Hadrien Mathoux : « Tout mouvement politique ambitieux se doit d’élargir son socle »

© Elsa Margueritat

À l’occasion de la sortie de son ouvrage Mélenchon : la chute – Comment la France insoumise s’est effondrée aux éditions du Rocher, nous avons souhaité interroger Hadrien Mathoux, journaliste politique en charge du suivi de la gauche et de la France insoumise pour Marianne sur la trajectoire et les ressorts des difficultés auxquelles la France insoumise n’échappe pas, à la fois sur le plan stratégique mais surtout sur le plan politique. Pour le journaliste, en dépit du caractère hors norme de la personnalité de Jean-Luc Mélenchon dans le paysage politique français, la France insoumise, avant tout fondée comme locomotive pour la présidentielle, est traversée par trop de contradictions pour espérer rééditer, selon lui, le succès enregistré en 2017. Propos recueillis par Valentin Chevallier et Léo Rosell.


LVSL – Quelles ont été vos motivations pour écrire un ouvrage dédié au fonctionnement de la France insoumise ? 

Hadrien Mathoux – Elles étaient nombreuses. Lorsque je me suis mis au travail, au printemps 2018, une seule année nous séparait de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon, passionnante par ses innovations de forme et de fond, mais également fructueuse électoralement. Grâce à son excellent résultat électoral, mais aussi en raison des premières orientations du quinquennat Macron, il était envisageable que les Insoumis s’imposent comme la première force d’opposition du pays.

D’un autre côté, l’on pressentait déjà les tendances que je décris dans mon ouvrage, les tiraillements entre plusieurs lignes politiques aux aspirations diverses, les ambiguïtés stratégiques à résoudre, le rapport mouvant à la gauche et au peuple etc. Ajoutez à cela une panoplie de personnalités charismatiques et un mouvement au fonctionnement atypique, et vous obtenez un matériau idéal pour tout journaliste.

J’essaie, par ailleurs et autant que possible, de privilégier un journalisme politique qui s’attache davantage aux débats idéologiques qu’aux petites manœuvres politiciennes ou à une vision excessivement psychologisante des événements et des acteurs. Les Insoumis sont bien adaptés à cette vision des choses ; je leur reconnais une certaine sincérité dans la défense de leurs idéaux, et chez eux, la vision stratégique revêt une importance primordiale.

LVSL – Vous revenez très souvent sur cette dichotomie entre une ligne populiste/républicaine versus une ligne de rassemblement de la gauche/culturelle. N’est-ce pas le problème originel de la France insoumise que d’avoir misé sur la possibilité de concilier ces deux lignes ? Est-ce qu’aujourd’hui, comme vous semblez l’indiquer, l’une de ces deux lignes l’a définitivement emporté sur l’autre ? 

H.M – Tout mouvement politique ambitieux se doit d’élargir son socle, de cadres, de militants, d’électeurs. La pureté idéologique absolue convient à des groupuscules, mais lorsqu’il s’agit de conquérir le pouvoir, il est inévitable de devoir faire cohabiter des personnes qui ne pensent pas pareil sur tous les sujets. Deux questions se posent alors : quels sont les fondamentaux idéologiques sur lesquels tout le monde doit être d’accord, et quelle méthode de gestion adopte-t-on pour gérer les divergences ? C’est peut-être sur ces deux points, et notamment le second, que la France insoumise a pu commettre des erreurs.

Il est impossible de déclarer la victoire définitive d’une ligne sur l’autre, notamment car tout cela ne tient finalement quasiment qu’aux décisions de Jean-Luc Mélenchon. Néanmoins, il est évident que la ligne de gauche culturelle a remporté beaucoup de victoires décisives : départ ou exclusion des principaux défenseurs de la ligne populiste et républicaine, amendement du discours sur la laïcité, l’immigration ou l’Europe, prolifération du discours intersectionnel, etc.

LVSL – De l’immigration à la question européenne, en passant par le positionnement par rapport aux Gilets jaunes, vous montrez que le mouvement est traversé par de nombreuses ambiguïtés, qui renvoient à la difficulté de trancher sur des sujets clivants, au risque de perdre en clarté auprès de l’opinion. N’est-ce pas là une limite fondamentale liée aux principes organisationnels si particuliers de la FI, que vous résumez à travers le concept d’« autocratisme gazeux » ?

H.M – Effectivement, il semble y avoir un lien clair entre l’incapacité de trancher sur certains sujets clefs et la forme organisationnelle adoptée par la FI. On peut néanmoins comprendre la réticence de Jean-Luc Mélenchon envers le modèle pyramidal adopté par le Parti socialiste, qui possède lui aussi de nombreux défauts et consume l’essentiel de l’énergie des cadres et des militants dans des batailles picrocholines.

L’ennui, c’est qu’à cette organisation imparfaite, les Insoumis ont substitué une forme “gazeuse” dépourvue de structures démocratiques, dans laquelle les militants sont à la fois autonomes et impuissants, et où tout le pouvoir décisionnel est concentré dans les mains de quelques cadres, pour ne pas dire Jean-Luc Mélenchon lui-même. Passée la période d’unanimisme de la campagne présidentielle 2017, lorsque les débats internes ont refait surface, LFI n’a disposé d’aucune instance pour les régler sereinement. Cela a été fait dans la confusion et la brutalité. Mais il ne faut pas non plus réduire les difficultés des Insoumis à la forme du mouvement : les principaux écueils restent de nature politique.

LVSL – Vous n’abordez que de manière parcellaire les élections municipales. La direction nationale semble d’ailleurs avoir accordé peu d’importances aux élections intermédiaires. La faiblesse des relais et de l’implantation locale n’est-elle pas un frein à la remobilisation des cercles insoumis, déjà affaiblis par l’essoufflement militant post-2017 et la crise interne du mouvement ? 

H.M – Les élections municipales ont bien montré que même si les nouveaux mouvements politiques sont sans doute plus adaptés aux réseaux sociaux et à la communication numérique, rien ne remplace la bonne vieille implantation d’élus locaux et l’implication militante pour remporter des mairies. La République En Marche, le parti au pouvoir, a ainsi éprouvé les pires difficultés lors de ces municipales, au contraire de formations pourtant moribondes au plan national comme le PS ou Les Républicains.

Du côté de la France insoumise, s’y est ajoutée la volonté pas totalement assumée “d’enjamber” ce scrutin, jugé peu adapté au mouvement. Il semble de plus en plus clair que la FI se conçoive comme une machine électorale au service des ambitions présidentielles de Jean-Luc Mélenchon. Ceci étant dit, il est difficile de contester que la vie politique française en général ne semble tourner qu’autour de cette élection.

LVSL – Jean-Luc Mélenchon a vu son image s’abîmer depuis 2017. Pour autant, comment avez-vous analysé l’émergence de Nous Sommes Pour ? Pensez-vous que ce nouveau mouvement peut lui permettre de faire un meilleur score en 2022, voire de l’emporter ? 

Je suis assez sceptique, tout d’abord parce que le résultat de Jean-Luc Mélenchon en 2017, lié à une campagne très réussie mais également à une conjonction de facteurs favorables, était en réalité assez exceptionnel. Pour ce qui est de 2022, Mélenchon va davantage s’inscrire dans la continuité que lors des deux échéances précédentes, où il avait présenté des innovations esthétiques et de fond à chaque fois.

C’est assez logique, son score de 2017 l’a définitivement installé dans le paysage et ses qualités en campagne sont indéniables. Ceci étant, Nous Sommes Pour ne fera pas oublier que depuis trois ans, les Insoumis connaissent de grandes difficultés. Les piètres résultats électoraux, des choix idéologiques douteux et l’effondrement de l’image de Jean-Luc Mélenchon après l’épisode des perquisitions en octobre 2018 ne s’effaceront pas par magie, même si le nom de la plateforme et l’habillage changent.

LVSL – Ne risque-t-il pas d’être gêné par une candidature probable d’Arnaud Montebourg, tant par un choix de « fédération populaire » que par une campagne populiste ? 

H.M – Difficile de le contester. On ne sait pas si Arnaud Montebourg sera bel et bien candidat, mais s’il y parvient, son profil politique, son programme et son positionnement en candidat “de la France plutôt que de la gauche” risquent immanquablement de séduire une partie de ceux qui avaient voté pour Mélenchon en 2017. Arnaud Montebourg présenterait une candidature encore plus proche de celle de Mélenchon que Benoît Hamon cinq ans plus tôt. Ce dernier étant toujours jugé comme l’un des responsables de la non-qualification au second tour par certains Insoumis.

LVSL – Le programme l’Avenir en commun sera celui de la FI en 2022, mâtiné de quelques ajustements. L’absence de nombreux cadres ayant joué un rôle central dans la campagne de 2017 peut-il changer en profondeur le programme ? 

H.M – Un changement massif de l’Avenir en commun m’apparaît très peu probable. Parce qu’il s’agit d’un texte très complet et travaillé, mais aussi parce que les Insoumis, militants compris, entretiennent un rapport passionnel, presque fétichiste, à ce programme. Toutefois, il sera intéressant d’observer les tendances idéologiques à l’œuvre au sein de la France insoumise, et notamment le départ massif des cadres souverainistes et laïques, se traduire par petites touches dans le texte.

On peut déjà se livrer à quelques constatations de forme, en prenant comme exemple le chapitre consacré à la laïcité : le programme de 2017 vilipendait ses « adversaires historiques, intégristes religieux et racistes qui veulent aussi en faire un prétexte pour flétrir les musulmans ». La nouvelle version, rédigée dans un esprit bien plus accommodant, appelle à faire cesser « les polémiques vaines et futiles qu’agitent les diviseurs de tout crin, souvent ses ennemis hier, et qui s’en servent pour flétrir les musulmans. » Il y a là comme un changement de ton, non ?

LVSL – Adrien Quatennens, en tant que coordinateur de la France insoumise, joue un rôle central au sein du mouvement. Apparaît-il selon vous comme l’héritier naturel de Jean-Luc Mélenchon, ou peut-il être concurrencé par d’autres figures du mouvement comme François Ruffin, Alexis Corbière voire Mathilde Panot ? 

H.M – Adrien Quatennens n’a pas été nommé coordinateur de la FI par hasard : il est talentueux, a fait ses preuves, et montre une extrême loyauté à Jean-Luc Mélenchon. François Ruffin est également très populaire mais présente un profil plus atypique et franc-tireur que Quatennens. Alexis Corbière joue davantage un rôle d’appui que de leader potentiel. Mathilde Panot fait partie des figures montantes de la FI au même titre qu’Adrien Quatennens, mais il me semble qu’elle n’a pas autant “percé” que lui aux yeux du grand public.

Gardons tout de même à l’esprit deux éléments : on ne sait pas si la France insoumise survivra à l’élection présidentielle de 2022, et si oui, on ne sait pas non plus quelle sera la modalité de sélection du prochain chef de file. Personne, à la France insoumise, ne s’impose comme le successeur évident d’un Jean-Luc Mélenchon qui, si sa personnalité est clivante, reste une figure d’une dimension hors normes dans le paysage politique.

LVSL – Le populisme de droite semble l’avoir davantage emporté que le populisme de gauche dans de nombreux pays. Quelles leçons en tirez-vous au vu de vos enquêtes sur la FI ? Pensez-vous que le fait que le populisme de droite n’ait pas de mal à attaquer de manière frontale ses ennemis, et ne s’encombre pas de nuances ni de questions morales, y joue un rôle ? 

H.M – Pour être complet, cette question devrait être précédée d’un long et fastidieux débat sur les contours de la notion de populisme, ainsi que sur la pertinence d’une distinction entre un “populisme de gauche” et un “populisme de droite” !

Je vais tenter d’être synthétique, et donc forcément un peu caricatural : le populisme, qu’on peut résumer en un mécontentement des catégories populaires envers les élites jugées coupables d’avoir trahi leurs intérêts, se décline en plusieurs dimensions. Une dimension politique, qui se traduit par une aspiration à plus de souveraineté populaire et nationale ; une dimension économique, visant à restaurer de la redistribution, de la justice sociale et des services publics ; une dimension culturelle enfin, qui peut se résumer par une crainte de voir son quotidien, ses traditions et les coutumes auxquelles on est attaché être balayées par la mondialisation, cette insécurité ayant pour corollaire une demande d’ordre et de sécurité.

Vous l’aurez noté, je ne fais pas mention des « chaînes d’équivalence » dont parle Chantal Mouffe, qui sont supposées être mises en place pour créer un lien entre les revendications matérialistes des classes populaires et les aspirations progressistes des couches moyennes. J’avoue être circonspect sur cette notion, qui me paraît être une tentative de remplumer la deuxième gauche avec les habits du populisme en s’appuyant sur une lecture artificielle des dynamiques sociales. Sans nécessairement les opposer, il n’existe pas de complémentarité naturelle entre le populisme et les aspirations progressistes.

La majorité de la gauche, y compris la France insoumise qui se revendiquait du populisme, a fait depuis 2017 le choix délibéré de complètement ignorer la dimension culturelle que j’évoque un peu plus haut, voire, pour certains, de renvoyer toute volonté de prise en compte de ces problèmes à l’expression d’un fascisme rampant.

Influencée par une petite-bourgeoisie intellectuelle surreprésentée parmi les cadres et les militants, elle a défendu une vision promouvant la fragmentation de la société en minorités et en causes à défendre, incompatible avec la dynamique unitaire que porte intrinsèquement toute stratégie populiste. Au sein des catégories populaires, des orientations perçues comme “laxistes” sur des sujets comme l’immigration, la sécurité ou la laïcité sont des repoussoirs absolus, dans un contexte de raidissement généralisé sur ces thématiques.

Le populisme de droite a davantage infléchi son discours sur l’économie que la gauche ne l’a fait sur le culturel, c’est avant tout dans cette dichotomie qu’il faut chercher l’origine du succès supérieur du premier sur le second. Le cas du Royaume-Uni est un exemple très parlant de cela. Par ailleurs, on peut le déplorer, mais l’intransigeance de l’électorat est moindre en ce qui concerne les sujets économiques : des populistes de droite peuvent prospérer auprès des catégories populaires tout en continuant à promouvoir des politiques économiques contraires à leurs intérêts.

LVSL – La publication de votre ouvrage a-t-elle changé votre relation de journaliste avec les dirigeants et parlementaires de la France insoumise ? 

H.M – J’aimerais répondre “non” à cette question ! De mon côté, je traite la France insoumise exactement de la même manière qu’avant la parution du livre. Néanmoins, force est de constater que les choses ont changé à mon égard, puisque Jean-Luc Mélenchon me consacre des attaques personnelles dans son blog ou ses vidéos, de même que certains cadres et évidemment plusieurs dizaines de militants virulents, au comportement quelque peu robotique. Il est désagréable — même si un peu comique — de se voir repeint en “militant politique”, “histéro-facho”, “collabo”, à la fois “pro-Macron, fervent défenseur de l’ultralibéralisme”, “facho” et membre de la “droite catho”. Je ne fais ici que citer quelques amabilités qui m’ont été adressées.

Même s’il faut toujours prendre du recul, je dois avouer avoir été un peu déçu sur ce plan. Je croyais que les Insoumis, parfois injustement décrits en staliniens invétérés (le comble pour ceux qui viennent du trotskisme !), se plaçaient du côté de l’exercice de la raison critique. Depuis, je les ai vus adopter des méthodes agressives relevant du sectarisme le plus obtus dès lors qu’on n’allait pas dans leur sens. Jean-Luc Mélenchon, victime de tant de caricatures, se réfugie lui-même dans la caricature en traitant le moindre contradicteur de fasciste. Pourtant, mon ouvrage est fort nuancé et ne succombe jamais à l’attaque gratuite. L’ont-ils seulement lu ?

Paradoxalement, en adoptant ce comportement, les Insoumis illustrent tout un passage du livre, qui évoque le fait que « la moindre critique est considérée comme une trahison » et que toute discussion est devenue impossible en interne. Cette campagne de dénigrement fait peut-être plaisir aux militants, mais je doute qu’elle convainque grand monde au-delà. En tout cas, ce n’est pas parce que les Insoumis ont choisi cette stratégie que je serais plus négatif à leur égard dans mes articles, mon travail est de décrire les choses de la manière la plus objective possible.

Maradona, héraut du peuple et icône pop de la révolution

Diego Maradona auréole saint
Diego Maradona ceint d’une auréole. © Affiche du documentaire d’Asif Kapadia, consacré au joueur.

Légende qui a marqué l’histoire de la Coupe du monde, de l’Argentine et du football comme personne d’autre, le « Pibe de Oro », le « gamin en or » des bidonvilles de Buenos Aires, nous a quittés. Un 25 novembre, soit quatre ans jour pour jour après Fidel Castro, qui était devenu son ami, son confident. Celui que l’on croyait immortel nous laisse ainsi orphelins de la joie qu’il savait communiquer, balle au pied, mieux que quiconque, de cette passion enfantine du ballon qui transparaissait à chacune de ses touches de balle, de cette folie maîtrisée qui devenait de l’art. Nul doute qu’il restera éternel, et qu’il conservera à jamais une place dans le cœur de celles et ceux avec lesquels il a partagé cette belle passion qu’est l’amour du football.

La main de Dieu lui a certes été tendue trop tôt cette fois-ci, à notre grand regret, mais Diego nous laisse un héritage considérable : celui d’une icône pop, d’un personnage romantique et engagé, et d’un footballeur hors normes, dans cet ordre. Celui d’un football populaire et festif, humain et addictif, dans lequel le peuple pouvait s’identifier à l’un des siens et retrouver, avec lui, sa dignité. Celui d’un temps où le ballon rond n’était pas encore aseptisé par des impératifs de rentabilité et de retours sur investissement, mais encore un objet de rêves et de passions, un jeu d’enfants qui, devenus grands, savaient rester insouciants mais toujours en quête du « beau geste » qui est par essence gratuit et généreux.

Révolutionnaire autant par son style de jeu intuitif que par ses convictions en faveur du socialisme latino-américain, Maradona était devenu El Diego et même, pour les croyants de l’Église maradonienne, un demi-dieu. L’image de monsieur Tout-le-monde qu’il cultivait à travers une certaine simplicité se mêlait paradoxalement à son amour bien connu des voitures, des femmes et de la drogue. Retour sur la trajectoire de ce héraut du peuple, dont les failles ne le rendaient que plus humain encore, que plus attachant. Hommage de Léo Rosell et Pablo Rotelli.


L’enfant des bidonvilles devenu l’incarnation du « camp populaire »

Si Diego Maradona incarnait autant le peuple argentin, avec toutes ses contradictions, c’est qu’il en était lui-même issu. En effet, Maradona naît dans le quartier de Villa Fiorito, banlieue modeste située au sud du Grand Buenos Aires. Cinquième enfant, et premier garçon d’une famille de huit, il grandit dans un bidonville, et raconte à ce sujet, non sans humour, qu’il a « grandi dans une résidence privée… Privée d’eau, d’électricité et de téléphone. » Il touche également ses premiers ballons, à l’âge de six ans, dans les rues de Villa Fiorito, et dans le club de ce quartier, l’Estrella Roja.

Diego vouait alors un culte à Boca Juniors, le club des bidonvilles, éternel rival des millionnaires de River Plate. À huit ans, c’est toutefois Cebollitas, le centre de formation du club d’Argentinos Juniors, qui le repère, deux ans seulement avant d’apparaître dans son premier journal, Clarin. Le journaliste le qualifie alors de « pibe », annonçant que ce garçon a « la classe d’un futur crack ».

Maradona en 1970
Maradona en 1970.

Ses origines populaires jouent pour beaucoup dans la capacité d’identification des classes subalternes argentines, qui voient en Maradona certes un « enfant du pays », mais encore davantage l’un des leurs. Sa réussite est d’autant plus un modèle qu’elle ne l’a jamais empêché de rester fidèle à ses origines, et de continuer à défendre les intérêts des plus pauvres.

Cet ancrage social fort provoqua tout au long de sa vie des réactions contrastées, des passions articulées autour d’un schéma forgé en Argentine, la grieta, la fissure qui sépare les péronistes des antipéronistes, ceux qui s’identifient au « camp populaire » du reste de la « bonne société ». Celle-ci, éduquée, portègne, blanche, a le regard tourné vers l’Europe et les États-Unis, et rêve d’aller à Miami tandis que le gamin du bidonville a pour seul horizon el potrero, le terrain boueux où l’on joue chaque match comme une finale.

Une carrière à son image, généreuse et systématiquement au service du collectif

Maradona est le trait d’union d’un peuple comme il a été l’individu au service du collectif. S’il ne touche pas toujours le ballon, il organise, il prend des défenseurs avec lui, il dirige, il lie des stars mondiales et autour de lui, le collectif trouve tout son sens.

Alors qu’il joue son premier match professionnel quelques jours seulement avant son seizième anniversaire, et qu’il est sélectionné la même année pour la première fois avec l’équipe nationale, l’Albiceleste, Maradona attire les convoitises. River Plate lui propose alors un salaire astronomique, équivalent à celui d’Ubaldo Fillol, gardien légendaire et joueur le mieux payé du club à l’époque. Toutefois, les convictions et l’amour que Maradona portait au maillot le poussèrent à refuser l’argent de River Plate, et à signer plutôt dans son club de cœur, le rival Boca Juniors. D’ailleurs, lors du Superclásico qui a lieu deux mois plus tard seulement, Maradona livre une performance XXL et signe le deuxième but de cette large victoire 3 à 0, qui sonne comme une humiliation pour l’ennemi juré. La même année, il mène son équipe à la victoire du championnat argentin, en inscrivant un total de vingt-huit buts.

Peu après la Coupe du monde 1982, le FC Barcelone débourse la somme alors record de 1 200 millions de pesetas, équivalent aujourd’hui à sept millions d’euros, pour attirer en Catalogne le talent argentin. Il est à ce titre un artisan majeur de la victoire du club blaugrana lors de la Coupe du Roi en 1983, avant d’infliger une violente défaite au Real Madrid lors de la finale de la Coupe de la Ligue. À cette occasion, les supporters merengue se lèvent pour applaudir le joueur, vingt ans avant que le stade Bernabeu ne réitère ce geste face à un triplé de Ronaldinho.

Mais après avoir provoqué une bagarre générale face à l’Athletic Bilbao en 1984, et écopé de trois mois de suspension, il entame l’écriture des plus belles pages de sa carrière en signant à Naples, dont il deviendra une légende vivante. Lors de sa présentation, 80 000 supporters l’accueillent triomphalement au sein du stade San Paolo.

Maradona présentation Napoli
Diego Maradona lors de sa présentation à Naples, en 1984.

Alors que le club était la saison précédente à seulement un point de la relégation, cette arrivée est décisive pour le club qui renoue avec les premières places du classement, synonyme de qualification aux compétitions européennes. En 1986-1987, Maradona offre au Napoli le premier Scudetto de son histoire, avec en prime une Coupe d’Italie, doublé à nouveau réalisé en 1990. Le club populaire de Naples rivalise alors avec le puissant Milan AC mené par Baresi, Gullit ou encore Van Basten, à travers une opposition qui rappelle celle de David et Goliath.

Sa plus belle victoire : rendre sa dignité au peuple argentin

Toutefois, c’est avec l’équipe nationale argentine que Diego a acquis l’immortalité. Au début des années 1980, le pays a perdu la guerre des Malouines au profit du Royaume-Uni. En 1986, alors fraîchement sorti des années sanglantes de la dictature de Videla, le moral des Argentins était au plus bas. Cette année-là, la Coupe du monde est organisée en Amérique latine, au Mexique. Après avoir passé les phases de poules et les huitièmes de finale, l’Argentine retrouve l’Angleterre en quarts de finale, le 22 juin.

Le souvenir de la guerre des Malouines est alors omniprésent, y compris en tribunes. Le conflit s’est conclu quatre ans plus tôt par une victoire britannique. Sur le terrain, les Argentins remportent une revanche symbolique, menés par un numéro 10 auteur ce jour-là des deux buts les plus emblématiques de sa carrière, ayant marqué à jamais l’histoire du football. À la 51e minute, il devance de peu le gardien adverse et boxe du poing gauche le ballon aux fonds des filets.

L’arbitre valide ce but qui fera dire à son auteur, en conférence de presse, que le ballon a « été touché un peu avec sa tête et un peu avec la main de Dieu », baptisant ainsi ce but légendaire de façon aussi malicieuse que spirituelle. Un tel but, que certaines mauvaises langues ont assimilé à de la « triche », catalyse, à ce moment précis, cette logique de la revanche, ressentie plus qu’exprimée. C’est la dignité d’un peuple opprimé dans les relations internationales qui prend sa revanche contre l’impérialisme, et la dignité populaire devient alors éminemment politique.

Trois minutes seulement après, Maradona s’empare à nouveau du ballon et dribble la moitié de l’équipe anglaise pour enfin tromper le gardien en tirant pourtant dans un angle fermé. Ce deuxième but, à nouveau caractérisé par une combinaison de beauté, de magie et de débrouille, est commenté avec passion et larmes par le journaliste Victor Hugo Morales, et aussitôt qualifié par de « but du siècle ».

Il offre en même temps à l’Argentine son ticket pour la demi-finale contre la Belgique. Diego y marque à nouveau un doublé, avant de se qualifier pour la finale contre l’Allemagne. À son issue, le capitaine, artisan de ce triomphe, soulève la deuxième Coupe du monde de l’histoire du pays. Avec cinq buts et six passes décisives, il est logiquement élu meilleur joueur de cette compétition.

Héros du peuple et voyou désigné pour la bourgeoisie

Diego a mené son équipe nationale à la victoire, procurant à tout un pays plus de fierté nationale en un après-midi que la junte ne l’avait jamais fait. Il est également devenu l’incarnation vivante de la viveza criolla, la « ruse créole », cette intelligence populaire de la débrouille, forme d’empowerment qui consiste à passer entre les mailles du filet et à flirter en permanence avec l’illégalité.

Ce qui se joue, dans cette victoire sportive, est également du ressort du politique, à savoir la volonté de s’inscrire contre un ordre établi, contre une logique imposée par un groupe social au détriment des autres. C’est l’irruption de la plèbe dans la chose publique, à travers le sport et la ferveur populaire qu’il produit, ce qui induit nécessairement un enjeu démocratique de représentation du peuple.

Maradona CDM
Diego Maradona porté aux nues et brandissant la Coupe du monde, 1986.

Les réactions anti-maradoniennes sont alors situées sociologiquement du côté de la grande bourgeoisie argentine. La haine et le mépris moralisateur de cette dernière ne relèvent pas du hasard. De la même manière, l’amour et la passion que Maradona réveille sont profondément liés à la capacité d’identification des classes populaires à l’un des leurs, de telle sorte qu’ils débordent du terrain et du stade pour participer, avec lui, à un véritable raz-de-marée politique.

Si Maradona rapporte la Coupe du monde à un peuple meurtri par la misère et la dictature, ses aventures sexuelles et sa relation avec la cocaïne lui valent au contraire les critiques violentes et à charge de cette bourgeoisie qui voit en lui avant tout un villero, un habitant des bidonvilles. Lorsqu’elle s’empare de questions pourtant légitimes, comme celles de violences machistes ou d’usage de drogues, ce n’est ainsi que pour mieux salir le pauvre, l’empêcher de revendiquer son droit à la dignité, lui aussi.

Les courants associés au féminisme villero, populaire et pauvre, issu du lumpenprolétariat le plus exclu d’une société périphérique comme l’argentine, défendent ainsi Maradona de façon passionnée. Dans un article publié sur le site féministe Marcha, Nadia Fink, Lisbeth Montaña et Camila Parodi s’affirment comme « féministes, populaires et maradoniennes », en justifiant leur position par le fait que leur « féminisme est construit dans la boue et la contradiction, sur le collectif et la célébration, sur les larmes et la douleur quotidienne de l’injustice. »

De même, pour Monica Santino, ancienne joueuse de football et membre du club féministe La Nuestra, de la Villa 31, « il est inconcevable de penser un monde sans Maradona comme il est inconcevable de penser un monde sans féminisme. Ainsi, mettre en contradiction l’un avec l’autre, comme si l’on ne pouvait pas être féministe et aimer Maradona, […] ce n’est pas le féminisme que j’utilise comme outil pour transformer ma propre vie et celle de ceux et celles qui m’entourent. C’est-à-dire, la quête d’un monde plus juste où il n’y aurait plus d’opprimés. Et Maradona a beaucoup à voir avec cela. »

Plus largement, d’autres militantes féministes défendant publiquement Maradona invitent plutôt à regarder en face les contradictions qui imprègnent ce même engagement, rappelant « qu’on ne peut séparer l’homme, non pas du footballeur – comme on pourrait l’entendre – mais des structures historiques et sociales de domination au sein desquelles il s’enracine. Dominations contre lesquelles Maradona s’est bel et bien levé. » La féministe italienne Cinzia Arruzza, notamment co-autrice avec Tithi Bhattachrya et Nancy Fraser de l’essai Féminisme pour les 99%, conclut en ce sens que Maradona était « un homme à la fois génial et terrible, à la fois divin et bien trop humain, devenu un symbole, non seulement de l’anti-impérialisme, mais aussi de dignité pour les opprimés et les colonisés » à travers le monde.

Du Diego de Gloire à la dévotion de D10S, en passant par une longue Passion : l’itinéraire christique de Maradona

Néanmoins, les prestations sportives de Maradona se retrouvent trop rapidement éclipsées par ses frasques en dehors du terrain, notamment sa proximité avec certains membres de la Camorra, et surtout son addiction à la drogue et aux fêtes débridées. Car à la différence de Jésus, Maradona n’a pas su résister aux nombreuses tentations que la vie de superstar du football tend à ses rares élus. De nombreuses rumeurs et une pression médiatique croissantes furent le prélude à une longue descente en Enfer de cet ange déchu du football. Tombé en disgrâce à la suite d’un test positif à la cocaïne, il est transféré à Séville, puis rejoint rapidement son pays natal, où il finit sa carrière, dans son club de cœur, Boca Juniors.

Malgré cette fin de carrière frustrante, et sans doute injuste au regard de son talent, Maradona a laissé derrière lui une marque ineffaçable dans les clubs qu’il a fréquentés, et a reçu à ce titre les hommages d’un dieu vivant de la part de ses fidèles. À Naples, le numéro 10 a été retiré à la suite de son départ. Le stade d’Argentinos Juniors, où il a fait ses débuts en tant que professionnel, a été rebaptisé stade Diego Maradona, tandis que les statues, les graffitis et les fresques murales essaiment dans la ville des Azzuri, comme en Argentine. Maradona est ainsi devenu une icône, imprégnant la culture populaire argentine, napolitaine et plus largement mondiale, inspirant de nombreuses chansons, des films et autres œuvres d’art.

Ses nombreuses représentations christiques, la tête ceinte d’une auréole voire les bras en croix, sont une expression prégnante de cette adoration rituelle pour un personnage mêlant, à l’image du Christ, une dimension humaine, qui le rend mortel attachant, et une dimension divine, qui le rend immortel et fascinant, pouvant justifier dès lors qu’il soit l’objet d’un culte.

Cette dévotion a même mené à une forme d’institutionnalisation, certes en partie burlesque, avec la création à la fin des années 1990 de l’Église maradonienne, qui compte près de 100 000 adeptes à travers le monde. Selon son calendrier, nous sommes ainsi en l’an 60 après D.-M. Le Noël maradonien est célébré le 30 octobre, jour de l’anniversaire du divin joueur, et les Pâques maradoniennes ont quant à elles lieu à une date fixe, le 22 juin, jour de la mystique « main de Dieu », miracle dûment honoré. Après tout, Pier Paolo Pasolini ne disait-il pas que « le football est la dernière représentation sacrée de notre temps » ?

Ces références bibliques et religieuses peuvent bien sûr paraître étonnantes dans nos sociétés sécularisées. Toutefois, si cette idolâtrie est si forte en Amérique latine, et que le christianisme y constitue toujours un facteur d’identification populaire majeur, c’est notamment en raison de l’imprégnation de la théologie de la Libération qui y est née. Cette lecture de l’Évangile considère en effet que « le Christ est le premier et le plus grand des révolutionnaires », pour paraphraser Hugo Chávez, et que la religion est un facteur d’émancipation des peuples opprimés, à rebours de la conception athée et marxiste de la religion dénoncée comme étant « opium du peuple ».

Sa foi catholique n’a d’ailleurs pas empêché Maradona de critiquer le pape Jean-Paul II qui se trouvait incapable de concilier l’opulence du Vatican avec la pauvreté dont souffrent de nombreux catholiques dans le monde entier, rappelant ainsi des principes fondateurs de l’Évangile, en termes de lutte contre la pauvreté. Au contraire, ses liens avec le pape François, très apprécié par les milieux populaires argentins, furent extrêmement chaleureux : lors de sa visite au Vatican, après que le pape l’a pris dans ses bras, Maradona déclara même que la dernière personne qui l’avait pris dans les bras de cette manière était son père.

Un soutien zélé au socialisme latino-américain et à l’anti-impérialisme

Son engagement politique en faveur de la classe ouvrière et de ses intérêts l’a mené à affirmer son soutien à de nombreux leaders de la gauche latino-américaine, au risque de déplaire à certains. Il a ainsi dédié son autobiographie au peuple cubain, et s’est même fait tatouer Fidel et le Che sur son corps, dévoilant fréquemment et avec fierté ces tatouages. De fait, dès 1987, alors au sommet de sa gloire avec Naples et l’Albiceleste, il se rend à Cuba, où il noue une relation de confiance avec Castro, avec lequel il échange notamment sur le Che qu’il admire tant. Cette amitié se traduit par de nombreux séjours dans l’île, notamment pour soigner son addiction à la cocaïne, en 2004. Présent lors des funérailles du « líder máximo », en 2016, l’idole des terrains va jusqu’à déplorer à cette occasion la perte d’un « second père ».

Maradona Castro
Diego Maradona portant un t-shirt du Che en compagnie de Fidel Castro en 2006.

Très proche également d’Hugo Chávez, fondateur de la « révolution bolivarienne » vénézuélienne, il s’était rendu avec Evo Morales, futur président de la Bolivie, au « sommet des peuples » organisé en 2005, lors duquel il avait notamment déclaré : « Je suis fier, en tant qu’Argentin, de pouvoir monter dans ce train pour exprimer mon rejet à l’égard de cette poubelle humaine que représente Bush. Je veux que tous les Argentins comprennent que nous luttons pour la dignité », tandis que Chávez l’invita sur scène lors de son discours, au cri de « Vive Maradona, vive le peuple ! », repris par la foule.

Au cours de la campagne présidentielle de mai 2018, il était allé jusqu’à « mouiller le maillot » en participant au dernier meeting de Maduro à Caracas, déclarant à la tribune qu’il se considérait comme son « soldat ». À la suite du coup d’État mené par Juan Guaidó, et alors qu’il était entraîneur de l’équipe mexicaine des Dorados de Sinaloa, Maradona a même écopé d’une amende par la fédération de football du Mexique pour manquement à la « neutralité politique et religieuse ». En effet, le 31 mars 2019, il avait tenu à « dédier ce triomphe à Nicolás Maduro et à tous les Vénézuéliens qui souffrent », et en avait profité pour critiquer vertement Donald Trump, estimant que « les shérifs de la planète que sont ces Yankees croient qu’ils peuvent nous piétiner parce qu’ils ont la bombe la plus puissante du monde. Mais non, pas nous. Leur tyran de président ne peut pas nous acheter ».

De telles prises de position détonent forcément dans l’univers de plus en plus aseptisé du football. Alors que certains footballeurs brésiliens, comme Neymar, Ronaldinho, Rivaldo, ou Cafu, s’étaient toutefois risqués à apporter publiquement leur soutien au candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro, notamment en raison de leur foi évangéliste partagée, Maradona soutenait au contraire l’ancien président socialiste Lula.

Diego s’inscrit ainsi dans la grande tradition des leaders populistes latino-américains. Sa politique s’appuyait en effet davantage sur l’émotion et les affects que sur la nuance. Le culte politique de Diego s’est d’ailleurs construit sur cette réputation, de telle sorte qu’il jouit d’un niveau de popularité qu’aucun politicien actuel ne pourrait espérer atteindre.

Bref, sa ligne est claire. Que l’on soit d’accord avec lui ou pas, Maradona défend ses positions envers et contre tous, et ce, jusqu’à son dernier souffle. Cela lui vaut, une nouvelle fois, l’amour inconditionnel des secteurs populaires qu’il incarne et le mépris de ses détracteurs qui sont, sans surprise, bien éloignés socialement des premiers.

De la ferveur populaire au deuil national et planétaire

Les scènes de dévotion spontanée dont les images témoignent depuis l’annonce de la mort du Pibe de Oro ainsi que l’annonce par le gouvernement argentin de trois jours de deuil national sont à la hauteur de l’émotion qu’il a su transmettre à ses adorateurs, balle au pied et en-dehors du terrain, par ses prises de positions en faveur des plus humbles.

Les orphelins de Diego sont les mêmes descamisados d’Eva Perón qui ont pleuré sa mort. En face d’eux, ceux qui ont trinqué au slogan de « vive le cancer » — Eva Perón est décédée d’un cancer du sein — sont les mêmes qui condamnent Maradona sur les réseaux sociaux, qui ne respectent pas la douleur populaire et qui attaquent un adversaire endeuillé. Incapables d’aimer ses propres icônes, de se fédérer autour d’un facteur positif, l’opposition ne peut que se rassembler autour de la haine de tout ce qui est populaire, représenté par la gauche latinoaméricaine, incarné dans le prolétariat et les classes populaires. Dans ce gamin qui jongle, cet autre qui vend des glaces au feu rouge, cette prostituée ou ce mendiant. En un mot, la plèbe. Diego Armando Maradona fut un formidable héraut de la plèbe et l’intelligentsia ne le supportait pas.

Cette même plèbe qui fut visée par les premières politiques néolibérales de la dictature de Videla, massacrée par le génocide caché que Rodolfo Walsh a dénoncé dans sa célèbre lettre ouverte à la Junte, et qui lui valut la mort. Issu du même milieu, Maradona ne peut qu’embrasser les Mères de la Place de Mai, dont les fils ont combattu avec courage et détermination cette dictature qui les a condamnés à une misère structurelle. Si l’on peut avoir a priori du mal à comprendre pourquoi une star mondiale du football s’émeut lorsqu’elle prend dans ses bras une femme au voile blanc, le concept de « camp populaire » rend cohérente et intelligible cette réalité. Les éléments qui le composent tissent un lien émotionnel, presque charnel, les uns avec les autres, pour faire peuple vis-à-vis d’ennemis communs, telles que la Junte et les puissances impérialistes qui la soutiennent.

Si on pleure à Naples un étranger devenu familier, et dans le monde, une figure insoumise et un joueur magistral, on ressent en Argentine, et plus largement en Amérique latine, que l’un des piliers fondamentaux sur lesquels se sont construites les identités individuelles et collectives vient de s’effondrer. « Je sens qu’une partie de mon enfance vient de mourir » déclare l’un des portègnes venus lui rendre un dernier hommage à la Place de Mai. Un autre, pour se consoler, estime que « Dieu a plus besoin de lui que nous », justifiant ainsi son rappel à la droite du Père. Sa mort l’immortalise en même temps qu’il nous rend tous plus mortels. « Avec Maradona on meurt tous un peu », déclare un représentant de l’un des mouvements d’entreprises récupérées par ses travailleurs.

Les chants de fidèles venus lui rendre un dernier hommage témoignent également de cet amour du peuple pour Maradona. Que ce soit en entonnant à l’unisson « Diego, querido, le peuple est avec toi » ou « Diego est ma vie car c’est la joie de mon cœur », la foule offre ainsi des images émouvantes qui révèlent la puissance unificatrice et mobilisatrice de cet homme du peuple, dont le charisme et l’engagement sont pour beaucoup dans l’aura qu’il avait auprès d’eux. Un autre slogan, repris notamment sur les réseaux sociaux par l’entraîneur catalan Pep Guardiola, insiste davantage sur la générosité de Maradona dont le peuple se dit reconnaissant, en déclarant que « ce qui importe, ce n’est pas ce que tu as fait dans ta vie, mais ce que tu as fait dans la nôtre ».

Dans sa grandeur et dans sa chute, El Diego incarne cette notion de peuple si difficile à définir académiquement mais si présente dans l’esprit de chacun qui s’y identifie. Il est à la fois celui qui offre à tout un pays une Coupe du monde, celui qui remporte un championnat avec Boca Juniors et celui qui frôle la mort à la suite d’une overdose de cocaïne. L’icône plébéienne ne peut être qu’à l’image, pour le meilleur et pour le pire, de ceux qu’il reflète. Humains. Réels. Loin de l’esthétique bourgeoise dont raffolent certains secteurs socio-économiques en Argentine, Maradona transcende les catégories morales, nécessairement situées, qui ont façonné son époque, et qui manquent cruellement à la nôtre.

Défendre l’héritage de Diego, c’est défendre un football populaire et humaniste

C’est justement cette part d’humain, d’instinct, de folie et de magie, qui se perd dans le football mondialisé. Avec Maradona, un monde disparaît encore un peu plus, celui du football comme on l’a tant aimé, populaire et festif, capable d’exalter tout un peuple à travers des émotions partagées et une dignité retrouvée. Le besoin de rentabilité des joueurs, pensés comme des machines dans lesquelles investir — pour vendre des maillots, obtenir des parts de marché, des droits TV — et des marchandises à échanger sur le marché des transferts, a mené à une forme d’uniformisation des profils et du jeu, de plus en plus mécanique et de moins en moins instinctif. Avec la hausse tendancielle du niveau athlétique et les évolutions technologiques type VAR, l’assistance vidéo, les joueurs ressemblent de plus en plus à leurs avatars des jeux-vidéos FIFA ou PES, et non plus l’inverse.

Ce qui fait le plaisir du jeu, et l’intérêt de ce sport, c’est pourtant sa part d’incertain, ce facteur humain qui permet à la fois les coups de génie et les « boulettes ». Le football est d’autant plus moral qu’il est parfois injuste, et de cette injustice peut alors naître un sentiment d’injustice, des affects et de la colère mobilisables dans le champ politique. Albert Camus aimait à dire : « Tout ce que je sais de la morale, c’est sur les terrains de football et sur les planches de théâtre que je l’ai appris, et qui furent mes véritables universités. »

Ces propos entrent parfaitement en cohérence avec « l’homme révolté » que fut Maradona, humaniste et romantique, avec ses parts d’ombre et de lumière. Notons d’ailleurs que les deux personnages partageaient des origines populaires que le football a su transcender, en leur donnant, à travers la liberté poétique des dribbles, des jongles et des accélérations, une manière à eux de s’émanciper de l’ordre établi, et d’étouffer le silence déraisonnable du monde.

Les « partis populistes » existent-ils ?

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Jean-Luc Mélenchon en meeting à Toulouse, le 16 avril 2017. © MathieuMD

Peu de qualificatifs politiques sont aujourd’hui d’usage aussi courant et pourtant aussi clivants que celui de populiste. Ce terme est communément employé pour désigner les partis contestataires européens, non seulement dans le champ médiatique mais également dans divers travaux scientifiques. Pourtant, peut-on réellement parler de « partis populistes » ?


Dans les travaux scientifiques, l’usage du terme « populiste » vise à classifier l’offre partisane contemporaine contestant le bipartisme jusqu’alors dominant[1]. Le populisme est interprété par des politiques, des chercheurs ou des éditorialistes de premier plan comme une menace latente, renvoyant à une acceptation formelle des principes démocratiques pour mieux les subvertir – c’est à dire un style politique, symptôme d’une « maladie sénile » des démocraties. Ce style se fonderait sur l’émotion, jouant sur l’irrationalité des citoyens pour diviser artificiellement et cyniquement la société à son avantage, ce qui conduirait en retour à une simplification caricaturale du débat public.

Cette grande peur des démocrates est en réalité antérieure aux débats contemporains sur l’acceptation du populisme. Le juriste et politiste allemand Otto Kirchheimer développe dès 1966 la notion de « catch-all party », ou parti attrape-tout, qui dépasserait ainsi les intérêts particuliers des groupes sociaux. On retrouve dans ses œuvres une anxiété quant au délitement supposé des systèmes démocratiques occidentaux, délitement marqué par la disparition des oppositions constructives réduisant la politique à une simple gestion de l’appareil étatique. L’émergence du parti attrape-tout en serait un symptôme : celui-ci tenterait de construire une majorité électorale hétérogène en agrégeant les demandes de vastes parties du corps électoral.

« La compétition électorale pousse tout parti souhaitant remporter un scrutin majoritaire à élargir sa base électorale en s’appuyant sur des thèmes et des clivages mobilisateurs, donc transversaux. »

Ces réflexions nous renvoient au débat entourant la notion de populisme et doivent nous pousser à questionner l’utilité analytique de catégories trop englobantes. Puisque le modèle du parti attrape-tout devient assez large pour recouvrir la plupart des partis contemporains, malgré leurs différences idéologiques, organisationnelles ou sociologiques, est-il encore utile de recourir à cette catégorie ? Dans le champ partisan français, quel candidat à l’élection présidentielle de 2017 ne s’est pas présenté comme « antisystème » ? La compétition électorale pousse tout parti souhaitant remporter un scrutin majoritaire à élargir sa base électorale en s’appuyant sur des thèmes et des clivages mobilisateurs, donc transversaux. Cette cynique rationalité, qui avait hier constitué un plafond de verre indépassable pour des forces se revendiquant d’une population ou d’une classe sociale particulière, semble aujourd’hui admise par les partis émergents.

Étiqueter pour disqualifier la contestation

L’étiquette de populiste constitue pourtant toujours une accusation, un anathème disqualifiant, rejetant hors du champ de la représentation légitime des outsiders menaçants. Ces derniers semblent avoir pour seul point commun de contester l’hégémonie du personnel politique installé (l’establishment) ainsi que la tendance au bipartisme jusqu’ici dominante dans nombre de pays sud-européens. La délégitimation d’un personnel politique incapable de répondre aux aspirations montantes de différents secteurs de la société dans ces pays a effectivement ouvert une fenêtre d’opportunité pour divers outsiders. Ceux-ci disposent au départ de ressources extrêmement limitées, les poussant à privilégier la forme d’un mouvement en vue des échéances électorales stratégiques. Ces structures couplent une relative flexibilité organisationnelle à une importante concentration du pouvoir. La vie interne est alors marquée par la démocratie de l’action : l’autonomie maximale est privilégiée à chaque échelon, la direction comme la base entretenant un rapport vertical réduisant les lenteurs d’appareil et la formation de baronnies locales – mais limitant également drastiquement les leviers de contrôle des dirigeants par les adhérents. L’existence d’une personnalité charismatique incarnant le projet politique est due à la forte personnalisation des démocraties représentatives (poussée à son paroxysme dans le cas français), tout en renforçant en retour ce phénomène.

Si de tels acteurs politiques sont susceptibles d’être individuellement qualifiés par leurs adversaires de populistes, qu’ils se défendent de cette étiquette ou la revendiquent, la question de l’existence de partis populistes issus de la gauche radicale européenne reste posée. Questionner la valeur scientifique de cette catégorie partisane implique un bref retour aux origines sémantiques du populisme, tant ce terme a pu recouvrir des réalités diverses.

Métamorphoses historiques du populisme

Le terme français de populisme apparaît pour la première fois en 1912 dans La Russie moderne de Grégoire Alexinsky pour traduire l’idéologie des narodniki russes. Hormis les phénomènes plus anciens tels que le boulangisme du XIXème siècle, l’exemple le plus connu d’un populisme dans l’histoire française contemporaine reste sans doute le poujadisme, représentant l’archétype d’un populisme marqué à droite. Ce mouvement apparu en 1953 et disparu avec la quatrième République mobilise autour de la question fiscale petits commerçants, agriculteurs et artisans, en ciblant principalement les grandes entreprises et l’interventionnisme étatique : les « gros », les « profiteurs » et le « système ».

Les définitions du terme au cours du siècle suivant sont innombrables. Si l’on s’en réfère à l’ouvrage Twenty-First Century Populism de Daniele Albertazzi et Duncan McDonnell, il s’agirait d’une idéologie opposant « un peuple vertueux et homogène à un ensemble d’élites et autres groupes d’intérêts particuliers de la société, accusé de priver (ou tenter de priver) le peuple souverain de ses droits, de ses biens, de son identité, et de sa liberté d’expression »[2].

« Peu de politiciens s’identifient comme populistes. Ceux qui le font commencent généralement par redéfinir le terme d’une manière plus proche de l’usage populaire de démocratie que de populisme. »

Cette définition est intéressante à deux égards. Son caractère large met en lumière le flou sémantique entourant le terme, généralement employé de manière péjorative pour désigner un style politique sapant les principes démocratiques, voire les rejetant. D’autre part, cette définition fait référence à la notion de souveraineté – et plus largement à une opposition structurante entre un peuple souverain et des élites illégitimes, ou bien entre la démocratie et le populisme, l’interprétation du phénomène dépendant de la position des acteurs. Les affects touchant à ce débat sémantique doivent donc être neutralisés autant que possible pour pouvoir évaluer ce phénomène.

Le terme de populisme, tout comme ses traductions en anglais, italien ou espagnol, constitue dans son usage dominant une catégorie dépréciative regroupant divers mouvements et partis tentant de remettre en cause les rapports de force existants au sein d’un champ partisan, en appelant pour cela à la légitimité populaire. Nous retrouvons bien sûr cette dimension péjorative dans le terme démagogue, dont populiste est souvent le synonyme malheureux. Il s’agit pour des acteurs occupant le centre du champ politique (en termes de légitimité) de délégitimer leurs adversaires en leur accolant l’épithète de populistes. Comme le rappelle Cas Mudde, « il n’y a virtuellement aucun politicien qui n’ait été qualifié de populiste à un moment ou à un autre. […] Peu de politiciens s’identifient comme populistes. Ceux qui le font commencent généralement par redéfinir le terme d’une manière plus proche de l’usage populaire de démocratie que de populisme. »

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Populisme et démagogie sont souvent employés comme synonymes. © Johnhain

Nous appellerons donc ici populistes des acteurs construisant une stratégie d’accession au pouvoir en mobilisant le peuple – peuple construit comme sujet politique, opposé à une partie minoritaire de la population occupant une position dominante illégitime. Il s’agit donc d’opérer une distinction entre le « nous » et le « eux » en articulant divers clivages sociaux. Cette stratégie est interprétée par divers leaders charismatiques pouvant appeler à la mobilisation des électeurs pour régénérer la politique. Le populisme peut donc être conçu comme une stratégie ou, a minima, un style, une dynamique politique prenant corps durant une séquence particulière appelée moment populiste.

Le « retournement du stigmate » : quand la gauche radicale se réapproprie le populisme

Si l’on pense aux partis de gauche radicale contemporains et situés en Europe, il est frappant de constater que la plupart, sinon tous, ont pu être qualifiés de partis populistes. Cette catégorie, originellement employée pour désigner des forces situées à la droite radicale ou à l’extrême droite de l’échiquier, voit aujourd’hui son usage être étendu à des partis bien différents. La rhétorique consistant à amalgamer les positions extérieures au consensus dominant et remettant en cause la tendance au bipartisme – la fameuse théorie du « fer à cheval » – est bien connue. Il est alors utile de s’intéresser à l’émergence de forces partisanes adoptant une stratégie populiste tout en étant situées à gauche, et de questionner en retour la validité d’un tel modèle globalisant, celui du « parti populiste ».

“L’adoption d’éléments issus des penseurs du « populisme de gauche » a conduit en retour à un vif rejet de ces forces par les acteurs traditionnels de la gauche socialiste ou marxiste, considérant le populisme comme chauvin et interclassiste.”

La majorité des travaux scientifiques récents traitant de ces partis évite d’en proposer une typologie comme de les ranger dans l’une des nombreuses catégories partisanes préexistantes. Il est vrai que la nouveauté de tels « objets politiques non identifiés » et leur rapide évolution rend l’évaluation de leurs caractéristiques difficile. Nombre d’auteurs s’y intéressant admettent qu’ils relèvent idéologiquement de la gauche radicale, mais ils sont surtout décrits comme des « partis populistes ». La radicalité de gauche associée au spectre du populisme constitue un sujet récurrent dans le champ médiatique européen. Sans que les analyses et comparaisons proposées ne soient solidement étayées, ce discours finit par imposer l’usage de ces catégories qui deviennent autant de termes de référence cadrant le débat autour des alternatives politiques émergentes.

Cependant, si la gauche radicale peut constituer un repère pour situer ces partis dans le champ des idées politiques, ce critère est insuffisant pour prétendre les classer et donc les comprendre. En effet, leur fondation récente, leurs transformations ainsi que l’existence de courants concurrents s’exprimant en leur sein invitent à rejeter toute prétention à l’homogénéité.

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Chantal Mouffe, théoricienne du populisme de gauche. © Columbia GSAPP

S’agit-il pour autant de « partis populistes » ? On sait que les droites européennes entretiennent un rapport complexe au populisme ; à gauche, la revendication de ce terme constitue cependant une innovation historique. Le terme de rupture serait plus exact tant l’adoption d’éléments issus des penseurs du « populisme de gauche » a conduit en retour à un vif rejet de ces forces par les acteurs traditionnels de la gauche socialiste ou marxiste, considérant le populisme comme chauvin et interclassiste.

Ces réticences ont cependant été dépassées en raison de la nécessaire recherche d’appuis internationaux susceptibles de rompre l’isolement menaçant les partis émergents contestant les politiques d’austérité européennes. Cette nécessité contribue à une rapide transnationalisation des théories, des méthodes et des modes d’organisation, comme en témoigne l’histoire récente de Syriza – parti représentant le « navire amiral » de la gauche radicale européenne à partir du début des années 2010.

Syriza : de l’opposition radicale à l’exercice du pouvoir

À l’origine, Syriza est une coalition électorale d’organisations de gauche et d’extrême gauche aux origines diverses : eurocommunisme, trotskisme, mouvements citoyens… Lancée en 2004 avec des résultats inégaux, Syriza se transforme en parti à part entière en 2012, un an après le grand mouvement d’occupation des places grecques traduisant la profonde colère de la population durement touchée par la crise économique. Ce mouvement inspiré de l’exemple espagnol du 15-M pousse la gauche radicale grecque à se repenser. Le fait qu’elle parvienne à structurer des forces hétérogènes, alors qu’en France le Front de Gauche ne parvient pas à dépasser l’addition de forces partisanes aux stratégies divergentes, témoigne de la prise en compte des enjeux du moment.

Cependant, le rapide développement électoral de Syriza entraîne, à partir de 2012, une évolution structurelle majeure. La politologue Lamprini Rori l’analyse en ces termes : « Parti à vocation majoritaire depuis juin 2012, Syriza a été incontestablement le grand bénéficiaire de la crise financière. […]. La marche de Syriza vers le pouvoir a été ponctuée de mutations organisationnelles conformes aux exigences institutionnelles : lors du congrès de juillet 2013, Syriza devint un parti unifié avec Alexis Tsipras comme président. »

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Alexis Tsipras. ©www.kremlin.ru

La conquête puis l’exercice du pouvoir à partir de 2015 a pour conséquence de transformer l’équilibre des forces internes au parti. D’une coalition de forces disparates, Syriza se transforme en parti fortement centralisé, regroupé autour de l’équipe dirigeante. Celle-ci est constituée des membres du gouvernement et des députés et est dirigée par Alexis Tsipras, figure charismatique du parti. Le départ de nombreux cadres suite au référendum de 2015 couplé à la professionnalisation de l’activité des membres permanents, tournée vers l’action parlementaire, participent de cette dynamique réduisant l’appareil du parti et concentrant le pouvoir.

Syriza n’est donc jamais devenu un grand parti de masse. Les conséquences de l’installation au gouvernement et des choix opérés alors le placent sur une trajectoire imprévue. Ces phénomènes sont attentivement étudiés par les partenaires européens de la gauche grecque et en premier lieu par Podemos, parti connaissant alors une rapide progression dans les urnes, ce qui ne l’empêche toutefois pas de reproduire certains travers du parti grec. La politologue Héloïse Nez souligne ainsi : « L’ambiguïté d’un mouvement politique qui s’inscrit dans la lignée d’un mouvement social prétendant mettre la politique à la portée de tous les citoyens, mais qui tend à reproduire, dans son organisation interne comme dans certains de ses discours (surtout à l’échelle nationale), le schéma traditionnel selon lequel la politique serait avant tout une affaire d’experts ».

La France Insoumise quant à elle s’inscrit dans l’héritage de Podemos, tentant d’importer de ce côté des Pyrénées certaines de ses recettes gagnantes. Elle ambitionne de devenir une machine de guerre électorale rompant avec les impasses des gauches françaises, tirant les leçons tant de l’échec du Front de gauche que des succès des nouvelles forces contestataires européennes. Celles-ci poussent les insoumis à structurer leur projet autour d’une direction charismatique rassemblée derrière Jean-Luc Mélenchon et s’appuyant sur un grand nombre d’adhérents pouvant inscrire leur militantisme dans divers groupes d’appui locaux[3].

Quelles leçons pour les nouveaux partis contestataires ?

Le modèle choisi est marqué par de fortes ambiguïtés. L’horizontalité et la démocratie directe sont promues, mais la bonne marche de la structure partisane se fonde sur une démocratie de l’action laissant de facto une grande liberté à la direction. À Podemos, une série de dispositifs innovants agissent comme autant de « concessions procédurales » et permettent de compenser la dépossession ressentie par les militants[4]. Malgré tout, l’important turn-over de la base confirme la difficulté qu’ont ces forces à fidéliser tant la clientèle électorale que la base active, c’est-à-dire les personnes cherchant à s’engager dans le mouvement. Ainsi, si Podemos revendique 433 132 membres inscrits après trois années d’existence, seule une infime minorité milite activement : un cadre barcelonais les estime à 30 000 à la fin de l’année 2016.

“Les ressources disponibles étant très réduites, les outsiders souhaitant participer activement au jeu électoral doivent activer leurs réseaux et innover sur le plan de la communication pour faire émerger puis populariser une alternative politique.”

L’adoption d’une forme « mouvementiste » constitue effectivement un trait distinctif des nouvelles formations politiques, bien qu’il doive être relativisé. Il s’agit toujours de partis au sens wébérien, centrés sur la conquête électorale du pouvoir. Leur structure comme leur représentation se calquent sur celles des mouvements sociaux, dans la continuité desquels ils se placent. L’adhésion n’implique plus la socialisation politique. Adhérer à Podemos ou à La France insoumise constitue un acte aussi peu engageant que la signature d’une pétition humanitaire. Il s’agit alors d’un geste de soutien témoignant d’une adhésion « post-it », pour reprendre les termes du sociologue Jacques Ion. Cette structuration dans laquelle une petite équipe dirigeante réunie autour d’une figure charismatique concentre les attributions et entretient un lien direct avec une masse d’adhérents peu structurés et faiblement idéologisés ne se résume pas à la gauche radicale, tant elle peut s’appliquer au Mouvement 5 étoiles italien (M5S) ou à La République en marche.

S’agit-il cependant d’un choix conscient ou d’une nécessité, dictée par les ressources disponibles ? Ces dernières sont effectivement très réduites : les outsiders souhaitant participer activement au jeu électoral doivent activer leurs réseaux et innover sur le plan de la communication pour faire émerger puis populariser une alternative politique[5]. Leurs moyens financiers et humains limités (faute notamment de représentation électorale préalable – les élus participant largement au financement des formations politiques) ne leur permettent pas de déployer un appareil national de permanents et de cadres locaux. De plus, même après plusieurs années d’existence, leur stabilité financière n’est pas facilement assurée. Alors que les dons et cotisations constituent des apports minoritaires, les ressources liées aux postes d’élus sont importantes mais extrêmement fluctuantes, sensibles aux reculs dans les urnes.

Occuper le centre, s’inscrire dans un moment favorable

Participer aux élections ne constitue donc pas une simple « tactique tribunitienne » contestataire. Il s’agit d’une nécessité vitale inscrite au cœur de la stratégie de ces partis, orientée vers la conquête rapide du pouvoir institutionnel permettant l’acquisition de ressources et leur concentration autour de l’activité parlementaire. Notons que les différents modes de scrutin en vigueur semblent peu déterminants dans la structuration de ces partis. Bien que les coalitions de gouvernement se construisent différemment selon la part de représentation proportionnelle existante, le mode de scrutin semble avoir plus d’impact sur les tactiques électorales à court terme que sur la stratégie de long cours. Podemos est ainsi plus proche de la France insoumise, se développant dans un pays où l’élection reine procède d’un scrutin majoritaire à deux tours, que de Syriza, quand bien même la Grèce et l’Espagne partagent un mode de scrutin proportionnel laissant plus d’espace aux acteurs électoraux minoritaires[6].

La stratégie réunissant ces partis est bien celle du « populisme de gauche » visant à construire et représenter le peuple (et non une communauté ou une classe sociale) en tant que sujet politique. Contre l’hégémonie des dominants, ces partis proposent la construction d’une contre-hégémonie en structurant le débat public autour de nouveaux clivages, le principal opposant le haut et le bas de la société[7]. Pour réellement devenir opérante, cette stratégie doit cependant s’inscrire dans un moment populiste, c’est-à-dire une fenêtre d’opportunité favorable, une séquence politique durant laquelle le gouvernement est fragilisé et les représentants du pouvoir institutionnel particulièrement délégitimés.

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Manifestation des Gilets jaunes à Lyon. © ev.

L’exemple le plus frappant et le plus récent d’un tel moment en France est la crise des Gilets jaunes qui a débuté en novembre 2018. Elle apparaît comme une conséquence de la désaffection populaire vis-à-vis des corps intermédiaires ainsi que de la recomposition du champ partisan français amorcée lors de l’élection présidentielle de 2017 et balayant le bipartisme traditionnel. Dans le cas espagnol, le mouvement du 15-M, massivement soutenu par l’opinion publique, a eu un rôle similaire – malgré des caractéristiques très différentes tant en termes de répertoire d’action mobilisé que de composition sociale. Dans les deux cas, comme dans le mouvement des places grecques, les médias, partis et syndicats traditionnels sont rejetés et les demandes s’articulent autour des notions transversales de démocratie, de justice sociale, de renouvellement du personnel politique et de souveraineté.

L’efficience d’une telle stratégie populiste dépend donc largement de la capacité des acteurs l’incarnant à comprendre l’évolution de la situation politique et à s’insérer dans ce moment populiste favorable au passage d’une contestation de rue à une dynamique électorale contestataire. Une grande flexibilité tactique est requise pour maximiser les gains électoraux futurs[8]. Cette nécessité favorise en retour le choix d’une organisation rationalisée, verticale et centralisée.

Quelle organisation pour quelle stratégie ?

Ainsi, la stratégie populiste de gauche propose une rupture nette avec les expériences passées, tant de la gauche libérale que de l’extrême gauche marginale. Sur le plan symbolique, cette rupture se traduit par l’emploi de signifiants flottants – des symboles non-idéologisés en dispute, tels que le drapeau national, le cercle de Podemos, la lettre grecque phi des insoumis ou encore des couleurs neutres – pouvant être investis d’un sens politique par le parti et articulés par le leader charismatique.

“Les force partisanes émergentes décident au contraire de développer un cadre de pensée et de mobilisation plus transversal, visant à agglomérer les demandes frustrées des exclus au sens large pour régénérer la démocratie.”

Les principaux penseurs du « populisme de gauche », Ernesto Laclau et surtout Chantal Mouffe, considèrent que la lutte des classes ne constitue plus, à elle seule, un paradigme permettant de transformer la société. L’époque serait celle de la multiplicité des luttes (sociales, environnementales, féministes, antiracistes, etc.) et leur stratégie consiste à les articuler autour d’un projet d’approfondissement de la démocratie – sa radicalisation – marquée par le pluralisme agonistique : c’est-à-dire l’opposition constructive entre deux adversaires politiques opposés acceptant un cadre institutionnel commun[9]. Selon Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, « toute politique démocratique radicale doit éviter les deux extrêmes que sont le mythe totalitaire de la cité idéale, et le pragmatisme positiviste des réformistes sans projet ». Relevons l’ironie d’une telle valorisation du conflit et de la mise en avant de l’opposition constructive de vues divergentes, autrement dit de l’agonisme permettant « d’approfondir la démocratie », à rebours des accusations formulées à partir des travaux d’Otto Kirchheimer et s’inquiétant de la disparition des clivages en politique.

La conquête du pouvoir s’opère par les urnes, en investissant le cadre institutionnel existant par la formation d’une majorité sociale capable de porter un projet de transformation au pouvoir. Cette définition implique d’abandonner la rigidité idéologique des partis issus du mouvement ouvrier. Celle-ci postulait que le parti assumait d’être minoritaire sur le temps long, comme le PCF français et d’autres partis dits antisystèmes remplissant théoriquement la fonction tribunitienne de représentation d’un secteur spécifique de la population. Les force partisanes émergentes décident au contraire de développer un cadre de pensée et de mobilisation plus transversal, visant à agglomérer les demandes frustrées des exclus au sens large pour régénérer la démocratie.

Déployer une telle stratégie implique un certain nombre de prérequis organisationnels. Si le modèle du « parti de masse », au sens où l’entend le juriste et politologue Maurice Duverger, apparaît aujourd’hui dépassé, les forces partisanes émergentes doivent pourtant trouver un équilibre entre la mobilisation massive des adhérents et l’efficacité électorale maximale. À ce titre, Syriza (à partir de 2012) puis, par la suite, Podemos et La France insoumise, se caractérisent par une direction charismatique et technique s’appuyant sur un paradigme divergeant de la lutte des classes pour rassembler le socle électoral susceptible de les porter au pouvoir. Comme dans le cas exemplaire du M5S italien, la construction de ces partis est bien sûr déterminée par de fortes contraintes initiales, en particulier par la faiblesse des ressources disponibles mentionnée précédemment. Celles à disposition – réseaux antérieurs, compétences techniques de l’équipe dirigeante, capital symbolique propre au leader et à certaines figures publiques de second plan – sont donc rationalisées et concentrées dans les mains de la direction. Celle-ci est également dépositaire de la « marque » du parti, donnant son aval aux groupes locaux comme aux candidats souhaitant employer son nom et son logo. La construction de la structure est quant à elle marquée par une dynamique verticale, top down, s’éloignant du discours mouvementiste prônant une construction « par le bas » et un mode de fonctionnement horizontal.

Le flou volontaire entourant les attributions des responsables durant la phase de structuration du parti ou les limites des dispositifs de démocratie directe mis en place ne doivent pas pousser à minorer l’importance et la complexité de la structuration interne. Ces partis ont pour ambition d’incarner un modèle exemplaire, marqué par l’horizontalité et la transparence. Cela constitue une caractéristique saillante poussant à multiplier les mécanismes de votation et les espaces de discussion, dans une recherche continuelle d’exemplarité et d’innovation.

De la contestation artisanale à la politique professionnelle

La professionnalisation croissante de la direction lui permet de centraliser la quasi-totalité des compétences liées à la mise en place de la ligne politique et légitime ces attributions. Cette équipe est également en charge, au jour le jour, de la conception et de l’interprétation d’un ensemble de symboles et de concepts politiques. Les évolutions de la situation politique nécessitent des ajustements permanents effectués par des techniciens-conseillers œuvrant en coulisse pour préparer le terrain aux figures médiatiquement exposées. Ainsi, la construction du discours de ces partis, de même que ses inflexions stratégiques dans le cadre de la course au pouvoir, résultent du travail collectif de l’équipe dirigeante et non du génie d’un leader prométhéen, pas plus que d’une élaboration collective par les adhérents anonymes participant aux votations. De tels partis se différencient alors du « parti attrape-tout » d’Otto Kirchheimer, concept qui s’appliquerait plus justement au M5S italien[10].

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Alexis Tsipras en compagnie de Katja Kipping, co-présidente du parti allemand de gauche radicale Die Linke. ©Martin Heinlein

Une double dynamique anime donc ces nouveaux venus. D’une part, les frontières du militantisme se trouvent atténuées pour valoriser la fluidité et la spontanéité de l’engagement, répondant ainsi à une demande croissante d’horizontalité. D’autre part, l’efficacité électorale de l’entreprise partisane est maximisée grâce à la verticalité de la structure qui permet de centraliser la prise de décision.

Les difficultés rencontrées par Syriza dès lors qu’il accède au pouvoir illustrent la fragilité inhérente à un tel modèle partisan. À la suite du référendum grec du 5 juillet 2015, la négociation (qui fut un échec) sur les mesures d’austérité imposées par la Troïka affaiblit fortement le prestige personnel d’Alexis Tsipras. En allant contre les croyances et les normes portées jusqu’ici par le parti, la dimension charismatique du leadership est affectée, entraînant un contrecoup difficile à surmonter – puisqu’il semble compliqué de remplacer Alexis Tsipras. Les dissensions au sein de la direction de Podemos, culminant avec le départ d’Iñigo Errejon en janvier 2019, ou encore les tensions qui ont pu apparaître au sein de La France Insoumise, constituent un autre exemple des fragilités associées à la personnalisation du projet politique. La sauvegarde de l’authenticité du leader et l’organisation éventuelle de sa succession restent donc des défis importants.

Des objets politiques non-identifiés ?

Au regard de leurs caractéristiques communes, l’émergence de tels partis questionne les catégories partisanes existantes jusqu’alors. Ni authentiques mouvements, ni partis de masse achevés, ni réellement partis « attrape-tout », ces promoteurs d’un renouveau de la politique contestataire témoignent de la vitalité des aspirations au changement de cap en Europe. Leur simple existence s’inscrit dans un cadre temporel bien spécifique et pousse leurs concurrents à réévaluer leur propre rapport au politique.

Nous avons choisi de restreindre ce panorama aux acteurs rattachés à la gauche radicale, rompant avec les références traditionnelles de la gauche socialiste ou communiste au profit d’une stratégie dite populiste de gauche. Pourtant, cette stratégie contre-hégémonique d’outsiders n’est pas propre à un courant politique particulier. Si le concept de parti populiste est aussi utilisé pour désigner des partis tels que le Rassemblement national (dont le dirigeant historique, Jean-Marie Le Pen, provient du poujadisme), il faut alors questionner sa scientificité, c’est-à-dire se demander s’il s’agit d’une réalité objective et non seulement d’une étiquette revendiquée. Le qualificatif de populiste semble opérant lorsqu’il est directement revendiqué par les acteurs, désignant alors la stratégie accompagnant un projet contre-hégémonique, et non lorsqu’il est utilisé comme catégorie analytique permettant de nommer ces nouvelles formes partisanes.

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Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos. © Ahora Madrid, Felix Moreno Palomero

Partant de là, l’étiquette de « parti populiste » ne peut être une catégorie analytique susceptible de décrire un phénomène contemporain. Le parti populiste reste un concept creux, d’usage politique ou médiatique courant mais sans valeur explicative probante pour décrire l’offre politique contemporaine. Ernesto Laclau, Chantal Mouffe et les personnes adhérant à leurs conceptions défendent la nécessité d’une stratégie populiste tenant compte du contexte socio-économique, de la démonétisation des étiquettes et symboles des gauches européennes traditionnelles, conduisant ces dernières dans une impasse, comme des succès des gauches latino-américaines au XXème et XXIeme siècle. Leur populisme est une stratégie visant à « construire le peuple », soit une majorité sociale et électorale, autour de thématiques transversales et d’attributs positifs constituant cette identité populaire : l’honnêteté, la modestie, le goût du travail, le courage etc.

Ainsi, l’étiquette de populiste devient pour Sandra Laugier et Albert Ogien « une qualification qui appartient exclusivement à la langue des professionnels de la politique […]. Elle y remplit très généralement une fonction d’accusation, de disqualification ou d’insulte permettant de stigmatiser une manière inacceptable de pratiquer l’activité politique. […] Bien sûr, rien d’interdit à celui qui est affublé de l’étiquette de « populiste » de retourner le stigmate à son avantage, en revendiquant fièrement le qualificatif dont les accusateurs pensent qu’il discrédite celui qui en est frappé ». Cet usage d’un mot si communément employé comme anathème permet d’inverser l’accusation pour neutraliser les critiques et de rendre positif la référence au peuple, impliquant une rupture nette avec une vision dominante et technocratique de la politique : « Vous nous accusez d’être populistes, nous sommes effectivement avec le peuple ».

Dans cette perspective, tenter de distinguer artificiellement un populisme de gauche « inclusif » d’un populisme de droite « exclusif » semble peu pertinent : il n’est pas question d’une objectivation savante des idées politiques, mais de stratégies discursives cherchant à délégitimer un adversaire en le reléguant hors du champ légitime, ou bien à occuper un espace politique en se présentant comme le représentant des préoccupations populaires, opposé à l’establishment, aux élites.

“L’usage du terme en dit peu sur la réalité d’une menace latente mais beaucoup sur les préconceptions de ceux qui l’emploient comme un anathème quant aux formes légitimes de la politique dans les démocraties parlementaires représentatives.”

Aujourd’hui, ces stratégies deviennent elles-mêmes transversales. Des acteurs politiques installés, des insiders, s’en saisissent progressivement pour renforcer leur propre position tout en neutralisant leurs adversaires. L’étude de La République en marche révèle d’importantes et surprenantes similarités structurelles avec les partis contestataires émergents. Comme le note Rémi Lefebvre, « [La République en marche et la France insoumise] cherchent à concilier horizontalité participative et efficacité décisionnelle loin des formes traditionnelles de la démocratie partisane ». Emmanuel Macron, pourfendeur du populisme durant la campagne présidentielle, n’a-t-il pas affirmé lui-même devant un parterre de maires : « nous sommes de vrais populistes, nous sommes avec le peuple, tous les jours » ?

Les emplois concurrents du terme de populiste révèlent ainsi un ensemble de luttes au sein du champ politique. Le populisme ne peut nullement être résumé à un type de parti, pas plus qu’à une position idéologique. Il s’agit aujourd’hui d’une stratégie employée par un nombre croissant d’acteurs politiques et non pas d’une catégorie partisane. L’usage du terme en dit peu sur la réalité d’une menace latente mais beaucoup sur les préconceptions de ceux qui l’emploient comme un anathème quant aux formes légitimes de la politique dans les démocraties parlementaires représentatives.

[1] Dans les cas français, espagnol et grec, les partis socialistes tendent à se repositionner à gauche une fois revenus dans l’opposition. Les reculs électoraux majeurs du Pasok jusqu’en 2015 puis du PS en 2017 pourraient cependant leur porter un coup fatal hypothéquant leur capacité à gouverner seuls. Quant au PSOE, son ancrage militant dans des régions telles que l’Andalousie constitue une force lui permettant de résister aux périodes de reflux en se réorientant sur des enjeux locaux.

[2] Cas Mudde considère que le populisme est une thin ideology (idéologie mince) se résumant à une opposition sociale manichéenne entre une élite corrompue et un peuple pur et faisant appel à la « volonté générale » du second contre la première. Les formes contemporaines de populisme évoquées ici amènent plutôt à parler d’une stratégie désidéologisée.

[3] Contrairement aux partis de masse traditionnels, la formation de nouvelles élites à partir des masses populaires n’est pas systématisée dans les nouvelles structures : la formation des cadres, typique des premiers, est remplacée par la cooptation d’un personnel politique déjà professionnalisé, doté d’une expertise sectorielle ou d’une expérience militante antérieure et pouvant être réinvestie.

[4] Le rapport de légitimation et de contrôle entre la base et la direction passe par une série de dispositifs, certains novateurs comme les mécanismes numériques de participation et de vote, d’autres plus classiques – tels des primaires semi-ouvertes et des rencontres plénières sur le modèle des congrès de parti. Ces derniers peuvent être complétés par divers outils plus expérimentaux renforçant le rôle clé de la direction, comme le tirage au sort des adhérents assistant aux conventions de La France insoumise.

[5] En termes bourdieusiens, le capital social (réseaux d’interconnaissances dans le champ politique comme médiatique) et symbolique (en l’occurence, charisme personnel) sont les ressources les plus importantes à disposition.

[6] Podemos et Syriza envisagent différemment la question des alliances nécessaires à la constitution d’un gouvernement, faute de majorité absolue. Syriza réalise une coalition anti-mémorandum avec la droite souverainiste de l’ANEL dès le 25 janvier 2015. Podemos hésite entre rallier le PSOE et obtenir des ministères régaliens ou renforcer ses liens avec la Gauche unie (c’est cette seconde option qui est d’abord privilégiée dans le cadre de la coalition Unidos Podemos à partir de mai 2016, sans succès, avant la composition d’un gouvernement Podemos-PSOE à la suite des élections anticipées de novembre 2019).

[7] Les thématiques mobilisées sont cependant transversales sans être nécessairement consensuelles. Pensons à la réhabilitation de figures républicaines dans les discours de Podemos, à la revendication d’une sixième République par La France insoumise ou à la défense du mariage pour personnes du même sexe par Syriza dans une Grèce encore marquée par les valeurs orthodoxes traditionnelles. De tels marqueurs renforcent d’ailleurs le positionnement de ces partis dans le champ de la gauche radicale.

[8] À ce titre, il apparaît que La France insoumise a été la grande perdante du mouvement des Gilets jaunes : apparaissant comme un parti parmi les autres et recentrant son discours sur la gauche urbaine lors des élections européennes, elle n’est pas parvenue à incarner les aspirations d’un mouvement pourtant en phase avec ses principales lignes programmatiques. Pire, les scrutins suivants confirment la débâcle électorale des insoumis.

[9] L’agonisme diffère de l’antagonisme qui correspond à l’affrontement de deux ennemis, dont l’objectif est de détruire l’autre.

[10] Quoique faisant l’objet de vives critiques, le M5S italien de l’ex-humoriste Beppe Grillo constitue une figure quasiment idéale-typique du renouveau partisan à l’œuvre en Europe. Sa structure minimale et personnifiée à l’extrême, l’adoubement de ses représentants, ses outils de démocratie numérique, son système d’adhésion et de participation comme sa flexibilité tactique en font un précurseur sur bien des plans. Cependant, les grands axes de son contenu programmatique, de même que sa composition sociologique le distinguent nettement des autres partis évoqués dans cet article.

N’enterrons pas le populisme de gauche

Pablo Iglesias à Madrid en 2015. © Ahora Madrid

Les revers essuyés par les partis de gauche à travers l’Europe ont conduit nombre de commentateurs à déclarer que le « moment populiste de gauche » ouvert par la crise financière de 2008 était terminé. Mais un rebond est possible et les stratégies populistes restent un outil essentiel pour mobiliser les masses. Article originel de Giorgos Venizelos et Yannis Stavrakakis pour Jacobin, traduit et édité par Mathieu Taybi et William Bouchardon.


Après la capitulation de Syriza en Grèce, les compromis de Podemos en Espagne et la défaite du Labour de Jeremy Corbyn en décembre 2019, le scepticisme semble être de mise dans les cercles de gauche quant à la viabilité du populisme comme stratégie politique. Des débats qui rappellent ceux à propos de l’Amérique latine il y a quelques années, à mesure que des administrations de droite remplaçaient les gouvernements populistes de gauche de la « vague rose » des années 2000. 

Souvent, ce scepticisme mène à l’affirmation que le moment populiste est désormais terminé pour la gauche. Nombreux sont d’ailleurs ceux qui, naguère favorables à la stratégie populiste, doutent de son efficacité, allant parfois jusqu’à préconiser un retour à la pureté des stratégies de lutte des classes. Dans un récent numéro consacré au populisme de gauche, Jacobin évoquait la « fugace et cruelle expérience du populisme de gauche, qui est maintenant au point mort » en Europe. La version italienne de ce numéro titrait même « Où est passé le populisme ? ». 

Bien que conscients des limites du populisme, nous devons examiner de plus près cette affirmation d’échec. Les déclarations de ce genre trahissent souvent une logique linéaire et déterministe, qui semble ignorer la fluidité de la sphère politique et la réactivation régulière de cycles d’antagonisme politique. Pensons par exemple à l’Argentine, où la gauche populiste est revenue au pouvoir en 2019 après quatre ans d’absence. Ou plus largement à l’Amérique latine, un continent qui semble vivre un autre « moment populiste ». Nous estimons que ces cycles de déclin et de réactivation sont inscrits dans la lutte politique elle-même, ce qui implique de ne pas tirer de conclusions hâtives.

Le populisme condamné au déclin ?

Le lien entre la gauche et le populisme n’a rien de neuf. Mais le populisme de gauche a resurgi après la crise financière de 2008, à la faveur d’un exaspération sociale et du mécontentement et de la désillusion vis-à-vis de la politique. A ce titre, les mouvements d’occupation de places publiques en Espagne ou en Grèce et le mouvement Occupy Wall Street aux États-Unis ont marqué un tournant politique dans la dernière décennie. Alors que les éditorialistes européens associent couramment le populisme à une politique réactionnaire, au nationalisme et à la démagogie, ces mouvements mettaient en avant des demandes de démocratie, d’égalité, de dignité et de justice économique. Autant d’éléments à contre-courant des valeurs dominantes, auxquels les experts ont réagi avec perplexité. En traduisant d’une certaine façon l’héritage du mouvement altermondialiste dans l’arène électorale, ces mouvements ont ouvert des discussions sur la réorganisation et la réorientation de la stratégie de gauche. Au fond, ils ont remis au cœur du débat la question du parti et de la façon de gouverner.

Ces expériences populistes avaient recours à une nouvelle grammaire politique, dont la logique d’articulation et la symbolique se centraient sur « le peuple » et étaient marquées par un profond anti-élitisme, tandis que les références aux classes sociales, typiques de la gauche traditionnelle, étaient reléguées au second plan.

Dans les années qui suivirent, on vit de nombreuses tentatives visant à sortir la gauche de son impasse chronique (amplement illustrée par les événements de 1989 et de 1968). Certains soulevèrent la question de la participation et travaillèrent sur les formes digitales d’organisation, de communication et de démocratie. Si bon nombre défendaient des structures prenant la forme d’un mouvement, d’autres préféraient une organisation hiérarchique ou une forme hybride. Certains poussaient à un discours plus radical, d’autres à une rhétorique plus modérée. Au fond cette collection d’expériences politiques s’avère protéiforme tant les organisations internes ont souvent peu en commun, et cette diversité est d’autant plus forte si on y inclut l’Amérique latine. Mais de façon générale, ces expériences populistes avaient recours à une nouvelle grammaire politique, dont la logique d’articulation et la symbolique se centraient sur « le peuple » et étaient marquées par un profond anti-élitisme, tandis que les références aux classes sociales, typiques de la gauche traditionnelle, étaient reléguées au second plan.

Mais tout ne s’est pas passé comme prévu. En Espagne, Podemos nous offre un exemple-type d’un populisme de gauche qui cherchait à « restaurer la souveraineté populaire » en prenant le « contrôle de l’État ». Après d’âpres conflits au sein de sa direction et de multiples tentatives de former des coalitions avec des forces précédemment considérées comme faisant partie de l’establishment – et alors que des adversaires populistes de droite gagnaient en puissance – Podemos a perdu la plupart de sa crédibilité. Son engagement institutionnel a été accompagné de revers cinglants, et sa dynamique électorale s’est brisée – même si Podemos a réussi à conclure un accord avec les sociaux-démocrates du PSOE pour former un gouvernement autour d’un agenda de réformes sociales.

De même, en France, la popularité de Jean-Luc Mélenchon s’est estompée. Alors que la France Insoumise avait amassé un fort soutien populaire, ce qui en avait fait la première force de la gauche française, ses messages contradictoires, ses positions ambiguës (par exemple, sur l’Europe) et la personnalité souvent erratique de son leader ont rendu son positionnement politique illisible. Autant d’éléments qui ont cassé la dynamique électorale de la France Insoumise depuis son apogée à l’élection présidentielle de 2017.

L’exemple le plus prometteur du populisme de gauche radicale était Syriza en Grèce, dont l’histoire est bien connue. Syriza émerge à la suite d’un nouveau cycle de mobilisations populaires après 2008 qui exigeaient l’annulation des politiques néolibérales et voulaient disposer du pouvoir de l’Etat. Les enjeux étaient considérables, tout comme les promesses faites par Alexis Tsipras et les espoirs que les gens plaçaient en lui. Mais quelques mois seulement après sa prise de fonction, sans levier d’action dans les négociations avec les créanciers internationaux, Syriza dut signer un sévère plan d’austérité. Bientôt, l’histoire de Syriza fut décrite en de tout autres termes, évocateurs du goût amer laissé aux Grecs et à la gauche internationale : « capitulation », « échec » et même « trahison ».

Aux élections de juillet 2019, la droite grecque a repris le pouvoir. Nous voilà ainsi confrontés au retour de l’establishment. Cependant, il faut noter que le score obtenu par Syriza n’est pas très loin de celui qui lui fit accéder au pouvoir.

Certes, Syriza a tenté, à travers quelques politiques publiques, de sauvegarder ou d’étendre légèrement les derniers bastions de droits sociaux des plus marginalisés, mais le parti a clairement échoué à tenir ses promesses. Après tout, il s’était construit en promettant de restaurer les conditions de vie d’avant-crise des classes populaires et, surtout, autour de l’annulation de la dette grecque et des mesures d’austérité. C’est sur ce point que se centrent les critiques de Syriza, et par extension de la stratégie populiste de gauche. Pour autant, la vraie question est de savoir si c’est au populisme de Syriza qu’il faut imputer les raisons de son échec. Il en est de même concernant Podemos et Corbyn. Cette assertion semble fondée sur l’hypothèse selon laquelle « la bonne recette pour la gauche, c’est plus de stratégie de lutte des classes et moins de populisme ». Bien sûr, on ne peut nier que le dernier cycle de populisme de gauche (dans les urnes) n’a pas produit les résultats escomptés. Mais est-ce que l’échec de Syriza peut résumer l’échec des stratégies populistes en général ? Selon nous, il faut avant tout distinguer, au moins dans l’analyse, stratégie populiste et contenu idéologique.

Clarifications sur le populisme de gauche

Evidemment, une telle analyse se heurte aux définitions conflictuelles du populisme. Mais ne nous laissons pas embourber dans ces débats académiques souvent réducteurs. Ce que nous voulons souligner, c’est la dimension stratégique du populisme. La stratégie populiste construit performativement un puissant sujet collectif populaire : une majorité démocratique construite à travers l’action politique, et non préexistante. Ce processus inclut diverses luttes et demandes, au nom d’un « peuple » qu’il s’agit de construire et non au nom d’un « peuple » déjà existant. Bien sûr, une telle stratégie n’offre en soit aucune garantie de succès, et d’autres facteurs ont leur importance pour déterminer ce qu’il en adviendra, surtout après l’entrée au gouvernement. 

Dans des sociétés marquées par de multiples divisions, inégalités et polarisations, le populisme consiste donc en une pratique discursive qui vise à créer des liens entre les exclus et les dominés, afin qu’ils retrouvent du pouvoir dans leurs luttes contre ces exclusions. Ces discours sont articulés autour du « peuple » comme sujet politique central demandant son intégration dans la communauté politique, afin de restaurer la dignité et l’égalité, ainsi que d’honorer la promesse d’une « souveraineté populaire ». 

La stratégie populiste construit performativement un puissant sujet collectif populaire : une majorité démocratique construite à travers l’action politique, et non préexistante.

Ainsi, la centralité du « peuple » est le premier critère permettant d’identifier un discours populiste. Par ailleurs, le populisme a recours, pour créer un peuple au pouvoir politique fort à partir de mouvements et d’activités très hétérogènes, à une représentation dichotomique et antagoniste du champ sociopolitique. Celui-ci est divisé entre « Nous » et « Eux », « le peuple » et « la classe politique », les « 99 % » contre les « 1 % ». En cela, le refus de l’élitisme constitue le second critère d’une identification rigoureuse du populisme. 

Et c’est tout. Pas plus, pas moins. 

Une telle stratégie peut s’avérer efficace, et de nombreux exemples historiques le prouvent. Mais elle ne fournit ni garantie de succès de mise en place d’une politique publique, ni renversement éternel de l’équilibre des antagonismes politiques. 

En effet, il faut nous détourner de tout présupposé essentialiste sur le populisme, et plutôt se concentrer sur ses opérations stratégiques. Si l’on déconstruit la critique de gauche du populisme (fondée sur les rapports entre classes), deux courants se distinguent. Premièrement, pour certains, le populisme échouerait car il serait intrinsèquement réformiste, son refus de rentrer en conflit ouvert avec le capitalisme finissant tôt ou tard par montrer ses limites. Pour certains, c’est ainsi que l’on pourrait résumer la récente expérience du populisme de gauche en Europe. On peut cependant se demander à quelle autre option, supposément victorieuse, cette stratégie est comparée.

Deuxièmement, la critique de gauche du populisme suggère que le moment populiste pour la gauche est définitivement dépassé. Une affirmation problématique car elle se fonde sur une essence téléologique du populisme et de l’histoire en général. Mais il est important de se concentrer sur les dynamiques performatives du populisme, présentes dans sa fonction mobilisatrice, plutôt que dans une essence programmatique idéalisée. Abordons ces problèmes un par un. 

Il est vrai que les populistes de gauche européens n’ont pas réussi à tenir la plupart de leurs promesses anti-néolibérales. Il est également vrai qu’ils ont subi de profondes transformations suite à leur institutionnalisation. Mais nous considérons que ce résultat n’est pas dû au populisme, mais bien aux éléments « de gauche » des expériences récentes.

Le populisme de gauche n’entraîne pas nécessairement le réformisme. Il s’agit plutôt d’une des façons dont un programme de gauche, quel que soit son degré de radicalité, peut former des coalitions, articuler des demandes et mobiliser des soutiens, afin de construire une identité collective prenant une forme capable d’ébranler le statu quo au sein des systèmes représentatifs. En ce sens, tout projet communiste, socialiste, social-démocrate ou d’extrême-gauche peut être populiste. Par exemple, un programme de gauche autour de la redistribution des richesses, de la gratuité de la santé gratuite et de l’éducation peut formuler ces demandes d’une manière populiste, c’est-à-dire en mettant en avant la souveraineté populaire (et non la souveraineté d’une classe sociale ou de la nation toute entière).

Ainsi, la déception des espoirs incarnés par Syriza n’a rien à voir avec le fait que ce parti utilisait une stratégie populiste, mais plutôt avec l’abandon progressif par ce parti de sa promesse de rupture nette avec le néolibéralisme. En fait, sans une stratégie de mobilisation populiste, Syriza et Podemos n’auraient même pas été en position d’honorer ou de trahir leurs engagements électoraux, tout comme Bernie Sanders n’aurait pas réussi à populariser son programme social-démocrate aux États-Unis. Nous n’aurions tout simplement pas entendu parler d’eux.

Les critiques du populisme émanant des puristes de gauche se trompent sur un autre point : elles considèrent que le moment populiste est terminé. Certes, la situation de 2020 diffère grandement du cycle de protestation proto-populiste de 2010-2012 (c’est-à-dire les mouvements du 15M, d’Occupy Wall Street et de la place Syntagma, ndlr) et de la phase de poussée électorale de partis populistes les années suivantes. Au vu de leurs performances électorales, ces derniers semblent désormais être sur la défensive, tandis que le populiste réactionnaire de la droite se porte bien. On pourrait donc considérer que la fenêtre d’opportunité populiste s’est refermée. Mais ce serait oublier que cette vague populiste n’est pas sortie de nulle part, comme un cheveu sur la soupe. Cette capacité à canaliser les frustrations et à offrir un espoir à des millions de personnes peut tout à fait resurgir. C’est précisément ce qu’il s’est passé en Argentine. Mais tout cela ne doit rien au hasard.

Anti-populisme et élitisme

On oppose souvent le populisme à une pratique de la politique fondée sur le conflit de classes, qui serait nécessairement anti-populiste. L’anti-populisme est devenu manifeste après 2008, à travers la dénonciation des mouvements des places demandant la « souveraineté populaire » et la « vraie démocratie » et a atteint son paroxysme avec le référendum du Brexit et l’élection de Donald Trump. Durant cette période, tout ce qui n’était pas apprécié en politique était taxé de populiste.

Si l’anti-populisme émane couramment d’une perspective libérale ou d’extrême-centre, des courants de gauche emploient le même régime discursif (par exemple certains communistes orthodoxes, pour qui « le peuple » n’est pas une notion suffisamment conscientisée historiquement pour mener une lutte politique, et les progressistes cosmopolites des métropoles qui n’apprécient pas cette référence au « peuple »). Bien qu’il existe des différences idéologiques fondamentales entre libéraux et militants de gauche, ces deux groupes partagent un rejet du populisme aux logiques très similaires. 

Pour les libéraux, le marché, les institutions ou les technocrates sauront toujours faire mieux que le « peuple ». Pour les anti-populistes de gauche, c’est la classe sociale et son avant-garde qui jouent ce rôle.

Ces deux formes d’anti-populisme partagent de manière inhérente un certain élitisme, fondé sur la supériorité supposée de leurs méthodes d’action politique. Pour les libéraux, le marché, les institutions ou les technocrates sauront toujours faire mieux que le « peuple ». Pour les anti-populistes de gauche, c’est la classe sociale et son avant-garde qui jouent ce rôle. Dans ces deux cas cependant, le « peuple » ou la « plèbe » est vu comme une masse amorphe dont le règne est illégitime, que ce soit pour cause d’incapacité technique ou de sous-développement de sa conscience politique. Cette hiérarchie est le cœur de l’élitisme inhérent à toutes les formes d’anti-populisme. Dans le premier cas, il est fondé sur le niveau d’éducation et d’expérience d’une aristocratie jugée “supérieure” au peuple ; dans le second, c’est le matérialisme historique qui est considéré comme supérieur, tant épistémologiquement que politiquement.

Les limites du populisme au gouvernement

Évidemment le populisme n’est pas la panacée. On peut relever un certain nombre de limites rencontrées par les projets politiques fondés sur le populisme. Tout d’abord, une stratégie populiste ne peut garantir l’hégémonie continue de l’agent politique qui y a recours, même en cas de victoire électorale. Une hégémonie profonde et durable – mais bien sûr pas éternelle – demande des outils et des ressources supplémentaires, par exemple, une certaine expertise technique et une certaine créativité vis-à-vis des structures institutionnelles, à combiner avec un ethos fermement démocratique. 

D’autre part, le danger le plus direct pour toute force populiste est celui de la cooptation de son radicalisme démocratique. Cela survient si le projet populiste succombe à des valeurs élitistes et aux institutions post-démocratiques qui lui préexistent. Ou, pour le dire autrement, s’il accepte le business as usual. En dépit de leur rhétorique radicale, les projets populistes sont en effet souvent largement façonnés par ces éléments et se révèlent incapables de pousser à un réel renouveau démocratique, en particulier lorsqu’ils rencontrent une forte opposition des institutions nationales et internationales. Ils sont alors progressivement absorbés par un élitisme démocratique et, piégés par les tensions de la politique représentative, leurs actions se réduisent à des mesures cosmétiques ou secondaires. En gros, ils échouent à amener plus de démocratie et à donner plus de pouvoir au peuple (comme en Grèce par exemple).

Dans des conditions plus favorables, un gouvernement populiste peut, comme en Argentine ou au Venezuela, réussir à accomplir la plupart de ses objectifs de base et être réélu régulièrement. Il peut ainsi impulser des changements assez considérables, qui améliorent la situation socio-économique des franges populaires et leur intégration dans la sphère politique, renversent le phénomène de déclassement des classes moyennes paupérisées, et améliorent les conditions de vie des travailleurs. Cependant, tout cela peut s’avérer insuffisant pour changer profondément les modes de production et les comportements de consommation (déterminés tant par la psychologie que par les structures sociales), qui conditionnent la majorité des identités sociales. Au Venezuela, par exemple, le changement social a reposé sur les revenus tirés des hauts prix du pétrole, mais quand ces derniers ont baissé, le mouvement chaviste n’a pas su proposer de réelle alternative. 

Et pourtant, le Venezuela fait partie des quelques pays latino-américains dans lesquels le populisme signifiait surtout l’intégration dans la vie institutionnelle des masses exclues, parfois pour la première fois. Cette seule perspective d’intégration des précaires jusqu’ici exclus a suffi à engendrer une polarisation très nocive, jusqu’à de quasi-guerres civiles. Ces phénomènes ont toutefois peu à voir avec la situation dans les « démocraties établies » d’Europe. Tournons plutôt notre attention vers l’Argentine, qui se situe bien plus près du paradigme européen. 

En Argentine, de nombreuses années d’exercice du pouvoir par des populistes hétérodoxes (à la fois nationaliste et populaire, redistributeur et anticommuniste, le péronisme est un phénomène politique unique, ndlr) ont permis de restaurer la situation d’avant-crise de la classe moyenne déchue et d’améliorer celles des couches sociales les plus précaires. Mais quand ces classes ont de nouveau ressenti un peu de stabilité et de sécurité, elles sont retournées aux vieilles habitudes consuméristes (en valorisant excessivement la libre circulation des capitaux internationaux, et en se ruant sur les biens importés après une période de privation, etc.). En conséquence, la fragile économie argentine a de nouveau été livrée aux forces de la mondialisation néolibérale, ce qui a conduit, une fois de plus, à une très profonde crise et à une autre intervention du FMI. 

L’ancien président uruguayen Pepe Mujica résume ainsi l’action des gouvernements de gauche latino-américains : bien qu’il aient plus ou moins réussi à s’occuper du problème de la pauvreté, ils l’ont fait en transformant les pauvres en consommateurs et non en citoyens.

En d’autres termes, même si de nombreuses avancées ne sont pas à négliger, la gauche péroniste contemporaine en Argentine s’est trouvée piégée dans une nostalgie et une imitation psychosociale du passé. Ce faisant, elle a reproduit les identités préexistantes tournées vers le capitalisme mondialisé, et, à long terme, cela a bénéficié aux forces politiques qui représentaient un retour à la normalité néolibérale (avec l’élection du président Mauricio Macri en 2015). L’ancien président uruguayen Pepe Mujica résume ainsi l’action des gouvernements de gauche latino-américains : bien qu’il aient plus ou moins réussi à s’occuper du problème de la pauvreté, ils l’ont fait en transformant les pauvres en consommateurs et non en citoyens.

Faut-il renouer avec le populisme ?

Sans doute avons-nous beaucoup misé sur le populisme. Mais avons-nous perdu à cause de ce pari ? La plupart des limites que nous avons évoquées ci-dessus à propos de la mise en place d’un supposé programme populiste semblent venir des difficultés qui émergent une fois au gouvernement. Evidemment, il n’est pas facile de combiner les priorités populistes avec la raison d’État. Certains populistes sont confrontés à leur incapacité de s’extraire d’une culture politique préexistante ou d’un cadre socio-économique, ou bien de gérer les menaces anti-populistes en protégeant ou en étendant la souveraineté populaire. 

Toutefois, ces problèmes ne semblent pas inhérents à la stratégie populiste en elle-même. De telles surdéterminations et cooptations par des forces extérieures peuvent affecter plus ou moins tout mouvement politique (même basé sur une classe sociale bien spécifique) lorsqu’il se retrouve confronté à des défis similaires dans des contextes historiques particuliers. En fait, on pourrait y voir les limites de tout projet de gauche au XXIe siècle visant à construire toutes sortes d’alternatives post-capitalistes.

Dans son introduction du dossier de Jacobin sur le populisme, Bhaskar Sunkara estimait que le populisme n’est pas ce que redoute le plus la classe dirigeante : « le populisme est le mot à la mode, mais ne vous trompez pas sur les raisons de la classe dirigeante pour redouter Jeremy Corbyn et Bernie Sanders. Ils ont peur de l’érosion de leurs biens mal acquis et de leurs privilèges. En d’autres termes, ils ont peur du socialisme, et non du populisme. » C’est le cas ! Mais il faut compléter cette analyse : ce qui effraie la classe dirigeante, c’est tout aussi bien la cause de certaines mobilisations (que l’on peut désigner sous l’étendard du socialisme) que la possibilité stratégique de mobilisation autour de ces causes (le populisme). 

En tout cas, il faut rappeler que sans la stratégie populiste, les idées socialistes et progressistes n’auraient jamais acquis une importance telle et un soutien aussi large. Sans une telle stratégie, les idées de Sanders n’auraient pas infusé dans une grande partie de la société américaine et appartiendraient toujours aux marges de la politique étasunienne. Cette stratégie n’est pas un phénomène récent inventé par les défenseurs du populisme de gauche, qui se contentent de la décrire et de définir ses contours. Historiquement, l’ethos populiste s’est manifesté dans les « fronts populaires » et d’autres stratégies, ainsi que dans les pratiques quotidiennes des partis de gauche, bien avant la conjoncture actuelle. 

Certains marxistes orthodoxes devraient peut-être s’intéresser un peu plus au questionnement de Marx lui-même à propos des alliances de classes et du rôle d’une représentation politique dichotomique. Voici comment il décrivait le processus instituant un sujet collectif comme acteur révolutionnaire :

“Aucune classe de la société ne peut jouer ce rôle [révolutionnaire] sans provoquer un moment d’enthousiasme pour elle-même et dans les masses, un moment dans lequel elle fraternise et se fond avec la société en général… Pour qu’un bien soit reconnu comme propriété de la société toute entière, tous les défauts de la société doivent parallèlement être attribués à une autre classe.”

Dans les dernières années de sa vie en particulier, Marx semblait en effet parfaitement conscient du besoin de s’adresser « au peuple », comme entité plus large que le seul prolétariat identifiable dans tout contexte socio-économique. En témoignent le grand nombre de travaux de recherche, depuis quelques décennies, sur l’intérêt de Marx pour le populisme russe et ses échanges épistolaires avec Vera Zasulich (écrivaine et activiste révolutionnaire menchevique, ndlr).

Si elle ignore l’intérêt de la stratégie populiste, la gauche risque de s’auto-isoler et de devenir insignifiante. Au lieu de nier les forces du populisme, nous devrions plutôt discuter des conditions historiques qui le favorisent, et ce qu’il permet à la gauche d’accomplir lorsqu’elle accède au pouvoir.

« Le corbynisme est mort » – Entretien avec George Hoare

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©Sophie Brown

George Hoare est docteur en théorie politique à l’Université d’Oxford et a réalisé sa thèse sur les concepts de gauche et de droite à partir du cadre théorique gramscien. Il anime aussi le podcast Aufhebunga Bunga où il analyse régulièrement les soubresauts de la politique britannique. Membre de la campagne du Full Brexit, orientée à gauche, nous l’avons rencontré pour aborder ses travaux et les enjeux autour du Brexit. Réalisé par Pablo Fons d’Ocon et Lenny Benbara. Traduit par Emma Carenini.


LVSL – Vous avez réalisé une thèse en théorie politique à l’Université d’Oxford, examinant de façon critique les concepts de gauche et de droite, en vous inspirant de la notion gramscienne de sens commun et en utilisant le cadre théorique du populisme développé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Pourriez-vous nous exposer les principales conclusions de cette recherche, en termes de réflexion sur le sens du populisme, de la gauche et, le cas échéant, du populisme de gauche ? Comment exploiter ces connaissances pour mieux comprendre le moment populiste que nous semblons vivre en Europe et dans une grande partie du monde ?

George Hoare – Pour revenir rapidement sur les recherches que j’ai faites (autour de 2008 – 2011) : j’ai examiné l’histoire des idées de gauche et de droite dans la politique britannique d’après-guerre. Je pense d’ailleurs que ces recherches sont déjà dépassées aujourd’hui. La conclusion à laquelle j’étais arrivé sur ce thème est qu’il s’agit d’un enjeu à traiter sous la forme d’un récit politique. Ce que montre l’histoire de la gauche et de la droite, c’est qu’en fait la droite est une suite de réponses à la gauche. La gauche peut se définir comme une demande insistante de souveraineté populaire tout au long de l’histoire. C’est d’abord de la Révolution française qu’on tire le sens premier de ce mot, puis, au XIXème siècle, on observe l’extension de cette idée de souveraineté populaire à la sphère économique et, enfin, pendant l’après-guerre à travers les idées socialistes.

Je trouve que la situation actuelle est une inversion radicale de ce diagnostic. Du moins, en ce qui concerne la politique britannique, la gauche répond à la droite. Dans le contexte du Brexit, nous voyons c’est le parti conservateur qui tente de formuler une vision différente de la société, en particulier dans sa relation avec l’étranger. La plupart du temps, la gauche répond à la droite, notamment la gauche libérale. Elle se laisse ainsi conditionner par la droite, et il y a probablement un certain nombre de raisons à cela.

Il est très frappant de voir comment les conséquences différées de la crise financière de 2008 (différées probablement jusqu’à 2016, jusqu’au référendum sur le Brexit) ont révélé les vraies faiblesses de la gauche, plus précisément son incapacité à proposer et à formuler un autre modèle de société, auxquelles la droite allait devoir répondre.

Venons-en à Gramsci et au populisme. Les idées de Gramsci ont eu une énorme influence sur la gauche au Royaume-Uni, peut-être plus que dans n’importe quel autre pays européen, en dehors de l’Italie. D’ailleurs, je pense que la France offre un point de comparaison intéressant car la gauche française a rallié très récemment les idées gramsciennes, mais avec l’arrivée immédiate de deux théoriciens, Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, qui détachent Gramsci de toute dimension de classe. Cela signifie que la dimension discursive de la politique est en train de prendre une importance croissante. On l’observe aujourd’hui par l’avènement de partis de gauche populistes, qui sont une des conséquences différées de la crise financière de 2008.

Le point de vue britannique, en la matière, est sûrement que Corbyn est le seul à tenir encore debout et à être en situation de conquérir le pouvoir, si on le compare aux autres populismes de gauche européens. Mais je crois que c’est une mauvaise interprétation de la situation. Je suis très pessimiste sur les perspectives de Corbyn et de la gauche populiste au Royaume-Uni. En fait, je pense que le « corbynisme » est mort et qu’il s’est brisé sur la pierre de l’UE.

LVSL – Stuart Hall a acquis une notoriété importante en analysant le tatchérisme à travers une grille gramscienne, c’est-à-dire comme projet hégémonique, qui embrassait non seulement des transformations de l’économie, mais aussi de la culture et de l’identité du pays. Le New Labour de Tony Blair semblait aussi hégémonique à son apogée, du moins comme tatchérisme à visage humain. Pourtant, la société britannique et son champ politique connaissent aujourd’hui une situation de polarisation profonde en raison du Brexit et de la distance forte entre le programme de Corbyn et celui des conservateurs. Peut-on considérer que l’hégémonie des années 1980 et 1990 s’est désintégrée ? Comment  les concepts gramsciens peuvent-ils nous éclairer sur la politique britannique contemporaine ?

GH – C’est encore une très bonne question, assez difficile, mais très importante ! Je crois nous sommes actuellement dans une situation de « fin de la fin de l’histoire. » Entre 1989 et 2008, l’idée qu’il n’y avait « pas d’alternative » était complètement hégémonique. Le théoricien Mark Fischer parle du réalisme capitaliste. Ce capitalisme occupe progressivement l’horizon du domaine de l’imaginaire : il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. Vous en arrivez à une situation où l’atmosphère politique est très déprimante et offre de bonnes raisons d’être pessimiste. Au moment du référendum de 2016, cette idée qu’il n’y avait pas d’alternative restait très présente. Tout le monde a donc été extrêmement surpris quand les résultats sont tombés, d’ailleurs, nous n’en avons toujours pas vu la couleur puisqu’il faut encore se battre pour sortir de l’UE.

À ce moment-là, la gauche était extrêmement désorganisée et faible. La classe ouvrière a été battue par Thatcher, puis frappée au sol par Blair et Cameron. C’est pourquoi nous parlons du Brexit comme d’un « moment démocratique sans mouvement démocratique » et c’est exactement ce qui s’est passé. Le référendum était une expression, certes imparfaite, de la demande de plus de souveraineté populaire. Les sondages qui ont eu lieu après le référendum ont montré ceci : la première raison pour laquelle les Anglais ont voté Leave était pour exprimer leur demande de démocratie ; et celle pour laquelle ils ont voté Remain concernait la peur que les choses s’enveniment.

Deuxièmement, la classe politique britannique a considéré que c’était le scrutin per se qui avait créé de la polarisation au sein de la société. Mais en réalité, cette polarisation était déjà sous-jacente : le niveau croissant des inégalités, le divorce de la politique avec la vie des classes populaires étaient déjà là ! Le concept le plus important pour qualifier cette situation n’est pas un concept gramscien, mais un concept du scientifique Peter Mair lorsqu’il parle de gouverner le vide. C’est-à-dire que le facteur dominant de la sociologie politique dans le Royaume-Uni d’après-guerre et dans l’Europe de l’Ouest est la baisse de la participation et de l’adhésion aux partis politiques et aux syndicats. Tous les fondements de la politique se sont évanouis, il ne reste que le vide. Les gens ne font plus partie de ces organisations qui faisaient le pont entre eux et la politique. Donc on voit la classe politique recluse à Westminster géographiquement, culturellement, loin de la population et en outre se tournant vers l’UE afin d’éviter les contestations internes.

Où est-ce qu’intervient Gramsci là-dedans ? Malheureusement je crois que dans la situation politique actuelle, il est principalement mobilisé pour justifier la guerre culturelle contre les gens qui ont voté pour quitter l’UE. Pour les « gramsciens » anglais qui en ont fait un théoricien de la culture, ce qui est un contresens, l’enjeu est de démontrer que cette classe ouvrière et ces 17,4 millions de gens en Angleterre qui ont voté Leave sont racistes, xénophobes et hostiles aux possibilités d’un avenir européen. Beaucoup de gens qui sont fermement « anti-brexit » associent le Brexit à un mouvement d’extrême-droite, à la xénophobie et à toutes les choses qu’il n’est pas ! Car le Brexit est une décision purement politique dont on doit encore déterminer les conséquences et les modalités. Malheureusement, c’est la gauche libérale, et non la gauche socialiste, qui domine les études gramsciennes.

LVSL – Vous êtes membre fondateur de The Full Brexit, une initiative d’activistes et d’universitaires qui réclament un « Brexit socialiste et internationaliste ». Cet euroscepticisme de gauche est une position minoritaire dans le paysage politique britannique, où la plupart des dirigeants de la campagne du Leave en 2016 étaient issus de la droite. Beaucoup pourraient même trouver votre position incompréhensible, car le Brexit est considéré comme étant étroitement associé au nationalisme. Pouvez-vous résumer vos principaux arguments en faveur du Brexit ? Dans la mesure où un Brexit socialiste ne semble pas être une option sur la table, croyez-vous toujours que le Brexit est souhaitable tel qu’il est mis en œuvre selon les termes de Boris Johnson ?

GH – L’argument le plus pernicieux et le plus mal avisé consiste à dire que le Brexit n’aurait de valeur que s’il mène directement, sans détour et rapidement, à un gouvernement Corbyn. C’est une position gauchiste et erronée ! En tant que socialiste, je suis pour la démocratie, qui est le concept politique le plus important à mes yeux. Le Brexit, comme je l’ai dit, est un moment démocratique sans mouvement démocratique. Quels sont mes arguments ? En premier lieu, je pense que la nature de l’UE n’a pas été très bien comprise par beaucoup de monde à gauche, ce qui est assez surprenant mais qui s’explique par la complexité du sujet. Je dirais que ce qui est central à propos de l’UE, de est qu’elle est à la fois non-démocratique dans sa structure interne, ce qui fait consensus, mais aussi anti-démocratique. Ce point est le plus difficile et important. L’adhésion à l’UE a un effet sur la politique interne des pays membres. Il y a deux arguments-clés : le premier concerne l’idée du vide de Peter Mair ; le second renvoie la théorie des États-membres. Nous disposons actuellement d’États-nations qui rentrent et qui sortent de l’UE et d’États-membres qui sont produits par l’UE.  Qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut dire que l’adhésion à l’UE participe de la dynamique de réduction des capacités de décision de nos classes politiques et qu’elle constitue en elle-même un processus de transformation des États. Et c’est ce que l’adhésion à l’UE fait : elle réduit l’importance de la politique idéologique nationale et démocratique. Elle transforme le système en un gouvernement technocratique élevé au niveau européen.

Un argument courant est que l’UE serait un « super-État » qui brimerait radicalement notre souveraineté en nous disant quoi faire. Mais cette idée est fausse. Il faut plutôt s’intéresser à la relation entre l’UE et les États-membres.

Il y a deux autres éléments importants pour comprendre le Brexit. D’abord, la gauche a échoué à comprendre l’importance éventuelle du Brexit en tant qu’il aurait pu représenter un moment de repolitisation. La direction actuelle va au contraire dans le sens d’une tentative d’annulation du Brexit, ce qui serait à mon avis complètement dépolitisant et validerait complètement l’idée que les électeurs ne sont pas écoutés et que leur voix ne compte pas pour les élites. Ce que je ne peux pas approuver en tant que socialiste.

Deuxièmement, une annulation du Brexit serait un échec pour la classe ouvrière britannique et tendrait à accroître la frustration à l’égard de la démocratie parlementaire qui est en train de devenir une parodie de démocratie. Les gens ont voté, ils ont élu des représentants avec des instructions claires, mais celles-ci n’ont pas été mises en place car ces représentants n’aiment pas les instructions qui leur sont données. De ce point de vue, nous avons assisté ces dernières semaines à une reprise en main du pouvoir législatif, et il y a une dimension de classe dans ce processus. Dans ce scénario où on assiste à une tentative de contrer la composante populaire de la démocratie en utilisant sa composante légaliste, la gauche regarde actuellement du côté légaliste et non du côté du peuple qui a voté.

Il y a une dernière raison pour laquelle la gauche n’a pas été capable d’être plus attirante. On assiste à une scission profonde au sein de la gauche britannique entre sa composante socialiste et sa composante libérale. Beaucoup de gens qui occupent des places importantes dans les médias sont issus de la gauche libérale : ils ont des positions particulières qui conditionnent la manière dont ils vont répondre aux événements politiques futurs. Ils se voient comme des cosmopolites, des Européens, plutôt de la classe-moyenne, ils voient la démocratie comme un processus et une série de relations institutionnelles plutôt que comme un processus de participation de masse, de vote et de mobilisation populaire effective. Ils ont peur de la classe ouvrière du pays et pensent qu’elle est nationaliste, xénophobe et raciste. Ils s’appuient beaucoup sur l’antifascisme. Ils voient l’antifascisme comme l’une des tâches les plus importantes de la gauche alors qu’en fait le fascisme n’est pas du tout une menace pour la société britannique. Le nombre de fascistes est ridiculement bas. Les forces sociales fascistes n’existent pas à moins qu’elles n’émergent après la subversion du Brexit et après la prise de conscience que les leviers de la politique parlementaire ne sont pas suffisants pour satisfaire leurs intérêts. Quoiqu’il en soit, c’est une triste réalité à laquelle nous avons affaire parce que les gens qui se battent pour un gouvernement favorable aux travailleurs britanniques sont très peu nombreux.

LVSL – Vous êtes également l’un des co-animateurs d’Aufhebunga Bunga, autoproclamé « podcast politique mondial de la fin de la fin de l’histoire ». Pourquoi êtes-vous passé de la recherche universitaire au podcasting ? Quels sont les principaux thèmes sur le thème de la politique mondiale actuelle qui ont été traités dans le podcast jusqu’à présent ? Le nom « Aufhebunga Bunga » est surprenant : pourriez-vous nous aider à le comprendre ?

GH – Commençons par le nom. Si vous avez écouté le podcast, vous savez peut-être que j’ai une petite inclination pour les jeux de mots et les blagues absurdes. On voulait que ce soit une fête, mais nous voulions aussi une fête hégéliano-marxiste. Nous voulions le « bunga bunga » en référence à Berlusconi, dont le visage, le logo, est notre phare dans la nuit, notre glorieux leader, sur le podcast, et on voulait l’aufhebung, ce moment hégélien de synthèse et de sublimation vers le dépassement dialectique. Ce mélange synthétisait ce qu’on voulait faire. Le podcast a pris une certaine ampleur. On a des invités de marque et on essaye d’avoir des discussions sérieuses et en même temps pas trop ennuyeuses. On souhaite s’amuser en parlant de politique parce que si vous n’avez pas un minimum de sens de l’humour à l’égard de la situation de la gauche européenne, vous allez vite perdre la tête. Il y a deux idées qui ont suscité des réactions au lancement qui a eu lieu juste après l’élection de Trump, car on sentait que la politique allait de nouveau bouger et devenir intéressante, même si c’était sous ses pires aspects. Cela me fait penser à une petite anecdote : quand j’étais à l’université, au début des années 2000, certaines personnes avec qui j’étudiais rejoignaient le parti travailliste. Mais sous Blair, sous Brown pourquoi est-ce qu’on aurait envie de rejoindre le parti travailliste ? Il n’y avait qu’une seule raison : c’était un geste de carriériste puisqu’il n’y avait pas d’idées intéressantes ou de contenu à partir duquel discuter. Avec la « fin de la fin de l’histoire », on a donc juste voulu sceller cette idée que la politique était potentiellement de retour.

La classe politique ne peut plus comprendre, expliquer, ou répondre au changement politique. Cela explique la multiplication d’individus hors-sol qui répondent aux événements politiques récents avec une hystérie excessive et des explications ubuesques du type Cambridge analytica. Ils cherchent à expliquer comment les gens ont pu revenir à la politique sans faire ce qu’eux attendaient qu’ils fassent. Comme ils n’acceptent pas que les gens ne soient pas des centristes néolibéraux, ils expliquent leurs choix par des thèses complotistes. C’est un signe que le néo-libéralisme est en train de mourir. Ceux qui l’ont investi matériellement et culturellement sont menacés et cherchent à confirmer leurs préjugés de classe.

LVSL – Vous avez fait une tournée avec le Full Brexit au printemps dernier pour sensibiliser le grand public du Royaume-Uni à la question du Brexit. Qu’avez-vous observé au cours de la tournée au sujet des perceptions dominantes sur le Brexit ? Quelles leçons tirez-vous de cette expérience ?

GH – C’était une expérience intéressante. Nous avons organisé quatre événements dans le pays, en partenariat avec d’autres organisations. Nous avons essayé de déployer la force intellectuelle d’un Brexit pensé à gauche. D’une certaine manière, nous avons enfoncé des portes ouvertes : les gens venaient, ils étaient d’accord avec tout ce qu’on expliquait, mais demandaient ce qu’il fallait faire par la suite. Il y avait évidemment quelques désaccords parmi le public, on voulait que les gens aient le temps de poser des questions et de les formuler. Ce qui nous a surpris, c’est que même quelqu’un qui avait sa carte au parti conservateur comme il se décrivait lui-même avait acheté un exemplaire du livre de Lapavítsas, The Left’s case against the EU ! Le Brexit est donc un enjeu capable d’unifier largement derrière lui, d’autant plus que la classe politique semble être incapable de traiter cette question. Cette situation offre à la fois des opportunités et des menaces, car nous allons peut-être arriver à une situation où un nouveau report du Brexit est demandé, voire un second référendum. C’est un grand danger qui met en péril notre démocratie. D’ailleurs, au cours du début, un certain nombre d’arguments ont émergé.

Les premiers concernaient les principes, principalement en matière de démocratie. Ensuite, les arguments étaient d’ordre politique et stratégique afin de permettre à la gauche de gagner. Les troisièmes portaient sur la faiblesse de l’UE. Je pensais que les premiers arguments seraient hégémoniques et que les gens ne comprendraient que le point sur la démocratie, comme dans le livre de Lapavítsas. Mais c’est plutôt le troisième, celui sur l’échec de de l’Europe, qui a fait consensus. Je ne m’y attendais pas. Les gens venaient de tous les bords politiques, même si la gauche était surreprésentée. L’objectif est aussi de parler à des personnes qui viennent des Tories, voire de l’UKIP, mais qui pourraient être gagnées aux idées socialistes. Ces personnes développaient des arguments sur les contradictions qui étaient au cœur de l’UE, notamment autour de l’immigration et des frontières, ce qui a déchaîné des échanges particulièrement agités. C’était une bonne leçon politique pour nous. Comment tirer quelque chose de cela en montrant que le problème réside plus dans la liberté de circulation en Europe et qu’une frontière externe dure a un coût exorbitant ? Notre rôle n’est pas encore décisif, certainement car nous n’avons pas de figure identifiée.

Mais pour finir sur une note plus positive : il y a une campagne de gauche en faveur du Brexit et je fais partie de son groupe de travail, c’est une initiative intéressante et excitante. Nous avons constitué un groupe d’universitaires pour expliquer comment fonctionne la domination de la classe dominante sur les travailleurs britanniques, la réalité de la politique britannique et les causes de l’incapacité de la classe politique à régler les problèmes qu’elle doit gérer. Notre campagne s’adresse en particulier à la gauche du Labour. Elle est à l’état d’ébauche et nous avons prévu une série d’événements organisés par des volontaires.

LVSL – Pourquoi dites-vous que le corbynisme est mort ?

GH – Ça ne me met pas vraiment en joie de le dire, mais malheureusement le potentiel de transformation radicale du corbynisme est irréalisable dans le cadre de l’Union européenne. En privé, Corbyn est probablement favorable au Brexit, mais regardez les positions du parti travailliste aujourd’hui. D’ailleurs, il y a certaines personnes qui sont incapables de le comprendre et qui insistent sur la complexité de la situation interne du parti. Mais ce n’est pas le cas ! C’est un parti clairement très divisé, entre son aile droite qui est blairiste, particulièrement forte dans le groupe parlementaire, et un petit nombre d’activistes et de députés qui sont pour le Brexit. Le labour est en train de devenir un parti centriste, comme les libdems qui veulent annuler le Brexit à n’importe quel prix, les Tories veulent absolument le finaliser. Cette centrisation est notable. On l’observe dans les sorties des médias de l’establishment. On a vu le Financial Times publier un éditorial flamboyant en faveur de Corbyn et News Night traiter Corbyn avec un respect qu’on lui déniait complètement jusqu’ici. J’ai évidemment de la sympathie pour Corbyn, mais le fait qu’il n’ait pas été capable de négocier en interne pour canaliser les divisions est un problème majeur pour le Labour Party. Il semble assez clair aujourd’hui que la seule manière pour eux d’arriver au pouvoir est que l’explosion des Tories ait lieu avant celle du Labour. C’est triste à voir. Allen Jones a publié de très bonnes choses à ce sujet sur le site du Full Brexit. C’est triste de voir qu’il y a eu ce moment de mobilisation et de radicalité, notamment de la part des jeunes qui ont mis Corbyn au pouvoir, mais il semble aujourd’hui que cela est en train de se retourner contre les travailleurs britanniques. Ceux qui ont conduit à l’échec diront que de toute façon que les travailleurs britanniques étaient racistes, qu’il était impossible de la gagner à partir de nos positions de classe. Je pense que l’UE est le problème le plus important pour la gauche européenne et qu’il y en a trop peu dans la gauche britannique qui souhaitent comprendre ce que cela veut dire et les conséquences que cela aura sur la politique britannique.

Est-ce la fin du populisme de gauche ?

Les 28 et 29 juin 2019, LVSL organisait son université d’été baptisée “L’Histoire recommence”. Vous avez manqué l’événement ? Retrouvez notre huitième et dernier débat sur le thème “Est-ce la fin du populisme de gauche ?” présenté par Lenny Benbara avec Chantal Mouffe et Christophe Ventura. 


LVSL est une association à but non-lucratif composée de bénévoles. Vous aimez notre travail ? Soutenez-nous sur HelloAsso.

Université d’été : le PCF veut affronter l’avenir

Avec plus de 1100 participants, l’édition 2017 de l’université d’été du PCF s’est tenue du 25 au 27 août à Angers. Un nombre non-négligeable après une séquence électorale difficile.

Sourire au PCF. « C’est un succès inédit, cela fait plus de 15 ans que l’on organise des universités d’été et nous n’avions jamais rencontré un succès aussi massif » se réjouit Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de l’université d’été.

Salle plénière de l’université d’été

LVSL était un des rares médias à couvrir l’événement dont il faut reconnaître le succès numérique. La séquence des présidentielles semble avoir coûté cher à la visibilité du parti au profit de La France Insoumise. Ensuite, les législatives ont clairement acté la rupture des ex-partenaires. L’université d’été est donc aussi l’occasion d’une réflexion des communistes sur la période que traverse leur parti.

« On a vécu une année très contrastée, entre le bon score du candidat que nous avons soutenu à la présidentielle et son refus de l’unité aux législatives où les résultats ont été les pires de notre histoire, en dépit du fait que nous ayons augmenté le nombre de nos députés ».

Signe de cette rupture consommée, la France Insoumise, qui tenait son rendez vous d’été en même temps à Marseille, n’a pas envoyé de représentant à Angers. Pour Pierre Laurent, secrétaire national du Parti, c’est « un manque de respect déplorable ».

Réaffirmation de l’identité communiste

La volonté de reconquête et de renouvellement du parti semble se traduire par un réinvestissement de thèmes qui font son identité. Beaucoup jugent en son sein que le délaissement de marqueurs et d’idées proprement communistes ont participé à l’effacement de la visibilité politique du parti. Parmi eux, André Chassaigne, chef de file des députés communistes à l’Assemblée semble avoir une formule toute trouvée : « Comme dans le sport, on aura franchi une étape quand les communistes joueront leur propre basket, leur propre jeu, pas celui des autres ».

Le programme de l’université comme le discours de Pierre Laurent ont cherché à mettre à l’agenda cette volonté d’allier l’originalité du discours du PCF sur ses fondements marxistes à une indispensable adaptation aux changements de la vie politique du pays. Le secrétaire national du parti a ainsi appelé à une « révolution démocratique contre le capital ». À l’approche d’une rentrée militante contre la « Loi travail XXL » Pierre Laurent cherche à remobiliser ses troupes en marquant un passage à l’offensive : « il n’y a pas meilleurs que les communistes quand il s’agit de résister, mais nous sommes aussi des conquérants ».

Critiques du “populisme de gauche”

André Chassaigne lors de la présentation de son livre “Et maintenant monsieur le Président ?”

S’inscrivant dans ce mouvement de réaffirmation, le rejet de l’hypothèse du populisme de gauche a pris une place importante lors de ces journées. Deux conférences, de Gérard Mauger, chercheur au CNRS et de Jean Quétier, professeur de philosophie à l’université de Strasbourg, étaient consacrées à l’analyse critique de cette notion. Pour ce dernier, le populisme de gauche de Chantal Mouffe opérerait une lecture post-moderne de Gramsci en vidant son analyse de son contenu de classe, pour ne s’accaparer que sa réflexion stratégique. L’approche relativiste que propose la méthode populiste, axée sur une analyse discursive plutôt que classiste, si elle est efficace dans la compétition politique, s’opposerait donc à l’universalisme de la pensée marxiste.

« Le communisme n’est pas soluble dans le populisme de gauche » a ainsi affirmé Pierre Laurent à la tribune. Un message qui vise à se distinguer de la France Insoumise.

Pour autant Guillaume Roubaud-Quashie tempère : « Sur le populisme il n’y avait pas de volonté agressive, le monde ne se résume pas à la FI, mais il faut analyser ce phénomène qui reçoit un écho important. C’est une notion qui propose de reconfigurer la politique et il n’est pas certain que nous ayons à y gagner comme communistes. Mais avant de la rejeter nous devons prendre le temps de la comprendre, c’est une démarche de compréhension ».

Le renouveau du parti en perspective

Au banquet, plus de 1000 personnes.

L’engouement rencontré par l’université d’été doit marquer le départ de la séquence amorcée par le parti vers son renouvellement. Processus qui est censé culminer avec un congrès extraordinaire en 2018. Selon le secrétaire national « L’heure est venue de notre propre révolution politique. Il faut changer tout ce qui doit l’être ». Un pari ambitieux mais nécessaire si le parti veut retrouver de la visibilité.

S’il veut exister comme force positive et autonome dans le paysage politique français, le PCF est mis face à la nécessité de trouver les moyens d’affirmer la singularité de son projet. Cette tâche ne sera pas évidente dans la mesure où la concurrence avec la France Insoumise fait rage et où cette dernière a la volonté de prendre le leadership de la contestation sociale.

« On ne peut pas reprocher à certains de vouloir se développer au détriment d’autres forces politiques, mais nous ne sommes pas dans la même optique » explique Guillaume Roubaud-Quashie, « nous avons un objectif de civilisation qui n’est pas le populisme de gauche et qui est autrement plus vaste : le communisme. C’est le projet du siècle car il n’est pas certain que la planète ait le luxe de survire à un siècle de capitalisme de plus. La France a besoin d’un parti communiste comme force politique forte et organisée mais nous continuons de tendre la main ».

Le Parti devra néanmoins affronter l’épreuve des sénatoriales lors desquelles l’existence de son groupe est mis en danger. Un enjeu politique majeur pour Pierre Laurent qui a déclaré que seul le PCF serait en mesure de former un groupe de gauche au Sénat face à l’éclatement des socialistes. Le secrétaire national a jugé que si la haute chambre devait se vider d’élus de gauche cela laisserait les mains libres au Président de la République pour modifier la Constitution à sa guise sans passer par la voie référendaire.

 

(Vidéo du PCF)

Le peuple, nouveau sujet politique de notre temps

©Margarita Solé/ Ministerio de Cultura de la Nación. Argentina. Licence : Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Alors que Macron et son Premier ministre Edouard Philippe prétendent construire une équipe et une politique qui dépasseraient le clivage gauche/droite en s’appuyant sur un consensus néolibéral, il est temps pour l’opposition de s’organiser et surtout de se repenser. Face à un pouvoir en place qui ne cesse de prétendre qu’en politique l’idée même de clivage est dépassée, c’est à la réactivation de cette idée que nous devons nous employer. A cet égard, certaines lectures sont vivifiantes.


L’ouvrage Construire un peuple. pour une radicalisation de la démocratie (traduction de Construir pueblo, sorti en Espagne en mai 2015), fondé sur un entretien ayant eu lieu à l’hiver 2015 entre la philosophe belge Chantal Mouffe et le cofondateur de Podemos Íñigo Errejón, propose d’intéressantes perspectives pour repenser les clivages politiques en France et en Europe. Préfacé par le politologue Gaël Brustier, il s’inscrit dans la lignée des travaux nés au cours des années 1980 pour riposter théoriquement et stratégiquement à l’hégémonie néolibérale et qui ont nourri, dans un premier temps, les courants altermondialistes. En revenant sur certaines expériences (Podemos, Syriza, mais aussi certaines expériences latino-américaines) analysées au prisme des réflexions théoriques d’Antonio Gramsci[1] pensées dans le contexte de l’Italie fasciste – hégémonie, guerre de positions -, les deux théoriciens nous proposent une grande leçon de stratégie politique.

Dans la lignée des travaux d’Ernesto Laclau sur le populisme[2], Mouffe et Errejón défendent la nécessité d’une “radicalisation de la démocratie” par l’émergence d’un populisme de gauche. Il ne s’agit pas ici de reproduire le jargon théoricien des penseurs politiques, ni de livrer une analyse des travaux de Gramsci, mais de montrer à quel point les thèses de Chantal Mouffe, appuyées par le stratège de Podemos, peuvent nourrir les réflexions stratégiques de la gauche européenne.

Une stratégie du discours : le populisme de gauche

L’approche de Chantal Mouffe et d’Íñigo Errejón est post-marxiste : il s’agit d’une réflexion qui envisage les clivages au-delà des classes sociales tout en leur conférant une place importante. Cette réflexion part du principe que les identités et l’échiquier politiques ne sont pas figés : tout est construit, dynamique et s’articule autour des notions d’ami et d’ennemi, d’allié et d’adversaire. C’est ici que la notion de “peuple” intervient : en faisant appel à ses travaux communs avec Laclau[3], la philosophe explique que ce peuple est un sujet politique, une entité à construire opposée aux élites politiques, économiques et sociales. Autrement dit, il s’agit d’une catégorie politique qui doit articuler des “demandes sociales” très diverses (classes populaires et “moyennes” mais aussi mouvements féministes, environnementaux, de défense des minorités, etc.) sous une appellation “peuple” dans une confrontation avec un adversaire : la “caste”, l’oligarchie. A rebours d’une tendance politico-médiatique qui verse dans la guerre aux populismes, considérés comme un tout dont on refuse de percevoir l’hétérogénéité en le présentant comme une stratégie exclusivement réactionnaire et démagogique, le populisme est ici étudié avec une profondeur théorique peu égalée.

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La philosophe et professeur à l’Université de Westminster Chantal Mouffe. © Columbia GSAPP. Licence : Attribution 2.0 Generic (CC BY 2.0).

Pour Mouffe et Errejón, le populisme est avant tout une stratégie qui peut répondre aux lacunes d’une gauche radicale et d’une social-démocratie européennes à bout de souffle. Dans une société sous hégémonie néolibérale, la tendance des libéraux-conservateurs et des sociaux-démocrates à s’accorder sur l’essentiel pour se disputer sur les ornements est mortifère pour la démocratie, rendant le clivage et la radicalité urgemment nécessaires. C’est en faisant ce constat d’une crise démocratique dûe à un clivage gauche/droite qui ne fonctionne plus que les auteurs s’interrogent sur la stratégie à adopter. Cette dernière est parfaitement incarnée par le titre de l’ouvrage. “Construire un peuple” n’est évidemment pas une expression à interpréter littéralement ; c’est l’objectif d’un discours (les mots, les symboles, les gestes) qui se veut performatif. Le peuple à construire est donc celui qui s’incarne dans ce discours qui remet au goût du jour le clivage en politique. “Ce qu’il faut à la politique c’est un enjeu substantiel, que les citoyens aient la possibilité de choisir entre des projets clairement distincts”, rappelle Mouffe.

En d’autres termes,. Le néolibéralisme a créé – et se renforce par – une culture du consensus qui affaiblit le jeu démocratique. En s’appuyant sur les travaux de Carl Schmitt, Chantal Mouffe rappelle la nécessité de l’antagonisme en politique appuyé sur des identifications construites, d’un “nous” opposé à un “eux”. Seulement, contrairement à Schmitt, Mouffe estime que l’antagonisme n’est pas un obstacle à la démocratie pluraliste, mais qu’il s’y sublime au contraire en devenant ce qu’elle appelle un “agonisme”. L’idée d’un dépassement dialectique des clivages autour d’un consensus est un leurre : en politique, les lignes de division sont inévitables, le conflit est fondamental et sain entre différents partis aux projets bien délimités qui se disputent l’hégémonie. Le peuple, en tant que “bloc social” construit par des pratiques discursives, incarne donc l’entité qui peut mener la lutte contre-hégémonique, antilibérale et sociale.

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Inigo Errejon, cofondateur et stratège de Podemos. © Ministère de la Culture argentin. Licence : Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0).

Podemos et les expériences latino-américaines

A la lumière de ces réflexions théoriques, Mouffe et Errejón envisagent différents cas concrets qui ont nourri leurs réflexions et leur projet politique. Un chapitre de l’ouvrage est ainsi consacré à l’Amérique Latine, terrain d’ “expériences national-populaires”. Le stratège de Podemos explique ainsi avoir été particulièrement influencé par ses expériences en Bolivie et en Argentine, dans “l’identification sous le signe du peuple” qui vient proposer un autre clivage que la dichotomie gauche/droite. Pour Chantal Mouffe, le cas de l’Argentine avec l’arrivée au pouvoir de Néstor Kirchner en 2003 révèle une “synergie (…) établie  avec une série de mouvements sociaux dans le but d’affronter les défis socio-économiques que le pays rencontrait. (…) Cela souligne à quel point il est important de combiner les luttes parlementaires et extraparlementaires en une bataille commune (…).” Ces expériences diffèrent radicalement des “populismes réactionnaires” qui fleurissent en Europe : un des problèmes les plus concrets de ces réflexions consiste en la difficulté à imposer l’idée d’un populisme progressiste, avec une entité “peuple” construite par la gauche. Néanmoins, selon Chantal Mouffe, la rupture de plus en plus saillante entre le peuple et ses représentants, l’émergence d’une véritable crise de la représentation peut, comme en Amérique Latine, créer un terrain favorable au populisme de gauche.

Errejón relate l’adoption par Podemos de “l’hypothèse populiste”, qui s’est traduite par exemple par la “Marche du changement” à Madrid dans une mobilisation des affects, des passions politiques dans le but de construire une identification populaire. Il explique à quel point cette Marche a été perçue comme une menace par les élites espagnoles : trop de passions politiques, surtout quand elles se manifestent esthétiquement, menacent une pratique aseptisée de la démocratie – le consensus néolibéral. En s’intéressant à ces manifestations populaires, on ne peut s’empêcher de penser aux rassemblements à succès organisés par Jean-Luc Mélenchon lors de la campagne présidentielle de la France Insoumise (rappelons que le mouvement a rassemblé plus de cent mille personnes sur la Place de la République le 18 mars dernier). A contrario, la stratégie populiste pensée par Errejón a aussi été vivement critiquée par les tenants de la gauche radicale au sein de Podemos, réunis notamment dans le courant de Pablo Iglesias. La volonté d’adopter une approche politique transversaliste, directement liée au concept de “populisme de gauche” – autrement dit, qui mobilise un discours et des thèmes s’adressant à tous au-delà de la gauche et de la droite et des classes sociales – et donc de se placer “au centre de l’échiquier” a été dénoncée comme un abandon de la radicalité. Mais elle en est plutôt une réaffirmation audacieuse, qui vise à moderniser le discours d’une gauche dont la défaite est indéniable en dépassant ses vieux symboles.

Radicaliser la démocratie en France : le potentiel de la transversalité

Cela n’aura échappé à personne, la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon a connu des évolutions internes. Dans un entretien à LVSL, Jorge Lago (professeur de sociologie, membre du Conseil citoyen de Podemos) expliquait à quel point Podemos et les réflexions sur la transversalité ont pu influencer la campagne présidentielle française. Une des explications fondamentales de l’important score de Mélenchon au premier tour de la présidentielle semble être sa capacité à développer un discours transversaliste, qui ne s’adresse pas uniquement aux classes populaires (et plus particulièrement aux ouvriers) ou même au peuple de gauche, mais au “peuple” opposé à l’oligarchie. Par la mobilisation d’émotions collectives, qui sont centrales en politique (le rôle de l’humour ou de la colère dans les débats télévisés est particulièrement intéressant à étudier), mais aussi l’utilisation d’outils discursifs transversalistes (on pense à la dénomination “les gens” par exemple pour s’adresser au peuple), le candidat de la France Insoumise a su faire basculer le clivage gauche/droite vers un clivage peuple/caste.

N’en déplaise aux commentateurs qui aiment le discréditer en soulignant les similitudes entre son discours et celui de Marine Le Pen, Chantal Mouffe et Íñigo Errejón nous rappellent que le populisme est un ensemble d’outils stratégiques et discursifs qui n’entache en rien le caractère progressiste des programmes qu’il peut servir. Il est même sûrement l’une des clés pour répondre efficacement aux populismes réactionnaires : la pire des erreurs n’est-elle pas finalement de leur laisser le monopole des identités populaires, nationales, patriotiques et du discours anti-élites ? C’est encore Errejón qui pose la question le plus simplement : “Qui va occuper cet espace si les forces démocratiques ne le font pas ?”. On en veut pour preuve la principale réussite de Mélenchon : voler la vedette électorale à Marine Le Pen chez les jeunes. En Grèce, le succès de Syriza a permis d’empêcher l’arrivée au pouvoir d’Aube Dorée, comme le rappelle Chantal Mouffe. Cet ouvrage s’inscrit donc pleinement dans la stratégie transversaliste défendue par Errejón au sein de Podemos en Espagne (stratégie récemment mise en minorité, comme nous l’avons déjà rappelé dans ces colonnes).

Face à une démocratie européenne qui étouffe sous une culture du consensus dépassionné et une politique dépourvue d’affects et de clivage, le populisme de gauche peut donc être une clé pour déverrouiller la démocratie en la radicalisant. La construction discursive d’identités politiques, d’un “nous” le plus inclusif possible mais strictement opposé à un “eux”, peut permettre de porter un véritable projet progressiste et de gagner la bataille culturelle contre l’hégémonie néolibérale. C’est en tout cas la conviction de Chantal Mouffe et d’Íñigo Errejón, qui livrent ici des réflexions inspirantes pour l’avenir de la gauche en France et en Europe.

MOUFFE Chantal & ERREJON Íñigo, Construire un peuple, éditions du Cerf, Paris, 2017.

[1] Philosophe et théoricien politique italien, fondateur du Parti communiste italien (1891-1937).

[2] Pour découvrir ces travaux, lire notamment La Raison populiste (2005).

[3] LACLAU Ernesto, MOUFFE Chantal, Hégémonie et stratégie socialiste (2004, traduit en français en 2009).

Crédits images :

©Margarita Solé/ Ministerio de Cultura de la Nación. Argentina. Licence : Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

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Christophe Ventura : “Si le populisme de gauche n’assume pas de briser le mur européen, il raconte des histoires aux enfants”

Dans le cadre de la sortie de l’édition française du livre Construire un peuple (en librairie le 7 avril), dialogue entre Chantal Mouffe (philosophe théoricienne du populisme de gauche) et Íñigo Errejón (co-fondateur et stratège de Podemos), nous nous sommes entretenus avec Christophe Ventura, qui a mené la publication de cette édition. Christophe Ventura est animateur de l’association Mémoire des Luttes et l’un des fondateurs du groupe de réflexion politique et intellectuel Chapitre 2. Qu’est ce que le populisme de gauche ? Quelle est sa stratégie ? Quelles sont les différences entre Bernie Sanders, Jeremy Corbyn, Jean-Luc Mélenchon et Podemos ? Comment comptent-ils contrer l’hégémonie du populisme de droite ? Emmanuel Macron est-il populiste ? Ces mouvements ont-ils un tabou sur la question européenne ? Doivent-ils prôner la sortie de l’UE ? Nous lui avons posé toutes ces questions.

 

LVSL : Vous vous intéressez de près à la question du populisme en Europe. Et plus particulièrement au « populisme de gauche », théorisé par Chantal Mouffe. Pourquoi ce concept vous semble-t-il pertinent aujourd’hui ?

https://melenchon.fr/2016/11/02/debat-sur-le-populisme/
Chantal Mouffe, juste à gauche de Jean-Luc Mélenchon, et Christophe Ventura, celui qui attire leur regard avec son téléphone portable, lors de la marche pour la VIe République du 18 mars 2017 © mélenchon.fr

Christophe Ventura : Je pense qu’il faut s’intéresser à ce terme de « populisme de gauche » car, d’une manière générale, la notion de populisme est utile pour comprendre ce qui se joue, dans une séquence historique donnée, au sein d’une société. Le populisme est avant toute chose un « moment » dans la vie d’une démocratie devenue totalement oligarchique, et qui entre en crise. Ainsi, ce « moment » annonce l’arrivée ou l’éclatement d’une crise de régime. Sur ce point, je converge beaucoup avec Chantal Mouffe. Nous sommes dans un « moment » populiste. A quoi correspond-il ? Pour résumer : à l’activation d’un vaste mouvement d’opinion et de mobilisation destituant dans la société, à une désaffiliation de la population avec ses organisations et institutions de représentation habituelles. Il s’agit d’une dynamique qui, plus que de se situer dans le cadre des références politiques du moment antérieur, cherche à destituer les pouvoirs en place, leurs représentants et leurs symboles : classes politiques et institutions notamment.

Ce phénomène nous oblige à concevoir l’action politique, mais aussi intellectuelle et sociale, différemment, à rechercher des stratégies distinctes par rapport à nos habitudes d’organisation. Car, en effet, ce type de dynamique contestataire n’appartient ni au camp de la gauche, ni à celui de la droite a priori. Elle devient en revanche l’objet d’une bataille hégémonique entre ces deux familles pour l’orienter vers la gauche – et à ce moment contribuer à re-signifier cette gauche auprès d’une masse de gens pour qui elle ne veut plus rien dire parce que, pour eux, elle est associée aux mêmes politiques économiques et sociales que la droite – ou vers la droite – et à ce moment-là renforcer le sentiment de rejet de l’autre dans la société, et protéger dans le même temps les intérêts des puissants. Un exemple pour illustrer : le Brésil. En 2013-2014, c’est exactement ce type de phénomène qui a fini par éclater – avec une captation par la droite de la rue – contre le gouvernement de centre gauche de Dilma Rousseff tandis que se préparaient les festivités onéreuses de la Coupe du monde de football (2014) et que l’onde de choc de la crise économique et financière mondiale commençait à se faire sentir dans le pays (chômage, montée de la précarité, des inégalités). Je me souviens d’une analyse du journaliste uruguayen Raúl Zibechi dans laquelle il décrit avec minutie comment, « pour la première fois depuis cinquante ans, l’hégémonie dans les rues brésiliennes appartient aujourd’hui à la droite » [1].

Là-bas, la gauche a perdu la bataille. Empêtrée dans la gestion du pouvoir, confrontée à la crise économique, affectée par des scandales de corruption, significativement bureaucratisée et ayant perdu son lien avec les mouvements sociaux, elle a pensé qu’il suffirait de faire valoir son bilan – pourtant le meilleur pour le pays depuis des décennies – et de proclamer ses valeurs pour gagner un sujet alors en construction dans la rue qui se mobilisait initialement contre la cherté de la vie, l’augmentation du prix des transports, les gâchis financiers et la corruption en période de restriction économique. C’était une erreur.

 

“Emmanuel Macron n’est jamais autre chose que le candidat du libéralisme économique en France.”

 

L’emploi du terme « populisme » peut faire sursauter à gauche. En effet, beaucoup y voient un concept vide, voire méprisant vis-à-vis du peuple, utilisé par les élites pour discréditer les candidats de gauche radicale qui s’adressent aux catégories populaires. Par exemple, Jean-Luc Mélenchon refusait cette étiquette en 2012, car pour lui c’était alors une façon de l’assimiler au FN. Ça ne semble plus être le cas aujourd’hui : il se montre plus ouvert à cette appellation, même s’il ne l’endosse pas directement. Pourquoi, selon vous, ce terme à autant de mal à être assumé à gauche ?

Il y a trois raisons à cela.

Premièrement, si certains à gauche refusent d’employer le terme, c’est parce que ce mot est plastique, élastique, qu’on peut tout mettre dedans. De fait, comme vous le dites, il est repris par le système pour disqualifier tous ceux qui le contestent… et ce système le fait en utilisant lui-même une stratégie populiste, comme l’explique par exemple Emmanuel Macron lorsqu’il affirme « Si être populiste, c’est parler au peuple de manière compréhensible sans passer par le truchement des appareils, je veux bien être populiste » [2] (Journal du dimanche, 19 mars 2017).

Donc, cela pose un problème à gauche. En gros, si toi-même tu utilises le mot que les médias utilisent pour te disqualifier, tu passes tes journées à expliquer que tu as une autre acception du mot mais tu es incompréhensible pour le commun des mortels. Ça c’est une première critique. Par exemple, celle de Jean-Luc Mélenchon.

Exemple célèbre de caricature médiatique du populisme avec ce dessin de Plantu.

La seconde critique consiste à dire que le populisme, même de gauche, est toujours, in fine, un autoritarisme parce qu’il se construit contre les institutions, les corps intermédiaires, et reconnait le rôle d’individus leaders et de stratégies discursives (c’est-à-dire le fait de construire un type de discours qui va articuler des demandes au départ hétérogènes dans la société, puis identifier un adversaire, pour ensuite engendrer la formulation d’une nouvelle frontière politique dans cette dernière entre un « nous » et un « eux » [3]) comme médiations pour la (re)construction du politique. En effet, dans sa dimension théorique, le populisme, selon les travaux de Chantal Mouffe ou d’Ernesto Laclau, postule que les stratégies discursives et le rôle des individus –  ou d’une lutte singulière – coagulent et orientent le sens de la dynamique populiste vers le progrès ou la réaction, vers la construction d’un peuple de gauche ou de droite au sein de la population.

Il faudrait ajouter une troisième critique venue de la gauche. Celle consistant à souligner que le peuple, en tant que catégorie, n’existe pas  – ce que disent en fait Laclau et Mouffe qui rappellent qu’il est toujours une construction – et qu’il n’est jamais majoritairement de gauche, mais largement en faveur de la conservation de l’ordre économique et social – même s’il peut dans le même temps souhaiter un coup de balai de sa classe politique – du fait de ses structures sociologiques (paysans et classes populaires attachées aux logiques de propriété, classes moyennes désireuses de mobilité et d’ascension, aspiration au mode de vie bourgeois, etc.) et religieuses (poids ou résilience culturelle de ces dernières dans les classes populaires notamment).

Dialogue entre Chantal Mouffe et Jean-Luc Mélenchon le 21 octobre 2016 à la Maison de l’Amérique latine, animé par Christophe Ventura, et où il est notamment question du populisme de gauche.

 

Que répondez-vous à ces critiques ?

Ce sont des débats très sérieux et les arguments ne manquent pas mais, de mon point de vue, le populisme est, au fond, la méthode par laquelle se reconstruit le politique à partir d’une crise de la politique. Au bout du processus se trouve la formation d’une volonté collective, d’un peuple mobilisé en politique. Il peut être de droite, de gauche, du centre. Symptôme initial d’un dysfonctionnement de la démocratie, le populisme contribue à la revivifier, à réinstaller un équilibre entre la société et cette dernière, à « reloader » la démocratie représentative en y imposant ou ré-imposant une présence et une représentation des classes populaires et de leurs exigences. Plus qu’un projet idéologique ou politique de long terme, c’est peut-être ici sa véritable fonction.

Bien sûr, il ne s’agit pas d’adopter des interprétations mécanistes ou maximalistes de la théorie populiste. Chaque société est différente et même dans les phases de mouvement destituant, les structures sociales et institutionnelles conservent plus ou moins de légitimité, de résilience, de fonction auprès des populations. Ainsi, le scénario français n’est pas celui de l’Espagne, de la Suède ou de l’Amérique latine.

Christophe Ventura lors de notre entretien, dans les locaux de l’association Mémoire des Luttes © Flavien Ramonet

Une fois tout cela posé, le populisme n’est, effectivement, pas en soi progressiste. S’il n’insuffle pas ou ne s’appuie pas sur des aspirations existantes dans la société qui visent la transformation de la structure sociale, il servira les groupes dominants. Passer par l’étape du populisme de gauche en France aujourd’hui, c’est se demander comment inclure dans la mobilisation politique et intellectuelle des tas de gens, en particulier dans les nouvelles générations, qui ne se retrouvent pas dans les organisations, pour faire un chemin qui, à la fin, nous amène à redécouvrir la gauche, en quelque sorte. Donc moi je n’oppose pas non plus, de ce point de vue-là, ceux qui se disent juste de gauche par rapport à ceux qui se disent populistes de gauche. Je pense que ce sont des dynamiques qui permettent de se retrouver in fine.

Je pense que la grille populiste doit être envisagée comme une boîte à outils utile pour notre travail politique et qu’on ne peut pas nier l’existence du phénomène. Pour toutes ces raisons, je pense qu’il faut assumer la notion de populisme et ne pas laisser ce mot à la définition que veulent en imposer les dominants.

Outre Jean-Luc Mélenchon, un autre candidat a décidé de se présenter à la présidentielle sans se baser sur un appareil partisan, en allant directement au contact du peuple : il s’agit d’Emmanuel Macron. Pour le politologue Gaël Brustier, Emmanuel Macron incarne « le populisme des élites » [4]. Comment analysez-vous le « phénomène Macron » dans le cadre du populisme ?

Je pense que Gaël Brustier fait une analyse extrêmement pertinente de ce qu’est le « macronisme ». Macron, c’est le populisme des élites, le transformisme, ou alors, pour le dire encore autrement, un populisme de « l’extrême-centre ». C’est l’inverse d’un trou noir. Il aspire la non-matière pour en faire de la matière. C’est un candidat du vide, au départ, qui aspire de tous les côtés du système qui veut survivre. Il est populiste dans ce sens-là. Il incarne la stratégie, la méthode, la médiation pour tous ces courants-là. Il mène une mission de sauvetage du système et de repositionnement des élites au centre du pouvoir. Emmanuel Macron est celui que le système choisit pour recréer du consentement dans la société  – notamment ses parties les plus intégrées économiquement et socialement – autour du consensus du système.

Macron correspond tout à fait à ce qui s’est passé avec Mauricio Macri en Argentine [Cela sera détaillé dans un entretien avec Christophe Ventura au sujet de l’Amérique latine à paraître très prochainement sur LVSL, NDLR]. Il y a du Macri dans le Macron ! Macri, en Argentine, c’est le prototype du macronisme. C’est exactement le même genre : l’attitude, le positionnement, le discours. Un candidat sans programme. Ou plus exactement si, un programme : le candidat.

S’il fallait résumer le cas Macron, on pourrait dire qu’il fait l’opération suivante : il offre –  c’est ce qu’il a dit dans son discours du 4 février à Lyon –  à différents courants en France, qui vont du gaullisme jusqu’aux sociaux-démocrates, en passant par le centre gauche, le centre droit, les chrétiens-démocrates, etc., la promesse d’être le point d’équilibre pour garantir la continuité de la démocratie-libérale, au sens politique du terme. C’est ce qu’il offre de manière visible à ces courants-là. Mais ce qu’il ne dit pas, et qui est en réalité le coagulant de tout ça, c’est en réalité le libéralisme économique, et son approfondissement. Même s’il ne fait pas campagne là-dessus, il n’est jamais autre chose que le continuateur de son mentor François Hollande. Il n’est jamais autre chose que le candidat du libéralisme économique en France, de l’actualisation de son modèle de société  – l’ubérisation  -, dans une version moins brutale que ce que propose Fillon.

Au-delà de ses démêlés, Fillon fait peur à une partie de ses propres troupes, y compris du patronat, à la différence de Macron. Il fait peur parce qu’il promet au pays l’affrontement ; avec les syndicats, la gauche, le monde du travail, etc. C’est tellement brutal : 500 000 fonctionnaires à la poubelle. Macron ça n’est pas ça. Il temporise. Donc même une partie de la droite et du patronat préfère Macron parce qu’il est le garant d’une sorte de stabilité molle et qu’il est un modernisateur du libéralisme dans la société. Fillon est trop dur pour eux.

Il y a donc aujourd’hui dans la campagne présidentielle française trois populismes qui s’affrontent. Il y a le populisme de droite : Le Pen (nationaux contre mondialistes) ; le populisme de l’extrême centre : Macron (les libéraux des deux rives du système contre les ennemis du système) ; et le populisme de gauche (Mélenchon). Et pour la première fois dans l’histoire de la Vè République, il devient tout à fait probable que l’un de ces candidats – y compris Marine Le Pen –  devienne président en lieu et place des candidats des grands partis de gouvernement traditionnels issus du bipartisme. C’est inédit !

Aujourd’hui, la forme que prend en France la crise du centre du système politique et de ses organisations (les partis), celle que prend leur effritement et leur éloignement des classes populaires confirment l’émergence, à la périphérie de ce système, de mouvements qui vont tenter de devenir de plus en plus centraux. De ce point de vue-là, chacun dans leur genre est populiste. Ils sont des produits de ce « moment » populiste.

 

“Aujourd’hui, ce qui l’emporte en Europe, c’est l’effondrement des valeurs de solidarité. (…) Mais, plus se mettent en place des politiques qui sanctionnent les marchés financiers et les puissants, et plus se recréent les conditions d’un retour à la solidarité dans la société.”

 

On voit qu’il y a une approche différente entre le populisme de gauche anglo-saxon, incarné par Jeremy Corbyn et Bernie Sanders, qui s’appuie sur les appareils partisans de la gauche traditionnelle, et celui de Podemos et de Jean-Luc Mélenchon qui, quant à eux, ont décidé d’agir en dehors du cadre des partis, et ont tendance à délaisser le mot « gauche » pour le mot « peuple ». Comment analysez-vous cette différence de stratégie ?

Est-ce qu’il s’agit vraiment de différences de stratégie ou sommes-nous en présence de variantes d’un même phénomène qui pousse dans des engrais différents ? Je pense que c’est plutôt ça. Le populisme anglo-saxon de gauche émerge au sein et contre des structures qui n’ont pas disparues : les Démocrates et le Labour.

En ce qui concerne Jeremy Corbyn, je pense qu’il fait du populisme de gauche au sens de la méthode, d’ailleurs son entourage le revendique depuis peu. C’est assez clair lorsqu’il mobilise et organise un « peuple de gauche » contre l’appareil du parti. A l’intérieur, à travers son appel aux adhésions individuelles massives et à l’extérieur, avec le mouvement « Momentum » qu’il a inspiré et qui lui est directement lié. Mais il le fait d’un point de vue assez singulier, qui n’a pas d’équivalent, puisqu’il a été propulsé à la tête de ce qu’il y a de plus traditionnel comme parti social-démocrate européen : le Labour. C’est tout à fait nouveau. Il a été envoyé au quartier général d’une structure qui est tout sauf une force populiste et qui, malgré son arrivée, n’a pas été encore transformée. Il faut attendre pour en savoir plus dans son cas.

Dans les sociétés plus latines (en Espagne par exemple), qui sont aussi plus brutalement affectées par les effets de la crise économique et sociale, et où il y a des crises de régime politique, ce phénomène prend corps en dehors du système des partis établis, du centre du système politique.

Podemos s’est beaucoup intéressé au populisme pour savoir comment construire une méthode, une stratégie, qui permette de sortir une gauche en crise de la confidentialité politique. « Comment forger des instruments permettant de reconstruire une base sociale qui, en expansion permanente, doit devenir majoritaire politiquement et investir une nouvelle identité politique ? » C’est ça qu’ils appellent populisme. Et la réponse, à travers les outils de Laclau et de Mouffe, c’est construire une stratégie discursive qui va privilégier la construction d’un discours sur des thématiques rassembleuses et fédératrices plutôt que sur des mots d’ordre d’organisation qui font référence à des habitus politiques prédéterminés, en particulier ceux de la gauche. Par exemple la question de la reconquête, de la récupération des droits. Ce sont des thématiques larges, mais qui vont permettre d’agglomérer des populations dont l’affiliation au clivage droite-gauche ne suffit pas ou ne suffit plus. Ça permet donc de construire ce bloc socio-politique offensif.

Le groupe fondateur de Podemos a beaucoup travaillé ces questions à partir d’expériences latino-américaines de terrain, puisque, pour la plupart, ils ont fait les campagnes de Bolivie, du Venezuela, etc. Mais ils n’ont jamais décidé de s’auto-définir comme « populistes de gauche », même si dans les faits, ils en font. Il y a dans Podemos un intérêt pour le sujet, mais l’adhésion au concept est l’objet d’un débat intense, en particulier entre Pablo Iglesias et Íñigo Errejón. Errejón est plutôt contre l’emploi de ce concept – « populisme » oui, mais pas « de gauche » – tandis qu’Iglesias est plutôt pour. C’est d’ailleurs l’un des objets du livre Construire un peuple [5].

En France, nous sommes un peu entre les deux scénarios. Jean-Luc Mélenchon pense qu’au-delà de la gauche, il faut fédérer le peuple, dont de larges pans sont touchés par les mêmes maux. Selon lui, le référent « gauche » est brouillé car ceux qui s’en réclament font, lorsqu’ils arrivent au pouvoir, des politiques nocives contre les intérêts populaires et ressemblent à ceux qu’ils prétendent combattre (les riches, les importants, les dominants, les détenteurs du bon goût, les tricheurs, etc.).

De gauche à droite : Jeremy Corbyn, Pablo Iglesias, Jean-Luc Mélenchon et Bernie Sanders.

 

Lorsqu’on regarde la victoire de Donald Trump et du Brexit, ainsi que les scores de l’extrême-droite en Europe qui augmentent continuellement, tandis que le populisme de gauche n’a pas encore réussi à prendre le pouvoir ou à gagner une élection, cela vous fait-il penser que le populisme de droite est en train de l’emporter sur son versant de gauche ou bien pensez-vous que le populisme de gauche a juste un train de retard à rattraper ?

Je pense qu’aujourd’hui l’hégémonie du populisme est à droite. C’est indéniable. On ne peut pas se cacher derrière son petit doigt. Aujourd’hui, ce qui l’emporte en Europe, ce sont des logiques d’ultra-concurrence entre tous. Ce qui l’emporte en Europe, c’est l’effondrement des valeurs de solidarité. Tout ce qui renvoie à l’idée de solidarité entre les gens s’effondre. Et, j’ai envie de dire, c’est un peu « Dieu pour tous ». Donc le populisme de gauche part avec cet inconvénient.

Mais la question est de savoir si le populisme de gauche peut être un instrument utile pour fissurer cette hégémonie-là. Parce que la réponse de la gauche social-démocrate, par rapport à ce problème, est un échec cuisant. Toute la stratégie d’une gauche d’accompagnement, qui consiste à dire « ce système est comme il est, mais on va lui donner un visage humain », est ruineuse. C’est ça qui ruine la gauche. Donc le populisme de gauche peut intervenir comme une tentative pour essayer de déjouer l’hégémonie du populisme de droite, notamment sur une question qui est essentielle et qui n’est pas simple à régler : comment constituer la communauté politique ?

Au fond, la différence entre populisme de gauche et populisme de droite est là. Le populisme de droite affirme que ce qui fonde le peuple, c’est l’ethnie. Il développe une vision essentialisée et statique du peuple tandis que ce que propose le populisme de gauche comme principe fondateur, c’est le politique et les logiques dynamiques, conflictuelles, indéterminées et transformatrices que cela induit.

Aujourd’hui, la version de droite est hégémonique, parce que notre difficulté c’est aussi la question économique. Plus le mal-être économique se propage dans toutes les couches de la société et plus il est difficile d’affirmer et de construire la solidarité entre elles. Le malheur ne rend pas plus aimant… Mais, plus se mettent en place des politiques qui sanctionnent les marchés financiers et les puissants, et plus se recréent les conditions d’un retour à la solidarité dans la société.

 

“La bataille culturelle hégémonique au sein de la gauche sur l’Europe ne fait que commencer.”

 

Il existe peut-être un tabou qui pourrait expliquer le piétinement du populisme de gauche : le fait que malgré l’échec de Syriza en Grèce, les tenants de cette stratégie peinent à tenir un discours de vraie rupture vis-à-vis de l’Union européenne ; Jeremy Corbyn a même fait campagne pour le Remain au Royaume-Uni. L’échec actuel du populisme de gauche en Europe ne vient-il pas du fait qu’il existe dans ses rangs un tabou sur la question de l’Union européenne ?

Si, indéniablement. Cela fait partie des tabous de ce courant-là. Pourtant, si des forces populistes de gauche – auxquelles ne se réfère pas Syriza explicitement –  n’assument pas de briser le mur européen, alors elles racontent des histoires aux enfants car les propositions qu’elles portent –  égalité, justice sociale, souveraineté politique – ne sont pas applicables dans le cadre du système européen. Ce faisant, elles laissent ainsi le champ libre aux populistes de droite qui ont bâti une cohérence retorde dans leur rejet de l’UE, à partir de la question de l’immigration et en promettant plus de social pour les seuls nationaux. Ils disent « L’Europe et l’euro nous privent de souveraineté et nous appauvrissent, l’UE promeut la mobilité du travail intra-européen et l’immigration qui minent notre Etat social. Sauver notre Etat social passe par la sortie de l’euro, la fermeture des frontières, l’arrêt des migrations, la préférence nationale ».

Aux forces populistes de gauche de montrer la « roublardise » de ces positions qui cherchent à récupérer de la souveraineté pour ensuite mieux la contrôler et la réduire dans la société, renforcer le patronat national dans la concurrence internationale et discipliner le salariat en lui offrant quelques miettes sur le dos des immigrés et des plus pauvres réprimés. Mais en maintenant toujours plus exploité ce salariat, par des patrons nationaux revigorés ! Une sorte de modèle d’« exploitation patriote » en somme ! Car l’histoire est là pour le montrer. Chaque fois que ces forces ont pris le pouvoir, le discours social a servi à capter les masses populaires durant la phase de conquête de l’État. Chaque fois qu’elles ont gouverné, elles ont servi de chiens de garde au capital et écrasé les revendications populaires.

Alexis Tsipras, le premier ministre grec qui a échoué dans son bras de fer avec l’Union européenne.

Et je passe sur l’État social dont le manque de ressources provient, avant toute chose, et de manière massive et surdéterminante, des politiques d’austérité, de la montée des inégalités sociales et fiscales.

Sur l’Europe donc, aux forces populistes de gauche de montrer le chemin d’un autre modèle, de prouver que l’Union européenne n’a pas le monopole de l’Europe.

 

C’est dans cet esprit que vous avez lancé Chapitre 2, un groupe de réflexion et d’action politique et intellectuelle qui « se donne comme objectif stratégique de gagner la bataille hégémonique au sein de la gauche sur les questions européennes ». Vous affirmez justement que « l’Union européenne n’a pas le monopole de l’Europe et qu’elle est désormais incapable de mener à bien sa propre démocratisation ». Faut-il donc un Frexit (sortie de la France de l’UE) ?

Effectivement. On a fondé Chapitre 2 pour cela. Partant du constat que j’ai développé juste avant, la bataille culturelle hégémonique au sein de la gauche sur l’Europe ne fait que commencer. Donc, il faut avoir des outils pour le faire et c’est à ça qu’on veut se consacrer. Concernant le Frexit, la question est de savoir dans quelles conditions il interviendrait, dans le cadre de quelle coalition politico-sociale et pour servir quel projet ? En soi, un Frexit ne répond à rien, ce n’est pas un fétiche. Un Frexit peut tout à fait – et ce serait hélas le cas aujourd’hui en fonction du rapport de forces actuel dans la société – déboucher sur un projet réactionnaire et dangereux pour les classes populaires. Un Frexit n’offrirait des perspectives que s’il était conduit par une certaine France, celle qui va puiser dans le meilleur de son histoire. Celle qu’il faut, c’est le moins que l’on puisse dire, réanimer tandis que dominent plutôt ses forces les plus sombres. Il n’y a pas que l’Europe qui va mal. C’est la double peine. Pour moi, l’affrontement et la rupture – qu’il faut assumer –  doivent s’inscrire dans la construction de nouvelles bases authentiquement coopératives pour une construction continentale.

C’est ce à quoi il faut travailler, se préparer. Il faut inclure un maximum de gens dans un raisonnement : un gouvernement minimalement progressiste ne pourra pas mettre en place ses propositions dans le cadre de l’UE. Pour le faire, il devra s’affranchir de facto de l’UE, de son système.

A partir de là, nos forces doivent progressivement articuler un maximum de demandes démocratiques, sociales, économiques et écologiques existantes dans la société pour construire un rapport de forces permettant d’imposer un pouvoir transformateur et d’orienter l’inéluctable et nécessaire rupture vers une perspective positive.

Europe, année zéro. C’est là où nous en sommes. Chapitre 2 veut contribuer à la reconstruction, à tous les niveaux où il faut le faire. Admettons que la tâche est rude et incertaine. C’est pour cela qu’elle vaut la peine d’être relevée.

 

Propos recueillis par Flavien Ramonet.

 

[1] : « La nouvelle droite brésilienne », Mémoire des luttes, 19 avril 2016.

[2] : « Macron : “Appelez-moi populiste si vous voulez” », Journal du dimanche, 19 mars 2017.

[3] : Peuple/caste ; 99%/1% ; souverainistes/mondialistes ou « partisans d’une société ouverte » selon qu’on soit au FN ou François Hollande et Emmanuel Macron.

[4] : Gaël Brustier, « Emmanuel Macron, le signe que nous approchons du stade terminal de la crise de régime », Slate, 20 janvier 2017

[5] : Chantal Mouffe et Íñigo Errejón, Construire un peuple. Pour une radicalisation de la démocratie, Éditions du Cerf, Paris, 2017.

Crédits :

© Flavien Ramonet

© mélenchon.fr https://melenchon.fr/2016/11/02/debat-sur-le-populisme/