Raphaël Glucksmann, nouvel enfant prodige de la bourgeoisie de gauche

© LHB pour LVSL

Comme il y a cinq ans, une petite musique se fait entendre dans le paysage audiovisuel français : un homme providentiel incarnerait le changement tant attendu. Ce champion du progrès, de la liberté, du droit des peuples, de l’environnement, en bref de l’Europe se nomme Raphaël Glucksmann. Nous voilà sauvés, soupirent les Français – du moins, une partie d’entre eux. Une partie d’ailleurs plutôt aisée, inquiète des populismes, déçue du macronisme. Des rédactions parisiennes aux amphithéâtres de sciences politiques, on plébiscite la candidature Glucksmann. D’où vient donc ce nouveau héraut du centre-gauche, qui a désormais « la cote dans les milieux d’affaires » selon le quotidien pro-business l’Opinion ?

Certains l’ont peut-être découvert à l’occasion du récent battage médiatique engagé en sa faveur. D’autres lors de sa campagne de 2020 en faveur des Ouïghours (le carré turquoise, sur les réseaux sociaux, après le carré noir de Black Lives Matter, nouveau signe de l’indignation collective). Son entrée en politique est pourtant un peu plus ancienne. 

Né le 15 octobre 1979, Raphaël Glucksmann est un essayiste, réalisateur de documentaires et homme politique issu d’une famille intellectuellement influente : son père est le philosophe néolibéral André Glucksmann. Ce dernier appartient au courant des « nouveaux philosophes », très virulents contre l’Union soviétique, et est un proche de Bernard Henry-Lévy. Après des études au lycée Henri IV puis à Sciences Po Paris, Raphaël Glucksmann imite « BHL » en traitant de divers conflits (Tchétchénie, Géorgie, génocide rwandais) sous un prisme humanitaire, ce qui lui permet d’obtenir une notoriété médiatique. Il ne tarit d’ailleurs pas d’éloges sur son inspirateur : dans un billet publié en 2011 sur le site de « BHL », il déclare « Ce qui m’a toujours plu chez Bernard, comme chez mon père d’ailleurs, c’est ce refus chevillé au corps de confondre objectivité et neutralité ».

De 2005 à 2012, Raphaël Glucksmann conseille le président géorgien Mikheil Saakachvili qui abolit le salaire minimum, licencie 60 000 fonctionnaires et abaisse l’impôt sur les dividendes à 5 %.

Comme « BHL », son engagement est résolument pro-occidental : il soutient dès 2004 la révolution orange en Ukraine, réalisant divers documentaires sur les thématiques lui tenant à cœur. Avec un intérêt particulier pour l’ex-URSS. Sa compagne durant le début des années 2010 n’est autre qu’Eka Zgouladze, vice-ministre de l’Intérieur de Géorgie. En décembre 2014 elle est propulsée à la même fonction… en Ukraine. Naturalisée citoyenne ukrainienne par le chef d’État Petro Porochenko suite à la « révolution » Maïdan, elle obtient ce poste quelques jours plus tard tard. Il est vrai que Raphaël Glucksmann est à cette période conseiller de l’autoritaire et ultralibéral président géorgien Mikheil Saakachvili, qui s’exilera lui aussi en Ukraine pour échapper à des procès après la fin de son règne. Ukraine et Géorgie avaient alors pour point commun d’être en conflit avec la Russie, et en voie de rapprochement avec les États-Unis.

Ce épisode est opportunément omis de la plupart des portraits médiatiques de Raphaël Glucksmann. Les réformes de Saakachvili en Géorgie – conseillé par Glucksmann de 2005 à 2012 – sont pourtant loin d’être anodines : abolition du salaire minimum, licenciement de 60 000 fonctionnaires, abaissement de l’impôt sur les sociétés de 20 % à 15 %, et de l’impôt sur les dividendes de 10 % à 5 %. En 2009, la Géorgie était d’ailleurs considérée par Forbes comme le quatrième pays avec la pression fiscale la plus faible au monde.

Des rédactions aux rédactions, en passant par le Parlement européen

Après ce séjour en ex-URSS, Glucksmann revient en France et officie comme chroniqueur sur France Info et France Inter. Par la suite, il tente de convertir sa relative popularité dans l’intelligentsia libérale en capital politique. En novembre 2018, il cofonde le parti Place Publique en vue des élections européennes. Son postulat de départ est simple : le Parti socialiste est en pleine implosion et le champ politique français se recompose rapidement. Avec un grand gagnant, Emmanuel Macron, qui remporte les élections de 2017, ce dont Raphaël Glucksmann se félicite alors. L’évolution vers la droite du gouvernement laisse un espace au centre-gauche parmi ces Français éduqués, urbains, très attachés à l’Union européenne et au progrès, mais frileux à l’idée de changements socio-économiques rapidement suspects de populisme.

Cette aile gauche de la technocratie produit effectivement à la chaîne les figures politiques comme les partis mort-nés, sans être troublée outre mesure par ses échecs répétés. Le dernier en date étant peut-être la « Primaire populaire » de 2022 ayant adoubé Christiane Taubira. Co-fondatrice de Place Publique, la militante écologiste Claire Nouvian en claque la porte après quelques mois à peine, étrillant Glucksmann et les arrivistes en tout genre qui ont vite pris le contrôle du mouvement.

Aux européennes de mai 2019, Place Publique, alliée avec le Parti socialiste, Nouvelle Donne et le Parti radical de gauche, parvient à faire élire Raphaël Glucksmann comme député européen, en réunissant 6,19 % des voix dans un scrutin boudé par un électeur sur deux. Alors que la France est alors marquée par le mouvement des Gilets jaunes, l’horizon européiste et élitiste représenté par cette liste ne rencontre guère de succès. Rien de surprenant là-dedans : comme le rappelle Pierre Rimbert dans un article intitulé « Un autre Macron est possible » pour Le Monde Diplomatique, Raphaël Glucksmann ne se signale pas particulièrement par sa fibre sociale. L’opposition aux réformes austéritaires du quinquennat Hollande le laisse de marbre.

Plus adepte des campagnes sur les réseaux sociaux que des mobilisations des travailleurs, l’eurodéputé jure aujourd’hui avoir changé : lui, le chantre de l’ouverture du marché au nom des valeurs européennes, a désormais pris conscience du rôle néfaste de la finance dérégulée et des souffrances du bas-peuple. Ses modes d’action restent pourtant les mêmes : dans une réponse aux griefs de François Ruffin à son encontre, il explique par exemple qu’« en interpellant les grandes marques de la fast fashion qui peuplent son armoire par exemple, chacun retourne l’aliénation que le marketing du capitalisme consumériste veut lui imposer pour charger son pouvoir d’achat d’un pouvoir d’influence civique. » Une conception très individualiste du combat contre la marchandisation du monde.

Raphaël Glucksmann appartient au groupe d’Eva Kaili, ancienne vice-présidente du Parlement européen, arrêtée par la justice belge et accusée de corruption par le Qatar. Ce pays n’est mentionné que trois fois dans le rapport co-signé par Glucksmann sur les « ingérences étrangères » – contre soixante-six pour la Russie.

Lorsque François Ruffin l’interpelle sur la séquence du traité européen de 2005 ou sur la récente réforme des retraites, qui ont durablement cassé la confiance des citoyens envers le personnel politique, Glucksmann répond en mettant en avant « la fin des décisions à l’unanimité au Conseil […] c’est-à-dire une avancée dans la construction de l’Europe politique. » Le tout, évidemment au nom de la lutte contre les paradis fiscaux et les régimes autoritaires.

Un droit des peuples à géométrie variable

Ce combat contre les autocraties et les régimes illibéraux, Glucksmann en a fait sa marque de fabrique. Mais au-delà de l’image, qu’en est-il réellement ? À peine élu eurodéputé, il demande la création d’une « Commission spéciale sur l’ingérence étrangère et la désinformation », dont il devient le président. Il en synthétise les conclusions un énième livre intitulé La grande confrontation. Comment Poutine fait la guerre à nos démocraties. Raphaël Glucksmann ne mâche effectivement pas ses mots pour flétrir l’ennemi russe, qui opprime ses amis géorgiens ou ukrainiens. Ardent partisan de l’aide militaire à l’Ukraine, Glucksmann fait d’ailleurs de l’intégration de cette dernière dans l’OTAN et l’Union européenne une priorité absolue, quel qu’en soit le prix économique. Cette Commission spéciale reste pourtant étrangement timide quant aux ingérences venues de l’Ouest. Quid, par exemple, du travail d’espionnage commercial et diplomatique mené en Europe par les États-Unis ?

Les foudres de Raphaël Glucksmann s’abattent uniquement sur les adversaires du bloc occidental. Ses alliés bénéficient d’une singulière mansuétude. Qu’il s’agisse de l’Arabie Saoudite, des pays d’Europe de l’Est opposés à la Russie, de la Turquie ou du Qatar. Détail significatif concernant ce dernier : Raphaël Glucksmann appartient à l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates (S&D), le groupe d’Eva Kaili, ancienne vice-présidente du Parlement européen au centre d’un scandale de corruption. En décembre 2022 on retrouvait chez elle 900 000 euros en liquide et elle était arrêtée par la justice belge, accusée de corruption par le Qatar. Quelques jours plus tôt, elle ne tarissait pas d’éloges sur ce pays, « leader en matière de droit du travail avec l’abolition du kafala [système par lequel le Qatar exploite des migrants dans des conditions proches de l’esclavage NDLR] et l’introduction d’un salaire minimum […] [qui] s’est engagé dans cette voie par choix ». Or, le Qatar n’est mentionné que trois fois dans le rapport issu de la commission sur les ingérences étrangères exigée par Glucksmann ; la Russie, elle, est mentionnée soixante-six fois.

Plus récemment, la question de la guerre à Gaza lui a valu de nombreuses critiques parmi une jeunesse de gauche sensible au droit des peuples, qui découvrait soudain l’hémiplégie morale de l’eurodéputé. La députée LFI Alma Dufour et la juriste franco-palestinienne Rima Mobarak listent ainsi ses votes au parlement européen, en opposition à toute condamnation sérieuse d’une opération militaire israélienne ayant déjà conduit à plusieurs dizaines de milliers de victimes civiles.

Les foudres de Raphaël Glucksmann s’abattent uniquement sur les adversaires du bloc occidental.

Cinq ans après son élection, qu’est ce qui a changé pour Raphaël Glucksmann ? Tout, et rien : ses campagnes menées sur les réseaux sociaux comme dans les rédactions lui ont conféré une indéniable popularité dans ce qu’il reste du centre-gauche français. Celle-ci s’érode pourtant déjà face aux apparentes contradictions du personnage. Ardent défenseur des intérêts du bloc occidental rejouant encore et encore la Guerre froide, espérant un remake de la success story macronienne de 2017 à son avantage, Raphaël Glucksmann revient. Parmi les anciens soutiens du Président actuel, il séduit déjà Daniel Cohn-Bendit. Si sa réélection est probable grâce aux jeux d’alliance et surtout à un battage médiatique bienveillant, le discours progressiste, ressassant comme un disque rayé ses poncifs européens libéraux, en période de guerre européenne et de crise économique, tourne plus que jamais à vide.

Europe sociale : aux origines de l’échec

François Mitterrand et le chancelier allemand Helmut Schmidt en 1981 © Lothar Schaack

« Trahison » ? Facteurs structurels ? Les causes de l’échec du projet d’« Europe sociale », porté haut et fort par la gauche durant les années 1970, ont fait couler beaucoup d’encre. C’est l’objet de l’ouvrage d’Aurélie Dianara, Social Europe : the road not taken (Oxford University Press, 2022), issu de sa thèse. Elle met en évidence la difficulté du contexte européen dans lequel François Mitterrand parvient au pouvoir, marqué par le mandat de Margaret Thatcher et une volte-face des sociaux-démocrates allemands. Surtout, elle souligne l’absence de soutien populaire à l’idée d’Europe sociale défendue par les socialistes français, qui fut déterminante dans son abandon. Dès lors que François Mitterrand acceptait de poursuivre la construction européenne sur une voie libérale, elle ne devait plus en dévier… Nous publions un extrait de son livre, traduit par Albane le Cabec.

« L’Europe sera socialiste ou ne sera pas »… À en juger par l’état de l’Europe actuelle, la prophétie séduisante de Mitterrand ne pouvait être plus éloignée de la vérité. Depuis, l’Union européenne plusieurs fois élargie s’est engagée sur une voie qui s’éloigne chaque jour davantage de cette « Europe sociale » que les socialistes européens défendaient dans les années 1970.

Loin d’une Europe régulatrice, redistributive, planificatrice et démocratisée au service des travailleurs, se dessine une Europe de plus en plus néolibérale, dont la dimension sociale n’est plus seulement compatible avec le marché : elle constitue un véritable levier à la libre circulation des capitaux et à l’extension de la propriété privée. Que l’on choisisse d’y voir une illusion, un alibi ou une réalité, l’Europe qui émerge à partir du milieu des années 1980 est à bien des égards à l’opposé de « l’Europe sociale » pensée par la gauche européenne précédemment.

Volte-face des sociaux-démocrates allemands contre l’Europe sociale

La victoire de la gauche en mai 1981 en France, lorsque François Mitterrand est élu président de la République et qu’un gouvernement de ministres socialistes prend les rênes, rejoints en juin par quatre ministres communistes, était un événement majeur pour la gauche européenne. La France était bien sûr un pays clé en Europe occidentale comme au sein de la Communauté Economique Européenne (CEE), l’ancêtre de l’Union européenne.

Le nouveau gouvernement était bien conscient des contraintes imposées par l’interdépendance des économies européennes et par la Communauté elle-même, dans un contexte où ses principaux partenaires adoptaient des politiques d’austérité déflationnistes. Dans son programme commun de 1972, la gauche s’était engagée à réformer la Communauté et à préserver sa liberté d’action, nécessaire à la réalisation de son programme. Lorsqu’elle est finalement arrivée au pouvoir en 1981, elle s’y est essayée.

Dès le 11 juin 1981, lors d’une déclaration commune, le nouveau ministre de l’Économie et des Finances Jacques Delors en appelait à un plan de relance concerté à l’échelle européenne, tandis que le ministre du Travail Jean Auroux plaidait pour des mesures radicales contre le chômage et défendait notamment la réduction du temps de travail. Le 29 juin, au Conseil européen, Mitterrand effectuait une déclaration officielle en faveur d’une Europe « sociale », appelant à la création d’un « espace social européen » fondé sur la réduction coordonnée du temps de travail, un dialogue social amélioré et l’adoption d’un plan européen de relance économique. Le gouvernement français publiait également un mémorandum le 13 octobre sur la revitalisation de la CE : l’Europe « doit parvenir à la croissance sociale et être audacieuse dans la définition d’un nouvel ordre économique », pouvait-on y lire.

La stratégie des socialistes français reposait sur l’espoir que leur avènement au pouvoir soulèverait un enthousiasme populaire en Europe. Mais une fois élus, ils bénéficièrent d’un soutien extérieur bien faible, y compris au sein de la gauche européenne

Ces propositions avaient alors beau être prudentes, clairement dépourvues de rhétorique marxiste, moins ambitieuses que les revendications jusqu’alors portées par la gauche européenne, elles ne parvinrent pas à convaincre les partenaires de la France. Le chancelier social-démocrate allemand Helmut Schmidt ne se montrait pas beaucoup plus enthousiaste que son homologue Margaret Thatcher, frontalement hostile à cet agenda – et le soutien du gouvernement grec ne pesait pas bien lourd dans la balance. La proposition d’une relance européenne coordonnée en particulier, clé de voûte du plan français, fut accueillie avec un certain dédain.

Les raisons de l’échec de l’Europe sociale sont nombreuses et complexes. Parmi elles, le rôle du gouvernement social-démocrate allemand, qui avait pourtant été l’un des principaux promoteurs d’une « Union sociale européenne » quelques années plus tôt, ne doit pas être sous-estimé. Dès 1974, il œuvrait à l’émergence d’un ordre international fondé sur l’austérité et le libre marché. Au G7 comme au Conseil européen, Schmidt insiste sur la priorité de la lutte contre l’inflation, plaide pour la suppression des obstacles à la mobilité des capitaux et souhaite voir les gouvernements européens renoncer à leurs prérogatives dans le domaine monétaire pour les confier à des banques centrales « indépendantes » du pouvoir politique.

Schmidt contribue en effet à engager non seulement le système monétaire européen mais les États-Unis eux-mêmes dans la discipline monétaire en 1979 – année du « choc Volcker ». Il plaide également pour que l’octroi de crédits par le FMI aux pays confrontés à des crises financières particulièrement graves – comme l’Italie et le Royaume-Uni en 1976 – soit conditionné à l’adoption de politiques anti-inflationnistes et de mesures d’austérité. À contre-courant des réponses interventionnistes et expansionnistes envisagées alors par la majorité de la gauche européenne, la réponse de l’Allemagne à la crise des années 1970 contribuait au « désencastrement » de l’ordre économique international.

Côté britannique, Thatcher, figure de proue de la « révolution » conservatrice d’Europe occidentale, constituait un obstacle inamovible à toute orientation « sociale » de l’Europe. En parallèle, entre 1979 et 1984, la question de la contribution du Royaume-Uni au budget de la CEE empoisonnait les relations entre États-membres. Dans ce contexte, les perspectives d’une Europe de la redistribution, de la régulation des marchés et de la solidarité s’amenuisaient. Les propositions européennes de Mitterrand essuient donc un refus cordial.

​Le « tournant de la rigueur » et l’Europe

En 1983, le fameux « tournant de la rigueur » du gouvernement de Pierre Mauroy, qui allait devenir un traumatisme dans la mémoire collective de la gauche française, fut entrepris au nom de l’Europe. Pour ceux qui avaient cru au socialisme par l’Europe et à l’Europe sociale, il s’agissait là d’une cuisante défaite. Bien entendu, les causes de l’échec de l’expérience socialiste ne peuvent être réduites à la construction européenne. Il faut bien sûr mentionner la récession internationale, la politique déflationniste menée par les principales puissances mondiales ou le rôle des marchés financiers.

De la même manière, le projet socialiste français n’était pas exempt de défauts qui ont pu nuire à sa mise en œuvre. Un élément demeure central : le soutien populaire manquait au projet « d’Europe sociale ». La stratégie des socialistes français reposait sur l’espoir que leur avènement au pouvoir soulèverait un enthousiasme populaire en Europe. Mais une fois élus, ils bénéficièrent d’un soutien extérieur bien faible ; y compris au sein de la gauche européenne.

Il faut dire qu’avec le départ des travaillistes et Thatcher à la tête du gouvernement britannique, la France avait perdu un allié majeur. Malgré le soutien des socialistes français au gouvernement allemand concernant la question des euromissiles au cours des années précédentes, la coalition sociale-libérale de Schmidt refusait alors de considérer la proposition de Mitterrand pour un plan de relance coordonné afin d’éviter une nouvelle dévaluation du franc et une sortie du système monétaire européen. À l’instar des partis de gauche, les syndicats européens se caractérisaient eux aussi par leur absence de mobilisation – aussi bien au niveau institutionnel que dans la rue – en faveur de l’agenda français. En l’absence d’un mouvement populaire domestique et transnational à même de soutenir ses réformes, le recul du gouvernement français était difficilement évitable.

Tous les efforts déployés pour accroître la coopération entre les syndicats et partis européens et construire l’unité programmatique nécessaire pour ériger une Europe alternative semblaient donc avoir été vains. Plus que jamais, la gauche européenne était prise dans le dilemme européen. D’un côté, le renoncement français semblait confirmer que le « socialisme dans un seul pays » n’était plus une option dans une économie mondiale de plus en plus interdépendante.

De quoi donner du grain à moudre au discours désormais porté par la gauche européenne, selon lequel la réalisation du socialisme nécessiterait de s’organiser au-delà de l’État-nation. Malheureusement, d’un autre côté, les déboires de la gauche française, tout comme la défaite du combat de la gauche européenne pour un « New Deal » européen, pour une réduction du temps de travail, une démocratisation de l’économie, et une régulation des entreprises multinationales, avaient démontré l’incapacité de la gauche européenne à transformer la CE en une « Europe sociale ».

Il était désormais évident que la Communauté constituait un carcan de plus en plus étroit dans lequel les politiques économiques, sociales, industrielles, budgétaires et fiscales ne pouvaient plus être décidées indépendamment par les États-membres. À la lueur de cet échec français, la gauche européenne fut contrainte de repenser sa stratégie socialiste. Alors que certains tiraient pour conclusion que le cadre institutionnel européen était intrinsèquement incompatible avec le socialisme, la plupart se convainquaient que ce dernier ne pourrait être atteint qu’à l’issue d’une réforme de la Communauté européenne. C’est ainsi que le « tournant européen » du gouvernement français fut justifié – celui-là même qui conduisit Mitterrand à relancer le processus d’union économique, monétaire et politique avec Helmut Kohl à Fontainebleau en 1984.

​Quand les socialistes français édifiaient l’Europe libérale

Le sommet de Fontainebleau, tout comme la nomination de Jacques Delors comme président de la Commission européenne (1985-1995), confirmait le choix du gouvernement français, après avoir renoncé au « socialisme dans un seul pays », de réaffirmer son engagement européen aux côtés de son nouvel « ami » allemand, Helmut Kohl. Jacques Delors appartenait à l’aile libérale du parti socialiste français. C’était un homme politique expérimenté, qui avait été l’un des principaux artisans du virage français vers l’austérité et la persévérance au sein du système monétaire européen. Selon les propres mots de Margaret Thatcher, « en tant que ministre français des Finances, on lui savait gré d’avoir freiné les premières politiques socialistes du gouvernement et d’avoir assaini les finances françaises ».

Les pressions des différents lobbies patronaux ont été déterminantes dans la refonte du marché européen à partir du milieu des années 1980. En 1979, le Comité d’action Jean Monnet incluait pour la première fois des représentants d’entreprises en son sein.

Delors avait gagné la confiance des néolibéraux mais aussi celle du gouvernement allemand ; il connaissait le jargon bureaucratique européen aussi bien que la politique communautaire. Bien que le « moment Delors » soit souvent présenté comme le temps fort de la promotion d’une « Europe sociale », c’est d’abord l’intégration économique et le projet de marché unique que le nouveau président de la Commission plaça au sommet de son programme. Ce choix était consensuel, comme l’explique Delors lui-même quelques années plus tard : « Je devais me rabattre sur un objectif pragmatique qui correspondait aussi à l’air du temps, puisqu’on ne parlait alors que de déréglementation, de suppression de tout obstacle à la concurrence et aux forces du marché. »

Bien que les droits de douane et les quotas aient été supprimés avec la création du marché commun suite au traité de Rome, de nombreuses « barrières non tarifaires » persistaient, comme les règles d’hygiène alimentaire, les normes techniques et les subventions étatiques aux entreprises et aux services. Le parachèvement du marché intérieur – grâce à la suppression des obstacles aux « quatre libertés » : libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes – était bien sûr encouragé par le gouvernement Kohl et par Thatcher elle-même. Le nouveau commissaire britannique chargé du marché intérieur et des services, Arthur Cockfield, ancien dirigeant de la chaîne britannique de pharmacies Boots qui avait détenu des portefeuilles ministériels dans les gouvernements Thatcher, joua un rôle central dans l’édification du projet.

Le projet européen plus que jamais au service des classes dominantes

Le projet de marché unique réunissait les aspirations de deux « fractions » rivales d’une classe capitaliste européenne de plus en plus transnationale. D’un côté, une frange « mondialiste », composée des plus grandes multinationales européennes (y compris les institutions financières). De l’autre, une frange « européiste » constituée de grandes entreprises industrielles desservant principalement les marchés européens et concurrencées par les importations bon marché extérieures à l’Europe. Les premiers défendaient un projet néolibéral pour l’Europe, avec une ouverture des marchés européens à l’économie mondiale appuyée par des déréglementations, des privatisations et la réduction de la place de l’État dans l’économie.

Les seconds étaient davantage favorables à un projet néo-mercantiliste, attachés à un « marché domestique » européen élargi ainsi qu’à des politiques publiques industrielles censées stimuler les « champions européens » – dans le but de les rendre compétitifs par rapport à leurs homologues nord-américains ou japonais. Ces deux fractions convergeaient alors pour exercer une pression croissante sur les élites politiques européennes pour la levée de tous les obstacles au libre-échange au sein du marché intérieur.

Les pressions des différents lobbies patronaux ont été déterminantes dans la refonte du marché européen à partir du milieu des années 1980. En 1979, le Comité d’action Jean Monnet incluait pour la première fois des représentants d’entreprises en son sein. En 1983, à l’initiative du directeur général de Volvo, Pehr Gyllenhammar, les dirigeants de dix-sept grandes multinationales – dont Volvo, Philips, Fiat, Nestlé, Shell, Siemens, Thyssens, Lafarge, Saint Gobain et Renault – se réunissaient à Paris pour fonder la Table ronde européenne des industriels (ERT). Son objectif était de promouvoir une plus grande ouverture des marchés ainsi qu’un soutien européen à l’industrie. Le « Livre blanc sur l’achèvement du marché intérieur » de la Commission de 1985 ressemblait comme deux gouttes d’eau aux recommandations de l’ERT. En particulier, il proposait quelques 300 mesures pour achever le marché unique d’ici 1992 par la suppression des barrières non tarifaires…

La logique qui sous-tendait le programme institutionnalisé par l’Acte unique était intrinsèquement liée à celle du libre-marché. Loin de la « planification socialiste » promue par Delors quelques années plus tôt, l’objectif de ce programme était de construire un marché plus étendu, « censé conduire à une concurrence plus rude entraînant une plus grande efficacité, de plus grands profits et finalement par un effet de ruissellement, plus de richesse générale et plus d’emplois ». Le marché était conçu comme indispensable à la croissance économique et à la création d’emplois et pour redonner à l’Europe occidentale sa place d’acteur économique dans un monde de plus en plus compétitif et globalisé.

Bien sûr, l’Acte unique européen ne se limitait pas à l’achèvement du marché unique européen : il étendait également le vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil (y compris sur quelques questions sociales telles que les normes de santé et de sécurité au travail) ; augmentait les pouvoirs législatifs du Parlement européen avec les procédures de coopération et d’avis conforme (plus tard consolidées avec la procédure de « codécision », bien que la chambre n’ait jamais obtenu le droit d’initiative) et définissait parmi ses objectifs le renforcement de la coopération en matière de développement régional, de recherche et de politique environnementale. Cependant, la majeure partie du nouveau traité concernait la libéralisation, l’harmonisation et la « reconnaissance mutuelle » dans le secteur économique. Au cours des années suivantes, des directives cruciales furent adoptées concernant la libéralisation des mouvements de capitaux et la déréglementation des banques et des assurances.

Historiquement, et contrairement aux partis socialistes et aux syndicats locaux et nationaux, les structures socialistes et syndicales déployées à l’échelle européenne n’ont pas émergé d’une poussée populaire.

Delors et ses collègues n’avaient-il pas prévu que l’explosion des échanges, la libéralisation des services et la libre circulation des capitaux sans harmonisation fiscale et sociale, mettraient inévitablement en concurrence les travailleurs et les régimes de protection sociale, provoquant un nivellement par le bas des droits sociaux et des salaires ? La question est d’autant plus prégnante que les socialistes européens avaient prôné tout au long des années 1970 une harmonisation sociale et fiscale par le haut, alliée à un contrôle accru des mouvements de capitaux et des entreprises multinationales.

​Carence de dimension populaire de l’idée européenne

Une des principales raisons de l’échec des projets « d’Europe sociale » a résidé dans l’incapacité de la gauche européenne à construire une mobilisation populaire transnationale pour soutenir ses propositions. Une telle mobilisation aurait été – et serait toujours – nécessaire pour inverser le rapport de force en faveur des travailleurs et des travailleuses à l’échelle continentale. Il est significatif qu’en-dehors d’un rassemblement sous la tour Eiffel quelques jours avant les premières élections au Parlement européen, les partis socialistes n’aient pas même envisagé de se mobiliser sur leur projet européen ces années-là. Tout au long des années 1970, la politique européenne est restée l’affaire des chefs de parti, tout en n’étant qu’une préoccupation lointaine pour les militants des partis socialistes et communistes.

Pourtant l’« Europe sociale » n’était pas complètement déconnectée des mouvements sociaux de l’époque. Ce projet avait été formulé par les élites de la gauche européenne en réponse aux revendications issues des contestations sociales vives et diverses des années 1970. Mais dans le même temps, cette évolution de la « vieille gauche » et de son projet d’Europe sociale peut être interprétée, au moins en partie, comme une tentative paternaliste de réaffirmation de son autorité sur ses électeurs sans jamais essayer de susciter un soutien populaire massif pour leur projet européen. Bien sûr, sa perte progressive de soutien au sein des classes populaires – qui allait s’accentuer dans les années 1980 – ne ferait que rendre la perspective d’un tel mouvement populaire en soutien à une Europe sociale plus lointaine et improbable…

Les choses étaient quelques peu différentes du côté des syndicats où, comme le montre ce livre, il y a eu une véritable intention de construire un mouvement transnational des travailleurs pour soutenir « l’Europe sociale » à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Néanmoins, bien que la Confédération européenne des syndicats ait joué un rôle crucial dans l’élaboration de positions et d’une culture syndicale communes en contribuant à « l’européanisation » du syndicalisme, elle est restée jusqu’à ce jour un organe de représentation au sein des institutions, plutôt que de lutte.

Historiquement, et contrairement aux partis socialistes et aux syndicats locaux et nationaux, les structures socialistes et syndicales déployées à l’échelle européenne n’ont pas émergé d’une poussée populaire. Elles ont résulté des décisions des dirigeants des partis et des syndicats, sont demeurées éloignées des mouvements de masse et donc limitées dans leur pouvoir et leur influence. Contrairement aux attentes de la fin des années 1970, faute de volonté politique de la plupart des confédérations nationales, et faute de moyens, la Confédération européenne des syndicats est toujours demeurée un colosse aux pieds d’argile.

La gauche européenne n’a jamais réussi à édifier le bloc unitaire et combatif nécessaire pour construire un rapport de force suffisant et imposer une Europe alternative. Si elle y était parvenue, nous vivrions peut-être aujourd’hui dans une Europe très différente. Tout comme l’intégration européenne d’après-guerre était principalement un processus dirigé par les élites, l’« Europe sociale » est restée dans une large mesure un projet formulé et promu par les élites politiques et technocratiques.

L’incapacité des partisans de « l’Europe sociale » à construire un lien organique avec les populations et avec les mouvements populaires n’est pas seulement la principale raison pour laquelle ce projet a échoué. C’est aussi une pièce du puzzle qui permet de mieux saisir la transformation de la social-démocratie européenne, et le changement de paradigme vers le capitalisme néolibéral à partir de la fin des années 1970.

Le « tournant de la rigueur » de 1983 : un moment décisif, vraiment ?

François Mitterand et Margareth Thatcher en 1986. Photographie dans le domaine public.

Malgré la performance de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle, la gauche française demeure affaiblie. Les racines de cette faiblesse remontent aux années 1980, lorsque le gouvernement de François Mitterrand déçoit très vite les espoirs suscités en 1981, en choisissant d’approfondir la construction européenne plutôt que de mener une politique socialiste. Un moment en particulier est passé à la postérité : le « tournant de la rigueur » de mars 1983, suite au choix de rester dans le Système monétaire européen plutôt que de dévaluer le franc. Mais ce choix fut-il aussi décisif qu’il le semble ? Pour Neil Warner, doctorant à la London School of Economics, ce résumé est trop simpliste et cache d’autres mécanismes expliquant la conversion du PS du socialisme au néolibéralisme. Traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

La France sort encore une fois d’une élection présidentielle dominée par le néolibéralisme débridé d’Emmanuel Macron et la politique d’extrême-droite de Marine Le Pen. Avec une abstention presque record au premier tour, des millions de citoyens se sont de nouveau sentis forcés de voter Macron pour faire un ultime barrage à l’extrême-droite, tout en sachant que celui-ci continuerait sa destruction du système social français, son attitude autoritaire envers les minorités ethniques et en matière de maintien de l’ordre.

Certes, la très bonne performance de Jean-Luc Mélenchon au premier tour a bien démontré que la gauche résistait en tant que troisième bloc politique en France, et les négociations pour une union des gauches aux prochaines législatives offrent une chance importante à ce pôle de s’affirmer. Mais tant en termes électoraux que sur des questions fondamentales de programme et d’organisation, la gauche française demeure une force affaiblie et troublée.

L’histoire courante : la trahison en une décision

L’histoire de la faiblesse de la gauche française est longue et jalonnée de moments charnières sur les quarante dernières années. Pourtant, une date est constamment évoquée : mars 1983, quand le gouvernement de gauche du président François Mitterrand décida de rester au sein du Système monétaire européen (SME) et d’implémenter des mesures d’austérité. Cet événement est en effet très souvent convoqué par les historiens et commentateurs divers pour raconter l’histoire récente de la gauche française, ses rêves brisés et son désarroi croissant. Selon ce narratif, les réformes radicales amorcées par le gouvernement Mitterrand au début du septennat en 1981 ont été mises en pièces par une conversion dramatique au néolibéralisme, le fameux virage à 180 degrés de 1983.

Cette histoire n’intéresse d’ailleurs pas que les Français. Arrivé au pouvoir peu de temps après Ronald Reagan et Margaret Thatcher, le nouveau gouvernement français représentait bel et bien une réelle alternative aux politiques alors menées aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Ainsi, le fameux « tournant de la rigueur » apparaît donc souvent comme un moment clé du triomphe international du néolibéralisme, venant confirmer le célèbre « There is no alternative » de Thatcher. 

Dès lors, examiner cette période sous un nouvel angle est indispensable. Loin d’être un débat d’historiens, l’étude de la gauche française au début des années 1980 permet de mieux comprendre l’état actuel de la scène politique actuelle. Or, il se trouve que la version couramment évoquée, assez simpliste, souffre de plusieurs faiblesses majeures.

L’histoire habituelle est celle-ci : en mai 1981, la gauche française accédait enfin au pouvoir après en avoir été écartée depuis le début de la Ve République, en 1958. Dans cette atmosphère d’euphorie post-électorale, le nouveau gouvernement déploya un agenda radical visant à stimuler la croissance économique et l’emploi grâce à une hausse de la consommation, des dépenses publiques, des politiques de redistribution, en offrant plus de droits aux salariés et à travers une politique industrielle plus interventionniste.

Cependant, cette politique budgétaire expansionniste eut lieu alors que l’économie mondiale se contractait. De plus, le coup de pouce à la consommation locale n’a pas adressé les problèmes structurels profonds de l’industrie française. Le pays faisait face à une inflation élevée et à une détérioration de son déficit commercial. Dans ce contexte, le gouvernement pouvait pallier la crise de la balance des paiements en procédant à une importante dévaluation du franc, augmentant ainsi sa compétitivité. Mais la France était membre du système monétaire européen (le SME encadrait les marges de fluctuation des taux de change dans le but de faire converger les monnaies des pays membres, ndlr). Une dévaluation sans l’aval des autres membres aurait donc signifié, pour le gouvernement, une sortie du mécanisme de change et l’obligation de laisser la valeur du franc fluctuer avec les marchés internationaux.

En mars 1983, cette situation finit par devenir intenable. Dans une décision qui s’avérera définitive, le gouvernement opta finalement pour rester au sein du SME. Un nouveau « plan de rigueur » s’attela à corriger l’équilibre commercial, en réduisant cette fois drastiquement la consommation et le déficit budgétaire.

Il est devenu commun de présenter ce choix comme clair et historique. Si la France avait quitté le SME, son gouvernement aurait sûrement poursuivi son programme de politiques de gauche, priorisant la croissance et l’emploi, tout en érigeant un mur protectionniste pour se protéger des contraintes d’une économie mondialisée. En restant dans le SME, il choisit au contraire délibérément de s’aligner sur les politiques néolibérales d’austérité, de désinflation et de libéralisation de l’économie, et donc d’abandonner la vision socialiste mise en œuvre à partir de 1981.

De nouvelles interprétations

Un nombre croissant d’historiens français – notamment Michel Margairaz, Jean-Charles Asselain, Mathieu Fulla, Matthieu Tracol, Laure QuennouëlleCorre et Florence Descamps – remettent cependant ce récit en question. S’ils se focalisent sur des domaines différents, tous présentent des arguments complémentaires les uns des autres, remettant en cause l’idée selon laquelle le mois de mars 1983 serait décisif.

Ainsi, les politiques mises en place entre 1981 et 1983, mais aussi avant 1981, tant dans la pensée du parti socialiste français en tant que parti d’opposition que dans les politiques des gouvernements de droite antérieurs sont marquées par d’importantes continuités. Par ailleurs, de nombreux changements clés intervenus entre 1981 et 1983 n’ont pas coïncidé avec le fameux « tournant de la rigueur ». De toute évidence, le tournant vers la «rigueur» a vraiment commencé au plus tard en juin 1982, lorsque le gouvernement introduit un gel des prix et des revenus, fixe une limite de 3 % de déficit et choisit de focaliser son attention sur la lutte contre l’inflation plutôt que sur la lutte pour le plein-emploi. Plus largement, d’autres décisions majeures en faveur du néolibéralisme eurent lieu avant 1982 et beaucoup d’autres après 1983.

En outre, le récit courant du « tournant de la rigueur » met dans le même sac des politiques certes étroitement liées, mais qui ont néanmoins leur propre logique. Ainsi, il est important de faire la distinction entre A) la mesure dans laquelle les politiques budgétaires étaient expansionnistes ou restrictives, B) les objectifs redistributifs et l’impact des différentes politiques et C) la nature des réformes structurelles mises en œuvre par le gouvernement. En y regardant de plus près, la décision de quitter ou non le SME ne fut pas décisive dans un seul de ces domaines.

Les premières années Mitterrand furent-elles radicales ?

Le récit autour de 1983 a surtout mis l’accent sur la première de ces décisions politiques : le passage d’une politique expansionniste à une politique restrictive. Pourtant, les budgets déployés par la gauche sont en réalité assez peu en rupture avec la politique menée précédemment. Ainsi, la relance de 1981-1982 était plus faible en pourcentage du PIB que celle précédemment poursuivie par le gouvernement de Jacques Chirac en 1975. En effet, à peine Pierre Mauroy était-il nommé nouveau Premier ministre par François Mitterrand, qu’il avait déjà insisté sur l’importance de la « rigueur ».

Les ruptures les plus claires entre les politiques d’avant 1981 et celles d’après l’arrivée du PS au pouvoir se trouvent plutôt dans les domaines de la redistribution et des réformes structurelles. Le gouvernement cherchait avant tout à stimuler les revenus et la consommation des personnes aux revenus les plus faibles, notamment à travers un rehaussement des prestations sociales et du salaire minimum, tout en imposant plus fortement les revenus et patrimoines aisés. 

On pouvait déjà voir une esquisse de cette nouvelle orientation dans la gamme de réformes structurelles poursuivies par le gouvernement : la retraite à 60 ans, passage aux 39 heures hebdomadaires, lois Auroux accordant de nouveaux droits aux salariés… Outre ces réformes, le gouvernement nationalisa douze grands groupes industriels et la majeure partie du système bancaire privé, ce qui constitue un transfert de propriété majeur. Nombre de ces programmes politiques furent certes très marqués par l’arrivée de la « rigueur », mais ils avaient néanmoins des logiques propres et suivaient des chronologies différentes. 

NDLR : Pour en savoir plus sur les nationalisations de 1981, la façon dont elles furent conduites et leur relatif échec, lire sur LVSL l’interview de l’économiste François Morin, conseiller auprès du secrétaire d’État à l’extension du service public, par William Bouchardon : « Si on nationalise, alors allons vers la démocratie économique ».

Par ailleurs, contrairement à une théorie souvent entendue, la gauche de 1981 ne méconnaissait pas les problématiques de l’offre ou les contraintes internationales. Bien au contraire, les différents courants de gauche étaient profondément conscients de ces contraintes. Ces préoccupations étaient d’ailleurs une justification majeure du programme de nationalisations, dont l’enjeu principal était de stimuler la productivité et la compétitivité de l’industrie française par le biais d’investissements et de restructurations menés par l’État. 

L’accélération de la mondialisation était d’ailleurs prise en compte dans ce raisonnement. Comme Mitterrand l’a soutenu lors de sa première conférence de presse en tant que Président : « Ces nationalisations nous donneront les outils du siècle prochain », avertissant au passage que, si cette mesure n’était pas prise, les entreprises françaises en question « seraient rapidement internationalisées ».

La décision en faveur du SME

Contrairement à la version souvent entendue, la décision de rester dans le SME n’était pas non plus un choix clair entre politique budgétaire expansionniste et austérité. En effet, étant donné qu’un tournant vers l’austérité avait déjà été amorcé en 1982, la plupart des partisans de la sortie du SME défendaient aussi de nouvelles mesures d’austérité. Pour ces derniers, le gouvernement devait contenir l’inflation et empêcher une trop grande dévaluation du franc. Ils estimaient cependant qu’en sortant du SME, la France pourrait sortir plus rapidement de l’austérité en rééquilibrant plus vite sa balance commerciale. Ainsi, le « tournant de la rigueur » aurait tout de même eu lieu.

Etant donné qu’un tournant vers l’austérité avait déjà été amorcé en 1982, la plupart des partisans de la sortie du SME défendaient aussi de nouvelles mesures d’austérité.

D’ailleurs, ni le choix de rester dans le SME ni les mesures d’austérité ne constituaient une adhésion du gouvernement Mitterrand à la libéralisation économique. Au contraire, le gouvernement de l’époque combina des mesures d’austérité en 1982 et 1983 avec un resserrement des contrôles sur le crédit. Les mesures les plus controversées de mars 1983 furent d’ailleurs de nouveaux contrôles des changes draconiens, qui visaient à décourager la population de prendre des vacances à l’étranger, afin d’encourager l’activité économique en France.

Enfin, laisser la valeur du franc « flotter » sur les marchés internationaux, en dehors du SME n’impliquait pas forcément la mise en place de mesures plus protectionnistes. À bien des égards, ces deux solutions auraient d’ailleurs pu se substituer l’une à l’autre pour parvenir au même objectif : rétablir un certain équilibre de la balance des paiements.

Derrière mars 1983, une multitude de décisions en faveur du capital

Après les mesures de juin 1982, Mitterrand demanda d’ailleurs à son gouvernement de protéger les taux d’intérêt domestiques des marchés extérieurs et d’accélérer la « réforme bancaire », c’est-à-dire une gestion accrue de l’État sur la distribution du crédit dans un système bancaire désormais presque entièrement nationalisé. Selon les mémoires de son conseiller Jacques Attali, il aurait réclamé de façon irrégulière des actions en ce sens à son ministre des Finances Jacques Delors, et ce, au moins jusqu’à l’été 1983. 

Mitterrand n’était pas très impliqué dans les détails de la politique financière du gouvernement, et sa principale préoccupation semble avoir été de faire baisser les taux d’intérêt de quelque manière que ce soit. Cependant, le secteur bancaire français et Jacques Delors étaient profondément hostiles à de telles idées. Delors sut résister à ces demandes occasionnelles de Mitterrand et à d’autres, poursuivant plutôt une voie de réformes bancaires plus limitée.

NDLR : Pour une analyse des choix économiques effectués à l’époque, qui ont entraîné une forte hausse du chômage, lire sur LVSL l’entretien de Jules Brion avec le journaliste Benoît Collombat : « Le choix du chômage est la conséquence de décisions néolibérales ».

Pierre Bérégovoy, son successeur au poste de ministre des Finances, promeut ensuite une vaste déréglementation du secteur avec le même objectif fondamental de réduire les taux d’intérêt. À partir de 1984, lorsque les socialistes forment un nouveau gouvernement – sans le parti communiste français (PCF), partenaire minoritaire mécontent et marginalisé – sous la houlette de Laurent Fabius, la « rigueur » s’installe durablement. Elle se fonde notamment sur une désinflation compétitive – c’est-à-dire une baisse de l’inflation qui permette de se rapprocher des taux en vigueur dans les autres pays européens – et un franc fort. Concrètement, cette politique se traduit entre autres par la fin de l’indexation des salaires sur l’inflation.

En matière de politique industrielle, après le premier virage vers la « rigueur » en juin 1982, le gouvernement adopte – brièvement – une politique encore plus interventionniste, en déversant d’importantes sommes dans les industries d’État. Jean-Pierre Chevènement, le ministre de l’Industrie de l’époque et chef de la faction du CERES (le centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste, une aile de gauche « gaullo-marxiste » du Parti socialiste, ndlr) voulait en effet plus d’investissements dans les entreprises publiques, éventuellement par le biais d’une grande banque nationale d’investissement qui serait créée grâce à une réorganisation du système bancaire. 

Chevènement prônait essentiellement sa propre forme de « rigueur ». Il admettait que l’augmentation des investissements se ferait au détriment de la consommation. Tout en cherchant à protéger l’emploi, il prévoyait également des baisses de salaire. Il visait dans le même temps à accroître le rôle de son ministère dans la gestion des industries d’État. 

Cette courte phase de la politique industrielle prit fin avant la décision de rester dans le SME. En février 1983, Chevènement était déjà proche de la démission, suite aux réprimandes de Mitterrand après la remontée de plaintes de différents dirigeants d’entreprises publiques. A ce moment-là, l’option de la sortie du SME est toujours envisagée par Mitterrand selon de nombreux témoignages, dont celui de Chevènement.

Anesthésie sociale

En termes de politique redistributive et d’attitude de l’État vis-à-vis du capital et du travail, un changement clé a lieu avant même le tournant de juin 1982 : une baisse de l’impôt sur les sociétés est décidée au printemps 1982. En parallèle, le gouvernement assura les organisations patronales – en privé – qu’il n’y aurait plus de nouvelle augmentation des cotisations sociales ni de réduction du temps de travail.

Comme l’explique l’historien Matthieu Tracol, cette décision fait du printemps 1982 un moment aussi significatif que ceux de juin 1982 ou mars 1983 : la réduction de la semaine de travail était un levier clé pour ce que le gouvernement déclarait être son objectif premier : réduire le chômage. Alors que la seule croissance économique se révèle insuffisante pour parvenir à cet objectif, la réduction du temps de travail était en effet au cœur du programme économique alors défendu par le PS.

Certains partisans influents d’une sortie française du SME, comme l’homme d’affaires socialiste Jean Riboud, ont fait valoir que le gouvernement devrait combiner cette réforme avec une réduction substantielle des cotisations d’entreprise. Mitterrand reviendra plus tard sur ce programme en 1983, lorsqu’il insistera pour réduire ces cotisations, menant une politique qui allait à l’encontre de la logique générale et des contraintes de « rigueur », et qui se heurta par ailleurs aux protestations de Jacques Delors. 

Toutefois, certaines des politiques adoptées au début du premier quinquennat de François Mitterrand ne furent pas abandonnées et sont restées comme un héritage. Les prestations sociales se sont maintenues à un niveau élevé et l’âge de la retraite fut maintenu à 60 ans. Des choix qui permirent au gouvernement d’obtenir ce que le politiste Jonah Levy appelle une « anesthésie sociale », faisant mieux accepter la pilule d’un chômage en augmentation. 

L’héritage de mars 1983

Si le « tournant de la rigueur » de mars 1983 n’est donc pas aussi décisif qu’il est souvent décrit, il n’est pas pour autant insignifiant. Il s’inscrit dans une chronologie de décisions par lesquelles le gouvernement français choisit de se détourner de la question du chômage pour donner plutôt la priorité aux questions d’inflation et d’équilibre commercial.

Par ailleurs, le tournant de mars 1983 a peut-être aussi eu des conséquences plus indirectes, justement car ce récit d’un revirement décisif s’est vite imposé, donnant naissance à une prophétie auto-réalisatrice. En effet, le gouvernement ayant perdu en popularité et étant perçu comme ayant trahi ses promesses, les socialistes se sont mis à chercher une nouvelle raison à donner aux électeurs de voter pour eux. Ils la trouvèrent dans le renouveau de la construction européenne à partir du milieu des années 1980 : à travers celle-ci ils pourraient exprimer leur engagement en faveur de la « modernisation ».

Pour en savoir plus sur l’obsession européiste de François Mitterrand et les choix réalisés en ce sens au détriment du socialisme, lire sur LVSL l’interview d’Aquilino Morelle par William Bouchardon : « La construction européenne s’est faite contre le peuple français ».

Ce tournant européiste voit le jour sous la direction du nouveau président de la Commission européenne, Jacques Delors, qui obtient le plein soutien de Mitterrand pour relancer l’intégration européenne. Le tournant vers « l’européanisation » fournit ensuite une motivation pour de nombreuses mesures de déréglementation promues par les socialistes pendant le reste de leur mandat. Mais les événements de mars 1983 n’étaient qu’une partie d’un processus beaucoup plus long et plus complexe. 

De plus, il serait erroné de voir la décision de rester au sein du SME comme une victoire pour la soi-disant « deuxième gauche », antiétatique et internationaliste, souvent associée à des personnalités comme Michel Rocard, un rival de Mitterrand qui sera finalement son Premier ministre. Le narratif convenu présente en effet souvent mars 1983 comme le moment où cette « deuxième gauche » l’aurait emporté sur une gauche plus interventionniste, souverainiste et « jacobine », qui aurait influencé la politique avant 1983.

Certes, il est vrai que Jacques Delors, l’un des représentants de la deuxième gauche, était le principal défenseur du maintien au SME. Mais Michel Rocard défendait la solution d’un franc flottant (donc en dehors du SME) à partir de 1981. En réalité, la plupart des dirigeants du parti socialiste ne faisaient partie ni de la deuxième gauche, ni ne s’alignaient sur les positions du CERES, ayant une approche plus pragmatique de la politique. Cela n’a cependant pas empêché Rocard et d’autres membres de sa faction de rétrospectivement présenter le virage de mars 1983 comme une victoire de leur propre « réalisme » et « internationalisme ». De son côté, le CERES a également contribué à renforcer ce récit, blâmant la deuxième gauche et la Communauté économique européenne pour l’austérité.

Un mythe utile

Finalement, si le mythe de mars 1983 est resté autant gravé dans les mémoires, c’est sans doute car il a quelque chose à offrir à presque tout le monde. Pour la droite, le centre ou la « deuxième gauche », il permet d’affirmer que les réalités économiques ont contraint le gouvernement socialiste à abandonner son programme politique imprudent et naïf.

Finalement, si le mythe de mars 1983 est resté autant gravé dans les mémoires, c’est sans doute car il a quelque chose à offrir à presque tout le monde.

Selon ce point de vue, la seule alternative était un protectionnisme extrême, coupant la France du reste du monde. Delors lui-même a qualifié de manière assez risible ceux qui voulaient quitter le SME d’ « Albanais », suggérant que la voie qu’ils souhaitaient rangerait la France dans le même camp que l’État stalinien isolé d’Enver Hoxha. En réalité, les choses étaient bien plus complexes et tout un éventail de choix étaient disponibles pour un pays comme la France. 

En face, les critiques de gauche sur le bilan du gouvernement socialiste ont sans doute jugé séduisant de mettre l’accent sur mars 1983, car cela donne l’impression que le tournant néolibéral français se résume à ce choix. De ce point de vue, si Mitterrand et ses alliés avaient décidé de quitter le SME, ils auraient pu entraîner la France (et peut-être le reste de l’Europe) sur une voie socio-économique très différente. 

Or, cette version des événements est bien trop simpliste. Bien sûr, les socialistes auraient pu faire un certain nombre d’autres choix au début des années 1980, mais tout ne s’est pas joué en mars 1983. Ce mois-là, une politique de « rigueur » était déjà en place, et les socialistes l’auraient encore approfondie par la suite, que la France soit restée ou non dans le SME. Cette période d’austérité aurait cependant pu être plus courte, dans les deux scénarios.

Il faut aussi distinguer le virage vers la « rigueur » des autres choix économiques du gouvernement Mitterrand. Ce tournant n’a pas en lui-même déterminé l’abandon plus large des politiques de redistribution avant et après mars 1983. Le choix de rester dans le SME n’était par ailleurs pas incompatible avec la poursuite de réformes structurelles envisagées en 1981. Surtout, cela n’obligeait pas les socialistes à commencer à promouvoir un programme de libéralisation économique à partir de 1984.

Le PS voulait-il le socialisme ?

En réalité, dès son arrivée au pouvoir, le parti socialiste faisait face à de nombreuses tensions internes. D’une part, il se concevait comme un parti radical, appelant à une rupture avec le système existant. En outre, le PS avait également construit sa stratégie électorale sur l’alliance avec le parti communiste français, la négociation du Programme commun et la conquête des électeurs communistes. 

Il y avait, de plus, une profonde frustration dans la gauche française du fait que le pouvoir gouvernemental lui avait échappé pendant des décennies depuis le début de la Ve République en 1958. Tout ceci a donné une écrasante impulsion aux mesures introduites en 1981. Venant d’une longue culture d’opposition, inhabituellement détachée du mouvement ouvrier, la plupart des socialistes avaient également une conception beaucoup trop vague de la façon de mettre en pratique un programme de réformes.

NDLR : Lire à ce sujet l’article d’Antoine Cargoet pour LVSL : « Comment le PS s’est technocratisé pour conquérir le pouvoir ».

Le cas des nationalisations constitue un bon exemple des contradictions alors à l’œuvre. Le gouvernement de l’époque réussit à vaincre des oppositions parfois féroces pour les mener à bien, comme l’attendaient ses sympathisants. En revanche, et de manière assez étonnante, il y eut beaucoup moins d’intérêt, de la part du gouvernement comme de ses sympathisants, pour déterminer ce qu’on allait bien pouvoir faire avec les entreprises désormais détenues par l’État. Dès lors, lorsque les oppositions aux socialistes se firent plus fortes, le gouvernement trouva peu de soutiens derrière lui.

Par ailleurs, derrière la rhétorique et les premières mesures phares au début du premier quinquennat Mitterrand, il y avait aussi toujours une bonne dose de pragmatisme dissimulé. L’objectif économique prioritaire pour de nombreux socialistes était bien une « modernisation » qui provoquerait un renouveau national. En 1981, ce but semblait pouvoir être atteint par un programme de gauche transformateur. Mais par la suite, ce programme s’est heurté à certain nombre de résistances de la part du Capital. Le gouvernement socialiste a alors souvent préféré suivre la voie de la moindre résistance, en fonction du degré d’attention et de combativité qu’il trouvait dans son propre camp. À partir de 1984, cela s’est traduit dans l’adoption d’une vision entièrement nouvelle de leur programme, résolument néolibérale.

A propos de l’auteur :

Neil Warner est doctorant à la London School of Economics. Ses recherches portent sur l’échec des plans de socialisation de l’investissement en Grande-Bretagne, en France et en Suède dans les années 1970 et 1980.

Peut-on espérer un candidat d’union de la gauche ?

© Marion Germa. Benoît Hamon avec plusieurs élus et militants à la tribune à la fin de son meeting à Saint-Denis (Août 2016).

La rentrée politique voit s’accroître les réflexions et manœuvres visant à éviter à la gauche la réédition du naufrage électoral vécu en 2017 : comment aborder la seule élection qui compte vraiment en France, l’élection présidentielle, en se mettant d’accord sur un candidat pouvant au moins atteindre la finale. Le « cartel de la revanche » semble se dessiner sur le papier, mais seulement sur le papier des journaux qui ont souligné à l’envi l’arithmétique des résultats aux élections municipales. Un cartel « logique » n’en fait pas un cartel de fait, et l’addition de partis politiques ne constitue pas un mouvement capable de gagner l’élection présidentielle. Par Yannick Prost, Président de l’Association Services Publics et maître de conférences à Sciences Po.


Le nouveau cartel de gauche pourrait, au mieux, dégager un compromis pour soutenir un personnage comme plus petit commun dénominateur, suscitant le moins d’appréhensions ou de ressentiment au sein des dirigeants (si désigné par accord), des militants ou du peuple de gauche (selon le type de primaire). Or, l’alliance, pleine d’arrière-pensées, de forces disparates et relativement affaiblies ne constitue pas une organisation capable de conquérir, puis d’exercer le pouvoir. Tout prétendant à la victoire présidentielle aujourd’hui reste sous l’effet sidérant de l’initiative du candidat Macron, qui a déjoué tous les pronostics : pas d’idéologie, un programme construit de bric et de broc, pas de parti, pas d’élus, peu d’argent (au départ), pas de réseau d’élus enracinés dans leur territoire pour confirmer la victoire durant les législatives, pas d’expérience de mandat majeur ou de poste ministériel.

La victoire d’Emmanuel Macron illustre un phénomène politique assez fascinant et complexe de la mise en mouvement d’une foule dans les « nouveaux pouvoirs » de la viralité des réseaux et de la facilité de constitution des communautés. Rééditer la blitzkrieg du candidat Macron apparaît pourtant un exercice délicat eu égard à l’état de la gauche. Après la déception et l’effondrement rapide du mouvement en Marche, qui peut croire à la création ex-nihilo d’un parti de masse ? Et surtout, face à la définition de plus en plus nébuleuse de ce qu’est la gauche, comment parvenir à concevoir un programme de rassemblement ?

Le rejet des partis politiques : privilégier une autre approche

La victoire à l’élection présidentielle apparaît sans doute comme la rencontre magique d’un grand homme et d’un grand peuple, mais c’est avant tout le fruit de l’amour entre ce grand homme et d’une organisation. Or, le climat est devenu hostile aux partis politiques, et la recette n’attire plus les foules (de potentiels militants). Les partis politiques ont été régulièrement dépeints comme des organisations syndicales de professionnels de la politique, qui veillent à assurer l’élection ou le recasage de quelques milliers de cadres qui, pour certains, n’ont pas connu d’autres expériences professionnelles. Les profils de ces cadres tendent à converger, les parcours se ressemblent. La « culture de l’arrangement » récemment aggravée par les anciens de l’Unef au sein du PS ou le clientélisme résultant du respect dû au chef (partis conservateurs) découragent les outsiders et des citoyens disposant déjà d’une solide colonne vertébrale intellectuelle. Dans de nombreuses fédérations, la cooptation ou le filtrage nécessaire à la pérennité du pouvoir des barons locaux ou des délicats équilibres entre les courants divisant le parti, opposent de vrais obstacles au recrutement.

La constitution d’En Marche a reposé sur une ouverture très large, sans frein, et techniquement simple (cliquer « oui » sur un site internet) qui a pu être moquée par les vétérans des partis traditionnels, mais qui a vu émerger pendant quelques mois des communautés militantes à l’activité intense qui auraient pu apporter du sang neuf à la vie politique. Las ! l’ADN de ce mouvement comportait aussi les gènes de la verticalité (les responsables locaux étaient désignés par la direction nationale), l’opacité, et vraisemblablement du clientélisme. Ce bel élan d’adhésions s’est évaporé à cause de l’incapacité de ses managers d’être en phase avec le style de ces militants, qui au fond attendaient un peu plus de démocratie. Admettons également que ce mouvement n’a pas inversé, loin de là, la tendance à la gentrification des partis politiques, tendance qui est sans doute le facteur le plus puissant du divorce entre les partis de gauche et les classes populaires.

Cette expérience malheureuse pourrait laisser penser que les partis existants restent la forme d’organisation propre à soutenir la candidature du candidat de la gauche. Au demeurant, ils refusent de s’effacer, ou de se dissoudre dans un grand mouvement personnalisé autour d’un leader (EM, LFI, et dans une moindre mesure le RN peuvent s’analyser ainsi). Le parti reste le fonds de commerce des élus et de leurs collaborateurs. Les solidarités, les réseaux préservent les insiders, souvent au défi de l’honnêteté (bourrer les urnes dans les élections internes) ; par ailleurs, les règles du financement public de la vie politique sont favorables aux partis déjà installés. L’ancienneté a permis d’accumuler un patrimoine, des réseaux dans les différents corps intermédiaires et dans l’administration… La cartellisation de la vie politique est non moins nocive à l’image de la République que la composition sociologique des partis.

Certes, rassembler – voire fondre – les partis politiques dans une fédération temporaire autour du candidat de l’union présente des avantages : le candidat peut s’appuyer sur leurs moyens financiers, sur des troupes aguerries, sur des cadres dont l’expérience dans la prise de parole et la chasse aux électeurs seront très appréciables.

Toutefois, une fédération de tribus constitue rarement une armée stable et, partant, efficace. Le leader passera son temps à négocier les équilibres, les promesses, le partage du futur butin, à craindre les défections. Et puis, une fédération de tribus impressionne moins qu’une armée de légions romaines. Au demeurant, ne surestimons pas la taille de ces tribus : les effectifs nationaux d’EELV sont inférieurs à ceux de la fédération PS du Nord dans ses beaux jours. Et le PS lui-même est devenu le palais des ombres.

Prendre le pouvoir aujourd’hui : le leader et le mouvement

 La création ex-nihilo d’un grand mouvement affranchi de ces institutions de politiques « fonctionnarisés » prouverait qu’il y a rupture. il faut rétablir la confiance avec le peuple de gauche, et avec le peuple tout court. C’est une affaire d’images, d’identité et d’actes.

L’image et l’identité d’un mouvement neuf peuvent s’incarner dans un programme, mais il est plus raisonnable de penser qu’elles sont portées par le style du chef. Rançon d’une personnalisation de la vie politique, a fortiori dans un régime présidentialiste.

La tentation est grande, donc, de former le nouveau mouvement de gauche à partir de zéro, en mode start-up, c’est-à-dire avec une équipe projet déterminée et disciplinée autour du leader, et écrasant sous le mode horizontal de l’organisation numérique les baronnies politiques déjà en place. Le fantasme numérique a gagné depuis une bonne décennie les responsables politiques comme une des solutions afin de lutter contre le déclin des partis. Les platform politics ont plutôt apporté des déceptions, car le discours a rarement été suivi de la mise en œuvre d’une organisation et d’une vie militante correspondant au design de la plateforme (communauté ouverte, dont les membres seraient propriétaires du code, interagissant avec la direction, participant à la prise de décision par ailleurs largement décentralisée, etc.), mais l’ambition de la mise en œuvre d’une telle structure est élevée. Bien des partis affichant leur renouveau ou leur originalité autour d’une organisation numérique ont déçu. Mais il faut aussi reconnaître les quelques progrès réalisés en la matière, et l’on peut citer le cas honorable de Podemos. Ajoutons que la sociologie du peuple de gauche correspond plus facilement aux soubassements culturels et intellectuels d’une organisation agile, décentralisée, horizontale. Par ailleurs, une organisation numérique et décentralisée, voire réticulaire plutôt que hiérarchisée, correspond aux « nouveaux pouvoirs » capables de propager des idées, des pétitions, des mobilisations comme des feux de brousse. Ce type d’organisation repose sur un triptyque « propriétaire de la plateforme (le leader du mouvement) – superparticipants (les membres de la communauté les plus impliqués qui prennent des rôles d’animateurs) – participants » (qui ne participent que s’ils peuvent agir, partager leur opinion et leur engagement, dans un cadre qui leur semble honnête et égalitaire). Nombreux sont les orphelins de la gauche qui sont prêts à s’engager dans un mouvement de ce type.

La propagation d’un courant politique par les canaux numériques ne nécessite pas un budget considérable. En revanche, l’allumage de l’incendie médiatique peut prendre longtemps, et reste aléatoire. Il s’agit donc de déterminer comment attirer autour d’un personnage et de mots d’ordre, d’un squelette de programme, les « participants » et les inciter à s’inscrire durablement dans le mouvement. La personnalisation, le style et le narratif adoptés par le candidats seront cruciaux, et d’emblée seront critiqués par les militants écologistes traditionnels qui récusent l’affirmation d’une forte personnalité. Mais la mobilisation numérique vise quelques centaines de milliers de personnes, ce qui représente un changement d’échelle. Impact visuels, réactions émotionnelles plutôt que réfléchies, adhésion à des mots d’ordre sans nuances… A côté de ce système d’engagement sommaire, sans profondeur idéologique, le candidat et son mouvement ont besoin de construire un vrai programme pour convaincre une autre partie de la population, peu nombreuse mais stratégique : corps intermédiaires, journalistes, experts, dont la voix, malgré tout, compte encore en France, notamment pour confirmer ou mettre en doute la capacité du candidat à gouverner le pays, et donc, au-delà, convaincre les donateurs pour contribuer au financement de la campagne. Ce jugement joue un rôle important pour la crédibilité du candidat au sein de la gauche « raisonnable » -, et dont une partie a suivi En marche en 2017.

Mais quelle gauche ?

Construire un programme susceptible de rassembler l’électorat de gauche représente un défi redoutable, car il devient bien ardu de définir ce qu’est la gauche. Il existe traditionnellement deux grands faisceaux d’indices : d’une part, la gauche rassemble les mouvements œuvrant pour l’émancipation et une liberté accrues des individus, pour lutter contre les discriminations des personnes en fonction de l’origine, du genre, etc., affiche une plus grande confiance envers autrui, plaide pour un certain relativisme culturel, voire une permissivité sur le plan des mœurs et une justice plus équilibrée envers les délinquants. D’autre part, la gauche représente le combat des classes modestes et moyennes pour obtenir une part accrue dans la redistribution des richesses, et à tout le moins une amélioration des conditions de vie, d’une socialisation des dépenses d’intérêt général, d’un renforcement de l’État-providence et une défense des acquis du droit du travail.

Or, les citoyens préoccupés par le deuxième aspect d’un programme de gauche ne souscrivent pas forcément au premier : schématiquement, l’ouvrier inquiet de la désindustrialisation de son territoire et du départ des services publics ne se retrouve pas dans une gauche « sociétale » préoccupée sur les questions de genre et de discrimination ethnoraciale, reste sceptique à l’idée d’ouverture ou de disparition des frontières et se retrouve plus volontiers Français qu’européen. Le peuple de gauche des centres-villes, on l’a souvent dit, ne recouvre plus la définition du peuple de gauche de la mémoire des luttes collectives du siècle dernier. L’exploit sera de réaliser la réconciliation de ces deux peuples, en admettant que leurs attentes soient compatibles. L’écologie pourrait transcender cette contradiction, en déplaçant les termes du débat et en insistant sur l’articulation entre l’épuisement des ressources et la responsabilité d’un capitalisme maltraitant les travailleurs. Mais il faudrait, d’une part, que l’écologie politique, tels que les militants la pratique aujourd’hui, démontre sa prise en compte des questions sociales classiques (pouvoir d’achat, fiscalité, redistribution, développement des capacités – éducation, santé – pour permettre une meilleure égalité des chances des plus modestes), et, d’autre part, que ceux qui la promeuvent abandonnent leur obsession de gauche sociétale.

L’écologie politique pourrait également réconcilier les deux peuples de gauche autour d’une rénovation profonde de la prise de décision en France, autour des figures honnies du technocrate parisien et du professionnel de la représentation politique inapte à entendre la voix des citoyens. La complexité des attentes (un État fort qui protège en temps de crise et contre les semeurs de trouble, mais qui renonce à sa verticalité dans la conception et la mise en œuvre des politiques publiques) pourrait se résoudre dans la redéfinition des rôles qui devrait procéder d’une très forte décentralisation – la figure d’autorité du maire, encore plébiscitée, et la prise de décision la plus proche du terrain entraînant une acceptation accrue de celle-ci. Une telle décentralisation devra également prévoir une conception des services publics qui fasse une part plus grande aux associations et aux citoyens (bénévoles, notamment) dans la conception de l’action publique. L’essor d’un État plateforme [1] qui partage ses données avec les citoyens, agrège leur participation et celle des associations afin de construire en commun les politiques publiques, ouvre de belles perspectives en la matière.

Paradoxalement, les défis posés à la construction d’une organisation agile, numérique, suscitant l’adhésion de citoyens néophytes, dubitatifs ou orphelins de la politique apparaissent moins redoutables que celui de définir ce qui serait un programme de gauche. Sans doute un noyau dur autour de la défense des services publics, de la préservation des ressources et du cadre de vie des territoires, et d’un approfondissement de la démocratie, pourrait fonder un début de consensus ; mais le peuple de gauche, celui qu’écoutaient les Jaurès et les Thorez, sera sans aucun doute plus exigeant, au risque d’aller cherche ailleurs ses réponses.


[1] Il importe de préciser les différentes conceptions de l’État-plateforme, dont notre rédaction a, par ailleurs, fait une critique dès lors qu’il est un appui aux politiques libérales. Voir par exemple : L’État-plateforme ou la mort de l’état social : Castex et le monde d’après, par Léo Rosell.

« Si on nationalise, alors allons vers la démocratie économique » – Entretien avec François Morin

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François Mitterrand en meeting à Strasbourg en 1981 © Philippe Roos

Face à la crise économique qui vient, même l’actuel gouvernement français envisage la nationalisation de grandes entreprises. Or, les débats sur le poids du secteur public dans l’économie ont disparu de la scène politique depuis presque quarante ans, durant lesquels les privatisations se sont succédé. En tant que conseiller auprès du secrétaire d’État à l’extension du service public, l’économiste François Morin a vécu les nationalisations bancaires et industrielles de 1981 de l’intérieur. C’est cet épisode vite oublié, y compris à gauche, qu’il raconte dans « Quand la gauche essayait encore ». À l’heure où s’annonce un grand retour de l’État dans l’économie, nous nous sommes entretenus avec lui sur la mise en œuvre et les limites des nationalisations de l’époque et les leçons à en tirer pour aujourd’hui. Retranscription par Dany Meyniel.


LVSL – Vous débutez votre ouvrage par le récit des nationalisations. La première chose qui vous frappe est l’impréparation des gouvernants de l’époque, alors même que le sujet était central pour la gauche dès le programme commun approuvé en 1972. Comment expliquer cette situation ?

François Morin – Le programme commun, signé en 1972, avait quand même tracé les grandes lignes des objectifs de nationalisation. Pendant neuf ans, jusqu’en 1981, il y eut d’importants débats au sein de la gauche, c’est-à-dire entre les partis communiste et socialiste, sur des questions qui se sont avérées importantes par la suite. D’abord il y avait la question des filiales : devait-on les nationaliser ou pas ? Un autre débat portait sur le fait de nationaliser à 100% ou à 51% : une nationalisation de 100% du capital d’une entreprise permet de changer l’exercice du pouvoir dans les entreprises publiques, tandis qu’une prise de contrôle à 51% permet simplement à l’État de contrôler les principaux leviers de l’économie pour mener une autre politique industrielle. Dans le programme commun, on retrouvait aussi l’idée de nationaliser le crédit. Or, la formule était assez vague : est-ce que cela signifie nationaliser toutes les banques ou juste les principaux centres du pouvoir bancaire et financier ?

Quand la gauche arrive au pouvoir, ces débats ne sont pas tranchés. François Mitterrand avait pris position en interne en faveur de nationalisations à 100% car il savait qu’il avait besoin du vote communiste au second tour pour remporter l’élection, mais il restait discret sur le sujet. Ainsi, tous ces débats vont resurgir très vivement durant la préparation du projet de loi.

LVSL – Un passage de votre livre est très contre-intuitif : vous attestez qu’une nationalisation totale, soit 100% des parts, est moins coûteuse que l’obtention de 51% des parts.

F.M – Concrètement, quand on prend 51%, on est obligé de procéder par accord de l’assemblée générale des actionnaires. En effet, on ne peut pas passer par un rachat en bourse parce que le volume d’achats est trop important et que cela encouragerait la spéculation. En faisant donc appel à l’assemblée générale, l’État demande de procéder par augmentation de capital de la société en question, et, bien entendu, les actionnaires ont tout intérêt à faire monter les enchères puisque le prix est librement négocié. Donc, même par rapport à un cours boursier, le prix payé pour ces achats peut rapidement s’envoler. Et comme il s’agit d’une augmentation de capital où l’on double les fonds propres de l’entreprise, on va finalement payer toute la valeur originelle de celle-ci.

Si on nationalise à 100%, c’est plus simple : on procède par une loi d’expropriation au nom de l’intérêt général. Il y a certes un débat sur la valeur de l’entreprise, mais pour simplifier, son prix équivaudra au cours de bourse. Et l’avantage de prendre 100% d’une entreprise, c’est qu’il n’y a pas d’actionnaire minoritaire, donc pas de minorité de blocage des actionnaires privés qui pourraient faire valoir leur opposition à certaines décisions.

Tout ceux qui ont lu mon livre relèvent ce point, qui est effectivement complètement contre-intuitif. Encore récemment, j’ai déjeuné avec Lionel Jospin, qui était le premier secrétaire du Parti socialiste en 1981 et il m’a dit qu’il aurait bien aimé en avoir eu connaissance pour ses rencontres hebdomadaires avec Mitterrand ! Mais il faut dire que ce débat est resté confiné à quelques conseillers et responsables politiques impliqués dans la préparation du projet de loi, et ce sont des notes auxquelles j’avais contribué qui ont finalement convaincu Jean Le Garrec (secrétaire d’Etat à l’extension du service public, NDLR) et Pierre Mauroy, alors premier ministre.

LVSL – L’un des enjeux des nationalisations était donc le contrôle du crédit, qui conduira à nationaliser les plus grandes banques de l’époque, c’est-à-dire celles dont les dépôts dépassaient 1000 milliards de francs. Cette mesure est prise au nom du fait que la monnaie est un « bien public ». Expliquez-nous cela.

F.M – Comme la monnaie est créée au moment des opérations de crédit, celui qui a le pouvoir d’émettre des créances détient un grand pouvoir, qui fait partie des prérogatives de souveraineté. À l’époque, ce sujet était considéré comme fondamental. La banque centrale était alors dépendante de l’État, mais le secteur privé bancaire était plus important que le secteur public. Certes, il y avait des banques nationales mais il y avait surtout deux compagnies financières, Suez et Paribas, qui contrôlaient un grand nombre de banques et cela leur conférait un grand poids dans les circuits de financement de l’économie française. La gauche considérait donc que la monnaie était devenue un bien privé parce que l’essentiel des banques était des banques privées et que l’émission monétaire devait revenir à l’État par la nationalisation du crédit.

LVSL : Faisons un petit bilan des nationalisations de l’époque : en fait, elles vont plutôt loin si on considère les lignes de fracture au sein du gouvernement. Ce que vous appelez le camp de la « rupture » gagne un certain nombre d’arbitrages contre le camp plus « modéré ». Mais paradoxalement, un tournant néolibéral s’engage au même moment un peu partout dans le monde, alors que la France s’ouvre à la mondialisation et que la construction européenne s’accélère. Seulement deux ans après l’arrivée au pouvoir de la gauche, François Mitterrand décide le célèbre « tournant de la rigueur » et abandonne la défense des nationalisations, qui seront défaites par le gouvernement Chirac à partir de 1986, puis par tous les gouvernements suivants. Faut-il en conclure que les nationalisations ont échoué ? L’ouverture de notre économie sur le monde est-elle responsable ?

F.M – Le contexte est en effet celui de la montée du néolibéralisme, doctrine qui s’est déjà affirmée dans le courant des années 1970 : quand Mitterrand arrive au pouvoir, Thatcher est aux commandes en Grande-Bretagne et Reagan aux États-Unis. Le contexte mondial n’est donc pas favorable évidemment à cette rupture induite par les nationalisations en France, que les autres pays surveillent de très près.

Ensuite, au sein même du gouvernement français, deux lignes politiques s’affrontaient : la première, la ligne de rupture (qui regroupe Pierre Mauroy, Jean Le Garrec, les quatre ministres communistes et parfois Jean-Pierre Chevènement, NDLR), estimait qu’à l’intérieur d’un pays comme la France on pouvait faire de grandes réformes structurelles en faveur de nouveaux rapports sociaux, notamment grâce aux nationalisations. La deuxième ligne (portée par le ministre de l’Économie et des Finances Jacques Delors, celui du Plan Michel Rocard et celui de l’Industrie Pierre Dreyfus) se disait favorable au changement mais en tenant compte avec précaution du contexte international qui évoluait très vite. Avec ce contexte international qui n’était pas particulièrement favorable, en particulier suite aux attaques sur le franc, la ligne de rupture n’a donc pas pu aller aussi loin qu’elle l’aurait voulu.

Très vite, on s’est aperçu que les tentations de s’aligner progressivement sur ce qui se faisait à l’étranger étaient très fortes au sein du gouvernement. On aboutit à ce programme de rigueur dès 1983, puis à la réforme bancaire de 1984 où les banques nationalisées deviennent pratiquement des banques comme les autres. Et puis le changement de gouvernement de 1986 enclenche des privatisations massives, c’est-à-dire l’arrêt brutal de cette expérience. En 1988, le « ni…ni » mitterrandien (ni nationalisations, ni privatisations, NDLR) consacre qu’on ne peut plus rien faire à gauche et fait apparaître les nationalisations comme un échec. La gauche émancipatrice, qui voulait changer les rapports sociaux, se retrouve désorientée, comme en témoignent les privatisations massives du gouvernement Jospin. Jusqu’à récemment, la gauche a donc un souvenir traumatisant des nationalisations. On peut même dire que le sujet était tabou dans la politique française : en 2008, la droite n’a pas osé nationalisé les banques en difficulté alors que cela se faisait en Grande-Bretagne, aux États-Unis et dans d’autres pays.

Mais la crise actuelle a fait resurgir ce terme. Je crois qu’on a compris que la situation était suffisamment grave pour qu’il n’y ait pas d’autres solutions que de nationaliser certaines entreprises le temps que l’économie se redresse. Avec le krach rampant qu’on connaît actuellement, beaucoup de grandes entreprises vont perdre quasiment tous leurs fonds propres et voir leur cours boursier s’effondrer considérablement. On parle ici d’Air France ou d’entreprises dans le secteur de l’automobile, et certains évoquent déjà la nationalisation des banques. Bien sûr, tout cela est pensé comme seulement temporaire.

LVSL – Oui, la question de la nationalisation temporaire d’entreprises en grande difficulté, c’est-à-dire de la socialisation de leurs pertes, va évidemment devenir de plus en plus pressante dans les semaines à venir. Mais ce qui reste de la gauche française, notamment la France Insoumise, n’a guère parlé de nationalisations jusqu’à la crise actuelle…

F.M – C’est vrai. Par exemple, lors de la dernière élection présidentielle, les communistes avaient dit qu’il fallait nationaliser les trois plus grandes banques du pays – la Société Générale, BNP Paribas et le Crédit Agricole – mais ils n’évoquaient pas Natixis, qui était pourtant considérée comme une banque systémique au même titre que les trois autres.

Mais ça, c’était la dernière présidentielle ; la prochaine élection sera évidemment marquée par la crise que nous connaissons. La mondialisation va d’une façon ou d’une autre être remise en question, la question du rôle de l’État, de son rapport aux grandes entreprises, et sans doute aussi aux banques, va très vite se poser. Même si on sent pour l’instant une certaine prudence de la part des responsables politiques à aller au-delà de nationalisations temporaires, bientôt la question d’aller plus loin se posera.

« La question du rôle de l’Etat, de son rapport aux grandes entreprises, et sans doute aussi aux banques, va très vite se poser. »

Dans un article sur Mediapart, Laurent Mauduit fait une grande étude rétrospective des nationalisations et se demande ce qui risque de se passer prochainement. À la fin, il pose la même question que moi : à partir du moment où l’on dit qu’il faut changer de modèle, n’est-il pas judicieux d’aller vers la démocratie économique plutôt que de simples étatisations ?

LVSL – Votre livre s’achève en effet sur un plaidoyer pour la démocratie économique, c’est-à-dire donner du pouvoir aux travailleurs et aux usagers dans la prise de décision des entreprises. Vous écrivez « nationaliser des entreprises sans les démocratiser aboutit nécessairement à l’étatisation de leur gestion ». Comment éviter de reproduire les écueils du passé ?

F.M – Cette question taraude effectivement une partie de la gauche. Quelle place pour les salariés ? Dans les très grandes entreprises capitalistes ou les très grandes banques, les actionnaires qui détiennent le capital ont le pouvoir d’organiser les activités de l’entreprise et de répartir les fruits de l’activité comme ils l’entendent : soit en dividendes, soit en financement d’investissements nouveaux, soit en laissant ces revenus dans les fonds propres de l’entreprise. Même s’il y a certaines formules de participation, les salariés n’ont pas vraiment leur mot à dire à la fois dans l’organisation et la répartition des résultats.

Ne faut-il pas aller plus loin dans la reconnaissance du pouvoir des salariés ? Dans mon ouvrage, je fais référence à ce qui se passe à ces débats sur le plan théorique mais aussi ce qui se passe dans différents pays comme l’Allemagne ou les pays scandinaves, où il existe des formules de cogestion ou de co-détermination. Pour ceux que cela intéresse, les travaux de l’OIT ou d’Olivier Favereau sur ce sujet sont assez aboutis.

Pour ma part, j’estime qu’il faut aller vers une co-détermination à parité, c’est-à-dire reconnaître autant de droits aux salariés qu’à ceux qui apportent des ressources financières. Et pas simplement dans les organes délibérants de l’entreprise, comme l’assemblée générale ou le conseil d’administration, mais aussi dans les organes de direction. En effet, c’est bien à ce niveau-là que se joue les rapports de subordination qu’on connaît bien dans le monde de l’entreprise, donc il faut s’y attaquer si l’on souhaite vraiment aller vers une égalité des droits entre apporteurs de capitaux et apporteurs de force de travail.

LVSL – La conclusion de votre ouvrage aborde aussi la démocratisation de la monnaie…

F.M –  En effet. Dans la littérature économique, beaucoup reconnaissent désormais que la monnaie est devenue un bien totalement privé, puisque les banques centrales sont indépendantes des États et que les plus grandes banques sont des banques privées. Comme l’émission monétaire est désormais le fait d’acteurs privés, elle échappe complètement à la souveraineté des États. De plus les deux prix fondamentaux de la monnaie que sont les taux de change et les taux d’intérêt sont régis uniquement par les forces du marché.

Aujourd’hui, on voit bien que l’indépendance de la Banque centrale européenne (BCE)  aboutit à des choses complètement hallucinantes : cette institution applique des pratiques non-conventionnelles depuis une décennie et décide, de son propre chef, d’injecter des quantités phénoménales de monnaie. Les banques et les plus gros investisseurs financiers s’en servent pour spéculer en bourse, préparant des krachs financiers, et ces liquidités n’atteignent pas l’économie réelle qui en aurait besoin.

« Il est temps que la monnaie redevienne soit un bien public, soit un commun. »

Mais tout cela n’est nullement une fatalité. Durant les Trente Glorieuses, la monnaie était largement contrôlée par les États. Il est temps que la monnaie redevienne soit un bien public, soit un commun. Il faut que les parlements, les assemblées élues, puissent décider démocratiquement des objectifs de la politique monétaire, et des instruments à utiliser pour la mettre en œuvre.

On pourrait d’ailleurs envisager d’étendre ce principe à des monnaies locales afin d’encourager les relocalisations et l’économie circulaire. Pour l’instant les monnaies locales sont de fausses monnaies qui ont une contrepartie en devises nationales. De vraies monnaies locales citoyennes auraient la capacité de faire des avances sans contreparties, comme le font les banques avec les crédits. On me rétorquera qu’on ne peut confier ça à des collectifs, mais si on veut démocratiser l’économie, est-ce qu’on ne peut pas s’appuyer sur des autorités démocratiques locales ou régionales ?

LVSL – À travers l’exemple de la BCE, vous soulevez l’enjeu du pouvoir des technocrates. Lors des nationalisations du début des années 80, la technocratie a justement été un frein important, en particulier les hauts-fonctionnaires du Trésor. Si un gouvernement était élu en France aujourd’hui et souhaitait mener un programme ambitieux de nationalisations, la technostructure le laisserait-il faire ?

F.M – Pour en avoir fréquenté de près, je pense surtout que ces hauts-fonctionnaires, comme la plupart de nos responsables politiques, sont formatés par une certaine idéologie. Il y a donc un travail politique et idéologique important à avoir pour leur expliquer qu’on peut conduire l’État autrement que selon des principes du néolibéralisme. Tout cela passe par à la fois une bagarre politique et par une bagarre idéologique au niveau des idées.

Si on prend l’exemple de la monnaie, les néolibéraux ont une vision très néoclassique, celle d’une monnaie neutre, dont il faut simplement vérifier qu’elle ne soit pas produite en trop grande quantité pour éviter une inflation du prix des biens et des services. Selon eux, il faut des banques centrales indépendantes qui veillent à ce qu’on appelle la valeur interne de la monnaie, c’est à dire l’inflation, ne dérape pas. Le néolibéralisme pense donc que tout part de l’épargne, et donc de la rente, qui se transforme ensuite en investissements. Alors qu’en réalité, c’est tout le contraire : c’est l’investissement qui fait l’épargne. La monnaie est endogène, il faut partir des besoins des villages, des entreprises, des services publics. Une fois qu’on sait ce qui doit être financé, on accorde des crédits correspondant à ces besoins et ensuite, en bout de chaîne, vous avez de l’épargne grâce à l’activité économique.

Une fois qu’on a compris ça, on peut s’autoriser à utiliser la monnaie pour financer des activités économiques, et il appartient au politique de déterminer lesquelles. Si l’on comprend ce processus, on peut aussi s’autoriser des déficits afin de financer certains besoins… Tout ce que je viens d’expliquer, ce sont des choses que la pensée néolibérale n’intègre pas. Pour elle, ce qui compte c’est le profit et l’accumulation du capital. Ainsi, il y a d’abord une question très politique sur ce qu’il est possible de faire collectivement.

LVSL – Dans le livre, vous racontez votre rencontre avec Michel Rocard il y a quelques années, qui vous disait à quel point il signe à contrecœur l’autorisation de mobilité totale des capitaux en 1990. Or, avant même l’élection de François Mitterrand, une fuite des capitaux a affecté la France et c’est notamment pour éviter d’accroître ce phénomène que les textes de nationalisations sont préparés dans le plus grand secret. Aujourd’hui, la mobilité des capitaux est absolue, garantie comme une des quatre libertés fondamentales permises par l’Acte unique européen, et rendue immédiate par l’informatique. Peut-on éviter un scénario catastrophe où on verrait l’élection d’un nouveau gouvernement ambitieux rendue impuissante par la fuite des capitaux ?

F.M. : Effectivement j’ai eu l’occasion d’en discuter avec Michel Rocard, il avait bien l’intuition à l’époque que c’était une décision importante et j’ai senti que ça lui pesait. Il ne voulait pas prendre cette décision et s’est ensuite rendu compte qu’il avait fait une erreur. C’est à partir de cette libéralisation, au début des années 1990, que les marchés monétaires et financiers se globalisent véritablement, que vont se multiplier toutes les dérives et que les crises deviennent de plus en plus systémiques. J’étais au conseil de la Banque de France à l’époque et j’ai pu constater à quel point la spéculation internationale était démentielle.

« C’est à partir de cette libéralisation que vont se multiplier toutes les dérives et que les crises deviennent de plus en plus systémiques. »

J’ai vécu la crise du SME (Système monétaire européen) en septembre 1992, où la livre sterling a été attaquée sur les marchés, qui décidera les Anglais à ne pas participer à la construction de l’euro. J’ai aussi traversé deux autres crises du SME, en décembre 1992 et surtout en juillet 1993, et la crise asiatique des années 1996-1997, une crise systémique très grave qui a touché un grand nombre de pays. Bref, l’ouverture totale des frontières déstabilise complètement le marché des changes mais aussi le marché financier puisque les mouvements boursiers globalisés sont totalement soumis, en tout les cas pour les plus grandes économies, aux vents de la spéculation.

Ainsi, à partir du moment où vous interdisez des mouvements de capitaux les plus courts, vous limitez forcément la casse sur le marché des changes et les autres marchés et vous limitez le rôle de la spéculation. Il restera toujours le commerce international, c’est-à-dire les importations et exportations, et cela permettra toujours de la spéculation sur le marché des changes, mais vous empêchez les grandes bourrasques financières. Je pense donc qu’il faut revenir sur cette libéralisation, au moins sur cette possibilité de déplacer des masses énormes de capitaux à la vitesse de la lumière. Il faut que les échanges de capitaux s’orientent vers des investissement de long terme, pas de la spéculation. Rien que ça serait un vrai bouleversement de ce qui se passe aujourd’hui dans la sphère financière.

Hégémonie néolibérale, conquête du désir et crise de la gauche

© Ronald Reagan Presidential Library

Idéologie dominante, vedette médiatique et provocateur scientifique, le néolibéralisme réussit une prouesse de plus en plus répandue, celle d’exister en fuyant les définitions. Pour autant, il est incontestable qu’il domine aujourd’hui l’espace politique et économique. Le triomphe des idées s’explique également par la disparition des contestations. Pour comprendre la position de celui qui règne, on peut regarder du côté de ceux qui l’ont combattu comme la gauche, plongée en pleine crise idéelle. Théorie économique présentée comme un nouvel horizon indépassable, le libéralisme économique prévaut dans une étendue d’idées mortes. Michelet savait que les sorcières apparaissaient dans les déserts de sens, la gauche a découvert que ses bourreaux naissaient dans ses gouffres idéels.


L’un des traits saillants du débat public contemporain tient dans l’idée que le succès des termes provient de la rareté des définitions. Plus les définitions sont rares ou floues, plus les termes sont promis à de longues carrières politiques et médiatiques. Règne du consensus. Le néolibéralisme, quotidiennement scandé, fait figure d’exemple. Souvenons-nous de l’avertissement initial du père fondateur de la sociologie française, Émile Durkheim : « Les sociologues sont tellement habitués à employer les termes sans les définir […] qu’il leur arrive sans cesse de laisser une même expression s’étendre à leur insu, du concept qu’il visait primitivement ou paraissait viser, à d’autres notions plus ou moins voisines »[1].

Le terme même de libéralisme est ambivalent. À la fois parce que les traditions philosophiques dont il procède héritent de courants différents, et également parce qu’il existe comme domaine scientifique mais aussi comme idéologie politique.

En juillet 2008, alors que la crise financière et économique déborde de toutes parts, Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, présente un sévère bilan interrogeant : « La fin du néolibéralisme ? »[2]. Tout en ciblant les dysfonctionnements de l’économie de marché, en dénonçant « une politique servant certains intérêts », et en annonçant qu’il ne fut jamais supporté ni par « la théorie économique » ni, désormais, par « l’expérience historique », Stiglitz esquisse quelques traits d’un portrait du néolibéralisme en tant que « fourre-tout d’idées basé sur la notion fondamentaliste que les marchés sont auto-correcteurs, qu’ils distribuent efficacement les ressources et servent l’intérêt général ». Présenté comme un fondamentalisme de marché, le néolibéralisme apparaît alors comme le triomphe de la liberté de marché contre l’État.

Pour tenter de se fixer sur une définition, retenons le néolibéralisme dans ses grandes lignes comme la doctrine considérant que les marchés sont le moyen le plus efficace pour organiser la production et que, ce faisant, l’État se retire à mesure que s’étend la logique marchande. Dans un système capitaliste perçu comme naturel et libre, les acteurs économiques et financiers doivent bénéficier d’une liberté de mouvement maximale. Paradigme fondé sur l’idée de marchés auto-régulés, le néolibéralisme ne serait, dans ces définitions, « qu’une réactivation agressive du vieux libéralisme classique »[3]. Cependant, les politiques qui en découlent interrogent la réalité du retrait de l’État. S’il a laissé l’ordre du privé régner, l’État n’est pas pour autant devenu une instance secondaire observant de loin le déroulement des mécanismes de marché. Plutôt, il est resté très présent pour organiser les processus qui se mettaient alors en œuvre. Cette liberté du néolibéralisme apparaît dès lors comme une licence. Et c’est bien l’État qui la confère. La circulation des capitaux, les traités de libre-échange ou la financiarisation de l’économie ont été permis par l’action de l’État délivrant des licences. « Loin d’être l’obstacle que l’on croit à cette extension de la logique du marché́, l’État en est vite devenu l’un des principaux agents, sinon le vecteur essentiel »[4]. C’est ainsi largement par les leviers de l’État qu’est permise l’extension de la logique marchande.

Il convient également d’ajouter aux traits distinctifs du néolibéralisme la volonté d’autonomisation et d’extension de la logique marchande hors de la seule sphère marchande. Ce débordement, c’est-à-dire cette autonomisation, ne peut être le seul fait des lois souterraines du capitalisme, il réclame dès lors la contribution active des pouvoirs d’État qui l’organisent. Ainsi Bourdieu pouvait-il avancer que le néolibéralisme est « un programme de destruction des structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur ». Dans cette logique, l’État devient l’étroit collaborateur du marché et du capital, mettant ses outils d’ampleur à leur service. Les exigences électorales entament parfois ces mécanismes, ou troublent leur lisibilité pour feindre de le faire, mais elles n’enlèvent rien au cheminement fondamental qui est en cours. Le projet économique a donc, dès le départ, exigé la collaboration politique.

Le néolibéralisme s’épanouit à la fois dans le champ scientifique et dans le champ politique. C’est précisément dans cette dernière sphère que se prononce le discours le justifiant et que s’affrontent les points de vue. C’est donc ici que s’offrent nombre des explications de son hégémonie. Le cas français est loin d’être unique, il ne permet pas d’épuiser les facteurs explicatifs et ne satisfera pas toutes les analyses, mais offre un exemple limpide.

Les conditions d’imposition du néolibéralisme

Le « néolibéralisme » est un terme employé pour la première fois en 1938, lors d’un colloque[5] pour se distinguer du capitalisme manchestérien du siècle précédent. Il s’agissait de rendre compte de la rénovation doctrinale qui les distinguait. Mais, depuis, les usages du terme ont largement changé[6]. Alors qu’au sortir de la guerre, les tenants français du néolibéralisme s’étaient positionnés en opposition à leurs prédécesseurs du siècle passé en défendant des formes d’interventionnisme juridique de l’État – ce qui les rapprocherait plutôt des formes d’ordo-libéralisme à l’allemande[7] – il faudra attendre les années 1960-1970 pour voir les idées néolibérales recevoir une lumière nouvelle. Ce qui apparaît comme une seconde génération de néolibéraux se place largement en opposition à la première. Ainsi, les années 1970 représentent un moment clé pour le néolibéralisme. C’est là que se situent les principaux instants de sa diffusion théorique et ses conséquences politiques les plus sensibles. Cette période correspond à l’émergence des Nouveaux économistes qui, important des idées néolibérales depuis les Etats-Unis, parviendront à les inscrire à l’agenda politique. Il ne s’agit pas pour eux de construire de nouvelles théories, mais d’importer celles que construisent les Écoles de Chicago et de Virginie[8].

Les idées néolibérales ne sont pas nées dans les années 1970, mais c’est à moment-là que, dans l’espace politique français, elles ont progressé et ont fini par s’imposer. Il a fallu la rencontre d’une série d’événements pour tisser un contexte favorable à la réception de ces idées.

Du point de vue économique, les années 1970 correspondent à la fois au choc pétrolier de 1973 et à la stagflation. Cette tension du système économique s’accompagne de difficultés sensibles pour les modes de régulation keynésiens. Situation que les néolibéraux vont exploiter pour décréter la fin du keynésianisme[9] (alors que leurs adversaires, à gauche, signalaient plutôt une crise systémique du capitalisme monopolistique d’État). Le néolibéralisme a pu profiter de la baisse du taux de profit pour imposer un nouvel ordre de pensée et d’action. Au-delà de la stricte dimension économique, en France, ce moment s’accompagne d’un renouveau du libéralisme politique à partir, notamment, du développement de deux revues aroniennes Contrepoint et Commentaires. Ces nouvelles forces se retrouvent également dans le Comité des intellectuels pour l’Europe des libertés dont le manifeste recueille les signatures de gens comme Aron, certes, mais aussi Michel Crozier, Raymond Boudon, Jean d’Ormesson ou Eugène Ionesco.

Dans les braises du contexte de l’Est – sur lesquelles ont largement soufflé les révélations de Soljenitsyne[10] – va également se développer et se renforcer une nouvelle gauche intellectuelle. Celle-ci mènera alors ses combats contre l’Union des gauches – que socialistes et communistes préparent – et fera de l’antitotalitarisme la clé de voûte idéelle de son système intellectuel. Elle tentera alors de développer des positions de gauche qui s’opposeront à l’hégémonie marxiste que – pour des raisons de stratégie électorale – la gauche socialiste feint d’adopter. Cette pensée se retrouvera médiatiquement principalement dans Esprit ou Le Nouvel Observateur et dans les figures des Nouveaux philosophes, notamment celles de Bernard-Henri Lévy ou d’André Glucksmann.

Un autre élément est central dans l’émergence d’un contexte favorable à la réception des idées néolibérales : la position de la gauche socialiste dans le champ partisan. Si la droite a aisément accueilli les idées néolibérales qu’incarnait Margareth Thatcher outre-manche[11], la gauche aura connu une évolution plus mouvementée. Pourtant, c’est elle qui – en tant que détenteur du langage d’opposition – détenait les clés de l’hégémonie potentielle du néolibéralisme dans le champ partisan.

Nouvellement refondé à Épinay, en 1971, le PS est immédiatement placé dans une position où les marges de manœuvre sont, en fait, assez réduites. Son discours politique est encore largement marqué par la condamnation des « erreurs » de la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO), qui s’était signalée dans les années précédentes par ses alliances avec le centre et la pâleur de ses ambitions. Rappelons-nous sans cesse que l’idéologie n’est pas un espace autonome, plutôt, elle est un reflet. Ainsi, elle est en relation déterminée et déterminante avec l’environnement qui constitue son champ de production. Le cas socialiste dans ces années en fournit un exemple particulièrement parlant. Avec le souvenir – de triste mémoire – de la SFIO derrière eux, et avec le voisin communiste massif devant eux, les socialistes vont développer une idéologie largement influencée par le poids de la pensée radicale. Pour exister à gauche, le PS doit contester au Parti communiste (PC) son hégémonie dans les milieux populaires. Mais, le PS n’a jamais été le parti de masse qu’il a longtemps rêvé d’être. Ce défaut de crédibilité militante va alors être compensé par un surinvestissement discursif dans la rupture. Elle résonne encore la voix de François Mitterrand qui, à Épinay, jurait que « celui qui ne consent pas à la rupture avec le capitalisme ne peut être adhérent du Parti socialiste ». La radicalité du discours socialiste est directement justifiée par la radicalité – réputée mais aussi réelle – du discours communiste (à un moment où le PC est largement majoritaire dans les milieux populaires) et guidée par l’impératif électoral. La stratégie socialiste va alors consister à investir massivement l’idée d’une Union des gauches, laquelle réclame une justification par références idéologiques.

Face à ce positionnement, les défenseurs des idées néolibérales en France vont pouvoir bénéficier des craintes que suscite cette évolution auprès de larges franges de l’électorat, notamment dans la partie libérale du patronat, en alarmant sur les dangers de ces pensées. C’est d’ailleurs à ce moment-là que se développent des clubs de réflexion patronaux qui participeront, à leur tour, à la diffusion des idées néolibérales. Les ouvrages – et les offensives – se multiplient contre l’idéologie qui s’impose à gauche. Certains de ces livres connaissent des succès médiatiques et politiques importants, à droite certes (comme auprès de Jacques Chirac qui louera celui d’Henri Lepage) mais également à gauche. L’entreprise néolibérale d’alors se porte donc très directement contre la gauche socialiste qui, pour l’heure, présente une pensée incompatible.

Durant les décennies suivantes, les idées néolibérales récemment introduites vont devenir dominantes, puis hégémoniques à mesure que les alternatives – et donc les contestations – – devenaient mutiques. L’entreprise économique réclamait la collaboration active des mondes politiques devant assurer l’emprise idéologique de la question. Elle trouva satisfaction à la fin du XXème siècle.

Libéralisme et socialisme

« La véritable évolution des deux dernières décennies n’est pas tant l’adoption des thèmes de la droite que le renoncement aux idées de la gauche ». [12]

La gauche socialiste s’est présentée, dans les années 1970, sous un jour particulièrement radical (bien qu’il faille se méfier du terme « radical », souvent employé de manière péjorative, voire stigmatisante, mais qui n’a ici pour objectif que de qualifier une réflexion à la racine axée sur un raisonnement fondamental développant une pensée de la causalité). Durant ces années, le PS défend l’instauration d’un socialisme qui réclame la disparition du capitalisme. Cette ligne, au sein du Parti, est notamment menée par le CERES de Jean-Pierre Chevènement. C’est elle qui triompha en 1971 et sera réaffirmée, après quelques périodes de perturbations, en 1979 lors du congrès de Metz. À ce moment-là, François Mitterrand, inquiété par la contestation émanant notamment de la ligne rocardienne, a besoin du soutien des troupes chevènementistes pour s’imposer. Ainsi, le socialisme est présenté comme une doctrine concurrente au capitalisme, l’avènement du premier réclamant l’extinction du second. Cela est vrai en 1971 – lorsque, par exemple, François Mitterrand affirme le 1er juillet, « On peut être gestionnaire de la société capitaliste ou fondateur de la société socialiste à ce moment du siècle. En ce qui nous concerne, nous voulons être les seconds » – comme en 1979 où la motion affirme « Commençons par rappeler, au risque d’exprimer des vérités premières que notre objectif n’est pas de moderniser le capitalisme ou de le tempérer mais de le remplacer par le socialisme. »

À ce moment-là, dans le discours politique tout au moins, si le néolibéralisme trouve des raisons de se renforcer dans l’opposition, il a face à lui un adversaire qui lui oppose un schéma idéologique d’ampleur semblable. Dans la décennie suivante, c’est précisément l’effondrement de cette opposition fondamentale qui va laisser pleine liberté au néolibéralisme pour devenir la pensée hégémonique que l’on constate aujourd’hui. Non qu’elle soit la seule – et les porteurs de pensées contraires sont nombreux et déterminés – mais qu’elle soit installée institutionnellement, sans qu’elle ne puisse être inquiétée par la compétition.

Le Projet Socialiste pour la France des années 1980 affirmait « Ces idées-là [anticapitalisme, rupture, etc.] sont les seules que la droite ne puisse récupérer puisqu’elles visent à détruire ses propres fondations ». En l’écrivant, les socialistes ne se doutaient alors sans doute pas qu’ils annonçaient ici ce qui deviendrait l’une de leurs principales pertes. L’opposition frontale au capitalisme était la marque de distinction politique la plus sûre pour la gauche. Mais, après l’expérience du pouvoir, les hommes de la rose se sont rapidement retrouvés dans l’incapacité de continuer avec le même discours. La dimension économique devenait – face aux difficultés que le parti connaissait – un terrain particulièrement hostile pour lui où la droite pouvait tantôt cibler l’irréalisme des propositions socialistes, tantôt ses difficultés de gestion, tandis que le reste de la gauche pouvait l’attaquer sur sa trahison. Les tentatives de diversion idéologique portèrent le Parti Socialiste vers d’autres dimensions. Seulement, comme avec la dimension culturelle, les nouveaux marqueurs identitaires du PS ont progressivement établi les conditions du consensus. Non pas que dorénavant les partis dominants s’accordent sur les réponses, mais qu’ils le fassent sur les termes de la question. Ainsi, dans la compétition partisane française, le néolibéralisme put obtenir une position dominante écrasant la contestation dès lors qu’il devenait quasiment impossible de penser hors de lui.

La charnière 1983-1984 a souvent été utilisée pour illustrer la grande rupture de la politique socialiste. S’il nous est permis, grâce aux travaux sur la question, de remettre en cause l’idée d’un tournant brutal à ce moment-là au niveau des politiques, il n’en reste pas moins que cette période représente, sur le plan idéologique, un instant symptomatique. C’est à ce moment-là que le discours politique des socialistes cesse d’être rattaché systématiquement à 1981 et au programme de la campagne de François Mitterrand. Viennent alors en masse les idées de progrès, de modernité, la nouvelle figure de l’entreprise – jadis lieu d’exploitation devenu foyer de la croissance –, et ceux qui s’y opposent sont sèchement renvoyés dans le camp des archaïques. La rhétorique néolibérale a pleinement contaminé le discours socialiste, qui était le dernier à avoir proposé un discours d’opposition fondamentale largement écouté. Le réalisme que mettent en avant les socialistes rejoint le réel que le néolibéralisme assure être. Romaric Godin (La guerre sociale en France, 2019) le signale bien : le néolibéralisme, c’est le réel, le monde allant de l’avant, marchant, et tout ce qui l’entrave va contre son progrès inévitable.

S’il n’a pas fallu attendre 1984 pour qu’une dose de libéralisme s’insinue dans la politique socialiste, c’est bien à ce moment-là qu’elle est rendue si visible. Ce tournant marque donc une étape idéologique importante pour les socialistes, certes, mais pour le champ politique français dans son ensemble.

En mai 1984, Michel Foucault, un mois avant sa mort, dit à propos des socialistes et de l’appel lancé aux intellectuels de gauche afin de sortir de leur silence : « Et maintenant que vous changez de front, sous la pression d’un réel que vous n’avez pas été capable de percevoir, vous nous demandez de vous fournir non la pensée qui vous permettrait de l’affronter mais le discours qui masquerait votre changement »[13]. Comme Jaurès avant lui disant que « ceux qui ne peuvent changer les choses, changent les mots pour le dire », Foucault pointait là ce qui allait devenir la nouvelle constante du socialisme français (qui n’avait dès lors plus grand chose de socialiste) : l’évidement idéologique. On sait depuis Bourdieu qu’à une idée-force il faut opposer une autre idée-force. Nombreux sont les travaux qui détaillent le fonctionnement tentaculaire d’un néolibéralisme qui s’insinue – en tant que système de pensée – dans toutes les sphères de la société et de l’être. C’est dans son caractère systémique que le néolibéralisme trouve son existence en tant que système de la raison unique[14]. À ce schéma fondamental, la gauche, en plein crise identitaire, n’a plus jamais paru capable d’opposer un schéma taillé dans les mêmes proportions.

La connexion entre la carrière symptomatique de l’idéologie socialiste et l’hégémonie intellectuelle du néolibéralisme permet d’expliciter quelques éléments saillants de l’espace partisan actuel et de ses conditions idéelles. Pourtant, il resterait fort à faire pour comprendre les mécanismes justifiant son imposition dans toutes les sphères de la société. L’étude du champ partisan est bien loin d’en épuiser tout le contenu mais a le mérite de proposer quelques outils de réflexion.

Le néolibéralisme a trouvé, aujourd’hui, de puissants soutiens institutionnels ne permettant pas aux mouvements de contestation de durer avec crédibilité. Son développement total a privé les idéologies concurrentes de leur espace de survie. Plonger un bref regard dans la situation intellectuelle et partisane des années 1970 et 1980 permet d’apporter quelques éléments de compréhension des conditions de son imposition.

[1] Durkheim, E., Le Suicide, PUF, Paris, 1983 [1897], p.108.

[2] Stiglitz, J., « The End of Neoliberalism ? », Project Syndicate, 2008.

[3] Audier, S., Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, Grasset, 2012, p.20.

[4] Dardot, P., Laval, C., « Néolibéralisme et subjectivation capitaliste », Cités, vol. 41, no. 1, 2010, p.37.

[5] Denord, F., « Aux origines du néo-libéralisme en France. Louis Rougier et le Colloque Walter Lippmann de 1938 », Le Mouvement Social, vol. no 195, no. 2, 2001, pp. 9-34.

[6] Audier, S., op.cit.

[7] Bilger, F., « La pensée néolibérale française et l’ordolibéralisme allemand », L’ordolibéralisme allemand, Aux sources de l’économie sociale de marché, Cergy-Pontoise, CIRAC, 2003, p. 17-28.

[8] Brookes, K. « Un « libéralisme scientifique » contre les gauches : La réception du néo-libéralisme américain en France dans les années 1970 », Raisons politiques, 67, 2017, pp. 71-94.

[9] Rosanvallon, P., « Histoire des idées keynésiennes en France », Revue française d’économie, vol. 2, n°4, 1987, p. 22-56

[10] Soljenitsyne, A., L’archipel du Goulag, Points, 2014 [1974]

[11] Denord, F., « La conversion au néolibéralisme. Droite et libéralisme économique dans les années 1980 », Mouvements, n° 35, vol. 5, 2004, pp. 17-23.

[12] Tribune de Didier Fassin dans Le Monde, 25 septembre 2012, « Priorité à l’ordre et obsession sécuritaire : les causes perdues des socialistes ».

[13] « Le souci de la vérité », entretien avec F. Ewald, Magazine littéraire, no 207, mai 1984, pp. 18-23.

[14] Dardot, P., Laval, C., Ce cauchemar qui n’en finit pas, La Découverte, 2016.

 

“Le Parti Socialiste a sacrifié les ouvriers sur l’autel du libéralisme”

Élue à la tête du Mouvement des Jeunes Socialistes, Roxane Aksas Lundy revient avec nous sur ses ambitions pour la jeunesse socialiste et les rapports qu’elle entend entretenir avec le PS, Génération.s et la France Insoumise. Revendiquant le terme “gauche”, elle trace les perspectives de reconquête d’une majorité populaire pour ce camp politique qu’elle ne croit pas mort avec le vieux monde. 


LVSL – Quelles seront les priorités de votre mandat, de quelle manière concevez-vous les priorités stratégiques de la période qui vient ?

Roxane Lundy – Nous sommes dans une situation où la social-démocratie est en crise, au niveau européen. C’est la fin d’un cycle et le début d’un nouveau ; ça me convient très bien parce que je ne suis pas social-démocrate, je suis socialiste. Je pense que la décision de Schröder/Martin Schulz en Allemagne montre bien que la social-démocratie, qui a intégré l’idée selon laquelle on ne pourrait pas sortir du socle technocratique-libéral, n’a pas de sens, parce qu’elle a rompu avec son objectif de transformation sociale. Donc la social-démocratie est en crise, soit : vive le socialisme !

C’est pourquoi la priorité absolue pour nous, chez les Jeunes Socialistes, mais aussi à gauche de manière générale, ça doit être de réincarner une gauche de transformation sociale, de montrer à tous ces jeunes qui n’ont pas voté aux dernières élections – et qui en 2012 votaient massivement à gauche – que la politique a du sens. La politique est complètement désenchantée parce que, à droite comme à gauche, les politiques ont échoué dans un objectif d’amélioration du quotidien. À gauche en particulier, on avait voulu le changement, mais on a eu la loi travail, la déchéance de nationalité, la loi Macron…

La gauche a été instrumentalisée au sein de notre propre famille socialiste, qui, au pouvoir, a échoué à apporter des réponses à l’urgence écologique, à l’urgence de justice sociale, à l’urgence de solidarité face à la crise humanitaire que vivent les migrantes et les migrants. On a échoué à réorienter l’Europe dans un sens social et écologique. On a échoué à endiguer la montée de l’extrême-droite. On doit réagir, et cette réaction doit se faire au niveau des valeurs.

“Quand on fait des petits pas, on finit par oublier l’idéal que l’on voulait porter, et on se retrouve à faire du Hollande”

Je pense qu’il faut remettre le choix politique au cœur pour porter des projets alternatifs face au discours des libéraux, qui nous privent de choix politiques. En tant que jeune socialiste, mon rôle va être de mener la bataille culturelle afin que la gauche ne disparaisse pas, et faire en sorte de participer à une refonte idéologique sur des valeurs claires : celles de la justice sociale, de l’égalité, celles de gauche.

Nous sommes en ce moment-même en campagne contre le service national obligatoire annoncé par Emmanuel Macron pour défendre l’émancipation et les droits des jeunes, et nous préparons une grande initiative en faveur de l’accueil des exilé.e.s, contre la circulaire Collomb et, maintenant, le projet de loi asile-immigration du gouvernement. C’est là qu’est notre place : du côté de la défense de nos valeurs, dans une opposition résolue à ce gouvernement.

LVSL – Pour vous, le concept de « social-démocratie » doit être abandonné. Pourtant il est très lié, en France, à l’histoire du socialisme…

Roxane Lundy – Je ne suis pas pour une politique à petits pas parce que face aux défis qui s’annoncent, on ne peut pas se contenter de petits pas. Quand on fait des petits pas, on finit par oublier l’idéal et on se retrouve à faire du Hollande. Je trouve d’ailleurs problématique que le Parti Socialiste se revendique « social-démocrate » et non « socialiste ». L’objectif du Congrès d’Epinay [congrès fondateur du Parti Socialiste de 1971, ndlr] était de faire du Parti Socialiste un espace de synthèse entre plusieurs forces à gauche. De la même manière, je pense qu’il faut qu’on soit capable de s’entendre avec toutes les forces à gauche si on veut arriver au pouvoir un jour.

Roxane Aksas Lundy au congrès du MJS. Crédits photos : Ulysse Guttmann-Faure

Le problème, c’est que face au libre-échange, la social-démocratie a intégré un socle libéral : c’est la « troisième voie » de Tony Blair. On voit bien qu’entre un Jeremy Corbyn et un Tony Blair, il y en a un qui incarne une gauche de transformation sociale et qui arrive à porter dans l’opinion, et un autre qui fait ce que Macron fait. Le quinquennat de Hollande a fini par s’en accommoder. Macron est un produit de Hollande, d’une dérive libérale qui a été préparée par le Parti Socialiste.

Cette dérive a profondément fracturé le Parti Socialiste, avec la théorie des « deux gauches irréconciliables » incarnée par la nomination de Manuel Valls au poste de Premier Ministre. Ça a été un véritable séisme à gauche, parce que cette nomination actait aussi la rupture de l’esprit de synthèse du Parti Socialiste. Nous ne nous étions pas engagés pour entendre un premier ministre tenir des discours dangereux et démagogues sur le terrain identitaire.

Moi-même, au congrès des Jeunes Socialistes, j’ai dû faire face à la réplique de ce séisme. Un groupe minoritaire, en lien avec une partie de la direction du PS et, semble-t-il, des candidats au poste de premier secrétaire du PS, a tenté de déstabiliser mon élection avant de se livrer à des attaques d’une violence inédite à notre encontre. Oui, nous avons pu avoir des désaccords avec plusieurs orientations politiques prises par le Parti Socialiste, comme sur la confiance au gouvernement ou encore face au projet de loi antiterroriste. Mais nous resterons intransigeants quand il s’agit de nos valeurs.

Les libéraux préfèrent le libéralisme économique à la justice sociale, c’est tout le problème. C’est le socialisme et la rupture avec l’ordre établi que l’on doit retrouver.

LVSL – Le mouvement socialiste est écartelé entre Benoît Hamon et le Parti Socialiste. Le MJS semble lui aussi être pris entre Génération.s et le PS. Quels rapports comptez-vous avoir avec ces deux organisations ?

Roxane Lundy – Je vais être claire : je n’ai pas signé un contrat avec une organisation politique, où on m’appellerait à chaque élection pour aller coller pour être dans le compromis idéologique en permanence. Nous avons été des lanceurs d’alerte pendant le précédent quinquennat, nous continuons à l’être aujourd’hui, en critiquant par exemple la décision des députés socialistes de s’abstenir lors de la confiance au gouvernement, qui est une faute politique. Aujourd’hui je constate qu’être jeune socialiste, ce n’est pas la même chose qu’être jeune socialiste il y a un an ou en 2012. Le paysage politique a évolué, et c’est très bien.

Je suis au MJS depuis 2014. Je me suis engagée dans une période où ce n’était pas évident d’être jeune socialiste, mais je l’ai fait parce que je pensais que le Parti Socialiste, qui était la force majoritaire à gauche, était le lieu pour faire en sorte que la dérive libérale qui a eu lieu ne se produise pas… Je n’ai pas réussi à faire échouer ces politiques de dérive libérale, en revanche je suis très fière de m’être mobilisée contre la déchéance de nationalité, la loi travail et la loi Macron. Aujourd’hui, ce n’est plus le même paysage politique.

Roxane Aksas Lundy au congrès du MJS. Crédits photos : Ulysse Guttmann-Faure.

Je l’ai vu en faisant campagne pour le candidat socialiste, : il s’est retrouvé pris en étau entre En Marche et la France Insoumise. En Marche a capté les votes des plus libéraux du Parti Socialiste, qui ont trouvé que voter pour un ancien ministre de François Hollande plutôt que pour un frondeur n’était pas si aberrant. Du côté de la France Insoumise, il y avait la tentation plus radicale de ne pas voter pour un candidat issu du Parti Socialiste. Le PS est aujourd’hui le parti le plus détesté des Français, après un quinquennat de reniements idéologiques. Le grand équilibre entre le Parti Socialiste et l’UMP n’est plus ; l’extrême-droite incarne une troisième force dans le paysage politique. Avec En Marche et la France Insoumise, le Parti Socialiste qui est tombé à 6%, les Républicains qui sont en voie de droitisation extrême et le Front National qui n’est pas si affaibli qu’on le dit, être jeune socialiste n’a plus le même sens. Le sens de cet engagement, selon moi, c’est réussir à incarner cet espace de synthèse entre les différentes forces en présence à gauche, unies autour d’un même objectif, celui de la transformation sociale.

Cela implique d’être présent dans tous les cadres qui ont des dynamiques à gauche ; Génération.s en fait partie, parce que beaucoup se sont engagés sur son projet pendant les élections présidentielles.

Cette prise de position a pu nous être reprochée par certains, mais nous ne transigerons pas. Ironiquement, ceux-là mêmes qui ont appelé à voter Macron face à Benoît Hamon, pourtant candidat du Parti Socialiste, ont jugé bon de nous faire des leçons de morale. C’est le cas de François Rebsamen par exemple. Mais je refuse catégoriquement que notre mouvement se replie sur lui-même et signe plus de lettres d’exclusion que de bulletins d’adhésion.

Nous sommes très clairs sur le fait que nous travaillons au sein de la famille socialiste, mais que les camarades qui s’impliquent à Génération.s, ou même ailleurs à gauche, ont toute leur place chez les jeunes socialistes.

LVSL – Il y a aussi des questions concrètes qui vont se poser. Le MJS a toujours été un vivier militant pour le PS. Est-ce que cela va continuer ? Le congrès du Parti Socialiste va-t-il être déterminant dans l’avenir politique du MJS ? Demain, aux élections européennes par exemple, pour quel parti les militants du MJS iront-ils coller ?

Roxane Lundy – Le Congrès du Parti Socialiste devra être celui de la clarification idéologique. Le Parti Socialiste ne peut pas être un vivier de voix pour En Marche. Tous les députés socialistes qui se sont faits élire sous l’étiquette « majorité présidentielle » parce qu’En Marche leur a fait la grâce de ne pas mettre un candidat en face, c’est un problème pour mener un combat dans l’opposition. Je suis de gauche, je suis résolument opposée à la politique du gouvernement qui non seulement fait exploser les inégalités sociales mais qui en plus les légitime avec la théorie du ruissellement.

“Nous voulons avoir un rapport d’exigence vis-à-vis du Parti Socialiste.”

Le discours « ni de droite, ni de gauche » a pu marcher un temps, mais aujourd’hui la politique du gouvernement est très claire. Et je trouve regrettable qu’il y ait encore des députés socialistes qui s’abstiennent pour des lois qui mettent en cause nos droits les plus fondamentaux – je pense notamment au projet de loi « anti-terroriste » – mais aussi pour la confiance au gouvernement.

Roxane Aksas Lundy au congrès du MJS. Crédits photos : Ulysse Guttmann-Faure.

Il faut dire les choses : sans refondation idéologique, le PS est condamné à devenir une structure sans valeurs derrière, sans projet commun.  Nous voulons avoir un rapport d’exigence vis-à-vis du Parti Socialiste.

LVSL – Quel candidat de gauche, à la primaire du PS, correspond le plus à l’aspiration socialiste que vous défendez ?

Roxane Lundy – Je ne peux pas prendre parti dans le cadre du congrès du Parti Socialiste. Il y a des lignes qui défendent plus la politique mise en place par le gouvernement, qui est celle de Stéphane Le Foll par exemple, qui défend ce qui s’est passé lors du précédent quinquennat, sans faire l’inventaire de tous nos échecs et de toutes nos défaites idéologiques – ce que je trouve regrettable. D’autres qui pensent qu’on peut être dans une opposition constructive à Macron et s’abstenir sur la confiance au gouvernement, ce qui est tout aussi regrettable. J’espère que la ligne qui pourra en ressortir sera une ligne de clarification idéologique, ancrée à gauche, dans une opposition ferme à Macron.

LVSL – La révélation des affaires qui ont suivi « me too » et « balance ton porc » a ébranlé les organisations politiques, notamment celles qui se disent progressistes. Quelles sont les mesures internes que vous allez prendre pour mettre fin aux fléaux du harcèlement et du sexisme ?

Roxane Lundy – Les organisations de jeunesse sont perméables à la société et reproduisent des comportements qui existent dans celle-ci. Je dirais même plus : les organisations politiques les exacerbent. Le milieu politique est profondément machiste et misogyne ; c’est un milieu dans lequel la parole d’une militante, d’une femme politique sera toujours décrédibilisée. C’est ce qu’on a pu voir suite à l’affaire Thierry Marchal-Beck, un ancien président du MJS qui était un agresseur sexuel dont plusieurs militantes ont été victimes. On a pu voir que la parole de femmes politiques est passée après des considérations politiques liées à la présidence du mouvement. C’est un véritable problème : comment fait-on pour mettre la parole des militantes au premier plan, de sorte qu’aucun argument politique ne puisse justifier la mise en doute de la parole d’une femme qui affirme avoir été victime de violences sexistes ou sexuelles ?

C’est un combat qui me tient à cœur. Je suis arrivée en politique par un parcours de militante féministe ; j’ai d’abord adhéré à une association féministe (Osez le féminisme) avant d’arriver chez les jeunes socialistes ; je considérais que c’était le débouché naturel de mes combats : faire en sorte que des mesures soient prises au niveau politique pour améliorer concrètement l’égalité femmes-hommes et lutter contre les stéréotypes de genre. Un certain nombre de mesures ont été prises dans notre organisation avant la publication de l’article de Libération sur le harcèlement au MJS. En tant que militante, j’ai subi un certain nombre de comportements sexistes au MJS, de la blague lourde au camarade qui fait de grands discours sur le féminisme et qui me coupe cinq fois la parole en expliquant que lui sait très bien ce que c’est que le féminisme et que je n’en ai pas compris les enjeux, en passant par les stéréotypes de genre (« si tu accèdes à un poste, c’est parce que tu es la copine d’untel… »).

Il y a des mesures très concrètes qui ont déjà été mises en place, comme l’instauration de cadres d’expression non-mixtes, non décisionnels, s’appuyant sur l’idée que les militantes doivent pouvoir s’emparer d’outils qui leur semblent importants pour décider de mesures en résistant aux tentatives (souvent inconscientes) de décrédibilisation de certaines propositions. Les retours sont extrêmement positifs, donc ce cadre aura vocation à perdurer. Nous avons rédigé un kit féministe, qui détaille un ensemble de mesures à mettre en place au sein des fédérations pour lutter contre les mauvaises pratiques en matière d’égalité femmes-hommes, et contre les discriminations de manière générale, donc nous avons instauré dans chaque fédération un référent ou une référente à l’égalité femme-homme dont le rôle est de veiller lors des réunions à ce que les femmes ne se fassent pas couper la parole pendant les échanges, et qui sont des points de référence pour les militantes et les militants qui pourraient avoir été victimes de harcèlement ou de violences sexistes ou sexuelles. C’est cette personne qui est responsable pour faire remonter l’information afin que la direction se mobilise et prenne les mesures nécessaires – qui vont bien sûr jusqu’à l’exclusion. Au niveau national aussi, on a mis en place les numéros de téléphone d’un certain nombre de bénévoles, qui seront chargés d’écouter des camarades victimes de violence, qui pourront les appeler de manière anonyme (ou non, s’ils/elles le souhaitent).

Dernière chose : nous avons décidé de mettre en place un grand audit de pratiques sexistes au sein de notre mouvement ; nous sommes aidés par une association féministe afin de recenser tous les comportements sexistes existant au sein de notre organisation, donc nous avons des militantes féministes qui vont venir dans un certain nombre de réunions pour assister à ce qui se passe et pointer du doigt les pratiques sexistes. Enfin, nous avons adopté une grande charte d’égalité femmes-hommes, pour rappeler qu’à partir du moment où on met en danger une militante, on perd le droit de militer.

LVSL – Vous parlez souvent de la « gauche » et du « socialisme ». Que pensez-vous de la démarche des mouvements populistes (France Insoumise, Podemos), selon lesquels les marqueurs identitaires (« gauche », « socialiste ») sont disqualifiés et doivent être abandonnés ? Plus généralement, quels seront les liens entre le MJS et les mouvements populistes, dont le représentant français le plus important est la France Insoumise ?

Roxane Lundy – J’ai beaucoup de points de convergence avec la France Insoumise, qui est dans une opposition claire et résolue au gouvernement, ce que je trouve extrêmement sain. En tant que militante de l’égalité, je trouve dramatique de voir comment Macron et son gouvernement arrivent à faire passer leurs lois dégueulasses comme une lettre à la poste (sélection à l’université, réforme fiscale, ordonnances sur le travail, suppression des APL…) sans que personne ne réagisse. La France Insoumise s’est inspirée de ce qu’on a fait chez les Jeunes Socialistes (rires) en montrant avec des aliments ce que signifiait, concrètement, une baisse des APL de cinq euros. C’est un point de convergence évident.

“Je pense que le clivage droite-gauche reste éminemment pertinent, et qu’il est important de le remettre au cœur”

Pour moi, la question du rapport à la France Insoumise s’est clairement posée quand Benoît Hamon a gagné la primaire de la gauche, elle a été tranchée mais elle serait restée ouverte si Manuel Valls avait gagné la primaire. Pourquoi faire la campagne de Benoît Hamon, comme jeune socialiste, plutôt que celle de Jean-Luc Mélenchon ? J’ai des désaccords d’analyse politique avec la France Insoumise.

Je pense que le clivage droite-gauche reste éminemment pertinent, et qu’il est important de le remettre au cœur. Il ne s’agit pas seulement de se dire « de gauche » ; il existe des clivages dans la société, qui ne sont pas seulement discursifs : je ne considère pas que la gauche existe seulement dans les paroles, mais que la société est fracturée par des intérêts divergents. Je n’aurai jamais les mêmes intérêts, en vertu de l’idéal que je porte, que Pierre Gattaz. Je trouve donc problématique de considérer que cette divergence n’est qu’une divergence de parole, et n’est pas une divergence liée aux conditions réelles : je défends un camp social plutôt qu’un autre, celui des plus précaires et des plus démunis. De fait, je suis en désaccord avec la stratégie du populisme de gauche que j’ai lue avec beaucoup d’attention à travers Chantal Mouffe. J’ai un véritable désaccord avec la stratégie populiste : il faut politiser le clivage peuple/élite, pas se contenter de le brandir.

Roxane Aksas Lundy au congrès du MJS. A ses côtés, Benjamin Lucas. Crédits photos : Ulysse Guttmann-Faure.

Je considère que Macron est, aujourd’hui, légitime d’un point de vue démocratique. Opposer le pouvoir de la rue au pouvoir institutionnel comme le fait Jean-Luc Mélenchon me pose problème. Ce qui me pose problème avec Mélenchon, c’est qu’il tape sur le gouvernement en expliquant qu’il n’a aucune légitimité démocratique parce qu’il ne représenterait pas son camp social ; le gouvernement défend en effet un camp social qui n’est pas le mien, mais je ne nierais pas sa légitimité démocratique. C’est un problème, pour moi, de considérer que la démocratie passerait derrière la défense d’un camp social. La question démocratique est au cœur de mon désaccord avec la France Insoumise. La forme même de la France Insoumise, où il n’y a qu’une politique qui est défendue, où il n’y a en gros qu’un chef autoproclamé et pas de contre-pouvoirs en interne, c’est un problème. Lors des universités d’été de la FI, je pense que ce mouvement aurait pu devenir le cœur de la maison commune de la gauche, qui aurait accueilli toutes les sensibilités, avec des contre-pouvoirs internes.

LVSL – Pour vous, le clivage droite-gauche recoupe donc un clivage de classes ?

Roxane Lundy – Oui, un clivage basé sur les intérêts divergents de la société. Je pense qu’il est extrêmement important de rappeler que ce clivage est au cœur de la société, c’est aussi ce qui nous lie à des objectifs clairs en termes politiques. En Marche fait tout pour brouiller les pistes sur un paysage politique en recomposition, et on a pu voir pendant les législatives qu’une clarification s’est opérée. Dans certains cas, la gauche s’est unie pour soutenir le candidat le mieux placé. C’est ce qui s’est passé dans la circonscription de François Ruffin par exemple ; c’est ce qui s’est passé en Gironde, où toutes les forces politiques de gauche – le PS, EELV et le Parti Communiste – ont fait front pour soutenir le candidat France Insoumise afin de faire barrage à la droite et à l’extrême-droite. Ce clivage existe. Il est dangereux de ne plus en parler.

LVSL – L’émergence de ces mouvements populistes s’est faite conjointement à la crise de la social-démocratie européenne. Face à cette crise, les partis sociaux-démocrates ont choisi trois types de réponse : la stratégie de l’alliance à gauche, comme au Portugal, la mue libérale, comme en France, et la mise en place d’alliances avec les libéraux et les conservateurs, comme en Allemagne. Quelle doit être pour vous la réponse des socialistes non macronistes en France ? Que pensez-vous de l’expérience de l’union des gauches au Portugal, ou de la révolution initiée au Labour par Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne ?

Roxane Lundy –Prenons le cas du Portugal ; c’est en effet un gouvernement d’union de la gauche qui est au pouvoir et qui mène une vraie politique de gauche sur la base de compromis. Je trouve extrêmement important de fixer le cap de l’unité de la gauche. Nous aurons des divergences : la gauche est plurielle, et il faut en discuter.

“On n’emploie pas les mêmes termes, et pourtant, on a les mêmes objectifs… On est d’accord sur la fin, on peut trouver des compromis sur les outils”

Quand la gauche n’est pas parvenue au second tour des élections présidentielles, je pense qu’il est absolument essentiel de se dire, à gauche : « nous avons des divergences ; mais quels sont nos points de convergence, et comment pouvons-nous nous entendre ? ». Je pense à l’intervention de Julien Bayou, qui pointait du doigt le fait que chez les écologistes, on ne parlerait jamais de « production » (parce que c’est en désaccord avec leur ligne), alors que chez les communistes, on parle de « production » durable et verte, et chez les socialistes « d’écosocialisme ». On est d’accord sur la fin ; on peut trouver des compromis sur les outils. On assiste à une crise humanitaire sans précédent dans l’Europe du XXIème siècle ; face à cette crise, la gauche plurielle n’arrive pas à s’entendre pour peser dans le rapport de force afin que l’on accueille de manière digne et décente les migrantes et les migrants qui sont en train de mourir en Méditerranée. Il faut que l’on travaille ensemble pour dire que la circulaire Collomb et le projet de loi asile-immigration sont inacceptables. Il y a 27 associations qui se sont mobilisées contre la politique du gouvernement : elles ont besoin de débouchés politiques derrière.

L’expérience anglaise est très intéressante – j’ai un peu milité pour le Labour Party de Corbyn, l’été dernier. On a certes des divergences idéologiques : je pense que le Labour Party n’a pas pris suffisamment en compte la question écologiste, et il ne se préoccupe plus de la question européenne après le Brexit. Corbyn, profondément socialiste, a vaincu celui qui voulait que l’on ne parle plus de socialisme, mais seulement de « social-libéralisme » (Tony Blair). Tony Blair s’est trompé. Il a été complètement balayé, alors que Corbyn a réussi à réenchanter le politique. Si je devais prendre des exemples, je dirais : l’union de la gauche du Portugal, l’exigence de transformation sociale portée en Angleterre par Jeremy Corbyn, et la dynamique d’opposition résolue de Podemos.

LVSL – Aujourd’hui, les mouvements tendent à l’emporter sur les partis, avec une série de mutations. Comment analysez-vous cette dynamique, qui fonctionne sur le mode d’organisation des partis traditionnels ?

Roxane Lundy – Je suis très attachée à la forme partisane, mais pas à n’importe laquelle… Je considère qu’il est important que dans un organe politique, il y ait des contre-pouvoirs et la possibilité pour plusieurs sensibilités de s’exprimer. La mode est à la démocratie « gazeuse » ; moi je préfère quelque chose de plus solide : cela permet de faire remonter des revendications et cela facilite la prise de décision après concertation. On peut certes émettre des critiques : c’est parfois trop pyramidal, on peut verrouiller un parti à toutes les échelles, nommer à sa tête un leader tout-puissant… Il y a donc un compromis à trouver entre la forme mouvement et la forme partisane. Je suis pour la Sixième République, en interne et en externe.

LVSL – Vous êtes très critique vis-à-vis de la figure du leader. Ne pensez-vous pas que cette défiance est incompatible avec les institutions de la Cinquième République ?

Roxane Lundy – Je suis justement pour une Sixième République. Je ne pense pas qu’un homme puisse prendre de meilleures décisions qu’un collectif. Macron est le produit le plus perfectionné de la Cinquième République. C’est pourquoi, d’ailleurs, il ne chute pas dans les sondages, il prend des mesures dégueulasses, et il assume, il joue le jeu des institutions, il a une première dame qui fait le travail de première dame, à fond. Toute cette communication très bien rodée constitue la forme la plus parfaite, la plus achevée de l’incarnation du pouvoir. Pendant la campagne de Benoît Hamon, nous avons voulu porter un regard différent et on a bien vu que c’était difficile, parce que les médias attendaient de nous que Benoît Hamon fasse du Paris Match, ce qu’il n’a jamais voulu faire parce qu’il est favorable à une Sixième République. C’est un travail difficile de déconstruction à effectuer mais il faut lutter de toutes nos forces contre cette incarnation du pouvoir.

Roxane Aksas Lundy au congrès du MJS. Crédits photos : Ulysse Guttmann-Faure.

LVSL – Vous ne pensez pas que c’est justement ce refus de suivre les règles du jeu qui explique l’échec de Benoît Hamon ? Qu’il est impossible de refuser un certain nombre de cadres imposés par la Cinquième République ?

Roxane Aksas Lundy – Je vais citer Rutger Bregman, dans Utopies réalistes, qui écrit « Soyons impossibles ! ». Il a raison : soyons impossibles. Je trouve très intéressant le courant socialiste utopique qui est en train d’apparaître aujourd’hui, parce qu’il faut renouer avec cette utopie. Je pense que c’est comme ça qu’on réenchantera le politique. « C’est impossible, il faudrait refuser la règle du jeu » ? Bien sûr, il faut refuser la règle du jeu ! C’est comme cela qu’on a des discours qui sont entendus, qui renouent avec un idéal et parviennent à mobiliser. Si j’acceptais les règles du jeu, je serais de droite.

LVSL – Nous avons été marqués, en nous rendant en Espagne, par le discours extrêmement ouvriériste d’Omar Anguita, président des Jeunesses Socialistes espagnoles. Il tentait de renouer avec les classes populaires, peu à peu abandonnées par la social-démocratie (cf. la note de Terra Nova pour le Parti Socialiste). Comment comptez-vous renouer avec les classes populaires ?

Roxane Lundy – Le mouvement socialiste est historiquement un mouvement de défense des travailleuses et des travailleurs. À partir de quand, et pourquoi y a-t-il eu rupture ? Je pense que quand on a un président de la République qui met en place la loi Macron et la loi travail, on ne peut que perdre le soutien des ouvriers. Le rôle de la gauche est d’être au cœur de la société engagée, c’est-à-dire l’ensemble des mouvements associatifs et l’ensemble des syndicats. Le Parti Socialiste a perdu le soutien des classes ouvrières parce qu’il a échoué à apporter des réponses à un malaise grandissant dans le monde du travail. Quand on voit les plans sociaux à répétition et le fait que le gouvernement socialiste en a soutenu la plupart, on a un problème.

“Le Parti Socialiste a sacrifié les ouvriers sur l’autel du libéralisme”

C’est pour ça que je suis profondément écosocialiste. L’écosocialisme est essentiel pour les ouvriers. J’ai travaillé sur la question des éoliennes ; pour mettre en place des éoliennes, il faut des usines de création de pales d’éoliennes, ça crée de l’emploi industriel. Je crois sincèrement que la transition écologique est un facteur pourvoyeur d’emplois pour l’industrie. Le problème, c’est qu’on n’arrive pas à faire entendre ce discours parce que trop de reniements idéologiques ont eu lieu. Les ouvriers ne nous croient plus, et ils ont raison : ça fait deux fois que les ouvriers sont les premiers sacrifiés : sous Mitterrand et sous Hollande.

J’aime beaucoup le film de François Ruffin, Merci patron ! Il montre qu’il est urgent de renouer avec un idéal politique, contre ceux qui pensent que le politique est impuissante. L’urgence écologique, par exemple, est très concrète : parler de ce qu’on a dans l’assiette, c’est très concret ; parler des usines qu’on va mettre en place pour créer des pales d’éoliennes, c’est très concret. Encore faut-il être clair idéologiquement, et rappeler que le Parti Socialiste a sacrifié les ouvriers sur l’autel du libéralisme.

LVSL – Ne pensez-vous pas qu’il y a un décalage culturel entre les figures médiatiques de la gauche socialiste et les classes populaires ? Les dirigeants socialistes n’apparaissent-il pas, aux yeux des classes populaires, comme ceux qui ont méprisé le petit peuple au nom de divergences culturelles ?

Roxane Lundy – Quand il y a un décalage entre les valeurs des dirigeants socialistes et celles du peuple, il y a un problème. Quand on ne s’interroge plus sur les effets de la politique menée sur les classes populaires, forcément on a un discours en décalage complet avec celles-ci. Je pense qu’il y a des intérêts communs entre les plus précaires, les plus démunis, et les professeurs, les intellectuels, tous ceux qu’on met derrière l’expression « classe moyenne ». L’enjeu, c’est de faire en sorte que les deux se retrouvent dans le même camp social. On est en 2018, donc la question de l’héritage de mai 68 va se poser ; c’est un moment où les universitaires, les étudiantes et les étudiants se sont retrouvés aux côtés des ouvriers et des syndicats pour porter les mêmes revendications. Il ne suffit pas de le dire : il faut le vivre au quotidien, en allant manifester, en soutenant les combats des travailleurs…

LVSL – La gauche a effectué un aggiornamento sur la question du productivisme depuis la chute du Mur de Berlin et s’est emparée des thématiques écologiques. La logique écologiste implique que l’on accepte le paradigme d’un monde fini, aux ressources limitées. Comment le mouvement socialiste peut-il régler la contradiction entre la nécessité de relancer la croissance et celle de prendre en compte la finitude des ressources ?

Roxane Lundy – Je commencerai en parlant de Jean-Luc Mélenchon : je pense que c’est un social-démocrate radicalisé (rires). Je suis écosocialiste, et pense que la question écologique est au cœur de la question sociale. Léon Blum, quand il arrive au pouvoir sous le Front Populaire, se pose la question du capitalisme et décide d’en être le gestionnaire. A l’époque, la croissance finançait des politiques sociales. Mais l’urgence écologique est telle, aujourd’hui, que la croissance ne reviendra pas. Pourquoi ? Parce qu’on est dans un monde aux ressources limitées. Cela nécessite de repenser notre rapport au capitalisme et au financement des politiques sociales. C’est pourquoi nous défendons un revenu universel d’existence, parce que c’est une manière de changer notre rapport à la croissance et au capitalisme ; c’est une manière d’accepter le fait que nous vivons dans un monde de post-croissance. C’est la différence fondamentale entre l’écosocialisme et une forme de social-démocratie radicalisée. Mélenchon ne sort pas du rapport au capitalisme, ne sort pas du mythe de la croissance, n’accepte pas de faire entrer le modèle social dans une société de post-croissance. Il propose simplement de rester dans un vieux schéma, qui est celui de l’augmentation des salaires en prenant sur les plus riches.

LVLS – Pour revenir à notre discussion sur la question des « valeurs », on aimerait s’attarder sur le revenu universel d’existence. Il porte en lui un imaginaire qui n’est pas celui du travail, mais du loisir, du temps libéré, de l’oisiveté ; or, le travail comme valeur reste cardinal chez les classes populaires, même dans les lieux où on atteint des taux de chômage critiques. Ne pensez-vous pas justement que le revenu universel est une mesure capable de maintenir une barrière culturelle entre la gauche et le peuple ?

Roxane Lundy  Macron a récemment publié un tweet où il disait, en gros : « c’est lundi : chouette, une nouvelle journée de travail ! ». C’est une réflexion que l’on peut se faire quand on est cadre, pas quand on est un ouvrier qui travaille chez Amazon ou Lidl. Le revenu universel d’existence porte la promesse du temps libéré. Les 35 heures ont été une bonne chose et il faut aller plus loin avec les 32 heures. Le sens commun qui reste attaché au travail et à l’effort, je l’entends, mais on peut peut-être aussi se dire qu’on peut travailler « mieux, moins, toutes et tous », pour citer Gorz. Le revenu universel d’existence, c’est aussi valoriser des formes d’engagement qui produisent pour la société une plus-value sociale ; on le voit avec ceux qui travaillent dans les associations. Il y a une raréfaction de l’emploi, et ce n’est pas forcément une mauvaise chose, si des machines font aujourd’hui des travaux aliénants qui étaient hier ceux des gens.

Roxane Aksas Lundy au congrès du MJS. Crédits photos : Ulysse Guttmann-Faure.

LVSL – Pensez-vous qu’un tel discours puisse être audible auprès des classes populaires ?

Roxane Lundy Je pense qu’il faut que ce soit très concret dans la manière de l’exprimer. Il faut dire aux gens : « toi, aujourd’hui, tu touches un Smic en travaillant dans une entreprise qui va licencier massivement, et tu as la boule au ventre car tu ne sais pas si tu vas conserver ton métier. On va sortir de ce modèle : tu travailleras moins, tu ne gagneras pas moins, tu aurais un revenu garanti à vie, et la robotisation permettra de rendre ton travail moins pénible ». Encore faut-il aller parler aux ouvrières et aux ouvriers, aux syndicats, en leur parlant des enjeux que nous mettons derrière le revenu universel d’existence.

LVLS – La question de l’Union Européenne est aujourd’hui très clivante à gauche. Comment vous situez-vous par rapport à cette question ?

Roxane Lundy – Je pense que nous avons besoin d’Europe, parce que nous n’arriverons pas à apporter des réponses à l’urgence écologique, à améliorer concrètement les droits des travailleurs et des travailleuses, si nous ne nous emparons pas de la question européenne. En ce sens, je suis pro-européenne. Mais pas pour n’importe quelle Europe.

L’Europe qui, comme aujourd’hui, met en place des politiques budgétaires qui ont pour seule fonction d’étouffer les pays n’a pas de sens. On le voit en Angleterre avec le Brexit ; il n’y a pas de référendum en France, mais je ne suis pas certaine qu’il n’y aurait pas de Frexit le cas échéant.

Il faut donner du sens au projet européen, ce qui ne signifie pas l’Union Européenne, car l’Union Européenne, historiquement, est le produit de l’atlantisme et d’un accord entre grandes puissances. Il faudrait réorienter ce projet en faisant de l’Europe autre chose qu’un vaste marché de capitaux qui mène au TAFTA et au CETA.  Je pense donc qu’il faut réorienter l’Union Européenne. Comment ?

J’ai des désaccords avec Mélenchon ; je pense, comme lui, qu’il faut construire un rapport de force pour réorienter l’Europe ; mais je ne prendrais pas le risque du plan B. J’ai été à Londres et j’ai pu voir les conséquences sociales d’une sortie de l’Union Européenne. Je suis également contre parce que j’estime que l’Europe est un véritable outil qui offre un cadre à des formes de solidarité. En revanche, je pense qu’il faut arrêter avec les discours démagogiques, qu’ils soient pro-européens ou nationalistes, souverainistes (« l’Europe, c’est la directive des travailleurs détachés »)… Je pense qu’entre le nationalisme des uns et l’eurolâtrie des autres, il y a une voie. Je suis à ce titre pour qu’il y ait des listes transnationales aux élections européennes, avec d’autres forces de transformation radicale à gauche, dans l’ensemble de l’Union Européenne.

“Il faut renouer avec la grande alliance de gauche de 2005, celle du « non » au référendum pour le Traité Constitutionnel Européen”

Je pense par exemple à la Grèce ; ce qui s’est passé est dramatique, parce que la Grèce s’est trouvée complètement isolée face à des décisions injustes alors que des alternatives étaient possibles. C’est l’un des grands échecs de François Hollande ; il n’a pas été discuter avec SYRIZA dans la perspective de réorienter l’Europe. C’est la même chose en Allemagne : il faut oser dire que chaque Etat a quelque chose à dire. L’Europe se meurt de dépolitisation. Il faut donner un cadre politique à l’Europe. Je trouve que c’est un problème que la zone euro ne soit pas politisée ; c’est la raison pour laquelle nous plaidons pour une gouvernance politique de la zone euro, où des rapports de force politiques puissent être exprimés.

LVSL – Est-ce qu’il n’y a pas une contradiction plus fondamentale entre l’économie allemande et celle des pays du Sud et de l’Est, la première prospérant sur la destruction des autres ? En Grèce, Tsipras n’aurait-il pas dû sortir de l’euro plutôt que de faire subir ces thérapies de choc à son peuple ? Étant donné que la BCE est capable de couper les fonds à n’importe quel pays, et que l’Allemagne possède un poids décisif en Europe, ne pensez-vous pas que le refus d’envisager le plan B aurait pour conséquence la continuation des politiques libérales ?

Roxane Lundy – Je ne pense pas. J’entends complètement votre analyse. Le problème réside effectivement dans le fait que l’on a des intérêts divergents. La question qui se pose, c’est celle de notre rapport à l’Allemagne. Il faut oser mettre en place un rapport de force politique vis-à-vis des orientations qui sont prises. L’anti-européisme symbolique de Mélenchon est problématique. Je pense que si on faisait ce que Benoît Hamon appelait un « progressive caucus » pendant la présidentielle, une alliance des gauches européennes, nous aurions la possibilité de dire que l’on s’entend sur un certain nombre de valeurs à porter.  Je suis peut-être idéaliste, mais je ne pense pas l’être quand je rencontre les autres socialistes européens : on a des désaccords, mais on finit par s’entendre sur un certain nombre de grands principes. Pour cela, il faut être clair et dire que ce que fait Merkel nous pose problème ; il faut collaborer avec les forces de gauche qui s’opposent à Merkel. Il faut renouer avec la grande alliance de gauche de 2005, celle du « non » au référendum pour le Traité Constitutionnel Européen.

Entretien réalisé par Maëlle Gélin, et Lenny Benbara.

 

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL

Qui sont les candidats à la présidence du Parti Socialiste ?

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©Vincent Plagniol pour Le Vent Se Lève ©Ulysse Guttmann-Faure ©Wikimédia Commons

Près d’un an après la présidentielle, l’heure est aux choix au Parti Socialiste. Choix d’une nouvelle orientation d’abord, à la fin du mois de mars, puis choix d’un nouveau premier secrétaire en avril, au cours du prochain congrès du parti. La liste des prétendants potentiels étant fournie, on connaît depuis la clôture des candidatures le 27 janvier le nom des quatre seuls candidats qui participeront à l’élection pour tenter de fixer un nouveau cap pour le Parti Socialiste. Leurs textes d’orientation seront soumis au vote des adhérents socialistes les 15 et 29 mars, avant que soit désigné le nouveau premier secrétaire les 7 et 8 avril, lors d’un congrès qui se tiendra à Aubervilliers. La campagne des quatre prétendants est restée assez discrète et le débat qui les a opposé sur LCI a été assez peu suivi, alors : qui sont les candidats à la présidence du Parti Socialiste ?


Luc Carvounas – « Un progrès partagé pour faire gagner la Gauche »

Luc Carvounas, député Nouvelle Gauche du Val-de-Marne, a été le premier à annoncer sa candidature à la tête du Parti Socialiste en novembre. Ancien proche de Manuel Valls, qu’il a conseillé lorsque celui-ci était à Matignon par exemple, il essaie cependant de gommer cette image, en déclarant notamment ne rien lui devoir. Comme pour éviter de connaître le même sort que lui aux primaires du Parti Socialiste de janvier 2017, alors qu’il faisait partie de son équipe de campagne.

Luc Carnouvas. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL
Luc Carnouvas. ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

De la même façon, il a aussi demandé à François Hollande de ne pas le soutenir, après avoir déclaré mi-décembre que « le bilan du quinquennat socialiste est globalement négatif ». Marche arrière toute à l’approche de la décision des urnes pour celui qui a été un des soutiens indéfectibles de la politique du dernier quinquennat, allant jusqu’à signer une tribune défendant la déchéance de nationalité, prise de position pour laquelle il s’est excusé depuis auprès des adhérents socialistes dont il convoite les voix. Une certaine idée de la constance en politique.

Son texte d’orientation, intitulé « Un progrès partagé pour faire gagner la Gauche » et présenté le 27 janvier dernier, veut casser l’image vieillissante dès les premiers mots en proclamant : « Nous ne sommes pas les gardiens du vieux Parti d’un vieux pays » et affirmant vouloir ouvrir une « décennie française ». Un regard a priori tourné vers l’avenir.

Pourtant il s’inscrit dans une histoire, d’« un siècle » et ne tarit pas d’éloges pour les gouvernements socialistes successifs. Il rappelle que « depuis 1981, les Français [leur] ont confié à quatre reprises le Gouvernement [du] pays » et affirme qu’à chaque fois qu’ils ont été au pouvoir, ils se sont « confront[és] au libéralisme économique ». Une prétention qui ravira peut-être l’ego du militant socialiste. Mais il est difficile de voir un combat ferme contre le libéralisme dans le tournant libéral de François Mitterrand et sa relation avec Yvon Gattaz, alors président du CNPF (Conseil National du Patronat Français), ou dans les reniements de François Hollande face à Pierre Gattaz, fils du premier et lui-même président du MEDEF (Mouvement des Entreprises de France).

De façon plus concrète, Luc Carvounas propose surtout dans le champ politique l’union d’une « gauche arc-en-ciel » dont le but est de regrouper tous les progressistes. Il estime qu’« il faut discuter avec les communistes, avec les écologistes, avec les amis de Benoît Hamon » et avec la France Insoumise pour fonder un nouveau projet commun, un pacte en vue des élections européennes de 2019 et municipales de 2020. Il n’est pas certain que la proposition convainque tout le monde.

Enfin, ce texte d’orientation définit trois urgences sur lesquelles il souhaite concentrer les propositions du Parti Socialiste s’il est élu :

  • L’urgence éducative, afin de réduire les inégalités sociales et leur reproduction à l’école et dans l’enseignement supérieur.
  • L’urgence écologique, pour poursuivre la transition énergétique et sortir du nucléaire.
  • L’urgence démocratique, avec la volonté affichée de rendre la démocratie plus directe via le référendum d’initiative citoyenne.

Olivier Faure – « Socialistes, le chemin de la renaissance »

Président du groupe Nouvelle Gauche des députés socialistes à l’Assemblée Nationale, Olivier Faure a lui aussi décidé de se présenter. Celui qui a été conseiller de François Hollande pendant la primaire de 2011 puis la campagne présidentielle de 2012 est assez discret. Il a tout de même apporté en 2016 son soutien au mouvement Hé oh la gauche ! et appelé à en finir avec le Hollande-bashing, affirmant que le dernier quinquennat a apporté de nombreuses avancées. Il jugeait alors, un an avant les élections présidentielles, que François Hollande était un candidat crédible à sa propre réélection.

Contrairement aux autres candidats issus de la majorité, et bien que n’ayant pas été lui-même aux responsabilités, il ne fait pas machine arrière quant à sa position sur le dernier quinquennat. Soutenu par Martine Aubry, il fait pour certains figure de favori pour le scrutin à venir, de part sa position centrale entre les différents courants internes du Parti Socialiste, et sa capacité à engranger de nombreux soutiens dans l’appareil.

Sa volonté d’être consensuel transparaît dans son texte d’orientation sobrement nommé « Socialistes, le chemin de la renaissance ». Son texte est clairement centré sur l’idée de « renaissance » et de renouvellement, sans pour autant prendre des positions tranchées sur les sujets essentiels. Par exemple, sur le bilan du dernier quinquennat, il affirme qu’une « analyse approfondie » aura lieu, tout en soutenant que c’est leur « manière de gouverner [qui] n’a pas été comprise », avec des réformes comme la loi travail ou le projet de déchéance de nationalité dans lequel les militants socialistes et les Français ne se retrouvaient pas. Il tient cependant à garder la « fierté » de la façon dont « François Hollande a su incarner et rassembler la nation contre le terrorisme ». Un bilan du hollandisme en demi-teinte donc, sans sévérité pour ses reniements répétés.

De la même façon, il se satisfait de l’activité des députés socialistes à l’Assemblée, rassemblés au sein du groupe Nouvelle Gauche, affirmant qu’ils ont « montré la voie de ce que doit être une opposition de gauche et responsable ». Affirmer que les députés socialistes sont à l’avant-garde de l’opposition de gauche est osé : au mois de juillet dernier, 3 députés socialistes ont voté la confiance au gouvernement d’Édouard Philippe et 23 se sont abstenus, à peine 5 ont voté contre. Le comportement des députés socialistes au début du quinquennat s’apparentait surtout à de l’attentisme.

C’est pourtant sur cette base d’opposition fragile qu’Olivier Faure entend, avec le Parti Socialiste, « réinventer la gauche ». Ou plutôt revenir à la situation qui était celle d’avant l’éclatement de la présidentielle : il entend en effet parler aux « déçus » du PS, ceux qui ont préféré rejoindre la France Insoumise ou En Marche. Il se pose en nouveau champion du « rassemblement de la gauche » tout en dénonçant la position européenne de Jean-Luc Mélenchon, et rejoue le match de l’argument de la « gauche de gouvernement » en martelant que le Parti Socialiste est « la gauche qui veut gouverner et, à ce stade, nous n’avons pas le sentiment qu’il ait [Jean-Luc Mélenchon] la volonté réelle de se confronter au pouvoir ». Il flotte encore dans ce texte un air de la campagne de l’année passée.

Enfin, ce texte d’orientation propose une multitude de propositions programmatiques autour desquelles Olivier Faure souhaite axer le travail des militants socialistes. Mais, pour un texte qui promeut le renouvellement, on retrouve là aussi les classiques du Parti Socialiste : la volonté d’une Europe « puissante et protectrice dans la mondialisation » (sans expliquer comment),  la transition écologique ou encore la lutte contre les inégalités (par l’intermédiaire du revenu universel par exemple).

Emmanuel Maurel – « L’ambition de gagner »

Emmanuel Maurel, député européen, est le seul des quatre candidats à ne pas être issu de la majorité sortante. Celui qui veut « que le PS redevienne de gauche » a clairement annoncé sa candidature et ses objectifs début janvier. L’ancien frondeur et membre de l’équipe de campagne de Benoît Hamon au cours des dernières présidentielles veut tourner la page du quinquennat Hollande et est le seul des quatre candidats à en demander un « bilan critique », lui qui était opposé à la loi travail et au pacte de responsabilité. C’est donc un représentant de cette « aile gauche » du Parti Socialiste, opposée à la politique du dernier quinquennat et qui compte bien renverser la vapeur.

Emmanuel Maurel. ©Vincent Plagniol pour LVSL
Emmanuel Maurel. ©Vincent Plagniol pour LVSL

Il a récemment accordé un entretien à Le Vent se Lève dans lequel il est revenu sur la défaite de Benoît Hamon et les raisons de sa candidature à la tête du PS. Pour lui, la responsabilité de la défaite de Benoît Hamon à la dernière élection présidentielle revient largement au bilan du quinquennat de François Hollande, qui a été paradoxalement la raison de sa victoire aux primaires.

Le texte d’orientation qu’il a présenté en même temps que sa candidature, intitulé « L’ambition de gagner », fait avant toute chose le bilan d’un quinquennat raté et présente dès le départ un constat amer : « En 2012 nous avions tous les leviers pour transformer la société. Cinq ans plus tard, nous n’en avons pratiquement plus aucun. Jamais, sous la Ve République, un parti n’est passé si vite de l’omniprésence politique à la marginalité électorale ».

 Il estime que le Parti Socialiste va devoir s’atteler à une véritable « reconquête » pour espérer un jour revenir aux responsabilités. Cela commence en avril par un congrès qui ne devra pas être celui des « règlements de comptes » comme cela a pu être le cas en 2008, après une autre défaite à la présidentielle, ni un congrès « hors-sol » déconnecté des enjeux de la société actuelle.

En effet, il veut reconstruire le Parti Socialiste comme un parti de réelle opposition à la politique d’Emmanuel Macron, un PS porteur d’un « socialisme républicain, antilibéral, écologiste ». Lui aussi souhaite donc un dialogue avec toutes les formations de gauche.

Enfin, il propose lui aussi trois grandes priorités qui doivent permettre au Parti Socialiste de « renouer avec la société » :

  • Le partage des richesses, en mettant en avant le pouvoir d’achat (par l’augmentation du SMIC), la protection de l’emploi, la démocratie dans l’entreprise, mais aussi le combat contre les ordonnances Macron et la loi travail.
  • L’écosocialisme, en pointant le lien entre la concentration des richesses par une infime minorité et l’exploitation déraisonnée des ressources naturelles.
  • La relance des services publics, vecteur d’égalité sociale et territoriale, qui passe d’abord par l’arrêt de la privatisation progressive des grandes entreprises publiques comme La Poste, la SNCF, etc.

Stéphane Le Foll – « Cher.e.s camarades »

Le dernier candidat est Stéphane Le Foll, ancien ministre de l’Agriculture et porte-parole du gouvernement mais aussi actuel député de la Sarthe ; il est lui aussi prétendant au poste de premier secrétaire du Parti Socialiste. Il dit désormais avoir été opposé à certaines réformes du dernier quinquennat, comme la loi travail, et assure que tout n’a pas été positif. Pourtant, en avril 2016, il avait été le premier à marteler, avec quatre autres ministres socialistes, sa « fierté du bilan du quinquennat » en lançant le mouvement Hé oh la gauche !, initiative qui n’avait pas manqué de s’attirer les railleries sur les réseaux sociaux.

S’il est choisi par les adhérents pour être le prochain premier secrétaire, il entend incarner la « personnalité forte » dont le Parti Socialiste a selon lui besoin pour exister « face à Laurent Wauquiez, Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon » et veut un « un parti dirigé et incarné ». C’est un de ses arguments forts qu’il n’a cessé de répéter, peut-être à raison dans un système politique où la personnalité des têtes de file est parfois plus importante et plus analysée que leur programme.

Bien sûr, Stéphane Le Foll veut aussi et surtout se poser en opposant à la politique d’Emmanuel Macron. Pourtant, interviewé par le JDD, c’est une opposition tiède que propose le candidat : concernant la réforme de la SNCF, sa principale critique porte sur l’utilisation des ordonnances par le gouvernement pour couper court à toute discussion. De la même façon, celui qui rappelle qu’il n’a pas voté le budget et qu’il se trouve donc dans l’opposition oublie de dire qu’il préconisait l’abstention lors du vote de la confiance au gouvernement Édouard Philippe.

Mais surtout, Stéphane Le Foll est le seul à assumer complètement le bilan du quinquennat de François Hollande, dont il a été l’un des ministres et est un des plus proches. Il a même fait de sa loyauté envers l’ancien président de la République un argument et affirme que « si les militants sont restés au Parti Socialiste, c’est parce qu’ils sont aussi fidèles, et donc loyaux à ses valeurs et son action passée. Je me retrouve avec eux là-dessus ». En plus de réaffirmer que son bilan n’est pas si mauvais car « si aujourd’hui, il y a de la croissance, une baisse du chômage et une hausse des investissements, c’est en partie grâce à nous ». Une loyauté et un bilan que Stéphane le Foll a aussi tenu à inscrire au cœur de son texte d’orientation.

En effet, ce texte d’orientation, « Cher.e.s camarades », appelle à la « lucidité » sur les cinq années de présidence de François Hollande, qu’il faut selon lui assumer car c’est maintenant que les résultats de cette politique arrivent, depuis la défaite du PS à la présidentielle. Mais finalement, il propose aussi aux militants socialistes de regarder vers l’avenir avec cinq grands axes de réflexion :

  • L’environnement, avec le combat contre le réchauffement climatique, grâce à l’organisation d’un forum pour développer « les bases d’un modèle de développement durable ».
  • L’Europe, avec un vrai budget européen destiné à la solidarité intra-européenne et au développement du pourtour méditerranéen et de l’Afrique.
  • La lutte contre les inégalités, de revenus comme de genre, et la redistribution des richesses.
  • La laïcité, avec la mise en place d’une école de formation des militants socialistes.
  • La démocratie, en renforçant le rôle du Parlement et en mettant en place la proportionnelle intégrale aux élections législatives.

 

Le vote des militants déterminera l’avenir d’un Parti Socialiste qui traverse une crise sans précédent dans son histoire. Parmi les prétendants, presque tous entendent incarner le changement et le visage d’un nouveau Parti Socialiste. Cependant, chacun d’entre eux a une position différente sur le quinquennat de François Hollande et une vision bien à lui des combats que les socialistes auront à mener pour revenir sur le devant de la scène politique. Les militants socialistes vont donc devoir faire un choix entre changement et faux-semblants qui sera lourd de conséquences sur l’avenir de leur parti.

 

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©Ulysse Guttmann-Faure
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“Les socialistes en sont venus à s’accommoder du libéralisme par petites touches” – Entretien avec Frédéric Sawicki

Frederic Sawicki

Le 15 mars prochain, les militants sont invités à se prononcer sur les textes d’orientation du Parti socialiste, avant de déterminer le 29 mars qui de Stéphane Le Foll, Luc Carvounas, Emmanuel Maurel et Olivier Faure en deviendra le premier secrétaire. Un peu moins d’un an après l’échec de Benoît Hamon à l’élection présidentielle, où en est le PS ? Pour en savoir plus, nous avons interrogé Frédéric Sawicki, professeur de science politique à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, auteur de plusieurs ouvrages de référence sur les socialistes français. 


 

LVSL : Après une première sanction lors des élections intermédiaires de 2014 et de 2015, le Parti socialiste a essuyé une débâcle historique aux élections présidentielle et législatives de 2017. Où sont passés les 10 millions d’électeurs que François Hollande était parvenu à rassembler au premier tour en 2012 ?

Si l’on se fie à l’enquête post-électorale réalisée par Ipsos pour le compte du Cevipof, 15% seulement des électeurs de François Hollande de 2012 ont voté pour Benoît Hamon, 26% ont opté pour Jean-Luc Mélenchon, 46% pour Emmanuel Macron, les 12% restant choisissant l’un des autres candidats en lice. La fraction de cet électorat sympathisant avec la politique économique mise en œuvre par François Hollande et Manuel Valls s’est reportée massivement sur Emmanuel Macron, qui a également bénéficié d’un vote utile de la part de toutes celles et de tous ceux qui craignaient un second tour Fillon/Le Pen.

LVSL : Depuis la victoire d’Emmanuel Macron, les socialistes semblent inaudibles et désorientés. Ils peinent manifestement à trancher quant à leur positionnement à l’égard de la nouvelle majorité, et oscillent entre coopération bienveillante et opposition. Comment expliquez-vous cette indécision ?

Entre l’élection présidentielle et les élections législatives, une partie des cadres socialistes, groggy de la défaite, ont pu être tentés par la stratégie de la main tendue à Emmanuel Macron, d’autant que celui-ci avait donné un coup de pouce à quelques députés sortants. L’orientation droitière de la politique gouvernementale a vite refroidi leurs ardeurs. Les sénateurs socialistes, soucieux de leur réélection, ont adopté une position plus conciliante, pensant pouvoir jouer un rôle clé dans la formation d’une majorité présidentielle au Sénat. Le mauvais score des candidats d’En Marche aux sénatoriales de septembre et le relativement bon score du PS ont permis de rapprocher députés et sénateurs.

“Les responsables socialistes ont dû parer au plus pressé ! Négocier un plan social, recaser leurs permanents mais aussi des centaines de collaborateurs parlementaires, mettre en vente leur siège et préparer un congrès.”

Mais l’absence de clarification de la ligne du PS vis-à-vis de la majorité tient aussi bien sûr à l’état de désorganisation du parti. Privé de leader (Jean-Christophe Cambadélis, démissionnaire, a été remplacé par une direction collégiale, les deux finalistes de la primaire, Benoît Hamon et Manuel Valls, ont quitté le PS, Arnaud Montebourg, l’autre challenger, s’est mis en retrait de même que Bernard Cazeneuve et plusieurs autres ministres quadragénaires…), confronté à une crise financière sans précédent (sa dotation publique est divisée par 5 à partir de 2018), les responsables socialistes ont dû parer au plus pressé ! Négocier un plan social, recaser leurs permanents mais aussi des centaines de collaborateurs parlementaires, mettre en vente leur siège et préparer un congrès de refondation qui, dans les faits, est d’abord un congrès visant à désigner une nouvelle équipe de direction à qui incombera la lourde charge de refonder ce parti.

LVSL : Encore sonné par les conséquences de la défaite, le Parti socialiste s’achemine vers un congrès placé sous le signe de la « refondation ». A l’exception peut-être d’Emmanuel Maurel, les candidats au poste de premier secrétaire présentent avant tout des profils de techniciens et semblent peu se distinguer les uns des autres sur le fond. Le PS est-il devenu un astre mort idéologique ?

Frédéric Sawicki, Les réseaux du parti socialiste, Sociologie d’un milieu partisan, 1997.

Dans un tel paysage, on ne sera pas étonné que les candidats à la direction du parti soient issus du sérail. On voit mal comment aurait pu surgir du chapeau une candidature atypique ! Y compris Emmanuel Maurel, tous les prétendants sont des professionnels de la politique depuis plus de 25 ans. Ce qui distingue ce dernier, c’est son ancrage dans l’aile gauche du parti (en l’espèce l’ancien courant poperéniste continué par Alain Vidalies, dont E. Maurel a longtemps été le collaborateur), mais il n’en a pas moins participé aux instances nationales du parti depuis très longtemps : sa première entrée au bureau national remonte à 1994. Stéphane Le Foll et Olivier Faure, de leur côté, ont co-dirigé le cabinet de François Hollande pendant tout le temps où il a été premier secrétaire du PS (de 1997 à 2008). Ils n’ont conquis un mandat de député et développé un ancrage local que dans un second temps.

Celui qui correspond le moins à la figure de l’homme d’appareil est finalement Luc Carvounas, qui n’en est pas moins typique d’une autre figure omniprésente au PS : le militant collaborateur d’élu local qui finit par lui succéder. Luc Carvounas doit en effet sa position à René Rouquet pour qui il a travaillé et à qui il a succédé en 2012 à la mairie d’Alfortville, un fief socialiste inexpugnable depuis 1947 en plein Val-de-Marne communiste. Rompus à la gestion d’appareil (Carvounas a été premier secrétaire de la fédération du Val-de-Marne), maîtres dans l’art de monter des coups politiques, s’ils ne sont pas dépourvus de réelles compétences techniques acquises à travers l’exercice de leurs mandats ou de leurs fonctions de cabinet, ce sont plutôt pour l’instant des hommes qui ont grandi dans l’ombre d’autres dirigeants dont ils ont été les bras armés. Aucun ne s’est distingué par la production d’ouvrages exprimant une vision politique globale, même curieusement Emmanuel Maurel qui affiche un vrai goût pour le débat d’idées.

“La présidentialisation a ainsi conduit à transférer le travail programmatique du parti vers les écuries présidentielles et les think tanks (…) L’un des principaux défis que le PS aura à relever, c’est de réinternaliser la production d’idées et de programmes.”

Ces candidatures sont-elles le symptôme que le PS serait devenu un « astre mort idéologique » ? Les dirigeants que produisent les institutions sont de bons reflets de l’état de ces institutions, mais il ne faut pas oublier que les acteurs sont souvent prisonniers de routines et de logiques de fonctionnement qui les dépassent. Si, depuis au moins une vingtaine d’années, la production intellectuelle, qu’elle soit doctrinale ou même programmatique, occupe une place si marginale dans les activités du parti, cela tient bien sûr aux personnes, mais aussi aux logiques que leur impose le champ politique : la présidentialisation a ainsi conduit à transférer le travail programmatique du parti vers les écuries présidentielles et les thinks tanks qui leur sont proches, comme l’a montré dans sa thèse récente Rafaël Cos. La multiplication des mandats locaux a donné aux élus locaux et à leurs préoccupations une place démesurée au sein du parti au détriment des enjeux nationaux, européens et internationaux, et ce d’autant plus qu’elle a contribué à confier à des collaborateurs d’élus la gestion locale des sections et fédérations du parti. Même quand des secrétaires nationaux ont pris au sérieux leur rôle (ils sont rares), leur travail a ainsi largement été ignoré. Je ne dirais donc pas que les socialistes n’ont pas au cours de ces dernières années produit des idées, cessé de réfléchir, mais qu’ils l’ont fait largement en dehors de leur parti et sans souci de cohérence et de continuité. L’un des principaux défis que le PS aura à relever, c’est de réinternaliser la production d’idées et de programmes.

LVSL : En décembre dernier, Benoît Hamon dévoilait les contours de son nouveau parti, Génération.s. Le lancement de cette nouvelle initiative partisane peut-elle, en exerçant une attraction sur les Jeunes socialistes et les militants de l’aile gauche, menacer la future réorganisation du PS ?

Difficile à dire, elle peut aussi au contraire l’accélérer… Génération.s fait incontestablement preuve d’une grande capacité d’innovation politique, ce qui est toujours plus facile quand on crée un mouvement politique ex nihilo, mais tous les nouveaux mouvements politiques n’adoptent pas forcément des statuts et un fonctionnement conformes à ce qu’ils proclament ! Là, on peut adhérer facilement (et gratuitement) et on peut tout aussi facilement créer des groupes locaux, mais les membres n’en sont pas moins régulièrement associés à la prise de décision. Une partie importante des dirigeants ont été tirés au sort sur la base du volontariat.

Le mouvement bénéficie en outre du capital de sympathie accumulé par Benoît Hamon durant sa campagne électorale, lié à sa capacité à avoir su mettre à l’agenda des problématiques nouvelles. La réduction du temps de travail, le revenu universel, la taxation des robots, la lutte contre les différentes formes de pollution industrielle et alimentaire sont autant de thèmes qui proposent un horizon positif manquant totalement au parti socialiste. Benoît Hamon apparaît ainsi en position de force pour marier socialisme et écologie, ce à quoi semble avoir renoncé Jean-Luc Mélenchon. Mais Génération.s reste coincé pour l’instant entre la France insoumise, qui dispose d’une tribune parlementaire, et le Parti socialiste, qui continue de pouvoir s’appuyer sur de nombreuses mairies, conseils départementaux et régionaux, et l’on voit mal comment Benoît Hamon et son mouvement pourraient couper les ponts avec le PS. Les élections locales supposeront qu’on discute alliances et programmes et l’on ne peut exclure qu’à cette occasion une convergence se dessine.

LVSL : À gauche toujours, la séquence électorale de 2017 a vu émerger la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, qui tente aujourd’hui d’affirmer son leadership dans l’opposition à Emmanuel Macron. LFI se montre peu encline à nouer de futures alliances avec les socialistes, en mettant en avant d’insurmontables divergences idéologiques et stratégiques. Existe-t-il aujourd’hui en France « deux gauches irréconciliables » ?

Il existe aujourd’hui plusieurs clivages qui traversent la gauche : à propos de l’Europe, à propos de la mondialisation (dont les querelles autour de la laïcité sont un aspect, mais où figure aussi la question de nos politiques vis-à-vis des migrants et de notre politique étrangère), à propos du modèle de société désiré (productiviste et consumériste ou plus sobre) d’où découlent de nombreux sous-clivages sur les modalités de la transition énergétique, la place du travail dans la société, le mode de répartition des richesses…

“Je vois surtout des hommes et des femmes de gauche qui ont du mal à penser le monde contemporain, qui ont du mal à s’organiser et à produire un discours cohérent qui ne soit pas uniquement défensif face à la montée de la pensée et des politiques néo-libérales.”

Je ne vois pas pour ma part deux gauches irréconciliables, je vois surtout des hommes et des femmes de gauche qui ont du mal à penser le monde contemporain, qui ont du mal à s’organiser et à produire un discours cohérent qui ne soit pas uniquement défensif face à la montée de la pensée et des politiques néo-libérales. Emmanuel Macron, son libéralisme décomplexé sur le plan économique et social et son autoritarisme tout aussi décomplexé en matière de défense des droits de l’homme et dans sa pratique gouvernementale peuvent d’autant plus facilement se déployer qu’aucune force de gauche ne parvient pour le moment à contrer son discours « modernisateur » et « pragmatique ».

LVSL : Début février, dans un entretien au Monde, Jean-Christophe Cambadélis déclarait : « la dégénérescence des socialistes les a amenés à abandonner les exclus ». Au-delà de la formule, peut-on considérer que le PS paie aujourd’hui le prix d’une déconnexion des classes populaires, de l’érosion de ses liens avec le monde syndical et associatif ?

Frédéric Sawicki

Le terme « exclus » est assez vague et masque le fait que le divorce du PS est particulièrement marqué avec les classes populaires (ouvriers et employés) de tout type de statut, y compris récemment les fonctionnaires. Ce divorce ne concerne d’ailleurs pas que le PS. Si une partie de ces électeurs ont pu voter pour Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle, ils ne constituent pas le noyau le plus fidèle de son électorat. L’abstention et le vote Front national sont aujourd’hui les attitudes les plus fréquentes. Les organisations syndicales elles-mêmes peinent de plus en plus à syndiquer les employés et les ouvriers en dehors du secteur public ou des grandes entreprises nationales. La convergence des politiques économiques et sociales menées par la droite et la gauche, par-delà des différences de détail difficilement perceptibles pour les personnes qui ne suivent pas l’actualité politique régulièrement, ont contribué à renforcer une attitude de rejet de la classe politique qui emporte tout sur son passage, à l’exception du FN qui peut jouer sur sa position hors jeu !

LVSL : Vous pointez le rôle de la construction européenne dans la reconfiguration idéologique du Parti Socialiste post-1983 et l’abandon du socialisme dans un seul pays. Est-ce cette question qui a joué le rôle déterminant dans l’incorporation du néolibéralisme par les élites du PS ?

Plutôt que d’incorporation, je parlerai d’accommodation dans un double sens. Après la réorientation des politiques économiques qui commence en fait dès 1982, les élites socialistes en sont vite venues à penser que la seule façon d’accommoder à leur goût le néo-libéralisme était de le réguler en développant les institutions et les règles européennes et internationales. D’où le soutien accordé à François Mitterrand et Jacques Delors pour leur politique de relance de la construction européenne. La chute du mur de Berlin va être vue par les mêmes comme l’opportunité d’affaiblir la puissance économique et monétaire allemande en se lançant dans le projet de monnaie unique, dont le traité de Maastricht est le prélude. Au niveau international, beaucoup d’espoirs ont également été placés dans l’action de l’OMC, dont un socialiste français proche de Delors devient secrétaire général en 2005, Pascal Lamy, après avoir occupé le poste de commissaire européen au Commerce sous la présidence de Romano Prodi.

Au socialisme dans un seul pays s’est substitué l’espoir non pas d’un socialisme à l’échelle de l’Europe, mais d’une Europe disposant de suffisamment de moyens de régulation, y compris dans sa capacité à négocier avec les autres grandes puissances des accords qui préservent des pans entiers de son économie. Chaque avancée dans la construction européenne a alors été présentée comme une étape de plus vers l’Europe sociale. Le problème est que ces avancées ont été très coûteuses (souvenons-nous de la politique de « déflation compétitive » menée sous l’égide de Pierre Bérégovoy ou des privatisations engagées sous le gouvernement de Lionel Jospin pour se conformer aux nouvelles règles européennes) et que l’Europe sociale n’a livré aucune de ses promesses.

“Faute d’être parvenus à construire l’Europe qu’ils espéraient, les socialistes français en sont venus à faire la politique que les institutions européennes espéraient.”

Face à cette impossibilité de peser réellement sur la manière dont s’est construit l’Europe, les socialistes en sont venus à s’accommoder du libéralisme, par petites touches. Cela a commencé très tôt dans le domaine financier où, dès 1985, Pierre Bérégovoy a été en pointe dans la libéralisation des marchés financiers pour permettre à l’État de s’endetter à moindre coût et aux entreprises de se financer plus facilement. Cela s’est poursuivi sur le plan des politiques industrielles, domaine dans lequel les socialistes ont abandonné tout volontarisme dans les années 1990. En matière de politique sociale, ils se sont montrés beaucoup plus prudents que leurs homologues allemands et britanniques. Ils se contenteront, si je puis dire, de ne pas remettre en question les réformes mises en œuvre par la droite (privatisations, réforme des retraites…).

Il faudra attendre le quinquennat de François Hollande pour que les socialistes français s’attaquent au droit du travail. À chaque fois l’argument a été le même, rendre l’économie française plus compétitive et respecter nos engagements européens. Faute d’être parvenus à construire l’Europe qu’ils espéraient, les socialistes français en sont venus à faire la politique que les institutions européennes espéraient. Ici l’échec est celui non seulement des socialistes français mais de tous les sociaux-démocrates européens, qui se sont révélés incapables de porter un projet commun. Faire le bilan de toute cette histoire me semble aujourd’hui un impératif catégorique si les socialistes veulent avoir une chance de continuer à incarner un idéal politique positif pour un nombre significatif de Français et d’européens.

Propos recueillis par Lenny Benbara et Vincent Dain 

Ordonnances : le PS tente de faire oublier sa loi Travail

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Myriam El-Khomri © Chris 93

Bien décidé à se refaire une santé après la débâcle du quinquennat Hollande, le PS tente de se redonner une image « de gauche » en s’opposant à la « réforme » du code du travail par ordonnances portée par Muriel Pénicaud. Un périlleux numéro d’équilibriste pour un parti qui a commis les lois Macron et la loi El Khomri, de la même veine libérale, lorsqu’il était aux affaires. Les représentants du PS ont beau jeu de fustiger aujourd’hui une politique qu’ils appliquaient, approuvaient et justifiaient il y a quelques mois encore. Quitte à prendre quelques libertés avec la vérité … Car si différence il y a entre les gouvernements de François Hollande et d’Emmanuel Macron, il s’agit tout au plus d’une différence de degré mais certainement pas d’orientation politique.

 

Une posture de « gauche » pour se refaire une virginité politique

Les députés Luc Carvounas, Stéphane Le Foll et leur président de groupe Olivier Faure font en ce moment le tour des plateaux pour dire tout le mal qu’ils pensent des ordonnances Pénicaud. Ils critiquent tant la méthode que le contenu des ordonnances. Ils martèlent que Macron est un président « et de droite, et de droite » et tentent de réactiver un clivage droite-gauche qu’ils ont eux-mêmes complètement brouillé en menant une politique antisociale à laquelle la droite ne s’est opposée que par opportunisme politique et par calcul électoral. Macron n’est-il pas un pur produit du PS de François Hollande ? Emmanuel Macron, après avoir conseillé Hollande pendant la campagne de 2012, est nommé secrétaire adjoint de l’Elysée de 2012 à 2014 puis ministre de l’économie de 2014 à 2016. Emmanuel Macron a été l’un des personnages clé du quinquennat de François Hollande et il a joué les premiers rôles sur les dossiers économiques et sociaux. C’est, en quelque sorte, la créature du PS qui lui a échappé des mains et qui a fini par se retourner contre lui. Une partie conséquente de la technostructure du PS a d’ailleurs migré vers LREM, dans les valises de Richard Ferrand.

Le groupe « Nouvelle Gauche » réunissant les députés PS rescapés de la gifle électorale de 2017, s’est du reste largement abstenu, lors du vote de confiance au gouvernement d’Edouard Philippe. Seuls 5 d’entre eux dont Luc Carvounas aujourd’hui très en verve contre la ministre du travail, ont voté contre.

 

L’enfumage de Luc Carvounas sur son soutien à la loi El Khomri

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Luc Carvounas © Clément Bucco-Lechat

Le 28 août, dans l’émission News et compagnie (BFM TV), Bruno Jeudy pose à Luc Carvounas la question suivante : « Quand on a soutenu la loi El Khomri il y a encore 2 ans, vous allez maintenant dire tout le mal que vous pensez des ordonnances Macron ? » Luc Carvounas rétorque : « Alors, Bruno Jeudy, je suis désolé, vous êtes un très grand observateur politique. Je suis sénateur, je n’ai pas voté la loi El Khomri. Voilà, je suis désolé. »  Suite aux objections du journaliste  (« D’accord mais vous avez soutenu le pouvoir qui était en place. Vous étiez un proche de Manuel Valls. Comment on passe de la situation de “je suis derrière la loi El Khomri” à “je suis contre les ordonnances Macron” ? »), Luc Carvounas persiste et signe : « Bon si vous voulez me faire dire que j’étais derrière la loi El Khomri, ce n’est pas le fait. J’appelle celles et ceux qui veulent vérifier sur internet le cas (sic). » Formulé ainsi, on pourrait tout à fait croire que Luc Carvounas était l’un des parlementaires PS “frondeurs” qui se sont opposés à la loi El Khomri et, plus largement, à l’orientation de plus en plus libérale de François Hollande.

Vérification faite : Luc Carvounas, à l’époque sénateur, a bien voté contre l’ensemble du projet de loi El Khomri le 28 juin 2016. Il omet cependant soigneusement de rappeler ce qui a motivé son vote. Et pour cause. Si Luc Carvounas n’a effectivement pas voté le texte final sur la loi travail présenté au Sénat, ce n’est certainement pas par opposition à la philosophie de la Loi Travail ni même à la dernière mouture du projet défendu par le gouvernement. Les sénateurs PS avaient en réalité tous voté contre la version du projet présentée par la majorité sénatoriale de droite qu’ils jugeaient « complètement déséquilibrée ». D’ailleurs, Myriam El Khomri elle-même y était opposée ! Elle fustigeait, dans un tweet datant du jour du vote,   « la majorité sénatoriale de droite [qui]  a affirmé sa vision de la Loi Travail : un monde sans syndicats, un code du travail à la carte. » Une question de degré en somme. Le sénateur Carvounas a également voté contre presque tous les amendements déposés par le groupe communiste  et par ses collègues socialistes frondeurs comme Marie-Noël Lienemann.

Luc Carvounas  appartient à l’aile droite du PS. Il a été un fervent défenseur de la loi Travail et, plus largement, de la ligne de Manuel Valls dont il était l’un des principaux lieutenants au Sénat comme dans les médias et qu’il a activement soutenu aux primaires du PS de 2011 et de 2017 avant de prendre ses distances. C’est lui qui s’exclamait, le 10 mai 2016, sur le plateau de France 24 (8’45) : « Il est où le problème pour celles et ceux qui nous écoutent, de ce texte [loi el Khomri, ndlr]? Il n’y en a pas en fait ! ». C’est toujours lui qui ne comprenait pas pourquoi une partie  jeunesse manifestait contre la loi El Khomri. C’est encore lui qui reprochait à ses collègues frondeurs « d’être plus jusqu’au-boutistes que la CGT ». Cette CGT qu’il accusait d’être une « caste gauchisée des privilégiés. » Et le voilà maintenant qui annonce qu’il participera, avec ses collègues du PS, à la manifestation organisée par la même CGT le 12 septembre contre les ordonnances Pénicaud ! La direction de la CGT n’a pourtant pas changé entre temps et elle s’oppose aujourd’hui aux ordonnances Pénicaud pour les mêmes raisons qu’elle s’opposait hier à la Loi El Khomri.

 

LR, LREM et PS : les 50 nuances du libéralisme économique UE-compatible

 La véritable ligne de démarcation se trouve-t-elle entre LREM et le PS ou entre le PS et la CGT ? En réalité, LR, LREM et PS ne sont aujourd’hui que des nuances d’une seule et même grande famille politique et intellectuelle : le libéralisme économique UE-compatible. Les uns et les autres s’accusent d’être « trop à gauche » ou « trop à droite » et de « ne pas aller assez loin » ou « d’aller trop loin » dans le démantèlement progressif des droits sociaux conquis auquel ils contribuent tous lorsqu’ils gouvernent.

Tous inscrivent leur politique dans le cadre de la « règle d’or » budgétaire européenne et entendent suivre bon an mal an les Grandes Orientations de Politique Economique de la Commission européenne, demandant çà et là des reports ou des infléchissements à la marge lorsqu’ils sont en exercice. La loi El Khomri était d’ailleurs une loi d’inspiration européenne. Rappelons aussi que c’est la majorité socialiste de l’Assemblée Nationale qui a permis, en octobre 2012, la ratification du « traité Merkozy » qui n’avait pas été renégocié par François Hollande, contrairement à sa promesse de campagne. Quant à Emmanuel Macron qui se faisait introniser au Louvre sur l’air de l’Hymne à la joie, il entend bien devancer les attentes des dirigeants européens euphoriques depuis son élection.

 

Se faire élire à gauche, gouverner à droite

 

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François Hollande © Matthieu Riegler

Le PS veut incarner aujourd’hui la gauche du capital face aux « Républicains » et à la « Grosse coalition » à l’allemande de Macron qu’il juge trop à droite. C’est ce qu’ils appellent la « gauche responsable » ou « la gauche de gouvernement ». Les socialistes surjouent cette posture de gauche maintenant qu’ils sont repassés dans l’opposition. Difficile de démêler la part de calcul, d’opportunisme et de conviction au regard de leur passé gouvernemental récent …

François Hollande s’est rappelé à notre mauvais souvenir cet été en exhortant son successeur à ne pas « demander des sacrifices aux français qui ne sont pas utiles » car il estime qu’il « ne faudrait pas flexibiliser le marché du travail au-delà de ce que nous avons déjà fait au risque de créer des ruptures. » Différence de degré encore une fois. François Hollande et le PS estiment qu’ils en ont déjà fait assez, les macronistes estiment qu’il en faut encore plus et Les Républicains estiment qu’il en faut toujours plus. Tous sont donc d’accord pour « flexibiliser », c’est-à-dire précariser, le travail et se disputent quant à la dose à administrer aux travailleurs. Le Medef et la Commission européenne, eux, jouent les arbitres et distribuent les bons et les mauvais points.

Du reste, François Hollande a beau jeu de jouer la modération aujourd’hui, ne se rappelle-t-il pas des premières versions de la Loi Travail ? Quant à sa version finale, elle prévoit qu’en matière de temps de travail, un accord d’entreprise puisse remplacer un accord de branche même s’il est plus défavorable aux salariés ; elle généralise la possibilité de signer des accords d’entreprise ramenant la majoration des heures supplémentaires à 10%, elle introduit les « accords offensifs », c’est-à-dire la possibilité de modifier les salaires à la baisse et le temps de travail à hausse dans un but de « développement de l’emploi », elle élargit les cas de recours au licenciement économique entre autres joyeusetés. Et les premiers dégâts se font déjà sentir … Modéré, vous avez dit ?

Le PS crie sur tous les toits qu’il faut « réinventer la gauche ». En réalité, ici, il n’est question ni de gauche, ni de réinvention. Il s’agit de se faire élire à gauche pour gouverner à droite comme François Hollande qui désignait en 2012 la finance comme son ennemi pour s’empresser de gouverner avec elle et pour elle. Le « retour » d’un François Hollande à la réputation « de gauche » bien trop ternie, pourrait compromettre cette opération de ravalement  de façade que tout le monde appelle de ses vœux à Solférino.

Crédits photo :

© Chris93 (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Fourcade_El_Khomri_2.JPG)

© Clément Bucco-Lechat (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Luc_Carvounas_-_1.jpg)

© Matthieu Riegler (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:François_Hollande_-_Janvier_2012.jpg)