Le 9 avril dernier, le ministre de la Fonction Publique Stanislas Guerini aannoncé vouloir « lever le tabou du licenciement » en s’attaquant à « l’emploi à vie » des fonctionnaires. Plus récemment, il a surenchéri en déclarant vouloir «flexibiliser »le service public en supprimant les catégories A, B et C. Des sorties chocs qui ciblent un mythe : celui de l’agent public surprotégé, un nanti parmi les travailleurs. Si la sortie du ministre fait évidemment réagir les syndicats et la gauche qui craignent la disparition d’un pilier de la fonction publique, la logique libérale du management et du recrutement des agents dissuade les travailleurs de vouloir s’engager pour le bien public. Alors que l’exécutif veut s’attaquer à la sécurité de l’emploi, les agents s’inquiètent de voir l’un de leurs derniers avantages s’évaporer.
De corporations au service de l’ancien régime à des situations très changeantes depuis la Révolution, le statut du fonctionnaire est le résultat de multiples transformations et adaptations qui aboutissent, sous l’influence du Parti communiste et de la CGT en 1946 à une loi (n° 46-2 294 du 19 octobre 1946) posant les bases d’une réglementation socialement avantageuse pour les fonctionnaires. Le fonctionnaire est alors investi d’une mission d’intérêt général. Il a des droits et des devoirs et son recrutement est effectué par concours, sur ses capacités, indépendamment de toute discrimination de genre ou d’appartenance communautaire. En échange d’une garantie de l’emploi et d’une organisation encadrée de l’évolution de sa carrière, l’agent a une pluralité de devoirs dont celle de probité et d’impartialité, de neutralité et de respect du principe de laïcité.
En 1945, le conseil d’État crée par ordonnance (n° 45-2283 du 9 octobre 1945) une réforme qui cristallise les spécificités d’une haute fonction publique qui doit être à la manœuvre des grands travaux du pays et entretenir des liens étroits avec la classe dirigeante. Celle-ci donne lieu à la naissance des instituts d’études politiques (IEP, plus connus sous le nom de Sciences Po) et une école nationale d’administration (ENA) destinée à former des agents pour les hautes fonctions : au Conseil d’État, à la Cour des comptes, aux préfectures et à la diplomatie.
La fonction publique est au final le reflet de la société : c’est une question de classes, les hauts fonctionnaires dirigent, les fonctionnaires exécutent. Qu’importe l’efficacité d’un haut fonctionnaire à un poste donné, il y fera sa mission de quelques années puis sera affecté à la direction d’une autre administration, différente, pour laquelle il n’aura pas forcément d’appétence. En réalité, les seuls vrais spécialistes, ceux qui connaissent leur domaine tout en ayant une compréhension des enjeux couvrant leurs attributions, sont les fonctionnaires qui y font de longues carrières. En règle générale, il s’agit des exécutants. Ils sont les garants d’une continuité cohérente du service public.
L’emploi à vie, dernier avantage du fonctionnaire
La notion d‘emploi à vie est très discutable. En réalité, il est tout à fait possible de révoquer le contrat d’un agent. Le licenciement pour insuffisance ou le licenciement pour faute sont les mêmes dans le public que dans le secteur privé. En revanche, ce sont des procédures lourdes administrativement et qui prennent du temps, d’où le peu d’agents licenciés par rapport au privé. De plus, le statut du fonctionnaire, à l’image de celui du travailleur en CDI, fournit une stabilité de l’emploi pour le personnel ainsi qu’une garantie d’indépendance face à la corruption, aux passe-droits et à toutes situations de favoritisme qui pouvait exister au cours des siècles passés. Ainsi, la sécurité de l’emploi s’intègre pleinement dans les valeurs de la fonction publique : « continuité, engagement, intégrité, légalité, loyauté, neutralité, respect ». Avec cette annonce, le ministre s’attaque donc à un pilier central de la fonction publique en place depuis près de 80 ans.
On imagine aisément que l’objectif dissimulé d’une telle réforme est de faciliter la réduction du nombre de fonctionnaires, constamment décrit comme excessif depuis plusieurs décennies. Avec 1 travailleur sur 5 œuvrant pour le service public, ou 88 fonctionnaires pour 1.000 habitants, la masse salariale est certes imposante. Mais si le nombre d’agents a tendance à augmenter, ce chiffre brut est à mettre en relation avec la part toujours grandissante d’emplois de vacataires, de contractuels et d’emplois aidés. Les décisions politiques des dernières décennies ont en effet pris le tournant de la réduction des coûts de cette masse salariale. Aujourd’hui, dans les trois fonctions publiques, plus d’un agent sur cinq est un contractuel et ne dispose donc pas du statut (21 % dans la fonction publique d’État, 22% dans la fonction publique territoriale 22 % et 23 % dans la fonction publique hospitalière 23 %).
Le statut du fonctionnaire fournit une stabilité de l’emploi pour le personnel ainsi qu’une garantie d’indépendance face à la corruption, aux passe-droits et à toutes situations de favoritisme.
Outre une plus grande flexibilité, engager des contractuels permet d’employer des travailleurs à plus faible rémunération. Le salaire de la grande majorité des fonctionnaires n’est pourtant pas mirobolant, notamment en raison du gel du point d’indice (indicateur de référence pour déterminer les salaires de la fonction publique), dont les dernières augmentations n’ont pas permis de compenser l’inflation. Le salaire net médian de l’ensemble des agents de toutes les fonctions publiques était en 2021 de 2176 euros quand celui des seuls agents contractuels (catégorie A, B et C) était de 1705 euros. Si l’on sépare catégorie par catégorie, le salaire médian des agents de catégorie C, donc la catégorie la plus basse, est de 1893 euros.
L’économie faite se trouve dans l‘emploi croissant de personnels pour de courtes durées, à des salaires proches du SMIC, car ils n’ont pas la possibilité de mener une carrière qui leur permettrait de faire valoir leur ancienneté au sein de quelconque administration. Ce cas de figure se retrouve particulièrement au niveau des communes et communautés de communes, où l’emploi des contrats aidés (payés au salaire minimum) a fortement augmenté. Le nombre de bénéficiaires de ces contrats aidés a ainsi progressé de 19,9 % sur la seule année 2021, jusqu’à représenter 1 agent sur 10. Sur les 1,2 million de contractuels, plus de la moitié est en CDD ou contrat aidé. A titre de comparaison, le groupe Carrefour, l’un des géants du privé en termes de nombre d’employés, compte 320.000 travailleurs. L’État est donc bien le plus gros employeur du pays.
Un manque d’attractivité flagrant
Pourtant, le service public est de moins en moins attractif. Suite au non-remplacement de nombreux fonctionnaires partis à la retraite, la fonction publique vieillit aujourd’hui à la même vitesse que la population du pays, ce qui génère une augmentation de l’absentéisme dû à des arrêts maladie dont une augmentation continue des troubles musculo-squelettiques, particulièrement au sein des fonctions publiques hospitalière et territoriale, depuis 2014. La part des agents de plus de 50 ans ne cesse d’augmenter depuis les années 90.
En parallèle, les concours d’entrée dans dans la fonction n’attirent plus. En 20 ans, le nombre de candidats pour la fonction publique d’État a été divisé par 2,5 entre 1997 et 2017, soit de 640.000 candidats à 270.000. La baisse de la rémunération est particulièrement marquée. En euros constants, entre 2009 et 2019, la rémunération moyenne des agents a baissé de 0,9 % alors que sur la même période, pendant que celle du privé augmentait de 13,1 %. Pour exemple, un jeune enseignant gagnait 2,3 fois le SMIC en 1980, et ne gagne que 1,2 fois le SMIC en 2021. La revalorisation salariale de la rentrée 2023 est donc bien en deçà de la perte subie au cours des 40 dernières années.
La valeur morale du travail, donc l’engagement que celui-ci suscite auprès des agents, perd son sens alors que les réformes et les différents plans des gouvernements successifs n’ont eu de cesse de réduire les effectifs des services tout en demandant que la même quantité de travail soit réalisée. Cela touche tous les services de toutes les fonctions, au point que si un agent est en arrêt ou en congé, un service peut se retrouver entièrement bloqué le temps de l’absence. Pour exemple, la délivrance d’une attestation employeur à l’issue du CDD d’un vacataire peut alors prendre 3 mois alors que le code du travail exige de la délivrer le dernier jour de l’embauche. De même, l’avancement d’un dossier d’indemnisation pour un contribuable peut se voir retardé, voire dépasser les délais de traitement. Une tendance qui impacte également l’hôpital public dans son ensemble, comme l’a montré de manière flagrante la crise du Covid.
De l’agressivité de la classe dirigeante
Le gouvernement se comporte comme un État-entreprise, qui n’a de cesse de tirer sur le fil de la masse salariale sans tenir compte des besoins en ressources humaines compétentes. Si la « flexibilité » du travail touche jusqu’au moteur du service public lui-même, alors la perte de sens est une conséquence préjudiciable pour le bien commun. Comme l’a révélé le collectif Nos Services Publics lors d’une grande enquête après la crise sanitaire, la perte de sens prend sa source dans le manque de moyens à disposition des agents et dans les changements réguliers et souvent peu pertinents des consignes reçues.
En prônant la « flexibilité » et la fin de « l’emploi à vie » pour que la fonction publique attire de nouveau et se dynamise, Stanislas Guerini ne réussira qu’à aggraver le mal qu’il prétend combattre.
Pourtant, c’est bien le sens du service qui est au cœur d’une administration compétente. A force de ne pas remplacer des fonctionnaires par d’autres titulaires, de laisser travailler des « petites mains » précaires à faible rémunération, les compétences disparaissent petit à petit. La population française le ressent pleinement : les services publics sombrent, les dossiers se perdent et prennent toujours plus de temps à être traités, les agents sont dépassés.
Ainsi, en prônant la « flexibilité » et la fin de « l’emploi à vie » pour que la fonction publique attire de nouveau et se dynamise, Stanislas Guerini ne réussira qu’à aggraver le mal qu’il prétend combattre. A l’inverse de cette logique libérale, le renforcement du service public – et de son efficacité – souhaité par les Français nécessite au contraire des recrutements importants de personnels formés, engagés sur le long terme et motivés à œuvrer au service de la population. Autant de pistes que l’État-entreprise évite d’explorer afin de mener la fonction publique sur le chemin du délitement toujours croissant.
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Il y a 20 ans naissait l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU). Créée pour centraliser toutes les procédures de réhabilitation des quartiers urbains défavorisés, elle promettait de transformer en profondeur la vie des habitants, notamment en rénovant des centaines de milliers de logements. Malgré les milliards d’euros investis, les révoltes urbaines de l’été 2023 ont démontré combien les « cités » restent frappées par la précarité, le chômage, l’insécurité et le manque de services publics. Comment expliquer cet échec ?
Pour le député insoumis François Piquemal, qui a visité une trentaine de quartiers en rénovation dans toute la France, la rénovation urbaine est réalisée sans prendre en compte les demandes des habitants et avec une obsession pour les démolitions, qui pose de grands problèmes écologiques et ne règle pas les problèmes sous-jacents. Il nous présente les conclusions de son rapport très complet sur la question et nous livre ses préconisations pour une autre politique de rénovation urbaine, autour d’une planification écologique et territoriale beaucoup plus forte. Entretien.
Le Vent Se Lève – Vous avez sorti l’an dernier un rapport intitulé « Allo ANRU », qui résume un travail de plusieurs mois mené avec vos collègues députés insoumis, basé sur une trentaine de visites de quartiers populaires concernés par la rénovation urbaine dans toute la France. Pourquoi vous être intéressé à ce sujet ?
François Piquemal – Il y a trois raisons pour moi de m’intéresser à la rénovation urbaine. D’abord, mon parcours politique débute avec un engagement dans l’association « Les Motivés » entre 2005 et 2008 à Toulouse, qui comptait des conseillers municipaux d’opposition (Toulouse est dirigée par la droite depuis 2001, à l’exception d’un mandat dominé par le PS entre 2008 et 2014, ndlr). C’est la période à laquelle l’ANRU est mise en place, suite aux annonces de Jean-Louis Borloo en 2003. Le hasard a fait que j’ai été désigné comme un des militants en charge des questions de logement, donc je me suis plongé dans le sujet.
Par ailleurs, j’ai une formation d’historien-géographe et j’ai beaucoup étudié la rénovation urbaine lorsque j’ai passé ma licence de géographie. Enfin, j’étais aussi un militant de l’association Droit au Logement (DAL) et nous avions de grandes luttes nationales sur la question de la rénovation urbaine, notamment à Grenoble (quartier de la Villeneuve) et à Poissy (La Coudraie). A Toulouse, la contestation des plans de rénovation urbaine est également arrivée assez vite, dans les quartiers du Mirail et des Izards, et je m’y suis impliqué.
Lorsque je suis devenu député en 2022, j’ai voulu poursuivre ces combats autour du logement. Et là, j’ai réalisé que l’ANRU allait avoir 20 ans d’existence et qu’il y avait très peu de travaux parlementaires sur le sujet. Bien sûr, il y a des livres, notamment ceux du sociologue Renaud Epstein, mais de manière générale, la rénovation urbaine est assez méconnue, alors même qu’elle est souvent critiquée, tant par des chercheurs que par les habitants des quartiers populaires. Donc j’ai décidé de m’emparer du sujet. J’en ai parlé à mes collègues insoumis et pratiquement tous ont des projets de rénovation urbaine dans leur circonscription. Certains connaissaient bien le sujet, comme Marianne Maximi à Clermont-Ferrand ou David Guiraud à Roubaix, mais la plupart avaient du mal à se positionner parmi les avis contradictoires qu’ils entendaient. Donc nous avons mené ce travail de manière collective.
LVSL – Ce sujet est très peu abordé dans le débat public, alors même qu’il s’agit du plus grand chantier civil de France. Les chiffres sont impressionnants : sur 20 ans, ce sont 700 quartiers et 5 à 7 millions de personnes, soit un Français sur dix, qui sont concernés. 165.000 logements ont été détruits, 142.000 construits, 410.000 réhabilités et 385.000 « résidentialisés », c’est-à-dire dont l’espace public environnant a été profondément transformé.Pourtant, les révoltes urbaines de l’été dernier nous ont rappelé à quel point les problèmes des quartiers en question n’ont pas été résolus. On entend parfois que le problème vient avant tout d’un manque de financement de la part de l’Etat. Partagez-vous cette analyse ?
F. P. – D’abord, les chiffres que vous venez de citer sont ceux du premier programme de l’ANRU, désormais terminé. Un second a été lancé depuis 2018, mais pour l’instant on dispose de peu de données sur celui-ci. Effectivement, lors de son lancement par Jean-Louis Borloo, la rénovation urbaine est présentée comme le plus grand chantier civil depuis le tunnel sous la Manche et les objectifs sont immenses : réduire le chômage et la précarité, renforcer l’accès aux services publics et aux commodités de la ville et combattre l’insécurité. On en est encore loin.
Ensuite, qui finance la rénovation urbaine ? Quand on regarde dans le détail, on se rend compte que l’Etat est peu présent, comme le montre un documentaire de Blast. Ce sont les collectivités locales et les bailleurs sociaux qui investissent, en plus du « 1% patronal » versé par les entreprises. Concernant l’usage de ces moyens, on a des fourchettes de coût pour des démolitions ou des reconstructions, mais là encore les chiffres varient beaucoup.
LVSL – Vous rappelez que les financements de l’Etat sont très faibles dans la rénovation urbaine. Pourtant, certains responsables politiques, comme Eric Zemmour, Jordan Bardella ou Sabrina Agresti-Roubache, secrétaire d’Etat à la ville de Macron, estiment que trop d’argent a été investi dans ces quartiers…
F. P. – C’est un discours que l’on entend souvent. Mais on ne met pas plus d’argent dans les quartiers populaires que dans d’autres types de territoires. Par exemple, on mentionne souvent le chiffre de 90 à 100 milliards d’euros en 40 ans, avec les douze plans banlieue qui se sont succédé depuis 1977. Dit comme ça, ça semble énorme. Mais en réalité, cela représente en moyenne 110€ par habitant et par an dans les quartiers de la politique de la ville (QPV), un chiffre inférieur aux montants dépensés pour les Français n’habitant pas en QPV. Néanmoins, nous manquons encore d’informations précises et j’ai posé une question au gouvernement pour avoir des chiffres plus détaillés.
LVSL – Parmi les objectifs mis en avant par l’ANRU dans les opérations qu’elle conduit, on retrouve tout le temps le terme de « mixité sociale ». Il est vrai que ces quartiers se sont souvent ghettoïsés et accueillent des populations très touchées par la pauvreté, le chômage et l’insécurité. Pour parvenir à cette fameuse mixité, il semble que l’ANRU cherche à gentrifier ces quartiers en y faisant venir des couches moyennes. Quel regard portez-vous sur cette façon d’assurer la « mixité sociale » ?
F. P. – D’abord, il faut questionner la notion même de mixité sociale. Ce concept, personne ne peut être contre. Mais chacun a une idée différente de comment y parvenir ! Pour la droite, la mixité sociale passe par le fait que les classes moyennes et populaires deviennent des petits propriétaires. Pour la gauche, c’est la loi SRU, c’est-à-dire l’obligation d’avoir 25% de logement public dans chaque commune, afin d’équilibrer la répartition sur le territoire national.
« L’imaginaire de la droite s’est imposé : aujourd’hui, vivre en logement public n’est pas perçu comme souhaitable, à tort ou à raison. »
Peu à peu, la gauche et la droite traditionnelles ont convergé, c’est ce que le philosophe italien Antonio Gramsci appelle le « transformisme ». En réalité, c’est surtout l’imaginaire de la droite s’est imposé : aujourd’hui, vivre en logement public n’est pas perçu comme souhaitable, à tort ou à raison.Ceux qui y vivent ou attendent un logement public ne voient cela que comme une étape dans leur parcours résidentiel, avant de devenir enfin petit propriétaire. Dès lors, habiter en logement public devient un stigmate de positionnement social et les quartiers où ce type de logement domine sont de moins en moins bien perçus.
Concrètement, ça veut dire que dans un quartier avec 50 ou 60% de logement public, la politique mise en œuvre pour parvenir à la mixité sociale est de faire de l’accession à la propriété, pour faire venir d’autres populations. Ca part d’un présupposé empreint de mépris de classe : améliorer la vie des personnes appartenant aux classes populaires passerait par le fait qu’elles aient des voisins plus riches. Comme si cela allait forcément leur amener plus de services publics ou de revenus sur leur compte en banque.
Quels résultats a cette politique sur le terrain ? Il a deux cas de figure. Soit, les acquéreurs sont soit des multi-propriétaires qui investissent et qui vont louer les appartements en question aux personnes qui étaient déjà là. C’est notamment ce que j’ai observé avec Clémence Guetté à Choisy-le-Roi. Soit, les nouveaux propriétaires sont d’anciens locataires du quartier, mais qui sont trop pauvres pour assumer les charges de copropriété et les immeubles se dégradent très vite. C’est un phénomène qu’on voit beaucoup à Montpellier par exemple. Dans les deux cas, c’est un échec car on reproduit les situations de précarité dans le quartier.
Ensuite, il faut convaincre les personnes qui veulent devenir petits propriétaires de s’installer dans ces quartiers, qui font l’objet de beaucoup de clichés. Allez dire à un Parisien de la classe moyenne d’aller habiter à la Goutte d’Or (quartier populaire à l’est de Montmartre, ndlr), il ne va pas y aller ! C’est une impasse. Rendre le quartier attractif pour les couches moyennes demande un immense travail de transformation urbanistique et symbolique. Très souvent, la rénovation urbaine conduit à faire partir la moitié des habitants d’origine. Certes, sur le papier, on peut trouver 50% de gens qui veulent partir, mais encore faut-il qu’ils désirent aller ailleurs ! Or, on a souvent des attaches dans un quartier et les logements proposés ailleurs ne correspondent pas toujours aux besoins.
Donc pour les faire quitter le quartier, la « solution » est en général de laisser celui-ci se dégrader jusqu’à ce que la vie des habitants soit suffisamment invivable pour qu’ils partent. Par exemple, vous réduisez le ramassage des déchets ou vous laissez les dealers prendre le contrôle des cages d’escaliers.
LVSL – Mais cet abandon, c’est une politique délibérée des pouvoirs publics, qu’il s’agisse de l’ANRU ou de certaines mairies ? Ou c’est lié au fait que la commune n’a plus les moyens d’assurer tous les services ?
F. P. – Dans certains quartiers de Toulouse, que je connais bien, je pense que cet abandon est un choix délibéré de la municipalité et de la métropole. Par exemple, dans le quartier des Izards, il y avait un grand immeuble de logement public, certes vieillissant, mais qui pouvait être rénové. Il a été décidé de le raser. Or, beaucoup d’habitants ne voulaient pas partir, notamment les personnes âgées. Dans le même temps, d’autres appartements étaient vides. Certains ont été squattés par des réfugiés syriens, avant que le bailleur ne décide de payer des agents de sécurité pour les expulser. Par contre, ces agents laissaient sciemment les dealers faire leur business dans le quartier !
« Très souvent, la rénovation urbaine conduit à faire partir la moitié des habitants d’origine. »
Dans d’autres cas, le bailleur décide tout simplement d’abandonner peu à peu un immeuble voué à la démolition. Donc ils vont supprimer un concierge, ne pas faire les rénovations courantes etc. Et on touche là à un grand paradoxe de la rénovation urbaine : en délaissant certains immeubles, on dégrade aussi l’image du quartier dans lequel on souhaite faire venir des personnes plus aisées.
LVSL – Il semble aussi que la « mixité sociale » soit toujours entendue dans le même sens : on essaie de faire venir ces ménages plus aisés dans les quartiers défavorisés, mais les ghettos de riches ne semblent pas poser problème aux pouvoirs publics…
F. P. – En effet, il y a une grande hypocrisie. Faire venir des habitants plus riches dans un quartier prioritaire, pourquoi pas ? Mais où vont aller ceux qui partent ? Idéalement, ils visent un quartier plus agréable, qui a une meilleure réputation. Sauf que beaucoup de maires choisissent de ne pas respecter la loi SRU et de maintenir une ségrégation sociale. Résultat : les bailleurs sociaux ne peuvent souvent proposer aux personnes à reloger que des appartements trop chers ou inadaptés à leurs besoins.
Donc on les déplace dans d’autres endroits, qui deviennent de futurs QPV. A Toulouse par exemple, beaucoup des personnes délogées par les programmes de rénovation urbaine sont envoyées au quartier Borderouge, un nouveau quartier avec des loyers abordables. Sauf que les difficultés sociales de ces personnes n’ont pas été résolues. Donc cela revient juste à déplacer le problème.
LVSL – Ces déplacements de population sont liés au fait que les programmes de rénovation urbaine ont un fort ratio de démolitions. Bien sûr, il y a des logements insalubres trop compliqués à rénover qu’il vaut mieux détruire, mais beaucoup de démolitions ne semblent pas nécessaires. Pensez-vous que l’ANRU a une obsession pour les démolitions ?
F. P. – Oui. C’est très bien montré dans le film Bâtiment 5 de Ladj Ly, dont la première scène est une démolition d’immeubles devant les édiles de la ville et les habitants du quartier. Je pense que l’ANRU cherchait à l’origine un effet spectaculaire : en dynamitant un immeuble, on montre de manière forte que le quartier va changer. C’est un acte qui permet d’affirmer une volonté politique d’aller jusqu’au bout, de vraiment faire changer le quartier en reconstruisant tout.
Mais deux choses ont été occultées par cet engouement autour des démolitions. D’abord, l’attachement des gens à leur lieu de vie. C’est quelque chose qu’on retrouve beaucoup dans le rap, par exemple chez PNL ou Koba LaD, dont le « bâtiment 7 » est devenu très célèbre. Ce lien affectif et humain à son habitat est souvent passé sous silence.
L’autre aspect qui a été oublié, sans doute parce qu’on était en 2003 lorsque l’ANRU a été lancée, c’est le coût écologique de ces démolitions. Aujourd’hui, si un ministre annonçait autant de démolitions et de reconstructions, cela soulèverait beaucoup de débats. A Toulouse, le commissaire enquêteur a montré dans son rapport sur le Mirail à quel point démolir des immeubles fonctionnels, bien que nécessitant des rénovations, est une hérésie écologique. A Clermont-Ferrand, ma collègue Marianne Maximi nous a expliqué qu’une part des déchets issus des démolitions s’est retrouvée sur le plateau de Gergovie, où sont conduites des fouilles archéologiques.
LVSL – Maintenant que les impacts de ces démolitions, tant pour les habitants que pour l’environnement, sont mieux connus, l’ANRU a-t-elle changé de doctrine ?
F. P. – C’est son discours officiel, mais pour l’instant ça ne se vérifie pas toujours dans les actes. J’attends que les démolitions soient annulées pour certains dossiers emblématiques pour y croire. Le quartier de l’Alma à Roubaix est un très bon exemple : les bâtiments en brique sont fonctionnels et superbes d’un point de vue architectural. Certains ont même été refaits à neuf durant la dernière décennie, pourquoi les détruire ?
Maintenir ces démolitions est d’autant plus absurde que ces quartiers sont plein de savoir-faire, notamment car beaucoup d’habitants bossent dans le secteur du BTP. Je le vois très bien au Mirail à Toulouse : dans le même périmètre, il y a l’école d’architecture, la fac de sciences sociales, plein d’employés du BTP, une école d’assistants sociaux et un gros vivier associatif. Pourquoi ne pas les réunir pour imaginer le futur du quartier ? La rénovation urbaine doit se faire avec les habitants, pas sans eux.
LVSL – Vous consacrez justement une partie entière du rapport aux perceptions de la rénovation urbaine par les habitants et les associations locales, que vous avez rencontré. Sauf exception, ils ne se sentent pas du tout écoutés par les pouvoirs publics et l’ANRU. L’agence dit pourtant chercher à prendre en compte leurs avis…
F. P. – Il y a eu plein de dispositifs, le dernier en date étant les conseils citoyens. Mais ils ne réunissent qu’une part infime de la population des quartiers. Parfois les membres sont tirés au sort, mais on ne sait pas comment. En fait le problème, c’est que l’ANRU est un peu l’Union européenne de l’urbanisme. Tout décideur politique peut dire « c’est pas moi, c’est l’ANRU ». Or, les gens ne connaissent pas l’agence, son fonctionnement etc. Plusieurs entités se renvoient la balle, tout est abstrait, et on ne sait plus vers qui se tourner. Cela crée une vraie déconnexion entre les habitants et les décisions prises pour leur quartier. La rénovation se fait sans les habitants et se fait de manière descendante. Même Jean-Louis Borloo qui en est à l’origine en est aujourd’hui assez critique.
« L’ANRU est un peu l’Union européenne de l’urbanisme. Plusieurs entités se renvoient la balle, tout est abstrait, et on ne sait plus vers qui se tourner. »
A l’origine, les habitants ne sont pas opposés à la rénovation de leur quartier. Mais quand on leur dit que la moitié vont devoir partir et qu’ils voient les conditions de relogement, c’est déjà moins sympa. Pour ceux qui restent, l’habitat change, mais les services publics sont toujours exsangues, la précarité et l’insécurité sont toujours là etc. Dans les rares cas où la rénovation se passe bien et le quartier s’améliore, elle peut même pousser les habitants historiques à partir car les loyers augmentent. Mais ça reste rare : la rénovation urbaine aboutit bien plus souvent à la stagnation qu’à la progression.
LVSL – L’histoire de la rénovation urbaine est aussi celle des luttes locales contre les démolitions et pour des meilleures conditions de relogement. Cela a parfois pu aboutir à des référendums locaux, soutenus ou non par la mairie. Quel bilan tirez-vous de ces luttes ?
F. P. – D’abord ce sont des luttes très difficiles. Il faut un niveau d’information très important et se battre contre plusieurs collectivités plus l’ANRU, qui vont tous se renvoyer la balle. Le premier réflexe des habitants, c’est la résignation. Ils se disent « à quoi bon ? » et ne savent pas par quel bout prendre le problème. En plus, ces luttes débutent souvent lorsqu’on arrive à une situation critique et que beaucoup d’habitants sont déjà partis, ce qui est un peu tard.
« Le premier réflexe des habitants, c’est la résignation. »
Il y a tout de même des exemples de luttes victorieuses comme la Coudraie à Poissy ou, en partie, la Villeneuve à Grenoble. Même pour l’Alma de Roubaix ou le Mirail de Toulouse, il reste de l’espoir. Surtout, ces luttes ont montré les impasses et les absurdités de la rénovation urbaine. La bataille idéologique autour de l’ANRU a été gagnée : aujourd’hui, personne ne peut dire que cette façon de faire a fonctionné et que les problèmes de ces quartiers ont été résolus. Certains en tirent comme conclusion qu’il faut tout arrêter, d’autres qu’il faut réformer l’ANRU.
LVSL – Comment l’agence a-t-elle reçu votre rapport ?
F. P. – Pas très bien. Ils étaient notamment en désaccord avec certains chiffres que nous citons, mais on a justement besoin de meilleures informations. Au-delà de cette querelle, je sais qu’il y a des personnes bien intentionnées à l’ANRU et que certains se disent que l’existence de cette agence est déjà mieux que rien. Certes, mais il faut faire le bilan économique, écologique et humain de ces 20 ans et réformer l’agence.
Jean-Louis Borloo est d’accord avec moi, il voit que la rénovation urbaine seule ne peut pas résoudre les problèmes de ces quartiers. Il l’avait notamment dit lors de l’appel de Grigny (ville la plus pauvre de France, ndlr) avec des maires de tous les horizons politiques. Je ne partage pas toutes les suggestions de Borloo, mais au moins la démarche est bonne. Mais ses propositions ont été enterrées par Macron dès 2018…
LVSL – Justement, quelles répercussions votre rapport a-t-il eu dans le monde politique ? On en a très peu entendu parler, malgré les révoltes urbaines de l’été dernier…
F. P. – Oui, le rapport Allo ANRU est sorti en avril 2023 et l’intérêt médiatique, qui reste limité, n’est arrivé qu’avec la mort de Nahel. Cela montre à quel point ce sujet est délaissé. Sur le plan politique, je souhaite mener une mission d’information pour boucler ce bilan de l’ANRU et pouvoir interroger d’autres personnes que nous n’avons pas pu rencontrer dans le cadre de ce rapport. Je pense à des associations, des collectifs d’habitants, des chercheurs, des élus locaux, Jean-Louis Borloo…
Tous ces regards sont complémentaires. Par exemple, l’avis d’Eric Piolle, le maire de Grenoble, était intéressant car il exprimait la position délicate d’une municipalité prise entre le marteau et l’enclume (les habitants de la Villeneuve s’opposent aux démolitions, tandis que l’ANRU veut les poursuivre, ndlr). Une fois le constat terminé, il faudra définir une nouvelle politique de rénovation urbaine pour les deux prochaines décennies.
LVSL – Concrètement, quelles politiques faudrait-il mettre en place ?
F. P. – Des mesures isolées, comme l’encadrement à la baisse des loyers (réclamé par la France Insoumise, ndlr), peuvent être positives, mais ne suffiront pas. A minima, il faut être intraitable sur l’application de la loi SRU, pour faire respecter partout le seuil de 25% de logement public. On pourrait aussi réfléchir à imposer ce seuil par quartier, pour éviter que ces logements soient tous concentrés dans un ou deux quartiers d’une même ville.
Ensuite, il faut changer la perception du logement public, c’est d’ailleurs pour cela que je préfère ce terme à celui de « logement social ». 80% des Français y sont éligibles, pourquoi seuls les plus pauvres devraient-ils y loger ? Je comprends bien sûr le souhait d’être petit propriétaire, mais il faut que le logement public soit tout aussi désirable. C’est un choix politique : le logement public peut être en pointe, notamment sur la transition écologique. Je prends souvent l’exemple de Vienne, en Autriche, où il y a 60% de logement public et qui est reconnue comme une ville où il fait bon vivre.
Pour y parvenir, il faudra construire plus de logements publics, mais avec une planification à grande échelle, comme l’avait fait le général de Gaulle en créant la DATAR en 1963. Mais cette fois-ci, cette planification doit être centrée sur des objectifs écologiques, ce qui implique notamment d’organiser la démétropolisation. Il faut déconcentrer la population, les emplois et les services des grands centres urbains, qui sont saturés et vulnérables au changement climatique. Il s’agit de redévelopper des villes comme Albi, Lodève, Maubeuge… en leur donnant des fonctions industrielles ou économiques, pour rééquilibrer le territoire. C’est ambitieux, quasi-soviétique diront certains, mais nous sommes parvenus à le faire dans le passé.
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Le refus par les députés macronistes de mettre le repas du CROUS à 1€ pour tous les étudiants illustre une nouvelle fois leur conception austéritaire des politiques sociales, aux implications anti-universalistes. Hostiles à l’idée de créer de nouveaux droits qui bénéficieraient à tous, ils préfèrent – dans une conception néolibérale des politiques publiques – cibler les politiques sociales ouvrant la voie à un flicage et une stigmatisation des plus pauvres et minant la cohésion nationale.
À une voix près. Il y a quelques semaines, la proposition de loi portée par la députée socialiste Fatiha Kelouah-Hachi et visant à mettre le repas au CROUS à 1€ pour tous les étudiants a été refusée de justesse, les groupes LR et LREM accourant pour voter en bloc contre. Face au tollé grandissant et alors que la précarité étudiante ne faiblit pas, les députés macronistes ont justifié leur vote en invoquant la “justice”. La député LREM Anne Brugnera a ainsi déclaré dans l’Hémicycle que « donner le repas pour tous à 1€, c’est vraiment très injuste pour les étudiants précaires ». Une logique assez difficile à saisir pour le commun des mortels. Heureusement, d’autres députés de son groupe nous donnent davantage d’explications. L’injustice résiderait dans le fait que les étudiants les plus riches en bénéficieraient aussi alors qu’ils n’en auraient – selon les députés – pas besoin.
Cibler les aides sociales, une logique néolibérale
Plutôt que de proposer le repas Crous à 1€ pour tous les étudiants, les députés de la majorité préfèrent le réserver aux étudiants boursiers. Cibler les aides et dispositifs – ici sur les boursiers – est une logique qui se répand dans les politiques sociales. Elle témoigne d’une volonté de réduire les dépenses publiques. En effet, plus le nombre de bénéficiaires des repas à 1€ est réduit, moins l’État aura besoin de compenser les coûts du repas.
Cette ambition de réduire les dépenses publiques s’explique par la volonté du gouvernement d’une baisse des impôts, en particulier ceux sur le capital. Une logique austéritaire assez classique des politiques économiques de droite mais qui entre donc en contradiction avec le principe d’universalité. De son côté, une partie de la gauche s’est également retrouvée à soutenir des propositions non-universelles parfois par misérabilisme bien-attentionné mais maladroit, le plus souvent par soumission à la doxa néolibérale. En proposant des mesures sociales ciblées donc à priori moins “coûteuses”, la gauche serait en recherche de crédibilité économique. Pourtant, des mesures “coûteuses”, lorsqu’elles servent à financer des services publics et des politiques sociales et lorsque l’effort fiscal est justement réparti, contribuent à la redistribution des richesses.
Une logique universaliste n’aurait pas eu le souci de savoir qui exclure, ici les non-boursiers. À l’inverse, elle aurait eu la vigilance de savoir qui inclure et qui pourrait manquer à l’appel, par exemple, les étudiants trop éloignés des restaurants universitaires.
Dans le domaine de l’action sociale, la logique à la mode de chèques ciblés sur certains publics témoigne bien de cette conception néolibérale des politiques publiques. Comme l’explique le chercheur Arnaud Lacheret, “les chèques sont finalement le vecteur d’un changement de conception des aides sociales et de leurs publics et accompagnent le processus de passage d’une logique universaliste à une logique de ciblage des aides individuelles”. Historiquement, la logique de ciblage est un principe de base des politiques sociales libérales telles que celles en vigueur aux Etats-Unis où les Républicains parlent “d’erreur universaliste” pour désigner les programmes d’assurance maladie universelle.
A contrario, une logique universaliste aurait voulu que tous les étudiants – sans distinction aucune – bénéficient des repas à un 1€ et pas seulement les boursiers. Une logique universaliste n’aurait pas eu le souci de savoir qui exclure, ici en l’occurrence les non-boursiers. A l’inverse, elle aurait eu la vigilance de savoir qui inclure et qui pourrait manquer à l’appel, par exemple, les étudiants trop éloignés des restaurants universitaires.
Un rapport de l’Assemblée nationale rappelle en la matière que “Le réseau des CROUS dispose d’une bonne implantation sur les campus et dans certains centres-villes mais nombre d’étudiants en sont isolés. Le maillage territorial de l’offre ne couvre en effet pas les antennes universitaires délocalisées, les petites écoles, les formations en instituts universitaires de technologie (IUT) (…) Les zones rurales et les villes de taille moyenne offrent moins de possibilités de restauration, surtout lorsque les lieux d’étude se situent en dehors du centre-ville.” Ainsi, pour être pleinement effective, une politique à l’ambition universelle comme celle des repas à 1€ pour tous les étudiants aurait dû être accompagnée d’un renforcement du service public de restauration universitaire, service public dont la qualité est très inégale selon le territoire et parfois en voie de privatisation comme le documente Streetpress.
Cibler les aides sociales, une logique inefficace de flicage
Cibler les aides sociales suppose de définir un public cible et de le contrôler afin de s’assurer que personne ne triche, que ceux qui en “bénéficient” sont bien “ceux” à qui on a décidé qu’ils en avaient le “droit”. Pour nombre de prestations sociales ciblées, il faut prouver – avec une multitude de documents à l’appuie et en dévoilant des pans de sa vie à autrui – être “assez pauvre” pour en bénéficier. Pour les macronistes, les repas Crous à 1€ doivent être cantonnés aux seuls boursiers et aux “étudiants les plus précaires”, précarité que ces derniers doivent justifier. Ce système de ciblage porte donc en lui une certaine violence et contribue à créer des effets de stigmatisation générant notamment des phénomènes plus ou moins massifs de non-recours. La DREES estime ainsi que pour de nombreuses prestations sociales, le taux de non-recours dépasse les 30% avec par exemple 34% de non recours au RSA en 2018 et même 50% pour le minimum veillesse pour les personnes vivant seules.
Surtout, attention à celles et ceux qui dépasseraient tel ou tel seuil ou qui ne rempliraient pas ou plus tel ou tel critère ! Une petite augmentation temporaire de revenus ? C’est la prestation sociale qui saute. Cibler des aides suppose de définir des critères objectifs mais forcément incomplets car ne pouvant refléter les milles et une réalité du quotidien. Autrement dit, cibler les aides, c’est risquer de rater sa cible.
Ce système de ciblage qui suppose une forme de flicage contribue par ailleurs, en complexifiant l’accès aux droits, à entretenir une bureaucratisation de l’administration avec l’embauche de personnels chargés d’instruire les dossiers de chacun, de vérifier que les personnes demandant les aides répondent bien aux règles fixées de pauvreté.
Ce système de ciblage qui suppose une forme de flicage contribue par ailleurs, en complexifiant l’accès aux droits, à entretenir une bureaucratisation de l’administration.
En matière des repas Crous à 1€, vouloir les cibler sur les seuls étudiants boursiers relève de nombreux défauts. D’une part, le système de bourse génère des effets de seuils qui excluent pour quelques euros de nombreuses familles. D’autre part, bien qu’actuellement en discussion, le barème des bourses n’a pas été revu depuis 2013 alors même que de nombreux postes de dépenses ont augmenté, en particulier l’alimentation et le coût du logement dans les villes étudiantes. Surtout, alors que le statut d’étudiant boursier est défini en fonction du statut des parents, les situations familiales ou personnelles de chacun peuvent faire que l’étudiant ne soit plus en lien avec ses parents. Dès lors, la référence fiscale de ces derniers importe peu dans le quotidien matériel de l’étudiant.
Dernière preuve de l’insuffisance à réserver les repas à 1€ pour les seuls boursiers : selon l’association Cop’1-Solidarité, la majorité des étudiants qui fréquentent leurs distributions d’aide alimentaire sont non-boursiers. Une limite du ciblage dont la Macronie avait bien conscience puisque en janvier 2021, lors de la crise sanitaire, Emmanuel Macron avait pris la décision d’ouvrir les repas à 1€ à tous les étudiants et pas seulement aux boursiers… Une mesure arrêtée à la rentrée suivante.
Des droits universels contre la sécession et la stigmatisation
“Voilà qu’aujourd’hui les députés “Robin des bois” de la NUPES appellent à voter pour que les enfants de millionnaires puissent bénéficier des repas à 1€” s’offusque sur Twitter la député LREM Prisca Thévenot. Bien qu’on ait du mal à imaginer que beaucoup d’enfants de millionnaires fréquentent les resto’U, si tel est le cas, ce serait une bonne chose. Même si les enfants d’ouvriers sont largement sous-représentés dans l’enseignement supérieur, cela offrirait aux fils et filles de millionnaires l’occasion de partager des moments avec des enfants d’infirmières et d’instituteurs. Se mélanger, partager des expériences communes, bénéficier de même droits : autour d’un repas au CROUS, loin de la sécession, la jeunesse ferait nation. C’est précisément là que réside toute la puissance des mesures universelles.
Avec des mesures ciblées, on crée des aides qui ne bénéficient qu’à une portion limitée de la population. Cette dernière doit prouver sa misère tandis que les autres, ceux qui sont juste au-dessus des seuils ne touchent rien, voire paient – dans une logique de solidarité nationale – pour les autres. Se faisant, émerge une certaine méfiance entre des citoyens qui “bénéficieraient de tout” et les autres, guère plus riches et ayant le sentiment de se faire léser. Le directeur de recherche au CNRS, Philippe Warin, explique que la transformation des modèles sociaux par le ciblage peut contribuer à défaire la société en produisant des frontières sociales, mentales et politiques.
Contre cela, le député picard François Ruffin appelle dans son livre Je vous écris du front de la Somme à des droits universels : “La gauche doit renouer avec des droits universels. Des droits pour tous. Des droits sans condition, sans obligation de misère, sans formulaire à délivrer. Des droits qui vaillent aussi bien, à égalité, pour Katia, mère célibataire au chômage de Vignacourt, que pour Hélène, fille d’agriculteur. Et même pour Bernard Arnault !”
Dès lors, dès que les politiques ne sont plus ciblées mais universelles, elles deviennent non plus des aides mais des droits. Aussitôt, on sort d’une logique d’assistance pour être dans une logique de conquête de droits-créances. Par exemple, l’objectif de l’école gratuite n’est pas simplement de permettre aux enfants les plus pauvres d’aller à l’école mais bien de créer un droit à l’éducation. Et, personne ne s’offusque que les enfants de millionnaires bénéficient également de l’école gratuite (bien que beaucoup l’esquivent pour rejoindre le privé). La logique est la même avec la Sécurité sociale qui a permis de créer un droit à se faire soigner. Ici aussi, personne n’est dérangé à l’idée que même les milliardaires aient une carte vitale qu’ils peuvent présenter devant leur médecin.
François Ruffin résume très bien dans l’ouvrage mentionné précédemment cette logique : “ Quelles sont nos grandes conquêtes, nos magnifiques constructions ? C’est l’école gratuite pour toutes et tous, des plus modestes aux plus aisés. C’est la Sécurité sociale, toutes et tous donnant selon leurs moyens, toutes et tous se soignant selon leurs besoins. C’est la retraite qui a couvert toutes et tous les salariés, qui a divisé par quatre, en une génération, le taux de pauvreté chez les personnes âgées. Pour toutes et tous. Alors que, aujourd’hui, les ‘’progrès”, des rustines en réalité ne valent que pour des fragments de la société, pour les plus en difficultés : le Chèque énergie, le Zéro reste à charge, le Pass’sport, l’Allocation de rentrée scolaire … avec une jungle de critères sociaux à remplir et de justificatifs à fournir, de cases à cocher, de seuils à ne pas dépasser. Pour “inclure”, bizarrement, on exclut. On tire. On trace une ligne.”
Créer et renforcer des droits qui bénéficient à tous permet de créer du commun, contribuant à faire nation. Tout le monde se sent investi, se sent bénéficiaire et dès lors consent à contribuer. Et sur ce point, la logique originelle de la Sécurité sociale, du tous contributeurs selon ses moyens, tous bénéficiaires selon ses besoins semble la plus juste.
Pour revenir à notre exemple initial, en matière d’accès à l’alimentation, deux propositions incarnent cette différence de conception entre aide ciblée et droit universel. Le chèque alimentaire – pour le moment promesse sans lendemain d’Emmanuel Macron – serait ciblé sur les tranches les plus pauvres de la population, avec tous les travers mentionnés précédemment. En somme, une pauvre politique pour les pauvres. A l’inverse, la proposition de Sécurité sociale de l’alimentation est pensée comme universelle. S’adressant à toutes et tous, la sécurité sociale de l’alimentation vise la reconnaissance d’un droit à l’alimentation.
2. Philippe Warin, “Ciblage de la protection sociale et production d’une société de frontières”, SociologieS [Online], Files, Online since 27 December 2010
3. Warin, Philippe. « Chapitre 3. Ciblage des publics et stigmatisation », , Le non-recours aux politiques sociales. sous la direction de Warin Philippe. Presses universitaires de Grenoble, 2017, pp. 61-82.
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Le travail, tel qu’il se déroule en France, est traversé par des fractures profondes, que l’on peut résumer en trois contradictions. La première est d’ordre statistique, entre d’une part une augmentation officielle de l’accès à l’emploi et d’autre part une hausse de la précarité qui touche plus d’un quart des actifs. La deuxième contradiction oppose la dimension supposée émancipatrice du travail et le caractère dégradé de ses conditions matérielles concrètes de réalisation. Enfin, la troisième contradiction résulte de la divergence entre l’utilité concrète du travail pour la société et la manière dont il est valorisé monétairement et socialement. Ces contradictions revêtent chacune une forte dimension inégalitaire et s’appliquent avec d’autant plus de vigueur sur les plus modestes et sur les classes populaires. Plongée statistique au cœur du monde du travail français au 21ème siècle.
Droit à la paresse ou valeur travail ? Transformer le travail ou diminuer sa durée ? Travailleurs appelant à une revalorisation de leurs salaires, cadres en quête de sens dans leur métier, étudiants de grandes écoles qui bifurquent… La question du travail cristallise actuellement les débats dans la société, tout particulièrement à gauche (voir notamment le débat organisé par notre rédaction en présence de François Ruffin et Sophie Binet). Tandis que certains souhaitent diminuer sa durée ainsi que la place qu’il prend dans notre vie, d’autres insistent sur sa centralité dans notre existence comme lieu de socialisation et d’émancipation. A l’heure où un grand nombre de métiers semblent se précariser et se dévaloriser davantage, et où la place centrale du travail comme vecteur d’accomplissement semble profondément remise en cause, des propositions diverses émergent dans le débat public. Toutefois, nombre d’entre elles reposent sur une vision erronée de ce qu’est le travail et la manière dont il se réalise de nos jours, les rendant parfois inadéquates.
Comment le travail passe-t-il d’un vecteur de socialisation à un lieu de précarité, où l’on se sent exploité, insuffisamment reconnu, traité de manière inéquitable, où l’on perd sa santé ? Éclairer ce débat nécessite de s’intéresser plus finement à la réalité du travail aujourd’hui. Cela passe par un examen un rigoureux des statistiques de ce qui touche au travail, fréquemment brandies pour attaquer ou défendre des politiques publiques. Mais quantifier le social n’est jamais neutre, et les statistiques du travail sont particulièrement sensibles à la manipulation politique. Il convient donc de se les réapproprier dans un cadre de lutte idéologique. Comme le rapellait le sociologue Alain Desrosières, « la statistique est historiquement un outil de libération lorsqu’elle permet à des classes (ou fractions de classes) dominées de faire émerger des critères de justice qui fournissent des arguments contre la domination injustifiée de classes dominantes antérieures ».
La part capital-travail, la forêt qui cache les arbres
Parler du rapport de force entre capital et travail, c’est, le plus souvent et en premier lieu, parler de l’évolution de leurs parts respectives dans la valeur ajoutée. Brandie comme un totem, la part du capital, le « travail volé » pour le révolutionnaire Auguste Blanqui, revêt une forte dimension symbolique tant elle semble exprimer directement la part du gâteau extorquée aux travailleurs. Pourtant, l’utilisation de cet indicateur est sujette à de nombreuses controverses. Définir le gâteau est difficile et son partage peut varier énormément selon la date choisie comme référence ou les secteurs que l’on inclut.
Sur la période récente (les 25 dernières années), la part du travail est soit restée stable, soit a légèrement augmenté selon les façons de la définir (cf. DG Trésor, 2019, Cette et al. 2020, WIL, 2022). Selon que l’on se réfère au PIB ou non, que l’on inclut ou pas les entreprises de l’immobilier ou encore l’agriculture, que l’on tienne compte ou non de l’emploi non-salarié, elle se situe entre 60% et 70% en 2015. On peut certes faire valoir que la chute de la part du travail à partir des années 1980 provient de choix politiques (fin de l’indexation des salaires sur l’inflation de 1983 par exemple), mais ces fluctuations de quelques points masquent d’autres mutations en termes de précarité de l’emploi ou de conditions de travail qui sont au moins aussi pertinentes pour comprendre les attitudes face au travail dans notre société.
Cette enquête plus fine doit se faire en deux étapes. D’abord comprendre la réalité matérielle du travail aujourd’hui : qui accède au travail et dans quelles conditions ? Puis penser à partir des aspirations et des frustrations générées par la manière dont il se réalise actuellement ce que serait un travail émancipé, digne de récupérer la place qui devrait être la sienne pour surmonter les contradictions dont il est actuellement l’objet.
Le travail, une sphère dont sont exclus de vastes pans de la société
La plupart des chiffres communiqués sur l’emploi en France proviennent de l’enquête Emploi réalisée par l’INSEE, en cohérence avec les normes définies par le Bureau international du travail (BIT) à des fins de comparaison. Or cette définition du chômage est particulièrement restrictive, c’est un fait bien établi. Pour être comptabilisé, il faut non seulement n’avoir travaillé aucune heure au cours du dernier mois, mais également avoir cherché activement tout en étant disponible au cours des deux dernières semaines. En ce sens, le taux de chômage n’est que la partie émergée de l’iceberg de la privation d’emploi.
« Le taux de chômage n’est que la partie émergée de l’iceberg de la privation d’emploi. »
Pour mieux recenser les personnes totalement privées d’emploi mais souhaitant travailler, la notion de halo autour du chômage inclut ces inactifs au sens du BIT. En ramenant le chômage et son halo à la «population active élargie » (c’est-à-dire en emploi, au chômage au sens du BIT ou dans le halo autour du chômage), on obtient le « taux de non-emploi contraint » (Insee Références, 2021:129).
Cette mesure du taux d’emploi contraint ne rend toujours pas visibles les personnes -majoritairement des femmes (75%) et des employé.es (>50% )- travaillant à temps partiel, souvent de manière involontaire. Pour corriger cette lacune, l’INSEE les prend ingénieusement en compte via le « sous-emploi » qui correspond aux personnes ayant un emploi à temps-partiel, souhaitant travailler davantage et qui sont disponibles pour le faire. Ainsi, 40% des personnes en temps partiel contraint souhaiteraient travailler plus, sans toutefois trouver. En ajoutant cette catégorie aux deux précédentes, on obtient le nombre de personnes « contraintes dans leur offre de travail1, qui lui se porte plutôt bien.
Quid encore des contrats peu stables, en CDD ou en intérim, qui connaissent une croissance regrettable depuis plusieurs décennies? Leur part dans l’emploi a doublé depuis 1982 et concerne aujourd’hui 12% des salariés alors que seul un tiers des individus ont choisi ce type de contrat (chiffre 2019 de l’Enquête Emploi 2020)2. De plus, la part des CDD de moins d’un mois est passée de 50 à 85% sur les dernières décennies, signe que le CDD n’est plus la porte vers un CDI mais une variable d’ajustement des cycles de production.
Que dire également de celles et ceux, de plus en plus nombreux, qui ont choisi l’illusion micro-entrepreneuriale pour échapper au chômage, sans que cela ne constitue une activité stable ou rémunératrice ? Le travail de Sarah Abdelnour (2014) montre que ce statut constitue le plus souvent une « gestion individuelle » du non-emploi, dans le but de meubler le chômage plutôt que de quitter le salariat. Car parmi ces entrepreneurs faisant grimper les statistiques de créations d’entreprise, 40 % étaient au chômage ou « sans activité professionnelle » juste avant de démarrer3et la moitié ont un revenu inférieur à 290 euros par mois4. Pour leur rendre justice, on peut s’essayer à la construction d’une mesure large du « précariat » en France faute de meilleur terme. Celle-ci ajouterait aux « personnes contraintes » évoquées plus haut les CDD contraints et les micro-entrepreneurs à faible revenus (ou en sortie de chômage). L’important étant de ne pas considérer ces catégories d’emplois précaires comme disjointes de celles du sous-emploi mais de les reconnaître comme victimes des mêmes logiques d’exploitation et de libéralisation du travail. Selon la définition choisie, cela concernerait alors plus d’une personne « souhaitant travailler » sur quatre, un chiffre en augmentation, contrairement au taux de chômage au sens du BIT.
Enfin il est bon de se rappeler que l’Enquête Emploi, dont l’essentiel de ces statistiques sont tirées, n’est réalisée qu’auprès des personnes vivant dans un logement « ordinaire ». Ainsi celles vivant en foyer et les SDF sont totalement exclus du tableau de l’emploi. La fondation Abbé Pierre (2022:14) estime le nombre de personnes SDF en France à 300,000 en 2020.
Le travail, c’est la santé ?
L’intensification du travail et le grignotage des contre-pouvoirs des salariés peuvent avoir des conséquences terribles voire irréversibles. Bien que les statistiques de morts au travail doivent être manipulées avec précaution vu le manque d’homogénéisation dans la manière de compter, la situation en France est alarmante. Avec 790 morts au travail par an, elle est dernière au classement de l’UE (3,5 morts pour 100,000 salariés contre 1,7 en moyenne) (Alternatives Economiques, 2022). La France est également l’un des trois seuls pays où ce chiffre augmente.
La situation est fortement différente selon les CSP. Chez les ouvriers, le nombre de morts au travail est environ 2 à 4 fois plus élevé que chez les employés et les professions intermédiaires supérieures. De manière plus générale, des conditions de travail souvent plus éprouvantes et des rémunérations plus faibles, aboutissent à de fortes inégalités en termes d’espérance de vie selon les CSP.
De plus, des données, certes un peu anciennes (2003), montrent que chez les hommes la différence en matière d’espérance de vie entre les cadres et les ouvriers est plus importante si on tient compte des incapacités. La proportion est similaire chez les femmes.
Ces différences d’espérance de vie en bonne santé reflètent en partie l’inégalité face à la pénibilité, conséquence notamment de l’intensification du travail lié à l’automatisation (Carbonnell, 2022), ainsi que des attaques répétées contre le Code du travail.
« En 2017, ce sont au total 13 500 000 de personnes, soit 60,9% des salariés, qui ont été exposées à un ou plusieurs facteurs de pénibilité lors de la semaine précédant leur visite médicale. »
Par pénibilité, la législation reconnaît toute une série de critères qui font peser des risques à court et long-terme sur la santé des travailleurs, que ce soit des risques accidentels, physiques ou psychiques. L’enquête SUMER à partir des visite de la médecine du travail recense trois grandes familles de critères de pénibilités : les « contraintes physiques marquées » (postures pénibles, port de charges lourdes, vibrations mécaniques, etc.), un « environnement physique agressif » (bruits, températures, agents chimiques) et des « rythmes de travail atypiques » (3×8, travail de nuit, travail à la chaîne). En 2017, ce sont au total 13 500 000 de personnes, soit 60,9% des salariés, qui ont été exposées à un ou plusieurs facteurs de pénibilité lors de la semaine précédant leur visite médicale. 48,4% d’entre elles étaient soumises à des contraintes physiques marquées, 18% à un environnement physique agressif et 21% occupaient des emplois avec des rythmes de travail atypiques (travail de nuit régulier, travail posté, travail répétitif). Ces chiffres des pénibilités sont stables depuis 20 ans, alors même que la France s’est grandement désindustrialisée sur cette période, détruisant des emplois réputés dangereux et pénibles.
Nous sommes loin d’être entrés dans une société de services où les emplois les plus durs auraient disparu, leurs titulaires ayant été supplantés par des machines. Le travail, tel qu’il est pratiqué en France, reste encore en moyenne difficile et use les corps, une réalité qui touche d’autant plus les salariés que leurs revenus sont modestes.
Le travail, un graal ?
La route menant à un travail stable est longue et semée d’embûches. Une fois ce but atteint, certain.es y laisseront leur santé. Dans ces conditions tout individu peut s’interroger. A quoi bon tout cela ? Que va me rapporter mon travail aujourd’hui? En vivrai-je et y trouverai-je de quoi donner un sens à ma vie ?
Rimbaud disait que « la vie fleurit par le travail ». En effet, le travail est le médium par lequel l’Homme interagit avec son environnement et le transforme afin de répondre à ses besoins. En travaillant, en façonnant son environnement, il extériorise son être et se sent exister. Le travail, au sens philosophique, donne son sens à l’existence humaine. Pourtant, la notion de travail est intrinsèquement liée dans notre société à l’idée de production et de rémunération. Le travail, c’est produire un effort et percevoir une rémunération en échange. Ainsi, lui sont souvent associées les notions de fierté et de reconnaissance sociale.
« Une enquête menée par le sondeur Cluster17 en septembre indiquait ainsi que pour une majorité de Français (56%), le travail était “une valeur essentielle permettant aux individus de s’épanouir”. »
Une enquête menée par le sondeur Cluster17 en septembre indiquait ainsi que pour une majorité de Français (56%), le travail était « une valeur essentielle permettant aux individus de s’épanouir ». Cette proportion était sensiblement plus forte chez les électeurs de droite. Parmi les deux principales motivations évoquées par les Français s’agissant du travail, alors que le salaire arrivait en premier (36%), il était suivi de très près par le sentiment d’utilité (32%), les conditions de travail (29%) et la passion (27%). Réciproquement, parmi les raisons d’insatisfaction vis-à-vis du travail, ce sont les salaires trop bas (41%), la charge de travail (26%) et la perte de sens (25%) qui ressortent.
Ainsi, il semble exister un décalage, une déconnexion, entre d’une part ce que la majorité de la population attend du travail et d’autre part l’utilité, le sens et la manière dont le travail se réalise concrètement. Un élément particulièrement intéressant dans cette perspective est la prédominance des conflits de valeur liés au travail. D’après une étude récente de la DARES, 60% des Français seraient exposés à des conflits de valeur, soit en raison de conflits éthiques (18%), par manque de moyens de bien faire son travail (12%), d’absence d’utilité (11%), de contradiction avec ses valeurs (11%) ou d’absence de sens et de qualité du travail (8%).
Cette contradiction au travail se manifeste aussi à travers le niveau de maîtrise des conditions de production par ceux qui travaillent. En effet, l’émancipation par le travail créateur est profondément attaquée lorsque ceux qui le pratiquent n’ont plus la maîtrise ni de la manière dont il est réalisé, ni de son but et de son utilité. Ce sentiment est exacerbé d’autant plus lorsque le travailleur ne possède pas de vue d’ensemble sur le processus de production, notamment lorsque le travail parcellaire, à la tâche, se déploie. Ce qui tue le sens du travail, c’est la répétition, l’absence d’autonomie, l’absence de marge de décisions ou de reconnaissance. Selon l’enquête de la DARES sur les conditions de travail, 43% des salariés réalisent un travail répétitif et 30% n’ont pas le droit ou ne sont pas en mesure de régler les problèmes eux-mêmes, un fait limitant drastiquement leur autonomie. Par ailleurs, peu ont une maîtrise temporelle de leur travail : 45% doivent se dépêcher et 65% s’interrompre pour effectuer une tâche imprévue. Même si ces phénomènes sont inhérents en partie aux aléas du processus de production, ils sont accrus par les nouvelles pratiques micro-managériales du néolibéralisme. Il suffit de penser au cariste de chez Amazon, coaché à chaque instant par un logiciel qui lui indique ce qu’il doit faire et le temps dont il dispose.
Une déconnexion complète entre utilité du travail et rémunération salariale
Enfin, ce qui ressort comme étant peut-être la principale contradiction du travail tel qu’il est pratiqué dans la société actuelle, c’est bien la déconnexion complète entre utilité du travail, coût de la vie et rémunération salariale. Revenons au sondage de Cluster17 : 93% des Français estiment que le travail ne paie pas assez.
Première dimension de cette contradiction, le fossé entre le caractère essentiel d’un travail et la manière dont la société le valorise. Un rapport édifiant sur les travailleurs de la « seconde ligne » est sorti en 2021, commandé par la DARES. Ce travail a étudié les conditions de travail et de rémunération de tous ceux, au-delà du personnel soignant, qui ont continué à travailler pendant la crise du Covid, car leur travail était indispensable pour que les services essentiels fonctionnent. Caristes et conducteurs qui ont continué à manipuler et à transporter les marchandises vitales pour nos besoins, caissières et caissiers, agents d’entretien ou encore aides à domicile ; ce sont 4,6 millions de salariés du secteur privé répartis dans 17 professions qui sont essentiels. Les conclusions du rapport sont sans appel : «En moyenne, ces travailleurs sont deux fois plus souvent en contrats courts que l’ensemble des salariés du privé, perçoivent des salaires inférieurs de 30 % environ, (…), connaissent plus souvent le chômage (…). Ils travaillent dans des conditions difficiles, sont exposés plus fréquemment à des risques professionnels et ont deux fois plus de risques d’accident (…). »
« Ce qui ressort comme étant peut-être la principale contradiction du travail tel qu’il est pratiqué dans la société actuelle, c’est bien la déconnexion complète entre utilité du travail, coût de la vie et rémunération salariale. »
Et pourtant, les travailleurs de ces métiers essentiels se distinguent par un « fort sentiment d’utilité de leur travail, même avant la crise sanitaire.» L’analyse plus précise de leurs rémunérations est une illustration criante de la disjonction entre l’utilité du travail et sa valorisation. En moyenne, ces 4,6 millions de salariés touchent moins de 1000 euros et se retrouvent donc en-dessous du seuil de pauvreté (1102 €), alors même que sans eux, la société s’effondrerait. Parmi ces métiers, les plus maltraités et exploités sont ceux des agents d’entretien et des aides à domicile, professions employant très majoritairement des femmes ou des personnes issues de l’immigration.
Rémunération moyenne des salariés de seconde ligne, DARES, 2021
Cette contradiction entre utilité et rémunération est d’autant plus visible lorsque l’on regarde l’ensemble du spectre des métiers. Plus on monte dans l’échelle des salaires, moins les métiers essentiels sont présents. La maltraitance de nombreux métiers essentiels, auxquels on pourrait aussi ajouter le personnel hospitalier ou les enseignants, n’est que le reflet d’une distribution des salaires dont le caractère inégalitaire augmente régulièrement, avec notamment un décrochage fort de hauts salaires bien moins « essentiels ».
Des rémunérations (très) inégales
Les statistiques les plus diffusées en la matière, celles de l’INSEE, sont particulièrement inadaptées pour appréhender l’inégalité salariale. L’indicateur phare de l’INSEE est l’écart interdécile qui mesure le rapport entre le revenu seuil au-delà duquel se situent les 10 % des revenus les plus élevés et celui en-deça duquel se trouvent les 10 % les plus faibles. Or deux deux phénomènes majeurs sont alors totalement masqués : la prévalence des très bas salaires dus au temps partiel, particulièrement prévalent chez les femmes et les jeunes (Angeloff, 1999; Sénat, 2008) ; et l’explosion des très hauts revenus.
Or plusieurs signes montrent que ces questions méritent d’êtres suivies attentivement. Les 10% des salariés les moins bien payés touchent 2800 euros par an en France (3300 chez les hommes et 2400 chez les femmes). En moyenne au sein des 10% du bas de l’échelle, la somme des revenus salariaux et des allocations chômage n’a augmenté que de 500 euros entre 1996 et 2019 contre 6200 euros pour les 10% du haut (et 9000 euros pour les 5%). Une évolution inverse de celle de l’écart interdécile qui est passé de 25 à 20 dans le privé donc. La part des très hauts salaires regroupant les 1% des salariés les mieux payés (sans prendre en compte les rémunérations complémentaires liées au capital dont l’intéressement ou l’actionnariat) est repartie à la hausse depuis 20 ans, pour atteindre 8% de masse salariale soit son niveau d’avant mai 68 !
« La part des très hauts salaires regroupant les 1% des salariés les mieux payés (sans prendre en compte les rémunérations complémentaires liées au capital dont l’intéressement ou l’actionnariat) est repartie à la hausse depuis 20 ans, pour atteindre 8% de masse salariale soit son niveau d’avant mai 68 ! »
Phénomène plus marquant encore et particulièrement frustrant quand les salaires « normaux » stagnent ou bougent si peu, le salaire moyen des patrons du CAC 40 qui était de 2,25M d’euros en moyenne en 2002, soit 177 fois le salaire d’un ouvrier non qualifié de l’industrie (OFCE, 2004), s’est élevé à 8,7M d’euros en 2021. En 2022, il devrait être de 7,4M euros (BFM, TV) !
La souveraineté sur le travail comme solution ?
Le travail, tel qu’il se déroule en France, est traversé par de nombreuses questions et enjeux, qu’il est possible de résumer en trois grandes contradictions.
La première est d’ordre statistique avec une contradiction entre d’une part une augmentation officielle de l’accès à l’emploi via la baisse, tout officielle, du chômage depuis 10 ans et d’autre part une hausse de la précarité qui touche plus d’un quart des actifs. Ainsi, le travail en lui-même, surtout s’il est précaire, ne suffit plus pour vivre correctement.
La deuxième contradiction oppose d’un côté la dimension supposée émancipatrice du travail du fait de la fierté qu’il apporterait à ses acteurs et de son rôle d’instance centrale de socialisation dans la vie des Français et de l’autre le caractère dégradé de ses conditions matérielles concrètes de réalisation. Tandis que les Français.es pensent en majorité que le travail ne sert pas uniquement à gagner sa vie et que 4 Français.es sur 10 vivent avec une autre personne rencontrée sur leur lieu de travail, les conditions de travail restent difficiles pour de nombreux salariés. L’usine, l’atelier ou le bureau demeurent pour 63% des Français.es corrélés à des facteurs de pénibilités. La maladie ou même la mort dues aux conditions de travail guettent encore une partie de la population, en particulier les classes populaires.
Enfin, la troisième contradiction résulte de la divergence entre l’utilité concrète du travail pour la société et la manière dont il est valorisé monétairement et socialement. Il existe nettement une relation inverse entre le caractère crucial d’un emploi et sa rémunération, et cette contradiction devient à chaque crise un peu plus visible. Les métiers essentiels sont pillés et maltraités dans un système économique dont l’antagonisme avec notre capacité à faire société se fait toujours plus net.
Ces contradictions revêtent chacune une forte dimension inégalitaire et s’appliquent avec d’autant plus de vigueur sur les plus modestes et sur les classes populaires.
L’évolution dialectique, les unes par rapport aux autres, de ces contradictions est susceptible d’introduire des changements profonds et structurels dans l’organisation de la société. Quelles réponses pourraient leur être apportées pour les dépasser ? A cet égard, une proposition ou tout du moins une formule semble offrir un horizon digne d’intérêt, celle d’un retour de la « souveraineté populaire sur le travail ». Cette proposition, décrite notamment lors d’un entretien avec le sociologue Bernard Friot paru dans nos colonnes, part du principe qu’un travail émancipé doit être sorti de sa pratique capitaliste pour qu’à chaque instant, les salariés puissent fixer de manière collective les conditions de la production ainsi que d’en déterminer l’objectif afin de répondre à des besoins identifiés collectivement. Cette nouvelle souveraineté sur le travail pourrait permettre de lui redonner du sens, de le rendre éthiquement cohérent et de l’inscrire dans une logique démocratique. Cette proposition s’inscrit au sein d’une large palette de solutions permettant aux salariés de regagner effectivement du pouvoir sur leur lieu de travail : cogestion avec une augmentation des parts décisionnelles pour les salariés, structures coopératives de partage du capital ou encore salaire à vie, rattachant tout salaire non à un emploi mais à une qualification. Travail vient du mot latin Tripalium qui était un objet de torture reposant sur trois pieux. Il serait enfin temps que les rythmes imposés, les conditions sanitaires et les salaires versés cessent d’être trois piliers de la misère sociale.
Bibliographie :
Abdelnour, Sarah. L’auto-entrepreneuriat : une gestion individuelle du sous-emploi. Nouvelle Revue du travail, 2014, 5. Accessible via: https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01511924
Cette, G. Koehl, L., Philippon, T. Labor share.Economics Letters, 2020,188.
Disparités d’exposition aux facteurs de pénibilité en milieu professionnel et inégalités sociales de santé, DARES, août 2022
Emploi, chômage, revenus du travail. Insee Références, Édition 2022. Accessible via: https://www.insee.fr/fr/statistiques/6453776
Enquête sur les conditions de travail (DARES-DREES), 2019.
Indicateurs économiques et sociaux de la CGT– Baromètre 2022. Accessible via: https://analyses-propositions.cgt.fr/barometre-eco-indicateurs-economiques-et-sociaux-2022
Juan Sebastián Carbonell, Le futur du travail, Paris, Amsterdam éditions, 2022, 192 p
La « double peine» des ouvriers : plus d’années d’incapacité au sein d’une vie plus courte, Populations et sociétés, 2008
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Chaque président de la République a confié sa détermination à lutter contre le sans-abrisme. L’impératif : « Plus personne dans la rue ». Emmanuel Macron ne fait pas figure d’exception, lorsqu’il annonçait en faire « sa première bataille » en juillet 2017. La récente pandémie a fait démonstration du contraire : les mesures de confinement sont venues accentuer la solitude et la vulnérabilité des personnes sans-abri. Deux ans après, ce bouleversement a-t-il eu des conséquences sur notre société ? Force est de constater que les regards continuent de se détourner. À rebours de l’amnésie collective, il est encore temps de questionner l’inédit de cet événement, la violence à laquelle il nous confronte et la politique à laquelle il oblige.
L’oubli complice des célébrations hâtives
Mars 2020. Dans nos rues vides, le temps traîne… Le Covid-19 provoque l’impensable : arrêter ou, tout du moins, ralentir considérablement le souffle chaud de l’activité économique. Dans le ciel, les longues trainées blanches s’estompent progressivement avant de disparaître. Les mégalopoles sont privées de leurs connexions aériennes intimes. À terre, les voitures se reposent sagement. Quelques personnes se pressent pour faire leurs courses, d’autres se croisent en tenues de sport. Ici ou là-bas, les distances restent bien gardées. Un silence assourdissant habille nos quotidiens interloqués. Au cœur de ce dernier apparaît une nouvelle étrangeté : l’espace public est délaissé.
Les rues ne sont pourtant pas entièrement vides et parmi les rares passants, certains ne sont pas pressés : les personnes sans-abri investissent un espace public dans lequel, pour une fois, il est impossible de nier leur présence. Elles traversent ces journées, préoccupées par des menaces qui leur paraissent plus imminentes que le virus : comment se nourrir, s’abriter, boire et se laver ? La mise sous cloche de l’assistance habituelle est préoccupante. Comment subsister dès lors que le confinement tient éloigné de l’espace public et les prive par là même des liens indispensables à leur survie ? Finalement, les semaines passèrent et, alors que « l’angoisse pointait, le cataclysme n’a pas eu lieu »1. Le mérite en revient aux mondes associatif et administratif qui se sont fédérés sous l’égide de l’exceptionnalité : dispositif d’hébergement d’urgence, réquisition d’hôtels, investissement d’argent public, mesures – éphémères – sur le droit au logement, etc.
Ces célébrations hâtives oublient que le problème n’est pas tant l’événement pandémique, mais ce qu’il est venu révéler de nos sociétés.
La mobilisation ponctuelle cache cependant le cynisme des regards rétrospectifs : certains se félicitent de la gestion de la crise. Ces célébrations hâtives oublient que le problème n’est pas tant l’événement pandémique, mais ce qu’il est venu révéler de nos sociétés. Là où le bât blesse, c’est que des « naufragés » s’amassent dans nos rues et qu’on ne peut les confiner face aux dangers2. Surtout, que leur nombre ne cesse d’augmenter depuis le confinement, sous l’effet conjoint de la spéculation immobilière et de la destruction systématique du filet social. L’année dernière, la fondation Abbé Pierre dénombrait 300 000 personnes privées de domicile en France. « Pour rester chez soi, il faut un chez-soi » signent par conséquent encore aujourd’hui citoyens, citoyennes et organisations, dénonçant le mutisme des pouvoirs publics face au non-respect du droit au logement. Un droit universel reconnu, mais non garanti, bien qu’il soit la condition sine qua non de l’accès régulier aux autres droits.
De l’invisible au visible : les leçons du confinement
Un événement ne prend sens que par rapport au système qu’il affecte3. Or, penser cette affectation, c’est s’interroger sur la réforme de l’espace et du temps qui a bouleversé nos expériences individuelles et collectives lors du confinement. Il aura notamment fallu que s’ouvre cette soudaine parenthèse pour que la présence des personnes sans-abri devienne impossible à cacher. Leur condition limite est alors apparue au grand jour : ni pleinement dedans ni pleinement dehors, elles évoluent au seuil de l’ordre social et de ses mécanismes de protection.
Cette visibilisation, précisément parce qu’elle fut éphémère, ne doit pas tomber dans l’oubli. La lutte contre l’amnésie politique consiste à prolonger le travail déjà entamé par d’autres et à mettre en place une mémoire collective. À travers elle, il s’agit de pointer les défaillances systémiques que la béance de l’événement a laissé apparaître, comme le suggérait déjà Andy Battentier dans un article intitulé « Après l’épidémie, nous n’oublierons pas ». Ne doivent donc être omis les premiers balbutiements, les regroupements à la hâte en hébergement d’urgence alors que nous n’avions d’idée claire sur l’exposition à la contamination que cela représentait, les cris du coeur, la faim, la soif… et encore moins le sentiment d’abandon des premiers jours. Ce regard en arrière est, par ailleurs, la condition d’une tâche qui se conjugue au présent : une lutte quotidienne contre l’oubli qui empêche le retour à l’embarras et à la cécité collective.
Cette visibilisation, précisément parce qu’elle fut éphémère, ne doit pas tomber dans l’oubli.
Si les deux ans qui séparent les printemps 2020 et 2022 ont transformé l’événement en souvenir, il est d’autant plus nécessaire de travailler ce dernier : il fait désormais office de réserve de sens. Il faut comprendre par là qu’il a la capacité d’influer sur nos représentations et nos formations politiques par les questions qu’il laisse ouvertes au temps présent. Aussi nous confronte-t-il à ce qui, aujourd’hui, fait encore trop souvent défaut dans le traitement de la question sans-abri : la mobilisation de modes de perceptions politiques de la réalité. Un chemin qui nous mène non seulement auprès de ceux qu’on ne veut pas voir, mais aussi plus près de ce qu’on ne veut pas voir.
Ceux qu’on ne veut pas voir : la relégation
La visibilisation des personnes sans-abri a dévoilé la brutalité de l’ordre social actuel. Elle le confronte à une forme de violence consentie en vue de sa pérennisation : celle de la relégation. Des masses « en sont constamment réduites à devenir superflues, si nous nous obstinons à concevoir notre monde en termes utilitaires », avertissait déjà Hannah Arendt dans les Les Origines du Totalitarisme4. Ce mécanisme a depuis été étudié par Bertrand Ogilvie dans ses analyses sur la production de « l’homme jetable5». Selon lui, cette violence spécifiquement moderne nait de l’industrialisation de nos sociétés : « […] au moment même où s’enclenche la révolution industrielle, on voit s’amorcer une analyse spécifique de la violence qui lui est propre : celle d’une société entièrement organisée autour de la dénégation de l’idée de société, celle d’une société condamnée à faire éprouver à certains de ses membres ce qu’on pourrait croire qu’elle aurait intérêt par ailleurs, pour sa survie, à cacher : à savoir l’absence profonde de convergence entre les finalités, ou les conséquences, du tout et les objectifs des particuliers6».
La condition d’interchangeabilité valorisée par la formation industrialo-capitaliste conduit à désacraliser les vies humaines : certaines sont renvoyées à leur insignifiance face aux objectifs de l’ordre social dominant. Elles sont “superflues”. Des hommes et des femmes s’amassent alors dans les villes, marginalisés et non loin d’être chosifiés. C’est dire combien les idéaux modernes d’égalité et de liberté ont été travestis. L’explosion actuelle des inégalités renforce ce tableau et révèle les contradictions flagrantes d’un ordre social qui se présente pourtant comme le garant des droits humains.
La relégation opère là où le système utilitaire a échoué. Elle intervient comme ultime mode de traitement pour se débarrasser du « superflu » dont l’ordre social est lui-même responsable.
Ainsi, la relégation opère là où le système utilitaire a échoué. Elle intervient comme ultime mode de traitement pour se débarrasser du « superflu » dont l’ordre social est lui-même responsable : elle cache, elle invisibilise. De nombreux dispositifs tendent en effet à maintenir « ceux qu’on ne veut pas voir » toujours plus loin de nos vi(ll)es : décrets anti-mendicité, mouvements Nimby, créations de mobilier urbain anti-SDF, dispositifs d’accueils centralisés. Le succès est contrasté et la manière d’intervenir toujours plus brutale. Une violence qui atteint aujourd’hui un certain seuil, la faisant basculer dans la « violence extrême » qui, à suivre Étienne Balibar, passe tout à la fois par une destitution de l’humain et une destitution du politique7.
Ce qu’on ne veut pas voir : la déshumanisation
Tandis que des frontières physiques permettent de reléguer les formes de vies jugées indésirables, des frontières symboliques tendent à en normaliser le processus dans les consciences collectives. La relégation est en effet dédoublée par une autre forme de violence : celle de la déshumanisation. Selon Claudia Girola, la construction moderne de la figure du sans-abri est le résultat de la conjonction de deux pratiques sociales : les « différentes formes de déterritorialisation » se combinent à des « mutilations biographiques »8. Le qualificatif sans-abri connote l’image d’un être déraciné socialement, « vaincu » et sans attaches apparentes aux lieux qu’il traverse. Il est désubjectivé : sa vie biographique ne compte plus, comme en témoignent de nombreuses pratiques narratives (clochard, vagabond, errant, sans-logis, mendiant, sans-domicile) qui contribuent à faire disparaître les traces d’une individualité active. La déshumanisation prend donc le relai de la relégation. Ensemble, elles redessinent les contours biographiques et territoriaux des personnes en les assignant à territoire « commun », tout en les repoussant, dans un même mouvement, en dehors de notre « monde commun »9 – ou ce qu’il en reste.
Une invisibilisation qui agit comme une justification de la violence. Elle exclut ces personnes de la communauté humaine et des droits qui lui sont associés. Ce ne sont plus des semblables qui vivent à même nos rues, mais une « infra-humanité » usée et indifférenciée, à laquelle ni la pitié ni l’hospitalité ne peuvent ou ne doivent être accordées. Ces deux modalités de l’attention portée à l’autre constituent pourtant le socle de toute collectivité. Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité (1755), Jean-Jacques Rousseau a en effet montré que la pitié ne relevait pas du moralisme, mais du « sentiment naturel » qui « concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce »10. Deux siècles plus tard, Emmanuel Lévinas met en évidence dans L’Humanisme de l’autre homme la condition hospitalière de chaque homme : « Le visage s’impose à moi sans que je puisse rester sourd à son appel, ni l’oublier, je veux dire sans que je puisse cesser d’être responsable de sa misère11 ».
Dès lors que la souffrance d’autrui n’entraîne plus de réaction, il ne paraît pas déraisonnable de conclure à l’atrophie de l’humanité.
Dès lors que la souffrance d’autrui n’entraîne plus de réaction, il ne paraît pas déraisonnable de conclure à l’atrophie de l’humanité. L’excès d’humanitarisme ne saurait pourtant être une réponse satisfaisante : « ce qu’on ne veut pas voir » est autant l’appel que porte en lui le visage d’une personne sans-abri que notre propre impuissance face aux structures économico-sociales qui condamnent à une complicité coupable.
Ouvrir les yeux et sortir de l’impuissance
Que faire alors ? Ouvrir les yeux, comme le veut une injonction largement répandue, mais dont la portée n’est pas toujours clairement établie. Elle invite à arrêter de détourner le regard et à mobiliser d’autres modes de perception politiques de la réalité. En suivant ce chemin, le surplus de visibilité apparu lors du premier confinement se transforme en interpellation. Il nous confronte à la disposition de nos yeux internes, qui tolèrent et construisent (a)normalement l’invisibilité de la personne sans-abri : dans un contexte où la production de richesse poursuit son ascension vertigineuse, comment expliquer qu’une masse toujours croissante d’individus occupe un carreau d’une froideur impassible sinon grâce aux grandes fables qui naturalisent les dispositifs de relégation et de déshumanisation ?
Pour sortir de l’impuissance, il faut alors viser les contradictions qui travaillent ces mêmes fables. Leur logique sélectionne ce qui est rendu visible ou non ; l’affronter, c’est lever le voile sur les processus politiques par lesquels se banalisent notre indifférence et notre impuissance collective. C’est déplacer les points d’importances, voir ce qui fait défaut ou ce qui apparaît de manière prégnante dans les discours dominants. À commencer par ceux qui présentent les naufragés comme les « dommages collatéraux » accidentels de nos modèles de société, et non comme leur produit le plus pur. En d’autres termes, c’est déconstruire certains laïus qui pourfendent l’égalité au nom d’une idée travestie de la liberté. Ainsi s’offre-t-on la possibilité d’aiguiser au temps présent un mode de perception politique de la réalité attentif à la dignité des personnes sans-abri.
Ainsi s’offre-t-on la possibilité d’aiguiser au temps présent un mode de perception politique de la réalité attentif à la dignité des personnes sans-abri.
Il importe également d’ouvrir des espaces pour le témoignage afin de susciter de la réaction et de la mobilisation. Des contre-récits qui tendent à la « désincorporation » et qui permettent de ressentir au plus près de soi la douleur inscrite par l’indifférence dans le corps des superflus. Des paroles vives qui affectent et sensibilisent dans le but d’intégrer la lutte contre le sans-abrisme dans les priorités politiques. Un rapprochement et un dialogue qui empêcheront toujours un peu plus ce que Paul Ricoeur appelait « l’oubli et la mémoire manipulée » : l’idéologisation de la mémoire et la dépossession des acteurs sociaux de la faculté de se raconter12.
Il est enfin question de retrouver autant que possible ce temps qui traîne. Dans l’effervescence de nos rues, le temps doit s’interrompre de nouveau pour répondre à celles et ceux dont le visage appelle. Marquer un temps d’arrêt : affirmer que même dans les situations de pauvreté les plus extrêmes, le caractère de l’humain en chaque sujet est irréductible et que rien ne permet de justifier une telle atteinte à leur dignité dans un monde d’opulence. Il en va d’une justice et d’une politique ; pour ceux que nous voyons, à travers ce que nous voyons. « À quoi bon ? », les plus sceptiques rétorqueront. Car ce sont dans ces nœuds éthiques que réside notre humanité, qui ne se confond plus avec la seule proclamation de droits abstraits et la confiance en une certaine idée du progrès héritière des logiques utilitaires. Loin de l’indifférence silencieuse, se dressent les voies de la subjectivation politique. Reste à faire advenir un sujet collectif capable de ressentir, de percevoir et de dire la violence qui se manifeste sous ses yeux.
1. Damon, J., Inconfinables ?Les sans-abri face au coronavirus. Paris : Éditions de l’Aube, 2020, p. 33. 2. J’emprunte ici la terminologie utilisée par Patrick Declerck dans Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris : Plon, 2001. Pour une réponse à cet ouvrage prédominant mais caricatural, voir Rullac, S., Et si les SDF n’étaient pas des exclus ? Essai ethnologique pour une définition positive, Paris : L’Harmattan, 2004. 3. Morin, E., « L’événement-Sphinx ». Dans : Communications, 18, 1972, pp. 173-192, p. 173. 4. Arendt, H., Les origines du totalitarisme, Paris : Gallimard, 2002, pp. 811-812. 5. Ogilvie, B., L’homme jetable. Essai sur l’exterminisme et la violence extrême, Paris : Editions Amsterdam, 2012. 6. Ibid, p. 74. 7. Balibar, E., Violence et civilité, Paris : Galilée, 2010. 8. Girola, C., « Tenir malgré tout dans une vie à la rue », Tumultes, 43, 55-66, 2014, p. 59. 9. Ibid, p. 60. 10. Rousseau, J-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité (1755), Les Échos du Maquis, 2011, p.38. 11. Lévinas, E., Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, 1972, p. 49. 12. Ricoeur, P., La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris : Seuil, 2000, pp. 579-585.
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Si le chômage a récemment diminué, cela s’est fait en contrepartie d’une précarisation croissante de l’emploi. L’intérim, l’auto-entrepreneuriat uberisé et l’apprentissage sont en effet les domaines qui recrutent le plus. Pour les partisans d’Emmanuel Macron, les politiques de libéralisation du monde du travail doivent être poursuivies durant un nouveau quinquennat, comme en témoignent les annonces sur l’assurance chômage et le conditionnement du RSA. Ledéveloppement de l’apprentissage, qui a joué un rôle essentiel dans la réduction du chômage risque par ailleurs de prendre fin dès l’année prochaine. Au « quoi qu’il en coûte » succédera l’austérité, qui mettra en danger les fragiles avancées obtenues en la matière. Concilier plein-emploi et protection des salariés est pourtant possible, à condition de lancer des politiques keynésiennes et d’instaurer une garantie d’emploi.
« Le taux de chômage atteint son plus bas niveau depuis quinze ans » a déclaré Emmanuel Macron lors de la présentation de son programme le 17 mars dernier. Depuis, cet élément de langage est depuis constamment repris par les membres de la majorité en brandissant le chiffre de 7,4% calculé par l’INSEE, afin de présenter le bilan économique du quinquennat comme un succès. Après des décennies marquées par le chômage de masse et l’échec de François Hollande à « inverser la courbe », les récents résultats semblent en effet de bonne augure pour celui qui brigue un nouveau mandat.
Une baisse en trompe-l’oeil
Si les indicateurs sont à première vue plutôt bons, avec un taux d’emploi des 15-64 ans historiquement haut (67,5%) et une chute importante du chômage des jeunes (15,9% chez les 15-24 ans), d’autres statistiques dessinent un tableau bien moins reluisant. D’abord, les statistiques de l’INSEE et celles de Pôle Emploi divergent de plus en plus depuis 2010, conduisant le pouvoir en place à toujours choisir le chiffre qui l’arrange le plus. De même, les chiffres mensuels du chômage évoqués dans les médias se limitent généralement à évoquer la catégorie A, qui concerne les personnes qui n’ont aucun emploi. Or, si le nombre de personnes dans cette case a baissé de 15% depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, la baisse n’est que de 6% si l’on prend en compte les catégories B et C, qui recensent ceux qui ont un peu travaillé mais souhaitent davantage d’heures de travail. De plus, le « halo du chômage », c’est-à-dire les personnes qui recherchent un emploi mais ne sont pas immédiatement disponibles – pour des raisons très diverses – continue de s’étendre et concerne désormais 1,9 million de personnes. Il faut également mentionner le cas des chômeurs radiés par Pôle Emploi, c’est-à-dire qui ne bénéficient plus d’aides, mais sont toujours sans emploi.
La France suit de plus en plus les pays anglo-saxons, où le chômage a été réduit au prix d’une forte précarité.
En outre, si la baisse récente inverse la tendance à la hausse observée depuis la crise de 2008, elle est largement obtenue au prix d’une précarisation accrue de l’emploi. Ainsi, l’INSEE révèle que les deux tiers des 107.000 créations d’emplois du dernier trimestre 2021 ont eu lieu dans l’intérim, où les contrats ont une durée moyenne de deux semaines. Si l’intérim apporte certes du travail, celui-ci n’est donc pas toujours synonyme de retour pérenne vers l’emploi. De même, le gouvernement s’est largement félicité du nombre historique de créations d’entreprises, qui a atteint un million en 2021. Mais près des deux tiers de ces créations sont le fait des auto-entrepreneurs, dont la rémunération moyenne est de 590 euros par mois et dont la protection sociale est très faible. La France suit donc de plus en plus les pays anglo-saxons, où le chômage a été réduit au prix d’une forte précarité.
Enfin et surtout, le recul du chômage semble reposer très fortement sur la montée en puissance de l’apprentissage : entre fin 2019 et fin 2021, le nombre de contrats en question a presque doublé, passant de 480.000 à 900.000 ! Un chiffre qui expliquerait à lui seul les deux tiers de la hausse de l’emploi salarié… Or, les salaires et les cotisations sociales des apprentis sont quasi-intégralement payés par l’État. Si un tel dispositif a des mérites, notamment en matière de formation, il n’est donc pas certain que les apprentis seront ensuite embauchés, surtout si l’employeur peut, presque gratuitement, les remplacer par de nouveaux apprentis. L’explosion de l’apprentissage depuis deux ans paraît en outre fortement dictée par une logique électoraliste : ces nouveaux contrats sont largement issus des milliards déployés dans le cadre du plan France Relance, à travers le dispositif « 1 jeune, 1 solution ». Mais ce plan de relance ne s’étend que jusqu’à la fin 2022 et le budget consacré à l’apprentissage aurait déjà été dépassé de quatre milliards selon l’Observatoire Français des Conjonctures Économiques (OFCE), qui qualifie la situation de « difficilement soutenable ». Qu’arrivera-t-il une fois que le plan de relance aura pris fin et que les élections seront passées ?
Tout pour les entreprises, rien pour les salariés
On l’a vu, la baisse du chômage mise en avant par le gouvernement est donc fragile et obtenue par la création d’emplois low cost. Mais qu’importe, pour Emmanuel Macron et ses soutiens, cette inversion de la courbe du chômage justifie les politiques antisociales mises en place depuis cinq ans, qui se déclinent en trois parties. D’abord, la doctrine de LREM en matière d’emploi s’articule autour de la fameuse flexibilité des contrats de travail, afin d’offrir le plus de liberté possible aux employeurs, au détriment des salariés. La première loi travail, sous François Hollande, puis les ordonnances Pénicaud dès 2017 ont donc considérablement affaibli le code du travail, notamment en simplifiant les licenciements et en inversant la « hiérarchie des normes », pour instaurer le rapport de forces à l’échelle de l’entreprise, c’est-à-dire là où les salariés sont les plus faibles. Ensuite, les « marcheurs » ont encore accentué la « politique de l’offre », qui consiste à multiplier les cadeaux aux entreprises pour espérer susciter des embauches. Leur action en ce sens a été particulièrement forte : pérennisation du CICE – pourtant très peu efficace en matière de création d’emplois -, baisse des impôts de production, loi PACTE, flat tax ou encore baisse de l’impôt sur les sociétés (de 33,3% à 25% entre 2017 et 2022)…
Enfin, il s’agit « d’encourager le retour vers l’emploi » des chômeurs, considérés comme des fainéants ayant besoin d’être mis au pied du mur pour se lancer dans la recherche d’un travail. La récente réforme de l’assurance chômage, qui a profondément durci les conditions d’indemnisation et leurs montants, va pleinement dans ce sens. En cas de réélection, Macron prévoit de poursuivre cette chasse aux chômeurs, via une nouvelle réforme et la transformation de Pôle Emploi en « France Travail, annoncée comme un « changement profond ». En outre, en conditionnant le RSA à 15 à 20 heures de travail hebdomadaire, le chef de l’Etat entend étendre la logique du workfare, c’est-à-dire du travail obligatoire en échange d’allocations. Une logique qui rappelle les « jobs à un euro » d’Outre-Rhin, mis en place par le gouvernement SPD-Verts de Gerhard Schröder dans les années 2000, et dont le bilan social est déplorable. Un tel changement conduirait en effet à accroître le dumping social, puisque les personnes concernées seraient moins payées que les smicards à mi-temps. Quant à ceux qui refuseraient ces heures de travail, ils risquent de basculer encore davantage dans la pauvreté, alors que le RMI, l’ancêtre du RSA, visait au contraire à assurer un revenu minimal aux plus en difficulté.
La focalisation sur la supposée mauvaise volonté des chômeurs occulte les autres raisons expliquant que certains emplois ne soient pas pourvus
Pour justifier cette chasse aux chômeurs, les soutiens du chef de l’Etat ne cessent de mentionner les emplois non pourvus et de reprendre les témoignages de chefs d’entreprise ayant du mal à recruter. En somme, comme l’a résumé crûment Emmanuel Macron face à un chômeur en 2018, il suffirait de « traverser la rue » pour trouver un emploi. Si cette petite phrase est évidemment empreinte de mépris de classe, elle symbolise finalement bien la mauvaise foi du discours macroniste autour du travail. Les emplois non pourvus, estimés à environ 300.000, sont bien trop peu nombreux pour employer les 3,2 millions de demandeurs d’emplois de catégorie A recensés par Pôle Emploi. Ce dernier chiffre est d’ailleurs amené à augmenter à nouveau en cas de réélection du Président sortant, puisque repousser l’âge de départ à la retraite à 65 ans conduira mécaniquement de nombreux seniors au chômage plutôt qu’à la retraite.
Allier plein emploi et protection des travailleurs
Faut-il en conclure que le plein-emploi est donc nécessairement inatteignable ? Ou que celui-ci ne pourrait se faire qu’en tordant le bras aux chômeurs pour les forcer à accepter n’importe quel emploi ? Non. Certes, la création d’emplois bas de gamme parvient à réduire le niveau d’inactivité. Mais elle a aussi pour conséquence de faire baisser le pouvoir d’achat – et donc la demande -, d’encourager le travail mal fait ou encore d’augmenter le nombre de maladies et d’accidents liés au travail, ce qui a des coûts importants pour la Sécurité sociale. Un tel scénario n’est donc pas souhaitable. Bien sûr, une adéquation parfaite entre les besoins des patrons et les souhaits des demandeurs d’emploi est impossible. Mais l’histoire économique nous rappelle que le chômage et la précarité de l’emploi n’ont rien d’une fatalité.
Le vivier d’emplois dans la reconstruction écologique et le renforcement des services publics est considérable.
Ainsi, face à un chômage de masse et à l’appauvrissement de la population américaine suite à la crise de 1929, le Président Franklin Delano Roosevelt (FDR) mit en place une protection sociale minimale et lança de grands projets pour relancer l’économie. Ce « New Deal » comportait bien sûr une vaste programme de construction d’infrastructures essentielles pour l’avenir du pays, telles que des routes, des barrages ou des réseaux électriques. Étant donné l’impréparation de nos sociétés face au changement climatique, de plus en plus violent, un programme similaire devrait aujourd’hui être une priorité. Concrètement, ce « Green New Deal » proposé par la gauche anglo-saxonne depuis quelques années consisterait à employer des millions de personnes pour isoler les bâtiments, améliorer les transports en commun, réparer les dégâts infligés à l’environnement ou encore préparer nos réseaux (électricité, eau, gaz, internet) aux impacts d’une météo de plus en plus folle. Le vivier d’emplois est donc considérable. Si la reconstruction écologique et le renforcement des services publics doivent être le cœur d’un nouveau « New Deal », d’autres professions y auraient également leur place. Par exemple, le monde artistique, très sévèrement affecté par la crise, fut fortement soutenu par FDR, via le Federal Arts Project. Concrètement, l’État employa directement 10.000 artistes, qui enseignèrent leurs savoirs dans les écoles et réalisèrent plus de 200.000 œuvres pour des bâtiments publics. Ici encore, un tel programme serait sans doute bien préférable au régime d’intermittent du spectacle.
Un autre aspect du New Deal mérite également l’intérêt : la garantie d’emploi. Mis en place aux Etats-Unis par le biais du Civilian Conservation Corps, ce dispositif a aussi été déployé en Argentine en pleine crise financière au début des années 2000 ou en Inde dans des régions rurales défavorisées. L’idée est simple : tout chômeur souhaitant travailler – c’est-à-dire l’écrasante majorité – se voit proposer un emploi. Pour définir le poste de travail, des réunions sont organisées au niveau local avec les employeurs, les chômeurs, les collectivités, les habitants et les syndicats pour définir les besoins non pourvus et voir comment les chômeurs pourraient y remédier. Loin d’être une forme de travail forcé et mal payé, comme le prévoit Emmanuel Macron pour les bénéficiaires du RSA, les personnes sous le régime de l’emploi garanti sont payées au salaire minimum, avec des cotisations.
La garantie d’emploi est de surcroît relativement simple à financer, grâce aux économies en matière d’indemnisations et pour les autres branches de la Sécurité sociale, ainsi qu’en supprimant les dispositifs tels que le CICE. Si une telle mesure soulève de vastes questions, elle permettrait néanmoins de briser la spirale destructrice du chômage et de répondre à de nombreux besoins inassouvis. Enfin, en établissant une garantie d’emploi, le chantage des employeurs au licenciement ferait beaucoup moins peur. Dès lors, un cercle vertueux de plein emploi et d’amélioration des conditions de travail pourrait se mettre en place. Tout le contraire, en somme, du dilemme entre exploitation et misère que promettent Emmanuel Macron et ses alliés.
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Le 4 octobre dernier, nous fêtions l’anniversaire de la création de la Sécurité sociale, un acquis social essentiel dans l’existence des Français. Depuis plusieurs décennies, la gauche défend les victoires du siècle passé, mais connaît de profonds revers : sécurité sociale, assurance-chômage, service public de l’électricité, privatisations, retraites. Plutôt que de se battre à reculons et d’accumuler les défaites sur tous les terrains, ne vaudrait-il pas mieux faire revenir au premier plan un horizon de transformation de notre modèle de société ? Quel intérêt aurions-nous à reconstruire un nouveau modèle social ? Quels seraient alors les moyens et leviers d’action ?
En France, en 2021, 14,7% des personnes sont sous le seuil de pauvreté, un chiffre qui augmente depuis le tournant du siècle. 4 millions de personnes sont mal logées [1], 2 millions de logements sont insalubres [2] et 14% des français souffrent du froid. La précarité énergétique touche 12% des ménages, 1,4 millions n’ont pas un accès sécurisé à l’eau potable. En matière alimentaire, le constat est similaire : 5,5 millions de personnes au moins ont recours à l’aide alimentaire, tandis que 17% sont obèses. Les 5% les plus pauvres voient leur espérance de vie se situer à 71,8 ans, bien en-deçà de celle des 5% les plus riches (83,9 ans). Même en matière d’équipement, 14% des ménages modestes n’ont pas accès à internet ou ne disposent pas des appareils nécessaires pour avoir une activité numérique devenue pourtant quasi-indispensable. Et bien d’autres formes de consommations pourtant vitales sont toujours difficiles d’accès : produits d’hygiène et soins du corps, précarité menstruelle, accès à des spécialistes médicaux, accès à la culture, etc. Le constat est sans appel : la vie matérielle minimale n’est pas assurée pour chacun en France en 2021.
« Le constat est sans appel : la vie matérielle minimale n’est pas assurée pour chacun en France en 2021. »
Face à ce constat, une seule solution : garantir socialement à chacun la satisfaction de ses besoins minimaux : se loger, se vêtir, se nourrir convenablement et sainement, se soigner, s’éduquer ou encore se cultiver. Autrement dit : sortir de la logique du profit privé des pans entiers de l’économie pour garantir ce qu’on pourrait qualifier un socle de vie minimal nécessaire à une vie sereine. Comment les réponses d’hier permettent-elles de répondre aux questions d’aujourd’hui ?
Sécurité sociale, l’acte fondateur
Le premier élément de cette transformation existe déjà depuis 1945 et porte le nom de sécurité sociale, fondée en 1945 par le ministre communiste Ambroise Croizat. Dans ses travaux, l’économiste Bernard Friot met en avant le caractère profondément révolutionnaire et transformateur d’une telle institution (voir par exemple [3]). La Sécurité sociale consiste en la création d’un régime général de couverture sociale qui mutualise une grande part du salaire et de la valeur créée par le travail. Plus encore, la gestion de cet édifice est confiée aux travailleurs eux-mêmes par l’intermédiaire de caisses autogérées. Cette caisse d’assurance collective est financée par une cotisation touchant l’ensemble des professions à un taux unique. Ce financement repose sur la logique de cotisation sociale, qui sont une part socialisée du salaire et permettent d’assurer collectivement contre les « grands risques » de la vie (maladies, chômage, accidents du travail). C’est un système de solidarité nationale qui permet de répartir les risques. C’est bien cette institution qui joue à chaque fois son rôle indispensable d’amortisseur des crises, qu’elles soient individuelles (accident, chômage) ou collectives (2008, Covid-19).
Ainsi une part importante de la valeur créée par le travail échappe d’ores et déjà à la logique du capital et du profit afin d’assurer une assurance médicale et sociale qui n’a que peu d’équivalents à travers le monde. Ainsi, la France est le pays du monde où la part des dépenses de santé prise en charge collectivement est la plus importante. De même en matière d’éducation, l’ultra-majorité des dépenses est assurée via l’impôt, même si la gestion est déléguée à l’État et non directement administrée par les travailleurs. Ce sont ainsi respectivement 25% et 6,7% du PIB qui sont sortis de la logique marchande.
« Ainsi une part importante de la valeur créée par le travail échappe d’ores et déjà à la logique du capital et du profit afin d’assurer une assurance médicale et sociale qui n’a que peu d’équivalents à travers le monde. »
Toutefois, ce n’est pas suffisant. Dès le début, l’État et le patronat ont tenté de reprendre le pouvoir dans la gestion de ces caisses de cotisations. En 1967, le gouvernement impose la parité travailleurs/patrons dans la gestion des caisses, affaiblissant déjà son contrôle par ceux qui génèrent la valeur. Ces institutions collectives sont constamment remises en cause par le fonctionnement néolibéral de notre économie, qui consiste à réduire les dépenses de couverture sociale et à privatiser toujours plus l’enseignement en se basant sur le modèle nord-américain, visant à individualiser les dépenses de santé et d’éducation et de les faire porter uniquement sur les ménages. Il faudra commencer par défendre et renforcer ces institutions afin qu’elles répondent à plusieurs objectifs : assurer à tous les Français un socle de vie minimal et ce de manière démocratique, c’est-à-dire en confiant la gestion de ce type d’organisation à des caisses, indépendantes du pouvoir en place et représentatives de la société, directement gérées par ceux qui créent la valeur.
Généraliser la logique de la cotisation pour assurer un socle de vie minimal
Mais s’arrêter là n’est pas suffisant. C’est toute une série de secteurs entiers indispensables à une vie matérielle sereine qui doivent être soumis à cette logique. Pour savoir par où commencer, regardons les postes de dépenses d’un ménage français parmi les 20% les plus modestes (données INSEE). Les principaux postes de dépense sont le logement (22,1%) et l’alimentation (18,3%) suivis par les biens et services (13,7%) et les transports (13,6%).
Pour sortir chaque consommation indispensable de la logique du capital et du profit privé, il n’existe pas une option unique. Commençons par détailler une des propositions les plus développées à l’heure actuelle, celle d’une sécurité sociale alimentaire, portée par un certain nombre d’acteurs (Réseau Salariat, Confédération Paysanne, ATD-Quart-Monde, ISF-France, Le Vent du Changement). Il en existe plusieurs versions mais le principe est le même : assurer à chaque ménage une nourriture saine et équilibrée, afin que l’alimentation ne soit plus la variable d’ajustement du budget des ménages. Par exemple, on pourrait imaginer socialiser, c’est-à-dire passer sous forme de cotisation, l’équivalent de 150 à 200€ par personne et par mois. Une caisse de la sécurité sociale alimentaire serait alors créée pour gérer cette somme prélevée directement sur la valeur produite au sein des entreprises et la répartir de manière uniforme à chaque citoyen, par exemple sur une carte bancaire dédiée. Cette somme pourrait alors être utilisée pour un ensemble de produits respectant un certain nombre de critères alimentaires et diététiques précis, afin de garantir une alimentation équilibrée.
« Assurer à chaque ménage une nourriture saine et équilibrée, afin que l’alimentation ne soit plus la variable d’ajustement du budget des ménages. »
En allant plus loin pourrait se poser la question des producteurs agréés à vendre ces marchandises. On pourrait imaginer que le paiement avec cette carte ne puisse se faire que chez certains collectifs de producteurs utilisant des pratiques écologiquement et socialement respectueuses (agriculture biologique, circuits courts, conditions de travail correctes, commerce équitable). Une critique qui pourrait être formulée est celle du risque de forte bureaucratisation d’un tel système, qui demanderait à l’échelle centrale un grand nombre d’informations pour choisir quels produits et quels producteurs agréer. Le risque d’un fort lobbying ou de dérives serait aussi envisageable. Face à cette objection, le choix des producteurs et productions agréés, qui serait alors la clé du système, pourrait se faire au moins partiellement à une échelle très décentralisée (EPCI, département, commune), là où la connaissance des pratiques agricoles est la plus fine, et ce afin d’empêcher une bureaucratie centralisée trop puissante.
Il existe bien entendu un certain nombre de potentiels obstacles à la mise en place d’un tel système. Par exemple, on peut supposer qu’une gestion citoyenne demanderait de nombreux moyens financiers et humains (à titre indicatif le coût de gestion du système de santé est aux alentours de 15 milliards d’euros par an). Par ailleurs, il faudrait s’assurer qu’un tel système permette de répondre aux enjeux de souveraineté alimentaire afin de nourrir chacun. Se poserait aussi la question du statut des produits importés et hors-saison. Un développement massif de ce système bouleverserait aussi totalement l’industrie agro-alimentaire et le secteur de la distribution, nécessitant une structuration nouvelle.
Des produits sains accessibles à tous
De même, la sortie de l’économie marchande de certaines consommations vitales pourrait passer par la création de pôles et de services publics dédiés. Ainsi en est-il de la proposition d’un pôle public de l’énergie (proposée notamment par la CGT et détaillée dans un article récent de notre rubrique écologie) qui garantirait un accès pour tous à une énergie peu chère. Une possibilité qui revient régulièrement sur la table est celle d’une gratuité des premières consommations énergétiques indispensables (les fameux « premiers kWh ») pour se chauffer ou cuisiner notamment. Dans cette configuration, une cotisation à taux unique financerait ce service public qui ensuite fournirait gratuitement les consommations indispensables tout en vendant le reste de l’énergie à un prix assurant l’équilibre budgétaire du secteur (et les contraintes écologiques). Une telle mesure ferait totalement disparaître la précarité énergétique qui touche à l’heure actuelle près de 13% des ménages. Les évolutions récentes du prix de l’énergie et du gaz en France semblent montrer qu’on est à l’heure actuelle dans une dynamique tout à fait inverse après une stabilisation de la précarité pendant quelques années. Une telle logique pourrait aussi se décliner dans un pôle public du médicament, dont nous détaillons les principales caractéristiques récemment [4]. Ainsi une part importante des dépenses indispensables des ménages serait sortie de la logique du marché.
En ce qui concerne le logement, on peut formuler l’hypothèse suivante : pour beaucoup de gens la priorité est d’avoir un logement, quel qu’il soit. Ainsi, on pourrait tout à fait imaginer un pôle public du logement qui pourrait unifier et compléter les nombreuses institutions déjà existantes (régies publiques, ANAH, bailleurs sociaux) afin de garantir à tous un logement à un prix accessible et largement subventionné via un nouveau système de cotisations. Un tel système viserait notamment à construire là où se situent les bassins d’emploi, afin de rapprocher les gens de leur travail (il y a derrière un gain environnemental bien entendu). Son financement pourrait aussi tout à fait passer par l’épargne des ménages, comme c’est déjà partiellement le cas. Toute une série de besoins supplémentaires pourraient ainsi être socialisés et mutualisés (ou le sont déjà dans certains pays ou endroits). On pense par exemple aux produits indispensables et pourtant onéreux (protection hygiéniques, contraception), à l’inscription automatique dans une activité sportive ou artistique, ou encore aux produits d’assurance (mutuelles, assurances). Enfin, un tel système pourrait être étendu à une sécurité sociale culturelle assurant à chacun un montant mensuel à dépenser dans les arts, les livres ou encore les jeux vidéo (l’idée du pass culture représente une petite ouverture vers une telle logique).
Construire un nouvel horizon, radicalement différent de celui du revenu universel
Ce programme complet de sortie des besoins indispensables de la sphère marchande pourrait être confondue avec la proposition du revenu universel. Elle s’en distingue toutefois fortement. Le revenu universel consiste à donner un chèque permettant de couvrir (une partie) de ces besoins fondamentaux en allant s’approvisionner dans l’économie marchande, sans remettre en cause le fonctionnement de ces marchés selon les lois de la libre concurrence et de la propriété privée, alors même que ces marchés démontrent régulièrement leur incapacité à subvenir de manière juste et égale à ces besoins (malbouffe, coupures eau et énergie, pollutions). Le revenu universel peut aussi représenter le cheval de Troie à des flexibilisations sur le marché du travail qui augmentent encore plus la domination au travail. Ainsi, le revenu universel ne répond en aucun cas aux formes de précarité autres que monétaires et ne s’attaque pas aux causes de la pauvreté et du non-accès aux services publics de base. Tout au contraire, la proposition de socialisation du pourvoi des besoins fondamentaux assure une gestion collective et basée sur la solidarité au sein de l’ensemble de la société, et passe par des services fournis collectivement qui échappent à la logique marchande et permettent de réduire concrètement les inégalités de vie matérielles.
C’est bel et bien un nouvel horizon qui se dessine là, consistant à sortir notre existence matérielle de l’angoisse de ne pas pouvoir se nourrir correctement, se chauffer ou s’abriter. Mais au-delà de l’assurance d’une vie sereine, il s’agit d’un véritable projet de société, qui confie directement au peuple la maîtrise de ses conditions d’existence, hors de la logique marchande et capitaliste. Cette gestion commune permettra alors de recréer les liens indispensables au sein de la société et représente l’unique voie durable et vivable. Cet horizon est parsemé de mots qui doivent résonner en chacun : mutualisation des risques de la vie, cotisations sociales, gestion collective des caisses et des pôles publics.
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Après de nombreuses avant-premières dans les lieux de culture occupés ce printemps, le réalisateur Gilles Perret sort ce mercredi un nouveau documentaire, Debout les femmes, consacré à la situation sociale des femmes exerçant ce qu’on appelle les « métiers du lien ». Tourné entre décembre 2019 et l’été 2020, ce film se fonde sur une mission parlementaire de François Ruffin (LFI) – par ailleurs co-réalisateur – et Bruno Bonnell (LREM). De ses rencontres avec les auxiliaires de vie scolaire ou les femmes de ménage, Gilles Perret a tiré des portraits poignants, celui de femmes dévouées dans leur métier malgré la dureté des conditions de travail. Dans cette interview, il revient sur sa dernière production, sa façon de travailler, sa passion pour les films de Ken Loach, la longue fermeture des cinémas ou encore la participation surprenante de Bruno Bonnell. Entretien réalisé par William Bouchardon et retranscrit par Manon Milcent.
LVSL – Pouvez-vous présenter brièvement Debout les femmes à quelqu’un qui n’en a pas entendu parler, ainsi que la façon dont vous avez réalisé ce film ?
Gilles Perret – C’est un road-trip parlementaire qui nous fait découvrir ces métiers majoritairement exercés par des femmes, que François Ruffin qualifie de « métiers du lien » : aides à la personne et aux enfants en situation de handicap, auxiliaires de vie sociale, assistantes périscolaires… Le film présente ces métiers qui n’ont pas de statut, aux très faibles revenus, rarement à plein temps malgré de grosses amplitudes horaires – des emplois qui, finalement, génèrent des situations de pauvreté. Le film n’avait pas pour seul but de faire découvrir ce type de métiers mais aussi d’essayer d’améliorer leur condition sociale en s’appuyant sur une mission parlementaire menée par François Ruffin. Ingrédient supplémentaire plutôt succulent, il a conduit cette mission avec un co-rapporteur nommé par la majorité, membre de La République en Marche. Quoique ce duo soit un bon ingrédient pour un film, l’idée de base restait de montrer le quotidien de ces femmes, de faire un état des lieux de leur situation sociale. François Ruffin et Bruno Bonnell veulent faire de cette mission une occasion d’améliorer le statut de ces femmes.
LVSL – Parler de conditions de travail dans un film n’est jamais simple, même dans un documentaire. Comment construire une bonne intrigue tout en ne sacrifiant rien sur le fond ?
G.P. – Les personnages principaux, en tout cas les plus marquants, sont ces femmes. Elles font des personnages formidables, tant dans leur générosité que leur dignité ou leur analyse de leur travail. Ce n’est pas un film misérabiliste. Nous avons de très beaux portraits. François et moi avons opté pour la forme du road-trip, dans lequel humour et dérision se mêlent à la colère face à l’immobilité du gouvernement devant l’évidence de ces situations dramatiques. Finalement, pour faire découvrir ces métiers, nous laissons le temps à ces femmes de s’exprimer, en incluant tout ce qui fait un film : le rire, l’émotion, les larmes, la colère…
LVSL – Personnellement, ce film m’a rappelé Sorry we missed you de Ken Loach, qui traite de la question de l’ubérisation, bien qu’il ne s’agisse pas d’un documentaire. Quels sont les réalisateurs qui vous inspirent ?
G.P. – J’ai adoré le dernier film de Ken Loach. Je ne suis pas tellement du genre à aduler des personnes, mais s’il y a un artiste que je peux citer et que j’admire, c’est bien Ken Loach. Il montre les réalités de façon aussi juste que précise ; notre film diffère en ce qu’il s’agit d’un documentaire. Dans Debout les femmes, nous essayons de mettre du rythme, de créer un suspense autour du passage des amendements à l’Assemblée nationale, d’inclure de l’humour et de la légèreté pour faire retomber la pression ; dans les films de Ken Loach, on est davantage pris par une angoisse qui ne retombe pas souvent.
« Des scénaristes qui traitent d’histoire intra-muros, à l’intérieur du périphérique, qui racontent des histoires de psy, il y en a beaucoup. Mais pour traiter des sujets de société qui concernent des millions de gens, là il y en a peu. »
J’ai eu la chance de rencontrer Ken Loach l’année dernière, puisque nous avons des connaissances communes et qu’il avait entendu parler de mes films. C’est un homme d’une grande simplicité et d’une grande gentillesse. Sur la question des auxiliaires de vie sociale et de l’ubérisation de la société, son dernier film (Sorry We Missed You, 2019, ndlr.) est un exemple dans le genre. Il décrit la société à travers une vie familiale. J’adore cette façon d’aborder les questions sociétales, de toujours s’appuyer sur l’être humain, sur des situations simples, pour expliquer le monde. Sans vouloir me comparer à lui, j’essaie aussi de travailler de cette manière dans mes documentaires. Ce qui m’affole, c’est qu’il faut que ce soit un réalisateur anglais de 84 ans qui traite de ce sujet, pourtant tellement d’actualité, pour qu’on s’intéresse à la question. Certes, Ken Loach traite admirablement bien de l’uberisation, mais je me demande aussi ce que font le reste des réalisateurs. Des scénaristes qui traitent d’histoire intra-muros, à l’intérieur du périphérique, qui racontent des histoires de psy, il y en a beaucoup. Mais pour traiter des sujets de société qui concernent des millions de gens, là il y en a peu.
LVSL – Habituellement, vous côtoyez surtout des personnalités de gauche. Dans le cadre de ce film, vous avez été de nombreuses fois aux côtés de Bruno Bonnell, député LREM du Rhône et candidat malheureux de la majorité pour la présidence de la région Auvergne-Rhône-Alpes en juin dernier, que François Ruffin qualifie en début de film de « tête de con ». Quelle a été votre relation avec lui ?
G.P. – J’essaie toujours de mettre des opposants politiques dans mes films. Par exemple, dans La Sociale (film de 2016 consacré à la création de la Sécurité Sociale, ndlr), il y avait François Rebsamen (ministre du travail sous Hollande, maire PS de Dijon depuis 2001, ndlr) et des gens déterminés à détruire la Sécurité sociale. Dans mon premier film sorti au cinéma, Ma Mondialisation (2006), les personnages n’étaient que des patrons, dont un qui ressemblait à Bruno Bonnell. J’adore cette complexité. En l’occurrence, le personnage de Bruno Bonnell amène de la complexité : malgré son appartenance politique, il affiche une émotion sincère et une préoccupation qui, j’espère, est sincère aussi. J’essaie toujours de ne pas être trop à charge et d’être dans l’humain. La complexité d’un être humain ajoute de l’intérêt, elle engendre des réaction auxquelles on ne s’attend pas toujours.
Bruno Bonnell fait partie de ces personnages qui mettent du relief dans le film. Je lui suis très reconnaissant de sa participation – évidemment grâce à François puisqu’ils se côtoient à l’Assemblée nationale. ll n’y a pas eu de piège : Bonnell savait où il mettait les pieds et il a joué le jeu. Cette mission parlementaire lui a fait découvrir un quotidien, celui de ces femmes, dont il ne connaissait rien. Il a rencontré des personnes qu’il ne côtoie que très rarement. En cela il diffère de François, qui baigne là-dedans, qui connaît le quotidien de ces femmes et les textes de loi les concernant. On sent dans le film que le fait d’être en face de ces personnes le touche sincèrement et qu’il a envie de faire quelque chose. Notre relation, étonnamment, est plutôt bonne, mais il importe parfois de le mettre devant ses contradictions. Les bons sentiments ne suffisent pas : comment les traduire par une loi améliorant le quotidien de ces personnes ? Et là, hélas, on peut avoir à chercher une cohérence entre le discours et les actes, surtout lorsqu’on appartient à la majorité. Son camp lui a occasionné des déceptions, je pense qu’il espérait que les choses bougent plus et qu’il y a cru. Il se rend compte que c’est une affaire purement politicienne : puisque c’est en lien avec François Ruffin, LREM ne veut pas en entendre parler. Et puis, le monde des AVS n’est pas le monde de Macron.
Bonnell est quelqu’un de très avenant, il n’a pas peur de la provocation ni de la confrontation. C’est plutôt agréable. Ce n’est pas un Playmobil comme les autres députés LREM. Il se rend par ailleurs bien compte que participer à ce film lui donne aussi une visibilité que n’ont pas les 300 clones qui siègent à l’Assemblée. Je pense qu’il n’est pas dupe du rôle qu’il joue. François et moi, on ne prend personne en traître. Nous affichons la couleur et vient qui veut venir. Il n’y a pas de caméra cachée, pas de piège. Au final, Bruno Bonnell est très content du film.
Je ne juge pas, j’avais rencontré ce type de profils dans mon film avec les patrons (Ma Mondialisation, 2006). Le personnage principal était un gros patron, il a adoré le film et a acheté beaucoup de DVD pour les envoyer à ses clients. Dans les salles de cinéma, certains spectateurs ne l’ont pas apprécié mais justement, c’est toujours intéressant d’utiliser diverses grilles de lecture devant un film. Dans le cas de Bruno Bonnell, il s’agit vraiment de ça. La manière dont nous regardons un film, influencée par notre personnalité, notre milieu social, notre cercle de référence, n’est pas la même pour tous. C’est pour ça que je trouve intéressant de laisser les séquences telles quelles, afin que chacun puisse se faire son opinion.
LVSL – Avant d’en venir au film lui-même, il reste une dernière question incontournable : deux hommes qui réalisent un film qui s’appelle Debout les femmes, n’est-ce pas un peu gonflé ?
G.P. – C’est à la fois gonflé et désespérant. C’était plus difficile de trouver le titre que de faire le film. On savait bien qu’en choisissant « Debout les femmes », on allait s’attirer des ennuis. Mais cette expression, ce sont les femmes elles-mêmes qui la prononcent. Le titre a d’ailleurs été choisi par les AVS lors des premières projections, à l’unanimité, comme on le voit dans le film.
Mais certaines féministes ont mal réagi, parce que c’est un film réalisé par deux hommes – comme si nous donnions pour injonction aux femmes de se lever. C’est un film féministe, mais pour le savoir, il faut l’avoir vu. Ce titre a créé des remous inutiles. De toute façon, dès que François fait quelque chose, il y a toujours quelqu’un qui trouve à y redire. J’avais eu le même problème avec Jean-Luc Mélenchon (dans L’Insoumis, 2018, Gilles Perret filmait la campagne présidentielle du candidat de la France Insoumise, ndlr). Quand tu fais un film avec ce type de personnalités, tu sais que tu vas avoir des critiques. Mais c’est parfois un peu dur de voir des gens, dont certains que j’apprécie par ailleurs, s’en prendre à mon travail sans avoir vu le film. Nous sommes dans une période où tout le monde est tendu, où tout est prétexte à créer la polémique, et les réseaux sociaux n’arrangent rien.
Je comprends que les gens puissent réagir, mais je demande juste qu’ils regardent le film. Je trouve qu’on perd du temps à débattre sur une question très à la marge du réel contenu de ce documentaire. Quand j’ai fait un film sur le Conseil National de la Résistance (Les jours heureux, 2013), on m’avait reproché de n’y montrer que des hommes. Mais à cette époque, les femmes n’avaient même pas le droit de vote. Même réaction avec De mémoires d’ouvriers (2012), on n’y voyait que des hommes parce qu’on parlait d’une génération à majorité masculine d’ouvriers. Là, on fait un film sur des femmes précaires et on se fait quand même traiter de misogynes. Comme quoi, on ne peut pas satisfaire tout le monde. Mais je le répète : Debout les femmes est un film féministe.
LVSL – Parlons du film. À quoi ressemble la vie de « ces femmes et ces hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal », pour reprendre les mots du Président de la République ?
G.P. – Ce sont des conditions de vie de personnes qui nous entourent, qu’on les connaisse personnellement ou non. Les auxiliaires de vie sociale (AVS), par exemple, ont de grandes amplitudes horaires : elles commencent tôt le matin pour lever les personnes âgées, leur ouvrir les volets, leur préparer le petit déjeuner, les habiller, les laver, et finissent tard le soir puisqu’il faut aussi les coucher. Elles sont soumises à des horaires extrêmement morcelées. Quand on a des revenus modestes, on ne rentre pas forcément chez soi pour manger, donc on attend deux ou trois heures dans sa voiture avec un sandwich, pour ensuite aller chez la prochaine personne que l’on doit aider. Les salaires tournent autour de 700 ou 800 euros, avec des amplitudes horaires qui représentent une cinquantaine d’heures par semaine. C’est en dessous du SMIC parce qu’il y a très peu de contrats à plein temps, justement parce que ces horaires n’arrivent pas à coïncider sur ce type de contrat. Les heures de trajet ne sont parfois pas comprises. Ces femmes travaillent dans une diversité de structures d’accueil – du monde associatif ou du secteur privé, des municipalités et des départements –, ou elles sont directement embauchées par certaines familles. En conséquence, elles n’ont pas de statut et c’est un peu la loi de la jungle. On constate aussi une grande diversité de rémunérations entre les départements, puisque ce sont eux qui en ont la compétence. Ces femmes, souvent seules et peu diplômées, sont heureuses et fières de venir en aide aux personnes dépendantes, mais elles-mêmes vivent sous le seuil de pauvreté tout en travaillant dur.
« Les salaires tournent autour de 700 ou 800 euros, avec des amplitudes horaires qui représentent une cinquantaine d’heures par semaine. »
Ce qui m’affole, c’est le nombre et le niveau de compétences qu’on exige d’elles. Non seulement elles ne gagnent même pas le SMIC, mais on leur demande de préparer des repas, de procéder aux toilettes de personnes âgées qu’il faut manipuler avec précaution, d’avoir des gestes presque médicaux. On leur confie également des tâches administratives, par exemple remplir des dossiers pour les assurances. L’éventail de compétences à avoir est énorme, le tout pour un salaire de misère à la fin du mois.Notre société ne manifeste que mépris pour ce type de métier. Ces femmes vivent à l’opposé du monde de Macron et de la « start-up nation », même si cela ne date bien sûr pas de ce mandat.
Longtemps, ces métiers étaient occupés par des personnes de l’entourage familial : les enfants ou les femmes accomplissaient ces tâches gratuitement parce que c’était la tradition. Maintenant qu’elles sont rémunérées, on continue de leur donner des clopinettes, c’est franchement scandaleux et elles sont complètement légitimes à revendiquer davantage. De plus, à exercer des métiers mal rémunérés, avec une énorme amplitude horaire, ces femmes connaissent souvent des problèmes familiaux parce qu’il leur faut travailler les week-ends, tôt le matin, tard le soir. Cela entraîne par ailleurs un gros turn-over, ce qui ne satisfait pas grand monde : les personnes dépendantes préfèrent avoir toujours les mêmes intervenantes auprès d’elles, mais comment stabiliser quiconque dans ce type d’emplois, avec de telles conditions? Beaucoup de ces femmes essayent de trouver un autre travail mieux rémunéré, au cadre plus stable, moins loin.
Il y a cependant des alternatives : la mairie communiste de Dieppe a essayé de stabiliser ces femmes dans leur emploi, en leur offrant un salaire et un nombre d’heures fixes. Elles ont le statut d’employées municipales, avec des plannings fixes, et ne sont plus de la main-d’œuvre corvéable à merci. On voit qu’on peut les inclure dans une communauté professionnelle, avec un vrai statut et un vrai revenu.
LVSL – La mission parlementaire s’achève avec une proposition de loi minimaliste, certes adoptée, mais vidée de sa substance par la majorité. Êtes-vous pessimiste pour la suite ?
G.P. – Il y a deux façons de voir les choses. On peut d’abord se sentir très pessimiste face au fonctionnement politique de l’Assemblée et de notre République aujourd’hui : on est dans une impuissance totale à changer quoi que ce soit quand on se trouve dans l’opposition. Ni le bon sens, ni même un infime niveau d’humanité, ne passe à travers le tamis de la majorité de la République en marche. Cela peut rendre très pessimiste.
Mais on peut quand même espérer : plus on aborde ces questions, plus François dénonce les conditions de travail et de vie des femmes de ménage à l’Assemblée ou des AVS, plus les députés ont mauvaise conscience. Et ils n’aiment pas ça. Ils ne veulent pas encore les embaucher comme fonctionnaires ou améliorer leurs conditions salariales, mais ils n’aiment pas avoir mauvaise conscience. À force de brasser sur ces thématiques, des choses finissent par sortir. Tout d’un coup, 200 millions d’euros ont été lâchés aux aides à domicile pendant les négociations à l’Assemblée. Ce n’était pas une revendication des députés ou un amendement mais une enveloppe délivrée par l’État, via le Premier ministre et sur décision de Macron, pour ne pas passer pour des méchants. On peut penser que c’est très peu, mais cela fait quand même entre 20 et 30 euros supplémentaires par mois par AVS. Quand on a un salaire si bas, ce n’est pas négligeable. C’est toujours une question d’image. François et moi n’avons jamais été dupes de l’issue ; Bonnell, lui, était très optimiste au début puisqu’il est issu de la majorité. Pour nous, tant que Macron sera au pouvoir, il faut s’attendre au pire sur l’emploi. Le changement ne viendra pas d’eux.
En fait, le film est né quand Bruno Bonnell est devenu le co-rapporteur de ce rapport parlementaire ; François l’a alors rencontré, le courant est passé, et il m’a expliqué en quoi consistait leur mission tout en sachant que ça ne mènerait à rien. On s’est dit qu’il y a avait peut-être un film un peu complexe et humoristique à faire. Au début j’étais réticent, je pensais que cela ne servait à rien de faire un film si rien ne se passait à l’Assemblée. Finalement, on a eu l’idée de finir le film de façon fictionnelle, où l’on fait croire qu’elles gagnent. Cela a donné cette assemblée des femmes, porteuse d’espoir à la fin du film. C’était une fierté et une joie d’avoir pu faire ça. Elles ont vécu quelque chose qu’elles ne sont pas près d’oublier.
LVSL – Ces métiers du lien, tout comme d’autres emplois essentiels et mal payés, sont rarement évoqués dans les médias. À votre avis, cela s’explique-t-il par le mépris de classe ou le désintérêt des journalistes et éditorialistes ? Ou est-ce aussi parce que ces femmes se sentent illégitimes, voire ont peur de parler ?
G.P. – Il y a un mélange des deux. Le mépris de classe, que les médias ont affiché au sujet des Gilets jaunes, provient en partie du milieu social dont les journalistes sont issus et dans lequel ils vivent. Forcément, il y a une méconnaissance, une incompréhension. Ils évitent de parler de ce qu’ils ne connaissent pas ou de ce qu’ils n’ont pas envie de voir. De l’autre côté, quand on est rangé dans ces catégories, s’exprimer est difficile, d’autant plus quand on est une femme. Et il faut aussi se sentir légitime : quand, pendant des décennies, on te fait comprendre que, de toute façon, tu seras dans le bas de l’échelle sociale, que tu n’as pas ton mot à dire, et que tu devrais te satisfaire d’avoir un emploi, il est difficile de se sentir en droit de s’exprimer.
« Le problème de ces professions-là, que l’on retrouvait chez les Gilets jaunes, c’est qu’elles sont pratiquées par des personnes qui travaillent seules. »
Du coup, quel bonheur de voir ces femmes prendre la parole ! Par exemple, la femme de ménage de l’Assemblée nationale, qui se cache la première fois qu’on filme, prend la parole avec assurance à la fin à la tribune de l’Assemblée. Pour moi, c’est un moment fort du film. Je tire une grande satisfaction de ce documentaire parce qu’il montre que tout être humain, quand on l’écoute, qu’on le reconnait, qu’on le met en confiance, est capable de se révéler. Il faut juste que le terreau autour soit propice : de l’écoute, un groupe et la force qui en découle. Le problème de ces professions-là, que l’on retrouvait chez les Gilets jaunes, c’est qu’elles sont pratiquées par des personnes qui travaillent seules. Ces femmes interviennent chez les personnes dépendantes sans appartenir à un groupe de travail ou de discussion ; leur solitude professionnelle entraîne un fatalisme et une acceptation de la situation. En groupe, on se sent moins seul et plus fort.
LVSL – Votre précédent film, J’veux du soleil, également aux côtés de François Ruffin, était centré sur les Gilets jaunes, dont la majorité était des « petites gens » précaires. Les femmes que vous avez rencontrées au cours de ce nouveau film ont-elles pris part à ce mouvement social inédit ?
G.P. – Je n’avais pas pensé à ça, mais c’est vrai qu’au moment des Gilets jaunes, beaucoup d’AVS ou des personnes travaillant dans le milieu de l’aide à la personne étaient mobilisées. Il y a avait beaucoup de personnes seules, qui travaillaient seules, et qui trouvaient dans le mouvement un espoir collectif. On a retrouvé cela durant ce film.
LVSL – Les cinémas ont été fermés pendant des mois pour des raisons sanitaires. En conséquence, le public et les réalisateurs se sont de plus en plus tournés vers les plateformes de streaming comme Netflix. Quel est votre regard sur cette situation ? Quel avenir dessine-t-elle pour le monde du cinéma ?
G.P. – Ça m’inquiète. La preuve : notre film a été bloqué et nous avons dû attendre des mois pour le sortir. Personnellement, je reste persuadé qu’il n’y a rien de mieux que de voir un film ensemble et de partager des émotions. Un film comme Debout les femmes mérite d’être vu sur grand écran, où l’émotion est plus forte. J’aime aller à la rencontre des spectateurs dans les salles. Je reste assez optimiste sur ça.
Mais oui, un palier a été franchi, des habitudes ont été prises, et nous ne reviendrons pas dessus. Malgré tout, je pense quand même que beaucoup ressentent le besoin d’être ensemble. On a bien vu à quel point la société souffre de l’isolement, d’être chacun dans son coin, de devenir presque asocial. Il y a un besoin de voir des films ensemble. Je ne pense pas que ce soit la fin du cinéma. En revanche, c’est quand même la salle qui finance les films, avec la taxe du CNC, qui s’applique autant sur les blockbusters américains que sur les films français. Il va falloir réfléchir parce qu’aujourd’hui, ce n’est pas la VOD qui paie les films. Si on veut que les films vivent, il faut que les salles vivent.
Je ne suis pas complètement pessimiste. Je suis comme tout le monde, triste de ne pas pouvoir aller au cinéma, alors qu’on a fait la démonstration qu’il n’y avait pas de contamination dans les salles. Je suis triste de l’arbitrage de ce gouvernement, mais pas surpris. Il y a eu un arbitrage purement subjectif, où l’on sert les vieux et les églises, au détriment des jeunes et de la culture. C’est un choix. Mais ce n’est pas forcément étonnant de la part du gouvernement, où la ministre de la Culture ne sert à rien, et où Castex et Macron sont à la barre. La cérémonie des Césars a tout de même offert quelques prises de position très belles, si l’on excepte le mépris de classe envers la prestation de Corinne Masiero.
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Les assistants d’éducation (AED) des lycées et collèges sont l’une des fonctions les plus précaires de l’Éducation nationale. Face à cette situation, les assistants d’éducation se mobilisent : ils demandent notamment une amélioration de leurs conditions de travail, de leur statut et dénoncent une absence de formation et de reconnaissance de leur fonction, pourtant essentielle dans les établissements secondaires. Leur récente grève est l’occasion de revenir sur la situation précaire de ces contractuels, véritable exception dans la fonction publique au regard des grands principes du statut général des fonctionnaires définis en 1946.
Une précarisation croissante de la fonction ?
Les AED ne sont pas fonctionnaires, ce sont des agents non-titulaires de la fonction publique. Leur statut n’est donc ni régi par le principe d’égalité, qui veut que l’on entre par voie de concours dans la fonction publique, ni par le principe d’indépendance, qui prévoit notamment que le grade soit distinct de l’emploi. Cette mesure confère au fonctionnaire un droit qui n’est pas attaché à son poste, mais à sa personne même : un droit à carrière et au salaire qui lui permet d’évoluer sereinement.
Actuellement, les AED ont des contrats courts et sont payés au SMIC : il s’agit de contrats à durée déterminée renouvelables chaque année dans la limite de six ans. Les AED peuvent travailler à temps complet et à temps incomplet, en internat ou en externat, parfois les deux à la fois. Ceux qui travaillent en internat, chargés du service de nuit, dorment sur leur lieu de travail et leurs heures de nuit sont bien loin d’être toutes rémunérées : le service de nuit est « décompté forfaitairement pour trois heures ». En clair, des AED peuvent cumuler, dans certains cas, jusqu’à plus d’une cinquantaine d’heures de service dans une semaine. C’est pourquoi certains syndicats réclament le paiement et la comptabilisation de toutes les heures de nuit.
Public élargi, formation réduite
Le statut d’AED n’existait pas avant 2003. Celui-ci a remplacé et fusionné deux statuts qu’étaient ceux de maître d’internat (MI) et de surveillant d’externat (SE). Le statut de MI s’orientait davantage vers les métiers de l’enseignement et de l’éducation, alors que celui d’AED permet désormais de recruter un public qui ne se destine pas forcément à ce type de carrière.
Dès lors se pose la question de la formation : si le public recruté est élargi, y compris aux personnes n’ayant aucune expérience du milieu éducatif, il devrait être indispensable qu’il soit formé en vue d’assurer un service public de qualité. Or, ce n’est pas forcément le cas, certains syndicats dénoncent d’ailleurs ce problème qui persiste malgré l’article 6 du décret de 2003 qui prévoit que les AED « suivent une formation d’adaptation à l’emploi, incluse dans le temps de service effectif, dans les conditions fixées par l’autorité qui les recrute. » Cette situation peut causer plusieurs problèmes : la formation des nouveaux arrivants AED est assurée, dans les faits, soit par la hiérarchie, à savoir les chefs du service de vie scolaire que sont les conseillers principaux d’éducation (CPE), soit par les collègues AED déjà en poste avec plus ou moins d’expérience. Cela revient à mettre sous pression le service de vie scolaire régulièrement, et par voie de conséquence, tous les personnels et élèves de l’établissement.
Pour quelle reconnaissance ?
Si l’inexistence de formation et la quasi-impossibilité d’une carrière publique tendent à nier la fonction d’AED comme un vrai métier, c’est aussi ce que suggère le manque de valorisation de cette expérience. Ainsi, au bout de six ans, on peut toujours être payé autant qu’au tout premier mois, sans que l’expérience accumulée soit reconnue. Et pourtant, les compétences acquises pourraient être transférées à d’autres fonctions. En effet, les AED sont amenés à remplir diverses missions : encadrement et surveillance des élèves, appui des personnels enseignants pour le soutien et l’accompagnement pédagogiques, aide à l’utilisation des nouvelles technologies, participation à toute activité éducative, sportive, sociale, artistique ou culturelle complémentaire aux enseignements. Sans oublier l’aide aux devoirs et aux leçons, la participation aux actions de prévention et de sécurité conduites au sein de l’établissement, ainsi que les capacités d’adaptation nécessaires pour pour combler le manque d’effectif régulièrement dénoncé.
L’inexistence de formation et la quasi-impossibilité d’une carrière publique tendent à nier la reconnaissance de la fonction d’AED.
Des contractuels aux volontaires en service civique : le droit du travail en péril
L’absence de reconnaissance de la fonction d’AED comme métier est peut-être davantage visible du fait de deux tendances : d’une part, le recours massif aux contractuels, déjà entamé et touchant plus largement les personnels dans l’Éducation nationale (professeurs, administratifs, etc.), et d’autre part, le recours plus récent à des volontaires en service civique (VSC), dont les missions peuvent recouvrir celles des AED, et qui n’épargne pas non plus les autres personnels.
La précarisation par le recours aux contractuels est grandissante dans la fonction publique. Entre 2007 et 2017, la part des contractuels dans les trois fonctions publiques (d’État, territoriale et hospitalière) est passée de 15,2 % à 18,4 % selon le rapport de 2019 de la Direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP). Mais qu’est-ce qui différencie les contractuels des fonctionnaires en termes de statut ? Les contractuels « coûtent moins cher », du moins, d’après le point de vue de ceux qui entendent employer l’argent public à autre chose qu’à la rémunération des personnels du service du public et qui les considèrent comme de simples coûts.
Les contractuels, à la différence des fonctionnaires, n’ont pas de grade, ne peuvent pas gravir les échelons qui déterminent leur rémunération, ni voir celle-ci évoluer au cours d’une carrière publique. Pour les AED, spécifiquement, être contractuel suppose de faire une demande de renouvellement du contrat d’une année sur l’autre. À la hiérarchie ensuite de décider du renouvellement ou non, et en la matière, il n’est pas rare que du chantage et des pressions interviennent à ce moment crucial où l’arbitraire peut frapper.
Si le recours aux contractuels est déjà un recul en matière de droits, le recours aux volontaires en service civique marque une étape supplémentaire vers la précarisation dans la fonction publique. Pour rappel, un volontariat en service civique est indemnisé à près de 580 euros par mois, soit bien moins que le montant d’un SMIC. La loi de 2010 relative au service civique est on ne peut plus claire quand elle prévoit que « le contrat de service civique ne relève pas des dispositions du code du travail ». À cela s’ajoute le fait qu’il n’y a aucune obligation de formation et de recrutement de personnels qualifiés pour l’employeur, que ce type de contrat n’ouvre pas le droit au salaire, mais à une indemnité et rend impossible pour l’employé le moindre recours en cas de conflit avec son employeur.
Les volontaires en service civique vont-ils remplacer un jour les assistants d’éducation ?
L’Éducation nationale n’est pas épargnée par cette tendance : en 2010, son ministère, représenté par Jean-Michel Blanquer, alors directeur général de l’enseignement scolaire, a signé une convention cadre avec l’Agence du service civique, représenté par son président de l’époque, Martin Hirsch. Celle-ci prévoit dans l’article 2 que « tout établissement public local d’enseignement (EPLE) ou établissement public d’enseignement rattaché au ministère [de l’Éducation nationale] peut demander un agrément pour accueillir des volontaires sur un projet spécifique dans le but de mobiliser diverses compétences nécessaires à l’exercice de sa mission d’intérêt général. » Les collèges et lycées peuvent donc accueillir des volontaires en service civique dont les missions citées dans la convention cadre recouvrent celles des AED : l’article 4 mentionne notamment « aide et accompagnement des élèves en classe pendant les cours », « participation à l’encadrement et à l’animation d’activités hors temps scolaires (activités artistiques, culturelles et sportives, ateliers, sorties scolaires…) » et « aide aux devoirs et aux leçons ».
Dans un contexte de manque d’effectif, on peut légitimement trouver préoccupant que des volontaires en service civique puissent remplir les mêmes missions que les AED. Les volontaires en service civique vont-ils remplacer un jour les assistants d’éducation ? Ce qui est certain, c’est que c’est bien par cette voie que la précarisation gagne l’Éducation nationale et la fonction publique, et certains syndicats tirent la sonnette d’alarme comme la CGT ou le SNES qui dénoncent une déréglementation du travail par le biais du service civique. La titularisation des AED n’est véritablement pas à l’ordre du jour.
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Avec le début d’un nouveau confinement, depuis le vendredi 30 octobre, les universités ne donnent plus de cours en présentiel aux étudiants. Seuls les bibliothèques universitaires et les bâtiments restent ouverts. Dans ce décor quasi vide, les agents d’entretien de ces lieux continuent de travailler. Pour majorité employés via des sociétés sous-traitantes, ils ont le sentiment d’être laissés sur le carreau. Contraints d’exercer avec la peur d’une contamination depuis la rentrée, leur travail n’a pourtant pas été revalorisé et leur situation reste invisibilisée.
Depuis les années 1980, un marché du nettoyage se développe en France et n’a de cesse de s’accroître avec un mouvement d’externalisation. Alors que le nettoyage est une activité peu qualifiée, les métiers d’entretien font de plus en plus l’objet d’une forte concurrence du fait de la multiplication des entreprises sous-traitantes spécialisées. Avec le durcissement des normes techniques de nettoyage, les entreprises ont diversifié et spécialisé leurs activités. Le marché représente plus de 16 milliards d’euros en France et emploie plus de 500 000 personnes. Suivant la tendance globale, les universités font appel à des entreprises sous-traitantes, par exemple l’entreprise Cervin Propreté pour les Universités de Lyon. Le recours à ces sociétés via des appels d’offre permet aux universités de ne pas embaucher directement du personnel, donc de réaliser une économie budgétaire.
Une situation exacerbée par un milieu ultra-concurrentiel
Le boom du secteur cache une réalité plus précaire pour les employés, avec des conditions de travail peu avantageuses. Ainsi la relation devient triangulaire entre universités, entreprises sous-traitantes et leurs salariés, avec une contractualisation pour ceux-ci en termes d’obligation de résultats. Cette externalisation se fait au détriment des salariés, qui perdent un statut protecteur (congés payés, accès à une mutuelle, stabilité de l’emploi).
Les sociétés d’entretien recourent notamment abusivement au temps partiel et exigent des salariés une mobilité sur différents sites (un tiers des salariés du secteur travaillent dans plusieurs entreprises à la fois, et la moitié cumule deux emplois). Avec le système de sous-traitance, les agents d’entretien se succèdent sur un même site. Cela renforce leur isolement et la difficulté à s’organiser collectivement pour la valorisation de leur travail. Pourtant, avec un salaire moyen d’environ 1 600 euros brut par mois, nombre d’agents d’entretien font face à des difficultés économiques.
La proportion élevée de femmes dans le secteur, souvent âgées de plus de 45 ans, accroît la fragilité sociale des employés du secteur. Saphia Doumenc, doctorante sur la question du syndicalisme dans le secteur du nettoyage au sein du laboratoire Triangle (CNRS), explique à LVSL : « 80% des emplois à temps partiel sont occupés par des femmes. Ce sont justement souvent des femmes qui sont prises dans des situations de vie assez précaire, elles ne peuvent pas se permettre d’être licenciées. Elles vivent vraiment dans l’urgence mensuelle. Et aussi c’est une main-d’œuvre très interchangeable ».
Face à cela, les entreprises sous-traitantes du secteur n’hésitent pas à user de moyens de pression pour dissuader toute revendication, comme la doctorante le précise :
« Ce sont des pratiques patronales assez frauduleuses, s’il y a un souci avec le salarié, ils peuvent licencier très rapidement sans souci. Comme par exemple, en recourant à des fausses lettres de témoignages de collègues, qui font office de motifs de licenciement pour faute. »
En ce sens, le syndicat CNT-SO souligne auprès de LVSL qu’il y a eu une nette hausse des licenciements dans le secteur du nettoyage à Lyon depuis le début de l’épidémie de coronavirus : « Beaucoup de licenciements économiques sont déguisés par une multiplication de micro-reproches d’un seul coup pour pouvoir monter des dossiers, afin ensuite de licencier les gens pour faute grave ».
Depuis la rentrée, une pression supplémentaire au travail
Dès la rentrée, l’épidémie de coronavirus avait contraint les universités à développer, ou plutôt à bricoler, des protocoles et des enseignements qualifiés d’hybrides, mêlant cours à distance et en présentiel. Sur les campus, distribution de masques lavables, fléchage pour marquer la distanciation physique, mise à disposition de gel hydroalcoolique étaient bien les seules mesures qu’elles ont été en capacité de prendre.
À Lyon, la mise en place de ces nouveaux protocoles exigés par le gouvernement ne suffit pas à rassurer les agents d’entretien qui sont entre 80 et 100 sur chaque campus. Ce sont les entreprises sous-traitantes qui fournissent aux agents le matériel, en se fondant sur les recommandations ministérielles, mais sans consignes de la part des universités. Louise*, la quarantaine, travaille à l’Université Lyon III depuis 2010. Elle témoigne : « On a de nouveaux produits notamment pour les désinfections, aussi du gel pour les mains, on se lave les mains, on a tout,mais on a peur ». Isadora*, qui travaille sur le campus des quais de l’Université Lyon II, complète : « Les nouveaux produits me rassurent un peu, savoir qu’ils sont contre le coronavirus. Ça nous rassure d’avoir les blouses, les charlottes, les produits désinfectants mais je fais vraiment attention aux poignées de porteet des fois quand je rentre ici, avec toutes les tables, les gens de passage, ça me donne des palpitations, ça fait peur quoi ». Le métier d’agent d’entretien était déjà l’un des plus exposés aux risques physiques avant la pandémie, notamment aux risques infectieux. D’après le ministère du Travail, neuf salariés sur dix sont exposés à des risques sur leur lieu de travail.
En parallèle de cela, la situation est parfois psychologiquement difficile. Sur le terrain, le sentiment d’être délaissé est prégnant. Ces personnels regrettent notamment un manque de suivi de leur situation personnelle, à l’image d’Isadora* : « On a trop peur, moi j’ai trop peur. Quand je rentre à la maison j’y pense toujours parce que j’ai mon mari qui est très malade, très fragile. Il est diabétique, paralysé après un AVC. Pendant 4 mois je n’avais pas travaillé, le médecin d’ici et son médecin à lui nous avaient fait deux attestations pour que j’arrête de travailler. J’aimerais bien avoir la possibilité de prendre ma retraite parce que je commence à avoir peur. Pour moi-même déjà ». Si le droit de retrait au travail existe pour les agents d’entretien, permettant à ceux-ci de refuser d’exercer si l’environnement de travail présente un risque ou une défectuosité de protection du salarié, il est en réalité difficile de l’obtenir. Pierre, développeur syndical de la branche lyonnaise du syndicat CNT-SO, auquel sont syndiqués certains agents d’entretien de l’Université Lyon I, l’explique : « Ce sont des procédures d’arrêt maladie gérés par la CPAM (caisse primaire d’assurance maladie) mais c’est ça le problème, la CPAM a une vision du cas contact particulière. Si la personne bosse en étant protégée elle est considérée comme n’étant pas cas contact ».
Pourtant, le risque de contamination est aussi une crainte quotidienne des agents d’entretien à l’université. Il représente une charge mentale supplémentaire hors du cadre du travail, une fois rentré à la maison, comme Isadora* l’exprime : « J’essaie de faire des aménagements à la maison pour éviter que mon mari l’ait. Ce sont mes enfants qui l’aident parce que moi je travaille je ne peux pas».
Au-delà de la prégnance du risque d’une contamination sur le lieu de travail, la fermeture des universités fait aussi planer le risque d’un transfert de site pour certains des agents d’entretien embauchés par des sociétés sous-traitantes. Une situation plus que précaire qui mérite de questionner le recours de plus en plus fréquent à l’embauche de personnel en sous-traitance par les universités.
*Afin de préserver l’anonymat, les prénoms ont été changés
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