François Piquemal : « la rénovation urbaine se fait sans les habitants des quartiers populaires »

François Piquemal dans son bureau de l’Assemblée nationale. © François Piquemal

Il y a 20 ans naissait l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU). Créée pour centraliser toutes les procédures de réhabilitation des quartiers urbains défavorisés, elle promettait de transformer en profondeur la vie des habitants, notamment en rénovant des centaines de milliers de logements. Malgré les milliards d’euros investis, les révoltes urbaines de l’été 2023 ont démontré combien les « cités » restent frappées par la précarité, le chômage, l’insécurité et le manque de services publics. Comment expliquer cet échec ? 

Pour le député insoumis François Piquemal, qui a visité une trentaine de quartiers en rénovation dans toute la France, la rénovation urbaine est réalisée sans prendre en compte les demandes des habitants et avec une obsession pour les démolitions, qui pose de grands problèmes écologiques et ne règle pas les problèmes sous-jacents. Il nous présente les conclusions de son rapport très complet sur la question et nous livre ses préconisations pour une autre politique de rénovation urbaine, autour d’une planification écologique et territoriale beaucoup plus forte. Entretien.

Le Vent Se Lève – Vous avez sorti l’an dernier un rapport intitulé « Allo ANRU », qui résume un travail de plusieurs mois mené avec vos collègues députés insoumis, basé sur une trentaine de visites de quartiers populaires concernés par la rénovation urbaine dans toute la France. Pourquoi vous être intéressé à ce sujet ?

François Piquemal – Il y a trois raisons pour moi de m’intéresser à la rénovation urbaine. D’abord, mon parcours politique débute avec un engagement dans l’association « Les Motivés » entre 2005 et 2008 à Toulouse, qui comptait des conseillers municipaux d’opposition (Toulouse est dirigée par la droite depuis 2001, à l’exception d’un mandat dominé par le PS entre 2008 et 2014, ndlr). C’est la période à laquelle l’ANRU est mise en place, suite aux annonces de Jean-Louis Borloo en 2003. Le hasard a fait que j’ai été désigné comme un des militants en charge des questions de logement, donc je me suis plongé dans le sujet.

Par ailleurs, j’ai une formation d’historien-géographe et j’ai beaucoup étudié la rénovation urbaine lorsque j’ai passé ma licence de géographie. Enfin, j’étais aussi un militant de l’association Droit au Logement (DAL) et nous avions de grandes luttes nationales sur la question de la rénovation urbaine, notamment à Grenoble (quartier de la Villeneuve) et à Poissy (La Coudraie). A Toulouse, la contestation des plans de rénovation urbaine est également arrivée assez vite, dans les quartiers du Mirail et des Izards, et je m’y suis impliqué.

Lorsque je suis devenu député en 2022, j’ai voulu poursuivre ces combats autour du logement. Et là, j’ai réalisé que l’ANRU allait avoir 20 ans d’existence et qu’il y avait très peu de travaux parlementaires sur le sujet. Bien sûr, il y a des livres, notamment ceux du sociologue Renaud Epstein, mais de manière générale, la rénovation urbaine est assez méconnue, alors même qu’elle est souvent critiquée, tant par des chercheurs que par les habitants des quartiers populaires. Donc j’ai décidé de m’emparer du sujet. J’en ai parlé à mes collègues insoumis et pratiquement tous ont des projets de rénovation urbaine dans leur circonscription. Certains connaissaient bien le sujet, comme Marianne Maximi à Clermont-Ferrand ou David Guiraud à Roubaix, mais la plupart avaient du mal à se positionner parmi les avis contradictoires qu’ils entendaient. Donc nous avons mené ce travail de manière collective.

LVSL – Ce sujet est très peu abordé dans le débat public, alors même qu’il s’agit du plus grand chantier civil de France. Les chiffres sont impressionnants : sur 20 ans, ce sont 700 quartiers et 5 à 7 millions de personnes, soit un Français sur dix, qui sont concernés. 165.000 logements ont été détruits, 142.000 construits, 410.000 réhabilités et 385.000 « résidentialisés », c’est-à-dire dont l’espace public environnant a été profondément transformé. Pourtant, les révoltes urbaines de l’été dernier nous ont rappelé à quel point les problèmes des quartiers en question n’ont pas été résolus. On entend parfois que le problème vient avant tout d’un manque de financement de la part de l’Etat. Partagez-vous cette analyse ?

F. P. – D’abord, les chiffres que vous venez de citer sont ceux du premier programme de l’ANRU, désormais terminé. Un second a été lancé depuis 2018, mais pour l’instant on dispose de peu de données sur celui-ci. Effectivement, lors de son lancement par Jean-Louis Borloo, la rénovation urbaine est présentée comme le plus grand chantier civil depuis le tunnel sous la Manche et les objectifs sont immenses : réduire le chômage et la précarité, renforcer l’accès aux services publics et aux commodités de la ville et combattre l’insécurité. On en est encore loin.

Ensuite, qui finance la rénovation urbaine ? Quand on regarde dans le détail, on se rend compte que l’Etat est peu présent, comme le montre un documentaire de Blast. Ce sont les collectivités locales et les bailleurs sociaux qui investissent, en plus du « 1% patronal » versé par les entreprises. Concernant l’usage de ces moyens, on a des fourchettes de coût pour des démolitions ou des reconstructions, mais là encore les chiffres varient beaucoup.

LVSL – Vous rappelez que les financements de l’Etat sont très faibles dans la rénovation urbaine. Pourtant, certains responsables politiques, comme Eric Zemmour, Jordan Bardella ou Sabrina Agresti-Roubache, secrétaire d’Etat à la ville de Macron, estiment que trop d’argent a été investi dans ces quartiers…

F. P. – C’est un discours que l’on entend souvent. Mais on ne met pas plus d’argent dans les quartiers populaires que dans d’autres types de territoires. Par exemple, on mentionne souvent le chiffre de 90 à 100 milliards d’euros en 40 ans, avec les douze plans banlieue qui se sont succédé depuis 1977. Dit comme ça, ça semble énorme. Mais en réalité, cela représente en moyenne 110€ par habitant et par an dans les quartiers de la politique de la ville (QPV), un chiffre inférieur aux montants dépensés pour les Français n’habitant pas en QPV. Néanmoins, nous manquons encore d’informations précises et j’ai posé une question au gouvernement pour avoir des chiffres plus détaillés.

LVSL – Parmi les objectifs mis en avant par l’ANRU dans les opérations qu’elle conduit, on retrouve tout le temps le terme de « mixité sociale ». Il est vrai que ces quartiers se sont souvent ghettoïsés et accueillent des populations très touchées par la pauvreté, le chômage et l’insécurité. Pour parvenir à cette fameuse mixité, il semble que l’ANRU cherche à gentrifier ces quartiers en y faisant venir des couches moyennes. Quel regard portez-vous sur cette façon d’assurer la « mixité sociale » ?

F. P. – D’abord, il faut questionner la notion même de mixité sociale. Ce concept, personne ne peut être contre. Mais chacun a une idée différente de comment y parvenir ! Pour la droite, la mixité sociale passe par le fait que les classes moyennes et populaires deviennent des petits propriétaires. Pour la gauche, c’est la loi SRU, c’est-à-dire l’obligation d’avoir 25% de logement public dans chaque commune, afin d’équilibrer la répartition sur le territoire national.

« L’imaginaire de la droite s’est imposé : aujourd’hui, vivre en logement public n’est pas perçu comme souhaitable, à tort ou à raison. »

Peu à peu, la gauche et la droite traditionnelles ont convergé, c’est ce que le philosophe italien Antonio Gramsci appelle le « transformisme ». En réalité, c’est surtout l’imaginaire de la droite s’est imposé : aujourd’hui, vivre en logement public n’est pas perçu comme souhaitable, à tort ou à raison. Ceux qui y vivent ou attendent un logement public ne voient cela que comme une étape dans leur parcours résidentiel, avant de devenir enfin petit propriétaire. Dès lors, habiter en logement public devient un stigmate de positionnement social et les quartiers où ce type de logement domine sont de moins en moins bien perçus.

Concrètement, ça veut dire que dans un quartier avec 50 ou 60% de logement public, la politique mise en œuvre pour parvenir à la mixité sociale est de faire de l’accession à la propriété, pour faire venir d’autres populations. Ca part d’un présupposé empreint de mépris de classe : améliorer la vie des personnes appartenant aux classes populaires passerait par le fait qu’elles aient des voisins plus riches. Comme si cela allait forcément leur amener plus de services publics ou de revenus sur leur compte en banque.

Quels résultats a cette politique sur le terrain ? Il a deux cas de figure. Soit, les acquéreurs sont soit des multi-propriétaires qui investissent et qui vont louer les appartements en question aux personnes qui étaient déjà là. C’est notamment ce que j’ai observé avec Clémence Guetté à Choisy-le-Roi. Soit, les nouveaux propriétaires sont d’anciens locataires du quartier, mais qui sont trop pauvres pour assumer les charges de copropriété et les immeubles se dégradent très vite. C’est un phénomène qu’on voit beaucoup à Montpellier par exemple. Dans les deux cas, c’est un échec car on reproduit les situations de précarité dans le quartier.

François Piquemal en visite dans le quartier de l’Alma à Roubaix. © Rapport Allô ANRU

Ensuite, il faut convaincre les personnes qui veulent devenir petits propriétaires de s’installer dans ces quartiers, qui font l’objet de beaucoup de clichés. Allez dire à un Parisien de la classe moyenne d’aller habiter à la Goutte d’Or (quartier populaire à l’est de Montmartre, ndlr), il ne va pas y aller ! C’est une impasse. Rendre le quartier attractif pour les couches moyennes demande un immense travail de transformation urbanistique et symbolique. Très souvent, la rénovation urbaine conduit à faire partir la moitié des habitants d’origine. Certes, sur le papier, on peut trouver 50% de gens qui veulent partir, mais encore faut-il qu’ils désirent aller ailleurs ! Or, on a souvent des attaches dans un quartier et les logements proposés ailleurs ne correspondent pas toujours aux besoins.

Donc pour les faire quitter le quartier, la « solution » est en général de laisser celui-ci se dégrader jusqu’à ce que la vie des habitants soit suffisamment invivable pour qu’ils partent. Par exemple, vous réduisez le ramassage des déchets ou vous laissez les dealers prendre le contrôle des cages d’escaliers.

LVSL – Mais cet abandon, c’est une politique délibérée des pouvoirs publics, qu’il s’agisse de l’ANRU ou de certaines mairies ? Ou c’est lié au fait que la commune n’a plus les moyens d’assurer tous les services ?

F. P. – Dans certains quartiers de Toulouse, que je connais bien, je pense que cet abandon est un choix délibéré de la municipalité et de la métropole. Par exemple, dans le quartier des Izards, il y avait un grand immeuble de logement public, certes vieillissant, mais qui pouvait être rénové. Il a été décidé de le raser. Or, beaucoup d’habitants ne voulaient pas partir, notamment les personnes âgées. Dans le même temps, d’autres appartements étaient vides. Certains ont été squattés par des réfugiés syriens, avant que le bailleur ne décide de payer des agents de sécurité pour les expulser. Par contre, ces agents laissaient sciemment les dealers faire leur business dans le quartier !

« Très souvent, la rénovation urbaine conduit à faire partir la moitié des habitants d’origine. »

Dans d’autres cas, le bailleur décide tout simplement d’abandonner peu à peu un immeuble voué à la démolition. Donc ils vont supprimer un concierge, ne pas faire les rénovations courantes etc. Et on touche là à un grand paradoxe de la rénovation urbaine : en délaissant certains immeubles, on dégrade aussi l’image du quartier dans lequel on souhaite faire venir des personnes plus aisées.

LVSL – Il semble aussi que la « mixité sociale » soit toujours entendue dans le même sens : on essaie de faire venir ces ménages plus aisés dans les quartiers défavorisés, mais les ghettos de riches ne semblent pas poser problème aux pouvoirs publics…

F. P. – En effet, il y a une grande hypocrisie. Faire venir des habitants plus riches dans un quartier prioritaire, pourquoi pas ? Mais où vont aller ceux qui partent ? Idéalement, ils visent un quartier plus agréable, qui a une meilleure réputation. Sauf que beaucoup de maires choisissent de ne pas respecter la loi SRU et de maintenir une ségrégation sociale. Résultat : les bailleurs sociaux ne peuvent souvent proposer aux personnes à reloger que des appartements trop chers ou inadaptés à leurs besoins. 

Donc on les déplace dans d’autres endroits, qui deviennent de futurs QPV. A Toulouse par exemple, beaucoup des personnes délogées par les programmes de rénovation urbaine sont envoyées au quartier Borderouge, un nouveau quartier avec des loyers abordables. Sauf que les difficultés sociales de ces personnes n’ont pas été résolues. Donc cela revient juste à déplacer le problème.

LVSL – Ces déplacements de population sont liés au fait que les programmes de rénovation urbaine ont un fort ratio de démolitions. Bien sûr, il y a des logements insalubres trop compliqués à rénover qu’il vaut mieux détruire, mais beaucoup de démolitions ne semblent pas nécessaires. Pensez-vous que l’ANRU a une obsession pour les démolitions ?

F. P. – Oui. C’est très bien montré dans le film Bâtiment 5 de Ladj Ly, dont la première scène est une démolition d’immeubles devant les édiles de la ville et les habitants du quartier. Je pense que l’ANRU cherchait à l’origine un effet spectaculaire : en dynamitant un immeuble, on montre de manière forte que le quartier va changer. C’est un acte qui permet d’affirmer une volonté politique d’aller jusqu’au bout, de vraiment faire changer le quartier en reconstruisant tout.

Mais deux choses ont été occultées par cet engouement autour des démolitions. D’abord, l’attachement des gens à leur lieu de vie. C’est quelque chose qu’on retrouve beaucoup dans le rap, par exemple chez PNL ou Koba LaD, dont le « bâtiment 7 » est devenu très célèbre. Ce lien affectif et humain à son habitat est souvent passé sous silence.

L’autre aspect qui a été oublié, sans doute parce qu’on était en 2003 lorsque l’ANRU a été lancée, c’est le coût écologique de ces démolitions. Aujourd’hui, si un ministre annonçait autant de démolitions et de reconstructions, cela soulèverait beaucoup de débats. A Toulouse, le commissaire enquêteur a montré dans son rapport sur le Mirail à quel point démolir des immeubles fonctionnels, bien que nécessitant des rénovations, est une hérésie écologique. A Clermont-Ferrand, ma collègue Marianne Maximi nous a expliqué qu’une part des déchets issus des démolitions s’est retrouvée sur le plateau de Gergovie, où sont conduites des fouilles archéologiques.

LVSL – Maintenant que les impacts de ces démolitions, tant pour les habitants que pour l’environnement, sont mieux connus, l’ANRU a-t-elle changé de doctrine ?

F. P. – C’est son discours officiel, mais pour l’instant ça ne se vérifie pas toujours dans les actes. J’attends que les démolitions soient annulées pour certains dossiers emblématiques pour y croire. Le quartier de l’Alma à Roubaix est un très bon exemple : les bâtiments en brique sont fonctionnels et superbes d’un point de vue architectural. Certains ont même été refaits à neuf durant la dernière décennie, pourquoi les détruire ? 

Maintenir ces démolitions est d’autant plus absurde que ces quartiers sont plein de savoir-faire, notamment car beaucoup d’habitants bossent dans le secteur du BTP. Je le vois très bien au Mirail à Toulouse : dans le même périmètre, il y a l’école d’architecture, la fac de sciences sociales, plein d’employés du BTP, une école d’assistants sociaux et un gros vivier associatif. Pourquoi ne pas les réunir pour imaginer le futur du quartier ? La rénovation urbaine doit se faire avec les habitants, pas sans eux.

LVSL – Vous consacrez justement une partie entière du rapport aux perceptions de la rénovation urbaine par les habitants et les associations locales, que vous avez rencontré. Sauf exception, ils ne se sentent pas du tout écoutés par les pouvoirs publics et l’ANRU. L’agence dit pourtant chercher à prendre en compte leurs avis…

F. P. – Il y a eu plein de dispositifs, le dernier en date étant les conseils citoyens. Mais ils ne réunissent qu’une part infime de la population des quartiers. Parfois les membres sont tirés au sort, mais on ne sait pas comment. En fait le problème, c’est que l’ANRU est un peu l’Union européenne de l’urbanisme. Tout décideur politique peut dire « c’est pas moi, c’est l’ANRU ». Or, les gens ne connaissent pas l’agence, son fonctionnement etc. Plusieurs entités se renvoient la balle, tout est abstrait, et on ne sait plus vers qui se tourner. Cela crée une vraie déconnexion entre les habitants et les décisions prises pour leur quartier. La rénovation se fait sans les habitants et se fait de manière descendante. Même Jean-Louis Borloo qui en est à l’origine en est aujourd’hui assez critique.

« L’ANRU est un peu l’Union européenne de l’urbanisme. Plusieurs entités se renvoient la balle, tout est abstrait, et on ne sait plus vers qui se tourner. »

A l’origine, les habitants ne sont pas opposés à la rénovation de leur quartier. Mais quand on leur dit que la moitié vont devoir partir et qu’ils voient les conditions de relogement, c’est déjà moins sympa. Pour ceux qui restent, l’habitat change, mais les services publics sont toujours exsangues, la précarité et l’insécurité sont toujours là etc. Dans les rares cas où la rénovation se passe bien et le quartier s’améliore, elle peut même pousser les habitants historiques à partir car les loyers augmentent. Mais ça reste rare : la rénovation urbaine aboutit bien plus souvent à la stagnation qu’à la progression.

LVSL – L’histoire de la rénovation urbaine est aussi celle des luttes locales contre les démolitions et pour des meilleures conditions de relogement. Cela a parfois pu aboutir à des référendums locaux, soutenus ou non par la mairie. Quel bilan tirez-vous de ces luttes ?

F. P. – D’abord ce sont des luttes très difficiles. Il faut un niveau d’information très important et se battre contre plusieurs collectivités plus l’ANRU, qui vont tous se renvoyer la balle. Le premier réflexe des habitants, c’est la résignation. Ils se disent « à quoi bon ? » et ne savent pas par quel bout prendre le problème. En plus, ces luttes débutent souvent lorsqu’on arrive à une situation critique et que beaucoup d’habitants sont déjà partis, ce qui est un peu tard.

« Le premier réflexe des habitants, c’est la résignation. »

Il y a tout de même des exemples de luttes victorieuses comme la Coudraie à Poissy ou, en partie, la Villeneuve à Grenoble. Même pour l’Alma de Roubaix ou le Mirail de Toulouse, il reste de l’espoir. Surtout, ces luttes ont montré les impasses et les absurdités de la rénovation urbaine. La bataille idéologique autour de l’ANRU a été gagnée : aujourd’hui, personne ne peut dire que cette façon de faire a fonctionné et que les problèmes de ces quartiers ont été résolus. Certains en tirent comme conclusion qu’il faut tout arrêter, d’autres qu’il faut réformer l’ANRU.

LVSL – Comment l’agence a-t-elle reçu votre rapport ?

F. P. – Pas très bien. Ils étaient notamment en désaccord avec certains chiffres que nous citons, mais on a justement besoin de meilleures informations. Au-delà de cette querelle, je sais qu’il y a des personnes bien intentionnées à l’ANRU et que certains se disent que l’existence de cette agence est déjà mieux que rien. Certes, mais il faut faire le bilan économique, écologique et humain de ces 20 ans et réformer l’agence.

Jean-Louis Borloo est d’accord avec moi, il voit que la rénovation urbaine seule ne peut pas résoudre les problèmes de ces quartiers. Il l’avait notamment dit lors de l’appel de Grigny (ville la plus pauvre de France, ndlr) avec des maires de tous les horizons politiques. Je ne partage pas toutes les suggestions de Borloo, mais au moins la démarche est bonne. Mais ses propositions ont été enterrées par Macron dès 2018…

LVSL – Justement, quelles répercussions votre rapport a-t-il eu dans le monde politique ? On en a très peu entendu parler, malgré les révoltes urbaines de l’été dernier…

F. P. – Oui, le rapport Allo ANRU est sorti en avril 2023 et l’intérêt médiatique, qui reste limité, n’est arrivé qu’avec la mort de Nahel. Cela montre à quel point ce sujet est délaissé. Sur le plan politique, je souhaite mener une mission d’information pour boucler ce bilan de l’ANRU et pouvoir interroger d’autres personnes que nous n’avons pas pu rencontrer dans le cadre de ce rapport. Je pense à des associations, des collectifs d’habitants, des chercheurs, des élus locaux, Jean-Louis Borloo…

Tous ces regards sont complémentaires. Par exemple, l’avis d’Eric Piolle, le maire de Grenoble, était intéressant car il exprimait la position délicate d’une municipalité prise entre le marteau et l’enclume (les habitants de la Villeneuve s’opposent aux démolitions, tandis que l’ANRU veut les poursuivre, ndlr). Une fois le constat terminé, il faudra définir une nouvelle politique de rénovation urbaine pour les deux prochaines décennies.

François Piquemal durant notre entretien. © François Piquemal

LVSL – Concrètement, quelles politiques faudrait-il mettre en place ?

F. P. – Des mesures isolées, comme l’encadrement à la baisse des loyers (réclamé par la France Insoumise, ndlr), peuvent être positives, mais ne suffiront pas. A minima, il faut être intraitable sur l’application de la loi SRU, pour faire respecter partout le seuil de 25% de logement public. On pourrait aussi réfléchir à imposer ce seuil par quartier, pour éviter que ces logements soient tous concentrés dans un ou deux quartiers d’une même ville.

Ensuite, il faut changer la perception du logement public, c’est d’ailleurs pour cela que je préfère ce terme à celui de « logement social ». 80% des Français y sont éligibles, pourquoi seuls les plus pauvres devraient-ils y loger ? Je comprends bien sûr le souhait d’être petit propriétaire, mais il faut que le logement public soit tout aussi désirable. C’est un choix politique : le logement public peut être en pointe, notamment sur la transition écologique. Je prends souvent l’exemple de Vienne, en Autriche, où il y a 60% de logement public et qui est reconnue comme une ville où il fait bon vivre.

Pour y parvenir, il faudra construire plus de logements publics, mais avec une planification à grande échelle, comme l’avait fait le général de Gaulle en créant la DATAR en 1963. Mais cette fois-ci, cette planification doit être centrée sur des objectifs écologiques, ce qui implique notamment d’organiser la démétropolisation. Il faut déconcentrer la population, les emplois et les services des grands centres urbains, qui sont saturés et vulnérables au changement climatique. Il s’agit de redévelopper des villes comme Albi, Lodève, Maubeuge… en leur donnant des fonctions industrielles ou économiques, pour rééquilibrer le territoire. C’est ambitieux, quasi-soviétique diront certains, mais nous sommes parvenus à le faire dans le passé.

Le problème avec la « décroissance »

Image générée par Adobe Firefly | © Édition LHB pour LVSL

La décroissance a le vent en poupe. Il y a quelques mois, le Parlement européen accueillait un colloque intitulé Beyond growth. De nombreux « décroissants » y sont intervenus, et l’écologiste de centre-gauche Bill McKibben en a effectué un compte-rendu bienveillant dans le New Yorker. Si les principales critiques du concept de « décroissance » viennent du camp libéral, une partie de la gauche le rejette également. En posant comme objectif la réduction agrégée des flux d’énergie et de matière, les « décroissants » ignorent en effet les différences qualitatives considérables qui existent entre les différentes formes de matière et d’énergie ; ce faisant, ils font implicitement (et involontairement) l’apologie d’une forme d’austérité « verte ». C’est du moins le point de vue que défend ici Matt Huber, auteur de Climate Change as Class War: Building Socialism on a Warming Planet (Verso, 2022) [1].

La décroissance fait également son chemin dans la gauche radicale. Il y a deux ans, l’antenne new-yorkaise de la Fondation Rosa Luxembourg publiait un article intitulé « décroissance et organisation révolutionnaire ». L’organe de presse du mouvement Democrat Socialists of America [une organisation de gauche radicale d’une centaine de milliers de membres aux États-Unis NDLR], Socialist Forum, accueillait favorablement la publication de The Future Is Degrotwh, ouvrage majeur de Matthias Schmelzer, Aaron Vansintjan et Andrea Vetter. Au Japon, l’écologiste marxiste Kohei Saito a dépassé le demi-million d’exemplaires vendus avec Slow Down : The Degrowth Manifesto.

À présent, c’est au tour de l’une des plus anciennes publications anglophones de gauche radicale, la Monthly Review – dans son premier numéro, Albert Einstein y avait publié « Pourquoi le socialisme ? » –de franchir le pas. Son dernier numéro, intitulé « décroissance planifiée : vers l’écosocialisme et le développement soutenable », fait la part belle aux « décroissants » les plus éminents, comme Jason Hickel et Matthias Schmelzer.

Le but d’un horizon progressiste ne doit certes pas nécessairement consister dans l’accroissement de la production, mais bien dans l’institution des conditions d’une liberté maximale. L’inverse est cependant tout aussi vrai : pourquoi faire décroître la production agrégée constituerait-il un but en tant que tel ?

Il est introduit par John Bellamy Foster, l’une des figures de proue de l’écologie marxiste. Son long et stimulant article souffre, en dernière instance, des limites propres au mouvement « décroissant », en ce qu’il tend à réduire l’horizon progressiste à un programme de réduction agrégée.

L’écosocialisme, les besoins humains et la planification

On peut lui accorder de nombreux points : il faut transiter vers une économie où la soutenabilité écologique et la satisfaction des besoins humains deviennent des priorités. Où la « valeur d’usage » l’emporte sur le profit et la valeur d’échange. De fait, les « décroissants » n’ont pas tort de rejeter la focalisation sur le PIB, au motif que cet indicateur est prisonnier de la valeur d’échange, et aveugle à sa contribution au bien-être et à la biodiversité.

On rejoindra par ailleurs Bellamy Foster sur la nécessité d’abandonner le chaos marchand propre au capitalisme pour embrasser la planification. Une partie des problèmes écologiques sont causés par un manque d’investissements en infrastructures fixes – logement, transport, électricité -, que le marché est inapte à pourvoir.

On ne rejoindra pas Bellamy Foster sur un autre point : celui du développement des forces productives. Dans une perspective marxiste traditionnelle, ce sont la propriété privée et la prévalence du profit qui obèrent le développement des forces productives – que seule une transition vers le socialisme peut accomplir pleinement. Bellamy Foster estime qu’une telle analyse était correcte au XIXème siècle, mais qu’il faut réévaluer notre position à la lueur de la crise écologique contemporaine :

« [Marx et Engels] écrivaient dans un contexte d’industrialisation précoce, étranger au « monde plein » (full-world economy) que nous connaissons aujourd’hui. Dans cette période de développement industriel, qui s’étend du début du XIXème siècle à l’année 1970, le potentiel productif industriel mondial a crû, en taille, de 1.730 fois – ce qui, du point de vue du XIXème siècle, aurait correspondu à un “développement pratiquement illimité”. Aujourd’hui, pourtant, il soulève la question du dépassement écologique. »

Foster rappelle ensuite que selon les mots d’Engels, « le but du socialisme n’était pas l’expansion de la production elle-même mais plutôt le “libre développement” de l’être humain ». Il faut lui donner raison : le but d’un horizon progressiste ne doit pas nécessairement consister dans l’accroissement de la production, mais l’institution des conditions d’une liberté maximale. Mais l’inverse est tout aussi vrai : pourquoi faire décroître la production agrégée constituerait-il un but en tant que tel ?

La quasi-totalité des analyses « décroissantes » en appellent à la réduction « agrégée » de « l’utilisation de l’énergie » et des « flux matériels ». On trouve un tel mot d’ordre dans The Future Is Degrowth : « la décroissance peut être définie comme une transition démocratique vers une société (…) fondée sur des flux de matière et d’énergie bien plus restreints ».

Dans le passage de l’Anti-Dühring cité ci-dessus, Engels appelle en réalité à la prise de contrôle sociale intégrale – la planification – sur notre relation à la nature, en opposition au capitalisme, qui demeure la proie de marchés anarchiques. Une telle perspective requiert une certaine flexibilité sur ce qui doit croître ou décroître, et non la fixation d’un cap rigide de réduction agrégée.

Les forces productives sont-elles « pleinement développées » ?

Plus concrètement, la crise climatique tend à montrer l’actualité de la thèse marxiste du « frein » imposé par le capitalisme aux forces productives. Sauver le climat requerra en effet leur développement massif – et un investissement intensif en capital.

Une modélisation de l’Université de Princeton suggère que réduire à zéro les émissions d’ici 2050 requerra, entre autres, entre 80 et 120 millions de pompes à chaleur, une multiplication par cinq des capacités de transmission électrique ou encore 250 grands réacteurs nucléaires (ou 3,800 petits). Ainsi, comprend-on pourquoi la gauche radicale, dans sa grande majorité, est en faveur d’investissements publics massifs et planifiés. Dans cette perspective, l’émergence de nouvelles relations sociales dans la production permettra le développement des forces productives nécessaire pour faire face à cette crise historique.

Les « décroissants » rejettent avec force les accusations de promouvoir une « austérité verte ». Pourtant, l’engagement budgétaire qu’ils défendent à respecter certaines contraintes constitue une forme d’austérité, au sens originel de cette notion.

Par-delà les enjeux écologiques, au coeur du projet socialiste historique, on trouve la volonté d’abolir la classe elle-même – et d’en finir avec la pauvreté de masse qui frappe l’homme de par le monde (les « pays riches » comme les États-Unis, aujourd’hui, ne font pas exception). Que l’on imagine ce qu’il coûterait de conférer à l’ensemble de la planète des logements abordables, un système fonctionnel de transports publics, une électricité de qualité et des service d’eau potable. Et que l’on mette en perspective cet objectif avec celui de contracter l’usage de ressources matérielles. La tâche, à tout le moins, semble ardue.

Ainsi, la gauche aurait pour simple mission historique de s’emparer des moyens de production pour prohiber le développement futur des forces productives ? Le socialisme n’est pas la stagnation. Que fait-on de la fusion nucléaire ? De la lutte contre le cancer ? L’espèce humaine n’aurait-elle donc rien de plus à accomplir, une fois les limites du capitalisme abolies ?

Limites planétaires ?

Bien sûr, les « décroissants » en appellent aux « limites planétaires » – dont les enjeux excèdent ceux du changement climatique, et intègrent ceux de la diversité des écosystèmes ou de la préservation des réserves d’eau. Bellamy Foster écrit : « la science a établi, sans l’ombre d’un doute, que dans l’économie de notre « monde plein » (full-world economy), il faut agir dans le cadre d’un budget d’ensemble du système-Terre, qui tienne compte des flux physiques à disposition ». Cette proclamation sans appel est étrangement suivie d’une citation d’un article vieux de deux décennies, dont l’auteur n’est autre que Herman Daly, partisan d’un contrôle démographique et migratoire [il s’agit d’un proche compagnon de route des fondateurs du Club de Rome et des auteurs du « rapport Meadows » Halte à la croissance ? S’il prétend que son analyse est d’inspiration marxiste, il réactualise également des thèses malthusiennes NDLR].

Mais sitôt le concept de « frontières planétaires » proposé, il fut intensément débattu et critiqué par des scientifiques de plusieurs bords. Et quand bien même on accepterait que les débats scientifiques sur cette notion soient clos, il n’est aucunement certain que la décroissance ou les réductions agrégées offrent une issue adéquate. Une fois encore : la solution au changement climatique pourra difficilement faire l’économie d’une expansion massive de la production et des investissements en infrastructure.

Que l’on se souvienne que les dangers qui pesaient sur l’une de ces « frontières », l’appauvrissement de la couche d’ozone, ont été combattus à l’aide d’un simple changement technologique initié en 1987 par le protocole de Montréal. Ne peut-on pas poser comme principe que chaque « frontière » est d’une grande complexité, et que leur respect réside une transformation qualitative de secteurs productifs spécifiques, plutôt que dans des engagements abstraits ou généralisant à « décroître » ?

Austérité verte

Les « décroissants » rejettent avec force les accusations de porter une « austérité verte ». Comme Bellamy Foster, ils en appellent à la démarchandisation des principaux besoins humains. En cela, ils rejoignent la perspective de la gauche radicale, dont l’agenda devrait être la lutte contre l’insécurité provoquée par la dépendance au marché.

Et pourtant, l’article de Bellamy Foster démontre que la « décroissance » telle qu’il l’entend constitue une forme d’austérité, dans le sens originel du terme : un engagement budgétaire à respecter certaines contraintes. Les « décroissants » ne prônent pas des coupes dans les budgets actuellement existants, mais leur discours est imprégné d’un imaginaire comptable de restrictions.

Pour Bellamy Foster, la décroissance équivaut à « une formation nette de capital équivalente à zéro », et il en appelle à quelque chose qu’il nomme « un budget pour le système-Terre ». Ainsi, il proclame que « la croissance continue qui se produirait dans certains secteurs de l’économie serait rendue possible par des réductions ailleurs ». Alors que les gouvernements cherchent à équilibrer leurs budgets en termes monétaires, les décroissants se fondent sur des concepts quantitatifs tout aussi abstraits comme les « flux matériels ».

Un tel indicateur, comme le PIB lui-même, ne serait pas d’une grande utilité pour mesurer des progrès accomplis en matière écologique. Comme l’écrit Kenta Tsuda, dans sa version la plus brute, il échoue « à rendre compte des maux écologiques différenciés en fonction des matériaux – traçant un trait d’équivalence entre du charbon réduit en cendres et des déchets alimentaires déposés dans un compost ». Un engagement quantitatif à « une formation nette de capital équivalente à zéro » induirait un cadre mental austéritaire où tout accroissement devrait être compensé.

Pointer les limites stratégiques du concept de décroissance est une chose – dans un système capitaliste caractérisé par la privation, qui voudrait soutenir un programme centré sur des restrictions supplémentaires ? Souligner ses limites conceptuelles en est une autre. Et l’un des problèmes majeurs du concept de décroissance est qu’il induit qu’un programme de gauche doit porter l’idée de profondes limitations – là où la promesse historique du socialisme est de libérer le potentiel humain de l’étroitesse du capitalisme et des impératifs marchands.

Bien sûr, il ne faut pas balayer d’un revers de la main une potentialité : les moyens de production saisis, la science pourrait nous informer qu’il est nécessaire de « décroître » collectivement – mais pourquoi en ferait-on un prérequis ?

L’article de Bellamy Foster contient d’autres affirmations étranges. Ainsi, dire que « le travail devrait se substituer à l’énergie fossile » équivaut à rien de moins que faire l’apologie d’une économie davantage intensive en travail – autrement dit, d’une économie de corvée. Au coeur du « socialisme décroissant » de Bellamy Foster, ne trouve-t-on pas une tentative comme une autre de repeindre l’idéologie environnementaliste des années 1970 dans une couleur marxiste ?

Bellamy Foster termine son article en citant l’économiste Paul Barran, qui définit le socialisme comme « la planification du surplus économique » – pour ajouter aussitôt que les impératifs écologiques devraient nous conduire à une « réduction de ce surplus économique » [Pour Paul Barran, théoricien marxiste du capitalisme de monopole, le « surplus économique » est cette partie de la production que le capitalisme bride dans l’organisation sociale actuelle pour maximiser le taux de profit, et que le socialisme pourrait libérer NDLR]. Pourtant, le concept de Barran est utile. Un monde socialiste requerrait un « surplus » : la question qui se pose est celle de son utilisation. Le capitalisme a toujours échoué à planifier un « surplus » à des fins écologiques. Le socialisme peut faire mieux.

Notes :

[1] Article traduit depuis notre partenaire Jacobin.

Face au stress hydrique, l’impératif de la planification écologique

Cultures asséchées. © Md. Hasanuzzaman Himel

Les météorologues sont unanimes : la sécheresse généralisée de l’été 2022 n’est malheureusement qu’un début. Alors que cette ressource indispensable à la vie vient à manquer, le gouvernement se contente d’interdictions préfectorales temporaires plutôt que de transformations en profondeur de notre mode de vie. Si la tarification progressive des consommateurs a certaines vertus, elle ne peut être suffisante : une refonte totale des usages de l’eau, notamment en matière d’agriculture, doit être engagée. Une transformation qui ne pourra passer que par l’action d’un État fort et déterminé.

Le confort moderne nous a assoupi dans l’illusion d’une prospérité infinie. Pour la première fois dans son histoire moderne, la France fait l’expérience, à une échelle massive, de la finitude de ses ressources hydriques, comme en témoignent les camions-citernes qui ont alimenté en cet été 2022 plus de 100 villages aux sources asséchées. C’est ainsi qu’après des siècles d’efforts pour dompter l’eau, la canaliser, la distribuer, l’assainir, nous évitant choléra et typhus, et nous permettant essor agricole, énergétique et industriel, il nous faut totalement réformer notre rapport à « l’or bleu ». Elle n’est ni un dû, ni une marchandise, mais bien une ressource précieuse mise en péril tant par nos niveaux de vie, que par la démographie et le dérèglement climatique.

Et la France, contrairement à ce que laissent présager la diversité de ses fleuves et son climat tempéré, n’est pas à l’abri : en fin de siècle, les prévisions de pluviométrie en été devraient être en baisse de 10 à 20% selon Météo-France ; dans le même temps, le GIEC alerte sur un pourtour méditerranéen qui risque d’être le point de la planète le plus affecté par le réchauffement climatique. L’heure n’est pourtant pas au désespoir mais bien à l’action, une action qui malheureusement tarde à venir et qui semble, encore et toujours, prise au piège de l’impuissance publique.

La tarification progressive de l’eau : une solution en demi-teinte

Revendiquée par la NUPES, la tarification progressive de l’eau est la solution qui a le vent en poupe dans l’hémicycle français. Elle consiste en une manière de réguler les usages individuels à travers la mise en place d’un tarif différencié en fonction de la quantité de mètres cubes consommés par ménage. Si une telle mesure a eu des effets à Dunkerque, provoquant une baisse de 9% de la consommation d’eau, le dispositif est encore largement insatisfaisant. Sans mesure de pondération en fonction de la taille du ménage, les familles nombreuses, qui sont aussi souvent les plus modestes, sont directement défavorisées. Par ailleurs, le risque d’un usage de la taxe à des fins d’assainissement des finances publiques plutôt qu’à la rénovation du réseau de canalisation est bien présent et attesté par l’excédent de recettes provoqué par l’expérience dunkerquoise.

La question hydraulique n’est pas l’apanage de comportements individuels, de simples arbitrages microéconomiques à réguler, mais d’un problème plus structurel, soit d’un système entier fondé sur l’illusion de l’abondance.

Mais le principal défaut de ce projet est bien plutôt le paradigme libéral dans lequel il s’inscrit. Il révèle l’incapacité à comprendre que la question hydraulique n’est pas l’apanage de comportements individuels, de simples arbitrages microéconomiques à réguler, mais d’un problème plus structurel, soit d’un système entier fondé sur l’illusion de l’abondance. Pénaliser le « gros consommateur » ne réglera pas les sécheresses qui sévissent en France. Cette solution à la marge, à l’image des marginalistes, théoriciens de la microéconomie, recèle d’une incapacité à penser hors du marché : selon cette école de pensée, il faut contraindre la demande pour préserver l’offre, c’est-à-dire pénaliser les consommateurs irresponsables. Tous les consommateurs ? Apparemment pas, puisque la consommation d’eau d’un golfeur pour sa pratique dépasse sa consommation annuelle ordinaire, les terrains continuant d’être arrosés en pleine sécheresse. Les canons à neige, qui se sont multipliés sur nos massifs depuis une décennie, en sont un autre exemple.

Déléguer pour mieux abandonner

À l’inverse, quand la solution est ambitieuse, mais surtout plus coûteuse, les parlementaires et politiques sont moins prompts à la brandir. Intendants des comptes publics, ils n’osent ébranler le carcan budgétaire alors qu’apparaît avec force le sous-investissement public chronique du réseau d’eau français. Chaque année, ce sont 20% de la consommation d’eau potable que nous perdons du fait des fuites. Et à l’image de notre parc nucléaire vieillissant, près « de 40% des réseaux d’eau potable ont plus de 50 ans », alors que la durée de vie moyenne de ces canalisations est entre 60 et 80 ans. Selon une mission d’information parlementaire, nous ferions face à « un mur d’investissement », obstacle qui n’existe que parce qu’ils se refusent à le franchir, les obligeant alors à quémander des fonds publics en provenance des « fonds structurels européens ». Belle illustration du plus grand danger pour notre résilience écologique : l’inertie politique.

N’importe quel acteur privé ne peut assumer l’exploitation de cette ressource vitale tant l’appât du gain risquerait de nuire aux intérêts les plus fondamentaux de la nation.

Le caractère hautement géostratégique de la question hydraulique, comme son essence de « monopole naturel », font pourtant de l’État l’acteur de référence de sa gestion. N’importe quel acteur privé ne peut assumer l’exploitation de cette ressource vitale tant l’appât du gain risquerait de nuire aux intérêts les plus fondamentaux de la nation. Or, les exemples des bévues du privé ne manquent pas : à Vittel, les nappes phréatiques souffrent d’une surexploitation de la part de Nestlé Waters menaçant à terme la distribution en eau potable au sein de la ville. Dans la même veine, un rapport de l’observatoire des services publics d’eau et d’assainissement pointe du doigt le caractère plus abordable de l’eau exploitée en régie plutôt qu’en délégation par des personnes privées. Alors que les deux géants privés de l’eau, Suez et Veolia, sont en train d’achever leur fusion pour constituer un gigantesque monopole, certaines villes ont décidé de remunicipaliser la gestion de leur eau. Pour reprendre le contrôle de la ressource hydraulique l’État a un rôle essentiel à jouer. Encore faut-il qu’il s’en donne les moyens.

Un modèle agroalimentaire à repenser

Cependant, ne considérer la soutenabilité hydraulique qu’à l’aune des besoins en eau potable des Français revient à ignorer la destination de près de la moitié de la consommation d’eau : l’agriculture. En proie au libre-échange mondialisé et donc soumise à une concurrence économique toujours plus rude, l’agriculture a de plus en plus recours à l’irrigation afin d’accélérer la croissance de la production. La multiplication des « mégabassines », qui empêchent la recharge des nappes phréatiques et accroissent les effets des sécherresses, est le symptôme le plus préoccupant de cette fuite en avant. C’est ainsi que des cultures entières se retrouvent totalement dépendantes et incapables de supporter le moindre stress hydrique ; mais c’est aussi ainsi que nos agriculteurs arrivent encore à joindre les deux bouts dans un marché mondialisé sans merci.

Toutes les cultures n’ont cependant pas les mêmes besoins hydriques. Le maïs arrive sans broncher sur le podium des plantes les plus gourmandes (25% de l’eau consommée en France). La France en est le premier pays producteur d’Europe et il s’agit de la deuxième culture la plus répandue sur notre territoire. Le tout non pas pour nourrir l’homme directement, mais les bêtes d’élevage qui finiront dans nos assiettes. L’agriculture est soumise à une demande qui fait la part belle à la viande au grand dam de nos ressources hydrauliques. Ce régime alimentaire (et plus généralement de consommation) est si hors-sol qu’il nous faut importer près de quatre fois l’eau que nous consommons sur le territoire national. Un tel surrégime, qui épuise tant nos terres, à travers l’usage massif de produits phytosanitaires, que nos eaux, est tout bonnement insoutenable à terme.

Réchauffement climatique et rétablissement du cycle de l’eau : même combat

S’il est impératif de mieux réglementer les usages de l’eau, il l’est aussi de s’attaquer à un phénomène qui accélère sa raréfaction : le réchauffement climatique. Par son action, les hivers sont moins rudes, les glaciers ne se recomposent pas, et les fleuves perdent en débit. En parallèle, la moindre saisonnalité des cycles, avec l’allongement de l’été, renforce les situations extrêmes de sécheresses. Plus grave encore, l’augmentation des températures terrestres accentue le phénomène d’évapotranspiration qui assèche tant l’eau en surface que celles dans les sols. La vapeur d’eau étant un gaz à effet de serre, elle fait donc partie de ces nombreuses rétroactions qui accélèrent encore le réchauffement planétaire. Or, plus la température augmente, plus la vapeur d’eau peut être stockée dans l’atmosphère, plus elle pourra contribuer à réchauffer la terre : la boucle est bouclée.

L’illusion cartésienne de « l’homme maître et possesseur de la nature » doit impérativement laisser place à l’humilité face à nos limites et à leur respect.

Peut-être la dérégulation du cycle de l’eau est-elle ce « cygne noir », inattendu et imprévisible, qui pourtant amplifiera le bouillonnement du climat dans des proportions considérables. A l’aune de toutes ces dynamiques, il n’est pas étonnant de voir fleurir des prévisions enregistrant une baisse de 10 à 25% de la recharge des nappes en France d’ici 2050, ne leur permettant plus d’alimenter nos rivières comme nos cultures. L’insécurité alimentaire à venir n’est alors plus une hypothèse mais bien une certitude.

Alors que nos rivières, comme nos nappes, se tarissent au fil des ans, nous prenons seulement conscience de l’immensité du défi qui fait face à la France et au monde. Derrière la question de l’eau, il y a celle de notre système productif, qui ne peut subsister que parce qu’il fonctionne en surrégime, sous perfusion hydraulique. L’illusion cartésienne de « l’homme maître et possesseur de la nature » doit impérativement laisser place à l’humilité face à nos limites et à leur respect. Pour ce faire, rien de mieux que la règle qu’un État volontariste et souverain peut imposer.

Planification écologique : passer des intentions à l’action

Des éoliennes © Fabian Wiktor

Le débat présidentiel a mis sur le devant de la scène la « planification écologique », qui fait quasiment consensus. Désormais perçue comme un outil incontournable, y compris dans le camp du chef de l’État, elle évoque la réussite des Trente Glorieuses. Toutefois, les compétences de l’État se sont largement délitées et la mobilisation des acteurs ne va pas de soi. Bien que la France ait rarement été autant recouverte de plans et de schémas, ceux-ci peinent à se traduire par des transformations concrètes. La crise du Covid a en effet montré les limites d’une administration souhaitant contrôler tous les aspects de la vie et se heurtant aux angles morts et aux cas particuliers. Il reste dès lors à définir une nouvelle méthode orientant l’action publique face à l’urgence climatique. Pour ce faire, il faut admettre la place d’un secteur public fort pour mettre en oeuvre des mesures d’intérêt général et se donner les moyens de mobiliser tous les acteurs pour engager des changements dans toute la société.

La France du plan

La pression pour obtenir une planification écologique commence par un paradoxe : la France a rarement été aussi bien régie par des plans, et autres schémas, sans que les transformations soient visibles. Pour l’environnement, on compte au moins 107 contrats de transitions écologiques, qui viennent se cumuler avec les outils ci-dessous. De même, l’objectif d’un plan alimentaire de territoire par département a bien été atteint avant la date limite fixée (2023). Pourtant, la sécurité alimentaire n’a jamais paru aussi précaire. Cet écart constant entre les objectifs et le ressenti interroge. En effet, cet empilement est loin de pousser les collectivités à mettre en œuvre une politique de développement durable audacieuse. Au contraire, il les corsète dans un canevas réglementaire.

Schéma non exhaustif des outils existants destiné au développement durable. Source : auteur de l’article

Dans les faits, cette « stratégification » peine à se traduire en actions concrètes. Ceci n’est pas totalement un paradoxe. Dans un régime libéral, il apparaît indispensable de donner une direction à l’action, en évitant toutefois tout début d’interventionisme. Hélas, sans moyens ni contrainte, cela se réduit généralement à une construction intellectuelle. La loi pour la transition énergétique et la croissance verte votée en 2015 constitue à ce titre un cas d’école. Définissant de grands objectifs en matière d’énergies renouvelable ou de rénovation énergétique, ou établissant un « droit à l’accès de tous à l’énergie sans coût excessif », elle ne s’est traduite que par quelques mesures techniques. Aucun moyen financier nouveau ni contrainte n’ont été mis en place. En outre, dans le processus législatif, elle s’est réduite à une loi sans lendemain, en l’absence de pilotage et de contrôle. Depuis, le chèque énergie, créé à l’occasion de cette loi, a été étendu. Le crédit d’impôt pour la transition énergétique a lui été intégré dans « Ma Prime Renov’ » sans que l’effet sur notre situation énergétique ne soit probant. Plutôt que réformer en permanence des lois votées quelques années auparavant, il est temps de réintroduire une culture du résultat dans le processus législatif.

Cette logique de plan local appuyé sur la contractualisation a enfermé les collectivités dans un cadre rigide, souvent coupé des réalités territoriales.

Les plans à échelle locale ne sont pas inutiles. Ils ont notamment le mérite, sur plusieurs thèmes, de réaliser des inventaires des structures existantes, ce que ne permettent pas, hélas, les moyens des collectivités ou de l’État déconcentré. Mais l’identification et la transformation relèvent de deux domaines bien différents. En revanche, il existe une hypocrisie de base à engager les collectivités dans la voie de projets audacieux, tout en réduisant en parallèle le niveau de leur dotations. Sur ce point, les 10 milliards d’euros d’économies supplémentaires qu’Emmanuel Macron compte demander aux collectivités territoriales durant les cinq ans à venir s’annoncent de très mauvaise augure.

En outre, cette logique de plan local appuyé sur la contractualisation a enfermé les collectivités dans un cadre rigide, souvent coupé des réalités territoriales. Réduisant l’intervention de l’État à un seul soutien financier, et partiel, sur les projets des collectivités, il présente deux limites majeurs. Tout d’abord, il donne le sentiment aux collectivités que l’État n’est là que pour dire ce qu’il ne faut pas faire, en excluant les projets non éligibles. Au point d’y voir, pour le numéro 2 de l’Association des maires de France (AMF) André Laignel, un outil de « recentralisation massive ». En outre, et c’est le second grief de l’AMF, ils mettent en concurrence les collectivités. La logique d’appel à projet donne en effet un avantage considérable aux grosses collectivités, qui, grâce à leurs équipes de fonctionnaires compétents, ont les moyens de définir des projets correspondant aux attendus ou de recourir à des cabinets d’études pour rendre leurs projets plus crédibles. Et donc de mieux les faire valoir auprès des décideurs. Au point d’encourager des comportements opportunistes, incitant certaines collectivités à moduler leurs projets pour les faire correspondre avec les attendus du moment.

La transition écologique dans l’impasse

À partir de là, deux voies se font face. Tout d’abord, la voie libérale, portée par le Président, qui a foi dans le pouvoir d’auto-régulation des marchés. En suivant ce paradigme, l’intérêt croissant des citoyens, des consommateurs et des investisseurs pour le développement durable va nécessairement conduire les entreprises à changer leur modèle. Il existe néanmoins trois effets qui font de cette option une impasse. La première est de limiter cet engagement des entreprises à des mesures anecdotiques. Ce que l’on appelle de façon général le greenwashing. Ceci se traduit dans les rapports sociaux et environnementaux des entreprises par des mesures principalement internes et limitées. Ainsi, les entreprises réduisent bien volontiers l’usage de papier, de bouteilles en plastique ou limitent les déplacements de leurs employés, mais sans pour autant toucher à leur business model, qui peut pourtant être éminemment polluant. Le second facteur limitant porte sur la force du lobbying, qui incite à toujours reculer les échéances. Il est ainsi éloquent de se figurer que dès 1988, Guy Debord, dans ses Commentaires sur la société du spectacle, cite les entreprises pétrolières qui demandent du temps pour pouvoir préparer l’après-pétrole. Or, à en juger par leur discours actuel, les intérêts de court terme finissent facilement par l’emporter sur l’urgence climatique. La troisième voie, la plus inquiétante réside tout simplement dans la fraude. L’industrie automobile en a livré un puissant exemple avec le dieselgate, la manipulation des tests sur les émissions de CO2.

Entre une écologie des investisseurs et une écologie de la rigueur, une troisième voie est possible.

D’autre part, est apparue une écologie de la contrainte, qui ne cesse d’inquiéter. Au nom de l’urgence climatique, elle s’interroge à voix haute sur les limites de la démocratie. Le paradoxe est qu’elle libère des discours, simplistes, au point d’ouvrir des débats sur la notion de plaisir en elle-même. Stratégiquement elle a préféré prendre à partie des comportements individuels plutôt que de proposer des transformations profondes du système. Ce faisant, cette démarche est apparue comme doctrinale, moralisante et, qui plus est, peu efficace, alors même que de plus en plus de Français sont prêts à des transformations radicales dans leur mode de vie. Ceci produit un large sentiment de frustration, alors que l’idée d’un nécessaire changement de paradigme se fait jour. Et que les petites mesures de contraintes sont plus faciles à prendre que les grandes décisions de mobilisation.

L’indispensable retour de l’État

L’impasse de la contractualisation État-collectivités et des mesures orientées vers le contrôle des actes individuels est aujourd’hui sous nos yeux. L’ampleur de la transition à venir oblige donc à une intervention de l’État débarrassée des objectifs de court terme. Ceci apparaît d’autant plus nécessaire qu’il est désormais acquis qu’avec le retard, le coût des transitions n’en sera que plus élevé, et qu’une véritable volonté politique permettrait de donner à la France un avantage stratégique dans bien des domaines. Le rôle de l’État apparaît bien entendu indispensable pour fixer des objectifs et équilibrer les effets de répartition entre les acteurs, entre les gagnants et les perdants de la transition. Dans le cas spécifique de la transition écologique, son rôle est central pour assurer la cohérence entre les démarches. En effet, optimiser l’emploi de nos ressources en favorisant l’économie circulaire sera un enjeu majeur. Enfin, l’État doit également assumer d’être exemplaire s’il veut pouvoir entraîner les collectivités, les entreprises et les citoyens. Ceci suppose d’assouplir les contraintes financières face à l’urgence climatique.

Les réseaux vont se trouver au cœur des transitions, ce qui justifie leur maintien dans la sphère publique.

À titre d’exemple, les réseaux vont se trouver au cœur des transitions, ce qui justifie leur maintien dans la sphère publique. Une gestion par le secteur privé, comme cela est par exemple largement le cas pour l’eau avec le géant Veolia-Suez, est en effet incompatible avec une stratégie de long terme visant l’intérêt général. En ce qui concerne l’électricité, le développement du renouvelable implique une production d’énergie plus décentralisée, qui va nécessiter de nouveaux investissements, notamment afin de limiter les pertes en ligne, pouvant atteindre jusqu’à 6% de la consommation. Pour y parvenir, il faut tourner le dos au seul objectif de rentabilité de court terme, et adopter au contraire une vision globale de la production électrique et de l’évolution du mix énergétique. Le projet Hercule, qui cherche à démembrer EDF en plusieurs branches et à privatiser certaines activités est ainsi à l’opposé total de ce qu’il faudrait faire.

De même, en matière de transports, la nécessité d’avoir un service public ferroviaire renforcé apparaît également incontournable. En effet, pour réduire l’usage de la voiture, il est nécessaire de desservir de larges parties du territoire. La logique de privatisation actuellement à l’oeuvre condamne nécessairement cette perspective. Le transfert au secteur privé des lignes les plus rentables laissera la SNCF avec celles qui le sont le moins, l’empêchant d’équilibrer son bilan. Les lignes moins fréquentés sont ainsi condamnées, et avec l’égalité entre les territoires. Pourtant, cette démarche est déjà engagée, avec la bénédiction de certaines régions, et est en train de s’accélérer. Ainsi, il est à prévoir que de nouvelles lignes ferment, alors que le train est l’un des modes de transports les moins polluants. Cette préservation du secteur public ne peut se faire que par exception au cadre européen. Ou plus précisément, il est désormais possible d’invoquer les contradictions entre les différents objectifs de la Commission européenne, pour préserver notre spécificité. Une récente tribune sur le modèle suédois rappelle néanmoins que pour y parvenir, un large consensus sur l’objectif et les moyens de la transition écologique doit être trouvé, ce qui n’est pas encore le cas, comme l’a révélé le débat de l’élection présidentielle.

Mobiliser efficacement toute la société

Pour sortir de cette impasse, la planification écologique doit éviter d’être inutile ou inefficace. Alors que la notion fait désormais consensus et est même revendiquée par Emmanuel Macron, sa forme reste à définir. Éviter qu’elle ne demeure un cadre théorique ou symbolique d’une part. Éviter d’autre part qu’elle s’engage dans un bras de fer continu et épuisant. En effet, la planification écologique est d’abord un processus démocratique pour assurer la mobilisation de tous les acteurs.

Schéma de la mise en place de la planification écologique selon la France Insoumise.

À ce titre, le livret sur la planification écologique de la France Insoumise, qui a porté cette notion, apparaît comme le cadre le plus élaboré à ce jour. Celui-ci s’articule autour d’une forme de « convention citoyenne », s’appuyant sur des citoyens tirés au sort à échelle départementale pour les travaux de fond. Elle est complétée d’une consultation des organisation impliquant les collectivités, associations, laboratoires de recherche et représentants des agences de l’État concernés, afin de définir plus précisément des mesures thématiques. L’ensemble de ces travaux doit être animé par le Conseil de la planification écologique, en charge de restituer un projet de loi de planification écologique. L’ensemble de ces réflexions s’articule autour de la règle verte, à savoir ne pas utiliser plus de ressources que la Terre n’en donne chaque année.

Ce cadre doit néanmoins être complété d’une méthode de gouvernement, afin que ces objectifs nationaux ne restent pas théoriques ou n’apparaissent pas déconnectés des enjeux locaux. Il faudra également encourager tous les acteurs à répercuter ces changements à leur échelle. Or comme l’a noté Geoffrey Roux de Bézieux, le patron du MEDEF, l’attitude la plus vraisemblable face à un programme de rupture reste l’attentisme. En complément de l’intervention de l’État et de la définition d’un objectif commun, il reste à déterminer la courroie de transmission au reste de la société.

Tout d’abord, il est absolument indispensable que l’État cesse de se priver de ses propres ressources. Ce point a été largement documenté pour ce qui concerne l’administration centrale dans le rapport parlementaire de la députée LFI Mathilde Panot. L’intérêt de ce rapport est de mettre en valeur les baisses d’effectifs et la diminution des compétences qui en découle. Ceci s’est traduit également dans l’administration déconcentrée par la mise en place de directions interministérielles. Pensées pour apporter plus de polyvalence et de transversalité, elles se sont en réalité traduites par des baisses d’effectifs et un manque de lisibilité dans ses missions. Par exemple, la mise en place de la Direction Départementale des Territoires (DDT) s’est traduite par une baisse de l’intervention de l’État, poussant les collectivités dans les bras des cabinets d’étude privés pour réaliser leurs projets. Au point que l’Inspection générale de l’administration notait dès 2017 que, sous l’effet de la réduction des effectifs et de redéfinition des missions, certaines DDT atteignait « la limite de ce qui est soutenable ». Depuis le phénomène s’est accentué. Depuis leur création, les directions interministérielles dans les territoire ont perdu 30% de leurs effectifs. Dans ce sabrage, les fonctions relatives à l’écologie ont été les plus sacrifiées.

En complément de la question des moyens, c’est une question de méthode qui est posée. Celle-ci est d’autant plus importante qu’elle pourrait s’appliquer pareillement à d’autres objectifs sociaux portant sur la santé, le social et d’autres thèmes. L’atteinte des objectifs climatiques, tel qu’exprimés au travers de traités internationaux comme la COP21 exigent des investissements massifs. Le rapport 2% pour 2°C, produit par l’Institut Rousseau, estime qu’ils devraient atteindre 182 milliards d’euros par an d’ici 2050, soit 2% du PIB, pour décarboner l’économie. Il faudrait que ces montants, notamment pour la dépense publique, soit déduits des ratios européens de déficit public. En outre, ils sont à rapprocher des dépenses qui s’avèrent déjà nécessaires pour prendre en compte l’impact du dérèglement climatique, compris entre 5% et 20% du PIB mondial.

Pour ce qui est des collectivités locales, la méthode consisterait pour l’État à définir des objectifs à atteindre selon un calendrier. Dès lors, les territoires verraient leur dotation augmenter en proportion de l’écart constaté à cet indicateur, pour tirer l’ensemble du territoire vers un même but. Charge ensuite aux élus, à l’échelle territoriale, de définir les projets les mieux adaptés pour combler cet écart. Cette méthode garantirait l’autonomie des collectivités et déchargerait l’administration d’une tâche fastidieuse d’encadrement de leurs activités. En revanche, si l’objectif n’était pas atteint dans les délais, et si le service financé s’avérait inopérant, le préfet aurait pouvoir de mettre en place les mesures adaptées. Suivant ainsi le modèle de la loi Solidarité et Renouvellement Urbain (SRU) pour le logement social, qui prévoit des sanctions financières pour les récalcitrants. Le financement se ferait alors au détriment de la dotation globale sur les années suivantes. Cette méthode permet de garantir l’égalité des territoires, quelle que soit leur taille, et l’avancée du pays vers des objectifs communs.

Pour mener à bien la transition, il faudra mobiliser les acteurs, avec un soutien financier, et des objectifs précis.

De la même façon, cette méthode est applicable aux différents secteurs économiques. Réorienter le crédit d’impôt recherche, qui a atteint 6 milliards d’euros, vers les travaux visant la transition écologique serait une première étape. En complément, l’État fixerait des objectifs de réduction d’émissions de CO2 et de gaspillage de ressources par secteur. Les entreprises seraient incitées, par des budgets dédiés, à atteindre ces objectifs sur une durée fixée issues des négociations. Cette tâche doit notamment mobiliser les ingénieurs en particulier pour réviser les méthodes de production. La gouvernance des grandes entreprises doit être revue pour intégrer un comité dédié à la transformation écologique, réunissant les dirigeants et les représentants des salariés mais également, pourquoi pas, de la société civile.

De la même façon, l’absence d’atteinte de ces objectifs dans le calendrier fixé se traduirait par une sanction. Lorsqu’une entreprise ne respecte pas ses obligations vis-à-vis des créanciers, elle entre sous la coupe d’un mandataire judiciaire. La sacralité de la propriété est-elle supérieure à la préservation de notre environnement ? Dès lors, il est parfaitement envisageable d’imaginer la présence d’un mandataire écologique, en charge de valider les décisions des dirigeants et d’assurer que les objectifs de transition soient bien atteints. Ce mécanisme d’incitation et de sanction permettrait alors d’engager sérieusement les entreprises sur la voie de résultats concrets.

De cette façon, une voie existe pour obtenir des résultats concrets. Cette méthode, reposant tant sur l’incitation que la sanction, pour mobiliser l’ensemble des acteurs, en réduisant le travail technocratique. Cette voie est mobilisatrice, pour conduire à des changements concrets, et pour mettre un terme à une éco-anxiété paralysante.

France Relance : derrière les milliards, la mort de l’État planificateur

© Aitana Pérez

À l’approche de la présidentielle, les ministres multiplient les déplacements pour mettre en valeur le plan « France Relance », annoncé en septembre 2020 pour relancer l’activité à la suite de la crise sanitaire. Si certains projets sont des investissements utiles, ce plan ressemble surtout à un saupoudrage incohérent d’argent public, sans vision pour l’avenir du pays. En réalité, derrière la mise en scène d’un retour de l’État stratège, ce programme illustre l’absence de planification, au profit d’une approche néolibérale d’appels à projets.

Un patchwork incohérent

Annoncé en grande pompe à la rentrée 2020 par Emmanuel Macron, le plan France Relance devait permettre, selon le slogan officiel, de « construire la France de demain ». Décomposé en trois grands volets – la transition écologique, la compétitivité des entreprises et la cohésion des territoires -, il représente au total 100 milliards d’euros. Prévus sur deux ans, ces investissements visent un effet d’entraînement rapide pour l’économie française, mise à mal par les restrictions sanitaires, juste à temps pour la présidentielle. Si le versement des aides a effectivement été rapide, avec 72 milliards déjà engagés à la fin 2021, l’impact du plan sur l’économie française demeure difficile à mesurer. En effet, malgré les déclarations optimistes du gouvernement, le comité d’évaluation, présidé par l’ancien banquier central Benoît Coeuré, estimait fin octobre qu’il était « difficile d’établir un lien direct entre ce rétablissement [de l’économie française] et la mise en œuvre de France Relance ».

Quel que soit l’impact réel sur la croissance économique, il est indéniable que certains investissements répondent à de vrais besoins et vont dans le bon sens. On peut notamment citer les rénovations énergétiques de bâtiments publics, la dépollution de friches industrielles ou le soutien à la décarbonation de grosses industries. Toutefois, la floraison des petits logos verts avec les drapeaux français européens sur toutes sortes de projets sans liens évidents pose question. Comment un plan visant à « préparer la France aux défis du XXIe siècle » peut-il à la fois financer les projet cités plus haut, une « structuration du réseau national d’association de protection de l’animal », des rénovations d’églises ou encore l’achat de voitures électriques, pourtant peu écologiques ? En outre, malgré des rénovations ça et là, des services publics essentiels comme la santé, l’éducation ou la justice restent dans un état très dégradé. Comment expliquer un tel paradoxe ?

Le chiffre rond de 100 milliards est en réalité une addition de sommes versées dans le cadre de programmes qui n’ont pratiquement aucun lien entre eux.

Comme l’ont pointé plusieurs économistes dès l’annonce du plan, le chiffre rond de 100 milliards est en réalité une addition de sommes versées dans le cadre de programmes qui n’ont pratiquement aucun lien entre eux. Ainsi, la baisse des impôts de production, qui représente 20 milliards d’euros sur les années 2021 et 2022, peut difficilement être considérée comme une dépense de relance. Pour David Cayla, économiste de l’Université d’Angers et membre du collectif des économistes atterrés, cette baisse d’impôts « diminue les recettes fiscales, mais n’augmente pas l’activité des entreprises. Ce n’est pas parce qu’elles font plus de profits qu’elles vont plus investir. » De plus, France Relance agrège aussi des mesures déjà en place avant le lancement du plan, telles que les aides à la rénovation thermique MaPrime Rénov, le Ségur de la Santé ou le plan « France Très Haut Débit ». Si les enveloppes ont été revues à la hausse, il s’agit donc surtout d’un jeu comptable permettant de grossir artificiellement le montant du plan avant de le présenter à la presse. Enfin, une partie significative du plan n’est pas fléchée vers des investissements étatiques ou dans les entreprises publiques, mais à destination des collectivités territoriales et des entreprises privées. 

Financer plutôt que planifier

David Cayla est clair : pour lui, « il n’y a pas de plan de relance au sens strict ». « Cumuler des petits projets à 10 millions ne fait pas une politique » ajoute-il. S’il ne met pas en cause l’utilité des petites enveloppes destinées à rénover une école ou à relocaliser une usine, il rappelle que le plan de relance n’est qu’une couche de financement supplémentaire, qui vient compléter les apports des entreprises ou des collectivités, ainsi que les fonds européens ou ceux de la Caisse des Dépôts et Consignations par exemple. « On donne l’impression de financer de grands investissements, alors qu’on ne paie que la moitié ou le tiers. L’État ne finance qu’une partie et cherche un effet multiplicateur ».

Ainsi, pour l’économiste, plutôt que de financer directement de grands projets, France Relance est surtout une « agence de moyens », c’est-à-dire que « l’État préfère financer plutôt que faire lui-même ». Concrètement, les montants destinés aux collectivités et aux entreprises font l’objet d’appels à projets, où les demandes de subventions doivent reposer sur des dossiers complexes, remplissant un certain nombre de critères. Or, étant donné que les ministères et agences publiques ont perdu un grand nombre d’ingénieurs et de cadres spécialisés, ce sont bien souvent des cabinets de conseil qui ont établi la grille de critères à remplir. Cayla explique en effet que la haute fonction publique est de plus en plus tournée vers le privé : « l’Ecole des Mines ou Polytechnique, par exemple, ne forment plus des ingénieurs qui vont travailler pour l’État, mais pour des entreprises privées. » Dès lors, « l’État n’est souvent plus capable de savoir ce qu’il finance », ce qui le « met à la merci d’acteurs privés qui peuvent lui faire miroiter des solutions qui n’en sont pas. »

« La manière dont on juge des dossiers ne relève plus du politique, mais du cochage de cases ».

David Cayla, économiste à l’université d’Angers

Plus largement, ce système d’appel à projets crée une énorme bureaucratie à toutes les échelles. Pour obtenir les financements mis à disposition, les entreprises et collectivités font elles aussi largement appel aux cabinets de conseil pour rédiger leurs demandes ou leurs « contrats de relance et de transition écologique » (CRTE). Afin de maximiser leurs chances, elles peuvent même multiplier les projets, ce qui implique un processus de sélection encore plus lourd et le fait que nombre de projets auront été conçus pour rien. « C’est tout le mécanisme dénoncé par l’anthropologue David Graeber lorsqu’il parle de « bullshit jobs », estime David Cayla, qui y voit « un énorme gaspillage d’énergie et de travail. » Si des conflits d’intérêts peuvent exister en raison de l’intervention des mêmes cabinets auprès du financeur et du demandeur de subventions, le dernier mot revient tout de même au politique. Mais sans les capacités techniques pour bien évaluer l’intérêt de chaque dossier, il devient tributaire de la bureaucratie privée. « La manière dont on juge des dossiers ne relève plus du politique, mais du cochage de cases » développe Cayla, qui explique que certains dossiers, pourtant prometteurs, peuvent se voir refuser les aides car ils ne rentrent pas suffisamment dans les clous. « C’est une logique administrative et dépolitisée » résume-t-il.

Un État impuissant ?

David Cayla, économiste à l’université d’Angers, membre du collectif des Economistes atterrés. © Photo de profil Twitter

Si cette mise en œuvre technocratique est critiquable, elle n’est en fait que la conséquence du néolibéralisme. « L’État préfère donner des financements plutôt que de faire lui-même les choses. En somme, il préfère accompagner le marché plutôt que de substituer à lui. » Certes, l’État fixe de grandes orientations et choisit de soutenir des projets « verts », tournés vers le numérique ou visant tout simplement l’accroissement de la compétitivité, mais en définitive, les deniers publics financent bien des projets dont le lien avec l’intérêt général de la Nation n’est souvent pas évident. S’il convient qu’il ne s’agit pas d’une nouveauté, rappelant l’exemple du Grand Paris décidé sous Nicolas Sarkozy, « qui fonctionne lui aussi avec des appels à projets d’une complexité incroyable », David Cayla s’inquiète de l’impuissance croissante de l’État dont ce processus témoigne. Le nouveau plan France 2030, qui semble avant tout conçu pour permettre à Emmanuel Macron d’enjamber la présidentielle et d’avoir un semblant de réponse face aux critiques sur son bilan en matière de désindustrialisation, semble déjà pâtir des mêmes écueils.

Pour résumer le problème, il prend l’exemple du programme nucléaire français, considérablement accéléré après le premier choc pétrolier dans le cadre du « plan Messmer » (1974). En l’espace de deux décennies, ce programme d’investissements massifs est en effet parvenu à réduire la dépendance de la France aux hydrocarbures en matière de production d’électricité. A l’inverse du plan de relance actuel, l’État ne se contentait alors pas de financer; il organisait son action à travers de grandes entreprises entièrement publiques et de structures de recherche dont il était propriétaire, tels que EDF, Framatome ou le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA). Or, au vu de l’urgence écologique, la nécessité de grands programmes de ce type ne semble plus à prouver. Cayla évoque par exemple la question de « l’hydrogène vert », c’est-à-dire fabriqué à partir d’électricité d’origine renouvelable.

« L’État n’est même pas capable d’organiser des rendez-vous de vaccination et demande à Doctolib de le faire ! »

David Cayla

Mais si un tel programme étatique est techniquement possible, il est en pratique interdit par « les règles européennes sur la concurrence, puisque l’État fausserait la concurrence en avantageant ses entreprises nationales. » Si l’État peut toujours intervenir dans certains domaines, tels que la santé ou l’éducation, il se retrouve pratiquement démuni dans d’autres secteurs, comme l’énergie ou les transports, où priment les traités européens. Mais l’obstacle n’est pas seulement juridique selon Cayla : « Politiquement, on pourrait tout à fait défendre le fait de passer outre les règles européennes pour réaliser la transition écologique, mais pour ça il faut une volonté politique. » Or, cette volonté politique d’outrepasser le marché semble aujourd’hui absente dans tous les domaines. « L’État n’est même pas capable d’organiser des rendez-vous de vaccination et demande à Doctolib de le faire ! » rappelle ainsi Cayla.

Ainsi, au contraire du retour de l’État dans l’économie vanté lors de chaque inauguration d’un projet France Relance, c’est bien son impuissance et son effacement au profit du secteur privé qui transparaît dans ce soi-disant « plan ». Si la perte de compétences dans la haute fonction publique et si les règles européennes sont de vrais obstacles à lever pour espérer pouvoir mener une planification digne de ce nom, rien ne se fera tant que la volonté politique ne sera pas au rendez-vous. Sur ce point, Cayla est pessimiste : « les gouvernants actuels, en tout cas au niveau national, ne veulent pas vraiment le pouvoir, seulement ses attributs. Ils veulent passer à la télévision, donner des interviews, avoir une stature etc. Mais ils ne veulent pas le pouvoir car cela est très lourd et implique des responsabilités. » A l’approche de la présidentielle, le choix sera de nouveau ouvert au peuple français : la « relance » de la France sera-t-elle déléguée à des communicants présentant des powerpoints ou sera-t-elle planifiée, à long terme, par de nouveaux responsables politiques déterminés ?

Comment la réindustrialisation peut contribuer à réparer la nation

La réindustrialisation ? Tout le monde en parle, tout le monde la veut. Mais les discours politiques souffrent d’un angle mort politique important. Ils n’évoquent que la création ou le rapatriement d’activités productives et le développement d’emplois. Aucun propos ne s’intéressent aux effets socio-spatiaux et culturels possibles d’une forme de renaissance industrielle. Or, tout changement de modèle de développement territorial induit et engendre des mutations dans la géographie économique et la sociologie des territoires. La réindustrialisation pourrait donc être considérée comme un des leviers pour stopper la métropolisation, protéger d’autres modes de vie, à l’instar de celui des périphéries, et, ainsi, réparer une nation qui s’est divisée.

Une nation divisée, à réconcilier

C’est un fait. Le clivage périphérie-métropole s’ancre toujours plus dans la société – comme l’atteste la cartographie électorale intégrant l’abstention – même si la périphérie n’est évidemment pas à entendre comme une même classe ou catégorie socio-spatiale univoque, mais plutôt comme un ensemble hétéroclite sur bien des points. Ce clivage, lié aux effets spatio-productifs de la division internationale du travail, s’établit dans un rapport de connexité. En effet, la géographe Chloë Voisin-Bormuth donne une explication schématique de la métropolisation1 comme paradigme qui permet de bien comprendre la construction de la périphérie : la métropolisation consiste d’une part en une tendance centripète récente, par des agglomérations humaines et d’emplois autour des plus grandes grandes villes et l’assèchement des espaces ruraux ; il s’agit d’autre part – et en même temps – d’une tendance centrifuge qui va étaler ces urbanisations et déloger les classes populaires des centre-villes vers le périurbain. La catégorie périphérique se fonde ainsi peu à peu sur une dimension d’exclusion, sur le rural consumé et sur celles et ceux écartés des centres-villes. 

Christophe Guilluy rappelle que ce clivage également discuté en termes de gagnants et perdants de la mondialisation, ne se constitue et ne s’approfondit pas uniquement sur le terrain socio-économique (activités, emplois etc.) et sur les niveaux d’investissements infrastructurels, bien qu’ils soient déjà sources de grandes inégalités. La dichotomie s’intensifie aussi sur le terrain des modes de vie et de leurs normes2. D’un côté, une bourgeoisie non consciente de l’être, minoritaire mais qui s’étend dans les centres-villes métropolitains, impose son style « cool ». Elle vit, dans son cocon, la métropolisation heureuse, a intérêt à conserver ce modèle et à voter pour celles et ceux qui le défendent politiquement. D’un autre côté, les autres, majoritaires, « autochtones » dans leurs quartiers ou villages, qui subissent l’expansion bourgeoise au cœur des villes ou bien la désertion rurale, angoissent et ne trouvent pas d’expressions symboliques ni de débouchés politiques concordants. Ces derniers – qui correspondent sous certains aspects au bloc populaire théorisé par Jérôme Sainte-Marie3 – se sont affermis à mesure de la dynamique de démoyennisation de la société (effacement de la classe moyenne dans la stratification sociale) et ont subi un réel décrochage économique et culturel.

S’il y a bien un autre phénomène, nourri de politiques, expliquant en partie les concentrations métropolitaines et qui a « métamorphosé » tous les paysages et temporalités des quotidiens en France depuis 40 ans, c’est bien la désindustrialisation.

Cette scission, visibilisée par la révolte des Gilets Jaunes – y compris dans les DOM-TOM, et de nouveau à l’heure actuelle – avait bien mis en évidence, à côté du sentiment de désarroi économique, la disparition de certains modes de vie, autrefois majoritaires. Or, s’il y a bien un autre phénomène, nourri de politiques, expliquant en partie les concentrations métropolitaines et qui a « métamorphosé » tous les paysages et temporalités des quotidiens en France depuis 40 ans, c’est bien la désindustrialisation. Comme le soulignent Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, dans leur dernier ouvrage La France sous nos yeux4, au-delà de nous avoir fait perdre non seulement plus de 3 millions d’emplois dans l’industrie, la désindustrialisation a conduit des territoires à s’effacer, des espaces à changer de figures, à ce que la consommation se massifie, et à l’entraînement d’autres logiques de travail, plus servicielles, plus individualisées, plus dématérialisées. Cependant, si tout cela a aussi participé, de facto, à « l’archipélisation » de la société – à travers même les blocs bourgeois et populaires – pour reprendre le concept devenu célèbre du même Jérôme Fourquet, celle-ci a davantage été subie que désirée. Et encore aujourd’hui, elle ne se reflète pas dans les aspirations françaises, comme le révèle l’enquête d’Arnaud Zegierman et Thierry Keller dans leur dernier livre Entre déclin et grandeur5. Si le réel tend à construire de l’anxiété et du ressentiment au sein du bloc populaire relégué, l’espoir majoritaire est, pour le moment encore, davantage celui d’une réconciliation que d’une quelconque revanche. 

La réindustrialisation comme politique de réparation

Face à ses transformations et à cette aspiration, la réindustrialisation ne peut donc pas seulement avoir des objectifs économiques – aussi essentiels soient-ils – visant à redresser la courbe du chômage, à nous mettre à l’abri des ruptures possibles des chaînes d’approvisionnement ou bien à reconquérir notre souveraineté numérique infrastructurelle. La volonté de réindustrialisation doit tout autant porter l’ambition de raccommoder les deux grands segments de population qui s’opposent. Elle doit participer à ce que le modèle métropolitain cesse et permette de nouveau, au-delà d’exceptions, la possibilité de développement et d’accomplissement des classes populaires là où elles habitent à l’origine.

Il est essentiel que la réindustrialisation soit incorporée dans une perspective globale, qui puisse réparer les divisions, faire consensus et donner un sens égalitaire à la nation. Mais loin de déplorer et de nourrir une vision nostalgique du pays tel qu’il était et dont les Français sont en réalité émancipés, nous devons construire un horizon positif. 

L’État doit diminuer le pouvoir politico-administratif des métropoles, revivifier et réinvestir les espaces délestés, les territoires périurbains conglomérés et enlaidis tout comme ceux corrodés par l’exode rural contraint.

À cette intention, le dessein aujourd’hui encore trop restreint de la réindustrialisation doit être complété d’une réforme institutionnelle qui redonnera à l’État déconcentré sa légitimité d’aménageur du territoire et de coordinateur des politiques de développement – avec les communes. La technostructure devrait être tenue de planifier une réindustrialisation qui contribue à stopper le soutien effréné à la concentration économique métropolitaine et à la concurrence exacerbée des métropoles entre elles. L’État doit donc diminuer le pouvoir politico-administratif des métropoles, revivifier et réinvestir les espaces délestés, les territoires périurbains conglomérés et enlaidis tout comme ceux corrodés par l’exode rural contraint. La reconnection entre les lieux d’habitat et de travail est primordiale ainsi que la refondation des ceintures maraîchères autour des grandes villes. Il faut aussi estomper les inégalités spatiales et désarticuler toute forme d’appropriation élitiste – de gentrification – dans les centres-villes comme désormais sur les littoraux. 

Toute véritable action publique nécessaire à une réindustrialisation durable, c’est-à-dire avec des activités ancrées sur les territoires, dignes et de qualité, ne peut s’inscrire que sur le long terme. A côté de l’enjeu d’aménagement égalitaire du territoire (en agissant aussi sur les réseaux et les lieux de formation), il faut recréer du commun et de la protection publique, notamment dans l’économie. Réguler l’économie numérique et généraliser le droit du travail aux employés « ubérisés » ; déployer et garantir des milliers d’emplois verts dans les filières d’avenir ; revaloriser les savoir-faire des métiers artisanaux fondamentaux et leurs structures de formation afférentes. Enfin, il nous faut rebâtir les nouveaux lieux d’échange et d’intermédiation au travail, autrefois bien plus nombreux, entre les différentes catégories socio-professionnelles. 

La gauche au défi de la métropolisation

Il est aujourd’hui largement convenu de rappeler la désaffiliation progressive des classes populaires à la gauche, ses structures intermédiaires et même au politique plus largement (syndicats, médias, partis). La gauche s’est fourvoyée à renoncer à son projet socialiste et a préféré accompagner et tempérer la liquéfaction libérale et le grand déménagement du monde. En cessant d’être une force sociale, elle s’est satisfaite de rester une voix uniquement axiologique, donc moraliste et s’est logiquement atrophiée.

Il convient maintenant de cesser de se lamenter et de ne plus faire l’économie d’une réflexion indispensable, dans la lignée de Marion Fontaine et Cyril Lemieux dans le dernier numéro de la revue Germinal6, sur « la réintégration politique des classes populaires ». Si la politique est par essence l’action qui vise à modifier son monde, c’est alors la capacité à agir sur le réel et le changer, non pas à le contempler et à s’y adapter, qui forge la légitimité d’un challenger ou d’un gouvernement institué. Ainsi, la gauche doit reconsidérer la société pour que celle-ci la reconsidère en retour, et non polir en boutiquier, des portions électorales seulement nécessaires à sa survie ; elle doit aussi reconsidérer le temps long, celui des mutations sociétales et ne plus s’enfermer dans le temps court et saccadé de la vie politicienne qui rétrécit les ambitions.

Un projet de reconfiguration liant de concert les intérêts communs de ces classes populaires – contre la métropolisation – avec les autres intérêts objectifs de la nation, que sont l’écologie, l’emploi et la souveraineté nationale, est possible.

Pour se relever et reconstruire de l’adhésion populaire, l’impératif largement admis de la réindustrialisation peut être le fer de (re)lance de la gauche. Pour rénover son projet et son discours en termes de politiques de développement plurielles, durables, et égalitaires ; afin de s’adresser de nouveau, sans autorité morale de prime abord, aux classes populaires – dans leur ensemble, leur complexité, leur subtilité – abandonnées et orphelines de représentations politiques. La réindustrialisation peut aussi permettre à la gauche de retracer une forme d’étatisme et d’en finir avec son égarement décentralisateur qui a fait du modèle métropolitain l’horizon unique du développement. En cela, elle peut lui permettre de retrouver l’audace d’une pensée critique à fort potentiel et qui sied au temps présent, sur ce que Pierre Vermeren appelle « l’impasse de la métropolisation »7

Un projet de reconfiguration liant de concert les intérêts communs de ces classes populaires – contre la métropolisation – avec les autres intérêts objectifs de la nation, que sont l’écologie, l’emploi et la souveraineté nationale, est possible. Car la métropolisation est un désastre pour la nature et la démocratie ; le travail est indispensable et illimité pour reconstruire durablement nos territoires ; notre autonomie est une condition substantielle de l’industrialisation du pays. La gauche peut initier un discours ambitieux, au service du plus grand nombre, intégrant ensemble ses dimensions dans une esthétique moderniste, pouvant créer un imaginaire désirable et un futur utopique. 

Néanmoins, au commencement, il convient de rappeler à quel point la tâche est ardue. Au-delà des discours très enthousiastes sur la réindustrialisation, le recul de notre force productive s’inscrit toujours au présent. La part de la valeur ajoutée de l’industrie continue de reculer dans le produit intérieur brut, tout comme la part de l’emploi industriel dans la structuration des emplois. Nous ne sommes pas dans une accalmie historique mais bel et bien toujours ancrés dans un mouvement de décomposition, dans une bascule dont l’atterrissage est incertain. 

En définitive, la réindustrialisation doit être pensée avec beaucoup d’ambitions, sur le long terme, et pas seulement comme une action économique stricto-sensu, aux avantages écologiques et géopolitiques certains ; elle peut aussi être une action d’aménagement des territoires, de rééquilibrage, pour stopper la sécession des élites métropolitaines et l’autonomisation connexe du bloc populaire. Entendu ainsi – au service du développement – le redéploiement industriel vers les villes moyennes pourrait contribuer à endiguer le sentiment de déclin et d’abandon d’une part majoritaire de la population et rétablir une réelle cohésion dans la société. Ici se situe un enjeu crucial et non suffisamment dit de la renaissance industrielle française. La gauche peut s’en saisir si ce n’est pour se reconstruire, du moins pour se redresser, à condition de défendre de nouveau la dignité et les revendications de la France d’en bas.

[1] Voir « Exode urbain : fantasme ou réalité ? », Le Point, 12 novembre 2021. 

[2] Guilluy : « On nie l’existence d’un mode de vie majoritaire », Le Point, 25 septembre 2021. 

[3] Jérôme Sainte-Marie, Bloc populaire, une subversion électorale inachevée, Paris, Cerf, 2021.  

[4] Jérôme Fourquet & Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux. Économie, paysages, nouveaux modes de vie, Paris, Seuil, 2021. 

[5] Arnaud Zegierman & Thierry Keller, Entre déclin et grandeur. Regards des Français sur le pays, Paris, L’Aube, 2021. 

[6] Voir le dernier numéro de la Revue Germinal intitulé « La gauche peut-elle (vraiment) se passer des classes populaires ? »

[7] Pierre Vermeren, L’impasse de la métropolisation, Paris, Gallimard, 2021.

La bifurcation écologique n’est pas un dîner de gala

Champ d’éoliennes au milieu des nuages. © Thomas Richter

Après un été marqué par des événements climatiques extrêmes et un nouveau rapport du GIEC confirmant ses prévisions les plus inquiétantes, une grande partie de la planète est désormais traversée par une crise énergétique qui préfigure d’autres troubles économiques à venir. Cette conjoncture a enterré le rêve d’une transition harmonieuse vers un monde post-carbone, mettant au premier plan la question de la crise écologique du capitalisme. À la COP26, la tonalité dominante a été celle de l’impuissance, où les malheurs imminents ont laissé l’humanité coincée entre les exigences immédiates de la reproduction systémique et l’accélération des désordres climatiques. Texte de Cédric Durand, économiste et auteur de Technoféodalisme. Critique de l’économie numérique (Zones, 2020), initialement publié par la New Left Review, traduit par Giorgio Cassio et édité par William Bouchardon.

À première vue, on pourrait penser que des mesures sont prises pour faire face à ce cataclysme. Plus de 50 pays – plus l’ensemble de l’Union européenne – se sont engagés à atteindre des objectifs de « zéro émission nette » qui verraient les émissions mondiales de CO2 liées à l’énergie diminuer de 40% d’ici à 2050. Pourtant, une simple lecture des données scientifiques montre que la transition écologique est loin d’être sur la bonne voie. Si nous ne parvenons pas à atteindre l’objectif mondial de zéro émission nette, les températures continueront d’augmenter, dépassant largement les +2°C d’ici à 2100. Selon le PNUE (Emissions Gap Report 2021, 26 octobre 2021), les contributions décidées au niveau national avant la COP2 permettraient de réduire les émissions à échéance de 2030 de 7,5%. Or, une baisse de 30% est nécessaire pour limiter le réchauffement à +2°C, tandis qu’une baisse de 55% serait nécessaire pour +1,5°C.

Comme le soulignait un récent éditorial de Nature du 31 mars 2021, nombre de ces pays ont pris des engagements de « zéro émission nette » sans avoir de plan concret pour y parvenir. Quels gaz seront visés ? Dans quelle mesure cet objectif net repose-t-il sur une réduction effective plutôt que sur des systèmes de compensation ? Ces derniers sont devenus particulièrement attrayants pour les pays riches et les entreprises polluantes, car ils ne réduisent pas directement les émissions et impliquent le transfert de la charge de la réduction des émissions de carbone vers les pays à revenu faible et moyen (qui seront les plus durement touchés par le dérèglement climatique). Sur ces questions cruciales, on ne trouve nulle part d’informations fiables et des engagements transparents, ce qui compromet la possibilité d’un suivi scientifique international crédible. En résumé, sur la base des politiques climatiques mondiales actuelles – celles qui sont mises en œuvre et celles qui sont proposées – le monde est sur la voie d’une augmentation dévastatrice des émissions au cours de la prochaine décennie.

La crise de l’énergie a déjà commencé

Malgré cela, le capitalisme a déjà connu le premier choc économique majeur lié à la transition bas carbone. La flambée des prix de l’énergie est due à plusieurs facteurs, notamment une reprise désordonnée après la pandémie, des marchés de l’énergie mal conçus au Royaume-Uni et dans l’UE qui exacerbent la volatilité des prix, et la volonté de la Russie de sécuriser ses revenus énergétiques à long terme. Toutefois, à un niveau plus structurel, l’impact des premiers efforts déployés pour restreindre l’utilisation des combustibles fossiles ne peut être négligé. En raison des limites imposées par les gouvernements à la combustion du charbon et de la réticence croissante des actionnaires à s’engager dans des projets qui pourraient être largement obsolètes dans trente ans, les investissements sont en baisse dans les combustibles fossiles. Si cette contraction de l’offre n’est pas suffisante pour sauver le climat, elle s’avère néanmoins trop importante pour la croissance capitaliste.

Plusieurs événements récents nous offrent un avant-goût de ce qui nous attend. Dans la région du Pendjab, en Inde, de graves pénuries de charbon ont provoqué des pannes d’électricité imprévues. En Chine, plus de la moitié des administrations provinciales ont imposé des mesures strictes de rationnement de l’électricité. Plusieurs entreprises, dont des fournisseurs clés d’Apple, ont récemment été contraintes d’interrompre ou de réduire leurs activités dans la province de Jiangsu, après que les autorités locales aient restreint l’approvisionnement en électricité. Ces restrictions visaient à respecter les objectifs nationaux en matière d’émissions en limitant la production d’électricité à partir du charbon, qui représente encore environ deux tiers de l’électricité en Chine. Pour contenir les retombées de ces perturbations, les autorités chinoises ont mis un frein temporaire à leurs ambitions climatiques, en ordonnant à 72 mines de charbon d’augmenter leur approvisionnement et en relançant les importations de charbon australien, interrompues pendant des mois en raison des tensions diplomatiques entre les deux pays.

Alors qu’une réduction de l’offre d’hydrocarbures est en cours, l’augmentation des sources d’énergie durables ne suffit pas à répondre à la demande croissante. Il en résulte une inadéquation énergétique qui pourrait faire dérailler la transition.

En Europe, c’est la flambée des prix du gaz qui a déclenché la crise actuelle. Hantés par le souvenir du soulèvement des Gilets jaunes contre la taxe carbone de Macron, les gouvernements sont intervenus avec des subventions énergétiques pour les classes populaires. Mais de manière plus inattendue, les hausses du prix du gaz ont précipité des réactions en chaîne dans le secteur manufacturier. Le cas des engrais est révélateur : un groupe américain, CF Industries (Deeefild, Illinois), a décidé d’arrêter la production de ses usines d’engrais au Royaume-Uni, devenues non rentables en raison de la hausse des prix. En tant que sous-produit de ses activités, l’entreprise fournissait auparavant 45% du CO2 de qualité alimentaire du Royaume-Uni – dont la perte a déclenché des semaines de chaos pour l’industrie, affectant divers secteurs, allant de la bière et des boissons non alcoolisées à l’emballage alimentaire et à la viande. Au niveau mondial, la flambée des prix du gaz affecte le secteur agricole par le biais de l’augmentation des prix des engrais. En Thaïlande, le coût des engrais est en passe de doubler depuis 2020, augmentant les coûts pour de nombreux producteurs de riz et mettant en péril la saison de la plantation. Si cette situation perdure, les gouvernements pourraient être amenés à intervenir pour garantir les approvisionnements alimentaires essentiels.

Les répercussions mondiales et généralisées des pénuries d’énergie et des hausses de prix soulignent les effets complexes qu’implique la transformation structurelle nécessaire à l’élimination des émissions de carbone. Alors qu’une réduction de l’offre d’hydrocarbures est en cours, l’augmentation des sources d’énergie durables ne suffit pas à répondre à la demande croissante. Il en résulte une inadéquation énergétique qui pourrait faire dérailler la transition. Dans ce contexte, les pays peuvent soit revenir à la source d’énergie la plus facilement disponible – le charbon –, soit provoquer un recul de l’économie en raison de la flambée des coûts et de ses effets sur la rentabilité, les prix à la consommation et la stabilité du système financier. A court terme, il s’agit donc d’un compromis entre les objectifs écologiques et la nécessité de favoriser la croissance. Mais ce dilemme énergétique est-il valable à moyen et long terme ? Un choix entre le climat et la croissance finira-t-il par s’imposer ?

Décroissance et investissement : les deux volets de la transition écologique

La réussite de la transition vers un monde décarbonné implique le déroulement harmonieux de deux processus complexes et interdépendants, aux niveaux matériel, économique et financier. Premièrement, un processus de démantèlement doit avoir lieu : les sources de carbone doivent être réduites de manière drastique, et avant tout l’extraction d’hydrocarbures, la production d’électricité à partir de charbon et de gaz, les systèmes de transport à base de carburant, le secteur de la construction (en raison du niveau élevé d’émissions liées à la production de ciment et d’acier) et l’industrie de la viande. Il s’agit ici de décroissance au sens le plus simple du terme : les équipements doivent être mis au rebut, les réserves de combustibles fossiles doivent rester dans le sol, l’élevage intensif doit être abandonné et toute une série de fonctions professionnelles relatives à ces secteurs doivent être supprimées.

Toutes choses égales par ailleurs, l’élimination des capacités de production implique une contraction de l’offre qui entraînerait une pression inflationniste généralisée. Ceci est d’autant plus probable que les secteurs les plus touchés occupent une position stratégique dans les économies modernes. Se répercutant sur les autres secteurs, la pression sur les coûts entamera les marges des entreprises, les profits mondiaux et/ou le pouvoir d’achat des consommateurs, déclenchant de violentes spirales de récession. En outre, la décroissance de l’économie carbonée est une perte nette du point de vue de la valorisation du capital financier : d’énormes quantités d’actifs perdus doivent être effacées puisque les bénéfices sous-jacents attendus sont abandonnés, ouvrant la voie à des ventes à la sauvette et ricochant sur la masse de capital fictif1. Ces dynamiques interdépendantes s’alimenteront mutuellement, les forces de la récession augmentant les défauts de paiement des dettes tandis que la crise financière gèle l’accès au crédit.

L’autre aspect de la transition est un effort d’investissement majeur pour faire face au choc de l’offre causé par la décroissance du secteur du carbone. Si le changement des habitudes de consommation pourrait jouer un rôle, notamment dans les pays riches, la création de nouvelles capacités de production décarbonées, l’amélioration de l’efficacité, l’électrification des transports, des systèmes industriels et de chauffage (ainsi que, dans certains cas, le déploiement de la capture du carbone) sont également nécessaires pour compenser l’élimination progressive des émissions de gaz à effet de serre. D’un point de vue capitaliste, cela pourrait représenter de nouvelles opportunités de profit, tant que les coûts de production ne sont pas prohibitifs par rapport à la demande disponible. Attirée par cette valorisation, la finance verte pourrait intervenir et accélérer la transition, propulsant une nouvelle vague d’accumulation capable de soutenir l’emploi et le niveau de vie.

L’impasse du marché carbone

Cependant, il faut garder à l’esprit que le timing est primordial : réaliser de tels ajustements en cinquante ans est complètement différent que de devoir se désengager radicalement en une décennie. Or, au vu de la situation actuelle, les perspectives d’un passage en douceur et adéquat aux énergies vertes sont pour le moins minces. La réduction du secteur du carbone reste incertaine en raison de la contingence inhérente aux processus politiques et du manque persistant d’engagement des autorités nationales. Il est révélateur qu’un seul sénateur, Joe Manchin, élu de Virginie-Occidentale, parvienne à bloquer le programme des démocrates américains visant à faciliter le remplacement des centrales électriques au charbon et au gaz.

Au vu de la situation actuelle, les perspectives d’un passage en douceur et adéquat aux énergies vertes sont pour le moins minces.

Comme l’illustrent les perturbations actuelles, le manque d’alternatives facilement disponibles pourrait également entraver l’abandon progressif des combustibles fossiles. Selon l’AIE – Agence internationale de l’énergie : « Les dépenses liées à la transition […] restent bien en deçà de ce qui est nécessaire pour répondre à la demande croissante de services énergétiques de manière durable. Ce déficit est visible dans tous les secteurs et toutes les régions. » Dans son dernier rapport sur l’énergie, Bloomberg (New Energy Outlook 2021estime qu’une économie mondiale en croissance nécessitera un niveau d’investissement dans l’approvisionnement et les infrastructures énergétiques compris entre 92 000 et 173 000 milliards de dollars au cours des trente prochaines années. L’investissement annuel devra plus que doubler, passant d’environ 1700 milliards de dollars par an aujourd’hui à une moyenne comprise entre 3100 et 5800 milliards de dollars par an. L’ampleur d’un tel ajustement macroéconomique serait sans précédent.

Du point de vue de la théorie économique dominante, qui ne jure que par le marché, cet ajustement passe par la détermination du bon prix. Dans un récent rapport commandé par le président français Emmanuel Macron, deux économistes de premier plan dans ce domaine, Christian Gollier et Mar Reguant, affirment que « la valeur du carbone doit servir de jauge pour toutes les dimensions de l’élaboration des politiques publiques ». Bien que les normes et les réglementations ne soient pas à exclure, une « tarification bien conçue du carbone », via une taxe sur le carbone ou un mécanisme de plafonnement et d’échange, doit jouer le rôle principal. Les mécanismes de marché sont censés internaliser les externalités négatives des émissions de gaz à effet de serre, permettant ainsi une transition ordonnée tant du côté de l’offre que de la demande. La tarification du carbone présente l’avantage de se concentrer sur l’efficacité en termes de coût par tonne de CO2, sans qu’il soit nécessaire d’identifier à l’avance les mesures qui fonctionneront. Reflétant la plasticité de l’ajustement du marché, « contrairement à des mesures plus prescriptives, un prix du carbone laisse le champ ouvert à des solutions innovantes ».

Cette perspective techno-optimiste et de libre marché garantit la conciliation entre la croissance capitaliste et la stabilisation du climat. Cependant, elle souffre de deux défauts principaux. Le premier est l’aveuglement de l’approche de la tarification du carbone face à la dynamique macroéconomique impliquée par l’effort de transition. Un récent rapport de Jean Pisani-Ferry (août 2021), rédigé pour le Peterson Institute for International Economics, minimise la possibilité d’un ajustement en douceur conduit par les prix du marché, tout en anéantissant les espoirs d’un Green New Deal qui bénéficierait à tous.

Puisque « la procrastination a réduit les chances d’organiser une transition ordonnée », le rapport note qu’il n’y a « aucune garantie que la transition vers la neutralité carbone soit bonne pour la croissance ». Le processus est assez simple : 1) comme la décarbonation implique une obsolescence accélérée d’une partie du stock de capital existant, l’offre sera réduite; 2) dans l’intervalle, il faudra investir davantage. La question qui se pose alors est la suivante: y a-t-il suffisamment de ressources dans l’économie pour permettre un accroissement des investissements parallèlement à une offre affaiblie ? La réponse dépend de la quantité de ressources inutilisées dans l’économie, c’est-à-dire de capacités de production inutilisées et du chômage. Mais compte tenu de l’ampleur de l’ajustement et de la brièveté du délai, cela ne peut être considéré comme acquis. Selon Jean Pisani-Ferry, « l’impact sur la croissance serait ambigu, l’impact sur la consommation devrait être négatif. L’action pour le climat est comme une montée en puissance militaire face à une menace : bonne pour le bien-être à long terme, mais mauvaise pour la satisfaction du consommateur. » Le transfert de ressources de la consommation vers l’investissement signifie que les consommateurs supporteront inévitablement le coût de l’effort.

En dépit de sa perspective néo-keynésienne, Pisani-Ferry ouvre une discussion éclairante sur les conditions politiques qui permettraient une réduction du niveau de vie et une lutte des classes verte menée en fonction des revenus. Pourtant, de par son attachement au mécanisme des prix, son argumentation, comme celle de l’ajustement du marché, repose de manière irrationnelle sur l’efficacité de la réduction des émissions de CO2. Le deuxième défaut de la contribution de Gollier et Reguant devient apparent lorsqu’ils appellent à « une combinaison d’actions climatiques dont le coût par tonne d’équivalent CO2 non émise soit le moins élevé́ possible ». En effet, comme les auteurs le reconnaissent eux-mêmes, la fixation du prix du carbone est très incertaine. Les évaluations peuvent aller de 45 à 14 300 dollars par tonne, selon l’horizon temporel et la réduction visée. Avec une telle variabilité, il est inutile d’essayer d’optimiser le coût de la réduction du carbone de manière intertemporelle. Ce qui importe n’est pas le coût de l’ajustement, mais plutôt la certitude que la stabilisation du climat aura lieu.

Pourquoi la planification est indispensable

Dans un travail sur les spécificités du modèle japonais d’Etat développeur (c’est-à-dire étant à l’origine du développement économique, ndlr), le politologue Chalmers Johnson fait une distinction qui pourrait également être appliquée au débat sur la transition écologique. Selon lui, « un Etat régulateur – ou rationnel par rapport au marché – se préoccupe de la forme et des procédures – les règles, si vous voulez – de la concurrence économique, mais il ne se préoccupe pas des questions de fond […] Au contraire, l’Etat développeur – rationnel par rapport au plan – a pour caractéristique dominante de fixer précisément de tels objectifs sociaux et économiques de fond. »

En d’autres termes, alors que la première vise l’efficience – en faisant l’usage le plus économique des ressources – la seconde s’intéresse à l’efficacité, c’est-à-dire à la capacité d’atteindre un objectif donné, qu’il s’agisse de la guerre ou de l’industrialisation. Etant donné la menace existentielle que représente le changement climatique et le fait qu’il existe une mesure simple et stable pour limiter notre exposition, nous devrions nous préoccuper de l’efficacité de la réduction des gaz à effet de serre plutôt que de l’efficience économique de l’effort. Au lieu d’utiliser le mécanisme des prix pour laisser le marché décider où l’effort doit porter, il est infiniment plus simple d’additionner les objectifs aux niveaux sectoriel et géographique, et de prévoir un plan de réduction cohérent pour garantir que l’objectif global sera atteint à temps.

Au lieu d’utiliser le mécanisme des prix pour laisser le marché décider où l’effort doit porter, il est infiniment plus simple d’additionner les objectifs aux niveaux sectoriel et géographique, et de prévoir un plan de réduction cohérent pour garantir que l’objectif global sera atteint à temps.

Ruchir Sharma, de Morgan Stanley, aborde cette question dans le Financial Times du 2 août 2021 et soulève un point qui plaide indirectement en faveur de la planification écologique. Il note que la poussée d’investissement nécessaire à la transition vers une économie bas carbone nous pose un problème matériel trivial : d’une part, les activités polluantes – en particulier dans les secteurs de l’exploitation minière ou de la production de métaux – ne sont plus rentables en raison de la réglementation accrue ou de la hausse des prix du carbone; d’autre part, l’investissement dans le verdissement des infrastructures nécessite de telles ressources pour accroître les capacités. La diminution de l’offre et l’augmentation de la demande sont donc la recette de ce qu’il appelle la « greenflation ». Ruchir Sharma affirme donc que « bloquer les nouvelles mines et les plates-formes pétrolières ne sera pas toujours la décision la plus responsable sur le plan environnemental et social ».

En tant que porte-parole d’une institution ayant un intérêt direct dans les matières premières polluantes, Sharma est loin d’être neutre. Mais le problème qu’il présente – comment fournir suffisamment de matières polluantes pour construire une économie à énergie propre ? – est réel et renvoie à un autre problème lié à une hypothétique transition axée sur le marché : la tarification du carbone ne permet pas à la société de faire la distinction entre les utilisations fallacieuses du carbone – comme envoyer des milliardaires dans l’espace – et les utilisations vitales comme la construction de l’infrastructure d’une économie bas carbone. Dans le cadre d’une transition réussie, le premier usage serait rendu impossible et le second serait aussi bon marché que possible. En tant que tel, un prix unique du carbone devient une voie évidente vers l’échec.

Contre le marché, le socialisme

Cela nous renvoie à un argument ancien mais toujours décisif : la reconstruction d’une économie – dans ce cas, une économie qui élimine progressivement les combustibles fossiles – nécessite la restructuration de la chaîne de relations entre ses divers segments, ce qui suggère que le sort de l’économie dans son ensemble dépend de son point de moindre résistance. Comme l’a noté Alexandre Bogdanov dans le contexte de la construction du jeune Etat soviétique, « en raison de ces relations interdépendantes, le processus d’expansion de l’économie est soumis dans son intégralité à la loi du point le plus faible ». Cette ligne de pensée a été développée plus tard par Wassily Leontief dans ses contributions à l’analyse des entrées-sorties (input-ouput). Il soutient que les ajustements du marché ne sont tout simplement pas à la hauteur de la transformation structurelle. Dans de telles situations, ce qu’il faut, c’est un mécanisme de planification prudent et adaptatif capable d’identifier et de traiter un paysage mouvant de goulets d’étranglement.

Avec sa préoccupation de longue date pour la planification et la consommation socialisée, le socialisme international est une piste évidente pour assumer cette tâche historique.

Lorsque l’on considère les défis économiques que représente la restructuration des économies pour maintenir les émissions de carbone en phase avec la stabilisation du climat, cette discussion prend une nouvelle tournure. L’efficacité doit primer sur l’efficience économique dans la réduction des émissions. Cela signifie qu’il faut abandonner le fétichisme du mécanisme des prix pour planifier la manière dont les ressources polluantes restantes seront utilisées au service d’infrastructures propres. Cette planification doit avoir une portée internationale, car les plus grandes possibilités de décarbonation de l’approvisionnement en énergie se trouvent dans le Sud. En outre, comme la transformation du côté de l’offre ne suffira pas, des transformations du côté de la demande seront également essentielles pour rester dans les limites planétaires. Les besoins en énergie pour assurer un niveau de vie décent à la population mondiale peuvent être réduits de manière drastique, mais outre l’utilisation des technologies disponibles les plus efficaces, cela implique une transformation radicale des modes de consommation, y compris des procédures politiques pour établir des priorités entre des demandes de consommation concurrentes.

Avec sa préoccupation de longue date pour la planification et la consommation socialisée, le socialisme international est une piste évidente pour assumer cette tâche historique. Bien que l’état médiocre des courants socialistes n’incite guère à l’optimisme, la conjoncture catastrophique dans laquelle nous entrons – ainsi que la volatilité des prix et les spasmes continus des crises capitalistes – pourrait accroître le caractère mouvant de la situation. Dans de telles circonstances, la gauche doit être suffisamment flexible pour saisir toute opportunité politique qui fera avancer la voie d’une transition écologique démocratique.

Note : ce texte a également été republié en français par le magazine Contretemps.

Garantie publique d’emploi : défendre les communs contre l’individualisme du revenu universel

Depuis plusieurs années, l’idée d’un revenu universel suscite l’enthousiasme des électeurs de droite comme de gauche, recouvrant alors des réalités bien différentes. De l’outil d’accentuation du néolibéralisme à l’utopie émancipatrice de gauche, ce dispositif protéiforme ne propose toutefois pas de solution au problème politique et psychologique du chômage de masse qui traverse notre société. À l’inverse, la garantie publique d’emploi propose d’orienter ces dépenses publiques vers la création d’emplois utiles à la société et préservant l’autonomie des travailleurs.

L’idée du revenu universel, popularisée depuis une vingtaine d’années et mise en lumière lors de la dernière campagne présidentielle, n’est pas nouvelle. À gauche, cette idée de verser une somme à tous les citoyens sans condition et cumulable avec une autre source de revenu est régulièrement évoquée dans les agendas politiques. Pourtant, ses sources d’inspiration idéologiques et ses implications sont rarement définies. Les origines idéologiques du revenu universel, et en particulier ses racines néolibérales, méritent donc l’intérêt.

Déconstruire le mythe de la fin du travail

Les racines du revenu universel sont plus anciennes qu’il n’y paraît : certains chercheurs présentent Thomas More comme l’auteur de la première mention au revenu universel. Dans son ouvrage éponyme datant de 1516, More imagine une île nommée Utopie, dont l’abondance des ressources permettrait à tous ses habitants de disposer de moyens de subsistance indépendamment de son travail. Dans son sillage, plusieurs auteurs de premiers plans ont ensuite évoqué cette idée, certains mettant en avant l’impérieuse nécessité de garantir l’accès aux biens de première nécessité, d’autres considérant la lutte pour le plein emploi comme un objectif devenu irréalisable, notamment en raison du remplacement à venir du travail par la technologie. 

En effet, lors de la dernière campagne présidentielle, les chantres du revenu universel venus de la gauche ont surtout avancé l’idée selon laquelle le progrès technique et la robotisation des tâches ‒ parfois désigné par le terme abstrait d’intelligence artificielle ‒ conduirait à la « fin du travail » (1). Nombre de prévisionnistes se sont même aventurés dans des exercices de chiffrages des pertes d’emplois résultant de l’automatisation des tâches (2). Cette idée sous-entend que les gains de productivité exponentiels du capital sont inéluctables dans un avenir proche, faisant ainsi s’éroder les besoins des processus productifs en facteur travail. L’intelligence artificielle emporterait alors tout avec elle, consacrant ainsi l’ère du « post-workism », celle de la société sans travail, où les revenus d’activité seraient, pour les plus optimistes, mutualisés pour permettre la subsistance précaire des post-travailleurs.

Quoique le progrès technique ait de réelles conséquences sur l’évolution des processus productifs, son implication dans la hausse du chômage sur le long terme est difficilement établie. D’un point de vue historique, les périodes de fortes hausses de la productivité ont aussi été celles des plus faibles niveaux de chômage : chaque révolution technique s’est accompagnée d’un élargissement du spectre de consommation des ménages, créant de nouveaux emplois qui se substituent à ceux détruits par le progrès technique. Ce processus a été décrit très tôt par Alfred Sauvy dans sa théorie du déversement (3), ainsi que par Joseph Schumpeter dans son concept de destruction créatrice.

En somme, il est probable que les théories de la fin du travail relèvent davantage de l’ancestrale anxiété à l’égard des transformations économiques induites par la technologie, comme l’a démontré Joel Mokyr en 2015 (4). Thomas Mortimer et David Ricardo expriment d’ailleurs déjà leurs inquiétudes au XVIIIe et XIXe siècle de voir la mécanisation industrielle prendre démesurément le pas sur la condition ouvrière. Si les prévisions alarmistes ont toujours exagéré la disparition des emplois existants, elles ne mettent pourtant jamais en exergue la création de nouvelles tâches et des nouveaux besoins de consommations à venir : la théorie économique, de son côté, privilégie plutôt l’idée selon laquelle l’innovation contribue à la croissance économique et pèse in fine à la baisse sur le chômage. Peu d’études statistiques ont par ailleurs établi de lien causal entre développement technologique et disparition du travail. Une étude prospective des économistes Frey et Osborne est parfois citée, mais celle-ci est largement critiquée, notamment pour le caractère arbitraire de ce qu’ils désignent comme étant des emplois automatisables (5). Dès lors, nos appréhensions quant à l’avenir du travail méritent d’être relativisées.

Le revenu universel : utopie émancipatrice de gauche ou artefact néolibéral ?

Les défenseurs de gauche considèrent également le revenu universel comme un moyen, outre de compenser la mécanisation du travail, de s’émanciper de ce qu’ils considèrent comme intrinsèquement aliénant, à savoir le travail dans les sociétés modernes. La fin du travail salarié serait, en plus d’être une fatalité, un besoin anthropologique. Monotone en raison de la division extrême du travail et du manque de diversité des tâches effectuées, dénué de sens et d’unité, le travail dans les sociétés industrielles et post-industrielles est loin d’être épanouissant pour les individus, comme en témoignent d’ailleurs la prolifération des bullshit jobs et sa conséquence psychologique directe, le bore-out, décrites par Graeber. Cette idée d’une perte de sens du travail suite à une division du travail extrême était déjà évoquée par Marx et Engels en 1845 : 

“Dès l’instant où l’on commence à répartir le travail, chacun a une sphère d’activité déterminée et exclusive qu’on lui impose et dont il ne peut s’évader ; il est chasseur, pêcheur, berger ou “critique critique”, et il doit le rester sous peine de perdre les moyens de subsistance.” Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande 1845-1846 “L’intérêt individuel” Paris : Nathan, 1989, p.56/58

D’une part, la division du travail empêche les individus de s’approprier pleinement le fruit de leur travail et les condamne à la pénible répétition de tâches spécialisées. D’autre part, comme le montre la fin de l’extrait, le salariat contraint les individus à travailler, sous peine de ne plus pouvoir assurer leur survie matérielle et instaure ainsi un rapport de subordination entre travailleurs et employés. C’est pour cette raison que certains intellectuels, comme Bernard Friot et, plus récemment, Frédéric Lordon (6), proposent de décorréler le salaire de la productivité et de verser à chacun un salaire à vie, afin de libérer les travailleurs de ce rapport de force défavorable. 

Tout un courant de la gauche s’accorde donc à dire que, le travail salarié étant rarement une source d’émancipation ou de bien-être, il serait bon de s’en libérer. Si ces critiques sont évidemment légitimes et prennent sens lorsqu’elles s’inscrivent dans un projet socialiste plus général, l’idée spécifique du revenu de base est également défendue par la droite qui a su la redéfinir de manière à ce qu’elle s’intègre parfaitement à la doctrine néolibérale.

Pour les néolibéraux, cette allocation se substituerait à toutes les aides déjà existantes : allocation chômage, logement, RSA, prime à l’emploi, cassant par ailleurs les systèmes de solidarité mis en place après 1945.

Au cours du XXe siècle, le revenu universel a en effet trouvé ses plus ardents défenseurs chez les économistes d’inspiration néolibérale, au premier rang desquels figure Milton Friedman pour qui l’allocation prendrait la forme d’un crédit d’impôt négatif (7) : selon ce mécanisme, l’État attribuerait à chaque citoyen une allocation fixe accompagnée d’un taux d’imposition proportionnel unique, faisant ainsi varier la différence entre le prélèvement et l’allocation suivant le niveau du revenu. Selon cette configuration, l’État instituerait les règles d’un jeu qui assurerait au citoyen l’obtention d’un revenu de subsistance à l’intérieur d’un système concurrentiel, se préservant de la même manière de toute critique quant au fonctionnement de l’économie de marché. Cette allocation se substituerait à toutes les aides déjà existantes : allocation chômage, logement, RSA, prime à l’emploi (8), cassant par ailleurs les systèmes de solidarité mis en place après 1945. L’expérimentation finlandaise (9) montre d’ailleurs la filiation idéologique entre revenu de base et néolibéralisme. Mis en place en 2015 par un gouvernement de centre droit, le revenu de base a été défendu comme un moyen de flexibiliser davantage le marché du travail ‒ les individus pouvant, avec un revenu régulier, se permettre d’accepter plus aisément des emplois flexibles ‒ et de faire l’économie de fonctionnaires chargés de gérer les différentes aides sociales qui existaient auparavant. Adopté par un gouvernement favorable à l’austérité budgétaire, l’extension de ce dispositif pourrait en fait reposer sur la coupe des dépenses publics et s’accompagner d’un retrait de l’État des services publics. 

Certes, le revenu universel n’a pas uniquement été pensé par la droite. Mais il a toujours été largement soutenu par une partie de cette famille politique : dès 1974 (10), des conseillers du président Giscard d’Estaing s’étaient déjà affairés à promouvoir le dispositif friedmanien, tandis qu’un dispositif similaire est aujourd’hui activement soutenu par le think-tank libéral Génération libre trouvant à l’occasion des relais politiques chez Nathalie Kosciusko-Morizet, Fréderic Lefebvre ou Christine Boutin, abandonnant par la même occasion le barème progressif de l’impôt sur le revenu.

Que se passerait-il concrètement pour les travailleurs s’ils touchaient un revenu de base dans l’état actuel de notre société ? Ils seraient, par définition, moins pauvres ‒ si la version de gauche parvient à être adoptée ‒ mais certains continueraient d’être au chômage et d’en subir les conséquences psychologiques. Les plus chanceux, eux, auraient la liberté de se délester de quelques-uns des emplois précaires qu’ils cumulaient jusqu’alors, tout en subissant la dégradation de leurs conditions de travail. Cela ne résoudrait pas non plus le problème de sous-investissement dans les services publics qui conduit toujours davantage à leur déliquescence. Un peu plus riches, les plus pauvres resteraient, enfin, toujours des pauvres relatifs puisque le revenu universel n’a que peu d’effet redistributeur ‒ en raison précisément de son caractère universel.

La garantie publique d’emploi, double solution au chômage et à la tragédie des communs

Quand bien même la prophétie du remplacement de certains métiers par la technologie adviendrait, est-ce le rôle de l’État que de contempler la dislocation du marché du travail en ne proposant que d’en réparer les conséquences économiques ‒ à savoir la pauvreté ? Le projet de revenu universel passe sous silence les conséquences psychologiques du chômage et de la précarité qui ne se résoudraient pas via la seule instauration d’un revenu pour tous. Le travail remplit en effet une fonction sociale et psychologique qu’aucune somme monétaire ne saurait acheter. Certains resteraient au chômage ou précaires, pendant que d’autres jouiraient d’un emploi stable, et la stigmatisation des perdants de ce marché de l’emploi dual en resterait inchangée. Les effets du chômage sont pourtant bien documentés : dégradation de la santé physique et psychologique, anxiété non seulement de l’individu au chômage mais également de l’ensemble de sa famille (11). L’expérience de France Télécom en est d’ailleurs la sombre illustration. Maigre compensation donc, pour ces travailleurs précaires ou inemployés, que de recevoir un revenu qui ne soignent pas les maux du manque de reconnaissance et d’intégration sociale du chômage. 

Le projet de revenu universel passe sous silence les conséquences psychologiques du chômage et de la précarité qui ne se résoudraient pas via la seule instauration d’un revenu pour tous. Le travail remplit en effet une fonction sociale et psychologique qu’aucune somme monétaire ne saurait acheter.

Si la masse d’employés précaires ou chômeurs augmente constamment, les besoins d’emplois non-satisfaits en matière de services sociaux et d’écologie sont nombreux. D’où l’idée, défendue par plusieurs économistes de renom tel que Stéphanie Kelton (12) et Pavlina Tcherneva (13) ou des organismes comme le Levy Economics Institute, de la garantie à l’emploi : il serait bénéfique, pour les individus et la société, d’employer des individus pour la reconstruction que le contexte impose, plutôt que de laisser le marché saboter le travail et les biens communs. En effet, aujourd’hui, tous les chantiers de la reconstruction écologique (rénovation thermique des habitations, transports, énergie, agriculture durable…) post-COVID nécessitent indubitablement la mobilisation d’une force de travail conséquente pour la réalisation de projets collectifs et durables. C’est précisément l’objectif du Green New Deal défendu par une partie de la gauche américaine : combiner enjeux écologiques et sociaux pour bâtir une industrie non polluante fondée sur des énergies propres, et relancer par-là même l’économie. 

L’origine historique de ce projet avait d’ailleurs porté ses fruits aux États-Unis après la Grande Dépression dans les années 1930. Afin de reconstruire une économie sévèrement abîmée par le chômage de masse, l’administration fédérale des États-Unis élabore différents programmes dans le sillage du New Deal (Work Progress Administration, The Civilian Conservation Corps, the National Youth Administration) employant plusieurs millions de travailleurs dans des domaines divers tel que la reforestation, la conservation des sols, la rénovation d’espaces publics et la création d’infrastructures. Ces programmes ont par exemple permis la construction de 700 parcs nationaux, 46.000 ponts, la rénovation de milliers de kilomètres de digues et de routes, la plantation de 3 milliards d’arbres et la rénovation de milliers d’écoles (14). Cette expérience a aussi permis de former par la pratique des millions de jeunes américains à la recherche d’un emploi décent et porteur de sens.

Enfin, si l’une des forces du revenu universel est de n’imposer aucune contrepartie productive et d’être versé à toutes et tous, c’est également une faiblesse du point de vue et des inégalités, et du financement de la mesure. La libre contribution à l’activité économique du revenu universel, quoique séduisante quant au pouvoir de négociation qu’elle procure au travailleur, astreint ce dispositif à engager des sommes importantes (576 milliards d’euros selon l’Institut Jaurès, soit  31% du PIB), dont on peut interroger les possibilités de financement dans une société où, potentiellement, les individus diminueraient leur participation à la sphère productive. À l’inverse, garantir un emploi aux individus permet de dégager un profit aux entreprises (16) créées à cet effet, comme le montre l’expérience Territoires Zéro Chômeur que nous développons plus bas. Ce dispositif de création d’entreprises potentiellement excédentaire rend davantage soutenable la mise en place d’un tel dispositif par rapport à une allocation de près de 1.000€ sans condition. La garantie publique d’emplois présente donc le double intérêt de proposer une solution aux inactifs – là où le revenu universel entérine le statu quo du chômage de masse et de la précarisation de l’emploi – et aux chantiers qu’exigent les transitions sociale et écologique. Loin de laisser le travail aux mains du marché et du secteur privé, la solution de garantie publique d’emplois réaffirme le rôle de l’État en tant que pourvoyeur d’emplois. Cette solution nécessaire collectivement n’est pas incompatible avec les intérêts individuels, sous certaines conditions concernant la modalité des emplois proposés.

« Libérer le travail plutôt que se libérer du travail » : l’expérience des Territoires Zéro Chômeur

Certains pourraient néanmoins objecter que la garantie d’emploi, si elle bénéfique pour l’État, ne correspondrait pas nécessairement aux intérêts des individus. Les défenseurs de gauche du revenu universel mettent d’ailleurs souvent en avant sa dimension émancipatrice pour les travailleurs. C’est en écho à ces critiques du travail que le projet de garantie d’emploi a été pensé, et l’expérience des Territoires Zéro Chômeur (TZC) de laquelle il s’inspire en donne un aperçu. Ce dispositif, mis en place sur une dizaine de territoires en France, a redonné un emploi décent à près de 700 personnes qui étaient jusqu’alors en période prolongée d’inactivité. Ces emplois garantissent par ailleurs l’autonomie et la sécurité des travailleurs : CDI payé au SMIC, tâches choisies par les individus en fonction de leurs compétences et des besoins locaux dans les domaines sociaux et écologiques, volume horaire conventionnel.

L’intégrité des travailleurs est également préservée par le caractère non obligatoire de l’emploi garanti : ceux qui ne souhaitent pas y prendre part continuent de percevoir des aides sociales. Cette expérience de petite échelle a donc, jusqu’alors, montré sa capacité à associer enjeux écologiques, progrès social et conditions de travail décentes afin de garantir l’autonomie des travailleurs qui, en plus de posséder les moyens de production, sont relativement libres de choisir les tâches qu’ils souhaitent effectuer. Elle a par exemple permis la création de garages et d’épiceries solidaires, ou encore la transformation de jardins ouvriers tombés à l’abandon en potager afin de répondre aux besoins du territoire (écoles, maisons de retraite) en circuit court. À défaut de proposer une émancipation totale des travailleurs, la garantie d’emploi propose au moins de libérer les individus de la dépendance au secteur privé avec son lot de techniques managériales oppressives et de conditions matérielles d’existence précaires. Surtout, ces emplois sont au service d’une cause utile, la préservation des biens communs, permettant ainsi d’éviter la trappe à inconsistance des métiers du privé actuels. Ainsi, la garantie publique d’emploi, contrairement au revenu universel vise à « libérer le travail plutôt que de se libérer du travail » (17).

Organiser le travail dans une perspective de planification

Enfin, l’utopie de gauche sur laquelle repose le revenu universel est celle de la libération des individus de la contrainte de spécialisation inhérente au travail moderne. Pour certains penseurs marxistes, l’origine de l’aliénation des travailleurs se trouve en effet dans l’émergence de la division du travail, comme le souligne André Gorz : « Il fallait séparer (les ouvriers) de leur produit et des moyens de produire pour pouvoir leur imposer la nature, les heures, le rendement de leur travail et les empêcher de rien produire ou d’entreprendre par eux-mêmes. » (André Gorz, Métamorphoses du travail, quête du sens, 1988). L’émancipation des individus passerait donc par l’abolition de la division du travail et la réappropriation de leur travail par les travailleurs : décision de produire, conception de l’objet, contrôle de l’ensemble du processus de production, et surtout autonomie.

Bureau de planification de l’État du Maine (SPO) créé en 1968 pour guider le Gouverneur dans ses choix de politiques économique et environnementale. Source: Wikipedia

L’abolition de la division du travail a également pour vertu de permettre aux individus de consacrer leur temps à travailler dans les domaines qu’ils désirent. Or, la division du travail fait sens dans le cadre d’une société de grande échelle : elle permet de maximiser la production et donc d’assurer l’approvisionnement en besoins matériels des individus. À quoi ressemblerait notre liberté dans un monde dans lequel il faudrait produire nous-même le moindre outil ? La division du travail permet non seulement de garantir un niveau de vie convenable, mais également de faire gagner du temps aux individus – temps qui peut, par ailleurs, être dédié aux loisirs. 

Afin d’armer un pays pour faire à la transition écologique, il est par ailleurs nécessaire que les tâches soient intelligemment réparties pour optimiser l’efficacité de cette reconstruction. C’est d’ailleurs tout l’objectif du Green New Deal : décider d’objectifs de moyen termes et organiser leur réalisation via la planification de la production. Si l’on souhaite modifier rapidement nos infrastructures et notre énergie pour assurer une production écologiquement soutenable, il est donc nécessaire d’organiser collectivement le travail et de se coordonner à l’échelle nationale. Cette organisation requiert inévitablement une forme de contrainte étatique et de division du travail, deux aspects malheureusement incompatibles avec l’idée d’un travail diversifié et entièrement choisi par les individus. 

Si le revenu universel se décline donc en une variété de modalités, aucune n’envisage la possibilité d’améliorer les conditions de travail afin de concilier intérêts individuels et besoin collectif d’engager la transition écologique. Malgré sa diversité, il conserve un fond idéologique libertaire qui s’accommode assez mal de la nécessité d’organiser le travail dans un société de grande échelle. La garantie publique d’emploi, à l’inverse, inscrit l’État au cœur de la lutte contre le chômage et de la reconstruction écologique et sociale. 

Notons pour finir que la garantie publique d’emploi n’est pas un dispositif révolutionnaire : son financement repose sur l’impôt et a donc moins d’impact sur les inégalités de revenu primaire qu’un dispositif financé par cotisations. Toujours soumis à la contrainte étatique, les travailleurs ne sont par ailleurs pas pleinement libres. Sans être la promesse de la fin des luttes sociales, l’emploi garanti n’est cependant pas irréconciliable avec une critique plus radicale du système capitaliste si l’on considère différentes temporalités d’application. La première propose une solution directement applicable à l’urgence climatique – priorité absolue et condition de possibilité de tout système économique, quand la seconde se charge d’une réflexion de plus long terme sur l’amélioration des conditions de travail et la lutte contre les inégalités dans une économie reconvertie au vert.

(1) Rifkin, J. (1995). The end of work (pp. 3-14). New York : Putnam.

(2) https://www.oecd.org/fr/innovation/inno/technologies-transformatrices-et-emplois-de-l-avenir.pdf
Frey, C. B., & Osborne, M. (2013). The future of employment

(3) Sauvy, A. (1981). La machine et le chômage.

(4) Mokyr, J., Vickers, C., & Ziebarth, N. L. (2015). The history of technological anxiety and the future of economic growth: Is this time different?. Journal of economic perspectives, 29(3), 31-50.

(5) Coelli, M. B., & Borland, J. (2019). Behind the headline number: Why not to rely on Frey and Osborne’s predictions of potential job loss from automation.
Arntz, M., Gregory, T., & Zierahn, U. (2017). Revisiting the risk of automation. Economics Letters, 159, 157-160.

(6) Lordon, F. Figures du communisme, 2021

(7) Milton Friedman, Capitalism and freedom,1962

(8) Jean-Eric Branaa, Le revenu universel, une idée libérale ? The conversation, 2016

(9) Monti, Anton. « Revenu universel. Le cas finlandais », Multitudes, vol. 63, no. 2, 2016, pp. 100-104.

(10) Stoléru Lionel. “Coût et efficacité de l’impôt négatif“. Revue économique, volume 25, n°5, 1974. pp. 745-761.

(11) Pour une revue des effets psychologiques du chômage, voir le premier paragraphe de https://lvsl.fr/territoires-zero-chomeur-ou-les-chantiers-dun-projet-politique-davenir/

(12) L. Randall Wray & Stephanie A. Kelton & Pavlina R. Tcherneva & Scott Fullwiler & Flavia Dantas, 2018. “Guaranteed Jobs through a Public Service Employment Program”, Economics Policy Note Archive 18-2, Levy Economics Institute.

(13) Tcherneva, P. R. (2020). The case for a job guarantee. John Wiley & Sons.

(14) Leighninger, Robert D. “Long-range public investment: The forgotten legacy of the New Deal.” (2007).

(15) Thomas Chevandier, “Le revenu de base, de l’utopie à la réalité”, Institut Jean Jaures, 2016

(16) Les Entreprises à But D’emplois sont les entreprises créées dans le cadre du dispositif des Territoires Zéro Chômeur afin d’employer en CDI des chômeurs de longue durée dans des secteurs du social et de l’écologie

(17) Contre l’allocation universelle de Mateo Alaluf et Daniel Zamora (dir.), Montréal, Lux Éditeur, p. 47-80 (chapitre rédigé par Jean-Marie Harribey)

Territoires zéro chômeur ou les chantiers d’un projet politique d’avenir

Travailleur de l’association 13avenir ©13avenir

Face aux diverses transformations sociales qui menacent le travail, il est urgent de penser à des alternatives à la création d’emplois par le seul secteur privé, répondant à une logique de rentabilité immédiate. Alors que l’offre politique actuelle propose, pour résoudre ce problème, soit de le flexibiliser et donc de dégrader toujours plus les conditions de travail des individus, soit d’en nier le besoin et l’utilité future en le présentant comme un fardeau dont le revenu universel nous déchargerait, le projet d’ATD Quart Monde promet une solution peu onéreuse et vertueuse, car utile socialement, pour garantir à tous un emploi. 


Les universitaires ont abondamment documenté les effets négatifs d’une période d’inactivité, même courte, à la fois sur l’individu, sur la famille et sur la communauté. Une période de chômage affecte en effet la santé et la satisfaction de vie d’un individu [i], mais également le montant de son salaire futur [ii] – si réinsertion économique il y a. La baisse de revenu induit en outre une diminution des biens et services consommés par la famille, et une augmentation de l’anxiété et des symptômes dépressifs des personnes concernées susceptibles d’affecter leurs apparentés. Plusieurs études ont, par exemple, mis en évidence que la perte d’un emploi du père était associée à un plus faible poids à la naissance [iii], ou à des performances scolaires moindres [iv] de l’enfant. Enfin, si les personnes inactives sont concentrées autour d’une même aire géographique, c’est sur l’ensemble de la communauté [v] que peuvent se répercuter les conséquences du chômage prolongé via l’augmentation de consommation des services publics combinée à une diminution de la base d’imposition nécessaire au financement de ces services, ce qui conduit presque inéluctablement à leur dégradation.

À l’heure où trois grands événements, à savoir la crise du COVID 19, la transition écologique et la transition numérique, menacent l’emploi, et où les politiques successives de l’offre, supposées le stimuler, ont échoué, il est nécessaire d’envisager des alternatives à la création d’emplois par le seul secteur privé, répondant à une logique de rentabilité immédiate.

C’est précisément ce que propose le projet Territoires Zéro Chômeur (TZC) initié par le mouvement ATD Quart Monde, dont l’objectif premier est d’éviter que des individus ne tombent dans des trappes à inactivité et ne deviennent inemployables en raison de la dégradation de leur capital humain (c’est l’une des explications du fameux effet d’hystérèse, mécanisme par lequel un chômage conjoncturel se transforme en chômage structurel après une récession). Fondé sur un principe de garantie à l’emploi, ce dispositif, dont l’expérimentation sur dix territoires a débuté en 2017, permet à tout chômeur de longue durée (un an minimum) qui le souhaiterait, d’être employé en CDI au sein d’une Entreprise à But d’Emploi (EBE) chargée de pallier un besoin économique ou social local qui ne soit pas déjà couvert par une entreprise. Concrètement, il s’agit d’identifier des besoins économiques ou sociaux d’un territoire et de réfléchir à une activité qui fasse coïncider ces besoins avec les compétences des personnes inactives. Le tout, sans concurrencer les entreprises locales. A ce jour, les emplois créés dans les territoires d’expérimentation concernent le service à la personne, le gardiennage, le maraîchage ou encore le transport, autant d’emplois non pourvus car précisément dépourvus de valeur marchande, mais non moins utiles socialement.

Le modèle économique des EBE est, par ailleurs, relativement simple : le coût d’un chômeur pour la collectivité est estimé à 15000€ par an si l’on inclut les dépenses liées à l’emploi (allocation spécifique de solidarité, aide au retour à l’emploi), les dépenses sociales (RSA, allocations logement), les coûts indirects (santé) et le manque à gagner d’impôts et de cotisations. A peu de choses près, le coût d’une personne inactive équivaut ainsi à un SMIC. L’idée est donc de transformer les prestations sociales et les coûts indirects liés au chômage en salaire ; autrement dit d’activer des dépenses « passives ».

L’extension du projet en débat

Trois ans après le début de l’expérience initiée sur dix territoires, le bilan semble plutôt positif : 700 personnes qui étaient dans une période d’inactivité prolongée, ont été embauchées en CDI, et 30 d’entre elles ont, par la suite, retrouvé un emploi dans une entreprise locale. Surtout, le dispositif a permis de sortir des individus d’une grande pauvreté qui allait jusqu’à contraindre leur consommation alimentaire :

« L’un d’entre eux nous a dit, en aparté du questionnaire, pouvoir faire trois repas par jour alors qu’avant il ne mangeait qu’au petit déjeuner et au dîner. En outre, les salariés déclarent des achats « plaisirs » qui sont devenus possibles, notamment au niveau vestimentaire (vêtements, chaussures, montres…) » (Source : Rapport de la métropole de Lille, DARES, p. 37)

La suite de l’enquête révèle que les salariés de l’EBE de Tourcoing, embauchés dans des entreprises de récupération de matériaux, garages ou épiceries solidaires, ont davantage confiance en eux depuis qu’ils travaillent (55,9%).  Dans l’ensemble, la classe politique est donc favorable au dispositif et salue l’initiative d’ATD Quart Monde. C’est pourquoi le contrat des dix territoires actuels a été renouvelé, permettant ainsi la continuation du projet.

En revanche, la question de son extension divise : dans le projet de loi étudié par l’Assemblée en début de mois, il est question d’étendre l’expérience à 30 nouveaux territoires. Or, comme le suggère les rapports IGAS/IGF, le coût du dispositif aurait été sous-estimé. D’un côté, les personnes ayant bénéficié de ce programme ne demandaient pas toujours les minimas sociaux, donc l’économie de prestations sociales devant être réalisée au départ s’avère plus faible que prévue – en moyenne, 5000€ au lieu de 15000€. De l’autre, les EBE ont dû acquérir du capital (local, machines) pour mener à bien leur projet, un coût fixe qui a contraint ces entreprises à revoir à la hausse leurs dépenses.

Un coût, certes plus élevé que prévu, mais destiné à s’amortir avec le temps

Il n’est toutefois pas surprenant que le lancement des premières EBE ait nécessité un investissement de base dans du capital. Cela ne permet en rien de conjecturer sur le coût réel du dispositif dans le futur, puisque, par définition, ces coûts fixes s’amortiront dans le temps. Certaines entreprises pourront même devenir rentables en dégageant du profit grâce à la vente de biens ; on pense par exemple aux épiceries solidaires ou aux usines de recyclage qui ont servi de support au film Nouvelle Cordée de Marie-Monique Robin. Il est donc probable que le dispositif soit moins onéreux dans les années à venir. C’est d’ailleurs ce qu’on peut lire dans le rapport IGAS :

« L’expérimentation s’est vue également dans certains cas évoluer vers la création de structures (ex : SCIC Laine à Colombey-les-Belles) qui, si leurs activités s’avéraient rentables, pourraient quitter le cadre de l’expérimentation. » (Source : L’évaluation économique visant à résorber le chômage de longue durée, rapport IGAS, 2019, p.73)

Certaines EBE pourraient donc même, à terme, être assez productives pour ne plus nécessiter d’aides publiques.

Le « coût faramineux » des politiques de l’offre qui ont été menées ces dernières années

Pierre Cahuc, qui n’en est pas à sa première attaque contre toute forme d’emploi subventionné par l’État[vi], a dénoncé, sur un ton proche du subtil « pognon de dingue », le « coût faramineux » de ce projet. Le grand prédicateur de la méthode expérimentale en matière de politiques publiques ne serait sans doute pas opposé à une comparaison de ce coût à celui des politiques publiques décidées ces dernières années pour tenter de réduire le chômage. Bien souvent en effet, l’expérimentation consiste à comparer plusieurs groupes tests (qui se voient attribuer un traitement) à un groupe contrôle (qui ne perçoit pas de traitement), afin de tester l’efficacité d’un traitement par rapport à un autre.

A titre de comparaison justement, prenons le cas du CICE, politique votée en 2012 et destinée entre autres à réduire le chômage. Dans son dernier rapport de 2020 [vii], France Stratégie évalue que le dispositif aurait permis la création de 100 000 emplois, 160 000 au maximum, entre 2013 et 2017. Pour un coût – sous forme d’allègement fiscal – s’élevant à 18 milliards d’euros simplement pour l’année 2016. Au total, ce sont près de 47 milliards d’euros qui auraient été dépensés entre 2013 et 2015 pour un modeste résultat de 100 000 personnes embauchées. Plusieurs rapports pointent également un effet quasiment nul de la mesure sur l’investissement, en dépit des objectifs annoncés en la matière. Finalement, ces allègements fiscaux auraient principalement servi à baisser les prix et augmenter les plus hauts salaires [viii]. Un travailleur embauché aurait donc coûté 435 000€ [ix] au contribuable, ou 100 000€ si l’on prend la fourchette la plus haute de l’OFCE, qui estime le nombre d’emplois créés ou sauvegardés à 400 000. Un coût largement supérieur à la plus haute estimation de celui d’un salarié en EBE, soit 26 000€.

Pour l’économiste, d’autres alternatives plus efficaces existeraient pour résorber le chômage de longue durée. Il cite, par exemple, des dispositifs combinant la miraculeuse « formation » et un « soutien personnalisé », « aspects quasi absents de l’expérimentation territoire zéro chômeur ». Pourtant, à la lecture du rapport publié par le ministère du Travail sur le territoire de Colombelles, on constate que de nombreuses entreprises de la nouvelle économie (haute technologie, recherche et développement, informatique) se sont implantées dans cette région, et que les tentatives pour former les anciens travailleurs industriels aux compétences requises n’ont pas manqué. Mais quand le décalage entre les compétences des travailleurs et celles requises par les nouvelles entreprises est trop important, le chômage d’inadéquation persiste. Comme le souligne le rapport :

« Il existe un décalage entre les besoins des entreprises qui s’implantent sur les zones d’activités situées sur le territoire et les compétences des chômeurs qui y vivent. Le niveau de formation des demandeurs d’emploi Xois ne leur permet pas de profiter des opportunités d’emploi liées à cette activité économique naissante. » (Source : Rapport du territoire de Colombelles, DARES, p.12)

La Société Métallurgique de Normandie de Colombelles. Source : Ouest-France

En dépit des efforts déployés pour limiter les conséquences du démantèlement de l’activité métallurgique dans cette région normande[x], et malgré de nombreux emplois privés à pourvoir dans la région, le chômage s’élevait donc à 20% en 2016. En clair, l’emploi privé ne peut être une solution au chômage de masse de cette région. Et au-delà des échecs successifs des dispositifs qu’évoque Pierre Cahuc pour résorber le chômage, il semble de toute manière utopique d’imaginer que la capacité des organismes de formation en France sera en mesure d’absorber tous les licenciements à venir.

Les Territoires zéro chômeur, un projet politique

C’est avec un effarement qui confine au complotisme que Pierre Cahuc révèle finalement un secret de polichinelle dans sa tribune : la défense des TZC, au-delà du seul objectif de résorption du chômage, serait un projet politique. Et en effet, ATD Quart Monde n’a jamais dissimulé son ambition de transformer le rapport au travail et d’en faire un droit de « première nécessité sociale ». De ce point de vue, le travail n’est plus conçu comme un fardeau, dont le revenu universel pourrait nous décharger, mais comme un besoin quasi-anthropologique, nécessaire à la réalisation de l’individu autant qu’au bon fonctionnement d’une société.

En conséquence, les TZC évacuent les aspects aliénants du travail : tout d’abord, le projet n’a aucun pouvoir contraignant sur les individus. Ils peuvent choisir de travailler ou de continuer de percevoir leurs prestations sociales, selon leur bon vouloir. Le projet assure également des conditions de travail décentes aux salariés puisqu’ils sont sécurisés via l’emploi en CDI et qu’ils décident des tâches qu’ils devront effectuer, moyen efficace pour garantir la concordance entre leurs compétences et leur emploi. On ne peut pas en dire autant des quelques politiques entreprises pour réduire le chômage ces dernières années, en particulier la flexibilisation du marché du travail ou la baisse des indemnités chômage, qui ont plutôt eu pour effet de précariser davantage les travailleurs et de leur laisser toujours moins de marge de manœuvre quant au choix de leur emploi.

Enfin, les individus retrouvent du sens à leur métier – composante plus que nécessaire au travail à l’heure où les « bullshit jobs » inondent le marché de l’emploi – puisque ce dernier doit être socialement et écologiquement utile. Dans les enquêtes menées sur les territoires concernés, on trouve ainsi de nombreuses EBE spécialisées dans l’agriculture bio, la permaculture ou encore l’entretien des forêts. A titre d’exemple, les employés de l’EBE de la Nièvre ont transformé des jardins ouvriers tombés à l’abandon en potager afin de répondre aux besoins du territoire (écoles, maisons de retraite) en circuit court.

Il ne s’agit pas de nier que le dispositif mérite encore d’être amélioré. S’il représente pour l’instant une solution efficace au délaissement de certains territoires désindustrialisés, à l’instar de Tourcoing et Colombelles, il n’est pas, en l’état, en mesure de proposer une solution de long terme à l’ensemble des problèmes liés à l’emploi et à la crise écologique. Le projet repose en effet sur une décentralisation de la gestion du dispositif et sur l’autonomie des employés (ils choisissent eux-mêmes les tâches à effectuer) qui semble difficilement compatible avec une planification écologique. Il serait par exemple souhaitable qu’au lieu de prendre des décisions sans être coordonnées, les régions se concertent pour recenser les besoins nationaux de production afin de maximiser l’impact écologique du dispositif. Pour représenter une solution pérenne au chômage de masse, il serait par ailleurs bon de renforcer l’acquisition de compétences des employés au sein des EBE, d’une part pour augmenter leur taux de réinsertion sur le marché du travail, d’autre part pour ne pas renoncer à former des travailleurs dans des secteurs d’avenir et productifs, également nécessaire à la transition écologique.

Bien que le projet ne soit pas entièrement abouti pour prétendre à être un dispositif révolutionnaire contre le chômage et le réchauffement climatique, il faut lui reconnaître ses mérites à la fois empiriques et théoriques. Il a permis une réduction non négligeable de la pauvreté dans des régions jusqu’alors délaissées par les autorités publiques en redonnant un emploi digne à ses travailleurs. De plus, il pose les premières briques d’un chantier plus vaste de redéfinition du travail, à l’heure où celui-ci est menacé par les reconversions à venir. A rebours d’une idée défendue par une frange anarchisante de la gauche selon laquelle les sociétés de demain ne nécessiteraient plus de travail – perspective pour le moins inquiétante pour bon nombre d’individus – ATD Quart Monde propose de réhabiliter la valeur travail en tant qu’élément essentiel à l’individu et la société. Celui-ci, en étant synonyme de sécurité, autonomie et consistance, retrouverait sa pleine fonction de réalisation de l’individu pour permettre à « l’homme qui travaille de reconnaître dans le monde, effectivement transformé par son travail, sa propre œuvre[xi] », comme l’écrit le philosophe et commentateur de Hegel Alexandre Kojève. Les réflexions ultérieures devront se pencher sur la tension entre autonomie des travailleurs – élément phare du projet qui propose d’éradiquer l’aspect aliénant de l’exécution de tâches – et nécessité de planifier.

Je remercie Nicolas Vrignaud pour ses suggestions toujours fécondes.   


 [i] Burgard, S. A., Brand, J. E., & House, J. S. (2007). Toward a better estimation of the effect of job loss on health. Journal of health and social behavior48(4), 369-384.

[ii] Barnette, J., & Michaud, A. (2012). Wage scars from job loss. Working paper. Akron, OH: University of Akron. http://www. uakron. edu/dotAsset/2264615. pdf.

[iii] Lindo, J. M. (2011). Parental job loss and infant health. Journal of health economics30(5), 869-879.

[iv] Rege, M., Telle, K., & Votruba, M. (2011). Parental job loss and children’s school performance. The Review of Economic Studies78(4), 1462-1489.

[v] Nichols, A., Mitchell, J., & Lindner, S. (2013). Consequences of long-term unemployment. Washington, DC: The Urban Institute.

[vi] Algan, Y., Cahuc, P., & Zylberberg, A. (2002). Public employment and labour market performance. Economic Policy17(34), 7-66.

[vii] Rapport CICE 2020, France stratégie https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2020-rapport-cice2020-16septembre-final18h.pdf

[viii] Libé, « Mais où sont passés les milliards du CICE ? », 29 septembre 2016. https://www.liberation.fr/france/2016/09/29/mais-ou-sont-passes-les-milliards-du-cice_1515075

[ix] Médiapart, « Créer un emploi avec le CICE coûte trois fois plus cher qu’embaucher un fonctionnaire », 16 décembre 2018. https://blogs.mediapart.fr/stephane-ortega/blog/161218/creer-un-emploi-avec-le-cice-coute-trois-fois-plus-cher-qu-embaucher-un-fonctionnaire

[x] Colombelles abritait la Société Métallurgique de Normande, grand bastion d’emplois normand, qui a fermé en 1980 après avoir été racheté par Usinor-Sacilor (aujourd’hui Arcelor).

[xi] Alexandre Kojève, Introduction to the Reading of Hegel: Lectures on the Phenomenology of Spirit (Ithaca: Cornell University Press, 1989), p. 27. Citation originale: « The man who works recognizes his own product in the World that has actually been transformed by his work. »

 

« Nous risquons de subir une nouvelle vague de désindustrialisation » – Entretien avec Anaïs Voy-Gillis

Anaïs Voy-Gillis © Iannis G./REA

Alors que le gouvernement français vient de présenter définitivement « France Relance », son plan de relance dit de 100 milliards d’euros, son contenu déçoit et son ampleur n’apparaît pas à la hauteur des enjeux auxquels nous sommes confrontés. Ce plan, annoncé depuis de nombreux mois, intègre à la fois des crédits, garanties, dotations, en réalité pour beaucoup déjà alloués, et qui pour d’autres prendront de longs mois avant d’intervenir dans l’économie. Tandis que l’idée-même de planifier semblait jusqu’alors irrecevable pour le président et sa majorité, voici que le nouveau premier ministre Jean Castex annonce la résurrection d’un vieil outil de prospection et d’action publique de l’après-guerre, le Commissariat au Plan. François Bayrou vient d’être nommé à sa tête en tant que Haut-Commissaire. Cependant, cette annonce intervient sans réelles explications sur le contenu de la mission du Commissariat ni sur les moyens qui lui sont alloués. Dès lors, assistons-nous réellement au retour d’un État plus stratège ou bien à une simple annonce marketing d’un État sans solutions, et quel plan mettre en œuvre pour reconstruire industriellement et écologiquement notre pays ? Pour y apporter des éléments de réponses, nous avons interrogé Anaïs Voy-Gillis, docteure en géographie économique de l’Institut français de géopolitique et autrice d’une thèse sur la réindustrialisation française. Entretien réalisé par Nicolas Vrignaud et retranscrit par Manon Milcent.


LVSL – Dans votre récent entretien donné à Mediacités, vous parlez de l’arrivée en 2012 d’Arnaud Montebourg au ministère du Redressement productif comme le « vrai réveil » d’une conscience de l’utilité d’avoir une forte base industrielle en France. Arnaud Montebourg a alors lancé 34 plans industriels et des politiques de relocalisation dans certaines filières. Huit ans après, pour vous, ce réveil a-t-il véritablement provoqué un sursaut politique en France sur l’impératif de développement industriel ou bien le passage de ce ministre fut-il un épisode sans réelle continuité ?

Anaïs Voy-Gillis – Je dirais que la situation est nuancée. Il a été un des seuls défenseurs de l’industrie et un des rares politiques qui en a fait un élément central de son programme politique. Rares étaient les personnalités politiques que l’on entendait à ce moment-là sur la question et qui faisaient de l’industrie un élément central de leur projet politique et de leur vision de société, à part peut-être Jean-Pierre Chevènement il y a plus longtemps. Une fois qu’Arnaud Montebourg a quitté le gouvernement, et que le soufflé est retombé, plus personne n’avait envie de reproduire l’épisode de la photo avec une marinière. Pourtant, il y a quand même eu quelques mouvements entre Chevènement et Montebourg. La question de l’industrie est revenue progressivement sur le devant de la scène avec la crise financière de 2008 qui a été un premier électrochoc. Elle a questionné la dépendance de la France, la façon de recréer de la valeur en France, et le fait que le modèle d’une économie post-industrielle n’avait pas apporté la prospérité espérée. S’en sont suivis les États généraux sur l’industrie en 2009, puis le rapport Gallois qui a émis un cri d’alerte. Ce rapport a provoqué une première prise de conscience qui a abouti à la mise en place du CICE.

Après avoir remplacé Arnaud Montebourg, Emmanuel Macron a simplifié la stratégie des 34 plans. Cette stratégie est passée de 34 à 10 plans industriels et a été centrée sur l’industrie du futur. Ce n’était pas fondamentalement une mauvaise idée car 34 plans, cela représentait certes beaucoup de moyens, mais dilués dans différents plans donc avec un effet de levier relativement faible. Aujourd’hui, ce qui manque encore, c’est d’avoir une vision du rôle de l’industrie dans la société et une stratégie industrielle conséquente. Montebourg a toujours parlé du « Made in France ». Il s’associait beaucoup à l’image colbertiste, mais il n’a pas inséré l’industrie dans une forme de modernité. Emmanuel Macron lui, ne semblait pas du tout convaincu par l’industrie et son intérêt pour la société au début de son mandat. Cela s’est traduit par un discours centré sur la start-up nation. Or, cette vision exclut de fait une partie de la population, celle qui ne vit pas dans les métropoles, qui ne se reconnaît pas dans ce projet de société. Ce discours a en partie conduit à produire le mouvement des gilets jaunes. Ce mouvement a certainement été un électrochoc qui aura fait comprendre l’existence d’une détresse dans les territoires. L’industrie et le développement industriel sont l’un des seuls moyens d’y récréer de l’activité pérenne. L’industrie se développe principalement dans les espaces périurbains et ruraux pour des questions de place et de coûts, ainsi que tous les effets d’entraînement qui s’en suivent. Un emploi industriel engendre la création de trois ou quatre emplois indirects. Tout cela est facteur de dynamisme dans les territoires.

Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée chargée de l’Industrie, a été l’une des premières à s’engager fortement auprès de l’industrie avec une volonté réelle de voir le tissu industriel français renaître. Elle avait notamment engagé le programme « Territoire d’industrie », qui peut être critiqué sur certains points, mais qui a été un premier pas. Par la suite, il y a le sommet « Choose France » qui devait précéder l’annonce du pacte productif. L’exposition des produits fabriqués en France à l’Élysée en janvier 2020 est également un événement marquant car c’était symboliquement le moyen de remettre l’industrie au sein des lieux de pouvoir.

LVSL – Justement, la période de confinement liée à l’épidémie de Covid-19 a semblé remodeler le sens commun et renverser quelques idées dans la société sur la question industrielle…

A.V-G. – Oui, avec la Covid-19, nous sommes maintenant dans une situation presque inverse, avec un discours politique porté sur la nécessité, voire l’urgence de relocaliser. Nous avons compris en l’éprouvant que nous étions en situation de dépendance stratégique et technologique. En plus des médicaments et produits de santé, c’est aussi technologiquement, pour tous les services utilisés pendant le confinement, que la France et l’Europe ont été démunies. On a utilisé Zoom, Skype et d’autres services de visioconférence. Aucune de ces technologies n’est européenne. La situation de dépendance est énorme.

Le problème est qu’aujourd’hui, il est envisagé de faire passer par divers décrets une politique de relocalisation. La réalité est que nous sommes dans un moment où l’industrie est dans une situation très critique : nous risquons de subir une nouvelle vague de désindustrialisation qui mènerait à faire passer l’industrie sous la barre symbolique des 10% de points de PIB. C’est l’enjeu majeur avant de penser à relocaliser. La question des relocalisations est devenue un élément central du discours du gouvernement Castex, mais sans prendre en compte l’aspect Demande pour les produits Made in France. Les masques sont un bon exemple. On a reproduit en France sous la pression sociale, mais finalement, tout le monde rachète des masques jetables chinois car ils sont moins chers que les masques français à l’achat. La question est donc de savoir si l’on est culturellement prêts à consommer français et politiquement prêts à favoriser la production française. Il faut aussi vraiment miser sur l’avenir, sur les technologies de demain, etc. Faire revenir la production du paracétamol en France, c’est important, produire les biotechnologies de demain et conserver la production en France, cela reste l’enjeu essentiel.

« Nous peinons toujours à avoir une stratégie industrielle en France. Nous voulons de l’industrie, mais sans savoir pourquoi, ni même au service de quel projet de société. »

La question de la relocalisation peut également se poser à travers les politiques d’achat des entreprises et des acteurs publics. Chaque entreprise peut envisager de se réapprovisionner localement pour une partie de ses achats, ce qui serait bénéfique pour l’ensemble du tissu productif.

Malgré cela, nous peinons toujours à avoir une stratégie industrielle en France. Nous voulons de l’industrie, mais sans savoir pourquoi, ni même au service de quel projet de société, avec toutes les questions que cela peut sous-entendre. Nous ne pourrons pas être indépendants sur l’ensemble d’une chaîne de valeurs donc il faut à la fois réfléchir sur les points de la chaîne de valeurs où nous pouvons être compétitifs et ceux dans lesquels la situation de dépendance peut nous être préjudiciable. Pour cela, il faut raisonner sur la chaîne de valeurs de bout en bout en intégrant également d’autres éléments comme l’impact environnemental. Par exemple, si l’on prend la chaîne de valeurs pour produire une éolienne (de la production des matériaux solaires au recyclage en passant par son installation), on se rend compte que l’impact environnemental pour produire une énergie dite « verte » n’est pas neutre, loin de là. De la même manière, si je raisonne en termes de souveraineté et d’indépendance, quand je veux produire des batteries électriques, j’ai besoin de composants initiaux pour lesquels nous resterons en situation de dépendance, notamment à l’égard de la Chine. Nous savons pourtant que la Chine a une capacité de chantage à l’implantation de sites. Il nous faut donc avoir une réflexion globale sur les chaînes de valeurs en intégrant non seulement des questions de coûts mais également des questions d’impacts environnementaux ou encore de risques géopolitiques.

LVSL – Selon vous, peut-on faire un lien entre les dynamiques de désindustrialisation de notre pays et les politiques de décentralisation menées par des gouvernements autant de gauche que de droite, et ayant conduit à une concurrence exacerbée des territoires (entre métropoles, entre régions, etc.) et donc à des déséquilibres ?

A.V-G. – Je n’ai pas la réponse exacte à la question, parce que je l’ai peu étudiée. Néanmoins, il est certain que cela a pu induire des effets négatifs, des délocalisations infranationales, avec une situation dans laquelle les régions s’affrontent pour attirer de nouveaux projets d’implantation de sites en gonflant les montants d’aides publiques allouées. Cela peut créer des iniquités de plusieurs façons.

Premièrement, l’action publique vient parfois se substituer aux obligations des entreprises. On a vu cela avec le désamiantage de sites industriels par exemple. Certains groupes ont quitté le pays sans désamianter leurs sites. Or, aujourd’hui, il faut que les sites le soient pour trouver repreneur et c’est donc les pouvoirs publics qui prennent en charge ces opérations.

D’autre part, un comportement de « chasseur de prime » peut se développer. C’est peut-être moins courant en France, cela a été beaucoup le cas au Royaume-Uni dans les années 1990-2000. Au moment du tournant d’une économie de services et de désindustralisation, certains territoires, pour attirer les capitaux étrangers et les usines, ont donné beaucoup d’argent public à des industriels avec des promesses de création d’emplois en retour. Par exemple, LG a implanté une usine en 1996 à Newport et a bénéficié pour cela de nombreuses aides du Pays de Galles. Le montant estimé est d’environ 200 millions de livres. En contrepartie, l’entreprise a promis d’investir 1,7 milliards de livres sur le site et de créer 6 100 emplois directs et plusieurs milliers d’emplois indirects. En définitive, seulement une partie de l’usine a tourné et seulement 2 000 emplois ont été créés. L’usine a totalement fermé en 2006 (après une fermeture partielle en 2003) avec un transfert de l’ensemble de la production vers des sites polonais et chinois. LG a remboursé 30 millions des 90 millions de livres d’aides directes accordées par la Welsh Development Agency. D’autres territoires ont connu des situations similaires comme le Nord-Est de l’Angleterre avec Samsung et son usine de Stockton, où le groupe coréen prévoyait de créer 5 000 emplois directs et où 1 600 emplois ont été finalement créés avant que l’usine soit fermée en 2004 et que la production soit délocalisée en Slovaquie. Ces deux groupes ont été perçus comme des chasseurs de prime, ce qui a créé un fort ressentiment dans la population. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas mettre d’argent public sur la table pour attirer des entreprises, mais il faut le faire avec prudence et privilégier toutes les aides ou aménagements qui pourront bénéficier à l’ensemble du territoire : infrastructures, formation, etc.

Cependant, je ne sais pas si la décentralisation est une cause directe de la désindustrialisation. C’est certainement plus complexe et cela exige d’étudier la manière dont un pays s’institue entre déconcentration et décentralisation et s’organise politiquement en fonction de ces critères. Le problème est qu’aujourd’hui, nous avons un État qui se veut très présent, mais un État qui ne se donne plus les moyens de son action publique – tout en ne donnant pas non plus les moyens aux régions d’avoir une action publique forte et un pouvoir économique suffisant. Cet entre-deux sclérose l’action. Il est vrai qu’avec le plan de relance, l’État semble vouloir se doter de nouveaux moyens, mais cela sera-t-il durable ? En outre, il ne faut pas oublier que ce sont les régions qui désormais pilotent le développement économique local, donc si l’État doit donner une impulsion et des moyens, c’est maintenant aux régions d’avoir un rôle opérationnel.

LVSL – Quand vous dites que l’on est dans un État relativement décentralisé, mais qui n’a plu les moyens de son action, est ce que vous attribuez cela au retrait des forces et des compétences humaines octroyées aux services déconcentrés, aux échelles territoriales, et qui autrefois, accompagnaient davantage la gouvernance des territoires ?

A.V-G. – Oui tout à fait, mais je pense aussi et je le répète, que ce manque de moyens mis sur la table vient du fait de l’absence de stratégie – ce qui fait que même s’il y a une présence de l’État, l’objectif reste flou donc l’action modique est parfois désordonnée. Il existe de nombreuses aides, mais souvent dans un système illisible et dilué. On pourrait comparer l’État a un noble désargenté qui n’a plus les moyens de ses ambitions. Cela crée un sentiment de frustration dans les territoires, avec des confusions autour du rôle de l’État et des collectivités territoriales qui embrouillent l’action publique, et peuvent créer des vides et de vrais sentiments d’abandon. Le sentiment d’abandon est sujet à débat, mais quelques entretiens dans certains territoires ruraux suffisent à comprendre d’où vient ce sentiment : fermeture des bureaux de Poste, fermeture de certaines classes, difficultés à trouver des professionnels de santé comme les médecins et les dentistes.

« La planification dépend de l’orientation stratégique et politique qu’on lui donne. »

LVSL – Comment le retour d’un État plus stratège, dont il est question aujourd’hui, permettrait-il d’arranger les iniquités territoriales et de résoudre ces déserts industriels et de service ? En somme, quel regard portez-vous sur le retour du Commissariat général au Plan qui vient d’être annoncé, et plus globalement sur le débat sur la planification en France ?

A.V-G. – Je suis peu convaincue par le retour du Commissariat général au Plan. On se croirait revenus à l’époque gaullo-pompidolienne que certains aimeraient faire revivre. Le Commissariat général au Plan peut avoir un intérêt s’il donne une stabilité et une continuité aux choix politiques afin de décorréler le temps de la politique publique du temps politique électoral. Cela peut donner une stabilité et une vision aux industriels, avec l’idée que chaque mandature ne va pas changer en profondeur la politique publique ou fiscale. Ce commissariat peut également avoir un rôle prospectif en identifiant les technologies de demain. En revanche, il doit être agile, pragmatique, voire opportuniste. Les changements se font sur un temps très rapide et il faut être capable de s’adapter à ces évolutions rapides.

Maintenant, je ne suis pas convaincue que cela soit le bon outil pour autant. J’ai peur qu’on veuille revivre une ère qui est aujourd’hui révolue, et que l’on ne se dote pas d’outils d’avenir, des outils de prospection. Nous sommes dans une nouvelle période, l’ère dans laquelle on se trouvait avant, celle de la surconsommation et de la croissance, est révolue.

Autrement dit, il a été un outil très efficace dans les années 50 à 70, sur des temps très longs avec des plans pensés sur la durée, à une époque où la mondialisation et le cadre européen n’étaient pas ce qu’ils sont, où les contraintes et le temps industriels n’étaient pas les mêmes. Cela peut fonctionner dans certains domaines, comme l’aéronautique, parce que le cycle d’investissement s’étale sur 30 ou 40 ans. Une entreprise peut revoir ses décisions quasi instantanément, alors que l’État prend une décision par an au moment de sa politique budgétaire. Le risque avec ce type d’outils, c’est de se mettre dans des temporalités longues, qui peuvent être nécessaires à certains égards, notamment sur des technologies d’avenir comme les nanotechnologies, les biotechnologies, pour lesquelles on a besoin de politique d’investissement sur des temps longs. Je ne pense pas que le Plan soit imaginé de cette façon et la planification dépend de l’orientation stratégique et politique qu’on lui donne. On peut également discuter du choix de nommer François Bayrou à la tête du Haut-Commissariat au Plan.

LVSL – Finalement, vous êtes critique sur le Plan car vous redoutez qu’il ne soit qu’une annonce sans réels changements profonds dans l’action publique, mais vous n’êtes pas nécessairement opposée à des formes de planification ?

A. V-G. – Ce qui me rend sceptique c’est le sentiment d’un « retour vers le passé » qui pourrait se faire au détriment des territoires. Attendons de voir ce que cela donne. Même si on a une stratégie sur le long terme, il faut être capable de se requestionner, de se réadapter au regard des évolutions des environnements, sinon on va dans le mur.

LVSL –  Vous avez émis la proposition de l’instauration d’un « fonds souverain dédié aux technologies stratégiques pour les développer ou empêcher qu’elles ne soient rachetées ». D’abord, comment cibler les secteurs dits stratégiques, quels types d’aides leur apporter et d’autre part, quels moyens solides mettre en œuvre pour empêcher leur rachat ? Ne serait-ce pas là encore un simple instrument qui souffrirait de l’absence d’une stratégie politique plus globale ?

A.V-G. – Encore une fois, la première question à se poser est quel est le projet de société, et quelle société nous voulons. De là découlent un certain nombre de priorités puis de politiques publiques. L’industrie doit être un pilier. Réindustrialiser, oui, mais pourquoi, comment et pour défendre quels intérêts ? Nous pouvons réindustrialiser avec des entreprises très polluantes ou bien nous pouvons faire le choix de réindustrialiser pour un objectif de transition énergétique, pour répondre aux nouveaux défis qui nous attendent et assurer notre indépendance à l’avenir. Nous avons donc besoin de cette vision stratégique, que sous-entend sur la question du fonds souverain.

Par technologie stratégie ou d’avenir, il faut entendre les technologies innovantes sur lesquelles la France a un avantage concurrentiel, les technologies qui nous permettent d’assurer notre indépendance, en particulier dans les domaines de la défense. Dans ce sens, on peut s’inspirer des travaux qui ont été réalisés autour du concept de base industrielle et technologique de défense (BITD). On a assisté à de nombreux rachats d’entreprises dont les technologies pouvaient être stratégiques et qui auraient pu être pertinentes à préserver. En outre, il faut également étendre notre réflexion aux risques qui peuvent être inhérents à la vente d’une entreprise qui réalise des composants.

La question de l’aspect stratégique doit donc se regarder au cas par cas, et non pas forcément secteur par secteur. Dans un secteur que l’on ne considère pas comme stratégique, il peut y avoir une pépite industrielle qui peut alimenter d’autres secteurs jugés stratégiques.

« Si nous ne sommes pas prêts à accepter le risque environnemental chez nous, est-ce que nous sommes prêts à nous passer de nombreux objets et produits de consommation courants ? »

LVSL – Ces technologies, pour être protégées, doivent bénéficier d’une certaine forme de protectionnisme. Sommes-nous enfin prêts à assumer ce tournant ? 

A.V-G. – Le problème est que le protectionnisme est aujourd’hui connoté de manière très péjorative et que fondamentalement je ne suis pas certaine que cela soit la solution. En la matière, il faut être pragmatique et non dogmatique. Il nous faut intégrer des enjeux géopolitiques dans nos réflexions, ainsi que des aspects environnementaux. Nous savons aujourd’hui que nous ne jouons pas à armes égales avec des industriels qui sont subventionnés par leur État, voire qui sont partiellement ou totalement détenus par un État. Nous sommes face à un défi environnemental où l’on impose des normes environnementales complexes à nos entreprises qui ont investi pour y répondre quand elles ont fait l’effort de rester en France ou en Europe. Elles se retrouvent confrontées à des entreprises venant d’États où les normes sont moins contraignantes. Nous sommes donc dans une situation un peu aberrante où nous souhaitons lutter contre le réchauffement climatique en France, tout en important des productions peu vertueuses sur le plan environnemental.

En outre, on ne peut pas continuer à délocaliser notre risque. Jusqu’où est-on prêt à accepter un risque industriel pour être plus vertueux environnementalement ? Peut-on vraiment se passer de tous les biens industriels aujourd’hui ? Est-ce que l’on est prêt à se passer de son smartphone, de son ordinateur, puisque chaque objet industriel a un impact environnemental ? Si nous ne sommes pas prêts à accepter le risque environnemental chez nous, est-ce que nous sommes prêts à nous passer de nombreux objets et produits de consommation courants ? Bien entendu, il faut également accompagner cela d’une réflexion sur la modernisation de nos sites de production, car notre parc productif est vieillissant et ne nous permet pas, dans de nombreux cas, de répondre aux nouvelles attentes des marchés et des consommateurs. Si des pays comme la Chine sont parfois peu scrupuleux sur le plan environnemental, ils ont souvent des sites bien plus modernes que la France.

LVSL – Dès lors, quels doivent être aujourd’hui les grands objectifs d’une politique industrielle conséquente et sérieuse pour l’avenir ?

A.V-G. – Premièrement, il faut moderniser l’appareil productif, beaucoup d’usines sont trop vieilles pour répondre aux nouveaux défis, à la fois de rapidité, de qualité, de personnalisation, de réduction d’utilisation de matières premières. Ensuite, il y a un objectif majeur de formation. À partir du moment où l’on va pousser les industriels à revoir leur modèle économique, notamment vers une économie de la fonctionnalité, il va potentiellement y avoir un impact sur l’emploi. Même si des outils de productions sont créées et que l’on dope le poids de l’industrie, cela ne veut pas dire qu’il y aura autant d’emplois industriels qu’auparavant. Les usines à 10 000 salariés ne renaîtront pas en France. Dès lors, la mutation de notre tissu productif oblige à former les salariés pour qu’ils puissent accompagner la modernisation des sites, acquérir de nouvelles compétences et rebondir dans le cas d’une faillite. Il faut également penser cette formation en lien avec des entreprises pour des besoins très spécifiques liés à certains secteurs. Dans ces cas-là, les formations devront être presque sur mesure car elles pourraient ne concerner que quelques salariés, mais elles sont vitales pour les entreprises qui peinent à recruter faute de compétences disponibles.

Enfin, il doit aussi y avoir une réflexion sur notre fiscalité. Aujourd’hui, on a un impôt qui est à la fois inefficace, mais qui est aussi vécu comme injuste. Plus personne ne veut payer d’impôts en France car personne ne le trouve juste. Cela est un vrai problème ! Quand on regarde les autres pays européens, nous avons des couvertures sociales certes très élevées, un modèle de société différent et très protecteur, mais à remettre à plat pour qu’il gagne en efficience et en justesse. Quand on regarde l’impôt sur les sociétés, les grands groupes bénéficient de mécanismes d’évitement fiscal, ce qui fait que les PME, qui font vivre les territoires, sont plus pénalisées. Il faut donc une réflexion autour d’une fiscalité plus vertueuse et plus juste avec pour but central de préserver le modèle social. Mais on doit donner plus de lisibilité, de transparence, de clarté, tout ce qui manque aujourd’hui. Il faut simplifier également car il existe de nombreux dispositifs qui ont un coût pour une efficacité discutable.

LVSL – La relocalisation industrielle est un enjeu politique mis en avant pour ses promesses incontestables en termes de créations d’emplois et ses enjeux de diminution de l’empreinte carbone de nos activités. Pourtant, il y a plus de trente ans désormais, les tenants des politiques de désindustrialisation ont, dans une certaine mesure, instrumentalisé l’écologie et la santé pour légitimer ce délitement. Alors, comment refonder aujourd’hui une aspiration populaire et transversale à davantage d’industries, et celles-ci impérativement « vertes » ? Quel nouveau récit enjoliveur promouvoir ?  

A.V-G. – Nous n’avons pas le choix, il nous faut reconstruire le rêve industriel. L’industrie est au service d’un projet de société et de transformation de la société, donc il faut recréer un imaginaire autour de l’industrie, que l’on n’a plus aujourd’hui, ce qui n’est pas forcément simple. Il y a des gens qui ont une culture industrielle, qui ont envie d’industrie, mais il existe toujours un clivage dans la société entre ceux qui veulent de l’industrie et ceux qui n’en voient pas la nécessité. Un certain nombre de paradoxes subsistent : une volonté d’avoir des produits français sans payer plus cher et une volonté de relocaliser sans accepter les risques inhérents.

En outre, il faut changer le discours autour de l’industrie. Si les représentations évoluent, l’industrie a été très longtemps perçue comme « sale », « has been » et peu rémunératrices. Quand on va visiter les usines Schmidt à Sélestat, ce n’est pas « sale », ce n’est pas « has been » et les ouvriers voient leur compétences reconnues, qualifiées. Dans ce type d’usines, il y a également de nombreux profils d’ingénieurs, notamment en informatique, en raison de l’automatisation de plus en plus poussée des lignes de production. L’automatisation des sites de production induit l’évolution de certains postes. Par exemple, dans certaines usines des opérateurs de ligne sont passés sur des postes de maintenance. Tout cela sous-entend un accompagnement des entreprises.

« L’industrie aura de nouveau sa place en France quand on ne considérera plus, à l’école, qu’un enfant a échoué parce qu’il fait un CAP ou un BEP de technicien. »

Il faut arrêter de penser que l’industrie, et de manière générale les métiers artisanaux sont des voies de garage. L’industrie aura de nouveau sa place en France quand on ne considérera plus, à l’école, qu’un enfant a échoué parce qu’il fait un CAP technicien ou un bac professionnel. Ce qui ne veut pas dire non plus qu’il faille sous-estimer la pénibilité de certains postes, notamment ceux en 3X8.

Il faut réenchanter ce rêve industriel et rompre avec la critique systématique. La France a des faiblesses, mais également des atouts qu’il convient de valoriser. Il faut être fiers des valeurs que l’on incarne et de la capacité que la France et l’Europe ont à incarner une troisième voie face à la Chine et aux États-Unis. La France a un modèle social reconnu et a également été à l’avant-garde dans plusieurs domaines industriels où nous avons produit de grandes innovations industrielles.

LVSL – Comment penser le développement industriel national au regard de l’échelle et des institutions européennes ? L’Union européenne est-elle une institution indépassable pour construire des projets industriels européens ambitieux ?

A.V-G. – Il faut penser la stratégie industrielle à plusieurs échelons et l’Union européenne peut être l’un d’entre eux. Il y a toujours des réglementations européennes un peu complexes. Mais l’Union européenne n’a pas toujours une action négative, même si dans son organisation actuelle elle est parfois nébuleuse. On pointe souvent du doigt les errements européens, mais on rappelle assez peu que l’Union européenne c’est également les États qui la composent. On met aussi assez rarement en avant les actions positives comme le travail effectué par la Commission européenne pour préserver l’industrie du cycle européen du dumping des entreprises chinoises.

La Commission européenne a également essayé d’être à l’avant-garde en ce qui concerne les contrôles des investissements étrangers ou encore sur la réciprocité d’accès aux marchés publics. À chaque fois, ce sont des États membres qui ont bloqué ces mesures pour des raisons différentes. La question est de savoir si au-delà de l’architecture, qui est certes critiquable, nous sommes capables ou non de raisonner à 27 pour avoir un projet industriel européen et de financer certains projets d’envergure à l’échelle européenne. Par ailleurs, il faut également questionner la position parfois peu solidaire de certains États comme les Pays-Bas et l’Allemagne qui se sont souvent opposés à certaines propositions de la Commission européenne qui auraient pu être bénéfiques à l’ensemble des industries européennes, mais moins aux industries allemandes et néerlandaises. Le modèle allemand est fondé sur les exportations, or des mesures de ce type auraient pu positionner l’Allemagne en défaut vis-à-vis de pays comme la Chine.

De surcroît, rien n’empêche des initiatives privées de s’entendre pour créer des groupes européens. Par ailleurs, les États peuvent travailler ensemble. L’Allemagne et la France l’ont fait pour « l’Airbus des batteries » afin d’implanter en France des usines capables de produire des batteries pour les véhicules électriques. Ensemble, les États européens peuvent construire une troisième voie européenne qui serait alternative à celle de la Chine et à celle des États-Unis. Néanmoins, les discussions sur le plan de relance européen ont montré qu’il était difficile d’adopter des positions communes.

LVSL – Admettons comme vous que l’échelle européenne soit une échelle d’action opportune. Pensez-vous que les mutations des positions politiques au sein de l’Union européenne puissent s’opérer suffisamment rapidement pour faire face à tous les grands défis sociaux et écologiques auxquels nous sommes confrontés ? 

A V-G – Il y a un sujet de refondation d’un certain nombre de traités européens et c’est un chantier complexe sur lequel il est presque impossible de s’entendre sur des changements d’ampleur. Il faut néanmoins conserver une forme d’optimisme car cette crise a montré qu’on était parfois capable d’aller vite. Donc restons optimiste, tout en conservant une grande lucidité sur notre situation.