Quelles perspectives pour Die Linke?

Oskar Lafontaine, fondateur de Die Linke. ©Dirk Vorderstraße. Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license.

L’Allemagne semble sur un nuage : la croissance économique reste forte, les protestations de l’extrême-droite ont baissé en intensité et la chancelière Merkel semble avoir déjà obtenu un quatrième mandat à l’heure où le dégagisme fait des siennes sur tout le continent. Autre particularité : alors que la gauche radicale a le vent en poupe depuis quelques années, Die Linke semble progresser très lentement et sans enthousiasme, alors que le contexte social est tout aussi insupportable qu’ailleurs. D’où vient cette stagnation et comment y remédier?

Le 24 Septembre auront lieu, comme tous les 4 ans, des élections renouvelant la totalité du Bundestag, le parlement fédéral allemand. La chancelière Angela Merkel, dont le parti chrétien-démocrate est donné grand favori, a de fortes chances d’obtenir un quatrième mandat. Elle a pour adversaire principal le SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands, le parti social-démocrate) avec qui elle a pourtant gouverné le pays durant les quatre dernières années. Les sociaux-démocrates ont bien quelque peu tenté de se positionner en alternative à leur allié de gouvernement en préférant l’ancien président du Parlement Européen Martin Schulz (qui dirigeait l’institution en coalition avec le Parti Populaire Européen, groupe parlementaire de la droite) au terne vice-chancelier de la coalition Sigmar Gabriel, mais sans grand succès. L’accession de celui-ci à la chancellerie, sur laquelle Benoît Hamon basait ses plans de refonte des traités européens, est plus que compromise.

Décrit avec précision comme un “produit médiatique” par le Monde Diplomatique, Martin Schulz a mené une campagne basée au départ sur des revendications sociales peu crédibles au regard de son parcours, avant de ne laisser dépasser que de légères différences entre son programme et celui de la CDU-CSU (“Die Union”, le parti d’Angela Merkel). Étonnamment, sans doute en raison de la meilleure santé économique du pays – bien qu’elle occulte une précarité omniprésente et d’importantes disparités entre l’Est et l’Ouest – les sociaux-démocrates, acquis à la “troisième voie” centriste-libérale depuis les années Schröder (chancelier SPD de 1998 à 2003 ayant conduit les tristement célèbres réformes Hartz) semblent promis à un avenir moins morose que celui de nombre de leurs alter-egos européens. La capacité de Merkel à assécher leur programme durant les 4 dernières n’aura peut-être pas raison du plus vieux parti politique allemand cette année, mais le jeu de miroirs pratiqués par les deux principaux partis allemands indique une voie claire vers une lente marginalisation.

“Peu importe la composition finale du gouvernement, la tendance ordo-libérale devrait demeurer et les concessions au grand patronat allemand s’accentuer en présence du FDP au gouvernement.”

Quelque soit le résultat final, l’Allemagne sera, sauf surprise, gouvernée par un gouvernement de coalition étant donné que le système électoral d’outre-Rhin garantit une représentation à la proportionnelle de tous les partis réunissant plus de 5% des voix. Puisque la CDU-CSU exclut toute coalition avec l’AfD, nouveau parti de droite radicale qui avait manqué de peu la marche pour entrer au Bundestag en 2013, la chancelière devra chercher ses alliés auprès du très libéral FDP ou de Die Grünen (les Verts, parti écologiste). A moins – plus improbable – qu’elle ne décide de reconduire la Große Koalition. Peu importe la composition finale du gouvernement, la tendance ordo-libérale devrait demeurer et les concessions au grand patronat allemand s’accentuer en cas de présence du FDP au gouvernement. Suite aux excédents budgétaires fédéraux records, une baisse d’impôts est notamment envisagée.

Face à ce paysage politique éclaté et très largement dominé par la droite conservatrice, et malgré l’omniprésence de la précarité et une certaine lassitude des Allemands à l’égard de leur chancelière, le parti de gauche radicale Die Linke, né en 2007 de la fusion d’anciens communistes et de frondeurs du SPD, semble stagner dans les sondages et peine à élargir son électorat. L’élan trouble-fête initial de la fin des années 2000 et la position de troisième force au Bundestag tenue depuis 2013 sont loin derrière. Les sondages, malgré bon nombre de limites, prévoient un score aux environs de 10%, une maigre progression par rapport aux dernières élections alors que la gauche radicale a le vent en poupe sur le reste du continent. Les raisons en sont multiples, mais il semble clair que de nombreux chantiers théoriques et stratégiques vont devoir s’ouvrir dans ce parti au terme des élections de cette année.

La centralité de la question migratoire

L’un des thèmes qui a dominé la campagne électorale, contribuant assez largement à la domination sans partage de la scène politique allemande par Angela Merkel, est celui de l’accueil des réfugiés. Le pays en a accueilli plus d’un million dans la seule année 2015 et les protestations d’une partie de la population allemande, notamment le fait du groupe Pegida, ont été nombreuses. Angela Merkel a su utiliser avec succès cet accueil pour mettre en avant la dimension humaniste qu’il comprend, avant d’en restreindre très largement le flot à travers un accord avec la Turquie. Cela lui a permis de satisfaire les exigences de son allié bavarois la CSU et d’éviter une fuite trop importante des électeurs a sa droite en faveur de l’AfD. Jusqu’ici, cette stratégie de triangulation, consistant à récupérer une demande politique de l’adversaire, a fonctionné à merveille en sa faveur, de la même manière que la mise en place d’un salaire minimum, revendiqué depuis longtemps par le SPD et Die Linke.

Le parti de la gauche radicale ne traverse pas ce contexte de la même manière : les prises de position de Sahra Wagenknecht, tête de liste de Die Linke, ont donné naissance a de longs débats et a une importante contestation au sein de son parti. Il est fort probable que ses orientations soient étrillées et présentées comme les raisons d’une mauvaise performance électorale une fois les résultats connus. Bien que le parlementarisme allemand cède moins à la personnalisation de la politique qu’en France, et que le parti, tout comme les Verts et l’AfD, présente deux têtes d’affiche, Sahra Wagenknecht en est de loin la représentante la plus connue.

En effet, à la suite des viols durant les célébrations du Nouvel An à Cologne, la candidate a appelé à la déportation, de manière individuelle, des réfugiés reconnus coupables de crimes, à renforcer les effectifs de police mis à mal par l’austérité budgétaire permanente et à limiter le nombre de réfugiés accueillis. Ce faisant, Wagenknecht est allée à l’encontre de la tradition humaniste et antiraciste de son parti. Si le programme de Die Linke conserve les traits classiques de la gauche radicale – accroissement de l’aide au développement, interdiction des exportations d’armes allemandes vers les pays en développement, critique des interventions armées occidentales et des impacts du libre-échange sur les populations vulnérables… -, il est indéniable que la position du parti sur cette question est devenue beaucoup plus opaque.

L’idée que les immigrés servent en général de main-d’oeuvre bon marché au patronat allemand et que leur exploitation fait d’eux une population clé pour les propositions socio-économiques du parti fait consensus. Toutefois, le parti doit aussi prendre en compte l’inquiétude grandissante des Allemands concernant la sécurité de leurs emplois, remise en question par l’arrivée d’une nouvelle armée de réserve, et l’exaspération quant au coût de cet accueil alors que l’Etat-providence a été constamment fragilisé depuis une quinzaine d’années. Ce problème d’articulation des demandes de différents pans de la société est particulièrement présent à l’Est où l’assise électorale de Die Linke et de l’AfD est plus forte qu’ailleurs et a mené le parti à une forme de tergiversation sur la question. Ces débats font d’ailleurs écho à ceux d’autres formations de gauche radicale en Europe, cherchant à articuler de la meilleure manière l’antiracisme et l’utopie d’un monde sans frontières avec la complexité de la réalité. Pour les intéressés, voici les arguments des soutiens de ce choix discursif et ceux de ses adversaires.

“Si le programme de Die Linke conserve les traits classiques de la gauche radicale, il est indéniable que la position du parti sur la question migratoire est devenue beaucoup plus opaque.”

Pour ne rien arranger, les prises de positions de Wagenknecht et de son conjoint Oskar Lafontaine, ancienne figure du SPD, ministre des finances de Gerhärd Schröder durant à peine quatre mois et membre fondateur de Die Linke, ont fait le jeu des médias hostiles, trop heureux d’exagérer les divisions et de torpiller Wagenknecht, mais aussi de ses adversaires de “l’aile droite” de Die Linke. Les dirigeants de la région de Thuringe, land gouverné par Die Linke en coalition “rouge-rouge-vert” avec le SPD et Die Grünen, et qui n’hésite pas à participer aux déportations d’immigrés organisées par le gouvernement fédéral, sont portant peu exemplaires sur la question. Quant à “l’aile gauche” de Die Linke, à l’exception de son soutien à Sahra Wagenknecht, elle semble avoir manqué de stratégie claire depuis plusieurs années, d’après le récit de Loren Balhorn, membre berlinois de Die Linke et contributeur de Jacobin Magazine sur les thématiques allemandes. Ces chamailleries internes ne sont pas nouvelles dans un parti-cartel, mais elles tombent sans doute au pire moment, en aspirant l’énergie et la bonne volonté des militants dans des débats peu constructifs tant cette question est sujette au règne de l’émotion, au détriment des actions de campagne et des mobilisations. 

Dès sa fondation, Die Linke a en effet hérité de plusieurs décennies de cultures politiques différentes : anciens communistes d’Allemagne de l’Est du défunt parti PDS, lui-même héritier du SED, le parti unique de la République Démocratique Allemande, militants des anciens groupuscules maoïstes et du parti communiste de l’Allemagne de l’Ouest – le stalinisme et le maoïsme n’étant que de lointaines affiliations partisanes abandonnées depuis par l’écrasante majorité des militants – et transfuges du SPD en désaccord avec la politique de troisième voie néolibérale choisie par celui-ci dans les années 2000. Cette addition des forces de gauche, proche de l’ancien Front de Gauche, de Syriza en Grèce ou de Izquierda Unida en Espagne, était une réussite dans le contexte porteur de la naissance du parti en 2007 – réformes Hartz et Agenda 2010 mis en place par le SPD et mouvement pacifiste-antimilitariste suite à la participation à l’intervention occidentale en Afghanistan – mais les évolutions politiques des dernières années ont fait ressurgir des divisions.

Des orientations stratégiques a revoir ?

Le contexte politique n’est cependant pas la seule raison du creux de vague actuel, les choix stratégiques de Die Linke en sont également responsables. Suite à une percée lors des élections fédérales de 2009 et des autres élections tenues à la même période, Die Linke a en effet envoyé la majeure partie de ses militants dans les Landtage (les parlements des Länder) ou au Bundestag (le parlement fédéral, situé à Berlin) et s’est largement focalisé sur le travail parlementaire. S’en est suivi un désinvestissement de la sphère des mouvements sociaux et un éloignement vis à vis des citoyens : Loren Balhorn parle à ce sujet d’une “normalisation” qui rend le parti moins attractif aux yeux des déçus de la politique, dont l’AfD est la première à profiter. Néanmoins, celui-ci insiste sur le fait que l’apparition de Die Linke a offert un visage et une voie à la gauche radicale, mais aussi des ressources financières, matérielles et même intellectuelles via la fondation Rosa Luxemburg. Par ailleurs, le parti semble avoir pris la mesure de la nécessité de participer aux mouvements sociaux et de penser le parlement comme un miroir des confrontations et des débats de la société plutôt que comme le lieu central de l’action politique. L’initiative de Bernd Riexinger, coprésident du parti, et de Katja Kipping, figure du socialisme libertaire, dénommée “connective party”, vise à expérimenter cette stratégie “dedans-dehors” en s’intéressant en particulier aux précaires du milieu hospitalier et aux nouveaux mouvements sociaux des industries de services : fast-food, grands magasins, sécurité ou encore centres d’appels. En somme, les millions d’occupants de minis-jobs.

“Die Linke a envoyé la majeure partie de ses militants dans les Landtage ou au Bundestag et s’est largement focalisé sur le travail parlementaire. S’en est suivi un désinvestissement de la sphère des mouvements sociaux et un éloignement vis-à-vis des citoyens.”

Demeure cependant une question cruciale sur laquelle Die Linke n’a jamais été parfaitement clair : celle de la position à adopter vis-à-vis du SPD. En raison de ses scores limités et du proportionnalisme électoral allemand, Die Linke ne peut gouverner seul. Se montrer trop intransigeant sur ses demandes risque alors d’entraver les offres de coalition, d’enfermer Die Linke dans une opposition permanente et de décourager les électeurs de voter pour une force renonçant à l’exercice du pouvoir. Sauf à obtenir une très peu probable majorité de voix, Die Linke est donc condamné à former des coalitions lorsque des occasions intéressantes se présentent. Seuls deux partis ont suffisamment de poids politique et de proximité – parfois lointaine, tout de même – idéologique : Die Grünen et le SPD. Les scores des premiers sont similaires à ceux de Die Linke et ne permettent pas d’envisager une somme suffisante. Die Grünen a néanmoins suffisamment de malléabilité idéologique pour qu’on y trouve des anticapitalistes tout comme des néolibéraux, ce qui laisse un certain espace pour coopérer.

Difficile d’en dire autant du SPD, qui a abandonné le marxisme depuis le congrès de Bad-Godesberg en 1959, mis en place des mesures libérales très controversées sous Schröder et participé à deux grandes coalitions avec la CDU-CSU de Merkel (2005-2009 et 2013-2017). Toutefois, le SPD gouverne en coalition avec Die Linke en Thuringe, au Brandebourg et à Berlin. En raison de sa structure complexe faite de nombreux courants, Die Linke est régulièrement divisé sur la position à adopter vis-à-vis de du SPD : le Forum Socialisme Démocratique (Forum Demokratischer Sozialismus) et le Réseau de la Gauche Réformiste (Netzwerk Reformlinke) sont favorables à des alliances alors que d’autres courants les rejettent. La Gauche Anticapitaliste (Antikapitalistische Linke) à laquelle appartient Sahra Wagenknecht demande quant à elle des garanties minimales telles qu’un moratoire sur les privatisations ou sur la baisse des dépenses sociales. Les premiers slogans de Die Linke “Richesse pour tous” et “plus la gauche est forte, plus le pays devient juste socialement”, en plus d’être creux, semblaient tendre une main au SPD pour peu que celui-ci veuille bien lâcher un peu de lest sur certaines questions. L’année 2017, marquée par l’accession à la tête du SPD de Martin Schulz, au discours plus critique vis-à-vis de l’Agenda 2010 que nombre de ses prédécesseurs mais apparaissant cependant prêt à gouverner avec Merkel, a une nouvelle fois fait ressurgir ces débats. Cette année, Die Linke s’oriente vraisemblablement à nouveau vers l’opposition.

Que changer ?

A l’aune de ce bilan en demi-teinte – résultats corrects et enracinement confirmé d’une force importante à la gauche du SPD mais errements stratégiques – Die Linke va sans doute devoir travailler en profondeur à rendre son message plus audible. Le programme est globalement complet et certains visages bien reconnus à l’échelle nationale, mais il est temps de refaçonner la communication du parti pour qu’il cesse enfin d’apparaître en marge de la centralité politique exercée par le SPD et l’union CDU-CSU. Die Linke ne peut mener une opposition institutionnelle permanente et attendre la bonne volonté d’un dirigeant du SPD pour pouvoir mettre en oeuvre ses propositions, le cas Schulz en est la démonstration irréfutable. Peut-être qu’une figure comparable à Jeremy Corbyn ou à Pedro Sánchez émergera et transformera le SPD, mais que se passera-t’il si ce n’est pas le cas? Et si cela prend cinq ou dix ans, durant lesquels la précarité et la pauvreté continueront d’augmenter en dehors des secteurs tournés vers l’exportation qui bénéficient des conventions collectives et de la cogestion avec les syndicats?

“Die Linke doit revendiquer la centralité du jeu politique, non pas sur un axe gauche-droite vidé de sa signification par les grandes coalitions, mais sur un clivage à créer entre le peuple victime de l’ordo-libéralisme et des élites politiques et économiques dont le programme se résume à la préservation du statu-quo.”

Le choix d’une structure de parti-cartel est évidemment critiquable mais en changer paraît compliqué, au moins à court-terme. La communication du parti, elle, peut être revue bien plus rapidement. Die Linke ne peut continuer à apparaître comme l’hémisphère gauche du SPD qui lui rappelle de temps en temps son passé glorieux de défense du prolétariat. Le parti doit revendiquer la centralité du jeu politique, non pas sur un axe gauche-droite vidé de sa signification par les grandes coalitions, mais sur un clivage à créer entre le peuple victime de l’ordo-libéralisme et des élites politiques et économiques dont le programme se résume à la préservation du statu-quo. En bref, un discours populiste similaire à ceux qui ont porté en quelques années la France Insoumise, Podemos, Jeremy Corbyn ou Bernie Sanders plus proches du pouvoir que n’importe quelle force de gauche radicale depuis 30 ans. Rien ne force non plus Die Linke à conférer à Die Grünen l’hégémonie des questions environnementales. Le scandale lié au diesel, la part toujours trop importante du charbon dans le mix énergétique, les grands projets inutiles comme le nouvel aéroport de Berlin ou le projet ferroviaire Stuttgart 21 suscitent une vague de contestation qui ne peut être ignorée. On entend pourtant trop peu Die Linke sur ces sujets.

Face au peu d’entrain que suscite des élections que l’on dit jouées d’avance et à une situation sociale qui ne s’améliore pas, la demande d’une alternative monte inexorablement. Elle ne tardera pas à éclater au grand jour lorsque la phase de prospérité actuelle montrera des signes de faiblesse et que la chancelière Merkel, exténuée par 4 années supplémentaires d’exercice du pouvoir, ne saura y répondre. Merkel a certes privé ses adversaires de revendications phares comme le salaire minimum, l’accueil de réfugiés et la sortie progressive du nucléaire, et elle devrait donc vaincre par K.O. dimanche. Mais sa probable victoire écrasante ne sera pas un triomphe : elle signera l’ajournement d’une politique alternative et une résignation à la meilleure situation possible dans le carcan austéritaire, anti-inflationniste, libéral et mondialisé qui règne en Europe. La nature ayant horreur du vide, si Die Linke ne renouvelle pas rapidement son discours et sa stratégie globale, l’AfD saura en profiter. La droite radicale devrait obtenir un score comparable à celui de Die Linke, en baisse par rapport à son boom des deux dernières années. Elle va pourtant faire son entrée au Bundestag. La stabilité apparente de la politique allemande cache sans doute un avenir beaucoup plus tumultueux.

Réunification allemande : les leçons à en tirer pour la zone euro

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Mur de Berlin © Raphaël Thiémard

La réunification allemande ne s’est pas faite sans douleur pour les territoires est-allemands : l’imposition brutale du régime ordolibéral de l’Ouest a provoqué une grave crise économique et sociale, dont les effets persistent encore aujourd’hui. Les partisans de la zone euro auraient tout intérêt à y réfléchir : calquer l’ordo-libéralisme sur des territoires qui n’y sont pas préparés, y imposer une seule monnaie et réfuter toute politique industrielle ou protectionniste, voilà un programme qui a échoué une fois en Allemagne de l’Est, et qui n’a pas plus de chance de réussir à plus grande échelle en Europe…

La réunification allemande : l’OPA de l’Ouest sur l’Est

Deux dates reviennent souvent pour parler de la réunification allemande à la fin du XXème siècle : le 9 novembre 1989, jour de la chute du Mur de Berlin qui séparait la République fédérale d’Allemagne (RFA) à l’Ouest de la République démocratique allemande (RDA) à l’Est; et le 3 octobre 1990, jour de la proclamation de la réunification allemande. Une autre date se révèle pourtant tout aussi importante, nécessaire à la réunification du 3 octobre 1990 et décisive pour les conséquences socio-économiques de la réunification : le 1er juillet 1990, date l’entrée en vigueur de l’union monétaire, économique et sociale allemande.

Si les images des manuels d’histoire montrent des millions d’Allemands heureux de se retrouver, de former un seul et unique pays, il n’en existe pas moins une face plus sombre de cet évènement. En effet, loin d’être une union d’égal à égal, la réunification allemande est avant tout une victoire de l’Ouest sur l’Est, dans un sens quasi-militaire. Comme dans toute guerre, le vaincu est à la merci du vainqueur et doit accepter ses règles. Dans le cas de la réunification allemande, cela s’est traduit par une exportation brutale du régime économique ouest-allemand dans les Länder de l’Est. Alors que les deux économies avaient suivi des voies radicalement différentes depuis plus de trente ans, les dirigeants de la RFA ont cru bon remédier à cela en calquant le modèle ordo-libéral sur un territoire et une économie loin d’y être préparés.

Pourtant, certains acteurs s’étaient prononcés contre une telle thérapie de choc. La Bundesbank et le Conseil des Sages (un comité d’économistes en charge de conseiller le chancelier de la RFA), pourtant loin d’être hétérodoxes, avaient déjà mis en avant le risque d’une grave crise économique et sociale. Mais le chancelier de l’époque, Helmut Kohl en a décidé autrement, et a choisi la méthode brutale. Trois arguments, pour le moins douteux, sont alors avancés. D’abord, si l’union monétaire provoque une crise économique, cela provoquera aussi un phénomène de destruction créatrice, théorisé par l’économiste Schumpeter : des entreprises disparaîtront mais au profit d’autres firmes plus compétitives, et l’économie est-allemande en tirera profit. Deuxièmement, l’introduction du Mark en RFA au lendemain de la 2nde guerre mondiale a été le point de départ du Wirtschaftswunder allemand (i.e le miracle économique allemand), et il n’y aucune raison qu’il n’en soit pas de même à l’Est. Troisièmement, faire une réunification rapide est aussi un symbole politique fort à envoyer aux Allemands, à l’Europe et au monde.

Imposer le modèle ordo-libéral en Allemagne de l’Est

Ainsi, le 1er juillet 1990 l’ex-Allemagne de l’Est adopte la monnaie de la RFA, le Deutschmark, avec un taux de 1 : 1 pour les salaires et l’épargne. Un tel taux de conversion représente alors une appréciation de 300% à 400% de la monnaie en Allemagne de l’Est ! Aucune économie ne peut prétendre pouvoir soutenir un choc aussi violent.

Deuxième décision majeure prise par les dirigeants de l’Ouest : le refus d’annuler les dettes des coopératives et des entreprises privatisées de l’Est. Or, les entreprises de RDA avaient dans leur comptabilité des crédits pour financer des crèches, des routes, des dispositifs d’assainissement de l’eau, etc., c’est-à-dire un ensemble d’activités qui n’avait rien à voir avec l’activité marchande de l’entreprise. Ces biens et services étaient à la charge des communes en RFA, tandis qu’elles étaient en partie prises en charge par les entreprises en RDA.

Troisième choix fait par la RFA au détriment de la RDA lors de la réunification : le refus d’accéder à la demande de l’Est de bénéficier d’un certain protectionnisme économique et d’une politique industrielle pour les entreprises des anciens territoires de la RDA. Au nom des principes économiques de l’ordolibéralisme, le marché seul doit réguler la compétitivité des entreprises.

Les fausses promesses de la réunification

Au final, l’économie est-allemande se voit dotée d’une monnaie surévaluée et exposée à une concurrence des firmes occidentales bien trop fortes. Résultat : le PIB de l’Est chute de 25% au deuxième semestre 1990 par rapport au deuxième semestre 1989. A cela s’ajoute logiquement un choc démographique en Allemagne de l’Est : sur la période 1989-1990, 800 000 personnes quittent la RDA. Ce mouvement ralentit dans les années 1990 mais continue, si bien qu’au final, entre 1989 et 2008, le solde migratoire de l’Allemagne de l’Est est négatif de 1,6 millions de personnes. Autrement dit, les anciens territoires de la RDA ont perdu 10% de leur population en 10 ans à cause de l’émigration seule. Comment imaginer qu’une telle évolution démographique n’ait pas d’influence sur la main d’oeuvre et sur la demande globale à l’Est ?

Encore aujourd’hui, plus de vingt-cinq années après la réunification, les promesses d’égalité entre les deux Allemagne sont loin d’être tenues. En 2015,  le PIB des Länder de l’Est atteint 67% de celui des Länder de l’Ouest. La productivité y est aussi moindre de 20% et le chômage est plus élevé (5,9% à l’Ouest contre 9,8% à l’Est en 2014). Enfin, les salaires aussi se creusent : si on prend le pays entier comme base 100, en 2013 le revenu disponible par habitant est de 103,6 pour les Länder de l’Ouest contre 85,2 pour ceux de l’Est si on n’y inclut pas Berlin.

Ce que l’histoire allemande nous dit sur la viabilité du projet européen : des histoires similaires pour des destins similaires ?

Cette petite histoire économique de la réunification allemande interpelle sur l’avenir de la zone euro. En effet, le parallèle entre le processus de réunification allemande et le projet fédéral européen est frappant. Pour faire court, en 1990, la RFA plaque son modèle ordolibéral en Allemagne de l’Est. Conséquences : réévaluation brutale de la monnaie, crise économique et désindustrialisation importante. Face à cela, le gouvernement de l’Allemagne réunie a mis en place des transferts financiers afin de stabiliser la transition économique à laquelle faisaient face les populations de l’Est. Néanmoins, même plus de vingt ans après, ces efforts financiers n’ont pas suffi pour réaliser le rattrapage économique promis.

Cela pose la question de la viabilité de la zone euro, elle aussi fondée sur le modèle ordolibéral. En effet, l’introduction de l’euro a également provoqué la réévaluation de certaines monnaies européennes, et un mouvement de désindustrialisation, notamment dans le sud de l’Europe (Espagne, Italie, Grèce, et dans une moindre mesure la France). De la même manière, les partisans du projet européen prédisaient un rattrapage économique grâce à la monnaie unique. Face à cet échec latent, les partisans des « Etats-Unis d’Europe » en appellent désormais à une solidarité budgétaire européenne, c’est-à-dire à des transferts financiers entre Etats, dans le but de compléter la monnaie unique en faisant converger les économies européennes.

À partir de l’échec constaté de la réunification allemande, effectuée sous la direction de la RFA et de ses principes ordolibéraux, peut-on imaginer que le projet d’Europe fédérale, dotée d’une monnaie unique et d’un système de transfert budgétaire, ait plus de réussite? Il est clair qu’au vu de la gestion des Länder de l’Est par l’Allemagne, on peut en douter…

Il existe donc des similarités entre ce que l’Allemagne de l’Ouest a fait à l’Allemagne de l’Est lors de la réunification, et ce que l’Allemagne fait aujourd’hui dans la zone euro. Imposer de manière autoritaire et brutale un modèle économique et punir les éventuels déviants, malgré l’échec économique évident, et quitte à laisser émerger des mouvements fascistes (Pegida en Allemagne de l’Est, Aube dorée en Grèce…), voilà donc quelques questions à se poser sur une zone euro qui se veut fédératrice…


Pour aller plus loin:

Carroué, Laurent (1992): Le coût de l’unification à marche forcée de l’Allemagne. URL : https://www.monde-diplomatique.fr/1992/10/CARROUE/44742

Gisselbrecht, André (1991): Après l’unification de l’Allemagne, le chagrin. URL: http://www.monde-diplomatique.fr/1991/04/GISSELBRECHT/43430

Zielinski, Bernd: L’unification économique de l’Allemagne en 1990. Une thérapie de choc controversée, in: Vingtième siècle. Revue d’histoire B 2 (2011), pp.97-110

Manale, Margaret: Travail, territoire, identité dans l’ex-Allemagne de l’Est, in: L’Homme et la société B 3 (2007), pp.29-43.

Bundesministerium für Wirtschaft und Energie: Wirtschaftsdaten Neuen Bundesländer. Berlin 2015.

Crédit photo: © Raphaël Thiémard