Géothermie : intérêt général et capitalistes s’affrontent pour contrôler le nouvel or bleu

Forage géothermique à Orly. © Alain Bachellier

Depuis une décennie, la hausse continue du prix du gaz et du pétrole fait connaître à la filière de la géothermie profonde un regain de dynamisme certain. En Île-de-France, ce sont en effet des dizaines de projets de forages qui voient le jour, dans une région particulièrement propice au développement de la géothermie profonde. Ce nouvel essor n’a rien d’un hasard, et aiguise l’appétit des grands groupes énergétiques privés et publics. Une bataille sans merci entre intérêt général et entreprises capitalistes pour s’accaparer cette ressource d’un nouveau genre est en train de s’ouvrir. Et ce conflit a lieu sous vos pieds. 

C’est un manège qui commence à devenir familier aux yeux de nombreux Franciliens. Du jour au lendemain, un terrain vague, d’un peu moins d’un hectare, devient en quelques jours le lieu d’une activité fourmillante. Le terrain est délimité, des barrières sont installées, une base-vie est établie. Des relevés topographiques sont réalisés, de nombreux camions s’installent et une large dalle en béton est coulée. Toute cette phase préparatoire permet alors d’accueillir un véritable mastodonte technologique : une machine de forage profond. C’est ce bijou technologique qui doit permettre d’accéder au nouvel or bleu de nos sous-sols, plus prisé que le pétrole : une eau à près de 80°C et située à plus de 1000 mètres sous nos pieds. 

Cette eau à haute température a vocation à alimenter en chaleur renouvelable des réseaux de chaleur, pour in fine chauffer des milliers de logements. L’exploitation de la ressource en eau chaude captée dans le sol n’est pas nouvelle. Dès l’Antiquité, de premiers usages de sources d’eau chaude pour chauffer des logements sont attestés, en Chine comme au sein de l’Empire romain. De même, en France, à Chaudes-Aigues, un réseau géothermique, partagé parmi les habitants, a été mis en place dès 1332, desservant une quarantaine de logements. Un système de canalisations partageait la chaleur suivant la taille de la maison. Ce chauffage était gratuit pour les habitants mais ils devaient cependant se charger de l’entretien (détartrage) des conduites. De premiers usages industriels sont attestés aux Etats-Unis au tournant du XIXème et du XXème siècle, notamment pour alimenter le premier hôtel chauffé en géothermie.

Dans les années 1970, le krach pétrolier conduit à une première vague de développement industriel des réseaux de chaleur, avec 60 réseaux de chaleur sur l’ensemble du territoire français. Plusieurs fermeront en raison notamment de la baisse du prix du gaz et du pétrole suite au contre-choc pétrolier. Depuis une décennie, la hausse continue du prix du gaz et du pétrole fait connaître à la filière un regain de dynamisme certain. En Île-de-France, ce sont en effet des dizaines de projets de forages qui voient le jour, dans une région particulièrement propice au développement de la géothermie profonde. Un potentiel qui aiguise l’appétit des grands groupes énergétiques privés et publics. 

La géothermie, un outil-clé de décarbonation de notre chauffage

Revenons rapidement sur le fonctionnement d’un réseau de chaleur. De nombreuses villes en France sont équipées d’un tel réseau qui amène de l’eau chaude pour le chauffage et l’eau chaude sanitaire par l’intermédiaire de vastes circuits de tuyaux jusqu’au pied des immeubles raccordés. Cette eau peut être chauffée par de nombreux moyens : par la combustion d’énergies fossiles (fioul, gaz, charbon) ou de résidus de biomasse (chaufferies-bois ou biomasse), en brûlant nos déchets ménagers, ce qui fournit par exemple 50% de l’énergie du réseau de chaleur parisien, ou en récupérant de la chaleur fatale (chaleur issue de processus industriels comme des blanchisseries, des data centers, qui serait perdue si non utilisée). 

Mais c’est encore mieux quand l’eau est déjà chaude ou qu’il suffit de la réchauffer légèrement ; c’est le principe de la géothermie profonde. Un réseau de chaleur à base de géothermie profonde exploite la chaleur naturelle du sous-sol à plusieurs kilomètres de profondeur. Des forages permettent de capter de l’eau chaude ou de la vapeur à haute température qui après avoir cédé sa chaleur est réinjectée dans le sous-sol. Ainsi, en Île-de-France, il est possible d’exploiter un aquifère particulier, le Dogger, situé entre 1200 et 1600 m de profondeur, où l’eau est disponible entre 60° et 80°. Si d’autres couches géologiques sont aussi à l’étude, comme le Trias à près de 2 km de profondeur ou le Lusitanien, aux alentours de 800m, c’est bien la couche du Dogger qui fait l’objet d’une exploitation accrue sur un périmètre allant de Cergy à Grigny, de Chelles à Versailles, voire au-delà. Ainsi, la chaleur géothermale permet de fournir une énergie décarbonée, renouvelable et disponible tout le temps, été comme hiver. En outre, son caractère local permet de décorréler son prix de l’évolution mondiale des prix de l’énergie et surtout du gaz.

La hausse continue du prix du gaz et de l’électricité rend les réseaux de chaleur compétitifs et économiquement intéressants pour des opérateurs industriels sur le long terme.

Cet attrait nouveau pour la géothermie s’explique principalement pour deux raisons. D’une part, la hausse continue du prix du gaz et de l’électricité rend les réseaux de chaleur compétitifs et économiquement intéressants pour des opérateurs industriels sur le long terme. Si l’énergie des profondeurs de la terre est en effet gratuite, la récupérer suppose des investissements considérables, rentables seulement au bout de plusieurs décennies. Un « doublet géothermique » connecté au Dogger, c’est-à-dire un puits d’injection et un second pour récupérer l’eau chaude, peut ainsi coûter une quinzaine de millions d’euros.

D’autre part, le recours à la géothermie est fortement encouragé par les pouvoirs publics. La loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV) prévoit, d’ici à 2030, la multiplication par cinq de la quantité de chaleur et de froid renouvelable et de récupération livrée par les réseaux. Ainsi, la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) prévoyait de passer de 1,18 TWh de chaleur géothermale en 2017 à 5,2 TWh en 2028 (x4,5). C’est une des énergies vertes qui doit permettre à la France d’atteindre ses objectifs en matière de renouvelables – objectifs pour lesquels elle accuse un retard certain – et de remplacer les chaudières au gaz ou au fioul, principalement en milieu urbain. 

De nombreuses aides financières sont accordées aux porteurs de projets par l’intermédiaire du « Fonds Chaleur » de l’ADEME (820M€ de fonds chaque année, notamment pour le développement de la géothermie) et l’Etat contribue très fortement au « derisking » des projets de géothermie, visant à réduire l’incertitude et le risque portant sur ces investissements, pour inciter les acteurs privés à développer des réseaux… et à réaliser des profits.

Tensions autour du partage de la ressource

Son caractère local, renouvelable et bas-carbone fait en conséquence de la géothermie une énergie de demain, à laquelle on peut prédire un avenir radieux. Toutefois, ses modalités de développement incontrôlées soulèvent de nombreuses interrogations, et l’exemple des projets franciliens est riche d’enseignements. Tout d’abord, la création de réseaux de chaleur est une compétence confiée historiquement par la loi aux communes, qui peuvent ensuite transférer cette compétence à leur intercommunalité ou bien à un groupement de collectivités comme un syndicat d’énergie. Pourtant, les communes et les intercommunalités ne disposent que très rarement des capacités financières, techniques ou encore juridiques pour assurer seules le portage de ce type de projets. A titre indicatif, le développement d’un réseau de chaleur géothermique pour alimenter 5 à 10.000 logements nécessite un investissement initial de l’ordre de 40 à 80 millions d’euros.

Ainsi, dans la très grande majorité des cas, les collectivités sont démarchées par des industriels énergétiques aux capacités financières solides. En Île-de-France, quatre acteurs majeurs se partagent le marché : Engie, Dalkia (filiale d’EDF), Coriance (propriété de la Caisse des dépôts à 49%) et Idex. Ces groupes proposent aux collectivités de s’associer dans le cadre de structures partagées comme des sociétés d’économies mixtes (SEM) ou des sociétés par actions simplifiées dédiées aux EnR (SAS EnR). Quand ils le peuvent, les acteurs privés vont jusqu’à tenter de négocier de fructueuses délégations de service public (DSP). Lorsqu’elles s’associent avec les collectivités, les entreprises privées peuvent être amenées à mener pour le compte des communes de nombreuses études, ainsi qu’à réaliser les lourdes démarches juridiques nécessaires aux forages et à l’exploitation du réseau. 

43 installations de géothermie profonde sont actives en Île-de-France et des dizaines de projets sont à l’étude, entraînant le dépôt de nouvelles demandes de permis exclusif de recherche, susceptibles de multiplier les frictions.

Notons que le sous-sol est la propriété de l’Etat et que de telles opérations dépendent du code minier. Toute opération de recherche dans le sous-sol doit en conséquence faire l’objet d’une autorisation préfectorale ou ministérielle selon l’ampleur du projet. L’Etat, après analyse des dossiers, généralement déposés par des grands groupes pour le compte de collectivités, peut octroyer alors dans un premier temps une autorisation de recherche ou un permis exclusif de recherche pour une durée de 3 à 5 ans renouvelable, qui accorde au demandeur l’exclusivité pour réaliser des forages sur des zones recouvrant plusieurs dizaines de km2. Si la ressource est confirmée, il est alors possible d’adresser une demande d’autorisation d’ouverture de travaux miniers (DAOTM) puis une demande de permis d’exploitation du réseau de chaleur (PEX), ces phases étant généralement soumises à enquête environnementale et enquête publique. 

Jusqu’ici, le nombre restreint de projets engendrait des frictions limitées et chaque collectivité réussissait à consolider un accès propre à une ressource perçue comme abondante. En outre, chaque projet pouvait prétendre à une zone du sous-sol suffisamment large pour pouvoir déployer plusieurs doublets et pomper assez de calories dans les aquifères. Mais le boom du développement de la géothermie change radicalement la donne. L’évolution actuelle du marché du gaz a poussé de nombreuses collectivités à étudier l’opportunité de la géothermie et les grands groupes, flairant les bonnes affaires, entament un lobbying de tous les instants auprès des élus et des cadres territoriaux. Ainsi, à l’heure actuelle, 43 installations de géothermie profonde sont actives en Île-de-France et des dizaines de projets sont à l’étude, entraînant le dépôt de nouvelles demandes de permis exclusif de recherche, susceptibles de multiplier les frictions.

Certains grands groupes sont particulièrement actifs pour déposer ces demandes de recherche qui leur permettent de « sécuriser et de préempter » des zones entières du sous-sol de l’Etat. Ces permis sont demandés sur des zones étendues, recouvrant souvent le sous-sol d’autres collectivités que celles des collectivités dont elles sont mandataires. La phase supplémentaire de consultation des communes touchées ne dure qu’un mois, un délai peu pertinent. Elle est donc trop rarement utilisée par la collectivité territoriale concernée du fait d’un manque de compétences en son sein. Ce qui est observé s’apparente à une logique de prédation sur une ressource d’intérêt commun. La maîtrise du sous-sol d’une ville par le biais d’autorisations administratives peut ensuite contraindre les collectivités concernées à travailler avec l’entreprise ayant préempté – en toute légalité – le sous-sol.

Ce qui est observé s’apparente à une logique de prédation sur une ressource d’intérêt commun.

Pourtant, il est possible de lutter contre cette prédation. Ainsi, à Trappes (Yvelines), la ville a émis un avis défavorable concernant la demande de permis exclusif de recherche déposée par Engie pour le compte de la ville de Bois-d’Arcy, Cette démarche, toujours en cours d’instruction, visait à contraindre Engie, via l’Etat, à modifier substantiellement le périmètre de son projet. En effet, le périmètre de recherche demandé par Engie empiétait sur la moitié du sous-sol de la ville de Trappes, oblitérant fortement la capacité de celle-ci à porter son propre projet de géothermie. De même, plusieurs tensions fortes sont déjà apparues en petite couronne parisienne, obligeant les services de l’Etat à mettre en urgence les collectivités concurrentes autour de la table pour trouver des chemins de médiation. En outre, la ressource, jugée quasiment infinie, ne l’est pourtant pas, et la trop grande proximité de puits de production et de réinjection (où l’en renvoie l’eau froide) diminue la productivité des forages.

Dans ce contexte, l’Etat se caractérise avant tout par la faiblesse de ses moyens de contrôle et son absence de planification sur le partage de la ressource. En Île-de-France, les demandes de permis sont instruites par un service préfectoral (la DRIEAT, direction régionale de l’environnement, de l’aménagement, des transports d’Ile-de-France) composé d’une petite poignée de personnes, dont les moyens n’ont pas été augmentés malgré la hausse exponentielle des dossiers à instruire. En outre, le cadre réglementaire ne donne aux fonctionnaires que des moyens très limités pour assurer le respect de l’intérêt général. Une fois une demande de permis exclusif de recherche accordée, les collectivités souhaitant contester le projet ne disposent que d’un mois pour déposer un contre-dossier, délai tout à fait insuffisant pour bâtir un dossier étayé, sachant que la majorité des collectivités ne disposent pas des compétences d’ingénierie en interne.

Carte du tracé prévisionnel de la campagne géophysique en Île-de-France (BRGM, ADEME, Région Île-de-France)

Figure 3 – Cartographie des installations de géothermie en IDF et zone d’exploration de l’étude en cours par le BRGM. © BRGM

La situation actuelle, caractérisée par le chaos et la concurrence à celui qui déposera son dossier en premier, est donc la conséquence directe d’une absence de planification étatique et intercommunale. Pour l’instant, l’Etat se contente d’instruire les demandes de permis, avec très peu de refus, tout en encourageant les collectivités à étudier les possibilités de géothermie sur leur territoire par le biais des services préfectoraux ou de l’ADEME, invitant parfois explicitement les collectivités à se tourner vers les grands groupes. Les rares démarches stratégiques entreprises par l’Etat visent uniquement à faciliter le développement de projets par ces grands groupes en les « dérisquant ». Ainsi, le BRGM (Bureau de recherches géologiques et minières) et l’ADEME viennent de lancer une vaste étude pour un budget de trois millions d’euros, visant à acquérir une meilleure connaissance de la ressource géothermique dans le Sud-Ouest francilien, pour encourager les acteurs privés à se positionner. De même, la Caisse des dépôts (CDC) pilote un fonds de garantie, géré par la SAF-Environnement, qui permet d’assurer les investisseurs contre le risque d’échec dans les projets, dans une logique de socialisation du risque, alors même que les profits de chaque projet sont majoritairement distribués à des actionnaires privés.

Une grande diversité de modèles de gestion des réseaux de chaleur

Si l’absence de planification et de vision opérationnelle de l’Etat est particulièrement visible pour ce qui concerne la répartition de la ressource en eau chaude et de l’accès aux couches productrices, l’exploitation des réseaux de chaleur est aussi l’objet d’une bataille intense entre les intérêts privés et la puissance publique. Il existe un très grand nombre de modèles juridiques permettant de créer et d’exploiter un réseau de chaleur, allant de la régie à l’externalisation complète par des marchés publics ou des délégations de service public. On observe actuellement une réelle mise en concurrence des modèles, qui se différencient selon de nombreux critères : structure de l’actionnariat, niveau de rétribution des actionnaires, souplesse de gestion au quotidien, répartition du risque ou encore portage de l’investissement. 

En Île-de-France, de nombreux modèles sont mis en œuvre : société d’économie mixte comme la Compagnie Parisienne de Chauffage Urbain (2/3 ENGIE, 1/3 Ville de Paris), société par action simplifiée permise par la LTECV à Vélizy-Villacoublay (80% ENGIE, 20% ville), délégation de service public comme à Saint-Denis ou bien société publique locale comme à Grigny, Viry-Châtillon, Fleury-Mérogis et Sainte-Geneviève des Bois au capital 100% public. Si chaque modèle présente ses avantages et ses inconvénients, et permet sur le papier de faire respecter l’intérêt général, on observe en réalité une concurrence entre deux types de modèles, représentés d’un côté par la délégation de service public (DSP) et de l’autre côté par la société publique locale (SPL).

D’une part, le recours à la délégation ou concession de service public s’inscrit dans une longue dynamique d’externalisation de l’action publique, comme le détaillait un rapport de l’association Nos Services Publics (association dont Lucie Castets, candidate NFP pour Matignon, assurait la coordination). Cette logique consiste à confier à des acteurs privés des missions de service public, en l’occurrence l’exploitation d’un réseau de chaleur et la livraison de chaleur à divers bâtiments. Le rapport analysait notamment les nombreux « faux avantages » de la gestion privée. Ceux-ci sont particulièrement observables pour ce qui concerne la création et l’exploitation du chauffage urbain. Tout d’abord, il faut rémunérer les apporteurs de fonds privés, qui empruntent en moyenne à des taux plus élevés que les acteurs publics. Il faut ensuite rémunérer des actionnaires tout au long de l’exploitation du réseau, à des taux pouvant atteindre deux chiffres. Rappelons par exemple que ce taux est monté jusqu’à 24% en ce qui concerne les autoroutes déléguées au secteur privé.

De manière assez classique, on observe généralement une forte asymétrie d’information entre le délégant public et le délégataire privé, qui peut également mener à des surcoûts importants. Ainsi, des logiques de surfacturation de prestations d’entretien (renouvellement de tuyaux, interventions) peuvent venir se répercuter sur le prix de la chaleur pour les usagers. En outre, le faible nombre d’acteurs dans le secteur ne permet pas de faire jouer pleinement la concurrence, créant des situations de monopole de fait, ou tout du moins de cartellisation. Ainsi, la remise en concurrence du réseau de chaleur de la ville de Paris n’a vu que deux acteurs se positionner : Engie et EDF. Enfin, la délégation de service public assure un contrôle public plus réduit des choix stratégiques sur le réseau : pourcentage d’énergie d’origine renouvelable, mise en place de tarifs sociaux, raccordement prioritaire des logements sociaux et des bâtiments publics…

Un retour des puissances publiques locales depuis une décennie 

A contrario, les dernières années ont vu naître un contre-modèle intéressant à plusieurs égards, celui de la société publique locale (SPL), sous l’impulsion notamment du SIPPEREC, une structure intercommunale de la périphérie parisienne. Les SPL sont des structures à capitaux 100% publics qui présentent à ce titre plusieurs avantages : contrôle public des choix stratégiques, fixation des tarifs du réseau de chaleur, maîtrise du développement du réseau de chaleur, possibilité de fixer à des niveaux très bas la rémunération de l’actionnaire, accès à de meilleurs taux de financements… La SPL est en outre une structure de droit privé, engendrant une facilité de gestion plus importante au quotidien, notamment pour ce qui concerne la gestion des ressources humaines, même si cela peut aussi être perçu comme un détournement du statut du fonctionnaire.

L’exemple des villes de Grigny et Viry-Châtillon est à cet égard particulièrement enrichissant. En 2014, elles contractualisent avec le SIPPEREC pour créer la société publique locale SEER (Société d’exploitation des énergies renouvelables), au sein de laquelle le SIPPEREC récupère 51% des parts. En 2017 est mis en service leur premier réseau de chaleur, qui permet dès le départ d’alimenter 10.000 logements, dont notamment l’ensemble de logements sociaux de la Grande Borne. Un des éléments déclencheurs du projet était notamment le niveau exorbitant de charges liées au chauffage payé par les habitants du quartier. Sa direction revendique un tarif du chauffage permis par la SPL jusqu’à 30% inférieur par rapport à ce que proposait initialement Engie. 

Si les grands groupes et leurs sous-traitants peuvent évidemment candidater aux différents marchés publics lancés ensuite par la SPL (forage, renouvellement du réseau, entretien de la chaufferie) dans le cadre de la commande publique, chaque projet de réseau de chaleur porté par une structure publique représente des dizaines voire des centaines de millions d’euros de chiffre d’affaires potentiel qui leur échappent. Depuis, le SIPPEREC est entré au capital de plusieurs nouvelles SPL, que ce soit avec la ville de Malakoff (2021), Pantin, Les Lilas, Pré-Saint-Gervais (2022) ou encore Fontenay-aux-Roses, Bourg-la-Reine et Sceaux (2024), et de nouveaux projets sont à l’étude. 

Pourtant, là encore, l’État se démarque par son absence, traitant avec un même égard des projets 100% publics et des projets portés par des initiatives privées, avec des niveaux de soutien similaires. Les SPL doivent trouver des fonds sur le marché bancaire privé pour financer leurs projets et bénéficient des mêmes dispositifs de subventions que les autres structures. En outre, les projets doivent ensuite cotiser à un fonds de garantie, au sein duquel les acteurs privés disposent d’autant de voix que l’ADEME dans l’attribution ou non de la garantie. Jusqu’ici, le développement de projets 100% publics est principalement le fait de volontés politiques locales comme c’est le cas à Grigny, dirigé par le communiste Philippe Rio.

Penser la planification de la géothermie profonde

Le développement de la géothermie profonde doit réussir un tournant crucial. L’énergie géothermale a toutes les caractéristiques de l’énergie de demain : renouvelable et locale, elle constitue pour de nombreuses villes une solution de remplacement du gaz à un prix stable et maîtrisé. Mais elle possède aussi toutes les caractéristiques d’une ressource dont l’exploitation doit être planifiée par la puissance publique. La ressource géothermale reste limitée, géographiquement contrainte et source de concurrence entre collectivités, elle doit faire l’objet d’investissements en capitaux importants et repose sur des projets de long terme, très étroitement dépendants des autorisations publiques et de la volonté des élus locaux. En conséquence, il paraît nécessaire de réfléchir à ce que pourrait être une réelle planification publique du développement de cette ressource énergétique.

La méthode pourrait être similaire à celle mise en œuvre pour le développement de l’éolien en mer, où l’Etat intervient de manière assez forte. Dans toutes les régions propices à la géothermie, l’Etat piloterait et prendrait à sa charge de premières études générales, sous l’égide du BRGM, pour analyser le potentiel géothermique de chaque territoire. A ce titre, la grande étude GeoScan lancée sur l’Ouest francilien est pertinente mais aurait probablement gagné à être réalisée plus tôt. Une plateforme open source de partage de l’ensemble des études réalisées pourrait alors être mise à disposition. Une fois la ressource caractérisée, un processus démocratique, par exemple dans le cadre d’une COP régionale puis départementale, doit permettre la répartition de la ressource entre intercommunalités ou groupes de collectivités, avec notamment un pré-positionnement des puits de forages permettant d’éviter les conflits et donc de découper le sous-sol par zones. Une fois les zones identifiées, la main serait alors laissée aux collectivités pour porter les projets, pour assurer l’acceptabilité locale ainsi que le caractère localement adapté du projet porté (choix des bâtiments raccordés et des énergies d’appoint comme la biomasse).

L’Etat mettrait alors à disposition des collectivités une réelle capacité d’ingénierie à plein temps pour préfigurer chaque projet, avec des experts développeurs qui bénéficieraient des retours d’expérience des autres projets régionaux (à l’image de ce que propose le SIPPEREC), plutôt que d’obliger les collectivités à se reposer sur l’expertise privée. Enfin, l’Etat renforcerait ses services instructeurs et pourrait piloter lui-même les différentes études environnementales et enquêtes publiques nécessaires pour accélérer les projets et proposer des projets clés en main aux collectivités. 

L’Etat pourrait tout à fait encourager des structures 100% publiques, associant par exemple les collectivités locales et un opérateur énergétique public unique, par exemple EDF via sa filiale Dalkia.

Deux options seraient alors concevables. Pour la première, on laisserait aux collectivités le choix du mode de gestion, à l’image de ce qui se fait actuellement. Ce système permet notamment d’avoir plusieurs acteurs, qui se livrent notamment une bataille technologique pour développer de nouvelles techniques de forage et augmenter la productivité des puits. Dans cette perspective, l’Etat pourrait toutefois renforcer son taux de soutien pour les structures publiques en termes de subventions, d’accès aux prêts ou aux différents dispositifs de garantie. Dans le cadre de la seconde option, un niveau de planification et d’intégration plus complet pourrait être envisagé, en refusant la mise en concurrence des modèles juridiques et en réaffirmant la mainmise de la puissance publique sur le secteur.

L’Etat pourrait tout à fait encourager des structures 100% publiques, associant par exemple les collectivités locales et un opérateur énergétique public unique, par exemple EDF via sa filiale Dalkia. Ce schéma d’organisation permettrait notamment de favoriser une réintégration de la filière industrielle de la géothermie, par exemple avec un rachat des principales foreuses de puits (machines de l’entreprise Arverne) par l’entité publique, un contrôle des industries-clés fabriquant les tuyaux, les chaufferies, les pompes à chaleur. Une telle structuration permettrait aussi de confier à un acteur unique des objectifs de développement de la géothermie, tout en garantissant une maîtrise locale des projets par l’entrée au capital des collectivités. Revenons peut-être à la sagesse médiévale des habitants de Chaudes-Aigues qui avaient compris l’intérêt d’une gestion collective de leur réseau de chaleur, qui leur fournissait du chauffage… gratuit !

La planification écologique implique-t-elle une dictature verte ?  

Champ d’éoliennes © Afonso Coutinho

Alors que le capitalisme néolibéral et ses dogmes de croissance et de concurrence montrent chaque jour leurs limites pour faire face aux crises environnementales, la planification écologique semble indispensable. Elle va mettre au cœur de son existence la structure la plus puissante qu’ait inventé l’espère humaine, l’Etat. Quel rôle celui-ci peut-il être amené à jouer ? Quelles institutions peut-on mettre en place pour piloter la transition écologique et assurer sa dimension démocratique ? Deux essais parus récemment apportent des éclairages intéressants sur cette question. Pour le sociologue anarchiste James C. Scott, auteur de L’œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire (La Découverte, 2021), l’État a une tendance intrinsèque à imposer sa vision de la modernité et du progrès par la force. Une vision que partagent assez peu l’économiste Cédric Durand et le sociologue Razmig Keucheyan, auteurs de Comment bifurquer ? Les principes de la planification écologique (Zones, 2024), qui considèrent que différentes institutions peuvent permettre de mener une planification de manière démocratique.

La planète brûle, tandis que le dérèglement climatique et l’effondrement de la biodiversité s’accélèrent sans que nous n’arrivions pour l’instant à l’endiguer. Face à ce constat, ce qu’il nous reste à faire semble clair pour les plus convaincus. Il faut tout envoyer balader, nous débarrasser des structures responsables du chaos climatique : le capitalisme qui exploite aussi bien les êtres humains que la nature, l’idéologie du tout-marché, la course à la croissance sans fin et sans but, la croyance sans limites dans la notion de progrès. En somme, il faut changer complètement nos structures productives, nos modes de vie et de consommation, notre rapport à nos écosystèmes.

Illustrons ce constat par l’exemple criant de la rénovation des logements. Le marché capitaliste est incapable de répondre aux enjeux de l’adaptation des bâtiments au changement climatique et la décarbonation de leurs usages. Le recours au marché via le signal-prix (hausse des prix de l’énergie et primes à la rénovation) a révélé toute son inefficacité et mis en évidence la nécessité d’une intervention de l’Etat : obligations de rénovation, interdiction de la location des passoires thermiques, régulation du marché de l’immobilier et des successions, lutte contre la concentration immobilière, accompagnement des bailleurs sociaux à la rénovation, etc. L’état de crise écologique permanente marque le grand retour de la planification et de l’Etat au cœur de l’économie des sociétés, loin des solutions de marché proposées par le capitalisme néolibéral.

Ce grand changement de paradigme, des forces de rupture s’emploient déjà à le concrétiser à tous les échelons de la société : communautés locales, associations, villes et régions, états, organisations transnationales. Deux défis se posent alors à ces partisans d’une révolution copernicienne de notre modèle. Celui de la prise du pouvoir et des leviers de décision d’abord. Celui de l’organisation d’une société capable de respecter les limites planétaires tout en répondant aux besoins des êtres humains ensuite. Deux essais aux accents différents mais complémentaire, nous offrent des éléments de réponse.

Par le passé, des grands projets d’ingénierie sociale ont déjà tenté – et parfois réussi – de modifier en profondeur le logiciel de fonctionnement d’un quartier, d’une ville, d’un pays, afin de faire émerger « l’homme nouveau ». Ces sont ces projets qualifiés de « haut-modernistes », c’est-à-dire basés sur une grande confiance en la science et en la technologie pour modeler le monde social et la nature, que l’anthropologue américain James C. Scott analyse dans son dernier essai L’œil de l’Etat : moderniser, uniformiser, détruire. Si les travaux de Scott s’étaient jusque-là portés sur des états anciens de Mésopotamie (Homo Domesticus) ou d’Asie du Sud-Est (Zomia ou l’art de ne pas être gouverné), il s’intéresse bien dans l’essai discuté ici des projets « haut-modernistes » portés par des états modernes du XXème siècle.

Par le passé, des grands projets d’ingénierie sociale ont déjà tenté – et parfois réussi – de modifier en profondeur le logiciel de fonctionnement d’un quartier, d’une ville, d’un pays, afin de faire émerger « l’homme nouveau ».

Cet essai s’inscrit dans la continuité de son analyse du rôle historique de l’Etat, que nous avions déjà présentée dans nos colonnes. Il détaille les mécanismes par lesquels l’Etat étend son emprise et son contrôle sur la société en la rendant lisible et en la simplifiant pour mieux l’administrer. Ceci passe notamment par un renforcement du contrôle des infrastructures de production et de transport (« pouvoir infrastructurel » de Michael Mann), ou sur le tissu relationnel. A partir de là, il détaille les raisons de l’échec de plusieurs projets haut-modernistes de planification sociale, à l’image des quartiers et des villes dessinées par Le Corbusier, de la collectivisation en URSS, ou bien encore de la politique de villagisation forcée en Tanzanie entreprise par le chef d’État Julius Nyerere.

Aujourd’hui sonne l’heure de la « planification écologique », prônée par une partie croissante de l’échiquier politique, notamment en France. Si l’usurpation de cette terminologie par la classe dominante ne mérite pas d’être analysée, intéressons-nous à la discussion féconde relative à sa mise en oeuvre, qui consiste notamment dans un renforcement de l’intervention publique. L’économiste Cédric Durand et le sociologue Razmig Keucheyan nous offrent dans leur ouvrage Comment bifurquer : les principes de la planification écologique, des éléments de réflexion déterminants sur la mise en œuvre de cette méthode. À partir d’une analyse de la dynamique du capitalisme et d’exemples concrets de planification du passé, ils détaillent les deux pans indispensables pour bâtir la planification écologique : le gouvernement par les besoins et le calcul écologique. Puis ils présentent le triptyque d’institutions guidant la bifurcation écologique : commissions de post-croissance, Constitution verte et services publics.

Il n’est dès lors pas inintéressant de confronter la vision critique de l’intervention publique portée par l’anthropologue anarchiste James Scott aux projets de planification écologique portés par les forces de gauche.

Sous l’égide de l’Etat, des expériences de planification contrastées

L’Etat a toujours, depuis sa naissance, porté des projets et des mesures d’organisation, de lisibilité et de simplification du tissu social dans lequel il s’inscrivait. Pour administrer une population mais aussi pour exister, l’Etat doit pouvoir récupérer l’impôt, lever des troupes, construire des infrastructures de contrôle et de domination de sa population. C’est l’une des grandes thèses de James C. Scott, selon lequel l’Etat porte des projets visant à faciliter la « lisibilité » des populations qu’il gouverne. Cela passe notamment par des processus de standardisation. Dans L’œil de l’Etat. Moderniser, uniformiser, détruire, Scott prend notamment pour exemple les stratégies d’uniformisation de la langue, du cadastre et de la propriété foncière, à l’image du village-type ujamaa mis en place dans le cadre de la dynamique de villagisation en Tanzanie entreprise par le président socialiste Julius Nyerere.

En somme, l’Etat façonne un territoire et une population afin qu’ils soient plus faciles à administrer. Scott parle même de « transformation de la réalité sociale turbulente ». Pourtant, il existe systématiquement un décalage fort entre la « carte de l’Etat », c’est-à-dire la manière dont il perçoit son territoire, et une réalité sociale beaucoup plus complexe. Si l’Etat transcrit en terme lisibles une réalité sociale complexe, il réarrange celle-ci pour qu’elle colle à l’image qu’il s’en fait. Ainsi, les premières cartes de propriété foncière ne collaient pas à la réalité de la répartition de l’usage de la terre. Mais il y a plus : l’utilisation de ces « cartes » pour administrer le territoire, par exemple pour déterminer le calcul de l’impôt et des redevances, pour organiser l’héritage sous l’égide de la justice étatique, finit par rétroagir sur la réalité sociale en la simplifiant et en l’uniformisant. Ainsi les parcelles éparses de champs gérées par la communauté deviennent des champs carrés avec un propriétaire bien identifié, les dialectes locaux laissent place à une langue unique et les forêts deviennent des alignements d’arbres visant à optimiser leur rendement économique.

Brasilia est un exemple pur de projet “haut-moderniste” visant à organiser la société par le haut.

Pour Scott, en conséquence, L’Etat, par son action simplificatrice et uniformisatrice, contribue à la fois à mettre en place ce qu’il considère comme une forme de progrès et de marche vers la rationalité, mais aussi à détruire de nombreux pans de la complexité du tissu social, à limiter le recours aux savoirs et aux pratiques locaux. Cela s’accompagne aussi d’une réorganisation des écosystèmes fonctionnels au service d’une consommation humaine de la nature et de ses ressources.

Le tableau que dresse Scott du rôle historique de l’Etat doit toutefois être nuancé. Fortement inspiré de la tradition anarchiste, il tend à accentuer la dimension coercitive de l’action étatique, source de contrôle des corps et des sociétés. Le développement de l’Etat moderne s’est aussi accompagné de nombreux aspects émancipateurs (de l’instruction aux services publics) qu’il faudrait se garder de jeter avec l’eau du bain.

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C’est dans cette continuité historique que Scott analyse ensuite ce qu’il appelle la « faillite des grandes utopies d’ingénierie sociale » du XXème siècle. Cette logique de planification et de standardisation de la société, intrinsèque au fonctionnement de l’Etat, est selon lui poussé à son paroxysme dans ce qu’il nomme « l’idéologie haut-moderniste ». Cet état d’esprit haut-moderniste a pu aussi bien se matérialiser dans des grands projets de transformation socialiste (collectivisation en URSS, villagisation en Tanzanie) que dans des projets urbains de grande ampleur (Le Corbusier, Oscar Niemeyer à Brasilia) ou dans des entreprises capitalistes à grande échelle (fermes géantes américaines).

Ces projets naissent si trois conditions sont remplies :

1) S’ils reposent sur une aspiration à changer l’Homme ainsi qu’à ordonner administrativement la société et la nature afin de la rendre plus lisible pour l’Etat.

2) Si le pouvoir coercitif de l’Etat est utilisé sans limites.

3) Si la société civile est affaiblie ou prostrée.

Ces programmes reposent sur une ingénierie sociale qui vise à transformer en profondeur la société et le tissu humain sous-jacent, ainsi que sur une croyance en la perfectibilité de l’ordre social. Leur maître-mot : planification. Planification des besoins, planification des infrastructures, planification de l’espace urbain et rural, planification de la trajectoire sociale des humains. L’Etat, de par la lisibilité qu’il impose à la société, est au cœur de ces projets d’ingénierie sociale.

Selon Scott, le constat est sans appel : l’idéologie haut-moderniste est vouée à l’échec. Ce, pour plusieurs raisons : aucun plan ne peut retracer l’intégralité du fonctionnement social réel dans sa complexité. L’idéologie haut-moderniste méconnaît le rôle des savoirs locaux, des processus informels et de l’improvisation. Avant tout, elle ne permet pas le recours à un élément indispensable au fonctionnement des sociétés : l’emploi de la métis. La métis caractérise l’ensemble des savoir-faire locaux, issus de l’expérience, de l’habitude, de la débrouille, de l’improvisation.

Elle s’oppose chez Scott à la techné qui est le savoir réfléchi, théorisé, couché sur le papier. Il prend l’exemple du fonctionnement d’une usine pour illustrer le rôle joué par la métis : lorsque les ouvriers font la grève du zèle, appliquant méthodiquement chaque règle de fonctionnement de l’usine, celle-ci tourne au ralenti. Au contraire, ce sont bien les petits arrangements et les improvisations, fruits de l’expérience et du savoir-faire de chaque ouvrier, qui permettent in fine de faire tourner la chaîne de production. Aucune politique publique venue d’en haut, aussi précise soit-elle, ne peut se passer d’arrangements avec le plan initial et de prise en compte du contexte local pour être mise en œuvre concrètement.

Les premières expériences de planification sont les économies de guerre. Dans une situation de conflit, les mécanismes marchands sont suspendus ou soumis à un plus grand contrôle politique. 

A contrario, les tenants de la théorie de la planification écologique se réfèrent à leur propre panthéon d’expériences de planification sociale ou industrielle. Ainsi, Durand et Keucheyan s’appuient sur une série d’exemples précurseurs de mise en place coordonnée et massive de planification : économies de guerre, réponse à la pandémie de COVID, planification à la chinoise suite à l’ouverture de la Chine au monde sous Deng Xiaoping. 

Les premières expériences de planification sont celles des économies de guerre. Dans une situation de conflit, les mécanismes marchands sont suspendus ou soumis à un plus grand contrôle politique. Les pénuries engendrent des hausses de prix incompatibles avec le maintien de la cohésion sociale dans l’adversité, ce qui conduit les autorités à contrôler les prix et à rationner les biens essentiels. Les auteurs rappellent l’épisode de la « bataille des usines » aux Etats-Unis pendant la Deuxième Guerre mondiale où plus aucune voiture ne fut produite entre 1942 et 1944 pour que l’économie se tourne entièrement vers l’industrie militaire.

La crise sanitaire du Covid est une expérience récente d’une logique économique pour partie alternative à celle du marché. Un calcul en nature a été mis en place : la question n’était plus celle du prix mais celle des quantités disponibles dans un délai restreint. Le « quoi qu’il en coûte » s’est substitué à la rationalité comptable du moindre coût. Toutes les dépenses jugées prioritaires par les autorités politiques ont été financées sans restriction. Face au risque de « profiteurs », l’Etat a encadré le prix du gel hydroalcoolique. Production et consommation ont été rapidement politisées, comme l’ont illustré les débats sur les secteurs essentiels. Toutefois, le recours aveugle au marché a continué d’être privilégié sans en tirer les conclusions nécessaires : pas d’indépendance stratégique sur des médicaments et matériels médicaux essentiels, austérité budgétaire mortifère de retour, etc.

Durand et Keucheyan poussent ensuite leur réflexion plus loin. Pour eux, si le principe marchand est celui de la séparation des producteurs et des consommateurs, l’économie capitaliste est déjà en partie socialisée et fait déjà l’objet de logiques de planification. La socialisation peut être organisationnelle, cognitive, financière et infrastructurelle. Elle s’exprime par la concentration industrielle, la convergence des techniques productives en standards de production, la constitution de gestionnaires d’actifs géants comme Blackrock, ou la construction d’écoles, de routes ou d’hôpitaux. Cette socialisation est nécessaire à la dynamique d’accumulation car elle permet les gains de productivité et le partage du risque. Elle conduit, au sein des organisations qui socialisent une activité, à substituer à des mécanismes marchands une planification administrative. En somme, notre économie est déjà largement planifiée, non par les pouvoirs publics, mais par les grandes multinationales.

Cette socialisation multiforme est doublée d’une socialisation politique. Elle intervient d’abord en situation de crise, grâce aux socialisations productives préexistantes, et permet la planification, le calcul en nature ou l’économie de guerre. La socialisation opère par la production et la consommation, comme lors de l’achat groupé d’hydrocarbures par l’UE après l’invasion de l’Ukraine en 2022. La socialisation peut être monétaire et venir des classes dominantes comme le montre la socialisation des pertes financières de 2007-2008.

Inversement, la socialisation peut résulter de luttes populaires pour imposer une gestion égalitaire des ressources, comme l’illustre l’émanation de la Sécurité sociale. La socialisation structurelle, produite par la dynamique capitaliste, est ainsi distincte de la socialisation délibérée. Ainsi, il s’agit de passer d’une planification spontanée aux mains des entités du capital à une planification politisée, fruit de la délibération collective. L’ouvrage oppose alors deux formes de socialisation pour répondre à la crise écologique : la socialisation financière par le derisking et la socialisation politique par le biais de la planification écologique.

Ainsi, les analyses variées des expériences de planification et d’ingénierie sociale à grande échelle nous invitent à porter un regard exigeant et critique sur la notion de planification écologique. Il existe une tension certaine entre la nécessité d’utiliser la puissance de l’Etat moderne pour faire face aux défis du moment et l’attention forte à prévenir les dérives du passé. Par exemple, la réussite de la planification écologique nécessite un niveau de connaissance très fin de la société, une vision synoptique d’ensemble, dont l’Etat seul ne semble pas être en mesure de disposer sans recourir de manière disproportionnée à son pouvoir coercitif. Dans cette perspective, quel regard peut-on porter sur les propositions faites par Durand et Keucheyan ?

Planification écologique, mode d’emploi

L’ouvrage commence dans son premier chapitre par rappeler l’impossibilité d’un capitalisme vert. Tout d’abord, la nécessité des profits toujours croissants pour stabiliser le capitalisme est incompatible avec l’impossibilité de le découpler de l’exploitation croissante des ressources. Ensuite, le démantèlement progressif des infrastructures polluantes (forages pétroliers, centrales à charbon) est incompatible avec une gestion gouvernée par le profit. Le désinvestissement financier, sous l’effet des campagnes militantes, n’est pas suffisant car les infrastructures demeurent rentables et sont rachetées par des investisseurs soumis à une législation et à une pression politique moins exigeantes. Une gestion publique est alors nécessaire car elle peut supporter le coût de pertes significatives en capital.

Tandis que le capitalisme génère des besoins artificiels par le biais de la publicité ou de l’obsolescence programmée afin d’écouler sa surproduction, le gouvernement par les besoins repose sur la fourniture de conditions de vie décentes.

Au niveau macroéconomique, des investissements écologiques couplés à un taux élevé de profit sont incompatibles avec la stabilité des prix et la justice sociale. L’effet couplé du démantèlement et de l’investissement va contraindre fortement l’offre et faire peser l’ajustement sur la demande. Le maintien d’un niveau de profit élevé fait donc peser l’effort sur les classes moyennes et populaires. La stratégie de derisking caractérise la situation actuelle où les gouvernements subventionnent les investissements industriels pour garantir les profits des investisseurs. Cette stratégie est également inefficace car les investisseurs privés ont un horizon temporel plus restreint que l’Etat et elle finance le verdissement de processus existants sans transformer les modes de production et de consommation d’ensemble.

A partir de ce constat, l’ouvrage ancre la planification écologique dans la théorie économique en s’appuyant sur deux propositions-phares : la délibération démocratique pour gouverner par les besoins par opposition à l’individualisme du consommateur et le calcul en nature permettant d’assurer une répartition égalitaire des ressources qui s’oppose à l’allocation par la main invisible du marché. Le calcul en nature se décline alors en une nouvelle comptabilité écologique, la mise en place d’un investissement éco-socialiste et une émancipation de la demande vis-à-vis de la production.

Tandis que le capitalisme génère des besoins artificiels par le biais de la publicité ou de l’obsolescence programmée afin d’écouler sa surproduction, le gouvernement par les besoins repose sur la fourniture de conditions de vie décentes. La détermination de ces « conditions de vie décentes » repose sur une délibération collective visant à identifier les « besoins réels ». Pour les auteurs, les besoins ainsi identifiés doivent obéir à deux principes ; un principe de soutenabilité assurant que la satisfaction du besoin respecte les limites planétaires et l’équilibre du système-Terre ; et un principe d’égalité assurant que chaque personne soit en capacité de pouvoir satisfaire ses besoins réels.

Les principes de soutenabilité et d’égalité proposés par Durand et Keucheyan entrent en résonance avec la théorie du donut de l’économiste Kate Raworth.

Pour assurer le respect des limites planétaires, les solutions des économistes néo-libéraux passent par les prix (sur la taxe-carbone ou tout mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, se référer aux  travaux de Christian Gollier) ou bien une meilleure définition des droits de propriétés (Ronald Coase). Toutefois, ces propositions se heurtent à deux difficultés.

Elles ne permettent pas de faire face à un risque systémique qui nécessite une réponse collective et ne peux être la somme de choix individuels. Et elles reposent sur l’illusion d’une substituabilité totale entre ressources (tout service rendu par les écosystèmes peut être remplacé par de l’investissement en capital par exemple, c’est-à-dire notamment de l’innovation technologique). A contrario, Durand et Keucheyan réfutent la possibilité d’une substitution complète entre progrès technique et capital naturel et proposent de fixer des critères de préservation des ressources naturelles.

A partir de là, leur enquête s’attelle à détailler la mise en œuvre concrète du calcul en nature dans une économie planifiée. Alors qu’en régime capitaliste la consommation vit sous la domination de la production, le calcul en nature doit permettre de remettre les besoins, collectivement définis, au centre de l’échiquier, et restructurer la production pour qu’elle réponde à ces besoins. Le calcul en nature peut s’illustrer par exemple dans le cadre de la politique de gestion de l’eau : la détermination collective des besoins en eau d’un territoire (besoins résidentiels, agricoles, industriels) fixe l’ampleur des infrastructures de pompage et de restitution de l’eau aux écosystèmes, sous condition de soutenabilité des prélèvements dans les aquifères.

Tout d’abord, Durand et Keucheyan proposent de transformer la comptabilité pour qu’elle obéisse à des impératifs écologiques. Alors que les normes de comptabilité actuelles sont au service de la quête du profit et de l’accumulation pour les actionnaires, la comptabilité dite écologique doit permettre de subordonner la consommation et la production à une gestion durable des écosystèmes. Aux projets qui donnent une valeur comptable aux actifs naturels, l’ouvrage oppose la comptabilité CARE (Comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement). Celle-ci permettrait de mesurer l’insertion de l’activité productive dans le respect des seuils écologiques et donc d’assurer une reddition écologique des comptes des entreprises.

Avec CARE, l’entreprise doit tout d’abord mesurer l’utilisation d’eau pour son activité (par exemple la consommation d’eau pour une usine de jean), de comparer cette utilisation par rapport aux seuils de soutenabilité de la ressource (volumes d’eau disponibles, seuils de pollution maximaux), de déterminer les coûts de restauration si les seuils sont dépassés et comptabiliser les seuils de renouvellement de la ressource dans sa ligne d’amortissement afin de de créer des fonds de renouvellement pour chaque capital, qui seront inscrits au bilan de l’entreprise. L’ouvrage suggère également de compléter cette comptabilité micro par une comptabilité macroécologique qui permette de rendre compatible production et consommation à l’échelle d’une branche économique, d’une région ou d’un pays tout entier.

Une politique industrielle écologique qui transforme les modes de production et de consommation requiert aussi un niveau élevé et durable d’investissement et de coordination. La socialisation de l’investissement pallie l’incapacité d’acteurs privés à mener un tel effort.

Une politique industrielle écologique qui transforme les modes de production et de consommation requiert aussi un niveau élevé et durable d’investissement et de coordination. La socialisation de l’investissement pallie l’incapacité d’acteurs privés à mener un tel effort. Outre le contrôle public direct par les nationalisations de secteurs clés (les « hauteurs stratégiques » de Lénine), un instrument clé est la politique du crédit. Mobilisée en France de la période de la reconstruction aux années 1980, elle permet d’augmenter ou de diminuer le volume des crédits accordés aux entreprises selon le caractère stratégique d’un secteur. Elle assure ainsi la conformité des décisions privées d’investissement aux priorités politiques.

L’ouvrage y voit également un moyen d’associer les travailleurs aux décisions d’investissement intersectoriel, en complément d’une participation aux décisions de leur entreprise. L’épargne des ménages pourrait aussi être mobilisée pour refinancer les crédits, limiter la consommation et modérer ainsi le risque inflationniste. Enfin, l’investissement socialisé accorde à l’Etat un rôle d’employeur en dernier ressort, émancipant les travailleurs de la nécessité d’être rentable et inscrivant chacun dans un projet de société.

L’émancipation de la demande vise à connecter la production aux besoins réels. Les économistes néolibéraux font du marché l’expression du choix des consommateurs, notamment avec la consommation « éthique » alors même que celle-ci s’avère incapable d’entraîner des changements systémiques – car le choix des consommateurs est en réalité limité et ne peut remonter jusqu’aux décisions de production qui conditionnent la consommation, à moins d’entrer dans des logiques d’autoconsommation. L’état de séparation entre producteurs et consommateurs a suscité la distinction marxiste entre valeur d’échange et valeur d’usage, entre valeur et richesse. La marchandise apparait comme un fétiche, une médiation imparfaite des besoins réels des sociétés qui, en retour, les affecte et les gouverne.

L’enjeu de l’émancipation de la demande est dès lors « de troquer l’illusion d’une agentivité isolée factice contre une forme partagée mais effective et immédiate de souveraineté dans [les] modes de consommation ». La remontée des besoins des consommateurs vers les producteurs est déjà en cours, à travers les AMAP ou les communautés de passionnés de certains produits. L’intégration du producteur et du consommateur est même une tendance du capitalisme, par exemple avec le développement du commerce en ligne. Pour prolonger ce mouvement dans le sens de la planification écologique, l’ouvrage propose de rendre publiques les plateformes numériques et de réguler globalement le commerce en ligne.

Les institutions de la planification écologique

Les auteurs proposent de mettre en place ces préceptes au cœur d’un nouveau régime politique, reposant sur des outils de la planification écologique au nombre de trois : commissions de post-croissance, Constitution verte et services publics. Le régime politique conditionne la planification, la rend possible, la cadre et la rythme. L’enjeu est d’assurer un équilibre entre centralisation et décentralisation, entre cohérence écologique et liberté politique.

S’agissant de la Constitution, pour les auteurs, le fédéralisme écologique assure cet équilibre et offre la possibilité de conduire des expérimentations. Les collectivités fédérées sont libres car elles décident souverainement de l’octroi de compétences et de ressources à une structure fédérale. En retour, les interventions fédérales, coercitives si besoin, assurent le respect des engagements pris. L’Etat fédéral permet aussi l’expérimentation comme en Chine contemporaine avec la mise en place d’un « expérimentation sous hiérarchie » par opposition à la « thérapie du choc » appliquée dans l’espace post-soviétique. En cas d’échec, l’Etat a la possibilité d’intervenir pour arrêter les expérimentations.

Le fédéralisme écologique s’exerce dans le cadre d’une Constitution verte. La Constitution permet d’abord de trancher les conflits de compétences entre entités fédérales et collectivités fédérées. Elle vise surtout à empêcher des politiques qui ne respecteraient pas les principes d’égalité et de soutenabilité. Quatre formes de constitutionnalisme écologique sont explorées aujourd’hui : par le climat, par l’octroi de droits aux entités naturelles, par l’environnement comme composante de la dignité humaine et par les droits des générations futures.

La planification reste un exercice administratif, pratiqué un temps en France, et aujourd’hui par la Chine, dont s’inspirent les auteurs. L’offense ne sera pas faite de qualifier le travail actuel du « Secrétariat général à la planification écologique » de planification. Les exercices de planification s’organisent en cycles qui se chevauchent pour s’assurer en permanence que les expérimentations conduites sont en adéquation avec les objectifs politiques. Ils sont organisés par une commission, la « Commission de développement et de réforme » en Chine, et le « Commissariat général du plan » en France.

Selon les auteurs, cette commission de la planification écologique doit être une administration puissante, interministérielle capable de solliciter les avis d’une une multitude de parties prenantes. Le contrôle politique de l’Etat sur les entreprises est assuré par la maitrise des « hauteurs stratégiques » (banque, énergie, transports, télécommunications). L’ouvrage propose alors une planification écologique organisée de manière analogue par des « commissions post-croissance ». Leurs compétences évolueraient au fil des phases successives de la transition – investissement dans des infrastructures vertes, décroissance matérielle et économie stationnaire.

Le contrôle de la production et de la distribution d’énergie représente parfaitement l’idée de maîtrise des hauteurs stratégiques par l’Etat. Source : CEREMA

La planification écologique s’exerce aussi par des services publics. L’ouvrage rappelle la riche expérience française du service public qui symbolisait le contrat social entre l’Etat-providence et les citoyens. Le gouvernement par les besoins respecterait trois principes : la continuité temporelle et géographique du service public, l’égalité de traitement des citoyens et la mutabilité du service public selon les besoins. Selon Léon Duguit, père de l’école juridique du service public, le progrès et la civilisation consistent en un élargissement continu de ses prérogatives. Dans un tel cadre, l’Etat n’est plus seulement une souveraineté, mais une « coopération de services publics organisés et contrôlés ». Le théoricien de l’écologie George Monbiot défend lui le principe de « sobriété privée, luxe public ».

Enfin, ces institutions formelles doivent être appuyées par un fond démocratique augmenté. Il s’agit d’abord de redonner du pouvoir aux parlements et de renforcer leur légitimité en les dotant d’administrations plus fournies en personnel afin d’exercer un contrôle politique réel sur le cycle de planification. La composante citoyenne doit parallèlement être renforcée, en offrant des espaces de discussion publique aux associations de la société civile, en mobilisant des expériences de délibération exigeantes comme la Convention citoyenne pour le climat et en autorisant des expérimentations politiques radicales et écologiques, comme les ZAD.

Cette réflexion institutionnelle permet d’esquisser le cycle politique de la planification écologique en trois temps. La première est expérimentale-délibérative et repose sur la définition collective des besoins à l’échelle locale. La seconde phase serait celle des commissions post-croissance qui opèrent une synthèse des expérimentations et élaborent le « Plan de transformation de l’économie française », à l’image de ce que propose le think-tank Shift Project. La dernière est celle de la validation politique par le Parlement dont les modifications s’exercent sous le contrôle du Conseil constitutionnel veillant au respect de la nouvelle constitution écologique.

Canaliser et endiguer le pouvoir de l’Etat

Les travaux de James C. Scott nous invitent à poser un regard exigeant sur les propositions de Cédric Durant et Razmig Keucheyan. La mise en place de la planification écologique nécessite un déploiement d’énergie d’une grande ampleur. Si la société civile et les collectivités seront fortement mobilisées, c’est bien l’Etat qui reste l’outil central et la tour de contrôle du bon déroulé de la bifurcation écologique.

Premièrement, si son pouvoir est encadré dans une certaine mesure par des contre-pouvoirs (Constitution verte, commissions de post-croissance), la méthode proposée lui confère un pouvoir considérable : contrôle des « hauteurs stratégiques » et donc des secteurs-clés comme l’énergie, les transports, la grande industrie, organisation générale du rythme de la planification écologique, possibilité d’intervenir de manière coercitive pour assurer la cohérence et la synthèse globale. En outre l’Etat et ses administrations auront un rôle décisif à jouer pour mettre en œuvre le calcul en nature.

Deuxièmement, la mise en place du calcul en nature et le pilotage des hauteurs stratégiques demande un renforcement significatif des capacités de l’Etat, notamment en matière d’information. Pour piloter la décarbonation de la société mais aussi le gouvernement par les besoins, l’Etat et les commissions de post-croissance au sein desquelles il disposera structurellement d’un pouvoir important devront accroître leur niveau d’information et de connaissance du tissu social. En cela, cette logique s’inscrit dans la dynamique décrite par Scott d’augmentation de la lisibilité de la société par l’Etat. Pour assurer la soutenabilité de la société et le respect des seuils planétaires, l’Etat devra mécaniquement augmenter son niveau de connaissance du tissu économique, afin de rendre la société d’autant plus gouvernable et compréhensible à ses yeux. Or – c’est du moins la thèse de Scott – l’augmentation de la lisibilité de la société par l’Etat répond à une loi quasi-transhistorique d’uniformisation de la société, voir de destruction d’un certain nombre de pratiques et de savoirs.

Troisièmement, la mise en place de la planification écologique telle que proposée par Durand et Keucheyan va mobiliser la puissance de l’Etat dans des proportions considérables. La légitimité de l’intervention de l’Etat repose chez eux d’une part sur le processus constitutionnel démocratique conduisant à l’avènement d’une « Constitution verte » encadrant ses prérogatives et d’autre part sur son insertion dans le cycle politique de la planification écologique.

Toutefois, la bifurcation écologique nécessite un rapport de force d’une extrême violence avec les forces sociales et économiques qui n’y ont pas intérêt : industries capitalistes polluantes, grandes plateformes numériques, monde de la finance. Dès le début de sa mise en œuvre, et ce même en présence d’un large consensus démocratique, le conflit sera brutal : problèmes de financement et de remboursement de la dette, enchérissement des prix de l’énergie et des matières premières, fuite des capitaux. Face à ces problèmes urgents, le cycle délibératif de la planification sera probablement bien trop long pour apporter des réponses au bon-moment. A court-terme, seul le pouvoir de l’administration de l’Etat et de ses satellites semble pouvoir être en mesure de protéger les citoyens face à la révolte du capital, ce qui renforcera d’autant le pouvoir étatique. Et donc, pour suivre Scott, les risques de dérives dans l’utilisation de son pouvoir.

La proposition fédéraliste de Durand et Keucheyan mérite toutefois d’être étudiée attentivement, les expériences concrètes de logiques fédéralistes ayant un bilan pour le moins discutable, à l’échelon supérieur (construction européenne), comme inférieur (décentralisation).

Si l’enjeu premier et central dans cette bataille sera bien de réussir à endiguer les forces du capital, il faut d’ores et déjà réfléchir à la méthode pour canaliser et garder dans des limites acceptables le pouvoir de l’Etat. James C. Scott identifie trois conditions de dérives du pouvoir de l’Etat.

Tout d’abord, dans sa logique, la planification écologique peut s’apparenter à ce que Scott qualifie de projet « haut-moderniste », à part peut-être pour ce qui concerne la croyance aveugle dans le progrès. La planification écologique suppose une évolution forte des modes de vie de l’être humain et du métabolisme de la société avec la nature (que l’on pourrait qualifier d’amélioration), et entend transformer en profondeur les structures économiques mais aussi urbaines, en administrant la société dans ce but. Toutefois, le calcul en nature permet d’avoir une approche multicritère des enjeux, et donc de limiter les risques de simplification et d’uniformisation de la société. En sortant de la pure logique financière (par exemple en plantant une forêt uniquement pour maximiser son rendement), militaire ou liée aux impôts (cadastralisation forcée), le calcul en nature permet d’éviter les dérives destructrices du pouvoir de l’Etat. Il permet d’appréhender bien mieux la complexité des situations que ce qui a pu être le cas dans les expériences de planification passées, où le seul but pouvait être par exemple de produire un maximum de tanks (économie des USA au cours de la Seconde Guerre mondiale).

Ensuite, une dérive est possible si la mise en œuvre de ce projet pousse l’Etat à recourir de manière disproportionnée à son pouvoir coercitif. Un tel emballement n’est pas à exclure, comme cela a été discuté dans le paragraphe précédent. Il sera impératif d’imaginer aussi des contre-pouvoirs suffisamment forts pour endiguer l’action de l’Etat en situation d’urgence si celle-ci déborde. A cet égard, le Conseil constitutionnel au même titre que des outils comme le référendum d’initiative citoyenne (RIC) peuvent jouer ce rôle de garde-fou. Toutefois, cette dimension est probablement encore à creuser, afin d’éviter une radicalisation et une autonomisation de l’appareil de l’Etat. La situation actuelle, de dérive du pouvoir étatique en régime néolibéral, avec notamment un recours accru à la force policière, permet de relativiser ce risque.

Par ailleurs, la plupart des exemples choisis par Scott concernent des Etats de la première moitié du XXème siècle ou issus de transitions démocratiques récentes (décolonisation en Tanzanie, démocratie fragile au Brésil, etc.). Les structures dont nous héritons actuellement, pour ce qui concerne le monde occidental, sont issus d’un long processus de construction de l’Etat social et des nombreuses institutions de médiation qui jouent un rôle de tampon entre les individus et le pouvoir brut de l’Etat, comme les services publics, les collectivités locales, les structures de gestion partagées du pouvoir avec la société civile (syndicats, association, etc.).

Enfin, le pouvoir destructeur de l’Etat se manifeste particulièrement lorsque la société civile est prostrée et amorphe, incapable de résister à la puissance administrative. Cela arrive quand les oppositions politiques sont muselées, que la presse est contrôlée, que les associations sont surveillées. En situation d’économie de guerre écologique, il est largement possible d’imaginer un contrôle accru de la société civile économique, qui devra être mise au pas pour se plier au nouveau logiciel d’organisation de la société. Les grandes entreprises comme les institutions bancaires, financières, assurancielles seront étroitement contrôlées.

Il sera impératif d’imaginer aussi des contre-pouvoirs suffisamment forts pour endiguer l’action de l’Etat en situation d’urgence si celle-ci déborde. A cet égard, le Conseil constitutionnel ou le référendum d’initiative citoyenne (RIC) peuvent jouer ce rôle de garde-fou.

Toutefois, pour ce qui concerne le monde associatif, médiatique et politique, le contrôler n’est pas dans l’ADN des mouvements souhaitant instituer la planification écologique. Au contraire, sa mise en œuvre nécessite un foisonnement d’idées, d’expérimentations et d’innovations. L’approche fédéraliste et l’importance donnée aux collectivités peuvent permettre de vivifier la société civile, que ce soit par des services publics locaux (circuits courts alimentaires, systèmes énergétiques territorialisés, expérimentations locales de garantie d’emploi) ou par une importance donnée aux acteurs de l’ensemble de la société dans le cycle de la planification.

Disons-le, les propositions de Durand et Keucheyan semblent globalement assez convaincantes : institutions permettant l’expérimentation à la fois économique mais aussi délibérative, encadrement par la Constitution verte, renforcement du rôle du Parlement. Leurs propositions pourraient néanmoins être étoffées par une réflexion sur la mise en place de ce que Scott nomme des « institutions favorables à la métis », susceptibles de valoriser, conserver et faire vivre tout ce savoir indispensable au fonctionnement de la société mais qui ne s’inscrit pas forcément dans le « grand plan d’ensemble ». Les propositions de Durand et Keucheyan sur l’émancipation de la demande par exemple, visant à faire correspondre la production à l’usage réel et vécu des objets par les utilisateurs, va dans cette direction, au même titre que le travail sur l’autonomie partielle des entités constituantes du fédéralisme.

La proposition fédéraliste mérite toutefois d’être étudiée attentivement. Elle a le mérite théorique de proposer un mécanisme de coordination, de synthèse et de mise en cohérence qui permet de passer d’une échelle à l’autre (de la collectivité locale à l’Etat, à l’échelle supranationale) par un transfert partiel de souveraineté, là où pour l’instant la coordination interétatiques à l’échelle régionale et mondiale reste globalement défaillante pour répondre aux crises environnementales. Toutefois, les expériences concrètes de logiques fédéralistes laissent bien plus circonspects.

A l’échelon supérieur, l’expérience européenne tourne court : l’abandon de la souveraineté nationale pour livrer des secteurs stratégiques (énergie, agriculture, industrie) aux grands vents du marché et du libre-échange empêche toute planification et coordination pour ce qui compte vraiment, à de rares exceptions près (statut des travailleurs ubérisés, coopération spatiale). A l’échelon inférieur, les transferts de compétences aux collectivités locales donnent des résultats mitigés : si certaines collectivités arrivent à mener des projets de rupture (refus de l’ouverture à la concurrence, services publics locaux par exemple avec la municipalisation de l’eau, expérimentations-clés comme la sécurité sociale de l’alimentation), la majorité des collectivités se vautrent dans un immobilisme et un clientélisme et mériterait d’être secouée par l’Etat. 

Une autre interrogation subsiste aussi. La mise en place du cycle de la planification et de la Constitution verte nécessite un consensus originel fort, qu’il semble difficile d’obtenir actuellement, quel que soit le pays considéré. Ce consensus originel est la clef de voute du bon fonctionnement des institutions de la planification écologique et est indispensable pour d’une part ancrer la mobilisation générale dans le temps et d’autre part pour donner aux institutions de la bifurcation la légitimité indispensable à la création d’un rapport de force favorable face aux puissances opposées à la logique de planification. Sans consensus, quelles seraient les modifications à apporter à la structure ci-dessus si la situation correspond plutôt à celle d’un mouvement d’avant-garde (au sens de Lénine, où l’avant-garde doit permettre de développer pleinement la nouvelle société et structure de classe) arrivant au pouvoir ? Si celui-ci est minoritaire dans sa conviction des changements à opérer, les mêmes mécanismes sont-ils possibles ?

Quoi qu’il advienne, la planification écologique mettra au cœur de son existence la structure la plus puissante qu’ait inventé l’espère humaine, l’Etat. C’est un objet à manier avec une précaution infinie et pour terminer avec Scott, c’est une « institution équivoque qui rend possible aussi bien nos répressions que nos libertés ». Si son pouvoir devient trop important, prions pour que nous sachions reconnaitre le cri d’alerte des oies du Capitole.

Voitures électriques : la leçon de politique industrielle de la Chine à l’Occident

Voitures électriques de la marque BYD au salon de l’auto de Munich en 2023. © Matti Blume

Dépassant Tesla, le géant chinois BYD est devenu fin 2023 le plus gros producteur de voitures électriques au monde. Des années durant, il a prospéré sur un modèle néo-fordiste d’intégration verticale, lui assurant un contrôle sur l’ensemble de la chaîne de production – profitant de la dynamique de délocalisation et de sous-traitance qui prévalait en Occident. Les subventions étatiques de l’État chinois ont fait le reste et BYD pose désormais un sérieux défi aux Occidentaux, dans un contexte de transition énergétique où la voiture électrique est amenée à jouer un rôle croissant. Un enjeu que les États européens feraient bien de prendre à bras-le-corps, plutôt que d’accroître leurs dépenses militaires et d’attiser la psychose d’un nouveau conflit mondial. Par Paolo Gerbaudo, traduction Piera-Simon Chaix.

À la fin des années 1970, les voitures japonaises de marques encore méconnues telles que Toyota, Mazda, Datsun et Honda submergeaient les marchés occidentaux. La haute qualité des produits, les performances en matière de consommation d’essence et les prix raisonnables ont – dans le contexte du contrecoup des chocs pétroliers – rendaient ces marques extrêmement populaires. Les parts de marché des fabricants nationaux ont alors diminué, tandis qu’entrepreneurs et syndicats s’insurgeaient face à cette concurrence considérée comme déloyale.

Face au « choc japonais », les pays occidentaux répliquèrent par des mesures protectionnistes. Pour limiter l’impact concurrentiel sur leur industrie automobile, les États-Unis et le Royaume-Uni ont négocié avec le Japon des quotas volontaires à l’importation, tandis que les pays européens adoptaient des mesures du même ordre. Mais ce n’était qu’un premier pas vers une transformation en profondeur de l’industrie occidentale. Dans une tentative désespérée pour regagner leur compétitivité internationale perdue et pour apaiser les revendications grandissantes de leurs travailleurs, des entreprises du secteur automobile commencèrent à imiter leurs rivaux japonais dans le monde entier. La « méthode Toyota », exposée par l’ingénieur industriel en chef de l’entreprise, Taiichi Ohno, devint l’implacable mantra de tout manager industriel digne de ce nom – alors même que les business schools d’Amérique du Nord commençaient à enseigner les méthodes Kaizen et Kanban de la production dite « à flux tendu ».

Cette évolution culturelle, parfois décrite comme un processus plus large de « japonisation », a servi de catalyseur à l’adoption de ce que les sociologues ont fini par appeler les « stratégies de management post-fordistes ». Centrées sur la flexibilité et la réduction des coûts, ces stratégies rejettent les modèles de production à intégration verticale sur lesquels se reposaient les leaders américains et européens du secteur automobile dans les années 1950. 

Près de cinquante ans après ce « choc japonais », l’industrie automobile contemporaine est à présent confrontée à un bouleversement bien plus systémique, que nous pourrions appeler le « choc du véhicule électrique chinois ». Jusqu’à encore récemment, l’industrie automobile chinoise, considérée comme une pâle copie des modèles occidentaux et japonais, attirait peu l’attention. Pourtant, elle a fini par atteindre une qualité remarquable dans le secteur stratégique des véhicules électriques, tout en proposant des prix compétitifs. En 2023, les 3 millions de véhicules à nouvelle énergie (catégorie réunissant véhicules électriques à batterie et véhicules hybrides, ndlr) du géant chinois BYD ont permis à ce dernier de coiffer Tesla au poteau sur le nombre de voitures électriques vendues. Et cette même année, les exportations chinoises de véhicules à nouvelle énergie ont augmenté de 64 %. Grâce à de bonnes ventes de véhicules à moteurs à combustion interne et à la hausse de la demande russe induite par les sanctions occidentales, la Chine a déjà dépassé le Japon en tant que plus gros exportateur d’automobiles du monde.

Ventes trimestrielles mondiales de véhicules électriques (2018-2023).

Les stratégies adoptées par les gouvernements occidentaux face à ce nouveau défi concurrentiel, dans un secteur depuis longtemps considéré comme un baromètre des prouesses économiques, sont une question centrale pour le XXIè siècle. Aux États-Unis comme dans l’Union européenne, la percée des véhicules électriques chinois a suscité des accusations de pratiques déloyales. Annonçant en septembre dernier une enquête sur les liens entre aide étatique et succès chinois dans ce secteur, Ursula Von der Leyen a affirmé que celle-ci résultait d’une « manipulation de marché ». Dans le même ordre d’idées, Joe Biden s’est engagé à empêcher les véhicules électriques chinois d’« inonder [le] marché [américain] », tandis que Donald Trump a décrit l’impact des voitures électriques chinoises comme un « bain de sang » économique.

Derrière ces remarques incendiaires se trouve une transformation industrielle non moins significative que celle impulsée par les fabricants japonais d’autrefois. La percée de l’industrie des véhicules électriques chinois a non seulement été permise par de généreuses subventions gouvernementales, mais aussi par de profonds changements de stratégie et d’organisation – en particulier par la résurgence notable de l’intégration verticale, que ce soit au niveau de chaque entreprise ou de l’État.

BYD constitue une manifestation emblématique de cette évolution. L’entreprise a en effet cherché à contrôler tous les aspects de la chaîne de valeur, depuis la technologie des batteries – son cœur de métier originel – jusqu’aux puces électroniques, en passant par les mines de lithium et les rouliers (navires transportant des voitures, ndlr). Enfin, l’entreprise bénéficie d’un coût de la main-d’œuvre significativement plus faible en Chine qu’au Japon, en Allemagne ou aux États-Unis.

Cette approche néo-fordiste a permis à BYD de tirer les coûts vers le bas, tout en coordonnant et en accélérant l’innovation pour plusieurs composants essentiels. De plus, cette approche a permis à l’entreprise d’atténuer les incertitudes opérationnelles et de remédier aux pénuries de différents facteurs et services entrants, comme celle des puces électroniques qui se prolonge depuis 2020.

En parallèle, le gouvernement chinois favorisait l’intégration verticale au niveau national. L’objectif fixé par le plan « Made in China 2025 » – dont l’ambition est de renforcer la suprématie technologique chinoise – est que 80 % de la chaîne de valeur des véhicules électriques soit effectivement située au sein du pays. Bien que le modèle soit susceptible de changer en fonction de l’évolution des relations au sein de l’entreprise, ce tournant vers une « réintégration » et un « re-internalisation » est lourd d’enseignements pour l’avenir de la politique industrielle.

La révolution du véhicule électrique

Selon la célèbre formule du théoricien du management américain Peter Drucker, l’industrie automobile est « l’industrie des industries ». Pendant plus d’un siècle, la fabrication de voitures s’est érigée en baromètre du développement industriel, mesuré à l’aune de la complexité des facteurs entrants, des industries complémentaires nécessaires et des exigences élevées en termes de capital et de connaissances.

La production automobile est non seulement dépendante des secteurs de l’extraction, des produits chimiques, de l’acier et de l’électronique, mais aussi d’une armée de techniciens et d’ouvriers, de machines et d’usines. C’est une industrie qui est confrontée à une barrière économique démesurée et implique des risques entrepreneuriaux majeurs. Tout ceci explique pourquoi relativement peu de pays peuvent prétendre rejoindre le club fermé des fabricants automobiles. Ces obstacles sont encore plus importants lorsqu’il est question de véhicules électriques.

Les véhicules électriques, de même que d’autres technologies « vertes », ne sont pas entièrement nouveaux. Au tournant du vingtième siècle, certaines des premières automobiles étaient propulsées par de rudimentaires batteries plomb-acide ; un tiers des voitures qui circulaient à New York en 1900 étaient électriques. Mais les véhicules à essence ont pris le pas grâce à une meilleure autonomie et à une vitesse plus importante – sans compter son coût de fonctionnement moindre, permis par un pétrole abondant et bon marché. Ces dernières années, cette suprématie du moteur thermique a été sérieusement remise en question.

Outre des performances plus sportives (à l’encontre de la perception du grand public), les véhicules électriques ont des coûts de fonctionnement plus faibles, coûtent moins cher en maintenance et en réparation, sont plus commodes à utiliser et font moins de bruit. Les économies réalisées sur ses coûts de fonctionnement sont éloquentes : les coûts de recharge des véhicules électriques devraient « diminuer les coûts énergétiques d’un véhicule de 50 à 80 % à l’horizon 2030 par rapport à un véhicule à essence comparable ». Bien sûr, en parallèle du déploiement technologique et infrastructurel, des désavantages majeurs perdurent : un coût initial d’achat important, une autonomie moindre, un temps de recharge long et, dans de nombreux pays, des bornes de recharge en nombre limité. 

Les batteries électriques constituent – pour reprendre un terme qu’affectionnent les économistes de l’innovation – une « technologie habilitante » des véhicules électriques, mais elles constituent aussi leur goulet d’étranglement potentiel. La batterie lithium-ion, inventée en 1991, a pu se prévaloir de sa taille plus réduite et de sa puissance supérieure pour prendre la place de sa prédécesseure au plomb-cadmium, permettant la naissance de produits jusqu’alors impensables : smartphones, tablettes, aspirateurs, voire des véhicules dits de « micro-mobilité » tels que des vélos et scooters électriques. Le recours à la batterie lithium-ion pour alimenter les véhicules électriques a eu des conséquences proprement révolutionnaires. Depuis son invention, sa densité énergétique a été multipliée par trois, tandis que le coût par kilowatt-heure baissait de plus de 90 %.

La même technologie qui, dans les années 1990, faisait fonctionner les téléphones Nokia et Motorola sert à présent à propulser des voitures, et même des bus. Sans compter que les améliorations permises par la variante lithium-fer-phosphate – sur lesquelles le chinois BYD a une grande avance technologique -, ainsi que le passage d’un électrolyte liquide à un électrolyte solide pour les batteries lithium-ion, pourraient encore améliorer les capacités des batteries.

La place centrale qu’occupent les batteries dans le secteur des véhicules électriques explique pourquoi la construction de gigafactories (immenses usines de fabrication capables de produire des batteries dont le stockage total se chiffre en milliards de watts-heures) est devenue si cruciale, de même que l’accès au lithium. Ce métal alcalin n’est pas rare dans la croûte terrestre, mais son extraction n’est économiquement viable que dans les quelques rares endroits du monde où sa concentration est suffisante. Le Chili, l’Argentine et l’Australie sont à ce titre les nations les mieux pourvues. Afin de sécuriser leur accès à cette matière première, certaines entreprises de véhicules électriques s’immiscent à présent directement dans le secteur de l’extraction du lithium, par l’achat de parts ou en tant qu’actionnaire unique.

Le nouveau Henry Ford

L’émergence de l’industrie automobile chinoise a engendré environ 140 marques différentes de véhicules électriques, mais seule une poignée d’entre elles peuvent jouer sur le terrain de BYD – qui, en 2023, est devenu le plus important fabricant de véhicules électriques au monde devant Tesla. L’entreprise a été fondée à Shenzhen en 1995 par Wang Chuanfu, un orphelin issu de la région rurale pauvre d’Anhui, qui a étudié la chimie et la science des matériaux. Par de nombreux aspects, le fonctionnement de l’entreprise évoque singulièrement une résurgence électrifiée de la logique fordiste de production de masse : un processus de production à forte intensité de main-d’œuvre, une immense armée d’ouvriers et des méthodes tayloristes d’organisation scientifique de la production.

Surtout, BYD accorde une attention toute fordiste à l’intégration verticale. En son temps, Henry Ford avait acquis des mines de fer et de charbon pour produire de l’acier, des plantations de caoutchouc au Brésil pour produire des pneus (avant que l’invention de la vulcanisation n’élimine le besoin en caoutchouc d’origine naturelle), des mines de sable de silice blanc pour fabriquer les pare-brises, les vitres et les rétroviseurs des voitures et même des forêts pour les pièces de la voiture réalisées en bois. Aujourd’hui, BYD entreprend de contrôler la production et l’assemblage des cellules de batterie, la fabrication des groupes motopropulseurs électriques, les semi-conducteurs et les modules électroniques, voire l’extraction du lithium. L’entreprise fabrique également les essieux, les transmissions, les habitacles, les freins et les suspensions des voitures « en interne ». En réplique aux immenses usines Ford de Highland Park et de River Rouge, BYD a construit de gigantesques usines industrielles destinées à la production de batteries et d’autres composants essentiels, et à l’assemblage des voitures. Quatre d’entre elles se trouvent dans la ville d’origine de BYD, Shenzhen, et vingt autres en Chine, tandis que plusieurs nouvelles usines sont en cours de construction à l’étranger, de la Hongrie au Brésil.

BYD entreprend de contrôler la production et l’assemblage des cellules de batterie, la fabrication des groupes motopropulseurs électriques, les semi-conducteurs et les modules électroniques, voire l’extraction du lithium.

Pendant toute la première partie du vingtième siècle, l’intégration verticale a permis à Ford et à d’autres entreprises de réduire leurs coûts d’intermédiation, de contrôler la production et de coordonner l’innovation tout au long des différentes étapes de la fabrication, depuis l’acquisition de caoutchouc et d’acier jusqu’à la standardisation des pièces et des fournisseurs. Une production importante et des salaires élevés dans le contexte d’un marché oligopolistique ont assuré des profits stables dans un environnement macroéconomique en expansion, pendant une période qui, entre la Deuxième Guerre mondiale et la fin des années 1960, a constitué l’ère dorée du fordisme.

La crise pétrolière des années 1970 a mis en évidence la rigidité d’un tel modèle industriel, alors que l’inflation des salaires et la demande en véhicules plus performants ont mis un frein à la compétitivité des fabricants d’automobiles états-uniens. Les industriels occidentaux se sont alors inspirés du modèle d’entreprises japonaises comme Toyota, qui pratiquait une production flexible à flux tendu en s’appuyant sur un réseau de fournisseurs et du personnel externe pour absorber les chocs du marché, externalisant la production de composants. Les fabricants japonais d’automobiles ont divisé la chaîne de montage en îlots de production supervisés par des équipes distinctes. Cette logique organisationnelle a permis de discipliner plus efficacement la force de travail et de désorganiser les syndicats, dont les pouvoirs de négociation se sont effondrés lorsqu’ils se sont avérés incapables de menacer d’arrêter le travail des différentes étapes de la production.

L’externalisation s’est accompagnée de la délocalisation d’une bonne partie de la chaîne de valeur vers des pays où le coût de la main-d’œuvre était moins élevé. L’économiste Raphaël Chiappani a ainsi pu déclarer que « depuis la fin des années 1980, les fabricants d’automobiles en Europe, au Japon et aux États-Unis, tels que General Motors, Ford, Toyota, Honda, Volkswagen, Audi et Daimler Chrysler, ont délocalisé et augmenté la part de leur production automobile vers des pays émergents afin de tirer partie de coûts de production moindres. » Tout cela a entraîné une « division internationale du travail », ou plutôt une « fragmentation internationale », c’est-à-dire que les différents pays se sont spécialisés dans différentes étapes de la chaîne d’approvisionnement, en fonction de leur avantage concurrentiel. Dans la perspective d’améliorer la qualité tout en réduisant les coûts, cette évolution a également eu pour conséquence de rendre les fabricants d’automobiles vulnérables aux perturbations de la chaîne d’approvisionnement. Un risque qui devrait continuer à s’accroître en cette période de tensions géopolitiques mondiales.

Le retour de l’intégration verticale

Les faiblesses de la chaîne d’approvisionnement mondiale sont devenues encore plus apparentes après la pandémie, dans un contexte d’une concurrence sécuritaire accrue. Des termes comme « délocalisation » et « internalisation » ont fait leur apparition dans le débat public. BYD constitue, à cet égard, une manifestation contemporaine fascinante de « re-internalisation » de la production nationale – et des relations que ce mouvement entretient avec les nouvelles politiques industrielles dans leur ensemble. L’entreprise adopte une structure typique de conglomérat intégré verticalement, avec une entreprise centrale (BYD Company) qui contrôle plusieurs filiales : BYD Auto, BYD Electronics, BYD Semiconductors, BYD Transit Solutions et BYD FinDreams (la branche responsable de la production des batteries et de différentes pièces de voiture). Si l’intégration verticale est un modèle partagé avec d’autres concurrents du domaine des véhicules électriques, comme Tesla, BYD a atteint d’un degré d’intégration bien plus élevé que l’entreprise d’Elon Musk, qui acquiert 90 % de ses batteries auprès de sociétés comme Panasonic ou CATL (entreprise chinoise, leader mondial des batteries, ndlr). $

La production de batterie était à l’origine le cœur de l’activité de BYD, ce qui lui assure une compétence cruciale en matière de production de la pièce la plus importante et potentiellement la plus innovante des véhicules électriques.

La production de batterie était à l’origine le cœur de l’activité de BYD, ce qui lui assure une compétence cruciale en matière de production de la pièce la plus importante et potentiellement la plus innovante des véhicules électriques. À travers sa filiale BYD Semiconductors, l’entreprise contrôle aussi la production de puces électroniques, ce qui s’est révélé un atout indéniable à partir de 2020, lorsque la pénurie de puces consécutive à la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis a commencé. La société de Wang Chuanfu produit également ses propres pièces en métal et en plastique, a acquis des parts de Shengxin Lithium Group, le premier groupe chinois d’extraction du lithium, et cherche à acheter des mines au Brésil. BYD s’assure ainsi un contrôle sans précédent de son cycle de production. Selon l’entreprise, seuls les pneus et les fenêtres sont entièrement sous-traités. Un rapport du New York Times a mis en lumière que pour la fabrication de sa berline Seal, BYD a produit les trois quarts des pièces. Cette performance impressionnante est sans commune mesure avec le tiers des pièces que Volkswagen parvient à produire pour une voiture électrique comparable, et assure à BYD un avantage comparatif de 35 % en termes de coûts.

BYD est également de plus en plus active dans les étapes situées « en aval » de l’industrie automobile, c’est-à-dire la vente et les services. L’entreprise vient récemment de faire son entrée dans le secteur naval avec le lancement de BYD Explorer 1, un roulier capable de transporter 5000 voitures. Le navire n’est que le premier d’une flotte vouée à l’expansion pour permettre à BYD d’avoir la mainmise sur la livraison de ses produits. Comme dans le modèle fordiste, la stratégie d’intégration verticale de BYD nécessite beaucoup de main-d’œuvre : en seulement deux ans, le nombre d’employés de l’entreprise a doublé pour atteindre 570.000 travailleurs en 2023 (à peine en-dessous des 670.000 employés de Volkswagen et bien davantage que les 370.000 de Toyota).

Court-circuitant le modèle japonais d’une production largement automatisée impliquant des machines coûteuses, BYD a depuis longtemps fait le choix de s’appuyer sur une main-d’œuvre manuelle comparativement peu coûteuse, amenée à réaliser une myriade de microtâches. Cette faible « intensité capitalistique » s’est jusqu’à présent révélée une très bonne recette pour augmenter les revenus et les profits. Mais tout cela est susceptible de changer avec l’augmentation des coûts du travail dus à de la concurrence entre les entreprises automobiles.

Actifs totaux et nombre d’employés des plus grands fabricants automobiles (2023).

Quelles leçons tirer de la politique industrielle chinoise ?

La réussite de BYD, cependant, s’appuie sur une politique industrielle au long cours. Bien que ses efforts répétés pour atteindre un « développement intensif » dans l’industrie automobile se soient souvent soldés par des déceptions, la Chine a finalement été capable d’exploiter ce que l’économiste Alexander Gerschenkron nomme « l’avantage du retour en arrière ». Tirant des leçons d’autres pays d’Asie du Sud comme le Japon ou la Corée, la Chine a engagé des politiques d’État « développementalistes » afin de passer de la production de biens bas de gamme à des biens haut de gamme, en accordant une importance particulière aux technologies « vertes ».

Les véhicules dit de « nouvelles énergies » (hybrides, électriques et hydrogène, ndlr) ont fait leur apparition dans l’agenda politique avec le dixième plan quinquennal (2001-2005). Cependant, ce n’est qu’à la suite de la crise financière de 2008 qu’ils ont « été désignés comme une industrie émergente stratégique, aux côtés du solaire et de l’éolien. » L’année 2015 a constitué un point de bascule important de la politique industrielle des véhicules électriques avec le lancement du plan « Made in China 2025 », annoncé par Xi Jimping et le premier ministre Li Keqiang. Le plan précise que « la production est le cœur de l’économie nationale, la racine à partir de laquelle le pays s’élance, l’outil de la fortification nationale et le ferment d’un pays plus fort. »

Les véhicules électriques font partie des secteurs clefs considérés comme essentiels pour la réussite à venir du pays, comme les circuits intégrés, l’équipement aérospatial et les nouveaux matériaux. Le plan recommandait en particulier que 80 % de tous les facteurs entrants nécessaires à l’industrie des véhicules électriques proviennent de Chine afin de garantir un niveau élevé d’« indépendance » dans la production des véhicules électriques. Cette incitation à un approvisionnement national a énormément façonné les stratégies de production engagées par les entreprises nationales.

La Chine occupe à présent une place en apparence imprenable dans cette industrie : 60 % des véhicules électriques produits en 2023 étaient fabriqués dans l’Empire du milieu.

La Chine occupe à présent une place en apparence imprenable dans cette industrie : 60 % des véhicules électriques produits en 2023 étaient fabriqués dans l’Empire du milieu. De plus, les entreprises chinoises surclassent leurs concurrents traditionnels en matière de coûts de production. La banque suisse UBS a ainsi estimé que BYD bénéficie d’un avantage de 25 %. Comme tous les pays, la Chine doit importer des matières premières, en particulier du carbonate de lithium depuis le Chili et l’Argentine et du cobalt depuis la République démocratique du Congo, mais elle contrôle par ailleurs des éléments essentiels de l’approvisionnement en matières critiques : plus de la moitié de la production mondiale de lithium, plus de 60 % de la production de cobalt et 70 % des terres rares proviennent de Chine. En outre, l’industrie chinoise produit plus de 70 % des pièces des cellules de batteries et des cellules de batteries.

Les deux tiers de la production mondiale de batteries ont lieu en Chine, CATL et BYD représentant plus de 50 % de la production mondiale. Cette impulsion vers une chaîne de valeur indépendante et largement autosuffisante s’est avérée visionnaire pour permettre d’anticiper les perturbations auxquelles fait face la chaîne de valeur mondiale à cause des événements climatiques extrêmes, des guerres et des rivalités croissantes entre grandes puissances. La part importante de la chaîne de valeur des véhicules électriques qu’elle contrôle offre à la Chine un avantage comparatif significatif vis-à-vis de ses concurrents, tout en lui permettant de défendre une suprématie en matière d’innovation et de propriété intellectuelle qu’elle devrait certainement atteindre dans les années à venir.

Le gouvernement chinois a encouragé ces évolutions en finançant généreusement les domaines des sciences et des technologies, par exemple avec le « Programme 863 ». Sous l’influence de l’ingénieur automobile Wan Gang, ministre de la Science et de la Technologie entre 2007 et 2018, la Chine a largement soutenu le secteur des véhicules électriques. Des joint-ventures, comme celle de SAIC-Volkswagen, ainsi que des acquisitions de fournisseurs de voitures occidentaux, ont permis au gouvernement chinois d’assurer des transferts de technologies détenues par des entreprises étrangères. Le gouvernement a également accordé des bourses ou des prêts à des entreprises automobiles pour, entre autres, créer des usines de production et prévenir les banqueroutes. L’instrument politique incontournable, cependant, est bien le recours à la subvention.

On estime ainsi qu’entre 2009 et 2017, le gouvernement chinois a dépensé 60 milliards de dollars en subventions destinés aux véhicules électriques. Les subventions destinées aux consommateurs, composées en partie de crédits d’impôt nationaux et de crédits d’impôt octroyés par les gouvernements locaux, ont été plus généreuses que les 7.500 dollars de crédits d’impôt mis en place par l’Inflation Reduction Act de Joe Biden. Les 23 gouvernements locaux chinois (19 provinces et 4 zones métropolitaines) gèrent 70 % des dépenses publiques. Leur politique industrielle consiste à soutenir les producteurs locaux en leur octroyant des bourses, des crédits à taux faibles, des fonds de sauvetage et du foncier. En outre, ils visent aussi les entreprises locales lors des passations de marchés, par exemple en passant commande de voitures fabriquées par l’entreprise automobile locale pour achalander la flotte de taxis de la région.

De plus, de nombreuses entreprises du secteur automobile sont des sociétés d’État. Celles qui sont détenues nationalement sont coordonnées par la commission de supervision et d’administration de Biens publics relevant du conseil des Affaires d’État (SASAC) et sont supposées contribuer à la mise en œuvre des objectifs gouvernementaux. Certaines entreprises d’État, telles que SAIC, BAIC et Chery, sont détenues par des gouvernements provinciaux, réputés pour le soutien qu’ils accordent à des industries défaillantes afin de protéger les emplois et les capacités de production.

Le soutien politique accordé aux « champions locaux » par les autorités provinciales et les interventions incitatives du gouvernement central ont la réputation de provoquer une surcapacité structurelle, à l’image de ce qui a eu lieu dans le secteur de l’aciérie au milieu des années 2010, lorsque le gouvernement central a finalement été contraint d’imposer des fermetures et des regroupements. S’il est possible d’envisager la surcapacité comme une perte économique, elle stimule également une lutte darwinienne pour la survie entrepreneuriale et l’innovation technologique, qui irrigue la compétitivité internationale des champions à l’export. C’est ce que nous réserve à présent le secteur des véhicules électriques, touché par de graves fragmentations. La guerre des prix qui ne saurait tarder va s’intensifier à mesure que les subventions diminueront progressivement et que la demande domestique chinoise continuera d’être faible. Cependant, en offrant aux gagnants éventuels la possibilité d’effectuer de plus grandes économies d’échelle, ce moment de vérité est susceptible de rendre les véhicules chinois encore plus compétitifs à l’international.

L’UE s’accroche encore à une vision post-fordiste et à un espoir nostalgique de ranimer la mondialisation et ses longues chaînes d’approvisionnement.

Le choix de BYD et, plus largement, du gouvernement chinois, d’embrasser une politique industrielle orientée par l’État et de recourir à une production verticalement intégrée reflète une tendance notable, bien que récente, au sein de l’économie mondiale. Joe Biden fait lui-même écho à cette tendance en s’engageant à subventionner l’industrie, tandis qu’à l’inverse, l’UE s’accroche encore à une vision post-fordiste et à un espoir nostalgique de ranimer la mondialisation et ses longues chaînes d’approvisionnement. L’enquête actuelle menée par l’UE sur les véhicules électriques chinois aboutira certainement à la recommandation d’augmenter les droits à l’importation, qui s’élèvent actuellement (avec un modéré 9 %) à un tiers des droits pratiqués aux frontières des États-Unis.

En mars 2024, l’UE a commencé à enregistrer les véhicules électriques chinois passés en douane, ce qui signifie que ces droits de douane pourraient être rétroactifs. Les droits à l’importation n’offriront cependant qu’un répit passager si aucune réflexion plus approfondie sur la structure changeante de la production mondiale n’est menée. Les pays occidentaux devraient réaliser que dans de nombreux secteurs, tels que celui des véhicules électriques, ils sont, pour la première fois dans l’histoire moderne, en mode « rattrapage » vis-à-vis de leurs concurrents plus avancés, qu’ils considèrent aussi comme des rivaux géopolitiques clés. Plutôt que de concentrer leur attention sur l’augmentation des dépenses militaires et d’attiser la psychose d’une nouvelle guerre mondiale, les pays occidentaux devraient bien plutôt prendre au sérieux le défi technologique et militaire lancé par la Chine.

François Piquemal : « la rénovation urbaine se fait sans les habitants des quartiers populaires »

François Piquemal dans son bureau de l’Assemblée nationale. © François Piquemal

Il y a 20 ans naissait l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU). Créée pour centraliser toutes les procédures de réhabilitation des quartiers urbains défavorisés, elle promettait de transformer en profondeur la vie des habitants, notamment en rénovant des centaines de milliers de logements. Malgré les milliards d’euros investis, les révoltes urbaines de l’été 2023 ont démontré combien les « cités » restent frappées par la précarité, le chômage, l’insécurité et le manque de services publics. Comment expliquer cet échec ? 

Pour le député insoumis François Piquemal, qui a visité une trentaine de quartiers en rénovation dans toute la France, la rénovation urbaine est réalisée sans prendre en compte les demandes des habitants et avec une obsession pour les démolitions, qui pose de grands problèmes écologiques et ne règle pas les problèmes sous-jacents. Il nous présente les conclusions de son rapport très complet sur la question et nous livre ses préconisations pour une autre politique de rénovation urbaine, autour d’une planification écologique et territoriale beaucoup plus forte. Entretien.

Le Vent Se Lève – Vous avez sorti l’an dernier un rapport intitulé « Allo ANRU », qui résume un travail de plusieurs mois mené avec vos collègues députés insoumis, basé sur une trentaine de visites de quartiers populaires concernés par la rénovation urbaine dans toute la France. Pourquoi vous être intéressé à ce sujet ?

François Piquemal – Il y a trois raisons pour moi de m’intéresser à la rénovation urbaine. D’abord, mon parcours politique débute avec un engagement dans l’association « Les Motivés » entre 2005 et 2008 à Toulouse, qui comptait des conseillers municipaux d’opposition (Toulouse est dirigée par la droite depuis 2001, à l’exception d’un mandat dominé par le PS entre 2008 et 2014, ndlr). C’est la période à laquelle l’ANRU est mise en place, suite aux annonces de Jean-Louis Borloo en 2003. Le hasard a fait que j’ai été désigné comme un des militants en charge des questions de logement, donc je me suis plongé dans le sujet.

Par ailleurs, j’ai une formation d’historien-géographe et j’ai beaucoup étudié la rénovation urbaine lorsque j’ai passé ma licence de géographie. Enfin, j’étais aussi un militant de l’association Droit au Logement (DAL) et nous avions de grandes luttes nationales sur la question de la rénovation urbaine, notamment à Grenoble (quartier de la Villeneuve) et à Poissy (La Coudraie). A Toulouse, la contestation des plans de rénovation urbaine est également arrivée assez vite, dans les quartiers du Mirail et des Izards, et je m’y suis impliqué.

Lorsque je suis devenu député en 2022, j’ai voulu poursuivre ces combats autour du logement. Et là, j’ai réalisé que l’ANRU allait avoir 20 ans d’existence et qu’il y avait très peu de travaux parlementaires sur le sujet. Bien sûr, il y a des livres, notamment ceux du sociologue Renaud Epstein, mais de manière générale, la rénovation urbaine est assez méconnue, alors même qu’elle est souvent critiquée, tant par des chercheurs que par les habitants des quartiers populaires. Donc j’ai décidé de m’emparer du sujet. J’en ai parlé à mes collègues insoumis et pratiquement tous ont des projets de rénovation urbaine dans leur circonscription. Certains connaissaient bien le sujet, comme Marianne Maximi à Clermont-Ferrand ou David Guiraud à Roubaix, mais la plupart avaient du mal à se positionner parmi les avis contradictoires qu’ils entendaient. Donc nous avons mené ce travail de manière collective.

LVSL – Ce sujet est très peu abordé dans le débat public, alors même qu’il s’agit du plus grand chantier civil de France. Les chiffres sont impressionnants : sur 20 ans, ce sont 700 quartiers et 5 à 7 millions de personnes, soit un Français sur dix, qui sont concernés. 165.000 logements ont été détruits, 142.000 construits, 410.000 réhabilités et 385.000 « résidentialisés », c’est-à-dire dont l’espace public environnant a été profondément transformé. Pourtant, les révoltes urbaines de l’été dernier nous ont rappelé à quel point les problèmes des quartiers en question n’ont pas été résolus. On entend parfois que le problème vient avant tout d’un manque de financement de la part de l’Etat. Partagez-vous cette analyse ?

F. P. – D’abord, les chiffres que vous venez de citer sont ceux du premier programme de l’ANRU, désormais terminé. Un second a été lancé depuis 2018, mais pour l’instant on dispose de peu de données sur celui-ci. Effectivement, lors de son lancement par Jean-Louis Borloo, la rénovation urbaine est présentée comme le plus grand chantier civil depuis le tunnel sous la Manche et les objectifs sont immenses : réduire le chômage et la précarité, renforcer l’accès aux services publics et aux commodités de la ville et combattre l’insécurité. On en est encore loin.

Ensuite, qui finance la rénovation urbaine ? Quand on regarde dans le détail, on se rend compte que l’Etat est peu présent, comme le montre un documentaire de Blast. Ce sont les collectivités locales et les bailleurs sociaux qui investissent, en plus du « 1% patronal » versé par les entreprises. Concernant l’usage de ces moyens, on a des fourchettes de coût pour des démolitions ou des reconstructions, mais là encore les chiffres varient beaucoup.

LVSL – Vous rappelez que les financements de l’Etat sont très faibles dans la rénovation urbaine. Pourtant, certains responsables politiques, comme Eric Zemmour, Jordan Bardella ou Sabrina Agresti-Roubache, secrétaire d’Etat à la ville de Macron, estiment que trop d’argent a été investi dans ces quartiers…

F. P. – C’est un discours que l’on entend souvent. Mais on ne met pas plus d’argent dans les quartiers populaires que dans d’autres types de territoires. Par exemple, on mentionne souvent le chiffre de 90 à 100 milliards d’euros en 40 ans, avec les douze plans banlieue qui se sont succédé depuis 1977. Dit comme ça, ça semble énorme. Mais en réalité, cela représente en moyenne 110€ par habitant et par an dans les quartiers de la politique de la ville (QPV), un chiffre inférieur aux montants dépensés pour les Français n’habitant pas en QPV. Néanmoins, nous manquons encore d’informations précises et j’ai posé une question au gouvernement pour avoir des chiffres plus détaillés.

LVSL – Parmi les objectifs mis en avant par l’ANRU dans les opérations qu’elle conduit, on retrouve tout le temps le terme de « mixité sociale ». Il est vrai que ces quartiers se sont souvent ghettoïsés et accueillent des populations très touchées par la pauvreté, le chômage et l’insécurité. Pour parvenir à cette fameuse mixité, il semble que l’ANRU cherche à gentrifier ces quartiers en y faisant venir des couches moyennes. Quel regard portez-vous sur cette façon d’assurer la « mixité sociale » ?

F. P. – D’abord, il faut questionner la notion même de mixité sociale. Ce concept, personne ne peut être contre. Mais chacun a une idée différente de comment y parvenir ! Pour la droite, la mixité sociale passe par le fait que les classes moyennes et populaires deviennent des petits propriétaires. Pour la gauche, c’est la loi SRU, c’est-à-dire l’obligation d’avoir 25% de logement public dans chaque commune, afin d’équilibrer la répartition sur le territoire national.

« L’imaginaire de la droite s’est imposé : aujourd’hui, vivre en logement public n’est pas perçu comme souhaitable, à tort ou à raison. »

Peu à peu, la gauche et la droite traditionnelles ont convergé, c’est ce que le philosophe italien Antonio Gramsci appelle le « transformisme ». En réalité, c’est surtout l’imaginaire de la droite s’est imposé : aujourd’hui, vivre en logement public n’est pas perçu comme souhaitable, à tort ou à raison. Ceux qui y vivent ou attendent un logement public ne voient cela que comme une étape dans leur parcours résidentiel, avant de devenir enfin petit propriétaire. Dès lors, habiter en logement public devient un stigmate de positionnement social et les quartiers où ce type de logement domine sont de moins en moins bien perçus.

Concrètement, ça veut dire que dans un quartier avec 50 ou 60% de logement public, la politique mise en œuvre pour parvenir à la mixité sociale est de faire de l’accession à la propriété, pour faire venir d’autres populations. Ca part d’un présupposé empreint de mépris de classe : améliorer la vie des personnes appartenant aux classes populaires passerait par le fait qu’elles aient des voisins plus riches. Comme si cela allait forcément leur amener plus de services publics ou de revenus sur leur compte en banque.

Quels résultats a cette politique sur le terrain ? Il a deux cas de figure. Soit, les acquéreurs sont soit des multi-propriétaires qui investissent et qui vont louer les appartements en question aux personnes qui étaient déjà là. C’est notamment ce que j’ai observé avec Clémence Guetté à Choisy-le-Roi. Soit, les nouveaux propriétaires sont d’anciens locataires du quartier, mais qui sont trop pauvres pour assumer les charges de copropriété et les immeubles se dégradent très vite. C’est un phénomène qu’on voit beaucoup à Montpellier par exemple. Dans les deux cas, c’est un échec car on reproduit les situations de précarité dans le quartier.

François Piquemal en visite dans le quartier de l’Alma à Roubaix. © Rapport Allô ANRU

Ensuite, il faut convaincre les personnes qui veulent devenir petits propriétaires de s’installer dans ces quartiers, qui font l’objet de beaucoup de clichés. Allez dire à un Parisien de la classe moyenne d’aller habiter à la Goutte d’Or (quartier populaire à l’est de Montmartre, ndlr), il ne va pas y aller ! C’est une impasse. Rendre le quartier attractif pour les couches moyennes demande un immense travail de transformation urbanistique et symbolique. Très souvent, la rénovation urbaine conduit à faire partir la moitié des habitants d’origine. Certes, sur le papier, on peut trouver 50% de gens qui veulent partir, mais encore faut-il qu’ils désirent aller ailleurs ! Or, on a souvent des attaches dans un quartier et les logements proposés ailleurs ne correspondent pas toujours aux besoins.

Donc pour les faire quitter le quartier, la « solution » est en général de laisser celui-ci se dégrader jusqu’à ce que la vie des habitants soit suffisamment invivable pour qu’ils partent. Par exemple, vous réduisez le ramassage des déchets ou vous laissez les dealers prendre le contrôle des cages d’escaliers.

LVSL – Mais cet abandon, c’est une politique délibérée des pouvoirs publics, qu’il s’agisse de l’ANRU ou de certaines mairies ? Ou c’est lié au fait que la commune n’a plus les moyens d’assurer tous les services ?

F. P. – Dans certains quartiers de Toulouse, que je connais bien, je pense que cet abandon est un choix délibéré de la municipalité et de la métropole. Par exemple, dans le quartier des Izards, il y avait un grand immeuble de logement public, certes vieillissant, mais qui pouvait être rénové. Il a été décidé de le raser. Or, beaucoup d’habitants ne voulaient pas partir, notamment les personnes âgées. Dans le même temps, d’autres appartements étaient vides. Certains ont été squattés par des réfugiés syriens, avant que le bailleur ne décide de payer des agents de sécurité pour les expulser. Par contre, ces agents laissaient sciemment les dealers faire leur business dans le quartier !

« Très souvent, la rénovation urbaine conduit à faire partir la moitié des habitants d’origine. »

Dans d’autres cas, le bailleur décide tout simplement d’abandonner peu à peu un immeuble voué à la démolition. Donc ils vont supprimer un concierge, ne pas faire les rénovations courantes etc. Et on touche là à un grand paradoxe de la rénovation urbaine : en délaissant certains immeubles, on dégrade aussi l’image du quartier dans lequel on souhaite faire venir des personnes plus aisées.

LVSL – Il semble aussi que la « mixité sociale » soit toujours entendue dans le même sens : on essaie de faire venir ces ménages plus aisés dans les quartiers défavorisés, mais les ghettos de riches ne semblent pas poser problème aux pouvoirs publics…

F. P. – En effet, il y a une grande hypocrisie. Faire venir des habitants plus riches dans un quartier prioritaire, pourquoi pas ? Mais où vont aller ceux qui partent ? Idéalement, ils visent un quartier plus agréable, qui a une meilleure réputation. Sauf que beaucoup de maires choisissent de ne pas respecter la loi SRU et de maintenir une ségrégation sociale. Résultat : les bailleurs sociaux ne peuvent souvent proposer aux personnes à reloger que des appartements trop chers ou inadaptés à leurs besoins. 

Donc on les déplace dans d’autres endroits, qui deviennent de futurs QPV. A Toulouse par exemple, beaucoup des personnes délogées par les programmes de rénovation urbaine sont envoyées au quartier Borderouge, un nouveau quartier avec des loyers abordables. Sauf que les difficultés sociales de ces personnes n’ont pas été résolues. Donc cela revient juste à déplacer le problème.

LVSL – Ces déplacements de population sont liés au fait que les programmes de rénovation urbaine ont un fort ratio de démolitions. Bien sûr, il y a des logements insalubres trop compliqués à rénover qu’il vaut mieux détruire, mais beaucoup de démolitions ne semblent pas nécessaires. Pensez-vous que l’ANRU a une obsession pour les démolitions ?

F. P. – Oui. C’est très bien montré dans le film Bâtiment 5 de Ladj Ly, dont la première scène est une démolition d’immeubles devant les édiles de la ville et les habitants du quartier. Je pense que l’ANRU cherchait à l’origine un effet spectaculaire : en dynamitant un immeuble, on montre de manière forte que le quartier va changer. C’est un acte qui permet d’affirmer une volonté politique d’aller jusqu’au bout, de vraiment faire changer le quartier en reconstruisant tout.

Mais deux choses ont été occultées par cet engouement autour des démolitions. D’abord, l’attachement des gens à leur lieu de vie. C’est quelque chose qu’on retrouve beaucoup dans le rap, par exemple chez PNL ou Koba LaD, dont le « bâtiment 7 » est devenu très célèbre. Ce lien affectif et humain à son habitat est souvent passé sous silence.

L’autre aspect qui a été oublié, sans doute parce qu’on était en 2003 lorsque l’ANRU a été lancée, c’est le coût écologique de ces démolitions. Aujourd’hui, si un ministre annonçait autant de démolitions et de reconstructions, cela soulèverait beaucoup de débats. A Toulouse, le commissaire enquêteur a montré dans son rapport sur le Mirail à quel point démolir des immeubles fonctionnels, bien que nécessitant des rénovations, est une hérésie écologique. A Clermont-Ferrand, ma collègue Marianne Maximi nous a expliqué qu’une part des déchets issus des démolitions s’est retrouvée sur le plateau de Gergovie, où sont conduites des fouilles archéologiques.

LVSL – Maintenant que les impacts de ces démolitions, tant pour les habitants que pour l’environnement, sont mieux connus, l’ANRU a-t-elle changé de doctrine ?

F. P. – C’est son discours officiel, mais pour l’instant ça ne se vérifie pas toujours dans les actes. J’attends que les démolitions soient annulées pour certains dossiers emblématiques pour y croire. Le quartier de l’Alma à Roubaix est un très bon exemple : les bâtiments en brique sont fonctionnels et superbes d’un point de vue architectural. Certains ont même été refaits à neuf durant la dernière décennie, pourquoi les détruire ? 

Maintenir ces démolitions est d’autant plus absurde que ces quartiers sont plein de savoir-faire, notamment car beaucoup d’habitants bossent dans le secteur du BTP. Je le vois très bien au Mirail à Toulouse : dans le même périmètre, il y a l’école d’architecture, la fac de sciences sociales, plein d’employés du BTP, une école d’assistants sociaux et un gros vivier associatif. Pourquoi ne pas les réunir pour imaginer le futur du quartier ? La rénovation urbaine doit se faire avec les habitants, pas sans eux.

LVSL – Vous consacrez justement une partie entière du rapport aux perceptions de la rénovation urbaine par les habitants et les associations locales, que vous avez rencontré. Sauf exception, ils ne se sentent pas du tout écoutés par les pouvoirs publics et l’ANRU. L’agence dit pourtant chercher à prendre en compte leurs avis…

F. P. – Il y a eu plein de dispositifs, le dernier en date étant les conseils citoyens. Mais ils ne réunissent qu’une part infime de la population des quartiers. Parfois les membres sont tirés au sort, mais on ne sait pas comment. En fait le problème, c’est que l’ANRU est un peu l’Union européenne de l’urbanisme. Tout décideur politique peut dire « c’est pas moi, c’est l’ANRU ». Or, les gens ne connaissent pas l’agence, son fonctionnement etc. Plusieurs entités se renvoient la balle, tout est abstrait, et on ne sait plus vers qui se tourner. Cela crée une vraie déconnexion entre les habitants et les décisions prises pour leur quartier. La rénovation se fait sans les habitants et se fait de manière descendante. Même Jean-Louis Borloo qui en est à l’origine en est aujourd’hui assez critique.

« L’ANRU est un peu l’Union européenne de l’urbanisme. Plusieurs entités se renvoient la balle, tout est abstrait, et on ne sait plus vers qui se tourner. »

A l’origine, les habitants ne sont pas opposés à la rénovation de leur quartier. Mais quand on leur dit que la moitié vont devoir partir et qu’ils voient les conditions de relogement, c’est déjà moins sympa. Pour ceux qui restent, l’habitat change, mais les services publics sont toujours exsangues, la précarité et l’insécurité sont toujours là etc. Dans les rares cas où la rénovation se passe bien et le quartier s’améliore, elle peut même pousser les habitants historiques à partir car les loyers augmentent. Mais ça reste rare : la rénovation urbaine aboutit bien plus souvent à la stagnation qu’à la progression.

LVSL – L’histoire de la rénovation urbaine est aussi celle des luttes locales contre les démolitions et pour des meilleures conditions de relogement. Cela a parfois pu aboutir à des référendums locaux, soutenus ou non par la mairie. Quel bilan tirez-vous de ces luttes ?

F. P. – D’abord ce sont des luttes très difficiles. Il faut un niveau d’information très important et se battre contre plusieurs collectivités plus l’ANRU, qui vont tous se renvoyer la balle. Le premier réflexe des habitants, c’est la résignation. Ils se disent « à quoi bon ? » et ne savent pas par quel bout prendre le problème. En plus, ces luttes débutent souvent lorsqu’on arrive à une situation critique et que beaucoup d’habitants sont déjà partis, ce qui est un peu tard.

« Le premier réflexe des habitants, c’est la résignation. »

Il y a tout de même des exemples de luttes victorieuses comme la Coudraie à Poissy ou, en partie, la Villeneuve à Grenoble. Même pour l’Alma de Roubaix ou le Mirail de Toulouse, il reste de l’espoir. Surtout, ces luttes ont montré les impasses et les absurdités de la rénovation urbaine. La bataille idéologique autour de l’ANRU a été gagnée : aujourd’hui, personne ne peut dire que cette façon de faire a fonctionné et que les problèmes de ces quartiers ont été résolus. Certains en tirent comme conclusion qu’il faut tout arrêter, d’autres qu’il faut réformer l’ANRU.

LVSL – Comment l’agence a-t-elle reçu votre rapport ?

F. P. – Pas très bien. Ils étaient notamment en désaccord avec certains chiffres que nous citons, mais on a justement besoin de meilleures informations. Au-delà de cette querelle, je sais qu’il y a des personnes bien intentionnées à l’ANRU et que certains se disent que l’existence de cette agence est déjà mieux que rien. Certes, mais il faut faire le bilan économique, écologique et humain de ces 20 ans et réformer l’agence.

Jean-Louis Borloo est d’accord avec moi, il voit que la rénovation urbaine seule ne peut pas résoudre les problèmes de ces quartiers. Il l’avait notamment dit lors de l’appel de Grigny (ville la plus pauvre de France, ndlr) avec des maires de tous les horizons politiques. Je ne partage pas toutes les suggestions de Borloo, mais au moins la démarche est bonne. Mais ses propositions ont été enterrées par Macron dès 2018…

LVSL – Justement, quelles répercussions votre rapport a-t-il eu dans le monde politique ? On en a très peu entendu parler, malgré les révoltes urbaines de l’été dernier…

F. P. – Oui, le rapport Allo ANRU est sorti en avril 2023 et l’intérêt médiatique, qui reste limité, n’est arrivé qu’avec la mort de Nahel. Cela montre à quel point ce sujet est délaissé. Sur le plan politique, je souhaite mener une mission d’information pour boucler ce bilan de l’ANRU et pouvoir interroger d’autres personnes que nous n’avons pas pu rencontrer dans le cadre de ce rapport. Je pense à des associations, des collectifs d’habitants, des chercheurs, des élus locaux, Jean-Louis Borloo…

Tous ces regards sont complémentaires. Par exemple, l’avis d’Eric Piolle, le maire de Grenoble, était intéressant car il exprimait la position délicate d’une municipalité prise entre le marteau et l’enclume (les habitants de la Villeneuve s’opposent aux démolitions, tandis que l’ANRU veut les poursuivre, ndlr). Une fois le constat terminé, il faudra définir une nouvelle politique de rénovation urbaine pour les deux prochaines décennies.

François Piquemal durant notre entretien. © François Piquemal

LVSL – Concrètement, quelles politiques faudrait-il mettre en place ?

F. P. – Des mesures isolées, comme l’encadrement à la baisse des loyers (réclamé par la France Insoumise, ndlr), peuvent être positives, mais ne suffiront pas. A minima, il faut être intraitable sur l’application de la loi SRU, pour faire respecter partout le seuil de 25% de logement public. On pourrait aussi réfléchir à imposer ce seuil par quartier, pour éviter que ces logements soient tous concentrés dans un ou deux quartiers d’une même ville.

Ensuite, il faut changer la perception du logement public, c’est d’ailleurs pour cela que je préfère ce terme à celui de « logement social ». 80% des Français y sont éligibles, pourquoi seuls les plus pauvres devraient-ils y loger ? Je comprends bien sûr le souhait d’être petit propriétaire, mais il faut que le logement public soit tout aussi désirable. C’est un choix politique : le logement public peut être en pointe, notamment sur la transition écologique. Je prends souvent l’exemple de Vienne, en Autriche, où il y a 60% de logement public et qui est reconnue comme une ville où il fait bon vivre.

Pour y parvenir, il faudra construire plus de logements publics, mais avec une planification à grande échelle, comme l’avait fait le général de Gaulle en créant la DATAR en 1963. Mais cette fois-ci, cette planification doit être centrée sur des objectifs écologiques, ce qui implique notamment d’organiser la démétropolisation. Il faut déconcentrer la population, les emplois et les services des grands centres urbains, qui sont saturés et vulnérables au changement climatique. Il s’agit de redévelopper des villes comme Albi, Lodève, Maubeuge… en leur donnant des fonctions industrielles ou économiques, pour rééquilibrer le territoire. C’est ambitieux, quasi-soviétique diront certains, mais nous sommes parvenus à le faire dans le passé.

Le problème avec la « décroissance »

Image générée par Adobe Firefly | © Édition LHB pour LVSL

La décroissance a le vent en poupe. Il y a quelques mois, le Parlement européen accueillait un colloque intitulé Beyond growth. De nombreux « décroissants » y sont intervenus, et l’écologiste de centre-gauche Bill McKibben en a effectué un compte-rendu bienveillant dans le New Yorker. Si les principales critiques du concept de « décroissance » viennent du camp libéral, une partie de la gauche le rejette également. En posant comme objectif la réduction agrégée des flux d’énergie et de matière, les « décroissants » ignorent en effet les différences qualitatives considérables qui existent entre les différentes formes de matière et d’énergie ; ce faisant, ils font implicitement (et involontairement) l’apologie d’une forme d’austérité « verte ». C’est du moins le point de vue que défend ici Matt Huber, auteur de Climate Change as Class War: Building Socialism on a Warming Planet (Verso, 2022) [1].

La décroissance fait également son chemin dans la gauche radicale. Il y a deux ans, l’antenne new-yorkaise de la Fondation Rosa Luxembourg publiait un article intitulé « décroissance et organisation révolutionnaire ». L’organe de presse du mouvement Democrat Socialists of America [une organisation de gauche radicale d’une centaine de milliers de membres aux États-Unis NDLR], Socialist Forum, accueillait favorablement la publication de The Future Is Degrotwh, ouvrage majeur de Matthias Schmelzer, Aaron Vansintjan et Andrea Vetter. Au Japon, l’écologiste marxiste Kohei Saito a dépassé le demi-million d’exemplaires vendus avec Slow Down : The Degrowth Manifesto.

À présent, c’est au tour de l’une des plus anciennes publications anglophones de gauche radicale, la Monthly Review – dans son premier numéro, Albert Einstein y avait publié « Pourquoi le socialisme ? » –de franchir le pas. Son dernier numéro, intitulé « décroissance planifiée : vers l’écosocialisme et le développement soutenable », fait la part belle aux « décroissants » les plus éminents, comme Jason Hickel et Matthias Schmelzer.

Le but d’un horizon progressiste ne doit certes pas nécessairement consister dans l’accroissement de la production, mais bien dans l’institution des conditions d’une liberté maximale. L’inverse est cependant tout aussi vrai : pourquoi faire décroître la production agrégée constituerait-il un but en tant que tel ?

Il est introduit par John Bellamy Foster, l’une des figures de proue de l’écologie marxiste. Son long et stimulant article souffre, en dernière instance, des limites propres au mouvement « décroissant », en ce qu’il tend à réduire l’horizon progressiste à un programme de réduction agrégée.

L’écosocialisme, les besoins humains et la planification

On peut lui accorder de nombreux points : il faut transiter vers une économie où la soutenabilité écologique et la satisfaction des besoins humains deviennent des priorités. Où la « valeur d’usage » l’emporte sur le profit et la valeur d’échange. De fait, les « décroissants » n’ont pas tort de rejeter la focalisation sur le PIB, au motif que cet indicateur est prisonnier de la valeur d’échange, et aveugle à sa contribution au bien-être et à la biodiversité.

On rejoindra par ailleurs Bellamy Foster sur la nécessité d’abandonner le chaos marchand propre au capitalisme pour embrasser la planification. Une partie des problèmes écologiques sont causés par un manque d’investissements en infrastructures fixes – logement, transport, électricité -, que le marché est inapte à pourvoir.

On ne rejoindra pas Bellamy Foster sur un autre point : celui du développement des forces productives. Dans une perspective marxiste traditionnelle, ce sont la propriété privée et la prévalence du profit qui obèrent le développement des forces productives – que seule une transition vers le socialisme peut accomplir pleinement. Bellamy Foster estime qu’une telle analyse était correcte au XIXème siècle, mais qu’il faut réévaluer notre position à la lueur de la crise écologique contemporaine :

« [Marx et Engels] écrivaient dans un contexte d’industrialisation précoce, étranger au « monde plein » (full-world economy) que nous connaissons aujourd’hui. Dans cette période de développement industriel, qui s’étend du début du XIXème siècle à l’année 1970, le potentiel productif industriel mondial a crû, en taille, de 1.730 fois – ce qui, du point de vue du XIXème siècle, aurait correspondu à un “développement pratiquement illimité”. Aujourd’hui, pourtant, il soulève la question du dépassement écologique. »

Foster rappelle ensuite que selon les mots d’Engels, « le but du socialisme n’était pas l’expansion de la production elle-même mais plutôt le “libre développement” de l’être humain ». Il faut lui donner raison : le but d’un horizon progressiste ne doit pas nécessairement consister dans l’accroissement de la production, mais l’institution des conditions d’une liberté maximale. Mais l’inverse est tout aussi vrai : pourquoi faire décroître la production agrégée constituerait-il un but en tant que tel ?

La quasi-totalité des analyses « décroissantes » en appellent à la réduction « agrégée » de « l’utilisation de l’énergie » et des « flux matériels ». On trouve un tel mot d’ordre dans The Future Is Degrowth : « la décroissance peut être définie comme une transition démocratique vers une société (…) fondée sur des flux de matière et d’énergie bien plus restreints ».

Dans le passage de l’Anti-Dühring cité ci-dessus, Engels appelle en réalité à la prise de contrôle sociale intégrale – la planification – sur notre relation à la nature, en opposition au capitalisme, qui demeure la proie de marchés anarchiques. Une telle perspective requiert une certaine flexibilité sur ce qui doit croître ou décroître, et non la fixation d’un cap rigide de réduction agrégée.

Les forces productives sont-elles « pleinement développées » ?

Plus concrètement, la crise climatique tend à montrer l’actualité de la thèse marxiste du « frein » imposé par le capitalisme aux forces productives. Sauver le climat requerra en effet leur développement massif – et un investissement intensif en capital.

Une modélisation de l’Université de Princeton suggère que réduire à zéro les émissions d’ici 2050 requerra, entre autres, entre 80 et 120 millions de pompes à chaleur, une multiplication par cinq des capacités de transmission électrique ou encore 250 grands réacteurs nucléaires (ou 3,800 petits). Ainsi, comprend-on pourquoi la gauche radicale, dans sa grande majorité, est en faveur d’investissements publics massifs et planifiés. Dans cette perspective, l’émergence de nouvelles relations sociales dans la production permettra le développement des forces productives nécessaire pour faire face à cette crise historique.

Les « décroissants » rejettent avec force les accusations de promouvoir une « austérité verte ». Pourtant, l’engagement budgétaire qu’ils défendent à respecter certaines contraintes constitue une forme d’austérité, au sens originel de cette notion.

Par-delà les enjeux écologiques, au coeur du projet socialiste historique, on trouve la volonté d’abolir la classe elle-même – et d’en finir avec la pauvreté de masse qui frappe l’homme de par le monde (les « pays riches » comme les États-Unis, aujourd’hui, ne font pas exception). Que l’on imagine ce qu’il coûterait de conférer à l’ensemble de la planète des logements abordables, un système fonctionnel de transports publics, une électricité de qualité et des service d’eau potable. Et que l’on mette en perspective cet objectif avec celui de contracter l’usage de ressources matérielles. La tâche, à tout le moins, semble ardue.

Ainsi, la gauche aurait pour simple mission historique de s’emparer des moyens de production pour prohiber le développement futur des forces productives ? Le socialisme n’est pas la stagnation. Que fait-on de la fusion nucléaire ? De la lutte contre le cancer ? L’espèce humaine n’aurait-elle donc rien de plus à accomplir, une fois les limites du capitalisme abolies ?

Limites planétaires ?

Bien sûr, les « décroissants » en appellent aux « limites planétaires » – dont les enjeux excèdent ceux du changement climatique, et intègrent ceux de la diversité des écosystèmes ou de la préservation des réserves d’eau. Bellamy Foster écrit : « la science a établi, sans l’ombre d’un doute, que dans l’économie de notre « monde plein » (full-world economy), il faut agir dans le cadre d’un budget d’ensemble du système-Terre, qui tienne compte des flux physiques à disposition ». Cette proclamation sans appel est étrangement suivie d’une citation d’un article vieux de deux décennies, dont l’auteur n’est autre que Herman Daly, partisan d’un contrôle démographique et migratoire [il s’agit d’un proche compagnon de route des fondateurs du Club de Rome et des auteurs du « rapport Meadows » Halte à la croissance ? S’il prétend que son analyse est d’inspiration marxiste, il réactualise également des thèses malthusiennes NDLR].

Mais sitôt le concept de « frontières planétaires » proposé, il fut intensément débattu et critiqué par des scientifiques de plusieurs bords. Et quand bien même on accepterait que les débats scientifiques sur cette notion soient clos, il n’est aucunement certain que la décroissance ou les réductions agrégées offrent une issue adéquate. Une fois encore : la solution au changement climatique pourra difficilement faire l’économie d’une expansion massive de la production et des investissements en infrastructure.

Que l’on se souvienne que les dangers qui pesaient sur l’une de ces « frontières », l’appauvrissement de la couche d’ozone, ont été combattus à l’aide d’un simple changement technologique initié en 1987 par le protocole de Montréal. Ne peut-on pas poser comme principe que chaque « frontière » est d’une grande complexité, et que leur respect réside une transformation qualitative de secteurs productifs spécifiques, plutôt que dans des engagements abstraits ou généralisant à « décroître » ?

Austérité verte

Les « décroissants » rejettent avec force les accusations de porter une « austérité verte ». Comme Bellamy Foster, ils en appellent à la démarchandisation des principaux besoins humains. En cela, ils rejoignent la perspective de la gauche radicale, dont l’agenda devrait être la lutte contre l’insécurité provoquée par la dépendance au marché.

Et pourtant, l’article de Bellamy Foster démontre que la « décroissance » telle qu’il l’entend constitue une forme d’austérité, dans le sens originel du terme : un engagement budgétaire à respecter certaines contraintes. Les « décroissants » ne prônent pas des coupes dans les budgets actuellement existants, mais leur discours est imprégné d’un imaginaire comptable de restrictions.

Pour Bellamy Foster, la décroissance équivaut à « une formation nette de capital équivalente à zéro », et il en appelle à quelque chose qu’il nomme « un budget pour le système-Terre ». Ainsi, il proclame que « la croissance continue qui se produirait dans certains secteurs de l’économie serait rendue possible par des réductions ailleurs ». Alors que les gouvernements cherchent à équilibrer leurs budgets en termes monétaires, les décroissants se fondent sur des concepts quantitatifs tout aussi abstraits comme les « flux matériels ».

Un tel indicateur, comme le PIB lui-même, ne serait pas d’une grande utilité pour mesurer des progrès accomplis en matière écologique. Comme l’écrit Kenta Tsuda, dans sa version la plus brute, il échoue « à rendre compte des maux écologiques différenciés en fonction des matériaux – traçant un trait d’équivalence entre du charbon réduit en cendres et des déchets alimentaires déposés dans un compost ». Un engagement quantitatif à « une formation nette de capital équivalente à zéro » induirait un cadre mental austéritaire où tout accroissement devrait être compensé.

Pointer les limites stratégiques du concept de décroissance est une chose – dans un système capitaliste caractérisé par la privation, qui voudrait soutenir un programme centré sur des restrictions supplémentaires ? Souligner ses limites conceptuelles en est une autre. Et l’un des problèmes majeurs du concept de décroissance est qu’il induit qu’un programme de gauche doit porter l’idée de profondes limitations – là où la promesse historique du socialisme est de libérer le potentiel humain de l’étroitesse du capitalisme et des impératifs marchands.

Bien sûr, il ne faut pas balayer d’un revers de la main une potentialité : les moyens de production saisis, la science pourrait nous informer qu’il est nécessaire de « décroître » collectivement – mais pourquoi en ferait-on un prérequis ?

L’article de Bellamy Foster contient d’autres affirmations étranges. Ainsi, dire que « le travail devrait se substituer à l’énergie fossile » équivaut à rien de moins que faire l’apologie d’une économie davantage intensive en travail – autrement dit, d’une économie de corvée. Au coeur du « socialisme décroissant » de Bellamy Foster, ne trouve-t-on pas une tentative comme une autre de repeindre l’idéologie environnementaliste des années 1970 dans une couleur marxiste ?

Bellamy Foster termine son article en citant l’économiste Paul Barran, qui définit le socialisme comme « la planification du surplus économique » – pour ajouter aussitôt que les impératifs écologiques devraient nous conduire à une « réduction de ce surplus économique » [Pour Paul Barran, théoricien marxiste du capitalisme de monopole, le « surplus économique » est cette partie de la production que le capitalisme bride dans l’organisation sociale actuelle pour maximiser le taux de profit, et que le socialisme pourrait libérer NDLR]. Pourtant, le concept de Barran est utile. Un monde socialiste requerrait un « surplus » : la question qui se pose est celle de son utilisation. Le capitalisme a toujours échoué à planifier un « surplus » à des fins écologiques. Le socialisme peut faire mieux.

Notes :

[1] Article traduit depuis notre partenaire Jacobin.

Face au stress hydrique, l’impératif de la planification écologique

Cultures asséchées. © Md. Hasanuzzaman Himel

Les météorologues sont unanimes : la sécheresse généralisée de l’été 2022 n’est malheureusement qu’un début. Alors que cette ressource indispensable à la vie vient à manquer, le gouvernement se contente d’interdictions préfectorales temporaires plutôt que de transformations en profondeur de notre mode de vie. Si la tarification progressive des consommateurs a certaines vertus, elle ne peut être suffisante : une refonte totale des usages de l’eau, notamment en matière d’agriculture, doit être engagée. Une transformation qui ne pourra passer que par l’action d’un État fort et déterminé.

Le confort moderne nous a assoupi dans l’illusion d’une prospérité infinie. Pour la première fois dans son histoire moderne, la France fait l’expérience, à une échelle massive, de la finitude de ses ressources hydriques, comme en témoignent les camions-citernes qui ont alimenté en cet été 2022 plus de 100 villages aux sources asséchées. C’est ainsi qu’après des siècles d’efforts pour dompter l’eau, la canaliser, la distribuer, l’assainir, nous évitant choléra et typhus, et nous permettant essor agricole, énergétique et industriel, il nous faut totalement réformer notre rapport à « l’or bleu ». Elle n’est ni un dû, ni une marchandise, mais bien une ressource précieuse mise en péril tant par nos niveaux de vie, que par la démographie et le dérèglement climatique.

Et la France, contrairement à ce que laissent présager la diversité de ses fleuves et son climat tempéré, n’est pas à l’abri : en fin de siècle, les prévisions de pluviométrie en été devraient être en baisse de 10 à 20% selon Météo-France ; dans le même temps, le GIEC alerte sur un pourtour méditerranéen qui risque d’être le point de la planète le plus affecté par le réchauffement climatique. L’heure n’est pourtant pas au désespoir mais bien à l’action, une action qui malheureusement tarde à venir et qui semble, encore et toujours, prise au piège de l’impuissance publique.

La tarification progressive de l’eau : une solution en demi-teinte

Revendiquée par la NUPES, la tarification progressive de l’eau est la solution qui a le vent en poupe dans l’hémicycle français. Elle consiste en une manière de réguler les usages individuels à travers la mise en place d’un tarif différencié en fonction de la quantité de mètres cubes consommés par ménage. Si une telle mesure a eu des effets à Dunkerque, provoquant une baisse de 9% de la consommation d’eau, le dispositif est encore largement insatisfaisant. Sans mesure de pondération en fonction de la taille du ménage, les familles nombreuses, qui sont aussi souvent les plus modestes, sont directement défavorisées. Par ailleurs, le risque d’un usage de la taxe à des fins d’assainissement des finances publiques plutôt qu’à la rénovation du réseau de canalisation est bien présent et attesté par l’excédent de recettes provoqué par l’expérience dunkerquoise.

La question hydraulique n’est pas l’apanage de comportements individuels, de simples arbitrages microéconomiques à réguler, mais d’un problème plus structurel, soit d’un système entier fondé sur l’illusion de l’abondance.

Mais le principal défaut de ce projet est bien plutôt le paradigme libéral dans lequel il s’inscrit. Il révèle l’incapacité à comprendre que la question hydraulique n’est pas l’apanage de comportements individuels, de simples arbitrages microéconomiques à réguler, mais d’un problème plus structurel, soit d’un système entier fondé sur l’illusion de l’abondance. Pénaliser le « gros consommateur » ne réglera pas les sécheresses qui sévissent en France. Cette solution à la marge, à l’image des marginalistes, théoriciens de la microéconomie, recèle d’une incapacité à penser hors du marché : selon cette école de pensée, il faut contraindre la demande pour préserver l’offre, c’est-à-dire pénaliser les consommateurs irresponsables. Tous les consommateurs ? Apparemment pas, puisque la consommation d’eau d’un golfeur pour sa pratique dépasse sa consommation annuelle ordinaire, les terrains continuant d’être arrosés en pleine sécheresse. Les canons à neige, qui se sont multipliés sur nos massifs depuis une décennie, en sont un autre exemple.

Déléguer pour mieux abandonner

À l’inverse, quand la solution est ambitieuse, mais surtout plus coûteuse, les parlementaires et politiques sont moins prompts à la brandir. Intendants des comptes publics, ils n’osent ébranler le carcan budgétaire alors qu’apparaît avec force le sous-investissement public chronique du réseau d’eau français. Chaque année, ce sont 20% de la consommation d’eau potable que nous perdons du fait des fuites. Et à l’image de notre parc nucléaire vieillissant, près « de 40% des réseaux d’eau potable ont plus de 50 ans », alors que la durée de vie moyenne de ces canalisations est entre 60 et 80 ans. Selon une mission d’information parlementaire, nous ferions face à « un mur d’investissement », obstacle qui n’existe que parce qu’ils se refusent à le franchir, les obligeant alors à quémander des fonds publics en provenance des « fonds structurels européens ». Belle illustration du plus grand danger pour notre résilience écologique : l’inertie politique.

N’importe quel acteur privé ne peut assumer l’exploitation de cette ressource vitale tant l’appât du gain risquerait de nuire aux intérêts les plus fondamentaux de la nation.

Le caractère hautement géostratégique de la question hydraulique, comme son essence de « monopole naturel », font pourtant de l’État l’acteur de référence de sa gestion. N’importe quel acteur privé ne peut assumer l’exploitation de cette ressource vitale tant l’appât du gain risquerait de nuire aux intérêts les plus fondamentaux de la nation. Or, les exemples des bévues du privé ne manquent pas : à Vittel, les nappes phréatiques souffrent d’une surexploitation de la part de Nestlé Waters menaçant à terme la distribution en eau potable au sein de la ville. Dans la même veine, un rapport de l’observatoire des services publics d’eau et d’assainissement pointe du doigt le caractère plus abordable de l’eau exploitée en régie plutôt qu’en délégation par des personnes privées. Alors que les deux géants privés de l’eau, Suez et Veolia, sont en train d’achever leur fusion pour constituer un gigantesque monopole, certaines villes ont décidé de remunicipaliser la gestion de leur eau. Pour reprendre le contrôle de la ressource hydraulique l’État a un rôle essentiel à jouer. Encore faut-il qu’il s’en donne les moyens.

Un modèle agroalimentaire à repenser

Cependant, ne considérer la soutenabilité hydraulique qu’à l’aune des besoins en eau potable des Français revient à ignorer la destination de près de la moitié de la consommation d’eau : l’agriculture. En proie au libre-échange mondialisé et donc soumise à une concurrence économique toujours plus rude, l’agriculture a de plus en plus recours à l’irrigation afin d’accélérer la croissance de la production. La multiplication des « mégabassines », qui empêchent la recharge des nappes phréatiques et accroissent les effets des sécherresses, est le symptôme le plus préoccupant de cette fuite en avant. C’est ainsi que des cultures entières se retrouvent totalement dépendantes et incapables de supporter le moindre stress hydrique ; mais c’est aussi ainsi que nos agriculteurs arrivent encore à joindre les deux bouts dans un marché mondialisé sans merci.

Toutes les cultures n’ont cependant pas les mêmes besoins hydriques. Le maïs arrive sans broncher sur le podium des plantes les plus gourmandes (25% de l’eau consommée en France). La France en est le premier pays producteur d’Europe et il s’agit de la deuxième culture la plus répandue sur notre territoire. Le tout non pas pour nourrir l’homme directement, mais les bêtes d’élevage qui finiront dans nos assiettes. L’agriculture est soumise à une demande qui fait la part belle à la viande au grand dam de nos ressources hydrauliques. Ce régime alimentaire (et plus généralement de consommation) est si hors-sol qu’il nous faut importer près de quatre fois l’eau que nous consommons sur le territoire national. Un tel surrégime, qui épuise tant nos terres, à travers l’usage massif de produits phytosanitaires, que nos eaux, est tout bonnement insoutenable à terme.

Réchauffement climatique et rétablissement du cycle de l’eau : même combat

S’il est impératif de mieux réglementer les usages de l’eau, il l’est aussi de s’attaquer à un phénomène qui accélère sa raréfaction : le réchauffement climatique. Par son action, les hivers sont moins rudes, les glaciers ne se recomposent pas, et les fleuves perdent en débit. En parallèle, la moindre saisonnalité des cycles, avec l’allongement de l’été, renforce les situations extrêmes de sécheresses. Plus grave encore, l’augmentation des températures terrestres accentue le phénomène d’évapotranspiration qui assèche tant l’eau en surface que celles dans les sols. La vapeur d’eau étant un gaz à effet de serre, elle fait donc partie de ces nombreuses rétroactions qui accélèrent encore le réchauffement planétaire. Or, plus la température augmente, plus la vapeur d’eau peut être stockée dans l’atmosphère, plus elle pourra contribuer à réchauffer la terre : la boucle est bouclée.

L’illusion cartésienne de « l’homme maître et possesseur de la nature » doit impérativement laisser place à l’humilité face à nos limites et à leur respect.

Peut-être la dérégulation du cycle de l’eau est-elle ce « cygne noir », inattendu et imprévisible, qui pourtant amplifiera le bouillonnement du climat dans des proportions considérables. A l’aune de toutes ces dynamiques, il n’est pas étonnant de voir fleurir des prévisions enregistrant une baisse de 10 à 25% de la recharge des nappes en France d’ici 2050, ne leur permettant plus d’alimenter nos rivières comme nos cultures. L’insécurité alimentaire à venir n’est alors plus une hypothèse mais bien une certitude.

Alors que nos rivières, comme nos nappes, se tarissent au fil des ans, nous prenons seulement conscience de l’immensité du défi qui fait face à la France et au monde. Derrière la question de l’eau, il y a celle de notre système productif, qui ne peut subsister que parce qu’il fonctionne en surrégime, sous perfusion hydraulique. L’illusion cartésienne de « l’homme maître et possesseur de la nature » doit impérativement laisser place à l’humilité face à nos limites et à leur respect. Pour ce faire, rien de mieux que la règle qu’un État volontariste et souverain peut imposer.

Planification écologique : passer des intentions à l’action

Des éoliennes © Fabian Wiktor

Le débat présidentiel a mis sur le devant de la scène la « planification écologique », qui fait quasiment consensus. Désormais perçue comme un outil incontournable, y compris dans le camp du chef de l’État, elle évoque la réussite des Trente Glorieuses. Toutefois, les compétences de l’État se sont largement délitées et la mobilisation des acteurs ne va pas de soi. Bien que la France ait rarement été autant recouverte de plans et de schémas, ceux-ci peinent à se traduire par des transformations concrètes. La crise du Covid a en effet montré les limites d’une administration souhaitant contrôler tous les aspects de la vie et se heurtant aux angles morts et aux cas particuliers. Il reste dès lors à définir une nouvelle méthode orientant l’action publique face à l’urgence climatique. Pour ce faire, il faut admettre la place d’un secteur public fort pour mettre en oeuvre des mesures d’intérêt général et se donner les moyens de mobiliser tous les acteurs pour engager des changements dans toute la société.

La France du plan

La pression pour obtenir une planification écologique commence par un paradoxe : la France a rarement été aussi bien régie par des plans, et autres schémas, sans que les transformations soient visibles. Pour l’environnement, on compte au moins 107 contrats de transitions écologiques, qui viennent se cumuler avec les outils ci-dessous. De même, l’objectif d’un plan alimentaire de territoire par département a bien été atteint avant la date limite fixée (2023). Pourtant, la sécurité alimentaire n’a jamais paru aussi précaire. Cet écart constant entre les objectifs et le ressenti interroge. En effet, cet empilement est loin de pousser les collectivités à mettre en œuvre une politique de développement durable audacieuse. Au contraire, il les corsète dans un canevas réglementaire.

Schéma non exhaustif des outils existants destiné au développement durable. Source : auteur de l’article

Dans les faits, cette « stratégification » peine à se traduire en actions concrètes. Ceci n’est pas totalement un paradoxe. Dans un régime libéral, il apparaît indispensable de donner une direction à l’action, en évitant toutefois tout début d’interventionisme. Hélas, sans moyens ni contrainte, cela se réduit généralement à une construction intellectuelle. La loi pour la transition énergétique et la croissance verte votée en 2015 constitue à ce titre un cas d’école. Définissant de grands objectifs en matière d’énergies renouvelable ou de rénovation énergétique, ou établissant un « droit à l’accès de tous à l’énergie sans coût excessif », elle ne s’est traduite que par quelques mesures techniques. Aucun moyen financier nouveau ni contrainte n’ont été mis en place. En outre, dans le processus législatif, elle s’est réduite à une loi sans lendemain, en l’absence de pilotage et de contrôle. Depuis, le chèque énergie, créé à l’occasion de cette loi, a été étendu. Le crédit d’impôt pour la transition énergétique a lui été intégré dans « Ma Prime Renov’ » sans que l’effet sur notre situation énergétique ne soit probant. Plutôt que réformer en permanence des lois votées quelques années auparavant, il est temps de réintroduire une culture du résultat dans le processus législatif.

Cette logique de plan local appuyé sur la contractualisation a enfermé les collectivités dans un cadre rigide, souvent coupé des réalités territoriales.

Les plans à échelle locale ne sont pas inutiles. Ils ont notamment le mérite, sur plusieurs thèmes, de réaliser des inventaires des structures existantes, ce que ne permettent pas, hélas, les moyens des collectivités ou de l’État déconcentré. Mais l’identification et la transformation relèvent de deux domaines bien différents. En revanche, il existe une hypocrisie de base à engager les collectivités dans la voie de projets audacieux, tout en réduisant en parallèle le niveau de leur dotations. Sur ce point, les 10 milliards d’euros d’économies supplémentaires qu’Emmanuel Macron compte demander aux collectivités territoriales durant les cinq ans à venir s’annoncent de très mauvaise augure.

En outre, cette logique de plan local appuyé sur la contractualisation a enfermé les collectivités dans un cadre rigide, souvent coupé des réalités territoriales. Réduisant l’intervention de l’État à un seul soutien financier, et partiel, sur les projets des collectivités, il présente deux limites majeurs. Tout d’abord, il donne le sentiment aux collectivités que l’État n’est là que pour dire ce qu’il ne faut pas faire, en excluant les projets non éligibles. Au point d’y voir, pour le numéro 2 de l’Association des maires de France (AMF) André Laignel, un outil de « recentralisation massive ». En outre, et c’est le second grief de l’AMF, ils mettent en concurrence les collectivités. La logique d’appel à projet donne en effet un avantage considérable aux grosses collectivités, qui, grâce à leurs équipes de fonctionnaires compétents, ont les moyens de définir des projets correspondant aux attendus ou de recourir à des cabinets d’études pour rendre leurs projets plus crédibles. Et donc de mieux les faire valoir auprès des décideurs. Au point d’encourager des comportements opportunistes, incitant certaines collectivités à moduler leurs projets pour les faire correspondre avec les attendus du moment.

La transition écologique dans l’impasse

À partir de là, deux voies se font face. Tout d’abord, la voie libérale, portée par le Président, qui a foi dans le pouvoir d’auto-régulation des marchés. En suivant ce paradigme, l’intérêt croissant des citoyens, des consommateurs et des investisseurs pour le développement durable va nécessairement conduire les entreprises à changer leur modèle. Il existe néanmoins trois effets qui font de cette option une impasse. La première est de limiter cet engagement des entreprises à des mesures anecdotiques. Ce que l’on appelle de façon général le greenwashing. Ceci se traduit dans les rapports sociaux et environnementaux des entreprises par des mesures principalement internes et limitées. Ainsi, les entreprises réduisent bien volontiers l’usage de papier, de bouteilles en plastique ou limitent les déplacements de leurs employés, mais sans pour autant toucher à leur business model, qui peut pourtant être éminemment polluant. Le second facteur limitant porte sur la force du lobbying, qui incite à toujours reculer les échéances. Il est ainsi éloquent de se figurer que dès 1988, Guy Debord, dans ses Commentaires sur la société du spectacle, cite les entreprises pétrolières qui demandent du temps pour pouvoir préparer l’après-pétrole. Or, à en juger par leur discours actuel, les intérêts de court terme finissent facilement par l’emporter sur l’urgence climatique. La troisième voie, la plus inquiétante réside tout simplement dans la fraude. L’industrie automobile en a livré un puissant exemple avec le dieselgate, la manipulation des tests sur les émissions de CO2.

Entre une écologie des investisseurs et une écologie de la rigueur, une troisième voie est possible.

D’autre part, est apparue une écologie de la contrainte, qui ne cesse d’inquiéter. Au nom de l’urgence climatique, elle s’interroge à voix haute sur les limites de la démocratie. Le paradoxe est qu’elle libère des discours, simplistes, au point d’ouvrir des débats sur la notion de plaisir en elle-même. Stratégiquement elle a préféré prendre à partie des comportements individuels plutôt que de proposer des transformations profondes du système. Ce faisant, cette démarche est apparue comme doctrinale, moralisante et, qui plus est, peu efficace, alors même que de plus en plus de Français sont prêts à des transformations radicales dans leur mode de vie. Ceci produit un large sentiment de frustration, alors que l’idée d’un nécessaire changement de paradigme se fait jour. Et que les petites mesures de contraintes sont plus faciles à prendre que les grandes décisions de mobilisation.

L’indispensable retour de l’État

L’impasse de la contractualisation État-collectivités et des mesures orientées vers le contrôle des actes individuels est aujourd’hui sous nos yeux. L’ampleur de la transition à venir oblige donc à une intervention de l’État débarrassée des objectifs de court terme. Ceci apparaît d’autant plus nécessaire qu’il est désormais acquis qu’avec le retard, le coût des transitions n’en sera que plus élevé, et qu’une véritable volonté politique permettrait de donner à la France un avantage stratégique dans bien des domaines. Le rôle de l’État apparaît bien entendu indispensable pour fixer des objectifs et équilibrer les effets de répartition entre les acteurs, entre les gagnants et les perdants de la transition. Dans le cas spécifique de la transition écologique, son rôle est central pour assurer la cohérence entre les démarches. En effet, optimiser l’emploi de nos ressources en favorisant l’économie circulaire sera un enjeu majeur. Enfin, l’État doit également assumer d’être exemplaire s’il veut pouvoir entraîner les collectivités, les entreprises et les citoyens. Ceci suppose d’assouplir les contraintes financières face à l’urgence climatique.

Les réseaux vont se trouver au cœur des transitions, ce qui justifie leur maintien dans la sphère publique.

À titre d’exemple, les réseaux vont se trouver au cœur des transitions, ce qui justifie leur maintien dans la sphère publique. Une gestion par le secteur privé, comme cela est par exemple largement le cas pour l’eau avec le géant Veolia-Suez, est en effet incompatible avec une stratégie de long terme visant l’intérêt général. En ce qui concerne l’électricité, le développement du renouvelable implique une production d’énergie plus décentralisée, qui va nécessiter de nouveaux investissements, notamment afin de limiter les pertes en ligne, pouvant atteindre jusqu’à 6% de la consommation. Pour y parvenir, il faut tourner le dos au seul objectif de rentabilité de court terme, et adopter au contraire une vision globale de la production électrique et de l’évolution du mix énergétique. Le projet Hercule, qui cherche à démembrer EDF en plusieurs branches et à privatiser certaines activités est ainsi à l’opposé total de ce qu’il faudrait faire.

De même, en matière de transports, la nécessité d’avoir un service public ferroviaire renforcé apparaît également incontournable. En effet, pour réduire l’usage de la voiture, il est nécessaire de desservir de larges parties du territoire. La logique de privatisation actuellement à l’oeuvre condamne nécessairement cette perspective. Le transfert au secteur privé des lignes les plus rentables laissera la SNCF avec celles qui le sont le moins, l’empêchant d’équilibrer son bilan. Les lignes moins fréquentés sont ainsi condamnées, et avec l’égalité entre les territoires. Pourtant, cette démarche est déjà engagée, avec la bénédiction de certaines régions, et est en train de s’accélérer. Ainsi, il est à prévoir que de nouvelles lignes ferment, alors que le train est l’un des modes de transports les moins polluants. Cette préservation du secteur public ne peut se faire que par exception au cadre européen. Ou plus précisément, il est désormais possible d’invoquer les contradictions entre les différents objectifs de la Commission européenne, pour préserver notre spécificité. Une récente tribune sur le modèle suédois rappelle néanmoins que pour y parvenir, un large consensus sur l’objectif et les moyens de la transition écologique doit être trouvé, ce qui n’est pas encore le cas, comme l’a révélé le débat de l’élection présidentielle.

Mobiliser efficacement toute la société

Pour sortir de cette impasse, la planification écologique doit éviter d’être inutile ou inefficace. Alors que la notion fait désormais consensus et est même revendiquée par Emmanuel Macron, sa forme reste à définir. Éviter qu’elle ne demeure un cadre théorique ou symbolique d’une part. Éviter d’autre part qu’elle s’engage dans un bras de fer continu et épuisant. En effet, la planification écologique est d’abord un processus démocratique pour assurer la mobilisation de tous les acteurs.

Schéma de la mise en place de la planification écologique selon la France Insoumise.

À ce titre, le livret sur la planification écologique de la France Insoumise, qui a porté cette notion, apparaît comme le cadre le plus élaboré à ce jour. Celui-ci s’articule autour d’une forme de « convention citoyenne », s’appuyant sur des citoyens tirés au sort à échelle départementale pour les travaux de fond. Elle est complétée d’une consultation des organisation impliquant les collectivités, associations, laboratoires de recherche et représentants des agences de l’État concernés, afin de définir plus précisément des mesures thématiques. L’ensemble de ces travaux doit être animé par le Conseil de la planification écologique, en charge de restituer un projet de loi de planification écologique. L’ensemble de ces réflexions s’articule autour de la règle verte, à savoir ne pas utiliser plus de ressources que la Terre n’en donne chaque année.

Ce cadre doit néanmoins être complété d’une méthode de gouvernement, afin que ces objectifs nationaux ne restent pas théoriques ou n’apparaissent pas déconnectés des enjeux locaux. Il faudra également encourager tous les acteurs à répercuter ces changements à leur échelle. Or comme l’a noté Geoffrey Roux de Bézieux, le patron du MEDEF, l’attitude la plus vraisemblable face à un programme de rupture reste l’attentisme. En complément de l’intervention de l’État et de la définition d’un objectif commun, il reste à déterminer la courroie de transmission au reste de la société.

Tout d’abord, il est absolument indispensable que l’État cesse de se priver de ses propres ressources. Ce point a été largement documenté pour ce qui concerne l’administration centrale dans le rapport parlementaire de la députée LFI Mathilde Panot. L’intérêt de ce rapport est de mettre en valeur les baisses d’effectifs et la diminution des compétences qui en découle. Ceci s’est traduit également dans l’administration déconcentrée par la mise en place de directions interministérielles. Pensées pour apporter plus de polyvalence et de transversalité, elles se sont en réalité traduites par des baisses d’effectifs et un manque de lisibilité dans ses missions. Par exemple, la mise en place de la Direction Départementale des Territoires (DDT) s’est traduite par une baisse de l’intervention de l’État, poussant les collectivités dans les bras des cabinets d’étude privés pour réaliser leurs projets. Au point que l’Inspection générale de l’administration notait dès 2017 que, sous l’effet de la réduction des effectifs et de redéfinition des missions, certaines DDT atteignait « la limite de ce qui est soutenable ». Depuis le phénomène s’est accentué. Depuis leur création, les directions interministérielles dans les territoire ont perdu 30% de leurs effectifs. Dans ce sabrage, les fonctions relatives à l’écologie ont été les plus sacrifiées.

En complément de la question des moyens, c’est une question de méthode qui est posée. Celle-ci est d’autant plus importante qu’elle pourrait s’appliquer pareillement à d’autres objectifs sociaux portant sur la santé, le social et d’autres thèmes. L’atteinte des objectifs climatiques, tel qu’exprimés au travers de traités internationaux comme la COP21 exigent des investissements massifs. Le rapport 2% pour 2°C, produit par l’Institut Rousseau, estime qu’ils devraient atteindre 182 milliards d’euros par an d’ici 2050, soit 2% du PIB, pour décarboner l’économie. Il faudrait que ces montants, notamment pour la dépense publique, soit déduits des ratios européens de déficit public. En outre, ils sont à rapprocher des dépenses qui s’avèrent déjà nécessaires pour prendre en compte l’impact du dérèglement climatique, compris entre 5% et 20% du PIB mondial.

Pour ce qui est des collectivités locales, la méthode consisterait pour l’État à définir des objectifs à atteindre selon un calendrier. Dès lors, les territoires verraient leur dotation augmenter en proportion de l’écart constaté à cet indicateur, pour tirer l’ensemble du territoire vers un même but. Charge ensuite aux élus, à l’échelle territoriale, de définir les projets les mieux adaptés pour combler cet écart. Cette méthode garantirait l’autonomie des collectivités et déchargerait l’administration d’une tâche fastidieuse d’encadrement de leurs activités. En revanche, si l’objectif n’était pas atteint dans les délais, et si le service financé s’avérait inopérant, le préfet aurait pouvoir de mettre en place les mesures adaptées. Suivant ainsi le modèle de la loi Solidarité et Renouvellement Urbain (SRU) pour le logement social, qui prévoit des sanctions financières pour les récalcitrants. Le financement se ferait alors au détriment de la dotation globale sur les années suivantes. Cette méthode permet de garantir l’égalité des territoires, quelle que soit leur taille, et l’avancée du pays vers des objectifs communs.

Pour mener à bien la transition, il faudra mobiliser les acteurs, avec un soutien financier, et des objectifs précis.

De la même façon, cette méthode est applicable aux différents secteurs économiques. Réorienter le crédit d’impôt recherche, qui a atteint 6 milliards d’euros, vers les travaux visant la transition écologique serait une première étape. En complément, l’État fixerait des objectifs de réduction d’émissions de CO2 et de gaspillage de ressources par secteur. Les entreprises seraient incitées, par des budgets dédiés, à atteindre ces objectifs sur une durée fixée issues des négociations. Cette tâche doit notamment mobiliser les ingénieurs en particulier pour réviser les méthodes de production. La gouvernance des grandes entreprises doit être revue pour intégrer un comité dédié à la transformation écologique, réunissant les dirigeants et les représentants des salariés mais également, pourquoi pas, de la société civile.

De la même façon, l’absence d’atteinte de ces objectifs dans le calendrier fixé se traduirait par une sanction. Lorsqu’une entreprise ne respecte pas ses obligations vis-à-vis des créanciers, elle entre sous la coupe d’un mandataire judiciaire. La sacralité de la propriété est-elle supérieure à la préservation de notre environnement ? Dès lors, il est parfaitement envisageable d’imaginer la présence d’un mandataire écologique, en charge de valider les décisions des dirigeants et d’assurer que les objectifs de transition soient bien atteints. Ce mécanisme d’incitation et de sanction permettrait alors d’engager sérieusement les entreprises sur la voie de résultats concrets.

De cette façon, une voie existe pour obtenir des résultats concrets. Cette méthode, reposant tant sur l’incitation que la sanction, pour mobiliser l’ensemble des acteurs, en réduisant le travail technocratique. Cette voie est mobilisatrice, pour conduire à des changements concrets, et pour mettre un terme à une éco-anxiété paralysante.

France Relance : derrière les milliards, la mort de l’État planificateur

© Aitana Pérez

À l’approche de la présidentielle, les ministres multiplient les déplacements pour mettre en valeur le plan « France Relance », annoncé en septembre 2020 pour relancer l’activité à la suite de la crise sanitaire. Si certains projets sont des investissements utiles, ce plan ressemble surtout à un saupoudrage incohérent d’argent public, sans vision pour l’avenir du pays. En réalité, derrière la mise en scène d’un retour de l’État stratège, ce programme illustre l’absence de planification, au profit d’une approche néolibérale d’appels à projets.

Un patchwork incohérent

Annoncé en grande pompe à la rentrée 2020 par Emmanuel Macron, le plan France Relance devait permettre, selon le slogan officiel, de « construire la France de demain ». Décomposé en trois grands volets – la transition écologique, la compétitivité des entreprises et la cohésion des territoires -, il représente au total 100 milliards d’euros. Prévus sur deux ans, ces investissements visent un effet d’entraînement rapide pour l’économie française, mise à mal par les restrictions sanitaires, juste à temps pour la présidentielle. Si le versement des aides a effectivement été rapide, avec 72 milliards déjà engagés à la fin 2021, l’impact du plan sur l’économie française demeure difficile à mesurer. En effet, malgré les déclarations optimistes du gouvernement, le comité d’évaluation, présidé par l’ancien banquier central Benoît Coeuré, estimait fin octobre qu’il était « difficile d’établir un lien direct entre ce rétablissement [de l’économie française] et la mise en œuvre de France Relance ».

Quel que soit l’impact réel sur la croissance économique, il est indéniable que certains investissements répondent à de vrais besoins et vont dans le bon sens. On peut notamment citer les rénovations énergétiques de bâtiments publics, la dépollution de friches industrielles ou le soutien à la décarbonation de grosses industries. Toutefois, la floraison des petits logos verts avec les drapeaux français européens sur toutes sortes de projets sans liens évidents pose question. Comment un plan visant à « préparer la France aux défis du XXIe siècle » peut-il à la fois financer les projet cités plus haut, une « structuration du réseau national d’association de protection de l’animal », des rénovations d’églises ou encore l’achat de voitures électriques, pourtant peu écologiques ? En outre, malgré des rénovations ça et là, des services publics essentiels comme la santé, l’éducation ou la justice restent dans un état très dégradé. Comment expliquer un tel paradoxe ?

Le chiffre rond de 100 milliards est en réalité une addition de sommes versées dans le cadre de programmes qui n’ont pratiquement aucun lien entre eux.

Comme l’ont pointé plusieurs économistes dès l’annonce du plan, le chiffre rond de 100 milliards est en réalité une addition de sommes versées dans le cadre de programmes qui n’ont pratiquement aucun lien entre eux. Ainsi, la baisse des impôts de production, qui représente 20 milliards d’euros sur les années 2021 et 2022, peut difficilement être considérée comme une dépense de relance. Pour David Cayla, économiste de l’Université d’Angers et membre du collectif des économistes atterrés, cette baisse d’impôts « diminue les recettes fiscales, mais n’augmente pas l’activité des entreprises. Ce n’est pas parce qu’elles font plus de profits qu’elles vont plus investir. » De plus, France Relance agrège aussi des mesures déjà en place avant le lancement du plan, telles que les aides à la rénovation thermique MaPrime Rénov, le Ségur de la Santé ou le plan « France Très Haut Débit ». Si les enveloppes ont été revues à la hausse, il s’agit donc surtout d’un jeu comptable permettant de grossir artificiellement le montant du plan avant de le présenter à la presse. Enfin, une partie significative du plan n’est pas fléchée vers des investissements étatiques ou dans les entreprises publiques, mais à destination des collectivités territoriales et des entreprises privées. 

Financer plutôt que planifier

David Cayla est clair : pour lui, « il n’y a pas de plan de relance au sens strict ». « Cumuler des petits projets à 10 millions ne fait pas une politique » ajoute-il. S’il ne met pas en cause l’utilité des petites enveloppes destinées à rénover une école ou à relocaliser une usine, il rappelle que le plan de relance n’est qu’une couche de financement supplémentaire, qui vient compléter les apports des entreprises ou des collectivités, ainsi que les fonds européens ou ceux de la Caisse des Dépôts et Consignations par exemple. « On donne l’impression de financer de grands investissements, alors qu’on ne paie que la moitié ou le tiers. L’État ne finance qu’une partie et cherche un effet multiplicateur ».

Ainsi, pour l’économiste, plutôt que de financer directement de grands projets, France Relance est surtout une « agence de moyens », c’est-à-dire que « l’État préfère financer plutôt que faire lui-même ». Concrètement, les montants destinés aux collectivités et aux entreprises font l’objet d’appels à projets, où les demandes de subventions doivent reposer sur des dossiers complexes, remplissant un certain nombre de critères. Or, étant donné que les ministères et agences publiques ont perdu un grand nombre d’ingénieurs et de cadres spécialisés, ce sont bien souvent des cabinets de conseil qui ont établi la grille de critères à remplir. Cayla explique en effet que la haute fonction publique est de plus en plus tournée vers le privé : « l’Ecole des Mines ou Polytechnique, par exemple, ne forment plus des ingénieurs qui vont travailler pour l’État, mais pour des entreprises privées. » Dès lors, « l’État n’est souvent plus capable de savoir ce qu’il finance », ce qui le « met à la merci d’acteurs privés qui peuvent lui faire miroiter des solutions qui n’en sont pas. »

« La manière dont on juge des dossiers ne relève plus du politique, mais du cochage de cases ».

David Cayla, économiste à l’université d’Angers

Plus largement, ce système d’appel à projets crée une énorme bureaucratie à toutes les échelles. Pour obtenir les financements mis à disposition, les entreprises et collectivités font elles aussi largement appel aux cabinets de conseil pour rédiger leurs demandes ou leurs « contrats de relance et de transition écologique » (CRTE). Afin de maximiser leurs chances, elles peuvent même multiplier les projets, ce qui implique un processus de sélection encore plus lourd et le fait que nombre de projets auront été conçus pour rien. « C’est tout le mécanisme dénoncé par l’anthropologue David Graeber lorsqu’il parle de « bullshit jobs », estime David Cayla, qui y voit « un énorme gaspillage d’énergie et de travail. » Si des conflits d’intérêts peuvent exister en raison de l’intervention des mêmes cabinets auprès du financeur et du demandeur de subventions, le dernier mot revient tout de même au politique. Mais sans les capacités techniques pour bien évaluer l’intérêt de chaque dossier, il devient tributaire de la bureaucratie privée. « La manière dont on juge des dossiers ne relève plus du politique, mais du cochage de cases » développe Cayla, qui explique que certains dossiers, pourtant prometteurs, peuvent se voir refuser les aides car ils ne rentrent pas suffisamment dans les clous. « C’est une logique administrative et dépolitisée » résume-t-il.

Un État impuissant ?

David Cayla, économiste à l’université d’Angers, membre du collectif des Economistes atterrés. © Photo de profil Twitter

Si cette mise en œuvre technocratique est critiquable, elle n’est en fait que la conséquence du néolibéralisme. « L’État préfère donner des financements plutôt que de faire lui-même les choses. En somme, il préfère accompagner le marché plutôt que de substituer à lui. » Certes, l’État fixe de grandes orientations et choisit de soutenir des projets « verts », tournés vers le numérique ou visant tout simplement l’accroissement de la compétitivité, mais en définitive, les deniers publics financent bien des projets dont le lien avec l’intérêt général de la Nation n’est souvent pas évident. S’il convient qu’il ne s’agit pas d’une nouveauté, rappelant l’exemple du Grand Paris décidé sous Nicolas Sarkozy, « qui fonctionne lui aussi avec des appels à projets d’une complexité incroyable », David Cayla s’inquiète de l’impuissance croissante de l’État dont ce processus témoigne. Le nouveau plan France 2030, qui semble avant tout conçu pour permettre à Emmanuel Macron d’enjamber la présidentielle et d’avoir un semblant de réponse face aux critiques sur son bilan en matière de désindustrialisation, semble déjà pâtir des mêmes écueils.

Pour résumer le problème, il prend l’exemple du programme nucléaire français, considérablement accéléré après le premier choc pétrolier dans le cadre du « plan Messmer » (1974). En l’espace de deux décennies, ce programme d’investissements massifs est en effet parvenu à réduire la dépendance de la France aux hydrocarbures en matière de production d’électricité. A l’inverse du plan de relance actuel, l’État ne se contentait alors pas de financer; il organisait son action à travers de grandes entreprises entièrement publiques et de structures de recherche dont il était propriétaire, tels que EDF, Framatome ou le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA). Or, au vu de l’urgence écologique, la nécessité de grands programmes de ce type ne semble plus à prouver. Cayla évoque par exemple la question de « l’hydrogène vert », c’est-à-dire fabriqué à partir d’électricité d’origine renouvelable.

« L’État n’est même pas capable d’organiser des rendez-vous de vaccination et demande à Doctolib de le faire ! »

David Cayla

Mais si un tel programme étatique est techniquement possible, il est en pratique interdit par « les règles européennes sur la concurrence, puisque l’État fausserait la concurrence en avantageant ses entreprises nationales. » Si l’État peut toujours intervenir dans certains domaines, tels que la santé ou l’éducation, il se retrouve pratiquement démuni dans d’autres secteurs, comme l’énergie ou les transports, où priment les traités européens. Mais l’obstacle n’est pas seulement juridique selon Cayla : « Politiquement, on pourrait tout à fait défendre le fait de passer outre les règles européennes pour réaliser la transition écologique, mais pour ça il faut une volonté politique. » Or, cette volonté politique d’outrepasser le marché semble aujourd’hui absente dans tous les domaines. « L’État n’est même pas capable d’organiser des rendez-vous de vaccination et demande à Doctolib de le faire ! » rappelle ainsi Cayla.

Ainsi, au contraire du retour de l’État dans l’économie vanté lors de chaque inauguration d’un projet France Relance, c’est bien son impuissance et son effacement au profit du secteur privé qui transparaît dans ce soi-disant « plan ». Si la perte de compétences dans la haute fonction publique et si les règles européennes sont de vrais obstacles à lever pour espérer pouvoir mener une planification digne de ce nom, rien ne se fera tant que la volonté politique ne sera pas au rendez-vous. Sur ce point, Cayla est pessimiste : « les gouvernants actuels, en tout cas au niveau national, ne veulent pas vraiment le pouvoir, seulement ses attributs. Ils veulent passer à la télévision, donner des interviews, avoir une stature etc. Mais ils ne veulent pas le pouvoir car cela est très lourd et implique des responsabilités. » A l’approche de la présidentielle, le choix sera de nouveau ouvert au peuple français : la « relance » de la France sera-t-elle déléguée à des communicants présentant des powerpoints ou sera-t-elle planifiée, à long terme, par de nouveaux responsables politiques déterminés ?

Comment la réindustrialisation peut contribuer à réparer la nation

La réindustrialisation ? Tout le monde en parle, tout le monde la veut. Mais les discours politiques souffrent d’un angle mort politique important. Ils n’évoquent que la création ou le rapatriement d’activités productives et le développement d’emplois. Aucun propos ne s’intéressent aux effets socio-spatiaux et culturels possibles d’une forme de renaissance industrielle. Or, tout changement de modèle de développement territorial induit et engendre des mutations dans la géographie économique et la sociologie des territoires. La réindustrialisation pourrait donc être considérée comme un des leviers pour stopper la métropolisation, protéger d’autres modes de vie, à l’instar de celui des périphéries, et, ainsi, réparer une nation qui s’est divisée.

Une nation divisée, à réconcilier

C’est un fait. Le clivage périphérie-métropole s’ancre toujours plus dans la société – comme l’atteste la cartographie électorale intégrant l’abstention – même si la périphérie n’est évidemment pas à entendre comme une même classe ou catégorie socio-spatiale univoque, mais plutôt comme un ensemble hétéroclite sur bien des points. Ce clivage, lié aux effets spatio-productifs de la division internationale du travail, s’établit dans un rapport de connexité. En effet, la géographe Chloë Voisin-Bormuth donne une explication schématique de la métropolisation1 comme paradigme qui permet de bien comprendre la construction de la périphérie : la métropolisation consiste d’une part en une tendance centripète récente, par des agglomérations humaines et d’emplois autour des plus grandes grandes villes et l’assèchement des espaces ruraux ; il s’agit d’autre part – et en même temps – d’une tendance centrifuge qui va étaler ces urbanisations et déloger les classes populaires des centre-villes vers le périurbain. La catégorie périphérique se fonde ainsi peu à peu sur une dimension d’exclusion, sur le rural consumé et sur celles et ceux écartés des centres-villes. 

Christophe Guilluy rappelle que ce clivage également discuté en termes de gagnants et perdants de la mondialisation, ne se constitue et ne s’approfondit pas uniquement sur le terrain socio-économique (activités, emplois etc.) et sur les niveaux d’investissements infrastructurels, bien qu’ils soient déjà sources de grandes inégalités. La dichotomie s’intensifie aussi sur le terrain des modes de vie et de leurs normes2. D’un côté, une bourgeoisie non consciente de l’être, minoritaire mais qui s’étend dans les centres-villes métropolitains, impose son style « cool ». Elle vit, dans son cocon, la métropolisation heureuse, a intérêt à conserver ce modèle et à voter pour celles et ceux qui le défendent politiquement. D’un autre côté, les autres, majoritaires, « autochtones » dans leurs quartiers ou villages, qui subissent l’expansion bourgeoise au cœur des villes ou bien la désertion rurale, angoissent et ne trouvent pas d’expressions symboliques ni de débouchés politiques concordants. Ces derniers – qui correspondent sous certains aspects au bloc populaire théorisé par Jérôme Sainte-Marie3 – se sont affermis à mesure de la dynamique de démoyennisation de la société (effacement de la classe moyenne dans la stratification sociale) et ont subi un réel décrochage économique et culturel.

S’il y a bien un autre phénomène, nourri de politiques, expliquant en partie les concentrations métropolitaines et qui a « métamorphosé » tous les paysages et temporalités des quotidiens en France depuis 40 ans, c’est bien la désindustrialisation.

Cette scission, visibilisée par la révolte des Gilets Jaunes – y compris dans les DOM-TOM, et de nouveau à l’heure actuelle – avait bien mis en évidence, à côté du sentiment de désarroi économique, la disparition de certains modes de vie, autrefois majoritaires. Or, s’il y a bien un autre phénomène, nourri de politiques, expliquant en partie les concentrations métropolitaines et qui a « métamorphosé » tous les paysages et temporalités des quotidiens en France depuis 40 ans, c’est bien la désindustrialisation. Comme le soulignent Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, dans leur dernier ouvrage La France sous nos yeux4, au-delà de nous avoir fait perdre non seulement plus de 3 millions d’emplois dans l’industrie, la désindustrialisation a conduit des territoires à s’effacer, des espaces à changer de figures, à ce que la consommation se massifie, et à l’entraînement d’autres logiques de travail, plus servicielles, plus individualisées, plus dématérialisées. Cependant, si tout cela a aussi participé, de facto, à « l’archipélisation » de la société – à travers même les blocs bourgeois et populaires – pour reprendre le concept devenu célèbre du même Jérôme Fourquet, celle-ci a davantage été subie que désirée. Et encore aujourd’hui, elle ne se reflète pas dans les aspirations françaises, comme le révèle l’enquête d’Arnaud Zegierman et Thierry Keller dans leur dernier livre Entre déclin et grandeur5. Si le réel tend à construire de l’anxiété et du ressentiment au sein du bloc populaire relégué, l’espoir majoritaire est, pour le moment encore, davantage celui d’une réconciliation que d’une quelconque revanche. 

La réindustrialisation comme politique de réparation

Face à ses transformations et à cette aspiration, la réindustrialisation ne peut donc pas seulement avoir des objectifs économiques – aussi essentiels soient-ils – visant à redresser la courbe du chômage, à nous mettre à l’abri des ruptures possibles des chaînes d’approvisionnement ou bien à reconquérir notre souveraineté numérique infrastructurelle. La volonté de réindustrialisation doit tout autant porter l’ambition de raccommoder les deux grands segments de population qui s’opposent. Elle doit participer à ce que le modèle métropolitain cesse et permette de nouveau, au-delà d’exceptions, la possibilité de développement et d’accomplissement des classes populaires là où elles habitent à l’origine.

Il est essentiel que la réindustrialisation soit incorporée dans une perspective globale, qui puisse réparer les divisions, faire consensus et donner un sens égalitaire à la nation. Mais loin de déplorer et de nourrir une vision nostalgique du pays tel qu’il était et dont les Français sont en réalité émancipés, nous devons construire un horizon positif. 

L’État doit diminuer le pouvoir politico-administratif des métropoles, revivifier et réinvestir les espaces délestés, les territoires périurbains conglomérés et enlaidis tout comme ceux corrodés par l’exode rural contraint.

À cette intention, le dessein aujourd’hui encore trop restreint de la réindustrialisation doit être complété d’une réforme institutionnelle qui redonnera à l’État déconcentré sa légitimité d’aménageur du territoire et de coordinateur des politiques de développement – avec les communes. La technostructure devrait être tenue de planifier une réindustrialisation qui contribue à stopper le soutien effréné à la concentration économique métropolitaine et à la concurrence exacerbée des métropoles entre elles. L’État doit donc diminuer le pouvoir politico-administratif des métropoles, revivifier et réinvestir les espaces délestés, les territoires périurbains conglomérés et enlaidis tout comme ceux corrodés par l’exode rural contraint. La reconnection entre les lieux d’habitat et de travail est primordiale ainsi que la refondation des ceintures maraîchères autour des grandes villes. Il faut aussi estomper les inégalités spatiales et désarticuler toute forme d’appropriation élitiste – de gentrification – dans les centres-villes comme désormais sur les littoraux. 

Toute véritable action publique nécessaire à une réindustrialisation durable, c’est-à-dire avec des activités ancrées sur les territoires, dignes et de qualité, ne peut s’inscrire que sur le long terme. A côté de l’enjeu d’aménagement égalitaire du territoire (en agissant aussi sur les réseaux et les lieux de formation), il faut recréer du commun et de la protection publique, notamment dans l’économie. Réguler l’économie numérique et généraliser le droit du travail aux employés « ubérisés » ; déployer et garantir des milliers d’emplois verts dans les filières d’avenir ; revaloriser les savoir-faire des métiers artisanaux fondamentaux et leurs structures de formation afférentes. Enfin, il nous faut rebâtir les nouveaux lieux d’échange et d’intermédiation au travail, autrefois bien plus nombreux, entre les différentes catégories socio-professionnelles. 

La gauche au défi de la métropolisation

Il est aujourd’hui largement convenu de rappeler la désaffiliation progressive des classes populaires à la gauche, ses structures intermédiaires et même au politique plus largement (syndicats, médias, partis). La gauche s’est fourvoyée à renoncer à son projet socialiste et a préféré accompagner et tempérer la liquéfaction libérale et le grand déménagement du monde. En cessant d’être une force sociale, elle s’est satisfaite de rester une voix uniquement axiologique, donc moraliste et s’est logiquement atrophiée.

Il convient maintenant de cesser de se lamenter et de ne plus faire l’économie d’une réflexion indispensable, dans la lignée de Marion Fontaine et Cyril Lemieux dans le dernier numéro de la revue Germinal6, sur « la réintégration politique des classes populaires ». Si la politique est par essence l’action qui vise à modifier son monde, c’est alors la capacité à agir sur le réel et le changer, non pas à le contempler et à s’y adapter, qui forge la légitimité d’un challenger ou d’un gouvernement institué. Ainsi, la gauche doit reconsidérer la société pour que celle-ci la reconsidère en retour, et non polir en boutiquier, des portions électorales seulement nécessaires à sa survie ; elle doit aussi reconsidérer le temps long, celui des mutations sociétales et ne plus s’enfermer dans le temps court et saccadé de la vie politicienne qui rétrécit les ambitions.

Un projet de reconfiguration liant de concert les intérêts communs de ces classes populaires – contre la métropolisation – avec les autres intérêts objectifs de la nation, que sont l’écologie, l’emploi et la souveraineté nationale, est possible.

Pour se relever et reconstruire de l’adhésion populaire, l’impératif largement admis de la réindustrialisation peut être le fer de (re)lance de la gauche. Pour rénover son projet et son discours en termes de politiques de développement plurielles, durables, et égalitaires ; afin de s’adresser de nouveau, sans autorité morale de prime abord, aux classes populaires – dans leur ensemble, leur complexité, leur subtilité – abandonnées et orphelines de représentations politiques. La réindustrialisation peut aussi permettre à la gauche de retracer une forme d’étatisme et d’en finir avec son égarement décentralisateur qui a fait du modèle métropolitain l’horizon unique du développement. En cela, elle peut lui permettre de retrouver l’audace d’une pensée critique à fort potentiel et qui sied au temps présent, sur ce que Pierre Vermeren appelle « l’impasse de la métropolisation »7

Un projet de reconfiguration liant de concert les intérêts communs de ces classes populaires – contre la métropolisation – avec les autres intérêts objectifs de la nation, que sont l’écologie, l’emploi et la souveraineté nationale, est possible. Car la métropolisation est un désastre pour la nature et la démocratie ; le travail est indispensable et illimité pour reconstruire durablement nos territoires ; notre autonomie est une condition substantielle de l’industrialisation du pays. La gauche peut initier un discours ambitieux, au service du plus grand nombre, intégrant ensemble ses dimensions dans une esthétique moderniste, pouvant créer un imaginaire désirable et un futur utopique. 

Néanmoins, au commencement, il convient de rappeler à quel point la tâche est ardue. Au-delà des discours très enthousiastes sur la réindustrialisation, le recul de notre force productive s’inscrit toujours au présent. La part de la valeur ajoutée de l’industrie continue de reculer dans le produit intérieur brut, tout comme la part de l’emploi industriel dans la structuration des emplois. Nous ne sommes pas dans une accalmie historique mais bel et bien toujours ancrés dans un mouvement de décomposition, dans une bascule dont l’atterrissage est incertain. 

En définitive, la réindustrialisation doit être pensée avec beaucoup d’ambitions, sur le long terme, et pas seulement comme une action économique stricto-sensu, aux avantages écologiques et géopolitiques certains ; elle peut aussi être une action d’aménagement des territoires, de rééquilibrage, pour stopper la sécession des élites métropolitaines et l’autonomisation connexe du bloc populaire. Entendu ainsi – au service du développement – le redéploiement industriel vers les villes moyennes pourrait contribuer à endiguer le sentiment de déclin et d’abandon d’une part majoritaire de la population et rétablir une réelle cohésion dans la société. Ici se situe un enjeu crucial et non suffisamment dit de la renaissance industrielle française. La gauche peut s’en saisir si ce n’est pour se reconstruire, du moins pour se redresser, à condition de défendre de nouveau la dignité et les revendications de la France d’en bas.

[1] Voir « Exode urbain : fantasme ou réalité ? », Le Point, 12 novembre 2021. 

[2] Guilluy : « On nie l’existence d’un mode de vie majoritaire », Le Point, 25 septembre 2021. 

[3] Jérôme Sainte-Marie, Bloc populaire, une subversion électorale inachevée, Paris, Cerf, 2021.  

[4] Jérôme Fourquet & Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux. Économie, paysages, nouveaux modes de vie, Paris, Seuil, 2021. 

[5] Arnaud Zegierman & Thierry Keller, Entre déclin et grandeur. Regards des Français sur le pays, Paris, L’Aube, 2021. 

[6] Voir le dernier numéro de la Revue Germinal intitulé « La gauche peut-elle (vraiment) se passer des classes populaires ? »

[7] Pierre Vermeren, L’impasse de la métropolisation, Paris, Gallimard, 2021.

La bifurcation écologique n’est pas un dîner de gala

Champ d’éoliennes au milieu des nuages. © Thomas Richter

Après un été marqué par des événements climatiques extrêmes et un nouveau rapport du GIEC confirmant ses prévisions les plus inquiétantes, une grande partie de la planète est désormais traversée par une crise énergétique qui préfigure d’autres troubles économiques à venir. Cette conjoncture a enterré le rêve d’une transition harmonieuse vers un monde post-carbone, mettant au premier plan la question de la crise écologique du capitalisme. À la COP26, la tonalité dominante a été celle de l’impuissance, où les malheurs imminents ont laissé l’humanité coincée entre les exigences immédiates de la reproduction systémique et l’accélération des désordres climatiques. Texte de Cédric Durand, économiste et auteur de Technoféodalisme. Critique de l’économie numérique (Zones, 2020), initialement publié par la New Left Review, traduit par Giorgio Cassio et édité par William Bouchardon.

À première vue, on pourrait penser que des mesures sont prises pour faire face à ce cataclysme. Plus de 50 pays – plus l’ensemble de l’Union européenne – se sont engagés à atteindre des objectifs de « zéro émission nette » qui verraient les émissions mondiales de CO2 liées à l’énergie diminuer de 40% d’ici à 2050. Pourtant, une simple lecture des données scientifiques montre que la transition écologique est loin d’être sur la bonne voie. Si nous ne parvenons pas à atteindre l’objectif mondial de zéro émission nette, les températures continueront d’augmenter, dépassant largement les +2°C d’ici à 2100. Selon le PNUE (Emissions Gap Report 2021, 26 octobre 2021), les contributions décidées au niveau national avant la COP2 permettraient de réduire les émissions à échéance de 2030 de 7,5%. Or, une baisse de 30% est nécessaire pour limiter le réchauffement à +2°C, tandis qu’une baisse de 55% serait nécessaire pour +1,5°C.

Comme le soulignait un récent éditorial de Nature du 31 mars 2021, nombre de ces pays ont pris des engagements de « zéro émission nette » sans avoir de plan concret pour y parvenir. Quels gaz seront visés ? Dans quelle mesure cet objectif net repose-t-il sur une réduction effective plutôt que sur des systèmes de compensation ? Ces derniers sont devenus particulièrement attrayants pour les pays riches et les entreprises polluantes, car ils ne réduisent pas directement les émissions et impliquent le transfert de la charge de la réduction des émissions de carbone vers les pays à revenu faible et moyen (qui seront les plus durement touchés par le dérèglement climatique). Sur ces questions cruciales, on ne trouve nulle part d’informations fiables et des engagements transparents, ce qui compromet la possibilité d’un suivi scientifique international crédible. En résumé, sur la base des politiques climatiques mondiales actuelles – celles qui sont mises en œuvre et celles qui sont proposées – le monde est sur la voie d’une augmentation dévastatrice des émissions au cours de la prochaine décennie.

La crise de l’énergie a déjà commencé

Malgré cela, le capitalisme a déjà connu le premier choc économique majeur lié à la transition bas carbone. La flambée des prix de l’énergie est due à plusieurs facteurs, notamment une reprise désordonnée après la pandémie, des marchés de l’énergie mal conçus au Royaume-Uni et dans l’UE qui exacerbent la volatilité des prix, et la volonté de la Russie de sécuriser ses revenus énergétiques à long terme. Toutefois, à un niveau plus structurel, l’impact des premiers efforts déployés pour restreindre l’utilisation des combustibles fossiles ne peut être négligé. En raison des limites imposées par les gouvernements à la combustion du charbon et de la réticence croissante des actionnaires à s’engager dans des projets qui pourraient être largement obsolètes dans trente ans, les investissements sont en baisse dans les combustibles fossiles. Si cette contraction de l’offre n’est pas suffisante pour sauver le climat, elle s’avère néanmoins trop importante pour la croissance capitaliste.

Plusieurs événements récents nous offrent un avant-goût de ce qui nous attend. Dans la région du Pendjab, en Inde, de graves pénuries de charbon ont provoqué des pannes d’électricité imprévues. En Chine, plus de la moitié des administrations provinciales ont imposé des mesures strictes de rationnement de l’électricité. Plusieurs entreprises, dont des fournisseurs clés d’Apple, ont récemment été contraintes d’interrompre ou de réduire leurs activités dans la province de Jiangsu, après que les autorités locales aient restreint l’approvisionnement en électricité. Ces restrictions visaient à respecter les objectifs nationaux en matière d’émissions en limitant la production d’électricité à partir du charbon, qui représente encore environ deux tiers de l’électricité en Chine. Pour contenir les retombées de ces perturbations, les autorités chinoises ont mis un frein temporaire à leurs ambitions climatiques, en ordonnant à 72 mines de charbon d’augmenter leur approvisionnement et en relançant les importations de charbon australien, interrompues pendant des mois en raison des tensions diplomatiques entre les deux pays.

Alors qu’une réduction de l’offre d’hydrocarbures est en cours, l’augmentation des sources d’énergie durables ne suffit pas à répondre à la demande croissante. Il en résulte une inadéquation énergétique qui pourrait faire dérailler la transition.

En Europe, c’est la flambée des prix du gaz qui a déclenché la crise actuelle. Hantés par le souvenir du soulèvement des Gilets jaunes contre la taxe carbone de Macron, les gouvernements sont intervenus avec des subventions énergétiques pour les classes populaires. Mais de manière plus inattendue, les hausses du prix du gaz ont précipité des réactions en chaîne dans le secteur manufacturier. Le cas des engrais est révélateur : un groupe américain, CF Industries (Deeefild, Illinois), a décidé d’arrêter la production de ses usines d’engrais au Royaume-Uni, devenues non rentables en raison de la hausse des prix. En tant que sous-produit de ses activités, l’entreprise fournissait auparavant 45% du CO2 de qualité alimentaire du Royaume-Uni – dont la perte a déclenché des semaines de chaos pour l’industrie, affectant divers secteurs, allant de la bière et des boissons non alcoolisées à l’emballage alimentaire et à la viande. Au niveau mondial, la flambée des prix du gaz affecte le secteur agricole par le biais de l’augmentation des prix des engrais. En Thaïlande, le coût des engrais est en passe de doubler depuis 2020, augmentant les coûts pour de nombreux producteurs de riz et mettant en péril la saison de la plantation. Si cette situation perdure, les gouvernements pourraient être amenés à intervenir pour garantir les approvisionnements alimentaires essentiels.

Les répercussions mondiales et généralisées des pénuries d’énergie et des hausses de prix soulignent les effets complexes qu’implique la transformation structurelle nécessaire à l’élimination des émissions de carbone. Alors qu’une réduction de l’offre d’hydrocarbures est en cours, l’augmentation des sources d’énergie durables ne suffit pas à répondre à la demande croissante. Il en résulte une inadéquation énergétique qui pourrait faire dérailler la transition. Dans ce contexte, les pays peuvent soit revenir à la source d’énergie la plus facilement disponible – le charbon –, soit provoquer un recul de l’économie en raison de la flambée des coûts et de ses effets sur la rentabilité, les prix à la consommation et la stabilité du système financier. A court terme, il s’agit donc d’un compromis entre les objectifs écologiques et la nécessité de favoriser la croissance. Mais ce dilemme énergétique est-il valable à moyen et long terme ? Un choix entre le climat et la croissance finira-t-il par s’imposer ?

Décroissance et investissement : les deux volets de la transition écologique

La réussite de la transition vers un monde décarbonné implique le déroulement harmonieux de deux processus complexes et interdépendants, aux niveaux matériel, économique et financier. Premièrement, un processus de démantèlement doit avoir lieu : les sources de carbone doivent être réduites de manière drastique, et avant tout l’extraction d’hydrocarbures, la production d’électricité à partir de charbon et de gaz, les systèmes de transport à base de carburant, le secteur de la construction (en raison du niveau élevé d’émissions liées à la production de ciment et d’acier) et l’industrie de la viande. Il s’agit ici de décroissance au sens le plus simple du terme : les équipements doivent être mis au rebut, les réserves de combustibles fossiles doivent rester dans le sol, l’élevage intensif doit être abandonné et toute une série de fonctions professionnelles relatives à ces secteurs doivent être supprimées.

Toutes choses égales par ailleurs, l’élimination des capacités de production implique une contraction de l’offre qui entraînerait une pression inflationniste généralisée. Ceci est d’autant plus probable que les secteurs les plus touchés occupent une position stratégique dans les économies modernes. Se répercutant sur les autres secteurs, la pression sur les coûts entamera les marges des entreprises, les profits mondiaux et/ou le pouvoir d’achat des consommateurs, déclenchant de violentes spirales de récession. En outre, la décroissance de l’économie carbonée est une perte nette du point de vue de la valorisation du capital financier : d’énormes quantités d’actifs perdus doivent être effacées puisque les bénéfices sous-jacents attendus sont abandonnés, ouvrant la voie à des ventes à la sauvette et ricochant sur la masse de capital fictif1. Ces dynamiques interdépendantes s’alimenteront mutuellement, les forces de la récession augmentant les défauts de paiement des dettes tandis que la crise financière gèle l’accès au crédit.

L’autre aspect de la transition est un effort d’investissement majeur pour faire face au choc de l’offre causé par la décroissance du secteur du carbone. Si le changement des habitudes de consommation pourrait jouer un rôle, notamment dans les pays riches, la création de nouvelles capacités de production décarbonées, l’amélioration de l’efficacité, l’électrification des transports, des systèmes industriels et de chauffage (ainsi que, dans certains cas, le déploiement de la capture du carbone) sont également nécessaires pour compenser l’élimination progressive des émissions de gaz à effet de serre. D’un point de vue capitaliste, cela pourrait représenter de nouvelles opportunités de profit, tant que les coûts de production ne sont pas prohibitifs par rapport à la demande disponible. Attirée par cette valorisation, la finance verte pourrait intervenir et accélérer la transition, propulsant une nouvelle vague d’accumulation capable de soutenir l’emploi et le niveau de vie.

L’impasse du marché carbone

Cependant, il faut garder à l’esprit que le timing est primordial : réaliser de tels ajustements en cinquante ans est complètement différent que de devoir se désengager radicalement en une décennie. Or, au vu de la situation actuelle, les perspectives d’un passage en douceur et adéquat aux énergies vertes sont pour le moins minces. La réduction du secteur du carbone reste incertaine en raison de la contingence inhérente aux processus politiques et du manque persistant d’engagement des autorités nationales. Il est révélateur qu’un seul sénateur, Joe Manchin, élu de Virginie-Occidentale, parvienne à bloquer le programme des démocrates américains visant à faciliter le remplacement des centrales électriques au charbon et au gaz.

Au vu de la situation actuelle, les perspectives d’un passage en douceur et adéquat aux énergies vertes sont pour le moins minces.

Comme l’illustrent les perturbations actuelles, le manque d’alternatives facilement disponibles pourrait également entraver l’abandon progressif des combustibles fossiles. Selon l’AIE – Agence internationale de l’énergie : « Les dépenses liées à la transition […] restent bien en deçà de ce qui est nécessaire pour répondre à la demande croissante de services énergétiques de manière durable. Ce déficit est visible dans tous les secteurs et toutes les régions. » Dans son dernier rapport sur l’énergie, Bloomberg (New Energy Outlook 2021estime qu’une économie mondiale en croissance nécessitera un niveau d’investissement dans l’approvisionnement et les infrastructures énergétiques compris entre 92 000 et 173 000 milliards de dollars au cours des trente prochaines années. L’investissement annuel devra plus que doubler, passant d’environ 1700 milliards de dollars par an aujourd’hui à une moyenne comprise entre 3100 et 5800 milliards de dollars par an. L’ampleur d’un tel ajustement macroéconomique serait sans précédent.

Du point de vue de la théorie économique dominante, qui ne jure que par le marché, cet ajustement passe par la détermination du bon prix. Dans un récent rapport commandé par le président français Emmanuel Macron, deux économistes de premier plan dans ce domaine, Christian Gollier et Mar Reguant, affirment que « la valeur du carbone doit servir de jauge pour toutes les dimensions de l’élaboration des politiques publiques ». Bien que les normes et les réglementations ne soient pas à exclure, une « tarification bien conçue du carbone », via une taxe sur le carbone ou un mécanisme de plafonnement et d’échange, doit jouer le rôle principal. Les mécanismes de marché sont censés internaliser les externalités négatives des émissions de gaz à effet de serre, permettant ainsi une transition ordonnée tant du côté de l’offre que de la demande. La tarification du carbone présente l’avantage de se concentrer sur l’efficacité en termes de coût par tonne de CO2, sans qu’il soit nécessaire d’identifier à l’avance les mesures qui fonctionneront. Reflétant la plasticité de l’ajustement du marché, « contrairement à des mesures plus prescriptives, un prix du carbone laisse le champ ouvert à des solutions innovantes ».

Cette perspective techno-optimiste et de libre marché garantit la conciliation entre la croissance capitaliste et la stabilisation du climat. Cependant, elle souffre de deux défauts principaux. Le premier est l’aveuglement de l’approche de la tarification du carbone face à la dynamique macroéconomique impliquée par l’effort de transition. Un récent rapport de Jean Pisani-Ferry (août 2021), rédigé pour le Peterson Institute for International Economics, minimise la possibilité d’un ajustement en douceur conduit par les prix du marché, tout en anéantissant les espoirs d’un Green New Deal qui bénéficierait à tous.

Puisque « la procrastination a réduit les chances d’organiser une transition ordonnée », le rapport note qu’il n’y a « aucune garantie que la transition vers la neutralité carbone soit bonne pour la croissance ». Le processus est assez simple : 1) comme la décarbonation implique une obsolescence accélérée d’une partie du stock de capital existant, l’offre sera réduite; 2) dans l’intervalle, il faudra investir davantage. La question qui se pose alors est la suivante: y a-t-il suffisamment de ressources dans l’économie pour permettre un accroissement des investissements parallèlement à une offre affaiblie ? La réponse dépend de la quantité de ressources inutilisées dans l’économie, c’est-à-dire de capacités de production inutilisées et du chômage. Mais compte tenu de l’ampleur de l’ajustement et de la brièveté du délai, cela ne peut être considéré comme acquis. Selon Jean Pisani-Ferry, « l’impact sur la croissance serait ambigu, l’impact sur la consommation devrait être négatif. L’action pour le climat est comme une montée en puissance militaire face à une menace : bonne pour le bien-être à long terme, mais mauvaise pour la satisfaction du consommateur. » Le transfert de ressources de la consommation vers l’investissement signifie que les consommateurs supporteront inévitablement le coût de l’effort.

En dépit de sa perspective néo-keynésienne, Pisani-Ferry ouvre une discussion éclairante sur les conditions politiques qui permettraient une réduction du niveau de vie et une lutte des classes verte menée en fonction des revenus. Pourtant, de par son attachement au mécanisme des prix, son argumentation, comme celle de l’ajustement du marché, repose de manière irrationnelle sur l’efficacité de la réduction des émissions de CO2. Le deuxième défaut de la contribution de Gollier et Reguant devient apparent lorsqu’ils appellent à « une combinaison d’actions climatiques dont le coût par tonne d’équivalent CO2 non émise soit le moins élevé́ possible ». En effet, comme les auteurs le reconnaissent eux-mêmes, la fixation du prix du carbone est très incertaine. Les évaluations peuvent aller de 45 à 14 300 dollars par tonne, selon l’horizon temporel et la réduction visée. Avec une telle variabilité, il est inutile d’essayer d’optimiser le coût de la réduction du carbone de manière intertemporelle. Ce qui importe n’est pas le coût de l’ajustement, mais plutôt la certitude que la stabilisation du climat aura lieu.

Pourquoi la planification est indispensable

Dans un travail sur les spécificités du modèle japonais d’Etat développeur (c’est-à-dire étant à l’origine du développement économique, ndlr), le politologue Chalmers Johnson fait une distinction qui pourrait également être appliquée au débat sur la transition écologique. Selon lui, « un Etat régulateur – ou rationnel par rapport au marché – se préoccupe de la forme et des procédures – les règles, si vous voulez – de la concurrence économique, mais il ne se préoccupe pas des questions de fond […] Au contraire, l’Etat développeur – rationnel par rapport au plan – a pour caractéristique dominante de fixer précisément de tels objectifs sociaux et économiques de fond. »

En d’autres termes, alors que la première vise l’efficience – en faisant l’usage le plus économique des ressources – la seconde s’intéresse à l’efficacité, c’est-à-dire à la capacité d’atteindre un objectif donné, qu’il s’agisse de la guerre ou de l’industrialisation. Etant donné la menace existentielle que représente le changement climatique et le fait qu’il existe une mesure simple et stable pour limiter notre exposition, nous devrions nous préoccuper de l’efficacité de la réduction des gaz à effet de serre plutôt que de l’efficience économique de l’effort. Au lieu d’utiliser le mécanisme des prix pour laisser le marché décider où l’effort doit porter, il est infiniment plus simple d’additionner les objectifs aux niveaux sectoriel et géographique, et de prévoir un plan de réduction cohérent pour garantir que l’objectif global sera atteint à temps.

Au lieu d’utiliser le mécanisme des prix pour laisser le marché décider où l’effort doit porter, il est infiniment plus simple d’additionner les objectifs aux niveaux sectoriel et géographique, et de prévoir un plan de réduction cohérent pour garantir que l’objectif global sera atteint à temps.

Ruchir Sharma, de Morgan Stanley, aborde cette question dans le Financial Times du 2 août 2021 et soulève un point qui plaide indirectement en faveur de la planification écologique. Il note que la poussée d’investissement nécessaire à la transition vers une économie bas carbone nous pose un problème matériel trivial : d’une part, les activités polluantes – en particulier dans les secteurs de l’exploitation minière ou de la production de métaux – ne sont plus rentables en raison de la réglementation accrue ou de la hausse des prix du carbone; d’autre part, l’investissement dans le verdissement des infrastructures nécessite de telles ressources pour accroître les capacités. La diminution de l’offre et l’augmentation de la demande sont donc la recette de ce qu’il appelle la « greenflation ». Ruchir Sharma affirme donc que « bloquer les nouvelles mines et les plates-formes pétrolières ne sera pas toujours la décision la plus responsable sur le plan environnemental et social ».

En tant que porte-parole d’une institution ayant un intérêt direct dans les matières premières polluantes, Sharma est loin d’être neutre. Mais le problème qu’il présente – comment fournir suffisamment de matières polluantes pour construire une économie à énergie propre ? – est réel et renvoie à un autre problème lié à une hypothétique transition axée sur le marché : la tarification du carbone ne permet pas à la société de faire la distinction entre les utilisations fallacieuses du carbone – comme envoyer des milliardaires dans l’espace – et les utilisations vitales comme la construction de l’infrastructure d’une économie bas carbone. Dans le cadre d’une transition réussie, le premier usage serait rendu impossible et le second serait aussi bon marché que possible. En tant que tel, un prix unique du carbone devient une voie évidente vers l’échec.

Contre le marché, le socialisme

Cela nous renvoie à un argument ancien mais toujours décisif : la reconstruction d’une économie – dans ce cas, une économie qui élimine progressivement les combustibles fossiles – nécessite la restructuration de la chaîne de relations entre ses divers segments, ce qui suggère que le sort de l’économie dans son ensemble dépend de son point de moindre résistance. Comme l’a noté Alexandre Bogdanov dans le contexte de la construction du jeune Etat soviétique, « en raison de ces relations interdépendantes, le processus d’expansion de l’économie est soumis dans son intégralité à la loi du point le plus faible ». Cette ligne de pensée a été développée plus tard par Wassily Leontief dans ses contributions à l’analyse des entrées-sorties (input-ouput). Il soutient que les ajustements du marché ne sont tout simplement pas à la hauteur de la transformation structurelle. Dans de telles situations, ce qu’il faut, c’est un mécanisme de planification prudent et adaptatif capable d’identifier et de traiter un paysage mouvant de goulets d’étranglement.

Avec sa préoccupation de longue date pour la planification et la consommation socialisée, le socialisme international est une piste évidente pour assumer cette tâche historique.

Lorsque l’on considère les défis économiques que représente la restructuration des économies pour maintenir les émissions de carbone en phase avec la stabilisation du climat, cette discussion prend une nouvelle tournure. L’efficacité doit primer sur l’efficience économique dans la réduction des émissions. Cela signifie qu’il faut abandonner le fétichisme du mécanisme des prix pour planifier la manière dont les ressources polluantes restantes seront utilisées au service d’infrastructures propres. Cette planification doit avoir une portée internationale, car les plus grandes possibilités de décarbonation de l’approvisionnement en énergie se trouvent dans le Sud. En outre, comme la transformation du côté de l’offre ne suffira pas, des transformations du côté de la demande seront également essentielles pour rester dans les limites planétaires. Les besoins en énergie pour assurer un niveau de vie décent à la population mondiale peuvent être réduits de manière drastique, mais outre l’utilisation des technologies disponibles les plus efficaces, cela implique une transformation radicale des modes de consommation, y compris des procédures politiques pour établir des priorités entre des demandes de consommation concurrentes.

Avec sa préoccupation de longue date pour la planification et la consommation socialisée, le socialisme international est une piste évidente pour assumer cette tâche historique. Bien que l’état médiocre des courants socialistes n’incite guère à l’optimisme, la conjoncture catastrophique dans laquelle nous entrons – ainsi que la volatilité des prix et les spasmes continus des crises capitalistes – pourrait accroître le caractère mouvant de la situation. Dans de telles circonstances, la gauche doit être suffisamment flexible pour saisir toute opportunité politique qui fera avancer la voie d’une transition écologique démocratique.

Note : ce texte a également été republié en français par le magazine Contretemps.