surtout à basculer vers d’autres statuts (maladie, formation, inactivité).
Les travaux de sociologie et de science politique sur le sujet, principalement américains, montrent la faiblesse des effets du contrôle au niveau macroéconomique, et surtout ses retombées néfastes sur les individus ciblés. Les contrôles et les sanctions précarisent les chômeur·ses, qui sont enjoint·es de reprendre des emplois sous-payés, pour éviter de se retrouver privé·es temporairement voire durablement de leurs allocations en cas de refus. Les contrôles conduisent également à des reprises d’emploi plus rapides mais moins stables du fait d’effets de mismatch, de désajustements entre les qualifications des travailleur·ses et les postes qu’ils et elles occupent. En découlent alors des risques accrus de turnover dans les entreprises, qui peut même fragiliser leur productivité, voire celle de l’économie des secteurs d’activités concernés. Du reste, celles et ceux-là mêmes qui conçoivent et mettent en œuvre ce type de politiques ne sont pas dupes des limites de leur efficacité. Ainsi, un cadre de la direction générale de Pôle emploi proche du dossier en interne nous confie : « la sanction n’a jamais été un levier de motivation chez le demandeur d’emploi » (entretien du 18 mai 2021).
De manière éloquente, le rapport de préfiguration du nouvel opérateur public de traitement du chômage, publié en avril 2023, pointe l’absence de données sur les effets du contrôle et donne comme « ambition [à] France Travail d’évaluer l’impact [des sanctions] sur le retour à l’emploi ». Mais encore une fois, cette absence tient sans doute au fait que les chiffres sont têtus, et ne vont guère dans le sens des politiques de contrôle. Ainsi, lorsque pour saisir l’influence des contrôles sur les chances de retour à l’emploi, Pôle emploi compare les personnes contrôlées et celles qui ne l’ont pas été, les différences (et donc l’impact des contrôles) apparaissent minimes, surtout s’agissant des emplois durables. Les taux de retour à l’emploi des contrôlées ne sont supérieurs que d’un à trois points de pourcentage. Un si maigre résultat interpelle quant à la mobilisation de 600 emplois à temps plein.
Pôle emploi, gardien de « l’employabilité »
Dans ce cadre de plus en plus contraignant, les contrôleur·ses de Pôle emploi opèrent quotidiennement des « jugements d’employabilité » pour tenter d’objectiver la probabilité de retour à l’emploi des chômeur·ses. L’enjeu est alors, pour les contrôleur·ses, de faire la part des choses entre ce qui relève du comportement du ou de la demandeur·se d’emploi et ce qui n’en dépend pas. Ces agent·es se fondent pour cela sur leur connaissance du segment de marché visé par l’individu contrôlé, plus ou moins étayée par les données disponibles, mais aussi sur leurs propres représentations de l’état de ce même segment de marché. Ils s’efforcent d’identifier les raisons, contextuelles ou plus personnelles, qui permettent de rendre compte de la situation de chômage et de l’éventuelle responsabilité personnelle du ou de la chômeur·se dans cette situation.
Mais sur quoi se fondent ces jugements ? Sous l’influence majeure des travaux d’économie néoclassique notamment, la norme d’« employabilité » qui prévaut depuis le milieu des années 1980 dans les politiques sociales et d’emploi fait largement primer les déterminants individuels du chômage sur ses causes globales. Autrement dit, c’est d’abord et avant tout dans le comportement (inadapté, inefficace, voire fainéant) de chaque individu que la cause du chômage est recherchée.
Il en découle que ce sont d’abord des solutions individuelles qui sont prescrites. Elles concernent des façons spécifiques de chercher un emploi qui soient tangibles pour les contrôleurs·ses. En pratique, il s’agit ainsi davantage de s’assurer que les chômeur·ses satisfont aux exigences institutionnelles que d’organiser leur retour effectif à l’emploi. Cette approche conduit en effet à prescrire des manières de chercher du travail qui cadrent avec le fonctionnement bureaucratique, alors même qu’elles sont loin d’être toujours efficaces. Pour les moins qualifié·es, l’incitation à produire des preuves de leur recherche d’emploi tend à déporter leurs démarches des réseaux interpersonnels vers les canaux formels. Or, ces canaux formels sont connus pour être moins efficaces pour ce type d’emploi. Ceci peut conduire à limiter le retour à l’emploi des femmes, des jeunes et des moins diplômé·es – majoritairement issu·es des classes populaires. Dans ces conditions, le contrôle peut produire des effets contraires aux objectifs officiellement affichés.
Le contrôle s’avère ainsi symptomatique des relations entre Pôle emploi et ses usager·res. Cet organisme n’est pas organisé comme un service public : c’est une institution qui instaure des relations marquées par la crainte et la contrainte (y compris du côté de ses agent·es, souvent réticent·es à nous répondre de peur de sanctions par leur hiérarchie). Pour ce qui les concerne, les chômeur·ses jugent le plus souvent l’accompagnement défaillant ou insuffisant (rareté des entretiens, convocations à suivre des ateliers externalisés jugés inadaptés, offres d’emploi reçues qui ne correspondent pas à l’emploi recherché, etc.), sans compter que les conditions d’éligibilité à la prise en charge d’une formation sont très restrictives. L’indemnisation concerne de moins en moins de demandeur·ses d’emploi, tandis que son montant et sa durée diminuent (cf. infra). Autant d’éléments qui contribuent à ce que les demandeur·ses d’emploi ne perçoivent pas cette institution comme un appui pour rechercher un emploi, et particulièrement pour se reconvertir. La montée en puissance des objectifs de « retour rapide à l’emploi » et de pourvoi des « pénuries de main-d’œuvre » accentue cette dimension coercitive.
Réformer l’assurance-chômage, renforcer les contraintes
Le contrôle n’est que l’un des outils mobilisés par le service public de l’emploi pour remettre au travail les demandeur·ses d’emploi. Il s’inscrit dans un ensemble de dispositions qui, mises bout à bout, participent à faire augmenter la pression sur les chômeur·ses. Parmi ces initiatives figurent les réformes successives qui ont réduit les droits à l’indemnisation chômage, mais aussi des programmes de lutte contre les difficultés de recrutement sur les « métiers en tension », différents plans de lutte contre le chômage de longue durée ainsi que les réécritures successives du Code du travail.
La réduction des ressources des chômeur·ses, et particulièrement la réduction des droits à l’assurance chômage, a été l’un des principaux leviers mobilisés depuis 2017 pour mettre au travail les demandeur·ses d’emploi. D’une manière générale, les prestations sociales (dont le RSA et l’ASS) sont revalorisées chaque année en avril en fonction de l’inflation constatée. Si une revalorisation de 4 % a été exceptionnellement accordée en juillet 2022, les associations regroupées au sein du collectif Alerte dénoncent le caractère insuffisant des revalorisations actuelles, qui entraînent un appauvrissement des bénéficiaires de ces prestations sociales. Concernant l’ARE, une revalorisation de 2,9 % est intervenue au 1 er juillet 2022 avant une revalorisation exceptionnelle de 1,9 % au 1 er avril 2023. Si des mesures spécifiques sont prises pour faire face à la crise provoquée par l’inflation, les montants de revalorisation sont très inférieurs à la hausse des prix mesurée par l’Insee. Cette dégradation de la situation financière des demandeur·ses d’emploi intervient alors même que les inscrit·es à Pôle emploi sont davantage touché·es par la pauvreté monétaire que le reste de la population. Ainsi, en 2019, 38,9 % des chômeur·ses se trouvent en situation de pauvreté monétaire, alors que 6,8 % des salarié·es sont dans une telle situation.
Plus spécifiquement, l’assurance chômage a, depuis 2017, fait l’objet de réformes quasi continues qui ont profondément modifié son fonctionnement institutionnel ainsi que les droits des allocataires. Sur le plan institutionnel, la période a été marquée par une reprise en main par l’État de cette institution paritaire. Cette « étatisation » a consisté, d’une part, à remplacer une partie des cotisations (la part dite « salariale ») par un impôt (la contribution sociale généralisée, CSG) et, d’autre part, à réduire les prérogatives des organisations syndicales et patronales en matière de négociation des règles d’assurance chômage. Le financement du chômage partiel lors de la crise du Covid-19 est symptomatique du rapport que l’exécutif entretient avec cette institution paritaire : le gouvernement a imposé à l’Unédic de financer un tiers des dépenses d’activité partielle sans laisser de place aux organisations syndicales et patronales dans les décisions prises. Les réformes de 2017 et 2019-2021 ont également eu pour effet de réduire les droits des salarié·es à l’emploi discontinu. En 2017, cela est passé par une modification de la comptabilisation des jours travaillés pénalisante pour les salarié·es en contrats courts. Outre le durcissement des conditions d’éligibilité, la réforme de 2019-2021 a modifié en profondeur le calcul du salaire de référence et donc de l’allocation. En intégrant les jours non travaillés au calcul du désormais mal nommé « salaire de référence », ce nouveau règlement pénalise chaque salarié·e qui cumule des jours non travaillés au cours de la période prise en compte dans le calcul. Ce nouveau mode de calcul réduit en moyenne le montant de l’allocation de 16 %, cette réduction pouvant aller jusqu’à 50 % pour certain·es allocataires. Cette réforme a été justifiée par la volonté affichée de mettre fin aux prétendus comportements d’optimisation des travailleur·ses en contrats courts qui « choisiraient » la précarité plutôt que du CDI pour « profiter » de leurs indemnités chômage.
Une nouvelle réforme entrée en vigueur en février 2023 s’attaque désormais à la durée de l’allocation : elle réduit de 25 % la durée de l’allocation pour l’ensemble des allocataires. Ainsi, un·e allocataire qui disposait avant la réforme de 12 mois d’indemnisation ne sera plus indemnisé·e que 9 mois. Cette réforme a pour effet de diminuer encore la part des indemnisé·es parmi les inscrit·es à Pôle emploi, sachant qu’elle atteint déjà cette année un taux historiquement faible de 38 % (source : Pôle emploi). Sur le papier, cette réduction de la durée d’indemnisation serait supprimée (avec un retour à la durée antérieure) en cas de dégradation de la conjoncture économique. Là encore, l’existence de tensions de recrutement a été l’argument avancé pour justifier une réduction de la durée d’indemnisation afin d’accélérer le retour à l’emploi. Depuis le milieu des années 2010, les justifications politiques du renforcement des contrôles (qu’il s’agisse d’augmenter leur nombre ou leur sévérité) reposent sur un argumentaire pour partie renouvelé : puisque coexistent un nombre important de demandes d’emploi et d’offres d’emploi non pourvues, et puisque les employeur·ses se plaignent de difficultés de recrutement, c’est bien la preuve que des demandeur·ses d’emploi choisissent de ne pas travailler. Il faudrait donc les « inciter », y compris en les menaçant de sanctions, à occuper les emplois (théoriquement) vacants plutôt qu’à rester (« confortablement ») au chômage.
Parmi les autres outils mobilisés dans la dernière période pour mettre au travail les demandeur·ses d’emploi, un nouveau plan de remobilisation des chômeur·ses de longue durée a été déployé à partir de fin 2021. Si, en soi, accompagner les demandeur·ses d’emploi de longue durée ne peut être tenu pour une mesure de mise au travail, il s’avère, dans ce cas précis, que cela s’est traduit par des pratiques coercitives de convocation et de radiation en cas d’absence. Ces différents outils de mise au travail des demandeur·ses d’emploi servent quatre objectifs principaux. Premièrement, l’objectif est d’accélérer le retour à l’emploi aussi bien pour réduire les dépenses d’indemnisation que pour diminuer les tensions de recrutement. Deuxièmement, il s’agit de conduire les demandeur·ses d’emploi à ne pas s’inscrire à Pôle emploi ou à se désinscrire afin de faire baisser les chiffres du chômage et l’ensemble des dépenses (indemnisation, accompagnement) associées à leur inscription. Un rapport de la Dares estime qu’entre novembre 2018 et novembre 2019 le taux de non-recours à l’assurance chômage se situe entre 25 et 42 % des privé·es d’emploi éligibles à une indemnisation. Troisièmement, durcir la situation des chômeur·ses est l’un des nombreux leviers existants pour inciter les actif·ves en général, et les inscrit·es à Pôle emploi en particulier, à préférer la création d’entreprise et notamment l’auto-entreprenariat plutôt que la recherche d’un emploi salarié. Quatrièmement, dégrader la situation des demandeur·ses d’emploi a pour conséquence de faire pression sur les salarié·es en poste. Cette pression s’exerce de différentes manières. D’une part parce que la situation des chômeur·ses fait figure de repoussoir eu égard à la stigmatisation dont ils font l’objet. Si la perspective pour les salarié·es en cas de chômage est d’être non ou mal indemnisé·es et de subir un accompagnement coercitif au retour à l’emploi, cela incite, dans la mesure du possible, à rester en poste ou du moins à être au chômage le moins longtemps possible. À la peur de « tomber » au chômage s’ajoute ainsi celle de devoir traiter avec une institution aux pratiques de plus en plus coercitives. D’autre part, la pression sur les salarié·es vient de ce qu’au regard de leur situation, les chômeur·ses sont contraint·es d’accepter des emplois aux conditions de travail difficiles. Alors que les tensions sur le recrutement pourraient donner lieu à la création d’un rapport de force favorable aux salarié·es pour obtenir des augmentations de salaire et l’amélioration des conditions de travail, la pression exercée sur les demandeur·ses d’emploi contribue à affaiblir les actif·ves en exerçant une pression à la baisse sur les salaires.
Alors que les tensions sur le recrutement pourraient donner lieu à la création d’un rapport de force favorable aux salarié·es pour obtenir des augmentations de salaire et l’amélioration des conditions de travail, la pression exercée sur les demandeur·ses d’emploi contribue à affaiblir les actif·ves en exerçant une pression à la baisse sur les salaires. Le lien entre conditions des chômeur·ses et niveau de salaire a déjà été démontré dans le cas de l’Allemagne, par exemple. Ainsi, les salaires des 15 % des salarié·es les moins bien rémunéré·es ont baissé de plus de 9 % sur la période 2003-2008 et le pouvoir d’achat du salarié médian a baissé, alors que l’Allemagne a dans le même temps connu une période de croissance économique et de baisse du chômage.
Pour justifier la réforme du RSA, une partie de ses défenseurs relance l’ancien débat autour de « l’assistanat » : les chômeurs percevraient un revenu aux frais de la collectivité sans chercher à trouver un nouveau travail. Il n’est bien sûr jamais fait mention d’une autre forme d’assistance, subventionnée par l’État, et d’une ampleur massive : celle qui bénéficie aux grandes entreprises depuis des années. Cet « assistanat pour ultra-riches » est pourtant autrement plus significatif. Extrait de Super–profiteurs, le petit livre noir du CAC 40, un ouvrage coordonné par Frédéric Lemaire et Olivier Petitjean ; chapitre « Aides publiques : une addiction devenue un tabou », par Maxime Combes.
157 milliards d’euros, soit 6,4 % du PIB. Les montants en jeu sont astronomiques, et augmentent d’année en année. En janvier 2007, un rapport public les évaluait à 65 milliards d’euros par an, dont 90 % financées par l’État et le reste par les collectivités locales et d’autres acteurs publics, pour un montant global équivalent à 3,5 % du PIB1. En juin 2013, un rapport publié par l’Inspection générale des finances nous apprend qu’elles atteignaient 110 milliards d’euros par an2. Puis 140 milliards d’euros en 2018, selon les propos de Gérald Darmanin, alors ministre de l’Action et des Comptes publics. Des chercheurs de l’Ires de l’université de Lille ont réévalué ce montant à 157 milliards d’euros pour l’année 20193.
Comment se représenter des sommes aussi monstrueuses ? Prenons quelques exemples… 157 milliards d’euros d’aides publiques aux entreprises, c’est :
– l’équivalent de 6,4 % du PIB,
– plus de 30 % du budget de l’État,
– presque 10 milliards d’euros de plus que l’ensemble des aides sociales (allocations familiales, pauvreté, chômage et aides au logement), pourtant régulièrement pointées du doigt et accusées de coûter « un pognon de dingue » à la collectivité4.
Si le phénomène n’est pas nouveau, on observe que ces aides ont vu leur coût budgétaire littéralement exploser depuis une vingtaine d’années : – + 242 % sur la période, – soit 7,6 % de croissance par an, – une augmentation qui s’est opérée presque trois fois plus vite que les aides sociales et cinq fois plus vite que le PIB.
En parallèle, ces deux dernières décennies, les politiques de restriction des financements des services publics et des dépenses sociales ont le plus souvent été justifiées par le potentiel accroissement des déficits budgétaires qui pourrait en résulter. Il n’a jamais été mentionné que les transferts de richesse des pouvoirs publics vers les entreprises privées jouaient un rôle relatif sans doute bien plus significatif dans l’augmentation des dépenses publiques…
Un maquis sans transparence, protégé par le secret des affaires Le manque de transparence en matière d’aides aux entreprises est tel qu’on peut se demander s’il existe un pilote de ce qui est devenu le plus gros poste de dépenses publiques derrière les pensions de retraite et les dépenses de santé. En plus d’être un tabou et une addiction, les aides publiques aux entreprises privées constituent en effet un véritable maquis : le portail créé par la Chambre de métiers et de l’artisanat indique en février 2023 qu’il y a « 1819 aides publiques financières » en France, mais ni le Haut-commissariat au plan, ni le Centre d’analyse stratégique, ni France Stratégie, ni l’INSEE n’en font un inventaire systématique et régulier.
Les quatre cinquièmes des groupes qui ont obtenu du chômage partiel ont mobilisé une partie de cette trésorerie (dont ils prétendaient ne pas disposer pour payer leurs salariés) afin de rémunérer leurs actionnaires. Et ce en toute légalité.
Résultat? Aucun chiffrage global n’a été réalisé par les pouvoirs publics, pas plus que des indicateurs précis, stabilisés et régulièrement mis à jour sur le coût, l’efficacité et l’opportunité de cet empilement d’aides : rien qui ne permette d’analyser l’évolution des aides dans le temps, ni d’opérer des comparaisons régionales et internationales ni encore moins d’évaluer leur efficacité de façon systématique. Un maquis des plus opaques par ailleurs bien protégé par le secret fiscal et le secret des affaires qui empêchent, le plus souvent, de connaître pour chaque aide publique la liste des bénéficiaires et les montants exacts versés. Il est aujourd’hui impossible en France de savoir combien d’argent public touchent au total des entreprises comme LVMH, Sanofi ou TotalEnergies !
Voilà donc des années que des centaines de dispositifs se sédimentent les uns aux autres, sans que ni le législateur, ni les contribuables ou les citoyen·nes, ni même l’administration, n’aient véritablement les moyens de contrôler la distribution et l’utilisation de ces aides, d’évaluer leur efficacité, de prévenir et de sanctionner les abus. Que ce soit sous la forme de subventions directes, d’exonérations de cotisations sociales, d’abattements fiscaux, de prêts bonifiés ou d’apports en capital, cet empilement d’aides publiques regroupe de nombreux dispositifs ayant des objectifs proches, ou d’autres qui pourraient apparaître contradictoires. Cette immense complexité favorise encore davantage les grandes entreprises au détriment des petites et de l’économie sociale et solidaire.
100 % du CAC40 soutenu par les pouvoirs publics pendant la pandémie À les écouter, la réussite des fleurons de l’économie française serait le fruit du seul talent de leur PDG, ces grands capitaines d’industrie, de leur incroyable capacité à prendre des risques ainsi que de leur habilité à barrer, seuls, ces grands groupes dans la tempête de la compétition mondiale. Dès qu’ils le peuvent, ils proposent d’ailleurs leurs services pour suppléer les pouvoirs publics, que ce soit pour financer la reconstruction de la cathédrale Notre-Dame de Paris ou pour fournir du gel hydroalcoolique et des masques par temps de pandémie… sans préciser que ces opérations seront très largement financées par des crédits d’impôt mécénat, et donc au final par les contribuables. La réalité est pourtant bien différente et la pandémie du Covid-19 l’a révélée au grand jour : 100 % des groupes du CAC40 ont bénéficié, sous une forme ou une autre, d’une aide publique, et souvent de plusieurs, débloquée par les pouvoirs publics au nom de l’urgence économique et sociale5. Tous ont profité de cet appui de la puissance publique, même ceux qui ont clamé haut et fort qu’ils n’avaient pas fait appel à la solidarité nationale (comme TotalEnergies, LVMH) et même ceux qui n’en avaient absolument pas besoin (comme Sanofi).
Ces groupes qui ont commodément « oublié » avoir été soutenus par les pouvoirs publics ont souvent été parmi les principaux bénéficiaires du programme massif de rachats de titres financiers par les banques centrales – constituant une aide à la trésorerie extrêmement conséquente – ainsi que des différents plans de relance. On peut y voir une volonté de cacher la vérité ou bien, peut-être plus simplement, une forme de normalisation des aides publiques aux entreprises : les groupes qui se passent des aides d’urgence en le clamant haut et fort considèrent comme normal, admis et indiscutable, qu’ils bénéficient des plans de relance et des baisses d’impôts octroyées par les pouvoirs publics.
Au moins deux tiers des groupes du CAC 40 ont eu recours au chômage partiel pendant la pandémie, illustrant le besoin manifeste de ces grands groupes de s’adosser à la puissance publique pour supporter les conséquences de cette mauvaise passe. Sauf que les quatre cinquièmes des groupes qui ont obtenu du chômage partiel ont également versé des dividendes à leurs actionnaires et procédé à des rachats d’actions en 2020 ou en 2021 : ils ont donc mobilisé une partie de cette trésorerie dont ils prétendaient ne pas disposer pour payer leurs salariés afin de rémunérer leurs actionnaires. Et ce en toute légalité.
Notes :
1 Mission d’audit de modernisation – rapport sur les aides publiques aux entreprises, IGF, IGAS, IGA, janvier 2007.
2 « Pour des aides simples et efficaces au service de la compétitivité », rapport n° 2013-M-016-02, IGF, juin 2013
3 « Un capitalisme sous perfusion. Mesure, théories et effets macroéconomiques des aides publiques aux entreprises françaises », Ires, octobre 2022.
5 Les données et informations qui suivent sont tirées du travail de l’Observatoire des multinationales et de l’opération AlloBercy menés pendant la pandémie de Covid-19 que vous pouvez retrouver sur le site https://allobercy.org/ et dans le livre de Olivier Petitjean, Maxime Combes, Un pognon de dingue mais pour qui ? L’argent magique de la pandémie, Seuil / Don Quichotte, 2022.
Qu’est devenu Jeremy Corbyn ? Pendant près de cinq ans à la tête du Labour, de 2015 à 2020, il a incarné un espoir immense pour la gauche radicale au Royaume-Uni et dans le reste du monde. Son programme ouvertement socialiste tranchait avec l’adhésion unanime au néolibéralisme et à l’austérité des conservateurs et des apparatchiks blairistes qui contrôlaient le parti d’opposition. Après un excellent résultat en 2017 – 40% des voix – qui prive Theresa May de majorité et le fait presque devenir Premier Ministre, il s’incline face à Boris Johnson deux ans plus tard, notamment en raison du projet de second référendum sur le Brexit décidé par son parti.
Depuis cet échec, on a surtout entendu parler de lui lorsque son successeur Keir Starmer a tenté de l’exclure du parti et que les médias l’ont qualifié d’antisémite – un mensonge, dont il n’est pas difficile de voir qu’il est mobilisé pour écarter la menace qu’il représente pour le statu quo. Malgré ces attaques incessantes, le député continue inlassablement de défendre les services publics, l’État social, les libertés, l’environnement, la paix et la solidarité internationale, comme il l’a toujours fait depuis ses débuts en politique. Le Vent Se Lève l’a rencontré en Belgique, dans le cadre du festival Manifiesta. L’ancien leader travailliste nous a livré son analyse sur le retour en force des syndicats outre-Manche depuis un an et plaidé pour la nationalisation de secteurs stratégiques, ainsi que des négociations de paix plutôt que la surenchère guerrière en Ukraine. Il nous a également présenté l’action du Peace and Justice Project, une structure politique qu’il a créé il y a deux ans, et donné son avis sur la prochaine séquence électorale. Entretien réalisé par William Bouchardon, avec l’aide de Laëtitia Riss et d’Amaury Delvaux.
LVSL – C’est la première fois que vous venez à Manifiesta, qui est un festival à la fois politique et musical, organisé par le Parti du Travail de Belgique (PTB). Quels types de liens entretenez-vous avec ce parti et quels sont vos combats communs ?
Jeremy Corbyn – J’ai été inspiré par l’idée de Manifiesta qui, selon moi, est similaire à la Fête de l’Humanité à Paris, à laquelle j’ai assisté à plusieurs reprises. J’aime l’idée d’un festival inclusif pour les organisations de gauche, les syndicats et les organisations de la classe ouvrière, afin qu’ils se réunissent sans chercher de divisions ou de frontières, mais en cherchant des opportunités de discussions.
Je connais le Parti du Travail de Belgique pour avoir été membre du Conseil de l’Europe, où j’ai rencontré de nombreux membres de la gauche européenne. J’ai rencontré beaucoup de leaders du PTB et je suis très heureux d’être ici. Je représente également le Peace and Justice Project avec Laura (ndlr : Laura Alvarez est la femme de Jeremy Corbyn), qui en est la secrétaire internationale et nous faisons la promotion de notre propre conférence le 18 novembre.
LVSL – Vous êtes intervenu sur scène aux côtés des dirigeants de la FGTB et de la CSC, deux grands syndicats belges, et de Chris Smalls, le fondateur du premier syndicat d’Amazon aux États-Unis. Depuis l’année dernière, le Royaume-Uni connaît une énorme vague de grèves et les syndicats sont au cœur de l’actualité. Un tel niveau de conflit social n’avait pas été observé depuis les premières années au pouvoir de Margaret Thatcher. Pensez-vous que les défaites successives du mouvement syndical ont enfin cessé et qu’une renaissance des syndicats a commencé ?
J. C. – Jeconnais très bien Chris Smalls et je pense qu’il est emblématique de ce à quoi ressemble la nouvelle génération de dirigeants syndicaux : c’est un jeune homme très courageux, qui travaille dans une atmosphère totalement antisyndicale et qui a pourtant réussi à recruter des gens et à faire reconnaître son syndicat sur certains sites d’Amazon aux États-Unis. Il s’agit véritablement d’une lutte herculéenne et syndiquer les travailleurs des autres sites d’Amazon aux États-Unis sera extrêmement difficile. Au Royaume-Uni, nous avons assisté à des tentatives similaires, notamment au centre Amazon de Coventry, où le syndicat GMB essaie d’organiser les travailleurs.
J’ai moi-même été responsable syndical avant de devenir député. Dans les années 1970, j’étais directement responsable de 40.000 syndiqués, en tant que secrétaire à la négociation pour les employés du Grand Londres. J’ai donc une grande expérience du travail syndical. À l’époque, le Royaume-Uni comptait environ 12 millions de syndiqués et le taux de syndicalisation était très élevé : environ la moitié de la population active était syndiquée. Toutefois, cette présence syndicale était fortement concentrée dans les industries lourdes et anciennes et dans le secteur public, et beaucoup moins dans les petites entreprises privées.
« Dans les années 70, la propriété publique en Grande-Bretagne représentait 52-53 % du PIB. Plus de la moitié de l’économie était entre les mains de l’Etat ! »
Le gouvernement conservateur de 1979 dirigé par Thatcher était radicalement différent de tous les autres gouvernements que la Grande-Bretagne avait connus depuis les années 1930. En fait, à bien des égards, il s’agissait d’un retour aux années 1930. Ses priorités étaient de détruire le pouvoir des syndicats et de privatiser et détruire les grandes industries manufacturières. C’est exactement ce qu’ils ont fait, ils ont privatisé tout ce qu’ils pouvaient : le gaz, l’électricité, l’acier, le charbon, l’industrie automobile, la construction aéronautique et navale, le pétrole, British Telecom, Royal Mail, etc.
À l’époque, la propriété publique en Grande-Bretagne représentait 52-53 % du PIB. Plus de la moitié de l’économie était aux mains de l’Etat ! Cette destruction de l’industrie lourde a entraîné d’énormes pertes d’emplois dans les secteurs de l’acier et du charbon et, par conséquent, le nombre de syndiqués a commencé à diminuer. Cette tendance s’est poursuivie pendant longtemps, mais le nombre de syndiqués a recommencé à augmenter récemment.
LVSL – Diriez-vous que le vent a tourné ?
J. C. – Levent a tourné car l’austérité mise en place depuis 2008 a conduit beaucoup de gens à ne plus se sentir en sécurité quant à leur niveau de vie. Beaucoup n’ont pas connu d’augmentation réelle de salaire depuis 15 ans. Dans certains cas, ils ont même perdu de l’argent au cours de cette période parce que leurs salaires n’ont pas suivi l’inflation. Ce sont ces revendications de hausses de salaires qui expliquent que le nombre de syndiqués a commencé à augmenter. Par exemple, le syndicat des enseignants a recruté 60.000 nouveaux membres lors de son récent conflit, et la même chose s’est produite dans d’autres secteurs économiques. Il y a donc eu une recrudescence de l’activité syndicale.
La plupart des accords conclus à la suite des récentes grèves ne sont ni des victoires par KO, ni des défaites. Généralement, les travailleurs obtiennent une augmentation de salaire correspondant au taux d’inflation. Une autre bataille importante concernait la tentative de Royal Mail (la Poste britannique, ndlr) de transformer son personnel en travailleurs indépendants, à l’instar d’Amazon ou d’autres. Cela a été complètement bloqué grâce à la mobilisation. Mais repousser quelque chose de vicieux n’est pas vraiment une victoire, donc cela n’a pas donné un énorme coup de pouce aux gens. De nombreuses luttes, comme celle du secteur ferroviaire et de la fonction publique, sont encore en cours et le récent accord pour les enseignants ne résout pas les questions de long terme.
Parallèlement à cette forte augmentation de l’activité syndicale, on observe également une forte augmentation du nombre de personnes adhérant à des syndicats dans le secteur informel. Certains de ces nouveaux syndicats ne sont pas affiliés au TUC (le Trade Union Congress regroupe la grande majorité des organisations syndicales au Royaume-Uni, ndlr). Cela n’en fait pas de mauvais syndicats, c’est juste que ceux qui sont à l’origine de ces nouveaux syndicats cherchent à représenter leurs collègues à leur manière. Il appartient aux syndicats plus anciens et au TUC de travailler avec eux. Personnellement, je suis très heureux de travailler avec tous les types de syndicats.
LVSL – En raison de l’inflation très élevée au Royaume-Uni, l’agenda politique s’est principalement concentré sur les questions sociales ces derniers temps. Mais l’autre grand combat de la gauche est la crise écologique, comme l’a encore démontré un été extrême dans le monde entier. Ici, à Manifiesta, vous avez participé à un débat liant les questions environnementales et la lutte des classes. Dans le monde entier, de nombreux partis de gauche tentent d’articuler ces deux enjeux. Quels conseils leur donneriez-vous ?
J. C. – Durant ce débat, il y a eu une très bonne intervention d’un sidérurgiste néerlandais. Ce dirigeant syndical a réussi à forcer l’entreprise à changer complètement le processus de production, en passant à une production à faible consommation d’énergie qu’on peut qualifier « d’acier vert ». Au lieu de produire dans des hauts-fourneaux ou des fours à foyer ouvert, l’entreprise met en place une production électrique et utilise des déchets plutôt que du minerai de fer pour fabriquer de l’acier neuf. Avoir réussi à obtenir ce changement de mode de production est une incroyable réussite. Pour moi, c’est l’exemple même des syndicats en action, qui parviennent à réduire les niveaux de pollution et les émissions de CO2 tout en protégeant les emplois. Je mentionne cela parce que je suis convaincu que les syndicats doivent utiliser leur pouvoir pour forcer les entreprises à être durables.
« L’échappatoire de la classe moyenne, qui consiste à s’installer dans les banlieues pavillonnaires ou à la campagne et à travailler à domicile, n’est pas une option pour la majorité de la population. »
Ensuite, ce sont les communautés ouvrières qui sont les plus frappées par la crise environnementale. Ce sont les enfants des classes populaires de Glasgow, Londres, Paris, Mumbai, Delhi, New York ou San Paolo qui subissent les pires effets de la pollution de l’air, réduisant la capacité pulmonaire et l’espérance de vie. L’échappatoire de la classe moyenne, qui consiste à s’installer dans les banlieues pavillonnaires ou à la campagne et à travailler à domicile, n’est pas une option pour la majorité de la population. Il faut assainir l’air et faire payer les pollueurs. C’est pourquoi j’aborde cette question sous l’angle de la classe sociale.
En tant que leader du parti travailliste, j’ai promu une révolution industrielle verte. Il ne s’agissait pas de condamner et de culpabiliser les gens qui conduisent un véhicule diesel pour aller au boulot ou qui travaillent dans une aciérie, mais de changer les choses et de protéger les emplois en même temps. La population ne peut pas soutenir la protection du climat si son niveau de vie n’est pas protégé en même temps. J’ai également beaucoup parlé de l’éducation à la biodiversité. Nous devons élever une génération qui comprenne que nous devons vivre avec le monde naturel, et non en opposition avec lui. Je suis très déterminé à atteindre tous ces objectifs.
LVSL – Vous avez dit que les entreprises polluantes doivent payer pour réparer les dommages qu’elles ont causés et que les syndicats sont essentiels pour changer la façon dont la production est organisée. Je ne peux qu’approuver. Mais si on veut changer la façon dont l’économie est gérée, ne devons-nous pas aussi nous battre pour la propriété publique des moyens de production, c’est-à-dire des nationalisations ?
J. C. – La propriété publique est indispensable pour les services essentiels. L’eau est un exemple évident : nous avons tous besoin d’eau, tout au long de la journée, tous les jours. C’est le besoin le plus élémentaire qui soit. Pourtant, elle a été privatisée en Grande-Bretagne par le gouvernement Thatcher pour un prix bien inférieur à la valeur réelle du secteur. Les entreprises privées qui ont racheté ce secteur ont immédiatement fait fructifier les considérables actifs fonciers dont disposaient les entreprises publiques de distribution d’eau en les vendant ou en construisant dessus. Elles ont ensuite versé d’énormes bénéfices et dividendes aux actionnaires au lieu d’investir dans de nouvelles canalisations et dans la protection de la nature. Le résultat, ce sont 300.000 rejets d’eaux usées directement dans les rivières anglaises rien que l’an dernier.
Il n’y a pas d’autre choix que de ramener les compagnies des eaux dans le giron public et de les placer sous contrôle démocratique. Elles doivent être contrôlées au niveau local, par les collectivités, en lien avec les travailleurs, les entreprises locales et les autorités publiques, avec un mandat clair en matière de protection de l’environnement ainsi que de production et de distribution de l’eau.
« La propriété publique est indispensable pour les services essentiels. »
Il en va de même pour l’énergie. Le gouvernement britannique a versé des milliards de subventions aux entreprises énergétiques, à condition qu’elles n’augmentent les prix pour les consommateurs « que » de 100 %. En d’autres termes, toutes nos factures d’électricité ont doublé, les entreprises ont réalisé d’énormes bénéfices et le gouvernement a utilisé l’argent public pour garantir le maintien de ces bénéfices. C’est une situation insensée ! Il n’y a pas d’autre solution que d’en faire une propriété publique, ce que nous soutenons fermement. Nous travaillons d’ailleurs avec We Own It (association agissant pour le retour de nombreux services dans le giron public, ndlr) et organisons une réunion la semaine prochaine pour exiger cela.
LVSL – La réunion que vous mentionnez sera organisée par le Peace and Justice Project, une organisation que vous avez créée récemment. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ? Quel est l’objectif de cette structure et sur quelles campagnes menez-vous ?
J. C. – Nous avons commencé à bâtir cette structure après les élections générales de 2019 (lors desquelles Jeremy Corbyn est battu par Boris Johnson, ndlr) et l’avons lancé en janvier 2021. Nous avons environ 60.000 personnes inscrites en tant que followers, qui reçoivent régulièrement des vidéos, des courriels et d’autres contenus sur nos différentes activités. Nous avons également un nombre considérable de personnes qui donnent des petites sommes d’argent pour assurer la survie du projet : le don moyen se situe entre 5 et 10 livres par mois. Nous sommes reconnaissants de ce soutien.
« Le Peace and Justice Project se veut un foyer politique pour ceux qui ne savent plus vers où se tourner. »
Le Peace and Justice Project se veut un foyer politique pour ceux qui ne savent plus vers où se tourner. Par conséquent, il ne repose pas sur un ensemble très strict de principes politiques, mais plutôt sur de multiples campagnes thématiques. Tout d’abord, nous avons élaboré une plate-forme de cinq revendications, sur les salaires, la santé, le logement, l’environnement et la politique internationale et la paix. Ces revendications ont été élaborées avec les syndicats : nous travaillons en étroite collaboration avec le CWU (communication), le RMT (transport) et le BFAWU (industrie alimentaire). Nous travaillons ensemble contre les privatisations et sur des campagnes de défense des droits syndicaux des travailleurs de l’économie parallèle, tels que ceux de Starbucks et d’Amazon.
Deuxièmement, nous promouvons l’idée que les arts et la culture font partie du mouvement syndical, ce qui implique deux choses. D’une part, nous organisons des concerts dénommés « Music for the Many » (en référence au slogan de campagne de Jeremy Corbyn, For the Many, not the few, ndlr) dans tout le pays. A cette occasion, nous défendons nos lieux de musique vivante et salles de concert, qui risquent de fermer à cause de l’austérité et de la crise du coût de la vie. Nous avons organisé six de ces concerts jusqu’à présent et beaucoup d’autres sont à venir. À chaque fois, nous donnons l’occasion à des musiciens généralement jeunes et peu connus de jouer et nous promouvons nos différentes campagnes.
Nous écrivons également un livre intitulé Poetry for the Many, qui a déjà fait l’objet de nombreuses commandes en prévente. L’idée est née parce que je reçois beaucoup de poèmes de jeunes. Un jour, Len McCluskey (ancien secrétaire général du syndicat Unite, ndlr) et moi étions dans mon bureau pour parler de politiques et de stratégies économiques et il m’a demandé : « Pourquoi avez-vous ces livres de poésie dans votre bureau ? ». Je me suis senti offensé et lui ai dit « Et pourquoi pas ? », ce à quoi il a répondu « Je n’ai pas celui-là, je peux te l’emprunter ? » Nous avons donc décidé de rédiger ce livre, qui contient des poèmes provenant d’un large éventail de pays, et nous en préparons actuellement un autre, intitulé Poetry from the many, qui contiendra les meilleurs poèmes que nous avons reçus.
Enfin, il y a le travail international que nous effectuons avec l’aide de Laura. Nous travaillons sur des campagnes de reconnaissance syndicale avec des organisations étrangères, comme la Fédération internationale des travailleurs des transports. Nous organisons une grande conférence à Londres en novembre avec des dirigeants syndicaux du monde entier, de l’Amérique latine à l’Europe, en passant par la Russie et le Moyen-Orient. L’objectif est de travailler ensemble sur des sujets majeurs tels que le changement climatique, la justice sociale et de lutter contre les guerres.
LVSL – La lutte contre les guerres est d’ailleurs l’un des principaux thèmes de cette édition de Manifiesta. Vous avez toujours défendu la paix, comme en témoigne, par exemple, votre opposition à la guerre en Irak (Corbyn a voté contre l’entrée en guerre du Royaume-Uni, en opposition au gouvernement de Tony Blair, pourtant issu du même parti que lui, et organisé des rassemblements de plusieurs centaines de milliers de personnes pour la paix, ndlr). Même s’il y a d’autres conflits en cours, les médias occidentaux se concentrent sur la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Selon vous, à quoi ressemblerait un pacifisme de gauche dans ce conflit ?
J. C. – Tout d’abord, je tiens à souligner à quel point cette guerre est épouvantable et à quel point l’agression russe est une grave erreur. Cela dit, les conflits se terminent tous par des négociations et il en ira de même pour cette guerre un jour. La question, c’est combien de personnes vont encore mourir d’ici-là ? La politique des pays occidentaux et des entreprises d’armement consistant à déverser toujours plus d’armes en Ukraine et à impliquer de plus en plus l’OTAN dans les activités militaires de l’Ukraine ne peut qu’aggraver le conflit. L’ONU et l’Union européenne n’ont, à mon avis, rien tenté pour améliorer l’accord de Minsk afin de maintenir une paix relative. Je dis « relative » parce que le conflit dans le Donbass dure depuis neuf ans déjà.
« L’ONU et l’Union européenne n’ont rien tenté pour améliorer l’accord de Minsk afin de maintenir une paix relative. »
Il doit y avoir des pourparlers de paix. Bravo à l’Union africaine, bravo aux dirigeants latino-américains et bravo au Pape pour avoir tenté d’instaurer des pourparlers de cessez-le-feu. S’ils n’ont pas lieu maintenant, ils auront lieu un jour ou l’autre. Mais combien de vies supplémentaires vont-elles être sacrifiées avant que les armes ne se taisent ? L’Ukraine et la Russie sont capables de se parler au sujet des cargaisons de céréales dans la mer Noire, leurs dirigeants sont donc parfaitement capables de faire de même pour parvenir à un cessez-le-feu. Nous devons faire pression en ce sens jusqu’au bout et soutenir ceux qui, en Ukraine et en Russie, luttent pour la paix. Je voudrais également profiter de cette occasion pour demander la libération de Boris Kagarlitsky (philosophe et sociologue marxiste russe, ancien dissident soviétique et opposant au régime de Poutine, ndlr), un vieil ami, un grand penseur, un grand militant pour la paix, qui ne devrait pas être en prison.
LVSL – Des élections auront lieu l’année prochaine au Royaume-Uni. Quels sont vos pronostics et quel rôle allez-vous jouer dans ce scrutin ?
J. C. – Ladate la plus tardive possible pour les prochaines élections est janvier 2025, mais j’imagine qu’elles auront lieu plus tôt. Le gouvernement est actuellement extrêmement impopulaire en raison de son incompétence et de la manière dont il a distribué des milliards de livres sterling de contrats pendant la période Covid, dont beaucoup ont été attribués sans grand contrôle aux donateurs et aux amis du parti conservateur. Par conséquent, les Conservateurs perdront très probablement les élections.
Mais les travaillistes doivent proposer une alternative. Se contenter de gérer l’économie de la même manière, refuser d’introduire un impôt sur la fortune, refuser de suivre la politique de propriété publique mise en avant dans les deux derniers programmes travaillistes (lorsque Jeremy Corbyn dirigeait le parti, ndlr) n’encouragera pas les gens à voter pour le Labour. Donc, je souhaite qu’une véritable alternative aux conservateurs soit proposée.
Il y a d’énormes problèmes de démocratie au sein du parti travailliste. Keir Starmer a été élu à la tête du parti en promettant de démocratiser le Labour. Je ne sais pas vraiment ce qu’il a fait à ce sujet, parce que suspendre le débat local et la démocratie, imposer des candidats et utiliser sa majorité au sein du NEC (le National Executive Committee est l’instance dirigeante du parti travailliste, ndlr) pour empêcher les gens d’être candidats, ce n’est clairement pas un processus démocratique.
J’ai été suspendu en tant que membre du groupe parlementaire, mais pas du parti travailliste. Je suis membre de la section locale du Labour d’Islington North (circonscription londonienne de Jeremy Corbyn, ndlr) et j’assiste aux réunions de la section comme n’importe qui d’autre. Je ne vais pas me laisser écarter par ce processus. Il y a une grande soif de voix alternatives et radicales en Grande-Bretagne et je suis heureux d’être l’une de ces nombreuses voix.
LVSL – Outre le Peace and Justice Project, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur la forme que pourrait prendre votre engagement ? Vous présenterez-vous aux prochaines élections ?
J. C. – Je suis disponible pour servir les habitants d’Islington North si c’est ce qu’ils souhaitent.
Au Chili,les commémorations du coup d’État du 11 septembre 1973 ont un goût amer. Un demi-siècle après cette matinée qui a plongé le pays dans une longue dictature néolibérale, une crise est en cours. Le président à la tête du pays, Gabriel Boric, prétend s’inscrire dans les pas de Salvador Allende, assassiné il y a cinquante ans. Pourtant, son action s’inscrit par bien des manières aux antipodes de l’ancien leader socialiste. Ayant renoncé à une confrontation avec les élites chiliennes, Boric s’aligne parfois sur elles – notamment sur les questions de politique étrangère. Dans un Chili plus fracturé que jamais, où les plaies mémorielles du coup d’État demeurent brûlantes, la rupture avec le système économique hérité de la dictature reste à entreprendre.
Le 11 septembre 1973, un coup d’État militaire renverse le gouvernement de l’Unité populaire. Salvador Allende, premier président socialiste du Chili, est assassiné. Son mandat (novembre 1970 – septembre 1973) fut l’occasion d’une expérience révolutionnaire unique.
11 septembre 1973 : le putsch qui achève l’expérience révolutionnaire
Dès son élection, il est soumis aux manœuvres de déstabilisation des secteurs élitaires du Chili, appuyés par les États-Unis. L’asphyxie de l’économie est organisée dans le secteur minier et routier, téléguidée par la CIA, tandis qu’une propagande médiatique joue sur l’anticommunisme ambiant pour fragiliser le gouvernement. Plusieurs groupes d’extrême-droite organisent des attentats terroristes pour détériorer les infrastructures ou s’en prendre à des représentants de l’Unité populaire – le chef de l’État-major chilien René Schneider est notamment assassiné. Pour le remplacer, sont nommés à ce poste Carlos Prats González, puis un certain Augusto Pinochet…
Alors que la menace d’une sédition militaire se confirme, Allende et ses ministres refusent jusqu’au bout d’armer leurs partisans. C’est finalement le matin du 11 septembre 1973 que l’expérience chilienne prend fin. Un assaut organisé par le général Augusto Pinochet sur le palais présidentiel de la Moneda renverse le gouvernement et coûte la vie à Salvador Allende – après une ultime élocution destinée à rester dans les mémoires.
Les espoirs d’une transition démocratique en-dehors du cadre défini par le régime s’évanouissent. C’est à l’initiative de Pinochet qu’un référendum est organisé portant sur la prolongation de sa fonction à la tête du pays.
La dictature qui s’instaure règne par les méthodes les plus sanglantes. Plus de 45.000 personnes sont détenues dans les semaines suivant le putsch, tandis que 200.000 fuient le Chili entre 1973 et 1988. L’intention des putschistes soutenus par Washington se précise : établir un projet contre-révolutionnaire de long terme et éradiquer toute forme d’opposition.
Institutionnaliser le néolibéralisme, au-delà de la dictature
La dictature transforme le Chili en laboratoire des politiques néolibérales. La « thérapie de choc » appliquée par Pinochet sur les conseils d’une myriade d’économistes américains – dont Milton Friedman – bouleverse les structures socio-économiques du Chili.
Les organisations de la classe ouvrière chilienne sont méthodiquement démembrées, de façon à briser leur pouvoir d’action sur les modes de production. Les implications économiques de cette transition libérale sont éloquentes : alors que 25 % de la population chilienne vivait sous le seuil de pauvreté en 1970, ce chiffre grimpe à 45 % en 19911.
Le régime tient par la répression, mais aussi par une propagande de masse via la télévision – qui se généralise jusque dans les foyers chiliens les plus éloignés des préoccupations politiques. En 1980, l’instauration de la nouvelle Constitution rédigée par Jaime Guzmán parachève d’imposer la logique néolibérale dans le cœur du pays.
L’extrême difficulté à organiser des mobilisations sociales a pour effet de renforcer le rôle des partis politiques, autorisés ou non, notamment à gauche et dans l’opposition. Après les échecs consécutifs des tentatives de faire vaciller le pouvoir, les espoirs de voir une transition démocratique en-dehors du cadre défini par le régime s’évanouissent. C’est à l’initiative de Pinochet qu’un référendum est organisé portant sur la prolongation de sa fonction à la tête du pays. La victoire du « non » laisse place à une transition démocratique négociée entre la dictature et les partis politiques, qui pérennisent les institutions du système.
Les promesses de la transition démocratique sont rapidement déçues. Si l’obstacle de la répression militaire n’est plus, la transition a intégré les mécanismes qui maintiennent l’État captif des intérêts financiers. Au sortir de la dictature, le système chilien porte donc ainsi déjà en lui les ingrédients de la crise politique qu’il traverse aujourd’hui.
Commémorations officielles et lectures réactionnaires du coup d’État
L’organisation des commémorations des cinquante ans du coup d’État en ce 11 septembre 2023 a fait l’objet d’un intense débat – signe qu’il s’agit plus d’une plaie béante que d’une cicatrice. Outre les 40.000 victimes de torture, la dictature a laissé derrière elle plus de 2.300 morts et l’ombre de 1.102 personnes toujours portées disparues à ce jour2.
Pour autant, il n’y a pas de consensus sur la lecture du coup d’État. Si la dictature est condamnée – parfois timidement – par la droite, cette réprobation est systématiquement associée à un discours qui pointe la responsabilité le gouvernement de Salvador Allende. Celui-ci aurait semé un chaos dont le putsch était une issue logique. Cette stratégie discursive est amplement répandue dans tout un pan du personnel politique, et largement admise dans les médias de masse.
Cinquante ans plus tard, victimes et tortionnaires devraient donc partager un récit commun. Cette absence de consensus mémoriel rend possible la réhabilitation de la dictature par l’extrême-droite, qui s’affirme volontiers « pinochetiste ».
La présidence Boric permet bien l’émergence d’un discours officiel qui reconnaît la responsabilité de l’État chilien dans les crimes commis durant une décennie et demi. L’exécutif a mis en place un programme baptisé « cinquante ans du coup d’État : la démocratie, c’est la mémoire et le futur ». Cette série d’événements a débuté par la présentation du Plan national de recherche, de vérité et de justice qui ambitionne d’éclaircir les circonstances d’assassinat ou de disparition des opposants politiques.
Pour autant, en mettant sur le même plan « la mémoire et le futur », Boric ambitionne d’initier un apaisement et vise l’écriture d’un récit que beaucoup à gauche jugent consensuel quant au bilan de la dictature. Une volonté difficilement tenable alors qu’une multitude de mémoires dissonantes fractionnent le pays… C’est ce qu’a souligné la Declaración del 11, une initiative de l’exécutif qui a invité toutes les forces politiques a signer le 11 septembre une déclaration transpartisane en quatre points pour la défense de la démocratie.
Les partis de droite ont réagi en annonçant signer leur propre déclaration, parvenant ainsi a isoler une fois de plus le gouvernement tout en maintenant intactes les fractures historiques. En dernière instance, Gabriel Boric aura malgré tout remporté son pari, l’ensemble des anciens présidents ayant confirmé leur présence à l’événement.
Estallido, Constituante, Boric : un espoir mais…
Depuis 2019, le Chili est plongé dans une certaine incertitude politique. Après l’annonce de l’augmentation du prix du ticket de métro – une étincelle sur un brasier social qui couvait de longue date – une incroyable mobilisation sociale a lieu. Cet estallido social rebat les cartes : le Président d’alors, le néolibéral Sebastian Piñera, doit concéder le lancement d’une réforme de la Constitution à travers une assemblée constituante puis l’organisation d’un référendum. En 2021, l’arrivée au pouvoir de Gabriel Boric en 2021, élu notamment grâce au rejet de son adversaire José Antonio Kast, un nostalgique de la dictature. Ces deux événements semblent alors tourner enfin la page de l’ère Pinochet. Du moins en apparence.
Alors que le retour à la démocratie avait été marqué par le bipartisme entre les forces de la concertación/ Nueva Mayoria (Parti Socialiste, Parti pour la démocratie PPD, Parti radical, Parti Démocrate-Chrétien) et celle de la droite traditionnelle, la mobilisation a changé la donne et permis à une nouvelle génération, principalement issue des luttes étudiantes des années 2010, de conquérir l’appareil d’État. Gabriel Boric en est le produit. Depuis plus d’un an, cette nouvelle génération est confrontée à la réalité du pouvoir, avec la promesse difficile « d’en finir avec le néolibéralisme là où il est né », d’après les mots de Boric.
Avec un agenda législatif modéré et une ligne totalement à contre-courant sur les questions internationales avec ses partenaires latino-américains, Gabriel Boric cherche à éviter la confrontation.
Pire encore, le Parti républicain de José Antonio Kast, situé à l’extrême-droite de l’échiquier politique, s’est placé premier à ces élections constituantes et représente près de la moitié de cette nouvelle assemblée. Voilà ainsi plusieurs mois que la droite et surtout l’extrême-droite, héritières du « pinochetisme », sont dans une dynamique électorale qui semble définitivement refermer la parenthèse de rupture initiée avec l’estallido social. La droite et l’extrême-droite, dans un contexte de vote obligatoire, obtiennent en cumulé un score inégalé de l’histoire politique du Chili avec plus de 5 millions de voix, laissant perplexe quant à l’avenir politique du pays.
Gabriel Boric présente le Plan national de recherche, de vérité et de justice le 30 août 2023 à Santiago.
Éviter la confrontation avec les élites
Ce contexte interroge la stratégie adoptée par le gouvernement et sa coalition politique, Apruebo Dignidad2. Depuis l’annonce de son dispositif gouvernemental, Gabriel Boric a assumé une ligne politique modérée, espérant s’épargner une confrontation directe avec les élites chiliennes. Cette ligne s’observe dans la composition de l’appareil gouvernemental, un agenda législatif très modéré – malgré une situation sociale incandescente – et une ligne totalement à contre-courant sur les questions internationales avec ses partenaires latino-américains. Boric s’oppose en particulier au positionnement non-aligné du président Lula sur le conflit ukrainien et à sa volonté d’inclure le Venezuela comme un allié politique dans l’intégration régionale.
La première démonstration de cette orientation politique s’est observée dans la formation de son gouvernement où des personnalités de l’ex-concertación ont été intégrées. Il faut rappeler que les forces d’Apruebo Dignidad elles-mêmes ne détiennent pas la majorité à l’Assemblée nationale chilienne : avec seulement 37 députés, les forces de Boric sont loin du seuil des 78 permettant d’obtenir une majorité absolue. Raison pour laquelle le gouvernement de Boric regroupe une large coalition, allant des forces de l’ex-concertacion au Parti communiste chilien, permettant d’afficher un bloc de 66 députés devant manœuvrer pour obtenir une majorité sur les différents débats législatifs.
Avec ce bloc très élargi et fragile, la présidence de Boric a été marquée par de nombreux compromis pour la composition des différents gouvernements, avant et après les échecs électoraux. D’un gouvernement déjà modéré avec une forte représentation de l’ex-concertación, les cinglantes défaites électorales ont conduit Boric dans des remaniements qui ont toujours plus réduit le poids de sa propre camp. De plus, malgré la formation de cette large coalition gouvernementale, les oppositions et polémiques entre les forces plus modérées de l’ex-concertación, et, au delà, contre celles du Président Boric sont autant d’éléments qui ont démontré la fragilité de l’actuelle majorité gouvernementale.
Le référendum sur la proposition de Constitution de 2022 en est une illustration. Si, officiellement, la majorité gouvernementale partait unie à ce scrutin pour porter la voix de l’Apruebo, des figures de l’ex-concertación se sont prononcé en sa défaveur. Ainsi, on retrouve l’ancien président de la démocratie-chrétienne Eduardo Frei, qui a appelé au rechazo (rejet), l’ancien président Ricardo Lagos qui n’a pas donné de consignes, et l’ancienne présidente socialiste Michelle Bachelet, pourtant soutien du gouvernement, qui a appelé à un apruebo (approbation) assez timide les jours précédent le scrutin. Dans le même temps, de nombreuses figures importantes de la démocrate-chrétienne ont appelé à voter rechazo, témoignant les divisions au sein du parti malgré une décision nationale des instances pour l’apruebo.
Aux nouvelles élections constituantes de mai dernier, des forces de l’ex-concertación, avec le Parti pour la démocratie, le Parti radical et la démocratie-chrétienne, ont présenté leur propre liste en-dehors de la majorité gouvernementale pour obtenir 9 % des voix, tandis que la liste de la majorité gouvernementale a obtenu 28,5 % des voix, soit 7 points derrière la liste d’extrême-droite…
Malgré un double jeu évident, aussi bien sur les scrutins électoraux que dans l’action gouvernementale et législative, Boric a confirmé depuis un an sa tendance à se rapprocher de l’ex-concertación et des forces modérées afin de maintenir une forme de consensus au prix d’un isolement toujours plus important de sa famille politique. Après la défaite au référendum sur la constituante de 2022, Izkia Siches, ancienne directrice de campagne de Gabriel Boric, est remplacée au ministère de l’intérieur lors du premier remaniement.
L’option de la « conciliation » avec l’opposition et les élites économiques semble déboucher sur une impasse.
Autre figure encore plus importante, Giorgio Jackson, numéro 2 du Frente Amplio et figure historique des luttes étudiantes de 2011 menée avec l’actuel Président, a démissionné de son poste au Ministère du développement social après avoir été déjà écarté du poste très stratégique de Ministre-secrétaire de la Présidence. Cette ultime démission a eu lieu le 11 août dernier après des accusations diverses de corruption lorsqu’il était en poste au sein du ministère du développement social. L’extrême-droite, relayée dans la presse, a fait pression sur le ministre pour obtenir sa destitution, qui s’est finalement soldé par la démission de celui-ci. La démission de Jackson, comme les défaites successives du gouvernement aux deux derniers scrutins sur les processus constitutionnels, témoigne aussi du rôle fondamental des médias dans la diabolisation de Boric et finalement l’opposition à toutes alternatives au Chili.
Enfin, il faut souligner le rôle fondamental que jouent les médias dominants dans l’accroissement des tensions entre l’opposition et le gouvernement, visant à conduire celui-ci à une modération croissante. Surmédiatisation des questions d’insécurité et d’immigration, traitement médiatique à sens unique des révoltes indigènes dans le sud et nombreuses fake news relayées sur le projet de constitution de 2022 : sur de nombreux sujets, les médias de masse s’alignent sur l’oligarchie chilienne.
Ainsi, l’option de la « conciliation » avec l’opposition et les élites économiques semble déboucher sur une impasse. Pire encore : elle conduit au renforcement du bloc conservateur, qui apparaît désormais comme la seule alternative crédible aux yeux des forces centristes et modérées. Les difficultés auxquelles sont confrontées Boric sont les mêmes que celles de Salvador Allende : obstruction des médias, de l’opposition au parlement, des grandes puissances économiques. Leurs façons d’y répondre diffèrent en revanche radicalement.
Cette première année d’expérience de Boric constitue une leçon quant à l’inéluctabilité d’une confrontation avec les élites économiques dans la perspective d’un agenda de transformation. Elle remet en question la perspective des alliances opportunistes avec des forces plus modérées, dont le revirement se fait sentir au premier souffle. Dans un contexte où de nombreuses forces de gauche latino-américaines, mais aussi européennes, adoptent un recentrage politique, les leçons du Chili – que l’on parle du 11 septembre 1973 ou de l’année 2023 – possèdent une actualité brûlante.
Notes :
1 P. Guillaudat et P. Mouterde, Les mouvements sociaux au Chili, 1973-1993. Paris, L’Harmattan, 1995, 304 p.
2 Coalition du Frente Amplio, regroupement de plusieurs partis politiques, et du Parti Communiste Chilien.
Mort d’une utopie ? Destruction de l’une des « plus anciennes démocraties » d’Amérique latine ? Victoire des secteurs oligarchiques et de l’impérialisme ? Éclatement des contradictions de la révolution incarnée par le président Allende, à la fois socialiste, démocratique et constitutionnelle ? Le 11 septembre 1973 est tout cela à la fois. Pour les Chiliens, il marque le reflux d’un processus continu de conquêtes sociales – et l’entrée forcée dans l’ère d’un libéralisme de type nouveau. Ce jour marque le commencement d’une série de crimes de masse perpétrés par la junte militaire du général Pinochet. Pour les cinquante ans de cette date, Le Vent Se Lève publie une série d’articles dédiés à l’analyse des « mille jours » de la coalition socialiste de Salvador Allende et au coup d’État qui y a mis fin. Ici, Franck Gaudichaud retrace ses premières heures de manière chirurgicale. Professeur d’Université en histoire et études des Amériques latines à l’Université Toulouse Jean Jaurès, il est l’auteur d’unesérie d’articles et d’ouvrages sur le Chili, dont Chili, 1970-1973 – Mille jours qui ébranlèrent le monde(Presses universitaires de Rennes, 2017 – les lignes qui suivent en sont issues) et plus récemment Découvrir la révolution chilienne (1970-1973) (éditions sociales, 2023).
« Si les mille jours de l’Unité populaire avaient été vertigineux, le temps a souffert une énorme accélération le 11 septembre. Ce fut un jour de définitions. Ce qui était en jeu n’était pas seulement la politique, le changement, le socialisme, ce qui était désormais au centre de tout était la vie, sans abstractions, la vie au sens propre1. » Début septembre, le mouvement fasciste Patrie et liberté n’hésite plus à distribuer des tracts, qui laissent deux « alternatives » à Allende : la démission immédiate ou le suicide…
Affiche de propagande de Patrie et liberté invitant Allende à la « démission » ou au « suicide ». Archives BDIC – Paris – Dossier Chili – F° A 126/16 – 1973.
Chacun sait que l’affrontement est proche, que c’est une question d’heures ou, tout au plus, de quelques jours. Comme en témoigne Rigoberto Quezada, la question de l’armement revient continuellement au sein des bases ouvrières : « Le coup d’État était annoncé dans les journaux, la radio et même par le président du Sénat, E. Frei (père). On parlait beaucoup de la révolution espagnole, où les ouvriers ont pris d’assaut les régiments et se sont armés2. » Le golpe est sur toutes les lèvres, dans tous les esprits.
Les dernières heures de Salvador Allende
Allende en a parfaitement conscience. Il joue son dernier atout, bien tardif d’ailleurs : l’appel au plébiscite populaire, en vue d’un changement constitutionnel et, avec comme espérance, la stabilisation du gouvernement jusqu’aux élections présidentielles de 1976. Selon toute vraisemblance, si le coup d’État intervient précisément le 11 septembre, c’est que le président de la République a pour projet d’annoncer le référendum le soir même, à la radio, comme il l’a personnellement précisé au général Pinochet. Ce dernier n’en demandait pas tant pour se décider à agir au plus vite3.
Pour Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste défendant, mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique.
Nous ne nous attarderons pas ici sur le détail des opérations militaires, qui vont de l’intervention de la marine dans le port de Valparaíso, tôt le matin du 11 septembre, jusqu’aux déplacements de troupes dans la capitale. Il s’agit d’une guerre éclair de quelques jours, une guerre interne dotée de puissants soutiens externes (la CIA) et menée en vue du pouvoir total. Elle comprend l’utilisation d’avions de chasse et de tanks et pousse au suicide le président Allende, vers 14 heures, dans le palais présidentiel de la Moneda4.
Refusant l’ultimatum des officiers, Allende décide de résister quelques heures, sans vouloir quitter le palais Présidentiel comme lui demande l’appareil militaire du Parti socialiste (PS). Rejoint par quelques proches et des membres du GAP, le « camarade-président » a eu le temps d’y prononcer son dernier discours (connu comme « Le discours des grandes avenues »), qui est aussi un testament politique laissé aux futures générations.
Comme l’a par la suite expliqué l’écrivain Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende dans la Moneda en flamme est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste, défendant une mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique et une Constitution créée par l’oligarchie chilienne au début du siècle5. Cette mort est aussi celle d’un homme politique et d’un militant intègre, fidèle jusqu’au bout à ses principes et à ses engagements.
Résistance ouvrière atone face aux militaires ?
Jusqu’au 11 septembre, 8 heures du matin, le président de la République a eu confiance dans la loyauté du général Pinochet et espère, d’une minute à l’autre, son intervention en défense du gouvernement6. C’est pourtant ce dernier qui prend la tête de la rébellion. Les soldats, carabiniers ou sous-officiers qui refusent ce qu’ils considèrent comme une trahison, sont immédiatement passés par les armes.
La stratégie militaire déclenchée dans la capitale suit un plan simple, mais efficace : une incursion directe à la Moneda, afin de détruire (symboliquement et physiquement) le pouvoir central et, de là, se diriger vers la périphérie, avec pour priorité le contrôle des Cordons industriels (CI)7. [NDLR : les « Cordons industriels » sont des organismes de démocratie ouvrière, d’inspiration socialiste, destinées à faire le lien entre les diverses sections syndicales ou les différents secteurs industriels du pays]
Dans ses mémoires, le général Pinochet dit son étonnement face à la faible résistance rencontrée au sein des CI : « Nous avons effectué un dur labeur de nettoyage. Dans ces derniers moments, nous n’avons pas dû affronter les réactions prévues, de la part des Cordons industriels8. » Tout de suite après le coup d’État, de nombreuses rumeurs ont circulé de par le monde, annonçant une opposition massive des ouvriers chiliens au coup d’État. Aujourd’hui, on connaît plus précisément l’ampleur de cette réaction populaire. En fait, le principal foyer d’opposition s’est déroulé dans la zone sud de Santiago.
Dans ses mémoires, le général Pinochet dit son étonnement face à la faible résistance rencontrée au sein des cordons industriels.
Elle est le fait de militants de gauche aguerris, membres des appareils militaires du PS et du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR, Movimiento de izquierda revolucionaria), qui se sont déplacés au sein des Cordons [NDLR : le MIR, d’obédience marxiste-léniniste, est l’élément le plus radical de la coalition dirigée par Salvador Allende]. Ceci souvent, avec l’appui actif de salariés prêts à se battre. Une fois le coup démarré, l’appareil militaire du PS (avec à sa tête Arnoldo Camú) réussit à regrouper et armer une centaine d’hommes, tandis que se réunit dans l’usine FESA du CI Cerrillos, la commission politique de ce parti.
Les instructions sont d’initier un plan de défense du gouvernement, qui consisterait à libérer une zone de la ville où puissent se coordonner des actions en collaboration avec les ouvriers des CI San Joaquín, Santa Rosa y Vicuña Mackenna. Le point de ralliement fixé est l’entreprise Indumet (CI Santa Rosa), où se retrouvent des responsables de l’ensemble de l’UP, auxquels se joignent environ 200 ouvriers combatifs. À 11 heures du matin, les dirigeants nationaux de chaque organisation évaluent leur capacité politico-militaire immédiate9.
Comme le rapporte P. Quiroga, témoin de cette réunion, la précarité de la préparation saute aux yeux des militants. La proposition du PS (prendre d’assaut une unité militaire pour avancer sur la Moneda) est rejetée par le Parti communiste (PC), qui préfère attendre la réaction tant espérée des forces armées (pour finalement passer à la clandestinité). Quant à M. Enríquez – d’accord pour intervenir -, il annonce que la force centrale du MIR nécessite encore plusieurs heures, pour pouvoir être opérationnelle… Selon Guillermo Rodríguez, le MIR a mis en veille son appareil politico-militaire (et donc enterré les armes) depuis le 6 septembre, persuadé que le gouvernement est sur la voie de nouvelles conciliations avec la droite10.
Finalement, en l’absence d’une aide venue des soldats de gauche et d’une planification politico-militaire sur le long terme, le « pouvoir populaire » est incapable d’organiser une résistance armée au coup d’État [NDLR : le« pouvoir populaire » désigne les formes d’organisation para-étatiques, souvent ouvrières, destinées à concrétiser le socialisme par des actions complémentaires à celles de l’État– ou, pour les plus radicaux, à le remplacer]. Comme le dit aujourd’hui Guillermo Rodríguez, qui a tenu avec d’autres de ses camarades à combattre malgré tout, « je crois qu’à ce moment-là, nous nous sommes battus pour l’histoire, afin de laisser un petit drapeau qui dirait “nous avons tout de même fait une tentative, alors que dans d’autres endroits, rien n’a été fait11” ».
La répression et le début du terrorisme d’État
La violence d’État envahit alors le pays et elle vise en priorité les militants de gauche et les dirigeants du mouvement social, dont tous ceux qui se sont lancés dans l’aventure du « pouvoir populaire ». Dans les témoignages, la dimension traumatique de ces heures de violence intense est partout présente. C’est le début de la « période noire » pour les militants, qui connaîtront la détention, la torture, la mort de proches, l’exil ou la vie en clandestinité pendant des années, etc.
En même temps que la dictature impose sa chape de plomb à l’ensemble de la société, les habitants des poblaciones, les ouvriers des Cordons, les partisans de gauche connaissent la signification concrète de ce que peut représenter la terreur d’État12. Un exemple pris parmi d’autres, est celui de Carlos Mújica. Salarié de l’usine métallurgique Alusa, militant MAPU et délégué du cordon Vicuña Mackenna, il tient à témoigner :
« Le jour du coup d’État il y avait des morts dans la rue, ils les apportaient même d’autres endroits et ils les jetaient ici. […] Et on ne pouvait rien faire ! Je crois que le plus dur fut à cette époque, l’année 73 – 74. Par la suite, en 1975, les services secrets viennent me chercher à Alusa. Ils me détiennent et m’emmènent à la fameuse Villa Grimaldi : là, ils passaient les gens à la parilla, c’est-à-dire sur un sommier en fer où ils appliquaient le courant électrique sur les jambes… Ils savaient que j’étais délégué du secteur…13 »
Déploiement militaire dans les quartiers périphériques de Santiago (11 septembre 1973). Reproduit dans La Huella, Santiago, n° 12, septembre 2002.
Ils sont des centaines de milliers à passer dans les mains des services secrets de la junte et à être torturés. Plusieurs milliers d’entre eux sont, aujourd’hui encore, des « détenus disparus ».
Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet non seulement de revenir sur les avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes.
L’une des premières mesures de la junte est d’écraser le mouvement syndical et d’interdire la CUT. La défaite du mouvement révolutionnaire signifie de véritables purges politiques dans les entreprises, qui – pour les plus importantes – passent sous la coupe des militaires : il y aura plus de 270 détenus à Madeco, 500 personnes immédiatement licenciées à Sumar ou encore une répression plus ciblée, comme à Yarur ou Cristalerias de Chile14. De nombreux patrons participent pleinement au système de délation et arrestation des militants mis en place par la junte. C’est précisément ce qui se passe à l’usine Elecmetal, rendue à ses propriétaires le 17 septembre 197315.
Cette répression s’accompagne du licenciement de 100 000 salariés, inscrits sur les « listes noires » de la junte (afin qu’ils ne puissent pas être réemployés). En même temps, la dictature impose la loi martiale, ferme le Congrès, suspend la Constitution et bannit du pays l’activité des partis politiques, y compris de ceux qui ont appuyé le coup d’État. Peu à peu, Pinochet et ses acolytes donnent à la répression une dimension transnationale, en coordination avec les autres régimes militaires de la région et avec le soutien du gouvernement des États-Unis, formant ce qui est désormais connu comme « l’Opération Condor »16. Et c’est bien dans le cadre des rapports de forces politiques mondiaux que s’inscrit cette fin tragique de l’UP.
Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet, non seulement de revenir sur les nombreuses avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes et dont ce petit pays du Sud expérimente, le premier, les recettes, sous la coupe des Chicago Boys. Les 17 années de dictature postérieures au 11 septembre 1973, sont celles de ce que Tomás Moulian ou Manuel Gárate nomment « révolution capitaliste », tant la société va être remodelée par la junte17.
Il s’agit, en fait, d’une contre-révolution, dans le sens le plus strict du terme. Et l’ampleur de la violence d’État, complètement disproportionnée en regard de la résistance qui lui est opposée, ne s’explique que parce qu’il s’agit, non seulement de tuer les individus les plus actifs dans le processus de l’UP, mais aussi d’arracher les traces, au plus profond de leur enracinement social, des expériences autogestionnaires qui s’étaient multipliées. Maurice Najman, qui est allé sur place observer l’UP, affirme en octobre 1973 : « En définitive les militaires sont intervenus au moment où le développement du « pouvoir populaire » posait, et même commençait à résoudre, la question de la formation d’une direction politique alternative à l’Unité populaire18. »
Face au coup d’État, il croit pouvoir pronostiquer une prompte résistance armée. Ce pronostic, erroné, est le fruit d’une vision surdimensionnée de la force du « pouvoir populaire ». En fait, l’opposition massive à la dictature ne renaît que bien plus tard, au début des années 1980, à l’occasion des grandes protestas. Entre-temps, l’ensemble des tentatives de « pouvoir populaire » ont complètement disparu sous le talon de fer du régime militaire. Cependant il est un trait du « pouvoir populaire » que la dictature n’a pu effacer complètement : sa mémoire, ou plutôt ses mémoires.
Notes :
1 Patricio Quiroga, « Compañeros, El GAP, la escolta de Allende », El Centro, 2002,
2 Témoignage de Rigoberto Quezada, recueilli par Miguel Silva, Los cordones industriales y el socialismo desde abajo, auto-édition, 1900.
3 Pour une description des derniers jours d’Allende : Joan Garcès, Allende y la experiencia chilena, Las armas de la política, Santiago, Siglo XXI, 2013.
4 Patricia Verdugo., Interferencia Secreta. 11 de septiembre de 1973, Editorial Sudamericana, 1988
5 Gabriel García Márquez, « La verdadera muerte de un presidente », 1974
6 Voir les remarques à ce sujet de Luís Vega, alors conseiller du ministère de l’Intérieur, à Valparaíso (Anatomía de un golpe de Estado. La Caída de Allende, Jerusalén, La semana publicaciones, 1983).
7 Vicente Martínez., « La estrategia militar en Santiago », La Tercera, 2003
8 Augusto Pinochet., El día decisivo, Santiago, Andrés Bello, 1979
9 Se trouvent sur place Víctor Díaz et José Oyarce du PC, Miguel Enríquez et Pascal Allende du MIR, Arnoldo Camú, Exequiel Ponce et Rolando Calderón pour le PS.
14 Peter Winn, Weavers of Revolution: The Yarur Workers and Chile’s Road to Socialism, Oxford University Press, 1989.
15 La situation d’Elecmetal est plus connue car on a pu, plusieurs années plus tard, retrouver par hasard les corps des victimes et les autopsier (« La complicidad de Elecmetal y Ricardo Claro », El Siglo, Santiago, 20 octobre 2000.
16 Franck Gaudichaud. Operación Cóndor. Notas sobre el terrorismo de Estado en el Cono sur, Madrid, Sepha, 2005.
17 Thomas Mouliant, Chile actual, anatomía de un mito, Santiago, ARCIS-LOM, col. « Sin Norte », 1997
Cet été, l’archipel d’Hawaï a été frappé par des méga-feux. Alors que les habitants tentent de reconstruire peu à peu leur vie, les appétits capitalistes s’aiguisent. A Lahaina, sur l’île de Maui, très touchée par les incendies, les braises étaient à peine retombées quand les survivants ont reçu des appels de spéculateurs fonciers espérant racheter leurs propriétés à prix cassé. Un nouvel exemple de la « théorie du choc » conceptualisée par l’essayiste altermondialiste Naomi Klein. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Camil Mokaddem.
A partir du 8 août 2023, des feux d’une violence extrême ont décimé la ville de Lahaina, provoquant la mort de 115 personnes, et forçant des milliers d’habitants à quitter l’ancienne capitale du royaume d’Hawaï, réduite en cendres. Aussitôt, les spéculateurs fonciers, dont la catastrophe a aiguisé l’appétit, ont alors braqué les yeux sur l’île de Maui.
Quelques jours après le début des feux, des rescapés rapportaient de nombreux coups de téléphone d’investisseurs extérieurs à l’archipel, espérant racheter les propriétés hawaïennes pour une bouchée de pain. Dans un long fil publié sur Facebook, plusieurs agents immobiliers de Maui ont expliqué avoir reçu des appels similaires. L’un d’entre eux a rapporté avoir reçu un appel le 9 août, un jour seulement après le déclenchement des feux.
Les agents immobiliers de Maui, tout comme le reste de cette communauté soudée, ont été révoltés par un tel degré d’opportunisme : « Ces appels viennent de charognards qui nous demandent quels types de terrains sont disponibles », explique-t-il. « Ce n’est pas le moment, c’est incompréhensible de se renseigner de cette manière alors que les gens font face à la mort, mais il faut croire que c’est ça l’Amérique. »
La spéculation foncière suite à une catastrophe naturelle est loin d’être un phénomène strictement nouveau. En 2018, peu après le passage de l’ouragan Michael dans le Panhandle, une région au Nord-Ouest de la Floride, les ventes immobilières ont grimpé de 15 % dans le comté le plus touché. En 2017, l’incendie de Santa Rosa en Californie a donné suite à une augmentation des ventes de 17 %. Chaque fois qu’une ville est détruite, ce réflexe d’achat à bas coût ressurgit.
Le « capitalisme du désastre »
Dans son livre La stratégie du choc, paru en 2007, l’essayiste altermondialiste Naomi Klein décrivait le phénomène de « capitalisme du désastre », un terme qui décrit la façon dont le secteur privé mobilise ses ressources dans des régions dévastées par une catastrophe naturelle ou économique afin d’accaparer des terres ou différents pans des services publics. En parallèle, les élus facilitent cette captation en profitant de l’inattention de l’opinion pour faire adopter des réformes néolibérales impopulaires. Selon Naomi Klein, le « capitalisme du désastre » est un phénomène cyclique, car la consolidation de l’influence du secteur privé à la suite d’une catastrophe affaiblit les infrastructures publiques et contribue au changement climatique, augmentant dès lors le risque de voir survenir d’autres désastres.
L’exemple typique de ce phénomène est celui de la Nouvelle-Orléans (Louisiane), après le passage de l’ouragan Katrina en 2005. Peu de temps après le passage de l’ouragan, un certain Milton Friedman, alors âgé de 93 ans, publie un éditorial dans le Wall Street Journal et déclare que la catastrophe constitue « l’occasion de réformer radicalement le système éducatif ». La ville suit alors la vision du pape libertarien et engage une campagne agressive de promotion des écoles privées et à charter schools (écoles privées indépendantes financées sur fonds publics, ndlr) à travers la mise en place de vouchers, des bons distribués aux parents pour placer leurs enfants dans l’enseignement privé. Rapidement, le comté devient celui avec la grande proportion d’élèves dans le privé de tout le pays et une grande vague de licenciement s’abat sur les enseignants syndiqués.
D’autres entrepreneurs profitent, eux, de la privatisation des logements sociaux et les remplacent par des condos (immeubles luxueux, ndlr) et des hôtels particuliers. Les prix du logement explosent et les habitants historiques, généralement afro-américains, sont contraints de partir. Dans les années qui suivent, les intérêts privés et le gouvernement de la Louisiane multiplient des mesures et les projets toujours plus favorables au privé, transformant une Nouvelle-Orléans meurtrie en une utopie néolibérale.
À Maui, les capitalistes du désastre se sont attiré les foudres quasi unanimes des habitants de l’île. Le think tank conservateur et libertarien American Institute for Economic Research est toutefois venu voler à la rescousse des entrepreneurs à travers un éditorial intitulé « Maui a besoin des spéculateurs ». Mais si la cupidité de ces investisseurs est massivement dénoncée, leurs pratiques n’ont rien d’illégales. Dans le cas d’Hawaï, elles s’inscrivent même dans une longue histoire d’exploitation et d’oppression des populations indigènes et de la classe ouvrière, qui s’est largement faite dans le respect de la loi. C’est là l’essence même du capitalisme : il tisse des relations économiques et des pratiques parfaitement légales, bien qu’allant à l’encontre des lois de la nature.
Les semences du désastre
Les feux de Lahaina sont les plus mortels jamais enregistrés en Amérique depuis plus d’un siècle, et les responsabilités sont nombreuses. Premièrement, une sirène qui aurait pu alerter les habitants et sauver de nombreuses vies est restée désactivée, sans aucune explication. Ensuite, le feu aurait été déclenché par une étincelle venant d’une ligne électrique endommagée de la compagnie Hawaiian Electric, principal fournisseur d’électricité de l’archipel. La compagnie n’avait pas rénové ses équipements, ce qui aurait pu éviter le danger. De plus, le réseau d’eau, lui aussi en mauvais état, n’a pas pu répondre à la demande des pompiers et plusieurs bouches d’incendie cruciales se sont taries alors que les soldats du feu étaient en pleine intervention. Enfin, des incendies d’une telle ampleur n’auraient pu avoir lieu sans le changement climatique.
Toutefois, la plus grande part de responsabilité revient sans doute aux propriétaires des plantations, qui ont largement dominé l’économie, l’administration et l’écologie des îles d’Hawaï depuis l’arrivée de colons américains. Des décennies durant, des plantations comme celle de la Pioneer Mill Company, à Lahaina, ont exploité l’environnement naturel et la main-d’œuvre locale, laissant derrière eux une terre aride favorisant la propagation des flammes.
Quand la culture de la canne à sucre et de l’ananas a émergé au milieu du 19e siècle, son fonctionnement ressemblait à s’y méprendre à celui d’une plantation esclavagiste. Les travailleurs autochtones et ou immigrés avaient des contrats de 3 ou 5 ans, et pouvaient être incarcérés en cas de « désertion ». Les employeurs de la plantation contrôlaient l’heure du coucher des travailleurs, les conduisaient dans les plantations avec des chiens, leurs imposaient des amendes en cas de retard et leur versaient un salaire dérisoire en comparaison à celui des travailleurs des autres pays. Ces barons des plantations incarnaient le capitalisme du désastre d’alors, achetant des terres à bas prix dans le sillage de la colonisation, compressant le coût du travail par tous les moyens légaux et amassant ainsi d’immenses fortunes. Leur pouvoir croissant leur permit de renverser le royaume d’Hawaï en 1893. Les Etats-Unis annexent l’île quelques années plus tard, avec le soutien de cette oligarchie.
Cherchant à jouer sur la division entre les travailleurs de différentes origines, les propriétaires des plantations faisaient en sorte de maintenir les différents groupes ethniques séparés les uns des autres. Cela n’empêcha cependant pas ces derniers de serrer les coudes et de développer un cadre multiculturel. Héritage de cette période, la mosaïque culinaire de l’archipel est largement issue des plats que partageaient les travailleurs chinois, japonais, philippins, portoricains, portugais et hawaïens. Les travailleurs finirent par former des syndicats, d’abord divisés par groupe ethnique puis rassemblant les ouvriers sous la bannière de l’International Longshore and Warehouse Union, un collectif puissant capable de transformer radicalement leurs conditions de travail.
Des décennies plus tard, alors que la production sucrière fut délocalisée aux Philippines et en Indonésie, où la main-d’œuvre était moins chère, les plantations comme celle de la Pioneer Mill Company commencèrent à fermer. Ce changement provoqua un déséquilibre dans l’économie locale et les emplois bénéficiant des protections sociales conquises par les syndicats furent remplacés par des emplois dérégulés dans le secteur touristique. Tandis que ce dernier prospérait, les plus grandes fortunes commencèrent à investir à Hawaï, excluant les locaux du marché foncier.
Ces transformations économiques ont eu des conséquences très visibles sur les terres. La régulation très laxiste des systèmes d’irrigation des plantations a fini par transformer des régions comme Lahaina, autrefois humides, en zones arides. Certaines plantations ont été transformées pour construire des centres touristiques, mais beaucoup ont été laissées à l’abandon, laissant la végétation envahir les champs. C’est cette végétation sèche qui a amplifié le brasier qui a fini par consumer Lahaina. Le mépris flagrant du capitalisme pour l’intérêt général a donc ravagé l’économie de l’archipel et conduit son milieu naturel au bord de l’effondrement. Le professeur d’études hawaïennes à la University of Hawaii Maui College, Kaleikoa Ka’eo, a résumé la situation lors d’un entretien pour Democracy Now! : « C’est le pillage de la terre est l’étincelle. »
Investir contre les catastrophes
Alors que Lahaina s’attelle désormais à sa reconstruction, le contexte politique local apparaît bien différent de celui qu’a connu La Nouvelle-Orléans en 2005. Les pires aspects de la frénésie libérale post-Katrina pourraient être bloqués.
En effet, les pratiques de spoliation foncières par les États-Unis sont gravées dans les consciences à Hawaï. Les habitants ont donc à cœur de protéger les terres de leurs familles et ont donc organisé des réseaux de solidarité afin de protéger les survivants de la spéculation.
Le gouverneur Josh Green a annoncé qu’il prendrait plusieurs mesures positives, telles que le rachat par l’Etat de certains terrains incendiés pour en faire un usage public, ou encore un moratoire temporaire sur les ventes des propriétés frappées par les feux.
La vigilance reste toutefois de mise : le gouverneur Green a également suspendu temporairement les règles en vigueur en matière de distribution de l’eau, ce qui pourrait bénéficier au secteur touristique, au détriment des autres usages. Les mesures promises doivent être scrutées de près, en parallèle de la reconstruction. Les ressources publiques dont disposait Lahaina, comme les logements abordables gérés par l’État, les écoles publiques, les plages, les écoles, le Department of Hawaiian Home Lands properties (chargé d’administrer les terrains publics, les terres natales hawaïennes et qui offre des baux à 1 $ par mois aux natifs Hawaïens) ou encore les précieux droits sur l’eau doivent être protégés.
Si protéger la ville de la spéculation est une nécessité, le statu quo n’est pas non plus une solution. La protection contre les catastrophes naturelles nécessite des changements de grande ampleur, qui n’ont que trop tardé. La région ouest de Maui d’où sont partis les feux était connue comme une zone propice aux incendies. Mais Hawaï alloue beaucoup moins de ressources par habitant à la prévention des incendies que les autres États vulnérables aux feux. Avec des investissements dans des solutions simples, comme le désherbage régulier, la construction de pare-feux et la création de système d’alerte plus précis, de nombreuses vies auraient pu être sauvées.
Du reste, les incendies ne sont pas le seul danger qui menace les îles d’Hawaï. Tout comme le reste des États-Unis, l’archipel souffre d’un double problème : d’une part, l’aggravation du changement climatique, d’autre part le vieillissement des infrastructures essentielles pour la population. Des ponts et des barrages défaillants, laissés à l’abandon par les politiques d’austérité menées par les élus, pourraient par exemple être à l’origine du prochain désastre mortel.
La rénovation de ces infrastructures et la préparation pour les prochaines crises climatiques nécessitent un investissement massif dans les services publics, un afflux qui devra être financé par les grandes fortunes qui achètent des milliers d’hectares de terre à Hawaï, et non les travailleurs de l’archipel. Les événements récents l’ont montré : Hawaï regorge de milliardaires, à commencer par Jeff Bezos qui s’est engagé à donner 100 millions de dollars pour la reconstruction. Mais la charité soudaine et très médiatisée après une catastrophe n’est pas une solution. Les super-riches qui accaparent les meilleures terrains de l’archipel doivent être mis à contribution. Après le capitalisme du désastre, il est temps de passer à des politiques d’intérêt général.
Depuis quelques mois, les principales institutions internationales, BCE et FMI en tête, sont forcées de reconnaître que l’inflation est en partie tirée par une hausse des taux de profits des entreprises en situation de force. Cette augmentation des prix se fait au détriment du pouvoir d’achat des salariés, auxquels nombre d’acteurs gouvernementaux et médiatiques répondent que l’augmentation des salaires constituerait le principal risque de maintien d’une inflation forte. Sous couvert de pragmatisme, ce discours masque un énième déplacement du partage de la valeur ajoutée au bénéfice du capital, ainsi que la perte de pouvoir de négociation salariales pour les travailleurs entamée depuis plusieurs décennies – signe que la « courbe de Phillips » s’est aplatie. Une évolution que reconnaissent la plupart des institutions internationales… sans changer pour autant d’orientation politique.
Le 5 juin, dans une célèbre émission en prime time, le ministre de l’économie affirmait : « avant la fin du mois de juin, je publierai la liste de tous les industriels de l’agroalimentaire qui ont joué le jeu et (de ceux …) qui n’ont pas voulu faire baisser les prix de détail alors que les prix de gros baissent ». Chacun sera libre d’évaluer le degré d’exécution de cette mesure. Relevons tout de même qu’elle faisait indirectement référence à un élément d’actualité habituellement très peu mis en avant par le gouvernement : une part non négligeable de l’importance de l’augmentation des prix est purement imputable à celle des profits, une fois les causes « externes » prises en compte – reprise post-Covid, conflit ukrainien, ou encore phénomènes géologiques.
En effet, la BCE, suivie du FMI, a récemment reconnu que l’inflation était en partie tirée par une augmentation des taux de marge des entreprises, non justifiée par la « part incompressible » liée à l’augmentation des coûts de production. Cette observation détonne avec une crainte mise en avant par nombre d’acteurs politiques et médiatiques : l’inflation risquerait d’être prolongée par les revalorisation des salaires exigée par nombre de salariés et de syndicats, pour faire face à l’augmentation des prix. Face à ces demandes, les entreprises n’auraient en effet pas d’autre choix que d’augmenter les prix, provoquant donc une spirale prix-salaire. Le constat d’un mécanisme inverse, une inflation tirée par les profits, doit éclairer les nouvelles formes que prend le conflit autour du partage des richesses créées.
La mise en route des mécanismes inflationnistes
L’inflation est, à tort, souvent réduite au résultat d’une utilisation excessive de la « planche à billet ». Pour comprendre l’inflation présente, il faut examiner – cela paraît évident – le comportement des entreprises et ses causes dans cette hausse des prix. En général, une entreprise cherche a minima à couvrir ses coûts de production1. Elle y ajoute ensuite un markup, autrement dit une marge bénéficiaire, le profit, qui sert à financer les investissements internes, à accumuler une trésorerie de sécurité, mais également à rémunérer les propriétaires du capital (dividendes). C’est d’ailleurs le cœur de l’affectio societatis, la raison juridique de constitution d’une entreprise par des associés dans le Code civil : partager les bénéfices. On peut donc réduire la hausse des prix à trois causes au sein de l’entreprise : faire face à une hausse des coûts de production, produire moins que la demande, et augmenter la marge bénéficiaire, donc la profitabilité.
les salaires réels ont malgré tout diminué, avec une baisse de 2 % en 2022 et de 2,7 % aux deux premiers trimestres de 2023. L’augmentation des prix n’a pas été compensée par celle des salaires.
Qu’en est-il de l’ inflation qui touche depuis deux ans les pays développés ? Dans un premier temps, l’on trouve un ensemble de contraintes géophysiques sur la production, dépassant le seul conflit russo-ukrainien. En effet, le retour de l’inflation, et notamment celle de l’énergie, a commencé avant même le début du conflit, comme l’illustre l’augmentation des coûts des intrants, en particulier les matières premières et l’énergie. La hausse du prix de l’énergie a été de 56 % entre fin 2019 et février 2022. Concernant le pétrole brut, son prix mondial a doublé entre juin 2020 et février 2022. Le prix mondial du charbon, lui, a triplé entre juin 2020 et septembre 2021. Mais le plus flagrant réside dans la situation du gaz : en Europe, il a été multiplié par 12 entre mai 2020 et décembre 2021, contre 2,6 pour le gaz américain. Cette hausse n’est pas liée comme en 2009 à la spéculation financière, comme elle n’est pas uniquement liée à la guerre en Ukraine et à la gestion du gazoduc Nord Stream 2.
Elle est d’abord le produit du phénomène qu’est l’effondrement tendanciel des taux de retour sur l’investissement énergétique (EROI, pour Energy Return Over Investment)2 : pour dire la chose simplement, il faut désormais de plus en plus d’énergie pour extraire la même quantité de ressources fossiles, les rendant de moins en moins rentables3. Ajoutons à ces contraintes géologiques différents incidents majeurs tels que le blocage du canal du Suez en mars 2021, l’incendie dans une usine gazière en Sibérie à l’été 2021, l’ouragan Ida dans les régions productrices de pétrole du golfe du Mexique à la fin de l’été 2021, aux côtés de la reprise économique post-Covid. Tout cela parallèlement à des goulets d’étranglement suite à la sortie du Covid et des confinements, les chaînes d’approvisionnement internationales étant alors encore bien déstabilisées. Bien sûr, le conflit russo-ukrainien a largement amplifié cet état de fait.
Il faut noter que l’inflation n’a pas touché de manière uniforme les différentes catégories de la population. En cela, sa mesure par l’IPC (indice des prix à la consommation), soit le prix d’un panier de biens et de services censé être représentatif d’une consommation moyenne, est foncièrement réductrice. Cet indicateur ne permet pas d’étudier les inégalités que l’inflation génère entre les individus, produits de structures de consommation différentes : on notera notamment que les ménages les plus pauvres, pour lesquels l’énergie et l’alimentation représentent une proportion plus conséquente du budget, ont été relativement plus touchés4, une inflation moyenne de 5 % pouvant cacher une inflation alimentaire et énergétique de 13 %.
Face à cette baisse du pouvoir d’achat, nombre d’organisations syndicales réclament le retour de « l’échelle mobile », c’est-à-dire de l’indexation des salaires sur l’inflation. Quid, alors, de l’évolution des salaires dans le contexte inflationniste 5?
La spirale prix-salaire : spectre ou épouvantail ?
Depuis le début de la période inflationniste, une musique récurrente se fait entendre : alléger le poids de l’inflation en indexant les salaires sur la hausse des prix provoquerait un cercle vicieux, une spirale inflationniste nommée « spirale prix-salaire »6. Autrement dit, l’augmentation des salaires induirait aussi une hausse des coûts de production, ce qui forcerait mécaniquement les entreprises à augmenter du même montant leurs prix, provoquant un nouveau cycle de négociation. Selon l’expression du gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, en mai 2022, le supplément de salaire est alors « bouffé dans les mois qui suivent ».
Et d’ajouter que les augmentations généralisées de salaires avaient « toujours provoqué des spirales prix-salaires », notamment dans les années 1970. L’inflation due jusqu’ici à des causes exogènes et importées deviendrait alors « sous-jacente », inhérente aux comportements des agents (core inflation, en anglais). Résister à la tentation de l’indexation des salaires serait donc nécessaire afin d’empêcher l’amplification d’une inflation devenue hors de contrôle. Selon ses détracteurs, l’indexation, en plus d’être déstabilisatrice d’un point de vue macroéconomique, en deviendrait presque une mesure indubitablement antisociale. Certains, comme le gouverneur de la Banque d’Angleterre ou le ministre allemand des finances sont même allés jusqu’à appeler à « une restriction dans les négociations salariales ».
C’est donc cette musique, souvent mobilisée pour justifier des politiques de modération salariale7, qui est reprise par le gouvernement dans le cadre actuel et souvent accompagnée d’un discours sur la compétitivité des entreprises françaises. Bruno Le Maire expliquait ainsi en novembre 2022, à l’ouverture des débats au Sénat sur la loi de programmation budgétaire, qu’il était primordial d’« éviter la spirale inflationniste qui avait été provoquée dans les années 1970 par une augmentation générale et automatique des salaires totalement découplée de la productivité du travail ». Paroles surprenantes, quand on connaît le décrochage que la rémunération du facteur travail par rapport à l’augmentation de sa productivité a connu depuis les années 1980. En l’espèce, le gouvernement n’a pas choisi d’aller dans le sens du rattrapage des salaires.
Evolution de la productivité moyenne, du SMIC et du salaire moyen, en base 100 en France de 1980 à 2010 (Sources : Insee et OCDE, graphique par Factsory)
Que se passe-t-il donc au niveau des salaires français ? Il est vrai que les négociations salariales sont effectivement de retour depuis 2021. Les revalorisations du SMIC, ayant eu lieu 10 fois depuis 2021 avec un taux de croissance sur 2022 de 6,6 %, ont donné l’illusion d’un rattrapage des salaires sur l’inflation, pourtant sans répercussion sur le reste des salaires et provoquant même un tassement par le bas des faibles salaires (même ces revalorisations sont remises en cause car elles risqueraient de pousser à rediscuter les minima de branches au détriment de la productivité…).
l’érosion syndicale, la désindustrialisation, les délocalisations (…) ont profondément abîmé les capacités de négociation salariale des travailleurs, au point que la courbe de Phillips est empiriquement considérée comme « aplatie »
Pourtant, même si les salaires nominaux ont augmenté, ce sont des hausses seulement d’1,5 % en 2021, 3,2 % en 2022 et 2,4 % aux deux premiers trimestres de 2023. S’il y a donc bien eu une réaction des salaires, celle-ci n’a pas été suffisante pour faire face à l’inflation, et cette hausse est par ailleurs gonflée par la sortie massive du chômage partiel. Or, en moyenne annuelle, l’inflation a atteint 5,2 % en 2022 et reste relativement stable les deux premiers trimestres, avec une légère baisse en juin. Le résultat est que les salaires réels, qui représentent le pouvoir d’achat, ont malgré tout diminué, avec une baisse de 2 % en 2022 et de 2,7 % aux deux premiers trimestres de 2023. L’augmentation des prix n’a pas été compensée par celle des salaires. Ainsi, même si les négociations salariales prennent plus de temps que l’ajustement des prix des entreprises, la spirale prix-salaire tant évoquée semble pour l’instant inexistante – des mécanismes comme le versement de la « Prime de partage de la valeur » (PPV), en moyenne de 900€/an, ayant par ailleurs réduit ce risque.
Plus largement, et cela hormis pour les États-Unis qui sont concernés par des tensions très fortes sur le marché du travail, le risque de spirale prix-salaire est très modéré dans les économies développées comme le montrent deux études de la Banque des règlements internationaux (BRI)8 du fait d’un réel changement de régime dans les capacités de négociation salariale ces dernières décennies9. En effet, la théorie néo-classique et plus généralement l’économie mainstream postulent l’existence d’une capacité de négociation salariale forte pour les travailleurs, liée aux tensions sur le marché du travail et aux anticipations d’inflation. C’est la courbe dite de « Phillips ».
Sommairement, si le chômage est faible et/ou les travailleurs anticipent une baisse de leur pouvoir d’achat, ces derniers peuvent négocier de meilleurs salaires. Si cette relation était plus ou moins vérifiée empiriquement dans une grande partie du XXème siècle, l’érosion syndicale, la désindustrialisation, les délocalisations et la mise en concurrence des travailleurs dans la mondialisation des chaînes de valeur, le détricotage des Codes du travail et des protections de l’emploi10, la flexibilisation du marché du travail, le développement des contrats à durée déterminée, des mi-temps anglais ou des « jobs à 1 euro » allemands depuis la fin des années 1970 ont profondément abîmé les capacités de négociation salariale des travailleurs, au point que la courbe de Phillips est empiriquement considérée comme « aplatie »dans la plupart des pays développés11, comme le montre une récente étude de la Réserve Fédérale américaine, justement intitulée « Who Killed the Phillips Curve? A Murder Mystery ».
La stagnation des salaires réels suite à la crise de 2008 en parallèle d’une hausse des profits conforte cette tendance. Et ce, alors même que le chômage est aujourd’hui relativement faible et pourrait justifier des pressions salariales vers le haut12. Plus largement, le discours autour de la prévalence historique des spirales prix-salaire semble davantage constituer un épouvantail qu’autre chose.
Une étude du FMI de 2022 n’a identifié au niveau mondial que 79 épisodes depuis 1960, dont une minorité dépassant deux ans. Il s’agit donc d’un phénomène économique très rare. Plus spécifiquement, les discours invoquant la spirale prix-salaire font souvent référence à la période 1970 de « stagflation » (stagnation économique couplée à inflation) faisant suite aux chocs pétroliers, où les travailleurs auraient maintenu et renforcé l’inflation issue de ce choc d’offre par la négociation continue de meilleurs salaires. Cela alors même que l’inflation était de 23 % au Royaume-Uni, 14 % aux USA, 13,5 % en France, situation incomparable avec celle qui prévaut aujourd’hui. Or, cette étude infirme même cet épisode.
Par exemple, l’épisode américain de 1973 suite au premier embargo pétrolier de l’OPEP a vu l’inflation des prix s’envoler pendant cinq trimestres supplémentaires avant de commencer à diminuer en 1975. Cependant, la croissance des salaires nominaux n’a pas augmenté, ce qui a entraîné une baisse de la croissance des salaires réels. Il n’y a pas eu d’effet de rattrapage.
Pourtant, c’est cette théorie qui a servi de fondement au Volcker’s shock, la politique de remontée drastique des taux d’intérêts par la Réserve Fédérale américaine sous la présidence de Paul Volcker, qui a bien participé à réduire l’inflation sur la décennie 1980 aux côtés d’autres facteurs, au prix de la destruction partielle de l’économie américaine et d’une multiplication par deux du taux de chômage. C’est un remède à la façon de Molière : tuez le malade, au moins il meurt en bonne santé.
Néanmoins, rien ne dit que si l’on indexait les salaires, la spirale serait ne déclencherait pas. Mais si elle se déclenchait, ce ne serait pas forcément parce que les entreprises monteraient leurs prix pour ne pas couler, mais aussi parce qu’elles voudraient conserver leurs taux de marge, donc in fine leurs profits.
Le silence autour du rôle des taux de profit
La question de la capacité de négociation salariale des travailleurs invisibilise la capacité des entreprises à gonfler leurs marges en augmentant les prix. Si ce sont elles qui sont en position de force, elles peuvent imposer une augmentation des prix, sans que les travailleurs ne réussissent à imposer une augmentation des salaires en réponse.
Là devrait être le vrai point de vigilance : l’alimentation de l’inflation par la hausse des taux de marge d’entreprises, généralement les plus grandes et puissantes, utilisant les récents chocs comme opportunités pour gonfler les prix.
Face à la situation inflationniste, les entreprises sont elles aussi incitées à protéger leurs marges bénéficiaires en augmentant leurs prix, et même à augmenter leurs marges au-delà de l’impact négatif lié au renchérissement des intrants, cela pour plusieurs raisons : tentative de rattrapage des pertes de revenus réels liés aux chocs des trois dernières années (crise sanitaire, confinements, inflation énergétique importée), volonté de renforcer leur trésorerie dans un environnement hautement incertain, ou tout simplement dans une logique de maximisation des profits pour versement en dividendes – ce qui impliquerait une inflation influencée par les hausses des marges.
Précisons que même le maintien d’un taux de marge constant n’est pas innocent : si des entreprises doivent naturellement augmenter leurs prix pour ne pas faire faillite ou licencier face à ces chocs exogènes, celles qui les augmentent pour maintenir leur taux de marge alors qu’une compression de ce dernier ne les mettrait pas pour autant en danger démontrent leur pouvoir de fixation des prix.
Il s’avère que l’existence d’une inflation tirée par les profits – surnommée greedflation dans le monde anglo-saxon – est devenue aujourd’hui évidente pour un ensemble d’acteurs institutionnels. Des institutions faisant usuellement appel exclusivement à une théorie économique que d’aucuns qualifieraient de mainstream ont opéré un changement de discours concernant les causes actuelles de l’inflation. Ainsi, le chef économiste du FMI ne se disait pas inquiet quant à l’apparition d’une boucle prix-salaire qui impacterait la croissance cette année, et plaidait même pour une augmentation des salaires13.
Les banques centrales ont également été obligées de se rendre à l’évidence : la présidente de la BCE, Christine Lagarde, a déploré lors d’une conférence de presse sur les causes de l’inflation le 16 mars dernier le fait que « beaucoup d’entreprises ont pu accroître leurs marges dans des secteurs ayant subi les restrictions de l’offre et la résurgence de la demande », et a mis en garde contre le risque de poursuite de l’inflation. On notera enfin que même les travaux menés par nombre d’instituts de recherche du secteur privé financier ont reconnu que l’inflation était désormais alimentée au moins à moitié par une augmentation des profits (à l’instar de Natixis ou d’Unicredit).
En l’espèce, la France est concernée selon l’Insee. Les entreprises ont récemment connu une croissance significative du taux de marge, en plus d’avoir globalement répercuté le renchérissement des intrants sur les prix de vente. Après un record historique mi-2021 avec un taux de 36 % (il faut remonter à 1949 pour une telle valeur) suite à la reprise post-Covid et aux aides publiques, puis une dégradation suite aux problèmes d’accès aux ressources et à la guerre en Ukraine, le taux de marge global a augmenté nettement à partir de fin 2022 et au premier semestre 2023, avec un taux à la fin du deuxième trimestre qui s’établirait à 33,5 %, soit deux points de plus que son niveau moyen de 2018, pré-Covid.
Taux de marge des sociétés non-financières (SNF) en % de la valeur ajoutée (Source : Insee, 2023).
Il y a évidemment de fortes variations selon les secteurs. Plus spécifiquement, pour l’industrie agroalimentaire, après une forte diminution en 2021, son taux de marge a connu un important redressement en particulier au second semestre 2022 dépassant les valeurs moyennes, ainsi qu’au premier semestre 2023, pour atteindre un record de 48 % de marge14.
Ainsi, l’augmentation des taux de marge a bien contribué à l’inflation en 2022 et 2023. En termes de contribution, cette hausse des profits représente 41 % de la hausse des prix de production agro-alimentaires au dernier trimestre 2022, et 61 % pour les produits non-agricoles. Reste à savoir si cela est juste une relation comptable agrégée, ou découle de l’action intentionnelle d’entreprises. Il est vrai que la réduction des impôts de production et le contrecoup de l’arrêt du versement des PPV à la fin 2022 gonflent par eux-mêmes les taux de marge sans aucune action des entreprises.
Mais la hausse est si élevée, de par ces niveaux records, qu’elle ne peut être réduite à cela. Si la compression des taux de marge en 2021 suite au renchérissement des intrants a permis d’atténuer l’inflation et son impact sur les consommateurs, la hausse actuelle des taux n’est pas seulement un effet de rattrapage « entendable » suite à cette compression et à l’impact de la crise sanitaire, mais constitue un réel dépassement par rapport à 2018, laissant supposer que des entreprises profitent abusivement du signal-prix brouillé.
Là devrait être le vrai point de vigilance : l’alimentation de l’inflation par la hausse des taux de marge d’entreprises, généralement les plus grandes et puissantes, utilisant les récents chocs comme opportunités pour gonfler les prix. Face à cela, ce ne sont pas seulement les ménages qui sont touchés : de plus en plus de petites entreprises, PME comme TPE, font faillite car ne pouvant plus payer les frais fixes et n’étant pas en capacité de rembourser les prêts de relance économique (PRE) du « quoi qu’il en coût », et les autres dettes : jusqu’ici, 2023 enregistre le plus grand nombre de faillites depuis 2016.
Et cette situation semble être généralisée en Europe et dans un grand nombre de secteurs15, dépassant le simple secteur de l’énergie qui voit ses taux de marge exploser. Le FMI a mené en juin dernier un important travail de décomposition des facteurs de l’inflation, montrant qu’au niveau de la zone euro, la hausse des profits est responsable de près de la moitié de l’inflation en 2022 et première moitié de 2023 – comme on l’observe sur le graphique qui suit.
Ces pratiques vont des supermarchés aux concessionnaires automobiles, du transport maritime à l’industrie agroalimentaire, utilisant guerre, sécheresse et résurgence de la demande post-pandémique pour maximiser leurs profits. Les déclarations des entreprises elles-mêmes le confirment. Dans une enquête de mars 2022, 56 % des détaillants américains ont déclaré que l’inflation leur avait permis d’augmenter leurs prix au-delà de ce qui était nécessaire pour compenser l’augmentation des coûts, et 63 % des grandes entreprises ont indiqué qu’elles utilisaient l’inflation pour augmenter leurs bénéfices. Notons que Michel-Edouard Leclerc, pourtant dirigeant d’une des plus importantes enseignes de grande distribution française, a appelé lors d’une interview donnée le 30 juin 2022 à BFMTV à l’ouverture d’une commission d’enquête sur les origines de l’inflation », car selon lui « la moitié des hausses de prix demandées par les industriels ne sont pas transparentes mais au contraire suspectes ».
D’autres chefs d’entreprises abondent en ce sens, mais en se vantant de leur capacité à récupérer du profit. Dans le Financial Times, le directeur financier de Mercedes-Benz annonçait dès fin 2021 : « nous allons sciemment sous-approvisionner la demande, quand celui de BMW déclarait que la compagnie avait « connu une amélioration significative de son pouvoir de pricing au cours des 24 derniers mois », expliquant qu’ils comptaient « clairement poursuivre … la façon dont nous gérons l’offre pour maintenir notre pouvoir de fixation des prix au niveau d’aujourd’hui ».
Ce phénomène est ainsi visible dans toute la chaîne de production mondiale. Les quatre géants mondiaux de l’agroalimentaire, ABCD (ADM, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus) ont vu leurs bénéfices grimper de 255 % (total de 10,4 milliards de dollars) entre 2019 et 202116. Plus étonnamment, cela s’est produit sur différents types de marchés : dans des monopoles autorisés par l’État, dans des industries dominées par des cartels, mais aussi sur des marchés « concurrentiels », alors même que la théorie néo-classique voudrait que la concurrence empêche cette hausse des marges généralisée, les entreprises qui essaieraient étant balayées par les autres et le mouvement des consommateurs17. Tout cela démontre un problème systémique : ce ne sont pas juste quelques déviations de passagers clandestins, mais une évolution structurelle qui risque de s’installer pour durer.
Inflation is conflict
La focalisation sur la spirale prix-salaire face au rôle des profits n’est pas sans rapport avec l’invisibilisation d’un autre phénomène : la modification progressive du partage de la valeur ajoutée, des salaires vers les profits. S’il est commun dans l’économie orthodoxe de considérer que la part du travail et la part du capital dans la distribution du revenu est historiquement fixe (elle l’était dans la première moitié du XXème siècle, Keynes en parlait comme« a bit of a miracle ») la réalité empirique des dernières décennies est tout autre.
On peut observer trois faits stylisés. Premièrement, une baisse tendancielle et structurelle de la part des salaires, au bénéfice de la part des profits, passant de 66,1 % à 61,7 % en moyenne dans la majorité des pays de l’OCDE entre 1990 et la fin des années 200018. Ces analyses empiriques sont partagées par la Commission européenne19, le FMI20, le BIT21 ou encore la BRI22.
Evolution de la part des salaires dans le PIB, en France, depuis 1975 (données EUROSTAT, coût des facteurs en prix courant).
Néanmoins, malgré ce partage primaire, l’existence de profits n’implique pas nécessairement leur redistribution en dividendes. Ils peuvent (et doivent) également être retenus pour servir à financer les investissements de l’entreprise, et permettre la croissance, et ainsi des embauches, ou une hausse des salaires, selon le fameux « théorème » de l’ancien chancelier allemand Schmidt : « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Malheureusement, le second fait stylisé infirme ce théorème, de par la stagnation des taux d’investissement ces dernières décennies, en France comme en Europe, malgré la hausse généralisée.
Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’inflation par les profits est un phénomène peu discuté dans le discours public dominant. C’est un phénomène distributif découlant de rapports de force
Cela implique que les nouveaux profits sont versés en dividendes23. Cette stratégie court-termiste de satisfaction des actionnaires a pu mettre des entreprises en danger, en ne faisant pas les investissements nécessaires à leur survie. ENGIE en est un exemple, accumulant plus de 784 millions d’euros de pertes entre 2011 et 2021, tandis qu’elle versait à ses actionnaires la somme considérable de 23,6 milliards d’euros au cours de cette période comme le notait Oxfam France24. Une partie des profits a également alimenté un rachat massif d’actions (en 2011 en France, cela représentait 12 % des paiements aux actionnaires et ce chiffre est passé à près d’un tiers en 2021), constituant donc également une forme de rémunération pour les actionnaires. Ainsi, l’argument de la modération salariale de court terme au service des salariés à long terme ne tient pas, les taux de marge augmentant mais pas le taux d’investissement, ni en Europe, ni aux États-Unis (exception faite de nos amis danois).
Ces deux faits convergent en toute logique vers le troisième : une redistribution massive du revenu national, des salaires vers les dividendes versés25. Ainsi, entre 2011 et 2021, dans les 100 premières entreprises françaises cotées, la dépense par salarié n’a augmenté que de 22 %, tandis que les versements aux actionnaires ont augmenté de 57 %. Or, une des propositions essentielles de la théorie néo-classique et plus largement de l’économie mainstream – encore au coeur des modèles macroéconomiques utilisés à Bercy ou à la Commission européenne – est que la rémunération des facteurs de production (travail et capital) ne dépend que de leur productivité marginale, et donc des propriétés technologiques du système productif.
Si le capital devient plus efficace, alors les gains de productivité augmentent le rendement du capital. Idem pour le travail. Or, cela pose deux problèmes. D’une part, la répartition de la valeur découlerait de facteurs purement techniques, pas des dynamiques socio-politiques ou des rapports de force (ce qui a été de nombreuses fois empiriquement réfuté). D’autre part, si le travail devient plus productif, les salaires devraient absorber ses gains. Pourtant, on l’a vu plus haut, on ne peut que constater un décrochage entre productivité et salaires.
La situation actuelle ne fait que confirmer la prédation du capital au sein du conflit dans la distribution de la valeur, et cela depuis des décennies – désormais reconnue même chez Bloomberg. Il est aujourd’hui en plus doublé d’un conflit sur la répartition du poids de l’inflation entre travail et capital. Il s’agit là d’une actualisation de ce qu’il faut bien appeler lutte des classes. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’inflation par les profits est un phénomène peu discuté dans le discours public dominant. C’est un phénomène distributif découlant de ces rapports de force – une idée que l’on retrouve au cœur des travaux de l’économiste post-keynésien et marxiste Michał Kalecki, à la fois allié de Keynes et adversaire plus radical que ce dernier26.
L’inflation peut donc être vue comme un produit des rapports de force au sein de l’appareil productif : pour Kalecki, si les salariés sont en situation de rapport de force, ils sont susceptibles d’être à l’origine d’une hausse de salaire provoquant de l’inflation. Si ce sont les « capitalistes » qui le sont, ils peuvent se permettre d’augmenter leur marge, et donc des prix, sans augmentation des salaires. Ainsi, le discours autour du risque d’une spirale prix-salaire apparaît comme un moyen commode de faire oublier que le rapport de force est en défaveur des salariés.
Quelles mesures contre l’inflation face à la nouvelle forme du conflit autour de la valeur ajoutée ?
Quelles politiques publiques sont donc possibles face à cette inflation tirée par les profits ? Tout est ici un arbitrage entre salaire et profit : pour ramener les salaires réels à leur niveau pré-pandémie pour la fin de l’année 2024 tout en faisant décroître l’inflation jusqu’à son taux cible de 2 %, ils devraient croître de 5,5 %, et surtout, la part des bénéfices devrait tomber à son niveau le plus bas depuis le milieu des années 1990 (à productivité constante) – encore une fois une question de répartition. Sans action politique pour mettre fin à cette logique, le retour à la cible de 2 % d’inflation mise en avant par les institutions européennes deviendrait irréalisable en plus de modifier les anticipations des agents.
Au-delà du problème des sources de l’inflation, c’est bien l’obsession pour la stabilisation de l’inflation qui permet de maintenir un discours contre les politiques de hausses de salaires. Obsession qui est au cœur des politiques monétaires, au détriment d’autres enjeux comme l’emploi, et malgré le piège d’une crise déflationniste qu’une trop faible inflation pourrait provoquer.
Volcker, tout juste nommé à la tête de la Réserve fédérale n’avait ainsi pas hésité à déclarer au Congrès que pour se débarrasser de l’inflation, « le niveau de vie de l’Américain moyen [devait] baisser », assumant parfaitement le coût social de la politique monétaire, son fameux « choc », qu’il allait mener. La logique de la montée actuelle des taux par les banques centrales est similaire, malgré leurs digressions sur la promesse d’« une désinflation sans récession »27. Il est d’autant plus cocasse de relever que la hausse des profits ralentit l’impact désinflationniste desdites politiques monétaires, car offrant aux entreprises un airbag de trésorerie pour y résister plus longtemps.
Moins que le contrôle des prix, qui risque en effet d’affaiblir les entreprises réellement touchées par la hausse des coûts de production, notamment les PME, le contrôle des taux de marge semble donc être une possibilité intéressante. Une telle mesure a été mise en place par l’administration Roosevelt durant la Seconde Guerre mondiale, à travers l’établissement de l’Office of Price Administration en 1941, contrôlant prix à la consommation comme loyers.
De la même manière, il y a déjà un mécanisme relativement similaire en France dans les Outre-Mer à travers le Bouclier Qualité Prix, réunissant Préfet, associations de consommateurs et entreprises de manière coopérative. Quelques décennies plus tôt, le ministre des finances Raymond Barre – tout sauf marxiste – avait mis en œuvre un contrôle similaire des prix. Aujourd’hui, un tel dispositif ne permettrait pas de faire disparaître l’inflation incompressible induite par la hausse du coût d’extraction des énergies fossiles, mais au moins d’en limiter significativement les effets, en s’attaquant aux bénéfices des « profiteurs de guerre ».
Enfin, l’usage des profits eux-mêmes pourrait être questionné. Plutôt que d’alimenter des dividendes croissants, ils pourraient être réalloués pour financer des investissements, nécessaires dans le cadre du changement climatique, et qui permettraient de mettre en place une transition énergétique, seule politique permettant de résoudre la part de l’inflation causée par les matières premières et notre dépendance à l’importation de ces dernières28. Cela impliquerait un grand retour de l’instrument fiscal.
Des solutions politiques à disposition de Bercy existent donc, en alternative aux supplications du ministre de l’économie face aux entreprises. Mais une fois les causes de l’inflation comprises, lutter contre implique de s’attaquer à la racine du problème, en s’opposant à un système favorisant la rémunération du capital, au détriment des salariés et des investissements. Au vu de certaines urgences, climatiques par exemple, le « pragmatisme économique » appartient-il vraiment au camp qui s’en revendique ?
Notes :
1 Comprenant les salaires, les consommations intermédiaires comme l’énergie et les matières premières, mais aussi les intérêts des prêts etc.
2 Court, V. and Fizaine, F. (2017). “Long-Term Estimates of the Energy-Return-on-Investment (EROI) of Coal, Oil, and Gas Global Productions”, Ecological Economics 138: 145-159.
3 C’est l’effet « reine rouge », comme dans Alice au pays des merveilles : il faut courir de plus en plus vite pour ne serait-ce que faire du surplace. D’où la distinction fondamentale entre ressources fossiles (l’ensemble des quantités de matières fossiles présentes sur Terre) et réserves (le sous-ensemble des ressources qui est à la fois technologiquement et économiquement exploitable).
6 Les sources sont nombreuses, mais l’on pourra par exemple la déclaration de Christine Lagarde sur le blog de la BCE en juillet 2022, “Maintenir la stabilité des prix”.
8 Borio, C., Lombardi, M.J., Yetman, J. and Zakrajsek, E. (2023) “The two-regime view of inflation,” BIS Papers, Bank for International Settlements (Basel), number 133.
9 Boissay, F., De Fiore, F., Igan, D., Pierres-Tejada, A. and Rees, D. (2022). “Are major advanced economies on the verge of a wage-price spiral?”, BIS Bulletin N°53, Bank for International Settlements, Basel.
10 Une analyse de la concentration du marché du travail amène l’OCDE, dans son rapport sur l’emploi de 2022, à conclure qu’au moins un travailleur sur six est employé dans un marché monopsone, dans lequel les employeurs bénéficient d’un pouvoir quasi unilatéral pour fixer les salaires et les conditions de travail. Cela se traduit par des taux d’emploi et des salaires bas, ainsi que par une baisse de la qualité de l’emploi.
OCDE (2022). Employment outlook 2022 : Building Back More Inclusive Labour Markets. OCDE (Paris).
11 Par exemple, pour les USA, voir l’étude de la Réserve fédérale, et pour l’Italie, voir Lombardi et al. (2023).
12 Il est piquant de constater que l’OCDE, institution pourtant souvent qualifiée de néolibérale, appelait déjà les gouvernements de l’OCDE dans son même rapport de 2022 cité supra à renforcer le pouvoir de négociation collective des travailleurs et à soutenir les syndicats (incluant leur extension en taille).
14 Précisons pour le secteur agro-alimentaire qu’il y a tout de même toujours un effet de décalage, car les intrants sont achetés en amont par contrats à terme, faisant que leur production doit être écoulée au prix fort même en cas de réduction présente des prix des intrants. Enfin, dans les secteurs particulièrement touchés par la hausse du prix des intrants, des firmes ont préféré réduire leur taux de marge, que perdre en compétitivité.
15 Par exemple, dans le cas du pays européen le plus susceptible d’être victime d’une spirale prix-salaire, le Royaume-Uni, le principal syndicat britannique du secteur privé, Unite, a analysé les 350 premières entreprises cotées à la Bourse de Londres (FTSE 350), et identifié que les marges bénéficiaires moyennes sont passées de 5,7 % au premier semestre 2019 à 10,7 % au premier semestre 2022, un taux strictement supérieur à celui pré-crise sanitaire.
16 De même, les dix premiers fabricants mondiaux de semi-conducteurs ont réalisé 55 milliards de dollars sur la période, soit 96 % de plus.
17 De même, la concentration du marché dans certains secteurs (grande distribution, transports…) et l’existence de monopoles permis par l’Etat (énergie, distribution d’électricité…) renforcent le pouvoir de pricing. Enfin, le fait que toutes les entreprises soient théoriquement impactées par l’inflation importée des ressources sans en être responsables leur permet d’augmenter simultanément leur prix par collusion implicite, c’est un effet d’aubaine (la fixation du prix sur un marché même concurrentiel est finalement centralisé en termes de norme « sociale »).
19 European Commission (2007). “The labour income share in the European Union”, in Employment in Europe 2007, Directorate-General for Employment, Social Affairs and Equal Opportunities (Brussels), pp. 237–72.
20 IMF (2007). “The globalization of labor”, in World Economic Outlook, April 2007: Spillovers and cycles in the world economy (Washington, DC), pp. 161–92.
21 ILO (2012). Global Wage Report 2012/13: Wages and equitable growth (Geneva).
22 Bank for International Settlements (BIS). 2006. 76th Annual Report (Basel).
23 Lié au phénomène de financiarisation, depuis les années 1980: l’un des impacts de la financiarisation a ainsi été une refonte du partage de la valeur ajoutée, au bénéfice des dividendes, au détriment des salaires (ce qui fournit d’ailleurs l’une des explications du décrochage des salaires par rapport à l’augmentation de la productivité), mais aussi des investissements productifs. C’est l’une des conséquences du changement de doctrine d’entreprises durant les années 1970 aux États-Unis, faisant passer d’une doctrine « retain and reinvest » à « downside and distribute », comme expliqué par William Lazonick et Mary O’Sullivan dans “Maximizing shareholder value: a new ideology for corporate governance” (2000, Economy and Society). Concernant le fait que ce phénomène se fait en effet au détriment de l’investissement, on citera l’étude de Engelbert Stockhammer, “Financialisation and the slowdown of accumulation” (2004, Cambridge Journal of Economics).
24 Oxfam France (2023). Top 100 des Entreprises : L’Inflation des Dividendes, Oxfam France (Paris).
25 On relèvera au passage qu’hormis Eurostat, aucune institution ne publie de tables de données sur la distribution de la valeur entre salaires, investissement et dividendes, mais seulement quelques rapports épars, montrant leur déconnexion des réalités socio-économiques.
26 Position défendue il n’en reste par des économistes également du privé, comme l’économiste en chef de Natixis Patrick Artus.
27 En effet, loin du « ratio de sacrifice » qui renvoie au prix à payer en termes de chômage et de croissance pour réduire l’inflation, les théories macro-monétaires dominantes à la Lucas (Nobel 1995) et Sergent (Nobel 2011) considèrent que, si la banque centrale est crédible, il suffirait pour elle de s’engager à une politique désinflationniste, et la désinflation serait immédiate et sans récession car les agents réduiraient leurs anticipations d’inflation en conséquence au niveau ciblé, la ramenant à ce niveau sans impact sur le reste de l’économie. Les banquiers centraux aimeraient que les politiques monétaires soient si simples à mener…