« Modi joue la carte sécuritaire et ethno-nationaliste » – Entretien avec Christophe Jaffrelot

©Пресс-служба Президента Российской Федерации

Le gouvernement nationaliste indien de Narendra Modi a annoncé unilatéralement le 5 août dernier la fin du statut d’autonomie du Cachemire, statut qui prévalait depuis 1949 dans cet état indien à majorité musulmane. Depuis cette annonce, toutes les communications avec l’extérieur y ont été coupées et les Cachemiriens vivent dans un isolement total. Les relations avec le Pakistan voisin s’enveniment dangereusement, celui-ci venant de rappeler son ambassadeur à Delhi et de rompre l’ensemble des relations commerciales avec l’Inde. Pour tenter de mieux cerner les origines de cette décision explosive, et la stratégie actuelle du gouvernement Modi, nous avons interrogé Christophe Jaffrelot, un des meilleurs spécialistes français du sous-continent indien et de sa classe politique. Propos recueillis par Benjamin Joyeux.


 

LVSL – Quelles sont les principales leçons à tirer des dernières élections législatives indiennes d’avril-mai de cette année, marquées par une nette victoire du parti du Premier Ministre sortant Narendra Modi ?

Christophe Jaffrelot – La principale leçon est que Narendra Modi a réussi à se réinventer alors qu’il avait subi des revers sérieux en 2017 et 2018, en perdant notamment au Madhya Pradesh, au Rajasthan et au Chhattisgarh. Il s’est réinventé sur un terrain jusqu’alors inexploré (il avait été élu sur un agenda plutôt économique en 2014) en jouant la carte sécuritaire et ethno-nationaliste vis-à-vis du Pakistan, suite à l’attentat de Pulwama perpétré au Jammu-et-Cachemire en février 2019 et qui avait fait 41 morts[1]. Modi avait pu alors ordonner des frappes côté pakistanais, ce qui avait littéralement créé une « hystérie nationaliste » sur laquelle il a surfé jusqu’au scrutin d’avril dernier.

Il y a chez le national-populiste qu’est Modi une sorte de répertoire le faisant passer du populisme socio-économique au national populisme ultranationaliste lui ayant permis de refaire pratiquement la performance d’il y a cinq ans. Il y a très peu de différences en termes de sièges entre 2014 et 2019.

La 2e leçon est que les institutions qui sont censées garantir la régularité des scrutins en Inde, et notamment la commission électorale, sont de plus en plus fragiles. On les a vu céder sous les coups de la majorité. Par exemple, il y a eu un dépassement du plafond des dépenses du côté du BJP[2] et la majorité n’a rien dit.

D’ailleurs, ceci constitue une 3e leçon de cette élection : le rôle de l’argent y a été sans précédent. Les évaluations les plus fiables disent que l’on a dépensé plus de 7 milliards de dollars lors des dernières élections indiennes. C’est plus que les élections américaines de 2016, pourtant les plus chères de l’histoire. La plupart de cet argent a été dépensé par le BJP qui a reçu des dons de la part des hommes d’affaires. On est désormais dans une situation très préoccupante où l’argent tend à faire l’élection. A ce point-là, c’est un phénomène nouveau.

Une des dernières leçons à tirer de ces élections est le rôle des médias en faveur de Modi. D’abord la télévision, avec la plupart des chaînes qui appartiennent à des hommes d’affaires ayant besoin de la bénédiction du pouvoir pour faire tourner leurs activités industrielles. Les salles de rédaction ont été soumises à de très fortes pressions lorsqu’elles traitaient du gouvernement. On a vu la complaisance des médias se traduire par quantité d’entorses à l’éthique journalistique : pratiquement aucune question qui dérange dans les interviews, aucune conférence de presse – ce qui est devenu la règle -, etc. A côté de cela, il y a les médias sociaux qui constituent une arme redoutable pour tous les populistes, et pour Modi en particulier. On a ainsi vu des « trolls », des spécialistes de la désinformation, qui sont payés, voir salariés du BJP, et qui s’en sont donnés à cœur joie, en prétendant par exemple que Rahul Gandhi[3] était un musulman, que sa circonscription était à majorité musulmane, que le parti du Congrès lorsqu’il était au pouvoir traitait les djihadistes comme des gens respectables, etc. C’est ridicule, mais ça sature l’espace public, créant une atmosphère qui finit par avoir un effet délétère.

LVSL – Quels sont désormais les nouveaux rapports de force au sein du champ politique indien ?

C.J. – Le BJP est maintenant dans une situation hégémonique, qui tient au fait qu’il a remporté 300 sièges à la chambre basse[4] mais également qu’il a réussi à déstabiliser l’opposition, notamment à la chambre haute[5], où il n’a pas la majorité mais où il parvient maintenant à faire voter pour lui des partis régionaux. Des partis qui sont à la tête d’Etats de l’Union indienne et qui reconnaissent la force de ce pouvoir viennent d’être reconduits dans ces fonctions. Ils négocient alors des échanges de bons procédés. A la chambre haute, il n’y a plus la résistance qu’on avait pu observer jusqu’alors. Le BJP vient ainsi de faire passer des lois draconiennes, comme une loi antiterroriste très liberticide à la chambre haute avec l’appui de partis régionaux qui étaient avant dans l’opposition. C’est un changement considérable qui témoigne de l’hégémonie grandissante du BJP. A cela s’ajoute que le parti du Congrès est sorti désuni et éreinté des élections. Cela se traduit par des transferts de députés du Congrès qui passent au BJP au niveau des Etats. Cela a fait perdre la coalition du Congrès au pouvoir dans l’Etat du Karnataka au profit du BJP. On va observer un peu partout ce phénomène, comme dans l’Etat du Maharashtra.

Dans les assemblées, et même au Parlement national, des gens du Congrès votent désormais avec le BJP. On l’a vu avec la transformation du statut du Cachemire qui n’a pas entraîné un rejet général. Si Rahul Gandhi a refusé cette décision, d’autres membres du Congrès l’ont approuvée. C’est ce qu’on a pu également observer avec la loi antiterroriste.

C’est donc une hégémonie au carré : il y a d’une part un parti dominant qui est plus fort qu’avant, et d’autre part une opposition en miettes.

LVSL – Quelles sont du coup les principales priorités de la majorité actuelle ?

C.J. – On peut citer ce qui relève du sécuritaire et de l’ethno-nationalisme qui va de pair. Le BJP a réussi à l’emporter alors que la situation économique indienne s’était fortement dégradée, grâce à cette campagne anti-pakistanaise très portée sur l’Hindutva[6]. Du coup, le BJP se dit que ce n’est pas forcément la peine de s’échiner à relancer l’économie puisqu’il suffit de surfer sur l’identitaire et le sécuritaire. Cela s’est traduit par une loi antiterroriste calamiteuse qui réduit considérablement les libertés individuelles, et par cette fameuse transformation du statut du Jammu-et-Cachemire qui perd son autonomie spéciale et son statut d’Etat, et devient un territoire de l’Union. Le BJP avait promis d’abolir l’article 370 de la Constitution indienne[7] depuis très longtemps et il l’a fait.

Les autres priorités du même ordre que l’on va voir se développer concernent l’enregistrement des citoyens, en fait la redéfinition de ce qu’est que la citoyenneté indienne : on est en effet en train de recenser ceux qui sont vraiment arrivés depuis très longtemps en Assam[8], dans le Nord-Est, et d’exclure ceux qui n’y sont pas depuis assez longtemps. C’est le début de ce qu’on appelle le National Citizenship Register, qui va aller de pair avec l’amendement du Citizenship Act pour qu’explicitement les musulmans qui ne sont pas indiens mais qui viennent des pays voisins, évidemment principalement en provenance du Bengladesh, soient d’abord parqués dans des camps puis déportés. Cela a commencé et on va voir jusqu’où la majorité est prête à aller. Evidemment, ce serait ennuyeux de s’aliéner le Bengladesh en y renvoyant à tout prix quatre millions de musulmans parlant Bengali. C’est une dimension diplomatique très lourde avec le Bengladesh. Mais sans aller jusque-là, le pouvoir indien va tenter quelque chose, car c’est une priorité, avec l’idée de commencer par l’Assam avant le reste du pays. Cette volonté de recenser les citoyens et de déporter les migrants qui ne sont pas éligibles à la citoyenneté indienne est en train se répandre. Le prochain Etat concerné sera le Bengale-Occidental.

LVSL – Le nouveau gouvernement indien vient donc d’annoncer ce lundi la révocation du statut d’autonomie de la région de Jammu-et-Cachemire, territoire disputé entre l’Inde et le Pakistan et qui était sous statut spécial depuis 1949. Pourquoi maintenant cette décision subite qui semble avoir surpris beaucoup de monde?

C.J. – C’est en fait lié à trois facteurs. D’abord à la crise économique que l’Inde traverse. Il faut absolument compenser la perte de popularité et de crédit que cela entraîne. C’est une crise sérieuse, tous les indicateurs sont au rouge : investissements, épargne, inflation, roupie, exportations… Donc c’est la meilleure façon de détourner l’attention.

Il y a un deuxième facteur, consistant à répondre à Donald Trump qui s’est mis en tête de faire une médiation entre le Pakistan et l’Inde sur le Cachemire. C’est la meilleure façon de lui imposer une fin de non-recevoir en mettant le Cachemire sous cloche.

Et puis il y a un 3e facteur qui a trait à la situation en Afghanistan, lié à la stratégie américaine. Le départ des troupes américaines d’Afghanistan peut faire craindre aux Indiens que les groupes islamistes actifs là-bas, une fois le retour prévisible des Talibans au pouvoir, ne reprennent le chemin du Cachemire. Ainsi pour éviter cela, on fait en sorte de tout de suite militariser le Cachemire pour empêcher qu’un gouvernement du Jammu-et-Cachemire puisse se montrer plus conciliant.

Ces trois facteurs renvoient à des conjonctures présentes très lourdes.

LVSL – Est-ce que ce n’est pas une stratégie dangereuse de la part du gouvernement Modi, même vis-à-vis des buts qu’il s’est fixés, de se mettre à dos Donald Trump alors qu’entre populistes, ils semblent avoir tout pour s’entendre ?

C.J. – Oui, à ceci près qu’il y a de l’eau dans le gaz entre Trump et Modi. Le nombre de dossiers litigieux entre eux ne cesse d’augmenter : ils sont en proie à une guerre commerciale. Il y a les sanctions contre l’Iran que l’Inde digère très mal, parce que l’Iran était le pays dans lequel l’Inde avait beaucoup investi, notamment dans un port en eaux profondes pour prendre le Pakistan en tenailles et accéder à l’Afghanistan. Là, ils se retrouvent à avoir investi des milliards pour rien. On a vu alors l’Inde se rapprocher de la Russie, voire de la Chine. Il y a peut-être finalement pour l’Inde plus à gagner avec cette dernière qu’avec les Etats-Unis.

Un autre aspect à prendre en compte est que le Congrès américain ne cesse de critiquer la façon dont l’Inde traite ses minorités en général et ses musulmans en particulier. Et l’Inde le vit très mal.

LVSL – Est-ce que cette décision vis-à-vis du Cachemire a été prise subitement comme on a tendance à le présenter dans les médias occidentaux ? N’était-ce pas en fait prévu depuis longtemps ?

C.J. – Oui cette décision est dans les tuyaux depuis longtemps. On est au croisement du temps court et du temps long. C’est parce que les conjonctures étaient propices que ce gouvernement a décidé d’appuyer sur la gâchette à ce moment-là. Je ne sais pas s’il y a de la naïveté de la part des Occidentaux. Il y a une naïveté plus générale de notre part du fait que l’on n’arrive pas à voir l’Inde comme un pays belliqueux, autoritaire, voire suprématiste.

LVSL – Quel rôle joue Amit Shah dans tout cela, le nouveau ministre indien de l’Intérieur à la personnalité controversée ?

C.J. – Amit Shah est homme très secret, difficile à cerner. Modi l’est tout autant d’ailleurs, et tous les deux se ressemblent énormément. Ce sont deux loups solitaires mais qui ensemble forment un duumvirat. Ils sont deux à être seuls. Amit Shah joue en fait deux rôles très importants pour Modi. Il est d’abord l’organisateur hors-pair, celui qui a réformé le BJP et a porté les victoires électorales de 2014 et 2019. Donc c’est un stratège politique à la tête du BJP. Deuxièmement, il joue le rôle de l’homme de la sécurité intérieure. Il était déjà dans cette fonction au Gujarat puisqu’il a été le secrétaire d’Etat à la sécurité intérieure de Modi après le pogrom de 2002[9]. C’est clairement sur ce sujet qu’Amit Shah s’est fait une réputation. Un homme de la sécurité, qui a soi-disant déjoué les complots des djihadistes qui visaient à assassiner Modi, à l’époque chef du gouvernement du Gujarat. On n’a jamais eu la preuve que les musulmans, qui eux ont été assassinés sur les routes, étaient vraiment venus pour faire la peau de Narendra Modi. Mais c’est ce qu’il a dit, pour justifier des exécutions qui visaient à entretenir la peur. C’est la politique de la peur tellement répandue dans tous les pays de la région. En cultivant ce sentiment de peur, vous pouvez facilement apparaître comme l’homme fort, le protecteur dont vous avez besoin.

Donc Amit Shah est un expert en politique de la peur très utile à Modi, jouant ces deux rôles. Le premier, il l’a joué dans l’ombre, très peu présent sur la scène publique. Mais maintenant qu’il est Ministre de l’Intérieur, il devient personnage public, et c’est bien le numéro deux du gouvernement, dont la voix porte le plus juste derrière Modi.

C’est un homme d’affaires qui ne vient pas d’un milieu aussi défavorisé que Modi. Par contre, tout le reste est identique. Ils sont tous deux entrés très jeunes au RSS[10], puis nommés par le RSS dans certaines de ses succursales comme son syndicat étudiant. Amit Shah y a fait ses premières armes à Ahmedabad. Ce sont deux Gujarathis venant d’un milieu culturel et politique très semblable, et ils travaillent ensemble depuis 20 ans.

Sur le Cachemire, c’est une décision qu’on ne peut pas à mon sens attribuer à une personne en particulier, car c’est quelque chose que le RSS réclame depuis 70 ans. C’est une obsession de sa part, l’abolition de l’article 370. Celui qui a le plus parlé du statut du Cachemire est le chef du RSS, Mohan Bhagwat, qui disait déjà en 2017 qu’il fallait réformer la Constitution, alors que les autres n’osaient pas encore le dire étant donné la lourdeur de la procédure. Or le RSS ne s’embarrasse pas de tout cela. Et de fait, ils ont transgressé toutes les procédures.

LVSL – Est-ce qu’après sa nette victoire, le BJP n’en revient pas à ses fondamentaux en satisfaisant tout d’abord son noyau idéologique dur ?

C.J. – Ce qui est certain, c’est que le BJP fait ce qu’il a toujours rêvé de faire car il a enfin les moyens de le faire. C’est avant tout pour remplir la mission que ces gens se sont fixés il y a des décennies de cela. En plus de cela, ils le font dans une conjoncture très propice, car personne ne peut aller contre, au risque sinon d’être antinational. Ainsi ils jouent sur du velours et détournent l’attention des vrais problèmes.

Le seul rempart désormais qui pourrait éventuellement contrer cette décision, c’est la Cour suprême. Les jours qui viennent vont être très importants car celle-ci a deux dossiers très lourds à traiter : celui d’Ayodhya[11], pour lequel la Cour va très prochainement donner son verdict, et le statut du Cachemire. On va voir alors jusqu’où la Cour suprême est encore un rempart. On ne peut pas prédire son attitude, mais c’est la seule institution qui peut encore faire la différence. Néanmoins ses juges sont sous pression et influencés eux aussi par les idées dominantes. On ne sait donc pas si la Cour va utiliser son indépendance.

LVSL – Quels sont les risques réels d’affrontements d’après vous entre l’Inde et le Pakistan suite à cette décision ?

C.J. – À court terme, il ne va sans doute pas se passer grand-chose. Le Pakistan va essayer d’internationaliser la crise et la question du Cachemire, car il a une fenêtre de tir vis-à-vis de Donald Trump. S’il réussit à faire intervenir les Américains, cela aura un effet certain. Mais c’est ensuite que les choses risquent de s’envenimer sérieusement. Ce que l’on peut imaginer, c’est que la jeunesse cachemire, si la Cour suprême valide la réforme, va descendre dans la rue. Une partie d’entre elle risque de flirter alors avec les groupes djihadistes, et ceux basés au Pakistan y verront l’occasion d’infiltrer encore davantage le Cachemire indien. C’est là qu’on assistera à une vraie escalade, qui ne fera que servir les intérêts de Modi. Il faudra alors utiliser la manière forte, et le meilleur dans la manière forte, c’est Modi, qui pourra montrer « qu’il n’y a rien à faire avec les musulmans ». Sa stratégie, c’est de ne pas vouloir la paix mais des tensions au Cachemire, des tensions qui permettent de servir les intérêts de son parti.

 

LVSL – Quel rôle la France et l’Union européenne peuvent-elles jouer pour tenter d’apaiser les tensions grandissantes dans la région ?

C.J. – Le Parlement européen, qui s’est montré sensible aux questions de Droits de l’Homme, pourrait intervenir, ou en tous cas se manifester. C’est ce que vient de faire d’ailleurs l’ONU à Genève, avec un courage qui passe totalement inaperçu.

Les pays européens eux vont rester très discrets car ils ont tous des intérêts économiques et stratégiques avec l’Inde, qui fait partie de la coalition indo-pacifique qui se met en place pour contenir la Chine. Tout le monde a des choses à vendre à l’Inde. En plus de cela, cette décision sur le statut du Cachemire ne s’est pas encore traduite par des violences et une grande répression. Dans ces conditions, nous ne sommes pas encore tenus de réagir. Il ne va pas se passer grand-chose sur ce front.

LVSL – Le 2 octobre prochain, c’est le 150e anniversaire du Mahatma Gandhi, une date importante même pour le BJP. Comment l’imaginez-vous au regard de ces derniers événements ?

C.J. – Paix à son âme ! Mais cet anniversaire sera célébré. Modi ne jure que par Gandhi et ils le célébreront en grande pompe. « Paris vaut bien une messe », comme disait Henri IV. On ne va pas sacrifier le potentiel international du nom du Mahatma. Mais entre rendre hommage à Gandhi et faire réellement ce qu’il disait, il y a un très grand pas.

[1] Voir notamment https://www.lemonde.fr/international/article/2019/02/14/cachemire-indien-au-moins-33-morts-dans-l-attentat-le-plus-meurtrier-depuis-2002_5423608_3210.html

[2] Le BJP ou Bharatiya Janata Party (« parti indien du peuple ») est un parti de droite nationaliste duquel est issu Narendra Modi.

[3] Rahul Gandhi est l’actuel président du Parti du Congrès, 2e principal parti indien, opposé au BJP, voir notamment sur https://rahulgandhi.in/en/

[4] La Lok Sabha (« Chambre du Peuple ») est la chambre basse du Parlement indien, composée de députés élus au suffrage universel direct dans 543 circonscriptions au scrutin uninominal majoritaire et de deux députés nommés par le président de l’Inde. Le mandat est de cinq ans, à moins que le chambre ne soit dissoute avant par le président.

[5] La Rajya Sabha (« Conseil des États ») est la chambre haute du Parlement indien. Elle est composée de 245 membres désignés pour un mandat de six ans et renouvelés par tiers. 12 sont nommés par le président de l’Inde et 233 sont élus au suffrage indirect par les membres des législatures des États et territoires.

[6] Inventé par l’idéologue d’extrême droite Vinayak Damodar Savarkar en 1923, ce mot désigne une certaine “hindouité” fantasmée et revendiquée par les nationalistes hindous.

[7] Article qui définissait ce statut administratif spécial du Cachemire indien.

[8] Etat de l’extrémité Est de l’Inde, ayant une frontière physique avec le Bengladesh.

[9] Les violences au Gujarat de 2002 sont des émeutes visant les populations musulmanes de cet Etat limitrophe du Pakistan. Ces émeutes ont fait suite à l’incendie d’un train de pèlerins hindous ayant entraîné 58 morts et auraient causé la mort de 800 à 2 000 personnes. Ce sont les émeutes les plus violentes et meurtrières que l’Inde ait connues depuis son indépendance.

[10] Le Rashtriya Swayamsevak Sangh, ou RSS (« Organisation volontaire nationale ») est un groupe nationaliste hindou d’extrême droite et paramilitaire. Fondé en 1925 à Nagpur par un médecin indien, le RSS propage une conception raciale du peuple indien. Nathuram Godse, celui qui a assassiné Gandhi, était un ancien membre du RSS.

[11] Depuis le début des années 1990, Ayodhya est le centre d’un conflit entre musulmans et hindous. Le 6 décembre 1992, des hindous ont rasé la Mosquée de Babur, construite en 1528, d’après une légende sur l’emplacement de la naissance du dieu Rāma, où il y aurait eu un temple hindou détruit par les musulmans. Cette destruction de 1992 a provoqué de violents affrontements qui ont causé la mort de 2 000 personnes, principalement des musulmans.

 

Élections en Inde : triomphe du nationalisme hindou

Narendra Modi lors d'une réunion publique à Meerut, 15 février 2014. © Narendra Modi, Flickr
Narendra Modi lors d’une réunion publique à Meerut, 15 février 2014. © Narendra Modi, Flickr

La plus grande démocratie du monde vient d’achever le marathon électoral au terme duquel plus de 600 millions d’Indiens ont choisi celui qui présidera aux destinées de la sixième puissance économique du monde. Le verdict est sans appel : la coalition emmenée par le Premier ministre, Narendra Modi, emporte 353 des 542 circonscriptions en jeu. Il a désormais toute latitude pour poursuivre les orientations définies lors de son premier mandat, entre réformes libérales, investissements dans les infrastructures, affirmation de l’Inde sur la scène mondiale et renforcement de l’identité hindoue du sous-continent. Le parti du Congrès est décimé [ndlr : principal mouvement d’opposition, le parti du Congrès a dominé la vie politique indienne de l’indépendance jusqu’à l’élection de Narendra Modi en 2014].


Une Inde s’éteint. Une autre émerge. Celle-là se pensait comme un creuset de civilisations, unie par une constitution qui proclame la sécularité de l’État indien et garantit des protections particulières aux minorités autant qu’aux couches populaires, notamment les ex-intouchables et les populations tribales. Celle-ci brandit fièrement l’hindouisme, fondement de sa civilisation et ciment de son identité, pense-t-elle.

Celle-là était mue par un nationalisme civique ayant pour ambition de constituer une puissance souveraine qui promeut la paix et le multilatéralisme. Celle-ci veut tenir en respect les autres nations, notamment la Chine et le Pakistan, n’hésitant pas à faire usage de la force et laissant planer l’ombre du feu nucléaire.

Celle-là tenait les civil servants pour des modèles de vertu, soldats d’un capitalisme d’État ayant pour mission d’œuvrer en faveur de l’autonomie productive et d’un développement soucieux des couches populaires. Celle-ci espère que Narendra Modi mènera à son terme la libéralisation économique qu’a entamée le sous-continent dans les années 1980.

Celle-là reconnaissait une légitimité sans faille à ses élites intellectuelles, rompues aux humanités au sein des universités européennes, s’exprimant dans un Anglais presque britannique, consolidant, chaque jour passant, le culte du savoir et l’admiration pour la figure du professeur, et plaidant, sans fléchir, en faveur des droits des minorités, de la tolérance, du respect de la diversité et de la laïcité. Celle-ci admire les ingénieurs, conquérants modernes, formés dans les Indian Institute of Technology et dont les faits d’armes sont des places de choix acquises dans la Silicon Valley. La vieille Inde admirait les conservateurs du savoir, à la croisée entre la philosophie grecque, la pensée française, le libéralisme anglais et les traditions spirituelles et philosophiques indiennes. La nouvelle espère atteindre la classe moyenne supérieure des entrepreneurs à succès, qui assument leurs devoirs envers leur famille en leur garantissant protection, aisance matérielle et accès au mode de vie consumériste américain.

Trois symboles illustrent ce changement d’époque. Kanhaiya Kumar, jeune étudiant marxiste, candidat pour le parti communiste – ayant fait ses armes au sein de la Jawaharlal Nehru University, temple du marxisme et connu pour son arrestation spectaculaire, pour sédition, durant un événement organisé par des étudiants de la JNU, à l’occasion duquel des slogans anti-Indiens furent proférés – essuie une défaite, dans son État natal, le Bihar, où il faisait face à un candidat du BJP, le parti de Narendra Modi. Atishi Marlena, professeure formée à Oxford, quintessence de ces élites humanistes issues de l’indépendance, est frappée d’un échec similaire, tandis que Pragya Thakur, militant du BJP, accusé d’avoir participé à un attentat à la bombe (non condamné pour l’heure et, par conséquent, présumé innocent), en réaction aux attentats islamistes de Mumbai, perpétrés en 2008, est élu triomphalement. Ces trois figures incarnent l’Inde qui s’efface et celle qui la remplace.

2014 : NARENDRA MODI CHASSE LA DYNASTIE GANDHI-NEHRU DU POUVOIR

Enfant du Gujarat, État situé à la frontière avec le Pakistan, Narenda Modi s’engage très jeune au sein du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), groupe paramilitaire et militant, membre de la famille politique Sangh Parivar. Cette dernière réunit principalement le groupe RSS, le parti nationaliste hindou Bharatiya Janata Party et le Vahini Hindu Parishad.

Cette communauté politique et intellectuelle se réunit autour de l’Hindutva, idéologie éponyme d’un ouvrage rédigé par un penseur fondamental du nationalisme hindou : Vinayak Damodar Savarkar. A ces origines, l’Hindutva n’implique pas forcément une suprématie de l’hindouisme sur les autres civilisations et religions. Toutefois, très vite, le groupe RSS s’engage contre le séparatisme musulman, ennemi éternel, pour ce groupe, de la civilisation indienne. Dans l’Inde contemporaine, les propagateurs de l’Hindutva souhaitent, à tout le moins, soumettre les musulmans et les chrétiens à l’ethos, aux mœurs et aux valeurs fondamentales de l’hindouisme. Pour les nationalistes hindous, l’hindouisme et l’identité de l’Inde se confondent. Les musulmans et les chrétiens ne feront jamais totalement partie de Mata Bharat (littéralement la Mère Inde), terme mythique pour désigner l’Inde éternelle, inscrite dans les temps immémoriaux.

Groupe clivant, RSS sera plusieurs fois interdit au cours de l’histoire récente de l’Inde : après l’assassinat  de Mahatma Gandhi, commis par un ancien membre d’RSS, durant l’état d’urgence déclaré par Indira Gandhi et après la destruction de la mosquée Babri, que ce groupe estimait construite sur les ruines d’un ancien temple hindou, à Ayodhya, cœur du royaume de Ram, héros mythique du Rāmāyaṇa, conte épique de l’Inde.

Manifestation du groupe RSS. ©Suyash Dwivedi
Manifestation du groupe RSS. ©Suyash Dwivedi

Alors que nombre de leaders de Sangh Parivar sont en prison, pendant l’état d’urgence déclaré par Indira Gandhi, Narendra Modi parvient à monter, un à un, les échelons des organisations hindoues. A l’occasion de cet état d’urgence, plusieurs opposants politiques sont emprisonnés, au nombre desquels figurent des représentants du BJP. Il assume des responsabilités dans le Gujarat puis dans l’Himachal Pradesh, où il mène le BJP à la victoire. Entre 2001 et 2012, il est chef de l’État du Gujarat. A cette occasion, ses opposants l’accusent de jouer un rôle négatif pendant les pogroms ayant conduit aux meurtres d’entre 1000 et 2000 personnes, majoritairement musulmanes, après l’incendie d’un train dans lequel périssent 59 pèlerins, revenus d’Ayodhya. Toutefois, il faut signaler que Narendra Modi ne fait l’objet d’aucune condamnation dans cette affaire.

Son règne à la tête du Gujarat lui permet de se forger l’image d’un leader charismatique et autoritaire, capable de mener les Hindous à la victoire. Par ailleurs, le développement économique du Gujarat, fondé notamment sur des investissements venus de riches hommes d’affaires indiens et du Japon – eux-mêmes facilités par la création de zones économiques spéciales, à la fiscalité et aux normes sociales moins contraignantes – le fait passer pour un modernisateur, capable de redresser l’économie du sous-continent.

Ainsi, en 2014, lorsqu’il se présente aux suffrages des Indiens, Modi réalise une synthèse qui rencontre les aspirations de l’Inde : un renouvellement démocratique qui balaie la dynastie Nehru-Gandhi, perçue comme corrompue et népotique, l’affirmation d’un pouvoir fort au gouvernement central qui redonne de la fierté aux Hindous et une modernisation économique qui libère les Indiens d’un État ressenti comme bureaucratique. Cela lui permet d’obtenir le soutien de la classe moyenne supérieure qui rêve de modernisation économique et se trouve de moins en moins habitée par le surmoi caritatif que le Congrès avait insufflé en elle. Elle estime mériter la place qui est la sienne. Narendra Modi donne un vernis moral et spirituel à ce sentiment. En agissant ainsi, assure-t-il, les Indiens assument leur devoir à l’égard de leur famille et de leur patrie. Leur position dans l’échelle sociale n’est qu’une juste rétribution de leurs mérites.

Fait plus rare pour le BJP, Modi arrache le soutien d’une partie des couches populaires indiennes, notamment celui des Other backward castes (OBCs), groupe social qui ne bénéficie pas pleinement des politiques de discrimination positive mais reste délaissé par la croissance indienne, profitant essentiellement aux upper castes et à la classe moyenne supérieure. Le récit de Narendra Modi rencontre la soif de représentation politique exprimée par ces OBCs, que les partis régionaux et le Congrès ne considèrent pas. En effet, Modi est un Shudra, caste qui, parmi les 4 Varna traditionnelles de l’hindouisme, se rapproche des OBCs.

Plus jeune, alors que ses parents se préparent à lui présenter la femme qu’il doit épouser, le jeune Narendra s’enfuit et travaille comme chai walla, c’est-à-dire vendeur de thé dans la rue, figure populaire s’il en est. Pour ces OBCs, Modi est l’un des leur. Il se détache des élites libérales et occidentalisées qui composent le parti du Congrès. Il n’hérite pas. Il mérite. Dès lors, leurs espoirs se portent sur cet homme.

En 2014, les Indiens décident de chasser la famille Nehru-Gandhi, corrompue et incapable d’assurer le développement économique du pays selon eux, tandis que Narendra Modi leur promet le vikas, c’est-à-dire le développement, en les débarrassant des lourdeurs de la bureaucratie indienne et de la corruption et en développant les infrastructures, le retour à la fierté hindoue et l’affirmation de l’Inde comme puissance majeure sur la scène internationale. Avec Modi, estiment les Indiens, viendront les acche din, c’està-dire les jours heureux.

2019 : LA VICTOIRE IDÉOLOGIQUE DE L’HINDUTVA

En 2019, la campagne électorale prend une toute autre tournure. Rahul Gandhi, le leader du Congrès, estime la constitution et la laïcité menacées par le règne sans partage du parti safran – surnom du BJP – et souhaite sauver la laïcité de l’ombre du nationalisme hindou. Durant ses cinq années de mandat, Narendra Modi s’est efforcé de renforcer l’identité hindoue de l’Inde. Une partie des programmes d’histoire sont réécrits. Les interdits qui frappent l’élevage bovin sont renforcés pour protéger la vache sacrée. L’Hindi est mis en avant au détriment des autres langues de l’Inde. Le Congrès prend donc la tête d’une grande coalition laïque.

Par ailleurs, le Congrès fait campagne sur les échecs du gouvernement en matière économique et sociale. M. Modi a mis en place de grands plans d’infrastructures (toilettes publiques, électricité, gaz, routes) insuffisants aux yeux des Indiens et a imposé des réformes libérales qui ne font pas l’unanimité, comme la Goods and Services Tax (une TVA uniformisée à l’échelle du pays) et la démonétisation (remplacement de 85% de la monnaie en circulation afin de lutter contre l’argent sale et développer les réseaux bancaires). La détresse des paysans reste grande. Ils sont victimes de la politique de faible inflation des prix agricoles et de baisse des subventions qui garantit des denrées alimentaires bon marché aux électeurs urbains du BJP mais délaisse les masses paysannes. Par ailleurs, le chômage reste un sujet majeur de préoccupation pour les Indiens.

Enfin, le Congrès s’efforce d’affubler le BJP des limaces de la corruption. Il accuse Narendra Modi de favoritisme à l’égard du riche entrepreneur Anil Ambani, à l’occasion du « contrat du siècle », par lequel la France a vendu 36 Rafales à l’Indian Air Force.

Le plan du Congrès souffre d’une faiblesse de taille : de nombreux partis régionaux font bande à part. Il s’agit notamment du Bahujan samaj party, et du Samajwadi party, qui obtiennent traditionnellement le soutien des Yadav (sous-caste des OBCs) et des Jatav (sous-caste des dalits, ex-intouchables) dans l’État le plus peuplé de l’Inde, l’UttarPradesh. Mamata Banerjee, qui règne sur le Bengal Occidental, joue également sa propre partition.

Fin 2018, la mayonnaise semble prendre puisque le BJP subit trois défaites, coup sur coup, au Rajasthan, au Madhya Pradesh et à Chhattisgarh, lors de scrutins régionaux.

Un événement vient cependant bouleverser la campagne. Le 14 février 2019, un camion rempli d’explosifs tue 49 paramilitaires indiens dans la partie du Cachemire administrée par l’Inde. Très vite, l’attentat est revendiqué par Jaish-e-Mohammed, dont le chef, Masood Azhar, opère depuis le Pakistan. L’Inde réagit coup pour coup. Le 26 février, un raid de 12 Mirage 2000 cible un centre d’entraînement djihadiste situé au-delà de la frontière indo-pakistanaise. Selon l’Inde, 350 terroristes sont neutralisés.

Les critiques du Congrès deviennent inaudibles. L’Inde se cherche un chef de guerre dont la main ne tremblera pas lorsqu’il s’agira de frapper le Pakistan au cœur. Narendra Modi apparaît alors comme l’héritier de Shivaji, qui croisa le fer contre le joug musulman.

Le professionnalisme du BJP et le talent politique de Narendra Modi feront le reste. Sa stratégie de communication est nettement plus adaptée aux campagnes du XXIème siècle que celle de Rahul Gandhi. Modi est partout : dans les grandes réunions publiques en plein air réunissant des centaines de milliers de personnes, sur tous les réseaux sociaux, dans la presse, sur toute les pancartes publicitaires situées le long des routes. Rahul Gandhi, au contraire, s’est doté d’une stratégie réseaux sociaux balbutiante et apparaît, tout à tour, nerveux, immature, incapable de se contrôler, faible, fragile et excessif.

Par ailleurs, Modi et Amit Shah, leader du BJP, ont une analyse très fine des patrimoines électoraux. Ainsi, dans l’État de l’Uttar Pradesh qui donne 80 députés à l’Inde, une mahagatbandhan (grande alliance) affronte le parti safran. A trois, le Samajwadi party, le Bahujan samaj party et le Lok dal coalisent les suffrages des Yadav (sous-caste des OBCs), des Jatav (sous caste des dalit, ex-intouchables) et des Jats (caste de paysans). Additionnées, ces diverses communautés dépassent largement les hautes castes, qui forment l’électorat traditionnel du BJP. Le BJP ne se résigne pas et cible, dans les candidats qu’il présente, dans les localités qu’il investit ainsi que dans les sujets qu’il prend en charge, les OBCs non-Yadav et les dalits non-Jatav. Ainsi, il emporte la mise et s’assure du soutien de 63 des 80 députés de l’État de l’Inde le plus peuplé.

Le succès est sans appel. Dans la ceinture Hindi, traditionnellement acquise au BJP, Modi réalise des scores staliniens. Il obtient le soutien de 41 des 49 députés du Maharashtra, de la totalité des députés de l’Haryana, du Gujarat et du Rajasthan, et de 28 des 29 députés du Madhya Pradesh. Il réalise également des cartons pleins dans l’Himachal Pradesh et l’Uttarakhand.

Carte électorale de l'Inde, 2019
Carte électorale de l’Inde, 2019
©https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Indische_Parlamentswahl_2014_Parteien.svg

Le succès du BJP s’étend même hors de ses bastions historiques. Il fait des percées notables dans le Nord-Est de l’Inde, qui se donne habituellement aux partis autonomistes et aux mouvements révolutionnaires. Il emporte la victoire dans le Bihar, où 39 des 40 députés sont issus de la coalition dirigée par Narendra Modi.  Dans le Bengal occidental, État où se trouve une forte communauté musulmane, il fait quasiment jeu égal avec Mamata Banerjee, et éclipse le parti communiste, qui a dirigé l’Etat pendant près de quatre décennies.

Il n’y a guère que les États du Sud qui résistent à la vague safran. Les Indiens du Sud n’ont pas les mêmes rapports avec l’islam que les Indiens du Nord, pour qui la frontière avec le Pakistan est nettement plus palpable. Par ailleurs, ils sont très jaloux de leurs particularités culturelles et très attachés à la sauvegarde des leurs langues. Ils restent donc réticents à apporter leur soutien à un parti qui plaide pour la suprématie de l’Hindi. Toutefois, il est remarquable que Modi emporte 25 des 28 députés du Karnataka, bastion du Congrès pendant ces 5 années rares en succès électoraux pour Rahul Gandhi.

En 2014, la victoire de Narendra Modi fut un subtil mélange entre diverses aspirations : un coup de balai qui débarrasse l’Inde de la dynastie Gandhi-Nehru et de la corruption, un coup de collier en faveur de la libéralisation de l’économie, un pouvoir fort à la tête de l’État central et le renouement avec la fierté de l’hindouisme triomphant.

En 2019, le message est sans équivoque. L’Inde ne se cache plus. Elle souhaite réaffirmer son identité hindoue, chasser les élites libérales qui promeuvent le multiculturalisme et porter à la tête de l’État un chef de guerre capable de tenir en respect les autres nations pour assurer à Mata Bharat une place éminente sur la scène mondiale.

L’INDE, PUISSANCE CHARNIÈRE DANS LE JEU INTERNATIONAL ?

A présent, plusieurs échéances vont se succéder pour le Premier ministre fraîchement réélu. Elles donneront à voir le rôle que l’Inde entend jouer sur la scène internationale.

A l’occasion de son premier mandat, Narendra Modi avait renforcé la posture guerrière de son pays à l’égard du frère ennemi : le Pakistan. L’attaque terroriste intervenue en février dernier ne changera certainement pas la donne.

L’Inde accuse régulièrement le Pakistan de soutenir et de financer, par l’intermédiaire de son agence de renseignement ISI, le terrorisme islamiste et séparatiste dans la vallée du Cachemire. Aussi, à l’occasion du G20 qui aura lieu les 28 et 29 juin prochains et du G7, auquel l’Inde est invitée par la France, Modi entend obtenir des engagements forts de la part de la communauté internationale pour couper les financements aux organisations terroristes. Elle a d’ores et déjà arraché la reconnaissance, par les Nations-Unies, de Masood Azhar, chef de Jaish-e-Mohammed, comme global terrorist.

Par ailleurs, alors que les États-Unis ont annoncé leur retrait du bourbier afghan, l’Inde va devoir prendre position sur le processus de paix dans ce pays. Vladimir Poutine espère œuvrer en faveur d’un compromis historique entre les Talibans et le gouvernement afghan, condition sine qua non, selon lui, d’une lutte résolue contre l’Organisation de l’État islamique. C’est la raison pour laquelle Moscou a organisé plusieurs rencontres entre le Haut Conseil pour la paix, organe consultatif de l’État afghan et les Talibans. Il a également provoqué une rencontre entre l’opposition afghane et les Talibans. Ainsi, il espère réconcilier les populations pachtounes, parmi lesquels on trouve des soutiens des Talibans, et les populations du Nord de l’Afghanistan. Ces efforts russes ont d’ailleurs poussé le président afghan Ashraf Ghani à convoquer une grande assemblée consultative, qu’il souhaite représentative des courants de la société afghane, afin qu’elle constitue un interlocuteur acceptable pour les Talibans.

L’Inde pourrait avoir intérêt à appuyer ce processus de paix à la fois pour donner de la stabilité à son allié afghan – riche en ressources pétrolières et gazières, carrefour commercial et de civilisations entre l’Asie et la Russie – et pour forcer le Pakistan à intensifier sa lutte contre le mouvement taliban pakistanais, entamée lorsque l’armée pakistanaise a délogé les terroristes du Tehrik-e-Taliban de la région du Waziristan pakistanais.

Enfin dernier axe structurant pour la diplomatie indienne : le rapport qu’elle entretient avec son puissant rival chinois. L’Inde a consolidé sa relation avec les États-Unis, pour se protéger des incursions chinoises dans l’Océan indien et l’Himalaya, participant régulièrement à des exercices militaires communs avec les États-Unis, le Japon, l’Australie et, plus récemment, la France. Elle a renforcé son arsenal militaire et sa présence navale dans l’Océan indien : achat de 36 rafales et de 6 sous-marins de classe Scorpène auprès de la France, accès aux bases navales françaises dans l’Océan indien (Djibouti, La Réunion, Émirats Arabes Unis).

Toutefois, cette nouvelle alliance stratégique avec l’Occident se heurte au partenariat historique qu’entretient l’Inde avec deux pays que les États-Unis ont pris en grippe : l’Iran et la Russie. L’Inde investit notamment dans le port de Chabahar, stratégique pour l’accès de l’Iran à la Mer Rouge et à l’Océan indien. Les États-Unis ont d’ores et déjà annoncé qu’ils sanctionneraient toute nation qui achèterait du pétrole iranien, sans exception. Dès lors, l’Inde va devoir rapidement se positionner : reprendre les importations de pétrole depuis l’Iran ou intensifier les relations commerciales avec l’Arabie Saoudite. Elle semble se diriger vers un alignement sur la position américaine.

Avec la Russie, l’Inde partage une relation militaire ancienne. La Russie est le second fournisseur de l’Inde en termes d’armements. 35% des exportations de la Russie vers l’Inde concernent le domaine militaire. L’Inde vient ainsi de confirmer l’achat de systèmes de défense sol-air russes S 400 et la location d’un sous-marin nucléaire d’attaque auprès de la Russie. Elle s’expose à des sanctions américaines, au titre du Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act qui permet aux États-Unis de châtier des nations qui achèteraient des systèmes d’armement à la Russie.

Donald Trump a déjà de retiré à l’Inde son inscription au sein du Generalized Preferences System, qui assure aux produits indiens un accès privilégié au marché américain. Les États-Unis souhaitent, en effet, que l’Inde ouvre d’avantage son marché intérieur, notamment dans les domaines du e-commerce, des médicaments et des produits laitiers.

L’Inde entend ainsi contenir les prétentions chinoises qui s’expriment à travers des investissements dans des infrastructures portuaires et aéroportuaires de la Mer de Chine à Djibouti. La Chine a ainsi obtenu une concession de 99 ans sur le port d’Hambatota, au Sri Lanka. Elle prévoit d’investir dans deux cités portuaires d’ampleur : le Colombo International Container Terminal, qu’elle exploite par le biais d’une société détenue à 70% par la Chine et à 30% par le Sri Lanka et le port de Gwadar au Pakistan, point d’arrivée du corridor économique sino-pakistanais. Pour se protéger des incursions chinoises, l’Inde cherche à s’assurer des facilités portuaires aux Seychelles et aux Maldives. Elle s’apprête à construire une nouvelle base militaire sur l’île Andaman-et-Nicobar, à proximité du détroit de Malacca. Elle vient également de signer un accord avec le Sri Lanka pour exploiter le terminal Est du port de Colombo, par le biais d’une société détenue à 51% par le Sri Lanka et à 49% par les Indo-Japonais. Signe des temps, le premier voyage qu’a effectué le Premier ministre indien après son élection l’a mené vers le Sri Lanka et les Maldives.

Elle développe également des relations avec les pays de l’ASEAN – Association des Nations de l’Asie du Sud-Est et de l’ASACR – Association sud-asiatique pour la coopération régionale, qui réunit le Bangladesh, le Bhoutan, l’Inde, les Maldives, le Népal, le Pakistan, le Sri Lanka et l’Afghanistan. A ce titre, d’ici novembre, elle devra rendre sa décision sur sa participation à l’accord de libre-échange conclu entre les pays de l’ASEAN, la Chine, le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.

Renforcé par le plébiscite que vient de lui donner le peuple indien, Modi va pouvoir développer son agenda, mélange de réformes néolibérales et de nationalisme hindou. Il profitera sans doute de cet appui populaire pour pousser son avantage vis-à-vis du Pakistan et consolider son réseau d’alliances ainsi que son arsenal militaire, de façon à rééquilibrer la relation avec la Chine, aujourd’hui défavorable à l’Inde.  L’Inde se prépare à assumer les responsabilités qui seront les siennes lorsqu’elle fera partie, avec les États-Unis et la Chine, des trois premières puissantes mondiales.

©Prime Minister’s Office, Government of India

Veillée d’armes au Cachemire

Narendra Modi © India Times

14 février 2019, un camion rempli d’explosifs tue 49 paramilitaires indiens dans la partie du Cachemire administrée par l’Inde. Très vite, l’attentat est revendiqué par Jaish-e-Mohammed, dont le chef, Masood Azhar, opère en toute quiétude depuis le Pakistan. L’Inde réagit coup pour coup. Le 26 février, un raid de 12 Mirage 2000 cible un centre d’entraînement djihadiste situé au-delà de la frontière indo-pakistanaise. 350 terroristes sont neutralisés. Dès lors, cet attentat agit comme un révélateur du jeu géopolitique qui met aux prises les grandes puissances mondiales dans la région. Récit. 


Rapidement, les premières mesures de rétorsion sont prises par l’Inde, qui assure détenir « des preuves irréfutables » de la complicité pakistanaise dans l’attentat. Le Pakistan perd son statut de nation la plus favorisée et les droits de douane indiens augmentent de 20% pour Islamabad. La machine diplomatique indienne se met en ordre de marche pour cibler la République islamique et l’isoler sur le plan international. Les Etats-Unis, quant à eux, demandent au Pakistan de « cesser immédiatement de soutenir et de prêter refuge à tous les mouvements terroristes actifs sur son sol ».

Puis viennent les représailles militaires. Comme en 2016, lorsqu’une attaque terroriste avait fait 18 morts dans un camp militaire indien, le Premier Ministre, Narendra Modi, envoie les Mirage 2000 cibler les camps d’entraînement des groupes terroristes qui opèrent depuis le Pakistan. L’Inde se prépare à la réponse du Pakistan. La surveillance à la frontière est renforcée. Médias et réseaux sociaux laissent paraître un soutien unanime des Indiens, à travers le mot-dièse #Indiastrikesback.

Pendant ce temps, la traque s’organise. Le 17 février, 23 hommes soupçonnés d’être impliqués dans l’attentat sont arrêtés. Le lendemain, deux terroristes présumés sont abattus par l’armée indienne, dans un raid qui cause deux victimes civiles et 4 parmi les militaires indiens. Abdul Gazi, cerveau présumé de cette attaque, est éliminé par les forces de sécurité indienne. Ce dernier avait fait ses classes de terroriste islamiste auprès des Talibans en Afghanistan.

LE CACHEMIRE, ENJEU DE PUISSANCE POUR L’INDE ET LE PAKISTAN

Depuis 1947, attentats terroristes et guerres conventionnelles ont rythmé la vie des populations de la vallée du Cachemire. Toutes furent gagnées par l’Inde. Toutes donnent des frissons aux puissances de la région, eu égard au fait que les deux nations sont nucléarisées. Pourtant, depuis 1947, rien n’a changé, ou presque. L’Inde contrôle les deux tiers du Cachemire, tandis que le Pakistan administre le tiers restant. Dominé militairement, le Pakistan est régulièrement accusé de soutenir des groupes terroristes pour déstabiliser le seul état indien majoritairement musulman tandis que le gouvernement indien est accusé de remettre en cause les droits de l’homme et de laisser les mains libres aux forces armées indiennes pour maintenir l’ordre dans le Jammu et Cachemire.

En Inde, comme en Afghanistan, le Pakistan est accusé de financer des activités terroristes pour déstabiliser ses voisins. L’Inter-Services Intelligence, véritable État dans l’État, aurait pour rôle d’apporter un soutien logistique et financier aux groupes terroristes dans le Cachemire et en Afghanistan. Par ailleurs, le gouvernement pakistanais est accusé de tolérer l’existence de camps, ayant pour fonction d’assurer une base arrière et des centres d’entraînement pour les terroristes opérant ensuite en Afghanistan et dans la vallée du Cachemire.

Selon l’Inde, le Pakistan utilise donc les groupes terroristes qu’il protège et finance pour déstabiliser la partie du Cachemire administrée par l’Inde et remettre en cause la souveraineté indienne dans la région. A ce titre, le groupe djihadiste Jaish-e-Mohammad est particulièrement actif. En septembre 2016 déjà, il a revendiqué l’assaut contre la caserne d’Uri, au cours duquel 18 militaires indiens perdirent la vie. Le même groupe est responsable de l’attentat du 14 février dernier.

Le Pakistan se défend de telles accusations. On doit d’ailleurs à la vérité de reconnaître que le Pakistan a entrepris, depuis l’arrivée au pouvoir de Nawaz Sharif, une lutte plus affirmée contre les groupes terroristes qui opèrent sur son territoire. Ici encore, le nouveau Premier Ministre pakistanais, Imran Khan, a déclaré : « Si vous avez des preuves fermes de l’implication de Pakistanais dans cet attentat, je peux vous assurer que j’ordonnerai une enquête contre eux. Car ces terroristes sont aussi les ennemis du Pakistan, ils agissent contre nos intérêts ».

Le groupe Jaish-e-Mohammad est effectivement interdit au Pakistan depuis 2002. Pourtant, le chef de ce groupe terroriste, Masood Azhar, y vit sans être inquiété par les autorités. Par ailleurs, sous la pression du Pakistan, la Chine a empêché l’inscription du chef djihadiste sur la liste noire des terroristes reconnus par l’ONU en 2017.

L’Inde, elle, a mis en place une législation d’exception pour lutter contre le terrorisme. A cet égard, l’Armed Forces (Special Powers) Act donne de larges pouvoirs aux forces armées pour neutraliser les terroristes mais également pour perquisitionner et détenir qui que ce soit dans la région. Les associations de défense des droits de l’homme ciblent cette législation comme étant responsable de viols des droits humains dans la vallée du Cachemire.

La population du Jammu et Cachemire, seul Etat indien majoritairement musulman, est donc prise en tenaille entre un gouvernement pakistanais qui finance des groupes terroristes qui meurtrissent régulièrement l’Etat, et l’armée indienne qui recourt à une législation d’exception, lui donnant une grande liberté d’action pour maintenir l’ordre.

LE GRAND JEU DES PUISSANCES MONDIALES EN ASIE

L’avenir du monde se joue dans cette région stratégique, entre trois États-puissances : l’Inde, la Chine et les Etats-Unis.

D’un côté, le Pakistan, doté de l’arme nucléaire, joue de sa relation stratégique avec l’Arabie Saoudite et la Chine pour garantir sa sécurité et son développement économique. De l’autre l’Inde, nation nucléaire par ailleurs, jouit de sa supériorité militaire, du soutien de plus en plus affirmé des Etats-Unis et de sa position centrale dans la région pour dominer son dangereux voisin et contenir l’avancée de la Chine dans son pré carré, l’océan indien.

Islamabad noue donc des liens forts avec la Chine, qui prévoit d’investir 46 milliards de dollars dans la construction d’un corridor économique partant du Xinjiang chinois et allant jusqu’au port Pakistanais de Gwadar, de façon à garantir un accès au golfe persique, à la mer d’Arabie et à l’océan indien.

Le corridor économique sino-pakistanais.  ©Javedpk05

Cela lui permettrait d’ouvrir une route commerciale en direction de l’Asie centrale, du Moyen-orient et de l’Europe, sans passer par l’unique voie d’accès – jusqu’à présent -, le détroit de Malacca, aux abords duquel l’Inde a renforcé son contingent militaire par le biais de son implantation sur les îles Andaman et Nicobar.  En outre, une bretelle du corridor devrait rejoindre l’Afghanistan, dont les ressources minières intéressent la Chine.

Les deux pays ont également signé des programmes de coopération militaire notamment dans le domaine nucléaire, mais également pour ce qui concerne les avions de combat.

L’Afghanistan est une pièce centrale des enjeux d’influence dans la région : il donne accès aux ressources minières de l’Asie centrale. C’est la raison pour laquelle la Chine aimerait étendre le corridor sino-pakistanais en direction de l’Afghanistan. Or, un tel mouvement suppose une normalisation des relations afghano-pakistanaises, empêchée par le fait que le Pakistan constitue une base de repli et d’entraînement pour les Talibans. Les négociations entre Pakistanais et Afghans ont échoué sur un point : le Pakistan refuse que les factions djihadistes qui refusent de négocier avec Kaboul soient neutralisées. L’Inde, alliée historique de l’Afghanistan, continue de soutenir Kaboul. Elle compte s’appuyer sur le partenariat stratégique qu’elle a avec l’Iran, qui lui assure une partie de son approvisionnement en gaz et pétrole, pour moderniser le port de Chabahar. Ce dernier lui permettrait d’accéder à l’Afghanistan sans passer par le Pakistan, d’avoir un accès direct en Asie centrale et, par là même, de désenclaver son allié afghan. Par ailleurs, l’Inde a financé le nouveau parlement afghan. Elle livre également des hélicoptères de combat à l’armée afghane, ce qui lui permet de lutter plus efficacement contre les Talibans.

Avec l’Arabie Saoudite, la relation bât de l’aile. Le Pakistan a du mal à se positionner vis-à-vis de la politique d’affrontement frontal que l’Arabie Saoudite a engagé à l’égard de l’Iran. D’un côté, le Pakistan doit beaucoup à son allié sunnite : l’Arabie Saoudite fournit de larges liquidités pour permettre au Pakistan de financer son développement économique et ses écoles coraniques, la minorité pakistanaise qui sert de main d’oeuvre bon marché dans les pays du Golfe assure des transferts financiers importants vers le Pakistan, tandis que l’ancien Premier Ministre Pakistanais, Nawaz Sharif, a été libéré des geôles du général Musharraf grâce à l’aide saoudienne.

Cependant, le Pakistan se refuse à s’engager, de trop près, dans la politique anti-iranienne de l’Arabie Saoudite. Elle a refusé son soutien aux Saoudiens dans leur guerre anti-chiite au Yémen et exprime des réserves vis-à-vis de la coalition formée par Mohammed Ben Salman unissant 34 pays sunnites “contre le terrorisme”. Sharif avait même envisagé la finalisation du gazoduc Pakistan-Iran, avant que le gouvernement américain ne fasse preuve d’une extrême fermeté vis-à-vis du régime des Mollahs et ne rétablisse les sanctions économiques.

Officiellement, cette réserve est liée à la volonté pakistanaise de ne pas diviser le monde musulman. Cependant, les fragilités intérieures de l’Etat pakistanais comptent, tout autant, dans cette position modérée.  En effet, les forces de sécurité pakistanaises ont fort à faire avec le groupe terroriste sunnite Lashkar-e-Jhangvi qui cible régulièrement la minorité chiite du pays.

De son côté, l’Inde cherche à se doter d’alliés et d’une puissance économique, géopolitique et militaire à même de contenir l’avancée de la Chine dans la région. En effet, la stratégie des nouvelles routes de la soie, mise en avant par la Chine, encourage l’Inde à s’affirmer comme une puissance régionale de premier plan. Les nouvelles routes de la soie, vaste projet d’établissement de routes commerciales alternatives, et contrôlées par la Chine, pour relier l’Afrique, le Moyen-Orient, l’Europe et l’Asie du Sud-Est au géant asiatique passent par des territoires pakistanais revendiqués par l’Inde.

La stratégie du collier de perle, vaste réseau de bases militaires et de facilités portuaires mis en place par la Chine en Asie du Sud-Est et dans l’Océan Indien, inquiète également l’Inde. L’énumération des facilités portuaires et militaires chinoises peut paraître inquiétante : base navale de Yulin (île d’Hainan); bases aériennes dans l’archipel des Parecels et Spratleys, annexés de fait par la Chine; construction d’un gazoduc et d’un oléoduc pour alimenter la Chine en gaz et pétrole birman; implantation dans le port de Gwadar (Pakistan), concession centenaire sur le port d’Hambantota (Sri Lanka), implantations dans le port bangladeshi de Chittagong et dans le port birman de Kyauk Phyu, ouverture de la première base militaire chinoise à l’étranger, au niveau de port de Djibouti. L’objectif de la Chine est assez clair : contrôler la Mer de Chine méridionale par laquelle passe la majorité de son approvisionnement en hydrocarbure, isoler l’Inde dans l’océan Indien et maîtriser les routes maritimes de la Mer de Chine méridionale jusqu’au détroit de Bab-el-Mandeb.

La Chine pousse également son avantage dans l’Himalaya, où elle a des contentieux avec l’Inde. Par conséquent, l’Inde renforce sa présence dans l’Himalaya à travers une modernisation de ses infrastructures et la création d’une force d’intervention de montagne armée de 40 000 soldats.

De son côté, l’Inde a renforcé ses capacités navales et d’aviation de combat à travers la commande de 36 rafales à la France et de 6 sous-marins de classe Scorpène à Naval Group. Malgré les mises en garde américaines, elle a également commandé les systèmes de défense sol-air S 400 au gouvernement russe. Elle tente par ailleurs de renforcer ses facilités portuaires à travers des accords avec les Seychelles et l’île Maurice, qui offrent des ports d’attache pour l’Indian Navy. L’Inde a enfin noué un partenariat stratégique avec la France, puissance asiatique qui s’ignore. L’Inde a désormais accès aux bases navales françaises dans l’océan Indien. La France bénéficie, en effet, d’une capacité de déploiement importante dans l’espace indo-pacifique à travers ses bases militaires à Djibouti, aux Emirats Arabes Unis, à Mayotte, à la Réunion, en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie Française. 25% de sa ZEE se situe dans l’Océan Indien et 67% de sa ZEE est située dans l’Océan Pacifique.

En outre, l’Inde bénéficie du soutien de plus en plus appuyé des Etats-Unis. Elle participe, notamment, au dialogue quadrilatéral de sécurité, réunissant les Etats-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie, qui vient de commander 12 sous-marins de classe Barracuda à la France. Ces 4 nations souhaitent contenir l’avancée de la Chine en Mer de Chine méridionale et dans l’Océan Indien. Elles mettent en oeuvre des exercices militaires communs, tandis que l’OTAN met en place des opérations de promotion de la liberté de navigation. L’effet final recherché ? Le respect de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer, régulièrement enfreinte par la Chine. Dans cette région, l’enjeu reste le contrôle des routes maritimes entre la Chine et ses alliés d’une part, et l’Inde, les Etats-Unis et leurs alliés d’autre part.

INDE – PAKISTAN : UNE COHABITATION IMPOSSIBLE ?

On ne peut considérer cette affrontement indo-pakistanais sans s’intéresser aux contextes politiques intérieurs de ces deux pays.

L’Inde, État laïc, est portée depuis quelques années par le souffle du nationalisme hindou. Le Premier Ministre Indien, Narendra Modi, en est l’expression.  Ce dernier est issu de la famille politique nationaliste hindoue, unie par l’idéologie Hindutva. Cette famille politique, à l’opposée des congressistes, considère que la Mata Bharat (Mère Inde) doit aboutir au Ram Rajya, société utopique hindoue, et voue aux gémonies les “anti-nationaux” qui considèrent que l’Inde est un creuset de civilisation, où l’Hindouisme a sa place au même titre que l’Islam. L’année 2019 est celle des élections générales pour l’Inde. Narendra Modi tente donc de s’affirmer comme un leader nationaliste, en opposition au Pakistan pour obtenir la faveur des électeurs indiens, comme en témoigne le soutien, presque unanime, qu’il a reçu après les frappes chirurgicales contre son voisin, matérialisé par le mot-dièse #IndiaStrikesBack.

De son côté, le gouvernement pakistanais est toujours prisonnier de l’influence des militaires et de l’idéologie constitutive de l’identité pakistanaise. La naissance du Pakistan provient de la volonté de la Ligue Musulmane de constituer un État musulman, par opposition au Parti du Congrès qui souhaitait une Inde rassemblée. La partition de l’Inde, en 1947, a donné lieu à la migration de 10 millions d’Indiens, les uns, musulmans, migrant vers le Pakistan, et les autres, hindous, se dirigeant vers l’Inde. Ces migrations ont donné lieu à de nombreuses émeutes communautaires et à des viols de masse.

Les militaires s’érigent en gardiens du temple. Jusqu’ici, ils refusent de céder quoi que ce soit sur la revendication d’un Cachemire pakistanais. Issu des milieux d’affaires, Nawaz Sharif avait tenté d’opérer un rapprochement, sans succès. Seule maigre consolation pour les partisans de la paix : l’accord de transport commercial entre l’Afghanistan et le Pakistan qui donne aux camions afghans le droit de rejoindre l’Inde, mais n’autorise pas le trajet retour, et, a fortiori, le trajet de camions indiens vers l’Afghanistan.

A l’heure où ces lignes sont écrites, la tension monte à la frontière indo-pakistanaise. La supériorité militaire indienne conduira probablement le Pakistan a éviter une guerre conventionnelle. Il n’en demeure pas moins que les deux pays sont embarqués dans des systèmes d’alliance et des intérêts géopolitiques radicalement opposés. A n’en pas douter, l’Asie constitue le champ où se jouera la bataille pour l’hégémonie mondiale.

Il y a 70 ans, l’Inde et le Pakistan naissaient dans le sang et les larmes

Ali Jinnah, leader de la Ligue Musulmane et J.Nehru chef du Congrès signent l’indépendance et la partition de l’Inde. ©IndiaHistorypic. L’image est dans le domaine public.

Il y a 70 ans, Jawaharlal Nehru prononçait son fameux discours “Tryst with destiny”. Après 2 siècles d’exploitation coloniale, l’Inde redevenait libre. A quelques milliers de kilomètres de là, à Karachi, une autre cérémonie, présidée par Mohammad Ali Jinnah, se tenait. Le colon britannique était chassé. Il laissait derrière lui deux nations marquées au fer rouge : celui de la misère causée par l’exploitation coloniale et celui d’une partition qui assurait aux Anglo-Américains de garder la main sur le port de Karachi et de trouver un contrepoids, en Asie, à une Inde beaucoup trop grande et beaucoup trop désireuse de porter son indépendance sur le plan géopolitique.

Quand l’Inde reprend sa liberté, elle se retrouve saignée à blanc par deux siècles d’exploitation coloniale. Selon, l’historien indien Bipan Chandra, en 1947, le taux d’illettrisme atteint 84% chez les hommes et 92% chez les femmes. Durant la seconde partie du dix-neuvième siècle, les famines se multiplient pour cumuler lors de celle qui frappe le Bengale et fait près de 3 millions de morts en 1943. Le taux de mortalité était de 25 pour 1000 quand la mortalité infantile atteint les 190 pour 1000. Le manque de structures de santé entraîne le développement du choléra, de la dysenterie et de la malaria (qui affecte alors un quart de la population) et ne laisse guère qu’une trentaine d’années d’espérance de vie aux Indiens nés à cette époque. On est bien loin des “effets positifs de la colonisation”.

Un rapt de l’Inde sciemment organisé

Beaucoup avanceront l’état peu reluisant de la société indienne avant l’arrivée des colons britanniques. Il nous faut alors étudier la politique menée par les représentants de la couronne britannique pour analyser les effets de la colonisation.

Le déclin industriel et l’effondrement de la production agricole apparaissent clairement. Dans la première moitié du 20ème siècle par exemple, la production agricole par tête baisse de 14%. Cela tient à une raison simple : le rapt organisé du revenu paysan. Lorsqu’ils mettent la main sur l’Inde, les Britanniques permettent à un petit nombre de gros agrariens (zamindars) de mettre la main sur les terres cultivables. Ainsi, en 1940, 70% de la terre est contrôlée par les grands propriétaires terriens. Avec l’Etat colonial et les prêteurs sur gage, ils contrôlent la moitié de la production agricole indienne. Imposant une part de la production reversée à l’Etat toujours plus insoutenable (allant de la moitié à près de trois quarts du revenu agricole dans certaines zones), les Britanniques faisaient peser la totalité de la charge sur les métayers qui devaient s’endetter auprès de prêteurs sur gage (qui terroriseront par la suite tout le monde) pour réorienter leur production afin d’arriver à payer les taxes fixées par l’Etat colonial. Les paysans abandonnent les productions vivrières pour des productions (indigo, thé, coton…) répondant aux besoins de la couronne avec des conditions de travail proches de l’esclavage dans les plantations de thé par exemple.

Sur le plan industriel, la colonisation a détruit la production locale. Très vite, la compagnie des Indes s’octroie le monopole du commerce avec le sous-continent. Alors que le monde se tourne vers le protectionnisme, l’Inde est un marché juteux pour les Britanniques. Elle déverse ses produits manufacturés dans le pays, faisant dire à Marx que l’Angleterre “inonda le pays d’origine du coton avec des cotonnades”.  Le textile de Lancashire est déversé sur le sol Indien, tandis que l’Inde est transformée en fournisseur de matières premières et de produits nécessaires à la couronne (thé, jute, indigo, coton, épices, graines oléagineuses…). Elle organise d’ailleurs tout son réseau ferré pour drainer les matières premières indiennes des lieux de production vers les ports (Kolkata, Mumbai, Karachi) afin de les importer en Grande-Bretagne à faible coût ou de les exporter en Chine par exemple. Deux chiffres résument le régime d’économie coloniale : entre 1935 et 1939, les productions agricoles, le tabac et les matières premières constituent 68.5 % des exportations Indiennes quand  les produits manufacturés représentent 64% de ses importations.

Enfin, dernier élément d’exploitation développé par la littérature nationaliste indienne : le drainage de capitaux depuis l’Inde vers le Royaume-Uni. Bipan Chandra le chiffre à un nombre compris entre 5 et 10% du revenu national Indien. On peut ajouter que, lorsque le système colonial s’est mis à tourner à plein régime, la moitié du budget du gouvernement indien est allouée aux dépenses militaires. Enfin, le système de taxe fut particulièrement injuste. 53% du revenu fiscal venait des taxes imposées aux paysans. 16% venait de la taxe sur le sel. Les prêteurs sur gages, les bureaucrates et les grands propriétaires terriens payaient quand à eux bien peu d’impôts.

 Une indépendance marquée au fer rouge de la partition

Après la guerre, il apparaît clair aux Anglais qu’ils ne peuvent rester plus longtemps en Inde à moins d’installer une intenable répression militaire de masse. L’élection des travaillistes ne fait qu’accélérer le processus. Depuis la mutinerie commencée par les Cipayes, les soldats indiens de l’armée britanniques, en 1857, le mouvement anti-impérialiste indien ne fait que s’intensifier. Les révoltes paysannes et tribales se multiplient. Dans le Deccan, après le boum du prix du coton dans les années 1860, sa dégringolade provoque un mouvement social intense. Les Indiens répondent à la partition du Bengale par le lancement du “swadeshi movement”, une vaste opération de boycott des produits britanniques et de promotion de l’industrie indienne. Au début du XXème siècle, la montée de Gandhi au sein de l’appareil du Congrès le conduit à lancer trois grands mouvement de luttes non violentes (en 1920 avec le mouvement de non-coopération puis en 1930 avec la marche contre la taxe sur le sel) jusqu’au vaste Quit India movement en 1942. Mais cette histoire, que l’on nous raconte souvent, de Gandhi soulevant les masses cache d’autres formes de révoltes anti-impérialistes tout autant nécessaires pour chasser les Britanniques d’Inde. Il est à noter les nombreuses grèves notamment dans la production de coton et dans le secteur ferroviaire et les cent et unes révoltes paysannes contre le vol institué des productions agricoles par l’administration coloniale qui fait exploser la dette paysanne culminent dans la création du All India Kisan Sabha qui va inspirer les réformes agraires que le Congrès devra mener après l’indépendance.

Durant la guerre, le Congrès refuse de cesser le mouvement anti-impérialiste. Cela conduit à la formation d’un “Gouvernement provisoire de l’Inde libre” (allié par anti-colonialisme à l’Empire japonais et à l’Allemagne nazie) par l’ancien président du Congrès Subhas Chandra Bose et à la levée d’une Indian National Army soutenue par le Japon et d’une Free Indian Legion soutenue par l’Allemagne et intégrée à la Waffen-SS (le poids de cette seconde organisation est néanmoins à relativiser, la Free Indian Legion comptant moins de 3 000 combattants contre plus de 40 000 pour l’Indian National Army). Pour le Congrès il s’agissait de faire comprendre à la couronne qu’elle devrait quitter le pays après la guerre.

Cependant après la guerre, la chose n’est pas dite. Pour Churchill, laisser une Inde aussi immense, du Kashmir à Kanyakumari et d’Attock à Cuttack, libre et indépendante paraît insupportable. La couronne trouve les Congressistes beaucoup trop socialistes et leur volonté de non-alignement lui fait craindre un rapprochement avec Moscou. Si Churchill a toujours méprisé le “fakir à demi-nu”, les travaillistes voudront eux, aller plus vite vers l’indépendance.

Dans ce contexte, la résolution de Lahore – revendiquant un Pakistan indépendant – adopté par la Ligue Musulmane en 1940 constitue un grand bouleversement. Ici, il faut avancer à pas feutrés. Contrairement à ce que raconte le film Le Dernier Vice-Roi des Indes, Churchill n’avait pas établi de plan de partition deux ans à l’avance. Ce document, Security of India and the Indian Ocean, prévoit cependant la nécessité de garder des garnisons anglaises dans l’Etat princier du Balouchistan. À contrario, le plan proposé par le cabinet en 1946 va plutôt dans le sens d’une Inde fédéralisée mais unie que vers une partition. Je remarque simplement que, comme le note Sumit Sarkar, le journal du vice-roi des Indes, Wavell, avant-dernier vice-roi des Indes indique que Churchill “semble préférer la partition entre l’Hindustan, le Pakistan, et le Princestan”. Une balkanisation de l’Inde en somme. C’est ce que proposera Mountbatten par la suite. Il se verra opposé un refus catégorique de Nehru qui voit bien la tentative de vassalisation de l’Inde.

Au delà de ce point qui déchaîne les passions, l’histoire nous a montré que l’existence du Pakistan a bénéficié aux Anglo-Américains. En effet, il affaiblissait une Inde qui, sous la direction de Nehru, choisissait la voie du non alignement et sous la direction d’Indira Gandhi signera même un important accord militaire avec l’URSS. Les guerres indo-pakistanaises leur assureront un allié de poids dans la région où la Chine leur est hostile. Par ailleurs, l’accès au port de Karachi est stratégique pour l’accès au pétrole et le transport de marchandises.

Mais en 1945, la partie n’est pas jouée. La société indienne est en pleine ébullition indépendantiste. Les 21, 22 et 23 novembre 1945, une explosion étudiante demandant la libération des prisonniers de l’Indian National Army fait tâche d’huile. Les taxis et les travailleurs des tramways se mettent  en grève. De nombreuses entreprises suivent le mouvement. La révolte tourne à l’émeute. Il faudra 33 morts et 200 blessés pour que l’ordre soit rétabli. En février, une révolte de la même nature intervient. La grève générale paralyse Kolkatta et les syndicats nationaux du rail, de la poste et de la fonction publique menacent eux, aussi, de se mettre en grève. Une manifestation réunissant 80 000 personnes contre les centres de rationnement se déroule à Allahabad. La répression fait 84 morts et 300 blessés. Dans ces révoltes, il est à signaler que le drapeau du Congrès, le drapeau rouge et le drapeau vert de la Ligue Musulmane se rejoignent. Lors de ce même mois de février, une mutinerie partant de Mumbai s’étend aux bases navales du pays. 78 bateaux et 20 bâtiments sont touchés par la mutinerie. La grève générale menée par le parti communiste paralyse Mumbai et s’en suit une violente répression. Des révoltes paysannes et ouvrières agitent le pays du Tebhaga au Punnapra Vayalar et culminent dans la guérilla paysanne du Telengana touchant 3000 villages sur 5 ans.

La peur de révoltes populaires de masse agite les Britanniques. Ils croient que le Congrès peut lancer un mouvement qui emportera tout. Chez les caciques du Congrès et de la Ligue musulmane, on réprouve la violence des émeutes voire même le principe de la mutinerie. À partir de 1946, les émeutes communautaires enflamment le pays et les Britanniques mettent plus de temps à réagir que pour réprimer les révoltes indiennes. Ainsi, lors de l’émeute de Kolkata en août 1946, qui fait 4000 morts, l’armée met 24 h à intervenir. La politique britannique de divide and rule entre Hindous et Musulmans continue et ses effets semble lui échapper

Dans ce chaos, les Britanniques veulent aller vite. Ils craignent une révolution incontrôlable. C’est ce qu’explique Wavell le 29 mars 1946 : “la nécessité d’éviter un mouvement de masse ou une révolution qui sont dans les moyens du Congrès, et que nous ne sommes pas sûrs de pouvoir contrôler”. Il faut dire que les grèves et les révoltes paysannes se multiplient. En avril, une grève éclate dans les quatre coins de l’Inde au sein de la police. Les travailleurs du rail et de la poste menacent d’une grève à l’été. Selon Sumit Sarkar, l’année 1946 connaît plus de 1600 mouvements de grève impliquant près de 2 millions de travailleurs. Même après les premières émeutes communautaires de l’hiver, en janvier, Kolkata est inondé d’étudiants communistes, congressistes ou liguistes protestant contre la mise à disposition de l’aéroport au service des avions français qui mènent une guerre coloniale au Vietnam. Dans le même temps, les communistes mènent une grève victorieuse de 85 jours dans le secteur du tramway, grève à laquelle se joignent les travailleurs du port. Même les ingénieurs du rail se mettent en grève. À Kanpur, une nouvelle grève menace de bloquer la production de textile et de charbon. La peur du rouge agite les Britanniques qui voient la très puissante Kisan Sabha mener des guérillas paysannes dans le Telangana. L’appareil congressiste s’alarme aussi de ce qu’ils analysent comme une fièvre révolutionnaire. Une résolution d’août 1946 condamne le “manque de discipline” et le “manquement aux obligations des travailleurs”. Les élections législatives (au cours desquelles seuls 1% des Indiens peuvent voter pour le niveau national et 10% pour le niveau régional) donnent à voir une large victoire du Congrès dans l’électorat non-musulman et un raz de marée de la Ligue Musulmane au sein de ce dernier. Les communistes, qui ont appuyé toutes les révoltes contrairement aux deux autres partis, sont mis en pièce par un électorat très restreint.

La peur du rouge et la crainte d’une guerre confessionnelle dans le pays vont peu à peu pousser le Congrès, composé principalement de notables, à accepter la partition. Après la construction d’un gouvernement intérimaire bancal et l’acceptation d’un compromis intenable (une Inde fédérale avec un gouvernement central cantonné aux affaires étrangères et à la communication laissant la possibilité à la ligue musulmane de dominer le Nord-Est et le Nord-Ouest du pays et d’aller vers la sécession de régions qui comme le Bengale contiennent 46% de non-musulmans), l’opposition bornée de Jinnah – qui boycottera l’assemblée constituante et appellera la “nation musulmane” à l’action directe – et la volonté des Congressistes d’arriver au pouvoir en évitant des effusions de violences communautaires ou des révoltes populaires trop importantes les conduira à accepter la partition. Pour les Britanniques, la situation évolue dans le bon sens. Ils pensent qu’amener la Congrès au pouvoir le plus vite possible les obligera à mater les révoltes.

Le Sang et les larmes de la liberté au prix de la partition

Le 15 août, l’Inde et le Pakistan deviennent indépendants. Le Bengale et le Penjab sont divisés en deux. En divisant l’Inde selon des limites religieuses, le Congrès espérait limiter les violences. Résultat : on assista à l’un des plus grands mouvements de migrations jamais connus. 15 millions de personnes ont traversé la frontière à pied ou en train. 1 à 2 millions de personnes en sont mortes de faim, de soif, de contamination ou victimes des émeutes. Des trains arrivaient à Amritsar, à Delhi ou à Lahore remplis de cadavres. Au moins 75 000 femmes ont été enlevées, violées et mariées de force.

La partition est le résultat de plusieurs facteurs : les tensions communautaires, attisées notamment par les Anglais et les extrémistes hindous et musulmans. C’est aussi le résultat de la fermeté avec laquelle la Ligue musulmane a refusé tout compromis pour obtenir le Pakistan. Pour Sumit Sarkar, elle tient aussi au fait que le Congrès n’a pas voulu s’appuyer sur un mouvement populaire de masse pour appuyer sa volonté de garder une Inde unie mais a préféré troquer une arrivée rapide au pouvoir au profit d’une partition, qui pensaient-ils, permettrait d’éviter la guerre civile puisqu’un point de non retour était atteint. Il ne faut pas oublier l’importance de l’influence de leaders comme Sardar Patel qui finiront par avoir des sympathies pour les nationalistes hindous et pousseront pour une partition qui protégerait les Hindous d’une sécession totale du Penjab et du Bengale.

Aujourd’hui encore, la partition hante le destin des Indiens et des Pakistanais. Le séparatisme couve dans le Kashmir et dans une moindre mesure dans le Penjab tandis que l’élection du nationaliste hindou Narendra Modi n’augure rien de bon ni pour les minorités musulmane et chrétienne d’Inde ni pour la paix entre l’Inde et le Pakistan.

Crédits photo : M.A.Jinnah, leader de la Ligue Musulmane et J.Nehru ,chef du Congrès signent l’indépendance et la partition de l’Inde. ©IndiaHistorypic. L’image est dans le domaine public.