« Les États jouent le rôle de mécènes du capital » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Joe Biden et Boris Johnson au G7 de Carbis Bay (UK). © Number 10

Les poussées populistes des années 2010 et la crise du COVID ont-elles sonné la fin du néolibéralisme ? S’il reste prudent, le sociologue Paolo Gerbaudo constate un retour en force de l’État, des plans de relance aux mesures sanitaires en passant par le retour de la planification. Mais au bénéfice de qui ? À l’aide d’une vaste littérature de théorie politique, son essai The Great Recoil. Politics after populism and pandemic (Verso Books, 2021) décrit finement la recomposition politique en cours et les visions antagonistes du rôle de l’État de la gauche socialiste et de la droite nationaliste. Selon lui, si la gauche souhaite parvenir au pouvoir, elle doit renouer avec le patriotisme inhérent à son histoire et ne pas avoir peur du protectionnisme économique. Entretien réalisé, traduit et édité par William Bouchardon.

LVSL – Votre livre s’articule autour de ce que vous appelez un « Grand recul » du néolibéralisme et de la mondialisation, qui ont été hégémoniques depuis les années 1980. A sa place, vous affirmez qu’un nouveau Zeitgeist (« esprit du temps » en allemand, ndlr) est en train d’émerger, vous parlez de « néo-étatisme ». Quelles sont les raisons qui expliquent ce changement d’hégémonie ? 

Paolo Gerbaudo – Le « Grand recul » est le moment où le capitalisme néolibéral atteint ses limites ultimes, tant économiques que politiques et écologiques. Ce rebondissement est le résultat net du succès même du projet néolibéral et de la manière dont il a intégré toujours plus de marchés et de pays dans son giron. Cependant, comme toute ère idéologique, le néolibéralisme tend à un moment donné à épuiser son élan initial et à se heurter à ses propres contradictions. Cela ouvre à son tour la voie à l’émergence d’un nouveau consensus, qui englobe l’ensemble de l’espace politique et imprègne tous les acteurs politiques, qui doivent se positionner par rapport à ce discours dominant.

Ce « Grand recul » est une réponse de la société au stress produit par la mondialisation néolibérale, sous la forme d’une exposition à des forces économiques incontrôlables, de l’agoraphobie, de la peur de l’ouverture, de cette peur d’être à découvert, sans défenses contre des forces qui échappent visiblement à tout contrôle politique. En bref, il s’agit du sentiment d’être l’objet de la politique plutôt que le sujet de la politique. Cela conduit à un réajustement du sens commun qui est le plus visible au sein du mainstream

« Les représentants du capitalisme mondial abandonnent certains dogmes du néolibéralisme et s’approprient certaines formes d’interventions étatiques. Mais leur objectif est plus de sauver le capital de lui-même que de changer le système économique. »

Même les défenseurs du néolibéralisme et de l’austérité font aujourd’hui des concessions sur la nécessité d’équilibrer les excès de l’économie de marché, et font une embardée dans la direction opposée. On peut citer l’exemple de Joe Biden, qui a eu une longue carrière de démocrate centriste et modéré, mais qui a lancé un important programme d’investissements publics. Mario Draghi (Premier ministre italien non élu, à la tête d’un gouvernement technocratique, ancien président de la BCE, passé par Goldman Sachs, ndlr) est un autre exemple, il parle maintenant de « bonne dette ». Les représentants du capitalisme mondial abandonnent donc certains dogmes du néolibéralisme et s’approprient certaines formes d’interventions étatiques. Mais leur objectif est plus de sauver le capital de lui-même que de changer le système économique. 

LVSL – Cette fin du néolibéralisme a si souvent été annoncée, notamment après la crise de 2008, que beaucoup de gens peuvent être assez sceptiques. Vous nous avez donné quelques exemples de ce retour de l’État, mais le cas de Biden semble également montrer les limites de cette nouvelle ère idéologique : il a signé un grand plan d’investissements dans les infrastructures de 1000 milliards de dollars, mais le « Reconciliation Bill », qui est plus axé sur les dépenses sociales, est toujours bloqué par le Sénat américain. Finalement, n’assistons-nous pas à une intervention plus forte de l’Etat dans certains secteurs de l’économie, afin de soutenir le capital – ou des sections du capital – mais pas à un retour d’un Etat-providence qui protège les travailleurs ?

P. G. – La théorie marxiste de l’État et les travaux de Louis Althusser, Ralph Miliband ou Nikos Poulantzas nous apprennent que l’État que nous connaissons est un État capitaliste. C’est donc un État qui vise à reproduire les mécanismes de l’économie capitaliste. Plus précisément, nous sommes entrés depuis un certain temps dans un capitalisme monopolistique, par opposition à un capitalisme plus concurrentiel qui existait en partie au début de la mondialisation. Aujourd’hui, il existe d’énormes concentrations de pouvoir et d’argent dans de nombreuses industries : Big pharma, Big tech, les médias, la fabrication de microprocesseurs… Les secteurs stratégiques de notre économie sont marqués par d’énormes niveaux de concentration. Il suffit de penser à Jeff Bezos et Elon Musk, qui se battent pour être l’homme le plus riche du monde et sont des démonstrations des concentrations grotesques de ressources qui existent dans nos sociétés. Dans ce contexte, le rôle de l’État est de soutenir le capital, et en particulier le capital monopolistique, c’est-à-dire de protéger le butin des vagues précédentes d’accumulation capitaliste qui ont constitué les empires d’aujourd’hui.

Comme vous le dites, ce néo-étatisme capitaliste permet certaines choses et en interdit d’autres. Le projet de loi sur les infrastructures a été approuvé parce qu’il était dans l’intérêt des grandes entreprises, puisqu’il signifie des profits pour les entreprises de construction. Au contraire, les mesures sociales n’ont pas d’utilité directe pour le capital. Par exemple, les congés maternité et les congés maladie, que nous considérons comme acquis dans des États-providence comme la France, l’Italie ou le Royaume-Uni, ne sont pas des droits statutaires nationaux aux États-Unis ! Cette composante de dépenses sociales du programme de Biden a jusqu’à présent été entravée par des centristes tels que Joe Manchin et Kyrsten Sinema, qui sont financés par de grandes entreprises et se sont opposés aux mesures qui réduiraient le coût des produits pharmaceutiques.

Pour en savoir plus sur les combats internes au parti démocrate sur le projet de Reconciliation Bill promis par Biden, lire sur LVSL l’article de Théo Laubry : « L’aile gauche démocrate, dernière chance pour le plan d’investissements ? »

Les mesures qui étaient bénéfiques pour le capital – et qui créent également des emplois, il ne faut pas le nier – ont été approuvées, tandis que celles qui visaient plutôt une sorte de redistribution douce sont bloquées. Un grand nombre des mesures les plus radicales promises par Biden vont être sévèrement édulcorées. Il semble maintenant que ce soi-disant « nouveau cadre » des dépenses sociales et du pacte climatique sera approuvé, mais que le chiffre initial de 3 000 milliards de dollars sera ramené à 1 750 milliards de dollars. Ce sera toujours une amélioration des conditions de vie pour des millions d’Américains, mais sa réduction révèle les nouveaux défis de l’ère néo-étatiste, les nouveaux dilemmes politiques qui émergent dans l’ère post-néolibérale. 

Fondamentalement, toute politique de redistribution est aujourd’hui un jeu à somme nulle, ce qui signifie que vous devez aller chercher l’argent qui est déjà là. Or, il y en a beaucoup, et pas seulement dans l’expansion de l’offre monétaire. Par exemple, Apple a 500 milliards de dollars en réserve ! Mais les propositions de Biden sont loin des taux d’imposition élevés de l’après-guerre, que l’on a connus sous Eisenhower ou Lyndon Johnson. Les riches refusent furieusement de tels taux d’imposition, ils ne veulent même pas céder une petite partie de leur richesse. Si cette résistance gagne la bataille, nous risquons d’avoir un autre Donald Trump, car les petites mesures redistributives de Biden ne suffiront pas à calmer le mécontentement de la classe ouvrière américaine. La nouveauté de Biden est qu’il a réalisé, avec d’autres membres de l’establishment néolibéral, que Trump ne vient pas de nulle part, mais qu’il émerge des effets de la mondialisation, de la douleur subie par les travailleurs laissés pour compte. Ainsi, il comprend la nécessité de politiques pragmatiques pour résoudre ces problèmes. Sauf que si celles-ci sont édulcorées, elles risquent de ne pas être suffisantes pour affronter les forces qui ont conduit à l’élection de Donald Trump.

LVSL – Vous avez parlé de l’agoraphobie et du mécontentement des travailleurs, mais l’émergence de la Chine, et les rivalités géopolitiques que cela entraîne, ne sont-elles pas une autre raison de ce changement de paradigme vers le « néo-étatisme » ?

P. G. – Oui, sans aucun doute. La montée en puissance de la Chine et le succès de l’économie chinoise, certes temporairement obscurci par l’affaire Evergrande, sont l’un des principaux moteurs de ce réajustement du mainstream. Cela conduit à abandonner certains principes du néolibéralisme, tels que les politiques monétaristes, et au retour à une gestion keynésienne de la demande avec des dépenses de relance sous forme d’investissements publics. Certains piliers du néolibéralisme tiennent toujours, mais ceux qui ont été le plus affaiblis sont la vénération fanatique des budgets serrés et de la prudence fiscale, d’où le retour d’une gestion keynésienne de la demande. 

Le capitalisme d’État chinois a obtenu de bien meilleurs résultats, en termes de productivité, d’innovation ou de prospérité, que le modèle néolibéral de capitalisme. Sous la direction de Xi Jinping, la Chine, après avoir brièvement poursuivi les politiques d’ouverture mises en place par Deng Xiaoping, est revenue à des politiques plus étatistes. D’une certaine manière, la Chine a déjà fait marche arrière face au néolibéralisme. 60 % de l’économie chinoise est directement ou indirectement contrôlée par l’État. Il semble donc que les États-Unis souhaitent ressembler davantage à la Chine, qu’ils veulent un « État activiste », pour reprendre les termes de Boris Johnson. Le Royaume-Uni et les États-Unis sont les deux pays où ces changements sont les plus visibles.

« Contrairement à la Chine, l’État américain ne contrôle pas les entreprises les plus stratégiques de l’économie. Cela signifie que le “néo-étatisme” aux États-Unis ou dans d’autres pays équivaut à un “État sous-traitant”. »

En même temps, il existe des différences significatives entre l’État américain et l’État chinois : l’État américain ne contrôle pas le coeur névralgique de l’économie, c’est-à-dire les entreprises les plus stratégiques, celles qui sont fondamentales pour l’efficacité et la compétitivité du système dans son ensemble, comme les réseaux, l’énergie, la construction… Cela signifie que le néo-étatisme aux Etats-Unis ou dans d’autres pays équivaut à un « État sous-traitant ».  Certes, l’État recommence à dépenser et à investir par rapport à l’austérité des années 2010, mais ces dépenses alimentent le marché privé. Les projets financés sont réalisés par des entreprises privées, aux conditions des entreprises privées et à leur profit. Ainsi, cette expansion de l’État ne s’accompagne pas d’une expansion du contrôle politique et démocratique réel sur l’économie comme on pourrait s’y attendre.

LVSL – Une des évolutions contemporaines de l’État que vous avez peut-être moins étudié dans votre livre est le renforcement de la surveillance, notamment depuis la guerre contre le terrorisme et la pandémie de COVID. Ne s’agit-il pas là aussi d’une autre évolution de l’État qui favorise les intérêts des grandes entreprises plutôt que ceux du peuple ?

P. G. – L’État comprend différents appareils. Comme nous le savons depuis Althusser (philosophe marxiste français, connu notamment pour son ouvrage Idéologie et appareils idéologiques d’État, publié en 1970, ndlr), il y a les appareils répressifs, les appareils idéologiques, et le grand phénomène du 20e siècle a été le développement de l’appareil économique de l’État. Historiquement, une part importante de l’appareil répressif est tournée vers la surveillance des activistes et des mouvements de protestation. Il est tout à fait évident que la pandémie a introduit, dans l’urgence, des mesures de surveillance et de contrôle généralisées, par le biais de l’endiguement de la contagion, du contact tracing, de l’État qui dit aux gens ce qu’ils sont autorisés à faire, s’ils peuvent voyager ou non, de la nécessité de se faire tester en permanence, de se faire vacciner… 

C’est un élément de l’État qui est assez peu familier à beaucoup de gens, surtout pour ceux d’entre nous qui n’ont jamais traversé de cataclysme majeur ou de conflit guerrier, ou qui n’ont même pas eu à servir dans l’armée pendant un an comme c’était le cas pour nos pères ou nos grands-parents. Dès lors, il est évident que ces formes de surveillance suscitent des réactions de colère. Elles sont en effet perçues par beaucoup comme un intrusion de l’État dans leur vie quotidienne, alors même que l’État a essentiellement renoncé à de nombreuses autres interventions qui auraient été bien plus positives. Ainsi, à mesure que l’appareil économique de l’État reculait sous le néolibéralisme, les structures répressives de l’État étaient renforcées, tandis que, dans le même temps, l’appareil idéologique de l’État s’effaçait ou devenait confus à cause de l’idée de la centralité du marché. Je pense que cela risque de créer un discours de suspicion culturelle à l’égard de l’autorité, sous quelque forme que ce soit, comme on peut le voir dans le mouvement antivax ou anti-masque, qui exprime de la suspicion et de la colère à l’égard de mesures qui, en fait, affectent surtout matériellement certaines personnes, tels que les travailleurs de la restauration ou du tourisme, où les dommages ont été considérables.

Paolo Gerbaudo, sociologue au King’s College London. © Paolo Gerbaudo

Dans ce contexte, je pense que l’attitude stratégique de la gauche devrait être la même qu’après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les travailleurs se sont tournés vers l’État qui leur avait demandé tant de sacrifices et ont dit en gros « maintenant, il est temps que nous soyons récompensés pour nos efforts ». Il était temps que l’État assume financièrement le coût des sacrifices et les difficultés que les gens ordinaires ont subi. Par exemple, à l’automne dernier, Andy Burnham, le maire de Manchester, s’est exprimé très fermement, en demandant à l’État une véritable protection sociale qui vienne compenser les effets économiques néfastes des mesures de distanciation sociale. Telle devrait être l’attitude de la gauche selon moi : au lieu de considérer le contrôle de l’État comme quelque chose à dénoncer pour des raisons éthiques ou juridiques, la gauche devrait le considérer comme quelque chose qui ne peut être accepté que dans la mesure où, en même temps, l’État apporte un soulagement économique. En bref, pas de contrôle étatique sans protection sociale. 

LVSL – Voilà qui nous mène aux concepts clés de votre livre : les notions de contrôle et de protection. Dans votre livre, vous affirmez que ces concepts, ainsi que celui de la souveraineté, forment le nouveau sens commun politique actuel. Pourtant, la signification réelle de ces mots fait l’objet d’une lutte entre la gauche et la droite. Comment la gauche et la droite définissent-elles ces concepts ?

P. G. – Ce que je veux dire, c’est que, dans les discours politiques, vous rencontrez des signifiants maîtres, c’est-à-dire des mots qui sont répétés de manière obsessionnelle et sont partagés à travers tout le spectre politique, de la gauche à la droite. Le néolibéralisme s’est accompagné de termes familiers, tels que opportunité, entrepreneuriat, modernisation, ouverture et ainsi de suite. Dans les discours contemporains, les termes sont très différents. Les nouveaux slogans et mots clés sont nombreux, mais les plus importants, selon moi, sont la protection, le contrôle et la souveraineté.

La souveraineté soulève la question de la suprématie de l’État, un principe érodé pendant la mondialisation néolibérale, au cours de laquelle le pouvoir de l’État s’est estompé et celui des entreprises a augmenté. Mais les événements récents ont démontré qu’en réalité l’un et l’autre ne sont pas si distincts : les États sont toujours décisifs lorsqu’il s’agit de jouer le rôle de mécènes du capital, comme nous l’avons vu lors du sauvetage des banques après 2008 ou lorsqu’il s’agit de prendre des mesures pour fournir des produits de première nécessité comme nous l’avons vu lors de la pandémie. La droite présente la notion de souveraineté comme quelque chose d’exclusif qui peut s’exprimer par la souveraineté nationale ou la souveraineté territoriale. Pour la gauche, la suprématie de l’État n’est quelque chose de positif que dans la mesure où celui-ci est l’instrument de la volonté populaire, de la souveraineté populaire. Ainsi, pour la gauche, la souveraineté est une expression de la démocratie plutôt que de l’identité et de l’exclusion.

Paolo Gerbaudo, The Great Recoil. Politics after populism and pandemic, Verso Books, 2021.

La protection est peut-être le terme le plus significatif de tous, car c’est celui qui est devenu iconique pendant la pandémie, pensons au slogan « protégez-vous et protégez les autres ». La protection est partout : dans les politiques climatiques (contre les événements météorologiques extrêmes, en plantant des arbres dans les villes ou en protégeant les plages de l’érosion…) dans la protection sociale etc. Pour moi, ce signifiant maître est un champ de bataille à part entière. Quel est le sens de la protection ? Quel type de sécurité les différentes forces veulent-elles mettre en place ? Là encore, vous avez deux récits très différents : l’un est le « protectionnisme propriétaire » de la droite, qui vise à protéger le capital, la richesse et le statu quo. Comme le capital n’a pas beaucoup d’espoir de trouver de nouvelles voies de profits de nos jours, la protection de ce qui est déjà là devient décisive. En parallèle, pour la gauche, la protection consiste à rétablir les formes de protection de base, longtemps considérées comme allant de soi mais qui ont disparu, ainsi qu’à établir de nouvelles formes de protection : de nouvelles mesures contre la pauvreté, face au changement climatique, à établir un nouveau paradigme de Sécurité sociale…

« L’un des risques de ce “néo-étatisme” est l’exacerbation des tendances technocratiques dans la société. »

Enfin, le contrôle a trait à la manière dont l’État se rapporte aux citoyens. L’État est synonyme de contrôle : contrôle des impôts, contrôle du travail, contrôle de la contagion pendant la pandémie… En fait, le contrôle vient de l’invention même de l’art de gouverner au Moyen Âge. Là encore, il y a différents paradigmes : pour la droite, le contrôle est lié au contrôle territorial, à l’exclusion, au maintien de certains flux à l’extérieur, notamment les migrants. Pour la gauche, le contrôle consiste à planifier, à déterminer l’avenir après des années où l’on vous a dit qu’il n’y avait pas besoin de plan car le marché déciderait. Mais la planification ne peut être progressiste que si elle est démocratique. En effet, le retour de la planification a également vu le retour de la technocratie. L’un des risques de ce « néo-étatisme » est l’exacerbation des tendances technocratiques dans la société. Ainsi, pour éviter de nouvelles formes de suspicion envers l’État, il est indispensable de créer de nouvelles formes de participation démocratique qui permettent aux gens de prendre des décisions collectivement. Ce pouvoir ne doit pas être laissé aux experts, qui peuvent aider tel ou tel intérêt.

LVSL – Lors du référendum sur le Brexit, le slogan de la campagne Leave était « Take back control ». À l’époque, la gauche avait une position défensive, puisqu’elle faisait campagne pour rester dans l’UE. Dans votre chapitre sur la notion de souveraineté, vous affirmez que même si la gauche promeut parfois des concepts comme la souveraineté alimentaire ou la souveraineté énergétique, lorsqu’il s’agit de libre-échange et de mondialisation, elle semble beaucoup plus modérée. Plus largement, il semble parfois que la droite ait davantage embrassé le protectionnisme que la gauche. Comment l’expliquez-vous ?

P. G. – D’abord, parce qu’il y a longtemps eu un débat très confus sur le protectionnisme au sein de la gauche, pour savoir si elle devait tactiquement se ranger du côté du libre-échange ou du protectionnisme. Dans un discours très célèbre en 1848, Karl Marx disait en substance : « Je suis pour le libre-échange parce qu’il va accélérer la chute du capitalisme ». En d’autres termes, le libre-échange amènera le capitalisme à ses contradictions et créera donc les conditions d’une révolution. 

D’autre part, il ne s’agissait pas seulement d’une question de doctrine pour la gauche, mais aussi du fait que les travailleurs européens étaient souvent plus favorables au libre-échange qu’au protectionnisme pour des raisons très matérielles : comme nous le savons, le protectionnisme a tendance à affecter la consommation en augmentant les prix des produits de base. Par conséquent, pour les travailleurs, il s’agit d’une perte immédiate de pouvoir d’achat, qui était déjà maigre. En ce sens, le protectionnisme a toujours été une question difficile pour la gauche, alors que pour la droite, il pouvait correspondre à leur agenda nationaliste, ou aux intérêts des industries protégées. Les entreprises protégées par des droits de douane, des quotas et des barrières réglementaires ont en effet un intérêt direct au protectionnisme. 

« Le protectionnisme a toujours été une question difficile pour la gauche. »

Personnellement, j’ai un regard pragmatique : oui le libre-échange peut être bénéfique pour certaines choses, il est indéniable qu’il peut apporter des avantages aux producteurs et aux consommateurs, mais le commerce sans droits de douane que nous connaissons actuellement, qui est sans précédent dans l’histoire, a des effets extrêmement perturbateurs. Cette perturbation est surtout ressentie par les secteurs les plus fragiles de l’économie, en particulier dans les zones périphériques ou rurales, où se trouve aujourd’hui l’essentiel de l’industrie manufacturière. En revanche, la plupart des services ne sont pas autant exposés à la concurrence internationale que l’industrie manufacturière, car tout ne peut pas être délocalisé et produit à l’étranger.

Je pense que la gauche socialiste devrait récupérer certaines formes légères de protectionnisme commercial, tant en termes d’application de droits de douane qu’en termes de réglementation, afin d’empêcher le nivellement par le bas que nous avons sous les yeux. Comme nous le savons tous aujourd’hui, de nombreux biens sont produits avec d’énormes dommages environnementaux et par des personnes ayant des salaires extrêmement bas. L’idée de « protectionnisme solidaire » promue par Mélenchon est un pas dans la bonne direction, puisqu’elle préconise de redéfinir les limites et les critères du commerce mondial.

LVSL – Vous avez dit que deux des raisons qui peuvent expliquer pourquoi la gauche craint le protectionnisme sont la doctrine héritée du marxisme et le fait que le libre-échange sert parfois les intérêts consuméristes de la classe ouvrière. Mais ne pensez-vous pas qu’il y a aussi une sorte de cosmopolitisme superficiel au sein de la gauche qui l’amène à considérer que le protectionnisme est mauvais parce qu’il est associé à la volonté de la droite de fermer les frontières par exemple ? On a l’impression que la gauche rejette le protectionnisme car elle se concentre sur les aspects culturels du protectionnisme plutôt que sur son aspect économique. Qu’en pensez-vous ?

P. G. – Avec le référendum sur le Brexit, la gauche s’est retrouvée divisée : la grande majorité du parti travailliste soutenait le maintien dans l’Union européenne, même s’il y avait aussi une composante Lexit (raccourci pour « left exit », c’est-à-dire pour une sortie de l’Union européenne autour d’objectifs de gauche, ndlr) assez minoritaire. Dans l’électorat travailliste cependant la division était plus prononcée : quelque chose comme 30/70 (en 2016, environ un tiers des électeurs travaillistes ont voté pour le Brexit, ndlr). C’était un scénario cauchemardesque pour la gauche, car nous étions alors dans une période de fortes critiques à l’encontre de l’Union européenne, suite à l’austérité imposée dans de nombreux pays. N’oublions pas que le référendum grec de juillet 2015, un énorme moment de confrontation entre un gouvernement de gauche et l’Union européenne, avait eu lieu juste un an auparavant. Par conséquent, pendant la campagne du Brexit, la gauche s’est retrouvée à défendre l’ordre établi sous la bannière du « Remain and reform », même si la seconde partie du slogan n’a jamais été claire. Je pense que cet épisode illustre plus généralement une certaine difficulté de la gauche à formuler des demandes claires vis-à-vis de l’Union européenne. Pourtant, à cette époque, il y avait un groupe de partis de gauche autour de gens comme Varoufakis et Mélenchon, qui disaient en gros « nous devons réformer radicalement l’Union européenne, et si cela ne se produit pas, alors la sortie de l’Union européenne sera légitime ».

À lire également sur LVSL, l’article de William Bouchardon : « À Liverpool, le Labour déchiré par le Brexit »

La gauche a eu du mal à se rassembler autour d’un plan consensuel, à s’unir autour de ce qui devrait être entrepris pour rendre l’Union européenne plus acceptable. Dans le livre, lorsque je parle de l’Union européenne, je n’adopte ni une position pro-sortie, ni la défense de l’Union européenne actuelle. À certains égards, l’Union européenne joue certaines fonctions de coordination entre les États membres, qui, dans la phase historique actuelle, sont peut-être inévitables. Mais, dans le même temps, elle est une source majeure d’illégitimité politique, d’absence de contrôle démocratique. L’Union européenne a été le moyen par lequel les élites nationales ont imposé à leurs citoyens des mesures très impopulaires sous prétexte qu’elles étaient recommandées par Bruxelles. Cette question, en fin de compte, a hanté la gauche britannique et a été la principale cause de la chute de Corbyn : s’il y avait eu un débat ouvert sur l’Union européenne, les choses seraient probablement très différentes aujourd’hui.

LVSL – La campagne du Brexit nous a aussi montré que la droite invoque souvent les notions de nation et d’État et parle de patriotisme et de nationalisme comme si c’était des synonymes. Mais, comme vous le rappelez dans votre livre, ce ne sont pas des synonymes et l’idéal du patriotisme vient historiquement de la gauche. Pourtant, la gauche ne semble plus très disposée à invoquer ce concept. Pourquoi ?

P. G. – L’approche de la gauche vis-à-vis de la nation est une question stratégique clé, car c’est un enjeu sur lequel elle a constamment adopté une position défensive. Même lorsque la gauche n’a pas une vision cosmopolite et élitiste de la nation, elle ne parvient souvent pas à articuler positivement ce que sont la nation et son identité. De nos jours, la gauche a souvent cette croyance erronée que les États-nations sont en quelque sorte un phénomène anachronique ou résiduel. En d’autres termes, les États seraient toujours là et ce pour encore un certain temps, mais ils auraient de moins en moins d’importance. Nous avons pourtant assisté à un renouveau des identités nationales à tous les niveaux ces dernières années : durant les mouvements de protestation contre l’austérité, dans le retour de l’interventionnisme étatique… Pendant la pandémie, nous avons vu une explosion des sentiments patriotiques, sous la forme d’un patriotisme isolationniste, lorsque les citoyens ont senti que leur nation était en difficulté et qu’ils devaient tous se plier aux règles.

En fait, l’histoire de la gauche commence avec les luttes de libération nationale. Le patriotisme était alors compris dans le sens suivant : le peuple définit la communauté politique, qui doit s’émanciper et s’auto-gouverner. C’est quelque chose que les marxistes et les républicains avaient en commun. En définitive, l’idée moderne de la nation vient des Jacobins, qui sont en quelque sorte les pères fondateurs de la gauche. Il est donc surprenant que la gauche ait tant de mal à traiter cette question de la nation. J’estime que bâtir un sentiment d’identité, un sentiment d’appartenance est fondamental pour articuler une vision progressiste. Car, en fin de compte, lorsque la gauche promeut un idéal de ce qui serait l’avenir d’une communauté, cela se joue invariablement au niveau de l’État. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’intérêts de classe, ou que tout le monde est d’accord et s’unit, mais que la gauche doit toujours articuler différents intérêts autour de l’idée d’une société commune. 

« L’idée moderne de la nation vient des Jacobins, qui sont en quelque sorte les pères fondateurs de la gauche. »

Je pense aussi qu’il y a beaucoup de confusion au sein de la gauche entre internationalisme et globalisme. La position standard de la gauche, comme Marx et Engels l’ont dit dans le Manifeste du Parti communiste, était la fraternité entre tous les peuples du monde. Mais si la classe ouvrière est internationale, elle doit d’abord mener des luttes au sein de chaque nation. J’invite donc la gauche à être moins hystérique lorsqu’il s’agit de l’identité et de la question nationale, parce que cette attitude est exploitée par la droite pour dire que les gauchistes sont des citoyens de nulle part, sans ancrage, sans fondement, qu’ils ne sont pas responsables devant un peuple.

LVSL – Tout à l’heure, lorsque nous avons parlé de la souveraineté, vous avez dit que la gauche a perdu la plupart de ses soutiens parmi les ouvriers de l’industrie en raison de sa position sur le libre-échange. Dans votre livre, vous consacrez un chapitre entier aux nouvelles coalitions de classe de la gauche et de la droite. Vous semblez être d’accord avec Piketty, qui décrit ce qu’il appelle une « droite marchande » et une « gauche brahmane ». Pouvez-vous expliquer ce que signifient ces concepts ?

P. G. – J’essaie de clarifier cette question avec mon schéma du soutien des classes aux différents partis politiques, car il existe une perception erronée selon laquelle les allégeances de classe se sont inversées. Selon certains, la gauche représentait auparavant la classe ouvrière et la droite la classe moyenne et que maintenant, ce serait l’inverse. Cette analyse est trop simpliste. Ce que je montre avec ce schéma, c’est que la classe ouvrière et la classe moyenne sont divisées en deux parts, qui, dans une large mesure, peuvent s’expliquer par le clivage rural/urbain. Chez une partie de la classe ouvrière, principalement les travailleurs pauvres dans les services qui sont très exposés à l’exploitation (agents de nettoyage, livreurs, transporteurs, soignants…), la gauche a marqué des points ces dernières années. C’est l’une des rares bonnes nouvelles concernant le rapport de la gauche avec la classe ouvrière.

Schéma des alignements électoraux selon les blocs sociaux selon Paolo Gerbaudo.

Mais dans le même temps, de nombreux travailleurs dans les emplois manufacturiers se sont éloignés de la gauche. Je ne suis pas d’accord avec l’argument courant selon lequel ces personnes ont cessé de soutenir la gauche pour des raisons culturelles, parce qu’elles sont préoccupées par l’immigration, parce qu’elles veulent protéger la famille traditionnelle, ou je ne sais quoi. Au contraire, ces personnes ont tourné le dos à la gauche, parce que, comme l’a également dit Piketty, elles ne se sentent plus protégées par elle. Ils ont le sentiment que la gauche les a sacrifiés sur l’autel du libre-échange et de la mondialisation parce que cela convenait aux classes moyennes urbaines. Le seul moyen de récupérer cette partie de la classe ouvrière est de concevoir des politiques publiques autour du développement régional, du rééquilibrage territorial, de bonnes rémunérations pour les emplois manuels bien rémunérés, que l’État offre des emplois manuels qualifiés et sécurisés, etc. Sinon, il est évident que ces travailleurs iront voter à droite pour des raisons matérielles, en raison de ses postures contre la mondialisation. 

LVSL – En effet. Le magazine Jacobin a récemment publié un sondage réalisé par Yougov dans lequel était étudiée la réaction de la classe ouvrière vis-à-vis de différents messages politiques. Selon cette étude, le programme que vous avez décrit (développement régional, création de nouveaux emplois…) avait beaucoup plus de chances de remporter leurs votes qu’un discours axé autour des guerres culturelles et identitaires.

P. G. – Je pense que nous avons malheureusement tendance à tout interpréter par le prisme des identity politics de nos jours. Cela a conduit à des conflits très vicieux entre ceux qui seraient prétendument « culturellement progressistes » et ceux qui seraient « culturellement conservateurs ». Mais, cette guerre n’implique pas vraiment la classe ouvrière, elle occupe surtout les classes moyennes. Il est vrai que les travailleurs vivant en dehors des grandes villes peuvent avoir une vision plus conservatrice, et cela a toujours été le cas. Mais dans le passé, la gauche avait une offre économique suffisamment séduisante pour que ces personnes mettent de côté leurs préoccupations culturelles ou sociétales. En votant pour la gauche, ils pouvaient obtenir quelque chose que la droite ne pouvait leur donner. Quelque part, c’est ce qu’il nous faut aujourd’hui. Il n’y a aucun espoir de reconquérir ces personnes en attaquant les immigrants ou en adoptant un patriotisme très superficiel, sans aucun fond en matière économique, comme c’est par exemple le cas de Keir Starmer (leader de l’opposition travailliste, ndlr) ici au Royaume-Uni.

« La patrie ou la mort » : la nation, marchepied vers la révolution en Amérique latine ?

Dans peu de continents référent national, mobilisations populaires et transformations sociales semblent fonctionner en synergie comme en Amérique latine – que l’on songe à la révolution cubaine, au mouvement péroniste argentin ou plus récemment aux gouvernements bolivariens. Le livre de Thomas Péan, Guérillas en Amérique Latine (1959-1989), revient sur la manière dont divers pays d’Amérique latine ont réagi face au développement des mouvements armés révolutionnaires. Cet essai contribue à faire connaître les différentes idées latino-américaines et les situations nationales entre 1960 et 1990. Le Vent Se Lève l’a lu, et restitue ici plusieurs des analyses effectuées par l’auteur.

Les idées et les mouvements politiques latino-américains sont souvent liés aux idéologies venues d’Europe mais celles-ci sont adaptées au contexte local. Pourtant, l’éruption de la Révolution cubaine de 1959 inaugure une nouvelle période en Amérique Latine marquée par le rôle des guérillas révolutionnaires. Un ensemble de mouvements divers éclot entre 1959 et 1989 répondant aux contextes locaux dans lesquels il se développe. Le katarisme (Bolivie), le guévarisme (Cuba), le morazanisme (Amérique Centrale) et le perezjimenisme (Venezuela) entretiennent des rapports complexes avec la Révolution et le régime castriste. Ennemis, alliés ou rivaux des guérillas révolutionnaires, ces différents mouvements locaux naissent en réponse à un défi social, culturel, économique ou politique.

En 2019, le Président Evo Morales quitte le pouvoir présidentiel suite à une crise politique nationale. Sa présidence a été marquée par le rôle joué par l’indigénisme et la célébration de l’identité indienne dans la formation de la nation bolivienne. Ce mouvement politique connait un nouveau développement dans les années 1970 avec le katarisme qui constitue un indigénisme radical bolivien. Le katarisme tire son nom de la figure révolutionnaire bolivienne du 18e siècle Túpac Katari qui défendait l’identité indienne locale. Ce mouvement politique est rendu possible par l’accès des nouvelles générations des communautés indiennes notamment Aymara aux formations universitaires et supérieures. Des années 1950 aux années 1970, plusieurs militants engagés défendent l’idée d’une lutte radicale pour la prise en compte des communautés indigènes dans la société nationale bolivienne. À l’instar des mouvements révolutionnaires qui recourent à cette époque à la lutte armée, le katarisme connait également une radicalisation interne. Néanmoins, la faction réformiste fait face à la branche nationaliste indigéniste radicale qui fonde le Mouvement Révolutionnaire Túpac Katari (MRTK).

Dans les années 1980, l’armée révolutionnaire Túpac Katari (EGTK) mène une véritable lutte armée dans le pays. Elle prend ensuite le nom de Mouvement Indigène Pachakuti (MIP). Cet indigénisme radical est évidemment le produit du contexte proprement bolivien, ce qui le distingue des autres indigénismes mexicain (EZLN), guatémaltèque, chilien ou péruvien. Le katarisme représente une parenthèse dans la nébuleuse des mouvements indigénistes boliviens et latino-américains. Dans le contexte de radicalisation révolutionnaire des années 1960 aux années 1980, il défend l’identité indienne comme telle ainsi qu’une réforme agraire et des prérogatives politiques nationales. Dans les années 1990, le katarisme comme mouvement révolutionnaire perd en intensité et évolue vers d’autres formes d’engagement, notamment vers l’altermondialisme et le populisme de gauche. Il constitue ainsi une partie de l’imaginaire idéologique de la Présidence Morales dans les années 2000-2010 ce qui se traduit par des mesures symboliques et une filiation évidente.

La Révolution cubaine de 1959 contribue à la diffusion du modèle castriste de la lutte armée dans l’ensemble de l’Amérique Latine. Néanmoins, parallèlement au castrisme (Fidel Castro), le guévarisme se construit à la même époque comme son double autour du même projet de lutte armée en Amérique Latine. Il prend forme avec l’itinéraire révolutionnaire de l’Argentin Ernesto Guevara de la Serna (1928-1967) devenu ensuite citoyen d’honneur de Cuba. Le guévarisme comme modalité d’action révolutionnaire est en effet fondamentalement liée à Che Guevara et à son action des années 1950 à sa mort en octobre 1967. Il se définit ainsi comme une lutte armée révolutionnaire en zone rurale visant à la prise du pouvoir et à l’établissement d’un régime révolutionnaire. Dans la lutte armée, le guévarisme s’accompagne du foquisme qui consiste en l’établissement de foyers révolutionnaires de la guérilla. Le foquisme est d’ailleurs un mode d’action défini par Régis Debray et Che Guevara. Le guévarisme représente donc un mouvement révolutionnaire latino-américain par essence ; même s’il naît dans le contexte cubain il tend à s’étendre dans l’ensemble de la région.

À la différence du castrisme qui privilégie une action révolutionnaire plus pragmatique, soucieuse des équilibres internationaux, le guévarisme vise à une action totale sans compromis : Hasta la victoria siempre ou Toujours jusqu’à la victoire. À l’échelle internationale, il entre en concurrence avec les autres formes d’engagement révolutionnaire que sont le communisme soviétique et le maoïsme chinois. Si le guévarisme a un réel succès au sein des différentes guérillas qui se développent entre 1959 et 1989, il est concurrencé par d’autres modèles locaux. Face aux guérillas rurales, les organisations révolutionnaires urbaines mettent en place leur propre lutte armée. Au Brésil, ces dernières sont influencées par le manuel de guérilla urbaine de Carlos Marighella. En Argentine, les guérillas locales sont en partie mues par la lutte armée péroniste qui consiste à combattre pour le retour au pouvoir de Juan Perón en exil depuis 1955. Dans les années 1960, des contacts brefs existent entre le guévarisme et le péronisme, sans toutefois conduire à une coopération véritable.

Depuis les années 1990, les pays d’Amérique Centrale ont mené les négociations pour la constitution d’une organisation régionale commerciale et politique. Cela a ainsi pris la forme du Système d’Intégration Centre-Américain (SICA) reprenant la géographie de la Fédération d’Amérique Centrale, qui a existé dans les années 1830. Celle-ci a été marquée par le rôle majeur de Francisco Morazán (1792-1842), Président de la Fédération d’Amérique Centrale et chef d’Etat à plusieurs reprises du Honduras (1827-1830), du Salvador (1839-1840) et du Costa Rica (1842). Il s’est en effet illustré comme chef d’État centre-américain mais également comme un théoricien de l’action gouvernementale. Au pouvoir, il mène en place des mesures libérales et en faveur d’un développement économique, notamment dans la région du Guatemala. Sa volonté de développement économique repose notamment sur l’incitation à l’investissement étranger sur le territoire national. En réalité, il représente la version centre-américaine du modèle politique et économique libéral du XIXe siècle. Il s’agit de développer le pays par des mesures modernistes, développementistes et libérales, tout cela dans le sens bien compris du 19e siècle.

Dans le domaine des relations avec l’Église, Francisco Morazán se caractérise par des réformes qui vont à l’encontre de la mainmise du clergé sur l’économie nationale. Il constitue ainsi un modèle politique et économique laïc opposé à une trop grande présence de l’Église dans le pays. D’autre part, Francisco Morazán représente l’idéal d’une union régionale d’Amérique Centrale comprenant le Nicaragua, le Guatemala, le Salvador, le Honduras et le Costa Rica. Avant que la région tombe dans les problèmes politiques et économiques dans le cadre du phénomène de la « République Bananière », le morazanisme constitue une tentative, brève mais réelle, pour le développement économique, politique voire social de la région. Après l’écueil des alternatives politiques extrêmes – dictatures, guérillas -, ce mouvement politique du XIXe siècle vise à la modernisation effective de ces pays. L’éclatement postérieur de la fédération en plusieurs entités nationales met fin aux projets morazanistes même si Francisco Morazán demeure une figure régionale symbolique importante. En effet, dans les années 1960, certaines guérillas révolutionnaires du Honduras adoptent le nom de « morazaniste » en hommage à cette figure politique antérieure.

La vie politique vénézuélienne est principalement connue aujourd’hui à travers le chavisme qui représente, d’une certaine façon, un populisme de gauche. Pourtant, d’autres mouvements politiques ont tenté de construire leur propre vision d’un développement économique national. Dans les années 1950, le général Marcos Pérez Jimenez est à la tête du pays à travers un régime dictatorial. Avant sa prise de pouvoir, il définit son mouvement politique le 13 mars 1949 à travers le Nouvel Idéal National. Il considère que le Venezuela doit poursuivre son développement économique et la constitution d’une société nationale proche des standards des pays développés. Pour cela, il établit un régime autoritaire entre 1952 et 1958 dans lequel il met en place un ensemble de mesures économiques.

Ce programme développementiste vise à doter le pays d’une véritable indépendance nationale et lui permet d’amoindrir l’influence économique des États-Unis. Cette ligne développementiste et nationaliste est un élément que l’on retrouve dans d’autres pays latino-américains. Ainsi, dans le cas du Pérou, une dictature développementiste et nationaliste est mise en place dans les années 1970. L’action économique du gouvernement de Marcos Pérez Jimenez repose sur un capitalisme d’État qui accompagne le développement économique national. Le perezjimenisme défend également une ligne bolivarienne dans ses relations avec les pays voisins. Face à la mainmise économique et politique des États-Unis, il s’agit de développer une union des pays latino-américains et d’impulser un développement régional. Le projet politique de Marcos Pérez Jimenez conduit néanmoins à l’établissement d’un régime autoritaire qui restreint l’opposition notamment socialiste et communiste. Cet autoritarisme conduit à la fin de l’expérience politique perezjimeniste en 1958 et le retour à la vie démocratique nationale lors du Pacte de Punto Fijo. L’héritage politique de Marcos Pérez Jimenez est repris par plusieurs partis politiques vénézuéliens.

Quelques décennies avant l’élection de Hugo Chávez, qui allait incarner une synthèse entre patriotisme et socialisme, à l’aura inégalée depuis la Chute du mur de Berlin, et dont l’empreinte est encore perceptible dans le champ politique latino-américain contemporain.

Pour un patriotisme vert

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Champ de lavande de Provence. ©Leniners

La situation politique en Europe occidentale est en train de muter rapidement sous l’effet d’une sensibilité accrue à l’urgence écologique. Celle-ci se manifeste de plus en plus concrètement, et vient s’installer dans le sens commun comme un phénomène palpable : canicules, sécheresses et pollutions. Si les effets du changement climatique étaient déjà perceptibles, leur visibilité démultipliée et la généralisation du processus viennent bousculer les représentations, de telle sorte que le changement climatique est désormais une menace bien présente dans les esprits, et que celle-ci s’ajoute aux autres menaces générées par la mondialisation. La dégradation accélérée de l’environnement est un élément supplémentaire du tout fout le camp généralisé perçu par les citoyens. L’ampleur du phénomène ouvre la voie pour un patriotisme vert.


Aux yeux des électeurs, l’imaginaire écologique a jusqu’ici toujours été celui du cosmopolitisme et de l’ouverture à la mondialisation. Cette caractéristique se traduisait par une forte pénétration chez les CSP+, les urbains et les diplômés. Que ce soit sur le plan militant ou sur le plan électoral, l’engagement écologiste marquait une nette préférence pour le global et le local, tout en mettant de côté l’échelon national, considéré comme non pertinent au regard de l’échelle des défis du changement climatique. Si cet imaginaire reste extrêmement présent, comme le démontrent les slogans des manifestations telles que « Fridays for Future » et les différentes pancartes qu’on peut apercevoir ici et là dans le mouvement climat, l’accroissement tendanciel de l’urgence climatique vient ouvrir de nouvelles possibilités de discours écologique. En effet, si l’espoir de mettre tout le monde d’accord au niveau international et d’aboutir à des traités juridiquement contraignants reste présent, le besoin d’agir d’urgence pour lutter à la fois contre le changement climatique et se préparer à celui-ci vient réhabiliter l’échelon national comme échelon immédiat au sein duquel il est possible d’agir et comme levier d’une diplomatie écologique prioritaire.

Par ailleurs, la question du changement climatique prenait jusqu’ici l’aspect d’une abstraction, d’un engagement pour une cause lointaine et déconnectée de la vie quotidienne. Lorsque l’écologie s’inscrivait au quotidien, c’était pour prendre l’aspect d’un lifestyle individuel tout à fait compatible avec le fonctionnement de l’économie de marché : produits bio, déplacements à vélo, alimentation non carnée, etc. Bref, l’écologie, c’était le truc des gagnants de la mondialisation, pas tellement des plus fragiles pour qui ce mode de vie était au mieux un luxe, au pire un marqueur de distinction sociale et morale. Cependant, on s’aperçoit progressivement que les premières victimes du changement climatique seront précisément les classes paupérisées, déjà exposées à de nombreuses menaces et incertitudes. Ce sont celles qui ont été les plus affectées par les changements qui se sont manifestés dernièrement.

Le début d’une mutation

Ce fait politiquement nouveau – mais scientifiquement connu depuis longtemps – provoque de plus en plus de débats autour de la nécessaire articulation entre le social et l’écologique. Les slogans qui appellent à une écologie populaire viennent synthétiser cette double exigence : ancrer l’écologie chez les CSP- comme une priorité politique ; répondre aux besoins de ces catégories qui vont être les plus exposées au changement climatique. Au regard de la prégnance du discours individualiste sur les nécessaires changements de comportement de la population, et du caractère parfois punitif du discours écologiste, les obstacles sont encore nombreux avant qu’une écologie populaire puisse devenir hégémonique dans le champ politique. La faible porosité sociologique entre le mouvement des gilets jaunes et le mouvement climat démontre clairement qu’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. Néanmoins, la montée en puissance du discours anti-élites au sein du mouvement climat, ou des personnalités qui incarnent la demande écologique, ouvre des possibilités nouvelles.

La première condition pour construire une écologie de ceux d’en bas est en premier lieu de désigner ceux d’en haut comme les coupables de l’inaction face au changement climatique. Ce déplacement de la frontière antagonique, qui passe de la dénonciation des comportements individuels à la dénonciation de l’absence de changements macro-sociaux mis en œuvre par les gouvernements, est un premier pas vers l’extension de l’écologie en direction des classes populaires. Le risque reste cependant que l’inaction dénoncée soit celle de l’absence de mesures qui modifieraient les simples comportements individuels, comme une taxe carbone par exemple – qui est, on le sait, particulièrement impopulaire. Il faut donc aller beaucoup plus loin. L’enjeu est de faire muter l’écologie pour qu’elle intègre les différentes demandes populaires hostiles à l’égard de la mondialisation.

Répondre aux menaces de la mondialisation

Les demandes les plus fortes chez les classes populaires sont d’une part la demande de protection face aux désordres provoqués par la mondialisation, et, d’autre part, la demande de démocratie et de souveraineté, qui consiste à reprendre le contrôle. La prégnance de ces demandes est le produit d’une longue évolution historique de démantèlement de l’État social et d’entrée dans une ère postdémocratique. En effet, l’intégration européenne et l’ouverture au libre-échange mondialisé ont provoqué une désindustrialisation massive et désertifié de nombreux territoires. Les systèmes nationaux d’État social ont été mis sous pression par la dégradation de l’emploi et la discipline imposée par le financement de la dette sur les marchés financiers. Les services publics ont subi l’imposition du new public management et une privatisation rampante. Quant aux effets de polarisation de la zone euro et du marché unique, ils ont consacré la victoire de l’industrie la plus puissante de la zone, celle de l’Allemagne, et affaibli fortement les autres industries nationales qui n’étaient pas prêtes à évoluer dans la même zone monétaire que celle d’Outre-Rhin. La conséquence en a été une reconversion accélérée vers une économie de service concentrée dans les métropoles et fortement segmentée entre d’une part des services à faible rentabilité et faibles gains de productivité, et d’autre part des activités à haute valeur ajoutée. La congruence de ces causes a conduit à une rupture politique, économique et culturelle de plus en plus nette entre une France reléguée peu mobile et en pleine désaffiliation, et une France des métropoles plus dynamique et connectée, malgré ses banlieues reléguées dont la situation sociale est équivalente à celle des territoires périphériques.

C’est la raison pour laquelle les classes populaires sont particulièrement sensibles aux discours qui leur promettent de les protéger de la mondialisation et de balayer les élites en place. Cette demande s’apparente à une volonté de réencastrer le capitalisme dans l’État-nation et ses mécanismes de solidarité, alors qu’il s’en émancipe chaque jour un peu plus. Cela se traduit notamment par une forte demande de rapatriement de la souveraineté vers l’échelon national et une aversion particulière à l’égard de l’approfondissement de l’intégration européenne. Pour cette France, les menaces extérieures se multiplient. C’est pourquoi le patriotisme anti-élites y rencontre un écho important, qu’il prenne la forme du nationalisme réactionnaire porté par le Front national, ou qu’il prenne la forme d’un patriotisme progressiste porté par exemple par la France insoumise en 2017. Même si l’imaginaire de l’écologie se projette essentiellement au niveau européen jusqu’à présent, la construction d’un patriotisme vert à l’échelle nationale, sans virer à l’europhobie, n’a rien d’inenvisageable et dispose de solides points d’appui.

Vers un patriotisme vert

Les territoires périphériques sont particulièrement exposés aux changements climatiques tels que les épisodes de sécheresse qui détruisent paysages, écosystèmes locaux et dégradent les nappes phréatiques. La distance avec les services publics y complique les interventions de l’État, notamment pendant les séquences de canicule qui se multiplient. De la même façon, les zones de fortes pollutions et d’excès de bétonisation sont localisées dans les banlieues défavorisées. L’urgence écologique se présente donc sous la forme d’une menace qui va se faire toujours plus précise envers les classes populaires.

La construction d’un patriotisme vert pourrait donc avoir une double fonction. D’une part, faire de l’exemplarité en matière de transition écologique et de lutte contre le changement climatique un élément de fierté nationale. C’est un levier pour démondialiser notre économie, rétablir des protections et refaire de la France un pays qui porte un message universel. D’autre part, il permet de poser la question écologique comme un enjeu fondamentalement collectif et ancré dans un destin commun. Cela permettrait de contrecarrer les tendances à réduire les efforts à réaliser aux seuls comportements individuels. C’est un moyen d’éviter la construction d’une écologie élitaire qui se résumerait à un mode de vie individuel, même si celui-ci est un levier esthétique précieux pour faire passer le discours écologique. Il est même stratégiquement important de s’appuyer sur cette dimension désirable et séductrice pour provoquer des changements culturels. Il n’y a donc pas de contradiction entre le fait de faire de l’écologie quelque chose de branché et la construction d’un discours patriotique autour de cet enjeu. Ce dernier doit s’hybrider aux demandes des classes populaires en matière de protection face aux désordres engendrés par la mondialisation.

Par ailleurs, la synthèse entre l’imaginaire cosmopolite et moderne de l’écologie politique et l’imaginaire de la protection du patriotisme est une garantie contre la construction d’un nationalisme régressif tel que le RN cherche à le faire à travers son localisme anti-immigrés. Mais c’est aussi un levier pour un retour de l’État dans l’économie, un programme de démondialisation et une sortie des traités de libre-échange qui ont un impact écologique négatif.

Si cette articulation n’est pas évidente, il est possible de s’appuyer sur des éléments du sens commun écologiste pour les lier au retour d’une communauté nationale qui protège : la préférence pour le local et les circuits-courts ; la protection du patrimoine naturel national ; la valorisation du tourisme non polluant, et donc à courte distance ; etc. Les exemples ne manquent pas pour illustrer la jonction possible de ces imaginaires : la défense d’industries fondamentales pour mener la transition écologique comme Alstom, dont la branche énergie a été cédée de façon scandaleuse à General Electric, ou la protection de services publics comme Aéroports de Paris qui permet à l’État d’avoir un contrôle direct sur l’industrie très polluante du transport aérien.

Le patriotisme vert ne peut être autre chose qu’un discours fondé sur le fait de prendre soin de notre communauté nationale comme de notre environnement. Bien loin d’un nationalisme régressif, il s’agit d’étendre l’élan d’amour des siens et de protection du bien commun qui définissent le patriotisme vers notre environnement. À l’heure de l’atomisation néolibérale, c’est un levier précieux pour reconstruire un lien collectif.

La séquence récente des incendies de l’Amazonie démontre qu’il est possible de s’appuyer sur des instincts de conservation et de protection pour leur donner un sens progressiste. C’est une des manifestations, mondiale cette fois, de l’articulation possible entre un discours de démondialisation et de transition écologique. Cette séquence a obligé Emmanuel Macron à reculer sur l’accord commercial UE-Mercosur, dévastateur sur le plan écologique, et à mettre un veto français. Même si, une fois la séquence médiatique éloignée, l’Élysée a annoncé vouloir améliorer l’accord et non l’abandonner complètement.

Un outil avec et contre l’hégémonie néolibérale

Sur le plan électoral, et à condition d’être incarné, ce patriotisme vert pourrait séduire une large coalition qui va de la France des oubliés à des secteurs de la population qui font partie des gagnants de la mondialisation. Pour le dire plus clairement, cette coalition pourrait réunir le chômeur du Nord et le jeune diplômé urbain Macron-compatible soucieux d’écologie. Même si ce dernier n’est pas forcément un socialiste forcené, l’urgence écologique est un levier pour faire admettre à ce type d’électorat la nécessité d’une forte impulsion de l’État en matière de transition et de reprise en main des grandes entreprises polluantes.

La question écologique est un des maillons faibles de l’hégémonie néolibérale. Son propre socle électoral, celui des gagnants de la mondialisation, émet une forte demande en faveur d’une politique verte. Cependant, toute politique écologique à la hauteur des enjeux devra nécessairement en passer par une confrontation sévère avec les piliers du néolibéralisme : le libre-échange, la croissance indiscriminée sur le plan qualitatif[1], la prédominance des multinationales financiarisées, l’atomisation individualiste, etc. Dès lors, l’enjeu écologique est facteur de contradictions au sein du bloc historique qui maintient en place le système existant.

La tâche d’un patriotisme vert et plébéien doit être d’appuyer au maximum sur ces contradictions lorsqu’elles monteront en puissance[2] afin de détacher une partie du bloc néolibéral et de faire advenir un nouveau bloc historique majoritaire. Une stratégie contre-hégémonique est en effet nécessairement interclassiste. Elle ne repose pas sur une simple opposition au système, mais sur un double mouvement : la désarticulation et la subversion interne de certains de ses éléments constitutifs d’une part, l’attraction vers un nouveau modèle qui rompt avec l’ancien d’autre part. La demande écologique cristallise cet entre-deux et cette ambiguïté à partir de laquelle il est possible d’étirer les pôles internes au régime néolibéral.

Si cette hypothèse devait se matérialiser, le processus de constitution de ce patriotisme vert passerait nécessairement par une incarnation électorale qui dynamitera les identités politiques existantes pour les réordonner.


[1] C’est-à-dire l’absence de choix collectifs autres que les mécanismes marchands pour établir ce que l’on doit produire ou non, alors qu’on sait pertinemment que de nombreuses activités humaines doivent décroître si l’on veut faire face au défi du réchauffement. À l’inverse, d’autres activités doivent croître, mais le marché ne fournit pas les incitations pertinentes pour que ce soit le cas.

[2] Pour l’instant, ces contradictions restent politiquement gérables par le système en place.

Pourquoi il faut défendre un patriotisme démocratique

Le patriotisme n’a pas bonne presse. Il serait intrinsèquement lié au nationalisme, à la xénophobie, à la défense d’un ordre patriarcal et réactionnaire. C’est la raison pour laquelle une partie de la “gauche”, à l’unisson de certains “néolibéraux progressistes”, propose de l’abandonner au profit d’une identité politique transnationale ou cosmopolite. Clara Ramas défend dans cet article la nécessité de réinventer un patriotisme qui articule une série de demandes démocratiques, afin de constituer un nouveau sujet politique, à la fois national et populaire.

Clara Ramas est docteure européenne en Philosophie (Universidad Complutense de Madrid – UCM) et chercheuse post-doc à l’UCM et à l’Université Catholique de Valence. Elle initie une série de huit articles sur les grands enjeux de notre époque et le patriotisme démocratique qu’ils appellent. Il a été traduit par Louise Pommeret-Costa, Alexandra Pichard et Lou Freda.


Bien que nous n’ayons habituellement que peu de temps à consacrer à ces questions-là, nous approchons de l’an 20 de notre siècle. Ce siècle a commencé en se voulant le « Nouveau Siècle Américain » (Arrighi), dans lequel les États-Unis auraient le contrôle économique et géopolitique du globe. Instabilité, guerres ouvertes de basse intensité, crises économiques, détérioration de l’environnement : tout cela s’est cristallisé en 2008 dans une crise brutale qui a mis en évidence les échecs du projet néolibéral de globalisation économique et culturelle. Ces dix années ont changé l’état du monde : comment ce changement se traduit-il politiquement ?

Il a été dit que nous vivons, notamment en Europe du Sud, un « moment populiste » qui résulte d’un sentiment croissant d’abandon et de vulnérabilité face au pouvoir des élites cosmopolites. Nancy Fraser a fait remarquer que les forces populistes émergentes constituent une réponse à une « crise hégémonique de la forme spécifique de capitalisme dans laquelle nous vivons : globalisante, néolibérale et financiarisée ». Cette forme de capitalisme s’appuie sur un bloc politique qu’elle-même qualifie de « néolibéralisme progressiste », et qui combine des politiques économiques régressives – de dérégulation et de libéralisation – et des politiques de reconnaissance en apparence progressistes, qu’elle utilise comme alibi – « compréhension libérale du multiculturalisme, écologie, droits des femmes et LGBTQ ». De cette façon, ce bloc dépossède les travailleurs, paysans et précariat urbain, tout en parvenant à se présenter comme un néolibéralisme cosmopolite, émancipateur et progressiste face à des classes populaires supposées provinciales et rétrogrades. Les constructions politiques populistes récentes de tendances très diverses ont quelque chose en commun : face à ce bloc néolibéral, elles tentent de refonder le lien social et de (re)construire un peuple. De redéfinir, en quelque sorte, une idée de patrie.

Deux voix au cœur de l’interrègne

Wolfgang Streeck détaille la façon dont le capitalisme actuel épuise progressivement les facteurs potentiellement stabilisants dont il se nourrissait pour survivre. Son inévitable implosion, soutient Streeck, ne débouchera pas sur un nouvel ordre révolutionnaire, mais sur un « interrègne durable » : une période de désordre prolongé où la question sera de savoir si et comment une société peut perdurer pendant un certain temps comme « quelque chose de moins qu’une société, ou comme ersatz de société ». Cet ersatz de société se caractériserait par une décomposition macro et micro, sans acteurs collectifs, où le lien social se dissoudrait en donnant lieu à une cohabitation fragile d’individus sous-gouvernés et sous-administrés, animés par la peur et la cupidité. Le pacte social, en un mot, serait brisé. Dans cette configuration de déséquilibre global, de misère des défavorisés et de précarisation des privilégiés, un état d’esprit émergerait : le désenchantement généralisé comme condition existentielle de l’époque.

Aucune société ne fonctionne sans construire de lien social, quel qu’il soit : l’« individu » comme point de départ n’existe pas. Comment construire ce lien dans une « société de marché », c’est-à-dire une société fondée sur la négation du social en tant que tel comme le disait Polanyi ? Le diagnostique de Streeck était déjà dévastateur en 2016 : il ne reste plus que la « résignation collective comme dernier pilier de l’ordre – ou du désordre – social capitaliste ». C’est soit le désordre, soit la fondation d’un Ordine Nuovo (NdT : titre de la revue fondée par Gramsci en 1919), voilà la seule alternative.

À son époque, Gramsci affirmait que l’Italie avait besoin d’une « réforme intellectuelle et morale ». Une réforme qui puisse, à l’instar de la réforme luthérienne allemande et de la réforme révolutionnaire française, pénétrer au plus profond des idéaux, habitudes et modes de vie des classes populaires, en configurant un nouvel ethos ou une nouvelle manière d’affronter le monde et d’entrer en relation avec lui. Lorsque l’époque est mouvementée, que Gramsci appelle un “interrègne”, les forces qui se démarquent sont celles qui parviennent à articuler ce nouvel ethos, en façonnant un nouveau sens commun et en parvenant à réarticuler le lien social. À quels défis les forces démocratiques qui prétendent aujourd’hui reconstruire une patrie et un pacte social devraient-elles apporter des réponses ? Voilà le défi de la politique qui vient.

Quelques directions

Il n’y aura aucun changement sans horizon capable d’articuler une nouvelle majorité et une volonté générale. Cependant, il faut pour ce faire une « direction intellectuelle et morale » (Gramsci) capable d’intégrer les raisons d’Autrui. Cela implique aussi de définir une nouvelle centralité, qu’il faudrait penser, non pas comme une équidistance tiède, à mi-chemin entre deux extrêmes donnés qui la précéderaient ; mais plutôt comme un nouveau centre de gravité qui déplace et regroupe le champ entier autour de lui, dans des positions définies par ce même centre. C’est ainsi que l’on refonde une totalité : « contrairement à un parti, une nation est toujours un tout », disait Gramsci. Le Zarathushtra de Nietzsche exigeait de « grands adorateurs » dotés de flèches de désir. La flèche qui entend aller loin a besoin que l’arc s’ouvre en grand. Les vieux axes de la politique s’avèrent trop étroits pour un patriotisme démocratique à la hauteur des difficultés du présent. Le patriotisme n’est pas la droite ethnocentrique ; la démocratie n’est pas la gauche cosmopolite.

Ainsi, le nouveau patriotisme est marqué par la souveraineté : il construit un peuple là où le national et le populaire se rejoignent. Il construit une démocratie souveraine qui donne voix à une volonté générale constituée comme sujet politique et qui ne veut pas se plier à la globocratie de la gouvernance néolibérale. Il construit, enfin, une communauté d’appartenance face aux pouvoirs sauvages du libre marché.

Cette communauté s’assimile au fait de prendre soin de la chose commune, ce qui veut dire qu’elle est féministe, écologiste et non xénophobe. A partir d’un féminisme hégémonique, au-delà des politiques de l’identité et contre la réaction de l’ultra-droite, elle réinterroge la totalité du lien social, tout en reconstruisant la masculinité et en cherchant des relations plus libres, égales et entières.

Ce nouveau patriotisme offre un horizon collectif face aux angoisses et aux peurs du désert néolibéral, mais il se positionne fermement contre la xénophobie et la lâche stigmatisation du faible, en rappelant que l’Occident est un broyeur d’identités collectives de part et d’autre du globe, et qu’une partie des conflits contemporains est liée aux tentatives des peuples de se recomposer comme et ils le peuvent.

Ce patriotisme défend la souveraineté culturelle des peuples et la reconstruction écologiste du lien avec l’environnement, face à un universalisme abstrait qui ne s’est pas réalisé comme Bien universel mais comme espace déqualifié, hypnotique, glacial, uniforme, dont le sujet est un être narcissique et déraciné : le consommateur d’aujourd’hui.

Ces dernières décennies nous montrent qu’une société qui livre des individualités pures, séparées de tout mythe et de toute pulsion communautaire, fabrique des consommateurs d’antidépresseurs, des addicts à sexualité auto-référentielle et réificatrice, des personnes en recherche frénétique d’appartenances solides, qui sont de la chair à canon pour les formes politiques les plus extrémistes, comme l’esquissent avec perspicacité les romans de Houellebecq. Réduire l’être humain à un individu atomisé équivaudrait à démobiliser son potentiel d’appartenance à une « communauté de transcendance » (Errejón). Rien de grand ne s’est fait sans passion, a dit Hegel, ni sans idéaux transcendants. Le seul échappatoire au nihilisme néolibéral sera de susciter un intérêt nouveau pour un projet collectif qui soit une nouvelle totalité : refonder le lien communautaire et redonner le sentiment d’une unité de destin dans une patrie commune face au déracinement global.

En partant de cette conjoncture, il est nécessaire de penser un nouveau patriotisme démocratique qui puisse produire une conception de l’ordre qui ne soit pas réactionnaire, qui puisse offrir sécurité, bien-être, sentiment d’appartenance et protection. Nous proposons ici huit clefs pour penser et débattre de ce patriotisme démocratique.

  1. Démocratie

Si la démocratie est la faculté d’un peuple à participer à son destin, alors celle-ci est clairement incompatible avec le capitalisme et le marché libre.

Streeck, dans son livre au titre éloquent « Marchés et peuples », explique qu’il existe depuis 1945 une contradiction fondamentale entre les intérêts du capital et ceux des votants ; cette tension s’est peu à peu déplacée successivement à travers un insoutenable « emprunt sur le futur » – expression également employée par Varoufakis -, jusqu’à déboucher sur la crise de 2008. La Grèce a été l’exemple évident de ce genre de gouvernement de technocrates et de l’imposition d’une « pression factice » (Sachzwang). Nos États démocratiques n’écoute plus la voix des peuples, ils écoutent plutôt la langue mystérieuse des « marchés », dit Streeck : « Etant donné que la confiance des investisseurs est dorénavant plus importante que celle des votants, tant la droite que la gauche voient la prise du pouvoir par les détenteurs du capital non comme un problème, mais comme la solution ».

Cette contradiction fondamentale entre capitalisme et démocratie se traduit par une contradiction politique : démocratie et globocratie. Le pouvoir réside-t-il entre les mains des peuples, ou dans celles des élites transnationales qui étendent leur emprise ? Les forces démocratiques doivent aujourd’hui prendre en compte la demande générale d’une prise de décisions collective qui ne soit pas remplacée par l’obéissance aux diktats de Bruxelles.

2. Souveraineté

La tradition démocratique républicaine qualifie de « souveraine » la volonté générale constituée comme sujet politique. Il est peu utile en politique de faire appel à un cadre juridique ou légal sans prendre en compte la volonté politique qui le soutient. Kant effectuait une distinction entre la forma regiminis, qui définit si un État est de Droit ou ne l’est pas, et la forma imperii, qui détermine de quel type d’État il s’agit, et pose la question de l’acteur politique qui gouverne. Dans le premier cas, il s’agit de la loi, de la norme ; dans le second de la souveraineté, de la volonté. En démocratie, comme on le comprend depuis Aristote, Cicéron, Rousseau ou Robespierre, il existe une volonté générale qui réside dans l’ensemble des citoyens : ces derniers règnent en obéissant. Le nom moderne de ce sujet est la nation.

Cependant, considérer le corps politique comme un simple ensemble de normes sans référence à un sujet unitaire constituant est basé sur le présupposé suivant : le politique ne serait qu’une série de normes qui régulent un ensemble préalable et indépendant d’individus « libres » – la sphère privée de la « société civile ».

Mais la société n’est pas cette somme d’individus : c’est pour cela qu’aucune Constitution ne consiste en un simple système de normes qui s’appliqueraient à l’individu, mais qui définissent le sujet collectif de la souveraineté. Dans la constitution actuelle, « le peuple espagnol » (art. 1), dans celle de 1931, « l’Espagne est une République démocratique de travailleurs de tout type (…). Les pouvoirs de toutes ses institutions émanent du peuple » (art. 1) ; dans celle de Cadix de 1812 : « La souveraineté réside essentiellement dans la Nation », définie comme « la réunion de tous les Espagnols des deux hémisphères » (arts. 1 et 3). Ou, de façon encore plus claire, dans l’actuelle Constitution allemande, qui récupère la formulation de celle de Weimar de 1919 : « Le peuple allemand (…) s’est octroyé à lui-même cette Constitution » (Préambule).

Pour résumer : le désir de démocratie est le désir d’une auto-conscience politique d’un peuple, qui touche à une relation déterminée avec ses élites et avec une capacité spécifique de configurer son destin. La forme sous laquelle cette conscience politique se matérialise dans la modernité est la forme nationale. Il n’y a pas de citoyenneté, reconnaissait Kant, sans une communauté qui donnerait sens à la volonté générale d’un peuple.

Une force qui aujourd’hui se voudrait héritière de cette tradition démocratique et républicaine devra être capable de penser plus loin que la conception libérale qui réduit la politique à la gestion de la sphère pré-politique des intérêts individuels. Cela implique une volonté générale populaire qui soit capable de se doter de son ordre propre et de décider de son destin.

3. Peuple(s)

Cette idée de volonté souveraine est la base de l’idée moderne de nation. Cette dernière n’est pas nécessairement oppressive. Elle est au contraire le meilleur outil pour garantir les droits des plus vulnérables. La question est la suivante : en faveur de qui la souveraineté est-elle exercée ? Le capitalisme est le premier agent destructeur des frontières. Adam Smith reconnaissait que le commerçant n’avait d’autre patrie que celle où il obtiendrait le plus profit maximal ; Marx affirmait quant à lui que les communistes ne peuvent détruire la propriété, la famille ou la patrie, pour la simple et bonne raison que la plus grande partie d’entre eux ont déjà été détruits par le capital. Autrement dit, le capitalisme a détruit les structures et les liens qui permettent à ceux d’en bas de se protéger et de vivre avec un bien-être minimal. Pour ceux qui ne s’enrichissent pas par la spéculation, mais qui subsistent par le travail, une patrie qui protège n’est pas un luxe dont ils peuvent se passer. Aujourd’hui, sous le joug d’une Union Européenne réduite à une simple union monétaire dans un cadre technocratique, compte tenu du fait que la possibilité de se constituer en bloc continental doté d’une identité politique commune n’existe pas, il n’est pas possible d’établir ce lien protecteur en-dehors des espaces nationaux.

Pour les élites, il n’y a pas le moindre doute : le néolibéralisme doit s’appuyer sur un processus de globalisation. Un mouvement populaire ne peut reposer que sur l’échelle nationale et sur ses possibles alliances interétatiques ultérieures. Construire une volonté générale revient à construire un peuple : là où le national et le populaire coïncident. C’est ainsi que l’a imaginé la tradition démocratique et républicaine. Pour Sieyès, la nation se constitue quand la classe potentiellement universelle, le Tiers-État, se forme comme totalité à travers l’exclusion d’une classe particulière, celle des privilégiés. Ce sont seulement ceux qui réussissent à incarner et à représenter le tout social et l’intérêt général qui fondent la nation, selon Siéyès. Les privilégiés provoquent la faillite de l’ « ordre commun », ils constituent un royaume à l’intérieur du royaume, une ombre « qui s’efforce en vain d’opprimer une nation entière ». Les subalternes ne doivent donc pas constituer un nouvel ordre – au sens de l’Ancien Régime – à travers des États-généraux, qui inclut les privilégiés, mais à travers une Assemblée Nationale. Ils ne représentent pas une partie du corps politique, mais sa totalité.

Une partie de la gauche a été très critique à l’égard du cadre national. Dans un texte de Fernández Liria, tiré de son ouvrage sur le populisme, on peut lire : « la logique institutionnelle de l’Illustration (?) ne génère pas de l’appartenance mais, plutôt, le droit de ne pas appartenir ». Il défendait la priorité d’un « être humain sans rien de plus », détaché de « toute appartenance : tribale, culturelle, historique ou sociale ». Cette compréhension des droits humains, d’origine libérale anglo-saxonne (elle débute dans la Déclaration de Virginie de 1776), nous laisse tout à fait démunis.

Une partie de la gauche pousse des cris d’orfraie lorsque des concepts comme ceux de “sécurité”, “d’ordre” ou “d’appartenance” parviennent à ses oreilles. Ce serait une grave erreur que de considérer que leur utilisation revient à pénétrer sur les terres de la droite : bien au contraire, les plus vulnérables sont les premiers à pâtir de la loi de la jungle instaurée par les marchés. Ce n’est pas un hasard si le libéralisme s’est historiquement allié avec le darwinisme social dans son apologie du libre marché. Pour les théoriciens ultra-nationalistes Henrich von Treitschke et Ludwig von Rochau [qui ont eu une influence notable sur l’extrême-droite allemande du XXème siècle], les États et les régulations sont des fardeaux face auxquels la liberté individuelle doit prévaloir ; celui qui reste à l’arrière est un faible, qui ne mérite pas qu’on le protège. C’est dans l’absence d’ordre que la droite se sent le plus à l’aise.

En ce qui concerne l’Espagne, il y a deux difficultés principales qui entravent sa construction populaire comme patrie. Dans un premier temps, l’usurpation du drapeau et de l’identité nationale par la dictature franquiste, régime violent et impotent qui a dû massacrer et expulser comme « anti-Espagne » la moitié du pays qu’il n’était pas capable d’intégrer. La résistance, en récupérant des fils de l’histoire espagnole de soulèvements populaires, fut à la fois démocratique et patriotique, nationale et populaire, dirigée contre l’invasion allemande et italienne que les élites appelaient de leurs voeux. Comme l’explique l’historien José Luis Martín Ramos, la notion de “patrie souveraine” en Espagne se construit au départ comme une réaction populaire face à l’occupation française ; on voit donc qu’affirmer que le terme de « patrie » intrinsèquement liée au franquisme ou au centralisme témoigne de la plus abjecte subordination culturelle à ces derniers, et d’une incapacité flagrante à proposer un horizon d’émancipation.

La seconde difficulté est l’inévitable pluri-nationalité de l’Espagne. Celui qui ne comprend pas que l’Espagne est plurinationale n’a pas un problème avec la Catalogne ou avec le Pays Basque, mais bien avec l’Espagne entière. L’Espagne est un pays doté d’une richesse incalculable, qui s’exprime à travers des institutions locales et des communautés autonomes, des langues et des traditions populaires vivantes, qui luttent pour maintenir leur identité propre. La tradition démocratique, plurielle et fédérale n’a jamais oublié cette dimension-là, sans cesser d’être patriote pour autant.

Il n’est donc pas possible de construire un patriotisme démocratique en Espagne sans prendre en compte les différentes identités nationales qui la configurent et les revendications historiques d’une patrie démocratique et populaire.

  1. Féminisme

Il est tout à fait symptomatique que Ciudadanos (NdT : formation politique espagnole de centre-droit présidée par Albert Rivera) ait assimilé le féminisme au nationalisme en tant que formes de « collectivisme ». Cela revient bien sûr, pour Ciudadanos, à ranger le féminisme du côté du tribalisme, de l’archaïsme. Mais par là-même, ce parti reconnaît au féminisme sa capacité, en tant que mouvement collectif, à imposer ses sujets à l’agenda public et à obliger le reste des forces à débattre en ses propres termes. Aujourd’hui, on peut dire qu’en Espagne, le sens commun est féministe. Le nouveau sujet politique sera donc féministe. À partir de là, reste à penser deux aspects : ce qui est en-dehors de ce sujet politique, et ce qui est à l’intérieur.

En-dehors : toutes les nuances et critiques possibles doivent toujours pouvoir s’exprimer et avoir leur place dans le débat, mais ceux qui se déclarent « antiféministes » sont tout simplement en-dehors du pacte social actuel. Comment peut-on penser le lien social en rejetant un point de vue qui prétend en finir avec l’injustice historique et lutter pour la dignité et les droits de 50% de la population ? Et pourtant, il existe une partie du pays qui s’auto-exclut de ce cadre : un certain revanchisme antiféministe et réactionnaire est en train de se constituer, dans des espaces privés mais aussi sur internet, via des chaînes YouTube qui attirent des jeunes animés par une forme de ressentiment envers les femmes, ainsi que des intolérants de divers bords politiques. Ils se regroupent sur des positions qui expriment le ressentiment et la misogynie, avec un cocktail venimeux de puritanisme, de frustration sexuelle et de préjugés, dans le sillage du mouvement incel aux États-Unis, où le féminisme est à la fois objet d’attirance, de dénigrement et de haine. À cela s’ajoute le sentiment d’insécurité généré par les conquêtes du mouvement féministe et la peur séculaire que produit l’idée – dans les rôles genrés portés par une masculinité réactionnaire – des femmes comme sujets.

Ce conglomérat constitue l’un des axes sur lesquels s’appuie peu à peu, en Europe cette fois, l’alt-right émergente. En Espagne on a récemment pu constater l’existence de cette articulation entre anti-féminisme et extrême-droite à une occasion : les insultes et la diffusion de données personnelles de la victime de la Manada (NdT : récente affaire de viol collectif qui a eu une grande résonnance en Espagne) dans des forums d’extrême-droite ou des graffiti où l’on pouvait lire « Vive la Manada », « Liberté pour Josué » et « Orgueil hétéro » entourés de croix gammées. Un environnement (celui de l’extrême-droite) où la misogynie, la réification et le mépris le plus grossier envers les femmes – que ce soit par dénigrement ou par sublimation handicapante – sont unanimes, massifs, tacites. Si nous observons les résultats de vote en fonction des sexes lors des dernières élections en Suède, nous voyons qu’ils sont similaires pour le centre-droit en votes masculins et féminins. En revanche, l’écart explose pour ce qui est du vote d’extrême-droite : 27,9% de voix masculines, 10,2% de voix féminines. Presque le triple. Cela nous montre qu’il existe un lien constitutif, intrinsèque, entre extrême-droite, misogynie et antiféminisme, qui s’efforce à présent de capter ceux qui résistent à la réalité du présent social.

Pour ce qui concerne l’intérieur du mouvement : le féminisme n’est pas une « politique identitaire » ou « sectorielle », qui ne concernerait que les femmes ou des collectifs bien précis. C’est un projet qui consiste à penser et à redéfinir autrement l’ensemble de la communauté, et qui concerne la totalité de l’organisation sociale, la famille, le travail, les soins, etc.  En ce sens, Clara Serra a montré qu’un féminisme hégémonique concerne aussi l’autre 50% de la population : les hommes, qu’il faut incorporer et attirer afin qu’ils considèrent le féminisme comme leur propre cause. Cela ne signifie pas, comme voudraient le déformer les réactionnaires animés par le ressentiment, qu’il faille « féminiser » les hommes ou en faire des victimes : cela signifie qu’il faut réfléchir de façon critique à la manière dont se construit leur masculinité pour pouvoir, dès lors, la reconstruire. Le féminisme a pour défi de donner voix aux offenses subies, mais aussi aux incertitudes qui se dessinent depuis ce nouvel horizon.

Germán Cano faisait remarquer qu’à présent, les hommes se taisent en public, de peur d’être qualifiés de machistes, mais qu’ils « ne cessent pas pour autant d’exprimer leur ressentiment croissant en privé ». Ce processus réactif cherche à retrouver un imaginaire perdu. Cela étant dit, indique également Cano, l’auto-flagellation masculine ou l’exigence de « déconstruction » immédiate et absolue ne sont pas non plus très utiles.

La visibilité de la violence quotidienne et symbolique, la lutte contre l’infériorisation systématique des femmes, l’exigence d’une répartition plus juste des tâches ou de l’élimination de barrières professionnelles, doivent être reliées à une réflexion sur la façon dont on peut construire une masculinité non toxique, qui récupérerait certains des éléments présents dans l’identité masculine contemporaine, tout en en reconsidérant d’autres et en les agençant autrement.

On ne peut déplacer des éléments d’une identité qu’en opérant des ajouts positifs. Comme l’a également écrit Serra, il s’agit de faire le lien avec les identités réellement existantes et de les re-sémantiser, et non pas d’offrir un vide ou une destruction de ce que sont les gens. C’est en cela que consiste le jeu politique de la ré-articulation d’identités. Cela signifie, heureusement, qu’il n’y a pas à jeter par-dessus bord tout ce qu’a signifié être un homme ou être une femme. Rita Segato, anthropologue féministe latino-américaine et militante anti-féminicides, a même lancé une hypothèse intéressante : dans les modes de relation sociale prémoderne, on trouverait des relations plus équilibrées et moins toxiques, sous certains aspects, que ce qui existe dans l’ultra-modernité ; ce serait un sujet qu’il faudrait longuement développer. Pensons par exemple au courage, un attribut traditionnellement considéré comme étant masculin, et qui peut par exemple s’exercer contre la lâcheté de ceux qui attaquent les faibles ou les vulnérables (harcèlement, homophobie, xénophobie). Le courage contre l’abus : une valeur traditionnelle mais aussi une valeur du futur. Luigi Zoja a écrit un joli livre intitulé Le Geste d’Hector sur l’histoire et le présent de la figure du père. Dans ce livre, il oppose deux modèles de masculinité : Hector, le héros qui écoute les femmes et s’occupe de son bébé, en enlevant son casque pour ne pas l’effrayer et en plaçant donc le bien-être de sa descendance avant le sien ; et Achille, le guerrier individualiste qui s’adore lui-même et ses propres succès.

Penser une masculinité au-delà du modèle stéréotypé du narcissisme égocentrique maladif, du handicap émotionnel, du déchaînement sexuel réificateur et de la violence démesurée, devrait être gratifiant y compris pour les hommes. Nombreux sont ceux qui soulignent à quel point il est inestimable, indicible, d’appréhender différemment les relations sexuelles avec les femmes, ou bien encore de profiter en tant que grands-pères d’un lien avec leurs petit-enfants qu’ils n’ont jamais pu exercer en tant que pères avec leurs enfants. La patrie, pour tous et pour toutes, ne pourra qu’être féministe.

  1. Immigration

On ne peut dissocier la question de l’immigration du contexte néo-libéral. À commencer par le phénomène de flux de populations lui-même. Conflits armés, répartition inégalitaire des ressources et destructions de formes de vie traditionnelles, tout cela oblige des masses à abandonner leurs terres d’origine. Le long travail du capital qui a commencé par l’expropriation de terres communes et la destruction des modes de vie des classes populaires en Europe, s’est poursuivi avec la colonisation de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique latine. Tout cela illustre les propos de Marx dans Le Capital : « Et l’histoire de cette expropriation est inscrite dans les annales de l’humanité en caractères de sang et de feu. » Exploités dans le Vieux Monde, expropriés dans le Nouveau : un même destin.

Cela se reflète de différentes façons qu’il convient d’analyser. Une population qui se sent exposée et vulnérable, comme c’est le cas de la population frappée par la crise de l’État-providence, se replie sur elle-même face à ce qu’elle considère comme une menace identifiée dans l’immigration. Nous le savons, les chiffres démontrent que cette prétendue menace d’« invasion » n’existe pas en tant que telle ; mais qu’est-ce qu’une menace, au juste ? C’est un sentiment qui se construit par des symboles, et non par des chiffres et des données. L’arrogante supériorité morale, bien souvent exhibée par la gauche, est ici parfaitement inutile.

Face au lâche simplisme de la droite, il nous faut affirmer que la principale menace faite à l’identité ne réside pas dans « les autres », parce que cette menace attaque précisément l’identité de ces mêmes autres. La menace est l’essence spécifique du capitalisme, et plus concrètement du néo-libéralisme qui est son projet de globalisation et d’anéantissement des peuples. Le néo-libéralisme unifie l’humanité en la transformant en supermarché planétaire : il élimine les différences, détruit des cultures populaires et anéantit systématiquement toutes les relations et tous les liens de solidarité traditionnelle, rendant impossible la continuité du mode de vie des peuples dans les économies traditionnelles qui, à présent, à cause de la spoliation et du néo-colonialisme, demeurent des économies “peu développées”. Le néo-libéralisme fragmente pour cela toutes les formes d’identité et d’imaginaires symboliques.

Mais de l’autre côté, on trouve une forme de colonialisme symbolique particulièrement pervers dans le cosmopolitisme humanitariste de la gauche, qui réside dans le fait de considérer que les peuples de la Terre désirent volontairement disparaître pour s’intégrer dans le marché mondial que l’Occident représente dorénavant. Ils ne comprennent pas que cette recherche du « fétiche du Nord » s’effectue uniquement quand flanchent les liens de l’enracinement, « les plaisirs et obligations de la réciprocité » dans la terre d’origine (Rita Segato). L’ouvrier est faussement « libre », dit Marx, parce qu’il a tout perdu : mais ce n’est pas cette réalité que voit une certaine gauche dans ceux qui se trouvent contraints à migrer. La droite achève le labeur avec sa xénophobie et son mépris, sans comprendre que personne ne veut, à l’origine, fuir sa terre, en laissant derrière lui sa famille, sa patrie, ses traditions et sa culture. Attaquer ceux qui se voient obligés de faire cela, et qui se retrouvent vulnérables, sans protections ni liens, à la merci et avec pour seule consolation la promesse du consumérisme occidental, est une réaction aussi lâche qu’aveugle.

Le point de départ qui échappe à ces deux camps, à des droites et des gauches maladroites, est le même : le déracinement. En ce sens, tout projet à droite ou à gauche non respectueux de l’identité plurielle des peuples de la Terre – que ce soit par xénophobie ou par cosmopolitisme – relève fondamentalement du cadre néo-libéral. De la même façon, les identités de tous les peuples sont alliées contre la cosmovision capitaliste et sa destruction des particularismes.

Un patriotisme démocratique a pour défi de désigner et construire symboliquement ce qui constitue une menace au bien-être et à l’intégrité d’un pays et de son peuple. Cette menace ne s’incarne pas dans le dernier arrivé, expulsé de sa terre par ce capital qui « sue le sang et la boue par tous les pores, de la tête aux pieds » (Marx), mais dans cette même oligarchie et ce même capital qui – ne nous trompons pas – a déjà fait il y a deux siècles la même chose avec nous tous. Le capital essaie toujours d’effacer la cicatrice originelle à l’aide de biens de consommation. Mais le fait est que, une fois la terre et le sang de l’Europe vampirisés, et tandis qu’il finit de le faire avec la terre et le sang des derniers recoins des autres continents, le capital s’attaque à présent à notre substrat culturel, historique, architectonique et symbolique. La détérioration des centres-villes historiques, les appartements touristiques gérés par les fonds vautours ou la marchandisation des « expériences » en sont un bon exemple.

En conclusion : l’autre visage du touriste-prédateur ou du spéculateur cosmopolite est celui du migrant apatride. Les deux sont la conséquence d’une même cause : le capitalisme globocratique, sa production systématique de déracinement et son régime de déterritorialisation. L’Europe, l’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine, tous les peuples ont un même combat. Le patriotisme démocratique a pour défi de protéger les peuples des corsaires néo-libéraux qui n’ont aucunement besoin de désobéir aux lois de l’empire pour spolier et piller les peuples.

  1. Ecologie

Marx affirme que dans la Nature, où Ovide voyait une « masse informe et confuse », dans toute son « originarité sauvage et boisée », le capital ne voit qu’une source de revenu. La Terre, la Nature, représentent pour le capital, ainsi que la force de travail humaine, le combustible le plus immédiat pour alimenter ses rouages. Ici aussi le néolibéralisme se nourrit du désordre : en brisant les équilibres écologiques les plus fondamentaux : surexploitation des ressources, pollution, changement et réchauffement climatiques, perte de la biodiversité, désertification, pénurie d’eau…

Comme l’a démontré David Harvey, l’accumulation capitaliste, quand elle n’opère plus par le mécanisme habituel de reproduction à plus grande échelle s’effectue « par dépossession » – comme c’est le cas lors des crises successives, et de la suraccumulation néolibérale qui s’effectue actuellement. Il existe une longue histoire des régimes de propriété des biens communaux destinés à l’usage de la communauté, matérialisés par les “enclosures” anglaises, les “game laws” ou la loi sur le vol du bois allemande, qui ont été progressivement dérobés aux classes populaires. Il s’agit du « nouvel impérialisme ». Qui plus est, comme l’indique depuis bien longtemps l’écoféministe Yayo Herrero, il va de pair avec l’exploitation du travail essentiellement féminin de préservation de la vie[1].

Son travail est d’une grande pertinence politique. Joan Subirats indiquait, dans son petit livre de conversation avec César Rendueles sur les biens communs, qu’il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui, dans la société de marché, suite à l’effondrement de l’État en tant qu’État-providence, la nécessité de nous rapprocher à ce qui relève du collectif nous presse, et ne peut se réduire à son sens étatique-public. « Ce qui est commun représenterait alors la nécessité de reconstruire cet espace de liens, de relations et d’éléments qui façonnent le collectif ». Les nappes phréatiques, les bois, les terres, font partie de ce qui est collectif et commun, qui requiert engagement et action. Ceci est étroitement lié aux mouvements “municipalistes” : on parle ainsi de « barrionalismo » ou, dans le municipalisme basque on revendique le Batzarre, une assemblée démocratique locale, qui est en lien avec l’Auzolan, les travaux communaux qui donnent le droit à participer à l’assemblée. Comme le signale précisément Rendueles, le concept des “biens communs” est la forme à travers laquelle se pose de nos jours la question classique de la manière dont se constitue une communauté politique, dans le contexte de l’échec évident de la prétention néolibérale à construire une gouvernance à base de pure gestion post-politique.

Le défi du patriotisme démocratique est de proposer une alternative quant à notre relation à ce qui est commun, aux ressources naturelles et à l’environnement, au-delà des nouvelles “enclosures”, des privatisations, de la financiarisation et autres mécanismes qui permettent au marché de pénétrer dans des espaces communs, naturels et environnementaux. Tout l’enjeu consiste à présenter ce défi avec un langage qui n’est pas constitué par des mégadonnées ou qui évoque des tendances irréversibles, mais qui fait appel à l’expérience journalière et quotidienne : redéfinir notre manière de nous déplacer, d’habiter, de nous alimenter et d’utiliser les transports.

  1. Identité

Face au désordre généralisé caractéristique de l’interrègne dans lequel nous sommes, l’accord de Davos fait sa propre proposition de nouveau contrat social. « Nous aspirons à construire une Europe qui permette aux citoyens d’être au centre de la Quatrième Révolution Industrielle, en maximisant l’impact des nouvelles technologies sur le bien-être, la croissance et l’innovation et la création d’emploi grâce à l’investissement et à un nouveau contrat social », proclamaient ses parties prenantes cet été. C’est l’Union Européenne des entrepreneurs, du dégrèvement fiscal, de Pablo Casado et de Manuel Lacalle : un contrat entre individus qui bénéficient des services.

Un patriotisme démocratique ne peut pas répondre à ces défis en proposant uniquement des mesures techniques différentes : un peu plus de dépenses publiques, un peu plus d’impôts, etc. Le lien politique représente davantage que le simple fait d’être un client d’un État à qui on paie des impôts, où l’on vote quand on y est appelé, et en échange de quoi on bénéficie de services. Aucune société ne peut subsister sans un ciment symbolique . La volonté libérale de produire des « particules élémentaires » (Houellebecq) plutôt que des êtres humains se heurte à une limite insurmontable, anthropologique : le besoin de nous raconter qui nous sommes, de nous projeter en tant que collectif, en tant que « nous ». C’est pour cette raison que Gramsci était fasciné par la notion de « mythe » de Sorel : une idéologie qui n’est pas une utopie lointaine, ni une doctrine mais, comme l’écrit le penseur sarde, « une création de fantaisie concrète qui agit sur le peuple disséminé et pulvérisé pour y susciter et y organiser la volonté collective ». Pour Sorel, le mythe ne renvoie pas au passé. Il évoque les origines, mais pour pousser le présent vers ce qui va arriver. Il est seulement sacré s’il permet la socialisation. Il n’est ni vrai ni faux : il est fécond ou non. Sa valeur est opérative. Dans son introduction d’une œuvre de Renan, avec qui il partage l’idée de communauté politique en tant que volonté qui incite à l’action collective, Sorel affirme que le tout consiste à trouver des « forces » capables de déterminer la conduite en suivant certains préceptes : il n’y a pas d’actes sans des croyances intenses. Et elles ne représentent pas un « résidu irrationnel » duquel il faudrait se débarrasser, mais au contraire, la condition nécessaire à la naissance de l’ « enthousiasme collectif ».

Lors d’une intervention sur la question de l’identité, Íñigo Errejón se refusait à une certaine forme d’arrogance qui consiste à prétendre qu’à partir du moment où on a démontré que toutes les identités sont construites, qu’elles ne sont pas un élément défini par le passé ou la biologie, on serait alors libérés de toute forme de domination, et que le démantèlement des identités engendrerait la libération de l’individu. Qu’est-ce qui subsiste derrière le voile des identités ? Le fait que nous sommes seuls. Ce qui bâtit les sociétés est la conviction que nous avons été quelque chose dans le passé et la volonté d’être quelque chose dans le futur. Une société qui ne dispose pas de ce lien est une société en « crise morale » : sans s’accrocher à une forme d’universel symbolique et créateur de lien, il nous reste seulement la propagation des différences. Cet universel est toujours modulable mais on ne peut jamais s’en passer. C’est pourquoi Errejón promeut une forme d’« essentialisme stratégique » : pour exister en collectivité, nous avons besoin de croire en des mythes collectifs qui nous regroupent. En théorie, cette croyance se construit tout au long de l’histoire et de la culture ; en pratique, ces croyances ont la solidité d’une « force matérielle », disait Gramsci.

Néanmoins, tout se joue, naturellement, dans la manière dont se construit symboliquement cette communauté. Il y a évidemment des formes de patriotisme ethnocentristes, exclusifs, xénophobes ou anti-égalitaires. Nous devons penser une identité qui ne soit pas réactionnaire. Blasco Ibáñez écrit : « Notre vraie patrie se trouve où nous dessinons notre âme, où nous apprenons à parler, à coordonner nos idées au travers du langage et où nous nous façonnons dans une tradition. » C’est-à-dire dans une tradition qui ne soit pas le passé, mais plutôt ce qui demeure au travers du partage. Rita Segato, anthropologue féministe, affirme qu’une communauté suppose deux conditions : la densité symbolique et la conscience de la part des membres qu’ils proviennent d’une histoire commune et qu’ils se dirigent vers un futur commun. En d’autres termes, une communauté n’est pas enfermée dans le passé, dans un patrimoine de coutumes mortes, ni dans un haplogroupe génétique, ni dans des noms de familles : c’est le projet de faire advenir une existence commune en tant que sujet collectif, en partant d’une tradition partagée et commune pour aller vers un futur commun. « Avoir fait de grandes choses ensemble et vouloir en faire davantage. » Le « plébiscite de tous les jours » de Renan est une forme de cette volonté. Nous avons besoin d’un patriotisme républicain, et pas d’une nation essentialiste.

Aucune société ne peut vivre sans ce ciment symbolique. La vraie question est : qui va donner forme à ce ciment ? Le défi du patriotisme démocratique sera de trouver un juste milieu qui évite aussi bien l’ethno-nationalisme exclusif et réactionnaire que l’individualisme néolibéral simplement progressiste. On doit, comme l’a signalé J. L. Villacañas, penser une « communauté existentielle », qui respecte à la fois l’hétérogénéité et qui harmonise la pluralité : s’occuper du concret et garantir les droits des citoyens. Le débat à propos de l’Europe doit également se lire sous cet angle.

  1. Conservation, Progrès, Réaction

La nouvelle Internationale Nationaliste adopte les traits d’une Internationale Réactionnaire. En même temps, il existe le reflet inverse, libéral et parfois assumé par la gauche progressiste : celui d’un progrès linéaire infini, selon lequel tout lien avec le passé est un fardeau ou une superstition. Pourtant, un simple coup d’œil permet de se rendre compte que les grandes luttes cherchent à conserver des conquêtes, des institutions ou des droits préexistants. Et quand on en exige de nouveaux, c’est au nom de ce que l’on espérait déjà obtenir par le passé. « Les révolutions sont une négociation avec le passé, même quand elles veulent faire table rase de ce qui a précédé ». C’est ce qui pousse Errejón à affirmer : « Je ne crois pas qu’il y ait une dichotomie entre le progressisme et le conservatisme ». En effet, adhérer à la tradition signifie en réalité assumer son caractère innovant : non pas reproduire ce que d’autres ont fait, mais ce qu’ils auraient fait à notre place, a dit Léon Blum. Il y a un certain conservatisme qui, contrairement à la réaction, voit dans le passé quelque chose qui pourrait réapparaître, une projection du passé dans le futur. Face à un néolibéralisme qui désorganise de manière générale les modes et les projets de vie des gens, leurs identités, leurs certitudes, leur appartenance, le plus grand changement consiste paradoxalement à introduire de l’ordre. Errejón ajoute alors : « Je crois qu’aujourd’hui nous devons défendre une part de conservatisme dans notre combat contre le néolibéralisme dans le but d’avoir des conditions de vie dignes ». En effet, lorsqu’il s’agit d’améliorer les relations sociales ou de freiner le dérèglement climatique dans une société basée sur l’accélération constante, « le plus radical consiste à serrer le frein à main ». Walter Benjamin et Gilbert Chersterton en étaient conscients.

Alba Rico a inventé l’heureuse formule : “révolutionnaires quant à l’économie, réformistes quant aux institutions et conservateurs quant à l’anthropologie ». Ce n’est pas compliqué : « il faut conserver la condition de tous les biens communs, c’est-à-dire la Terre elle-même, menacée en plein Anthropocène par l’invention de l’être humain [..]. Il est fondamental d’être conservateur sur le plan anthropologique parce que je crois que ce qu’a le plus détruit le capitalisme, ce sont les liens sociaux ». Marx l’a écrit dans le Manifeste du Parti Communiste : l’œuvre du capital consiste à ce que « tout ce qui est solide se volatilise ».

Évidemment, cela exige de remettre en question les formes d’esclavage et de domination qui sont couplées à des sociétés traditionnelles : des dominations de classe, de genre ou de race. Il faut dépouiller, comme disait Alba Rico, les liens sociaux des relations de pouvoir inégales qui les ont parasitées. Par exemple, elle affirme qu’il est évident que le patriarcat a parasité les liens sociaux, en attribuant historiquement aux femmes les travaux ménagers ou les soins. Répartir ces travaux, ce n’est pas seulement « libérer la femme », mais aussi libérer la société et faire croître le bien-être social de tous. « Il ne faut pas s’arrêter, il ne faut pas conserver tout ce qui est donné, ce qui doit être conservé ce sont les formes, les fêtes, les cérémonies et les liens. Sinon, nous finirions par accepter le conservatisme entendu au sens de ce que proposent le patriarcat, le catholicisme et la pensée réactionnaire ».

Le patriotisme démocratique, pour conclure, doit trouver une manière de conjuguer une vision démocratique et progressiste avec une pulsion anthropologique de conservation des liens sociaux face au tourbillon néolibéral. Ce sera la seule manière de bâtir un monde habitable qui puisse être accueillant et qui n’ait absolument plus besoin des promesses réactionnaires.

[1] Selon Yayo Herrero, dans les sociétés patriarcales, ce sont les femmes qui s’occupent majoritairement des tâches d’attention et de soin aux corps vulnérables, car c’est le rôle qui leur est attribué dans la division sexuelle du travail. (voir article en lien hyper texte).

La Commune de Paris, révolution démocratique et sociale écrasée dans le sang

Les programmes scolaires se focalisent sur les réalisations de la IIIème République : libertés publiques, réformes scolaires, laïcité… Ils passent sous silence le fait que ces mesures avaient déjà été mises en place, bien avant Jules Ferry et Aristide Briand. En l’espace de deux mois, de mars à mai 1871, la Commune de Paris avait réalisé ce que la IIIème République a mis trente ans à accomplir. Comment expliquer le silence, ou l’embarras, de l’historiographie républicaine dominante à propos des Communards et de leur oeuvre républicaine ? Ils se comprennent d’autant moins que la Commune visait à libérer la France du joug prussien et à défendre son intégrité vis-à-vis de la puissance montante à l’Est obsession de la IIIème République s’il en fut. C’est que la Commune, par sa radicalité sociale, a profondément fracturé le camp républicain, et continue aujourd’hui encore de le faire. 


En 1870, le Second Empire vacille. Après plus de vingt ans à la tête de l’État, Napoléon III laisse en place une France en pleine ébullition. La situation sociale est délétère et l’industrialisation encourage la concentration d’un nouveau prolétariat dans les villes. La grande pauvreté couplée à des conditions sanitaires désastreuses provoque des taux de mortalité vertigineux ; la probabilité de mourir avant cinq ans, pour un enfant né dans le département de la Seine avoisine les 40 % durant toute la durée du Second Empire… (1)

Le spectre de Valmy

La loi, mal appliquée, limite le travail journalier à 11 heures à Paris et 12 heures en province ; elle autorise de nombreuses dérogations. La surexploitation qui règne dans les entreprises confère un écho aux discours socialistes qui inquiète les classes possédantes. Cet élément est structurant à plus d’un titre. Il permet de comprendre pourquoi une partie du camp républicain considérera la Commune avec hostilité, jusqu’à se joindre aux Versaillais. Il permet également de comprendre pourquoi les classes supérieures ont assisté à l’invasion de la France par les Prussiens avec tant de résignation. S’y opposer aurait impliqué de mobiliser la population en armes. Mais pouvait-on ressusciter Valmy sans faire renaître les sans-culottes de l’an II ?

Dans ses Considérations sur les principaux événements de la révolution française, Germaine de Staël évoque la victoire des révolutionnaires de 1792 contre les monarchies européennes… Au prix d’une levée en masse et d’un élan populaire qui ont culminé dans la Terreur : « Le peuple était animé d’une fureur aussi fatale dans l’intérieur qu’invincible au dehors (…) Tout faisait croire aux gens de la classe ouvrière que le joug de la disparité des fortunes allait enfin cesser de peser sur eux (…) et l’ordre social, dont le secret consiste dans la patience du grand nombre, parut soudain menacé. L’esprit militaire n’avait pour but alors que la défense de la patrie (…) jusqu’au moment où un homme [Robespierre ndlr] a tourné contre la liberté même les légions sorties de terre pour la défendre ».(2) « Défendre la patrie » en même temps que « l’ordre social » ? En 1870 l’équation paraissait impossible à résoudre. 

Dans le Cri du peuple, on peut lire : « la France est maintenant sur la croix, et jamais les clous n’ont été fournis par tant de Judas ni enfoncés par tant de bourreaux ».

C’est ainsi que l’on peut comprendre la tiédeur du « Gouvernement de défense nationale ». Cette coalition de républicains modérés et de monarchistes, mise en place en 1870 pour faire face aux troupes prussiennes, a en effet été condamnée à l’inaction par son refus de mobiliser la population de Paris.

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Victor Hugo photographié par Nadar en 1878.

Le camp « républicain », s’était uni pour faire chuter le Second empire. Il ne tarde pas à se fracturer. Bientôt, les clivages n’opposent plus les républicains aux anti-républicains, mais ceux qui souhaitent la levée en masse pour chasser les envahisseurs prussiens à ceux qui y sont hostiles. Parmi ces derniers la quasi-totalité du camp monarchiste, mais aussi un grand nombre de « républicains modérés ».

Parmi les partisans d’une guerre totale contre les Prussiens, on trouve de futurs « grands noms » de la IIIème République, comme Léon Gambetta ou Victor Hugo. On trouve aussi les républicains les plus radicaux, comme Jules Vallès ou Auguste Blanqui. La plupart d’entre eux s’étaient opposés à l’entrée en guerre de la France avec la Prusse, souhaitée par Napoléon III. Mais une fois l’armée française vaincue et les troupes prussiennes présentes en France, ils se rallient à la défense nationale. S’ils n’approuvent pas le gouvernement conservateur en place, ils estiment que l’indépendance de la France est la première condition pour l’édification d’une société démocratique et égalitaire.

Le Gouvernement de Défense Nationale ne l’entend pas de cette oreille. Au sommet de l’État et dans les plus hautes sphères de l’État-major, certains préfèrent collaborer avec la Prusse et signer un armistice plutôt que de courir le risque d’une insurrection populaire.(3) D’autres estiment que la situation militaire est désespérée et que mieux vaut chercher les conditions d’une paix honorable. En conséquence, le gouvernement joue l’attentisme et décourage les tentatives trop hardies de désencerclement de Paris.

La femme d’Edgard Quinet, membre du Gouvernement de Défense Nationale, écrit : « si Paris s’aperçoit un jour qu’on l’a trompée, le revirement sera terrible ».(4) Inévitablement, les Parisiens finissent par soupçonner le gouvernement de mettre relativement peu de zèle à défendre leur cause. Jules Vallès, rédacteur en chef du journal Le Cri du Peuple, écrit : « la France est maintenant sur la croix, et jamais les clous n’ont été fournis par tant de Judas ni enfoncés par tant de bourreaux ».(5) Blanqui, l’un des représentants les plus radicaux du mouvement socialiste, écrit dans son journal La patrie en danger le 15 janvier : « le cœur se serre au soupçon d’un immense mensonge ». Il dénonce « l’abominable comédie » que constitue ce Gouvernement de Défense Nationale qui prétend défendre la France mais refuse de donner au peuple les moyens d’en chasser les Prussiens. Conscient de son influence sur l’opinion, le Gouvernement de Défense Nationale le fait arrêter et mettre en prison. C’est la première étape d’une longue escalade.

Blanqui
Auguste Blanqui © Auteur inconnu

Le 18 mars 1871, le Gouvernement de Défense Nationale ordonne le désarmement de Paris. Partout dans Paris, des troupes s’activent pour retirer l’attirail qui permettait de défendre la capitale. Mais sur la butte de Montmartre, les ouvriers parisiens refusent qu’on leur retire les canons. Les soldats envoyés pour désarmer Montmartre reçoivent l’ordre de tirer sur les ouvriers ; ils refusent, finissent par rejoindre les ouvriers et livrer leurs officiers à la fureur vengeresse de la foule. Ainsi débute l’insurrection de la Commune.

« Place à la Commune, place au peuple ! »

Les mouvements républicains et socialistes réclamaient depuis plusieurs semaines la mise en place d’une « Commune » de Paris, dont la fonction serait de défendre Paris à la place du Gouvernement de Défense Nationale, et de secourir sa population victime du froid et de la misère. Sur une affiche placardée en janvier 1871 et co-écrite par Jules Vallès, on peut lire : « Le grand peuple de 89 qui détruit les Bastilles et renverse les trônes, attendra-t-il dans un désespoir inerte, que le froid et la famine aient glacé dans son coeur, dont l’ennemi compte les battements, sa dernière goutte de sang ? ». Elle se conclut sur ces mots : « Réquisitionnement général. Rationnement gratuit. Attaque en masse. Place au peuple ! Place à la Commune ! ».

L’action de la Commune était « toute empreinte de ce sentiment, vaguement socialiste parce qu’humanitaire, mais surtout jacobin, des montagnards de la Convention et de la Commune de 1793, sentiment révolutionnaire que personnifiaient en somme Delescluze à sa façon et les disciples de Blanqui, à la leur »

À la suite du 18 mars, des élections sont convoquées pour diriger cette Commune. Une majorité jacobine est élue, héritière de la tradition républicaine de 1793 et teintée d’éléments socialistes, collectivistes et anarchistes.

Communiste, la Commune ? L’hommage que lui a rendu le mouvement ouvrier tout au long du XXème siècle, la source d’inspiration qu’elle a représenté pour un nombre incalculable de gouvernements socialistes, pourrait le laisser penser. L’historiographie républicaine ayant délaissé la Commune, c’est avant tout la mémoire communiste et anarchiste qui a entretenu son souvenir. L’épithète communiste est en outre fréquemment mobilisé par ses adversaires, dès les premiers jours de son existence.

Communiste, la Commune ne l’était pourtant pas. Son but premier était de défendre la patrie en danger, selon l’expression consacrée. En outre, la doctrine sociale des Jacobins était trop imprécise pour déboucher sur un programme économique cohérent. Gaston da Costa résume : l’action de la Commune était « toute empreinte de ce sentiment, vaguement socialiste parce qu’humanitaire, mais surtout jacobin, des montagnards de la Convention et de la Commune de 1793, sentiment révolutionnaire que personnifiaient en somme Delescluze à sa façon et les disciples de Blanqui, à la leur ».(6)

Elle portait cependant en elle une indéniable dimension populaire et révolutionnaire. Le patriotisme dont se réclamaient les Communards n’était pas le patriotisme qui fut celui de la future IIIème République, ni le chauvinisme d’un Maurras ou d’un Barrès. C’était le patriotisme égalitaire de la Ière République, celui de 1793 et des sans-culottes. La patrie n’était pas pour les Communards une entité tellurique ou géographique. C’était la communauté elle-même, ou plus exactement la « communauté des affections », pour reprendre l’expression de Saint-Just. La défendre, lui donner corps et lui donner vie, impliquait pour les Communards d’en faire la propriété de tous, et pas seulement des plus puissants. Ainsi s’explique la radicalité des mesures politiques prises par la Commune de Paris : la mise en place d’institutions redistributives du pouvoir et de la richesse allait de pair, pour ses représentants, avec la défense physique de la France.

Liberté, égalité, fraternité ou la mort
La Révolution Française, source d’inspiration constante pour la Commune.

La Commune a donc imposé des mesures d’urgence chargées de soulager la population parisienne : extension du remboursement des dettes sur trois ans, interdiction d’expulser un locataire de son logement, rationnement gratuit… Des embryons de mesures sociales sont ensuite votées : interdiction du travail de nuit pour les boulangers, réquisition des entreprises abandonnées par les grands propriétaires ; elles sont gérées en autonomie par les ouvriers, et le travail y est limité à 10 heures par jour.

La Commune met surtout en place les germes d’une démocratie directe. Des Jacobins aux anarchistes, il existait un objectif commun parmi les Communard : l’institution des conditions d’une souveraineté populaire réelle. C’est la raison pour laquelle la Commune a expérimenté la mise en place d’un nouveau contrat entre représentants et représentés, sous la forme du mandat impératif : les élus n’étaient plus considérés comme autonomes de leurs électeurs pendant leur mandature, mais constamment révocables. Les Communards pensaient que sans contrôle des élus par le peuple, sans implication permanente et quotidienne du peuple dans les affaires politiques, sans politisation intense et constante de la vie de chaque citoyen, la démocratie ne serait qu’une coquille vide.

Comme sous la Révolution Française, une multitude de clubs politiques, de sociétés populaires, de journaux essaiment partout dans Paris. Ils favorisent l’implication permanente du peuple dans la vie de la cité. Karl Marx, observateur attentif de cet épisode, s’en réjouissait ; à ses yeux, le suffrage universel sous un régime représentatif permet au peuple « de décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante doit « représenter » et fouler aux pieds le peuple au parlement ». Avec la Commune, ajoutait-il, le suffrage universel donne au peuple les moyens « de remplacer les maîtres toujours hautains du peuple par des serviteurs toujours révocables ».(7)

Dans ce même esprit de concrétisation de la souveraineté populaire, la Commune a encouragé la prise du pouvoir militaire par la population. L’armée de métier a été aboli, et les représentants de la Commune ont poussé chaque citoyen à prendre les armes. Le Comité central de la Commune appelait à la création d’une « milice nationale qui défend les citoyens contre le pouvoir, au lieu d’une armée qui défend le gouvernement contre les citoyens ».

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Louise Michel © J. M. Lopez

Une remise en question aussi radicale de la hiérarchie qui existait entre possédants et travailleurs, entre représentants et représentés, ne pouvait pas ne pas affecter toutes les sphères de la société. Cette effervescence politique a également conduit au questionnement du rôle auquel la société cantonnait traditionnellement les femmes : celles de citoyennes passives, par nature inférieures aux hommes. La Commune a été une expérience politique qui a permis à nombre de femmes de s’impliquer dans la vie de la cité au même titre que les hommes. Ce sont elles qui, à la tête des clubs populaires et des journaux féministes comme la Sociale d’Andrée Léo, ont imposé à la Commune ses mesures sociales les plus avancées. C’est sous la Commune que sont apparues plusieurs des grandes figures du féminisme, comme Louise Michel.

Sur le plan scolaire, la Commune réalise en deux mois ce que la IIIème République a mis trois décennies à imposer. L’école gratuite, laïque et obligatoire pour tous est votée et des écoles sont construites.

On comprend le tabou qui, longtemps, a expurgé de l’historiographie républicaine la Commune de Paris, expérience républicaine s’il en fut. Adolphe Thiers, commanditaire du massacre de la Commune, compte au nombre des « pères fondateurs » de la IIIème République.

Ces mesures, souvent embryonnaires, parfois contradictoires, sont le produit d’une synthèse des différentes tendances républicaines qui ont oeuvré à l’événement. L’absence d’étude détaillée de son oeuvre institutionnelle dans la plupart des ouvrages traitant de l’histoire de la République française interroge.

L’illusion lyrique et les intérêts de classe : les raisons d’un oubli

L’attitude que l’on nommerait aujourd’hui idéaliste des Communards n’est pas pour rien dans l’aura dont ils jouissent encore aujourd’hui – là où Versaillais et Prussiens se sont démarqués par une Realpolitik à toute épreuve. Les mouvements révolutionnaires du XXème siècle ne l’ont pas oublié. Si Lénine a dansé dans la neige, selon une anecdote célèbre, lorsque la durée de la Révolution bolchévique a dépassé celle de la Commune d’une journée, c’est parce que le souvenir de la Semaine sanglante plane encore, comme un spectre, sur la Russie de 1917.

Comme pour les révolutionnaires de 1848, la fraternité est le maître mot des Communards. Jules Vallès, qui compte pourtant parmi les plus radicaux, tente encore de distinguer une « bourgeoisie parasite » d’une « bourgeoisie travailleuse ». Alors que la première « rafle, par des systèmes de banques ténébreux, les bénéfices que font ceux qui se donnent du mal », la seconde, « qui descend en casquette à l’atelier, rôde en sabots dans la boue des usines », « est, par ses angoisses, la soeur du prolétariat ».(8) Le laconisme de Karl Marx en 1848 – « la fraternité dura juste le temps où l’intérêt de la bourgeoisie était frère de l’intérêt du prolétariat » (9) – résonne avec la même cruelle ironie trois décennies plus tard. 

Jules Vallès
Jules Vallès en 1871 © Inconnu

Le 28 mars 1871, qui voit l’organisation d’une gigantesque fête populaire, signe l’apogée de cette illusion lyrique. Sous des drapeaux rouges et tricolores mêlés, 200 000 gardes nationaux défilent.  Jules Vallès, dont l’audience devient considérable sous la Commune de Paris, rend compte de cet enthousiasme dans Le Cri du Peuple : « Ce soleil tiède et clair, le frisson des drapeaux, le murmure de cette révolution qui passe, tranquille et belle comme une rivière bleue (…) notre génération est consolée ! Nous voilà payés de vingt ans de défaites et d’angoisses. » Il ajoute : « Fils des désespérés, tu seras un homme libre ! »(10)

S’il y a bien une caractéristique qui singularise les Communards, c’est cette déconnexion entre l’urgence critique du moment et le caractère utopique de leurs projets. Alors que les Versaillais ont fait preuve d’un sens stratégique aigu et machiavélien, les Communards ont cherché à multiplier les projets de société et les symboles fracassants.

Au moment où les Versaillais massaient leurs troupes autour de Paris dans le but d’écraser la Commune, celle-ci se préoccupait de la refonte de l’éducation, conçue comme un instrument qui extirperait l’individualisme et l’égoïsme de l’esprit des citoyens. Sur une note issue du Comité chargé de l’éducation, on peut lire : « L’école doit apprendre à l’enfant à respecter et à aimer les autres. Lui inspirer le goût et le souci de la justice. Lui faire comprendre qu’il doit s’instruire non pas seulement pour son propre devenir, mais dans l’intérêt de la collectivité ». Quelques jours plus tard, alors même que Paris est encore encerclée par les troupes prussiennes, les Communards déracinent la Colonne Vendôme érigée à la gloire de Napoléon. Cette colonne, selon eux, constituait « un monument de barbarie, le symbole de la force brutale et de la fausse gloire, l’affirmation de l’impérialisme, la négation du droit des gens ».

C’était en des termes moins fleuris que Rouland, gouverneur de la Banque de France, évoquait la tâche qui incombait aux Versaillais : « Devant nous, c’est la République rouge, jacobine et communiste. Ces gens-là ne connaissent qu’une seule défaite : celle de la force » (11).

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Adolphe Thiers photographié par Nadar

Tandis que les Communards affirmaient ainsi la vocation internationaliste de leur idéal – multipliant par ailleurs les appels à la fraternisation à l’égard des soldats allemands -, à Versailles, se constituait une autre Internationale : celle des classes dominantes. Et lorsque les premiers combats avec les Versaillais commençaient, les Communards n’ont pas renoncé aux principes de démocratie directe au sein de leur armée, entraînant une perte d’efficacité considérable de leurs troupes…

C’est Adolphe Thiers, président du gouvernement provisoire français, qui a pris en charge la répression de la Commune. Après avoir signé l’armistice avec l’armée allemande, il ordonne la levée en masse de troupes venue des quatre coins de la France pour marcher sur Paris. Avec la complicité de l’armée prussienne, il pénètre dans la capitale le 21 mai et massacre méthodiquement les insurgés, mal organisés, mal préparés, mal informés par leurs journaux, tétanisés par la cruauté des premiers combats. La « Semaine Sanglante », qui se déroule du 21 au 28 mai, constitue l’un des épisodes les plus brutaux de l’Histoire de la capitale. C’est entre 17,000 Communards – estimation de Camille Pelletant, auteur d’un premier rapport sur la question – et 7,000 – estimation contemporaine de Robert Tombs – qui ont succombé au massacre. 

Les survivants ont été internés dans des camps, soumis à des tortures humiliantes et souvent emprisonnés ou déportés. Cette hécatombe a été soutenue par l’immense majorité de l’élite intellectuelle et politique de l’époque, qu’elle soit monarchiste ou républicaine « modérée ».

On comprend le tabou qui, longtemps, a expurgé de l’historiographie républicaine la Commune de Paris, expérience républicaine s’il en fut. Adolphe Thiers, commanditaire du massacre de la Commune, compte au nombre des « pères fondateurs » de la IIIème République. C’est lui que l’Assemblée de 1875 ovationne à la quasi-unanimité, à la demande de Léon Gambetta, comme l’un des architectes du nouveau régime. Les réformes républicaines successives, pour certaines similaires à celles votées par la Commune, ne prennent jamais appui sur cette dernière. Et alors que les relations se durcissent avec l’Allemagne, jusqu’à la Première guerre mondiale, l’exemple de la Commune n’est jamais convoqué par les gouvernants.

Aujourd’hui encore, cette expérience politique éphémère demeure trop sulfureuse pour mériter une place significative dans l’historiographie de la République française.

Notes :

(1) Etienne Van de Walle et Samuel H. Preston, « Mortalité de l’enfance au XIXe siècle à Paris et dans le département de la Seine », Population, 29-1, 1974.

(2) Germaine de Staël, Considérations sur les principaux événements de la révolution française, Éditions Charpentier, 1843, pp. 297-298.

(3) On doit à Henri Guillemin, tout au long de ses trois livres dédiés à la Commune, une étude approfondie qui établit les raisons pour lesquelles le Gouvernement de défense nationale a refusé de mobiliser les Parisiens pour défendre la ville. 

(4) Citée par ce dernier.

(5) « Ceignez vos écharpes », Le cri du peuple, 7 mars 1871. 

(6) Gaston da Costa, La commune vécue, Ancienne maison Quentin, 1903, p. 68.

(7) Karl Marx, La guerre civile en France, texte écrit pour l’Association internationale des travailleurs et édité en 1871.

(8) « Paris, ville libre », Le cri du peuple, 22 mars 1871.

(9) Karl Marx, Les luttes de classes en France, « La défaite de juin 1848 », 1850.

(10) « Le 26 mars », Le cri du peuple, 28 mars 1871.

(11) Cité par Henri Guillemin, L’avènement de M. Thiers et réflexions sur la Commune, Utovie, 2003.