« C’est la révolution française qui a inventé l’idée du RIC » – Entretien avec Clara Egger

Le RIC était une revendication phare des gilets jaunes. © Olivier Ortelpa

Alors que la légitimité des représentants élus est particulièrement faible et que les pouvoirs sont fortement concentrés entre les mains du Président, la demande de démocratie directe se fait de plus en plus forte. Le mouvement des Gilets jaunes, expression d’un ras-le-bol envers les élites politiques et d’une exigence de rendre du pouvoir au peuple, a ainsi fait du référendum d’initiative citoyenne l’une de ses principales demandes. Pour mieux comprendre cet outil plébiscité, dont les subtilités ne sont pas forcément maîtrisées par tous, nous avons interrogé la politologue Clara Egger, candidate à l’élection présidentielle pour « Espoir RIC ». Bien qu’elle n’ait pas réussi à réunir les 500 signatures requises, sa détermination à mettre en place cet outil démocratique reste entière. Pour LVSL, elle présente le RIC et ses effets, répond aux clichés, revient sur la bataille politique et nous explique comment le mettre en place. Entretien réalisé et édité par William Bouchardon et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL – Pour débuter, pourriez-vous présenter brièvement le principe du RIC et les quatre versions qui existent ?

Clara Egger – L’idée est simple : dans une démocratie qui fonctionne, chaque citoyen doit avoir le droit d’écrire la loi. Le premier aspect, c’est l’initiative : chaque individu a le droit de proposer une loi. Ensuite vient le référendum : quand une proposition de loi atteint un certain nombre de soutiens, fixé par la loi, elle est soumise directement à référendum. Cela consiste à créer une nouvelle voie d’écriture de la loi, concurrente à celle du Parlement. En fait, seule une poignée de personnes a aujourd’hui la possibilité d’écrire les lois dans notre pays. Pour la loi ordinaire, c’est en gros le gouvernement, les députés et les sénateurs, soit un petit millier de personnes. Pour la loi constitutionnelle, c’est encore moins. L’idée du RIC est donc d’opérer une révolution démocratique et d’étendre ce droit à chaque citoyenne et citoyen. 

Entrons maintenant dans les détails. Le RIC « CARL » est une terminologie propre au mouvement des Gilets jaunes, qu’on ne retrouve pas dans d’autres pays, où on parle plutôt d’initiative citoyenne. Le « C » renvoie au RIC constitutionnel. C’est le plus important car, si l’initiative citoyenne porte sur les lois constitutionnelles, cela inverse le rapport de force entre citoyens et élus. Cela signifie que la souveraineté n’est pas seulement nationale, mais bien populaire : c’est le peuple qui a la main sur la Constitution. Il peut donc modifier les règles de la représentation politique ou agir sur les traités internationaux. Onze pays dans le monde en possèdent, notamment la Suisse et l’Uruguay. Environ la moitié des États appartenant aux États-Unis d’Amérique l’ont aussi, car les États fédérés ont eux aussi une Constitution. Les Californiens ont un pouvoir de décision bien supérieur au nôtre, même s’ils vivent dans un État fédéral. Par contre, il n’existe pas de RIC au niveau fédéral aux États-Unis d’Amérique.

Après on a le RIC abrogatif ou suspensif, qui permet d’abroger une loi déjà en vigueur. L’exemple le plus proche de nous, c’est l’Italie. C’est par exemple par le RIC abrogatif que les Italiens ont obtenu le divorce. Ce qu’on appelle « RIC suspensif » ou « RIC veto » est assez similaire : une fois une loi adoptée, il y a un temps de mise en œuvre qui permet aux citoyens de pouvoir s’y opposer. C’est le cas en Suisse.

Le « R » renvoie au référendum révocatoire, qui permet de révoquer des élus. Il est très présent en Amérique latine. Par exemple, au Pérou, environ les trois quarts des élus ont une procédure de RIC révocatoire au-dessus de leur tête. Le « recall » pratiqué aux États-Unis est assez similaire. Enfin, il y a le RIC législatif, qui permet de déposer une proposition de loi dite ordinaire, c’est-à-dire non constitutionnelle.

LVSL – Je voudrais rebondir sur la question du référendum révocatoire. Certains s’inquiètent d’une potentielle trop forte tendance à y recourir s’il était mis en place, ce qui pourrait créer une instabilité politique. Que répondez-vous à cet argument ?

C. E. – Personnellement, j’ai une préférence très forte pour les RIC fondés sur des propositions de loi qui permettent justement d’éviter des effets d’instabilité. Surtout, le droit de révoquer un élu reste finalement un droit mineur par rapport à celui de carrément écrire les règles de la représentation politique, c’est-à-dire de pouvoir changer les termes du mandat. En Amérique latine, par exemple, on observe ces effets d’instabilité, mais qui sont plutôt liés au fait que c’est le seul outil dont les citoyens disposent : quand ils ne peuvent pas prendre des décisions par eux-mêmes, ils utilisent la révocation puisqu’ils n’ont pas d’autres outils. Cela explique aussi cette inquiétude autour de l’instabilité.

Malgré tout, le référendum révocatoire apporterait quelque chose de positif dans notre pays. La France est dans une situation assez étrange : seul le Président peut dissoudre l’Assemblée nationale, alors même que le Président est une figure irrévocable ! On pourrait donc concevoir un droit citoyen de démettre le Président et de dissoudre l’Assemblée nationale. Comme on fonctionne par représentation nationale (un député est d’abord l’élu de la nation, avant d’être celui de sa circonscription, ndlr), il faudrait renouveler toute l’Assemblée.

LVSL – Avant de poursuivre sur des questions plus précises, j’aimerais savoir pourquoi vous défendez aussi ardemment la démocratie directe. Quels sont les effets de la démocratie directe sur le rapport qu’entretiennent les citoyens à la politique?

C. E. – Il y a plusieurs types de réponses, mais de manière générale un système de démocratie directe est clairement meilleur que ce que nous connaissons aujourd’hui. Bien sûr, le RIC a des défauts comme tout système de prise de décision mais l’amélioration est nette si on observe ses effets depuis 200 ans en Suisse ou dans la moitié des États-Unis.

Les effets les plus forts sont sur les citoyens : on observe que le RIC produit plus de connaissances politiques. Quand les citoyens décident, ils connaissent aussi beaucoup mieux le fonctionnement de leur système politique. Prenons l’exemple d’une étude menée en Suisse, où il est plus ou moins facile de lancer un RIC suivant les cantons, pour observer les effets en termes d’éducation lorsque l’on peut souvent décider directement, par référendum. Le résultat est sans appel : cela a le même effet que si on amenait toute la classe d’âge non diplômée au premier niveau de diplôme. C’est un effet considérable, comparable à des politiques éducatives coûteuses et offensives. 

Ce n’est pas surprenant : quand les gens décident, ils s’informent, ils connaissent mieux leur système. On l’a observé lors du référendum sur le projet de Constitution sur l’Europe en 2005. On a appris énormément du fonctionnement des institutions, bien plus qu’on en aurait appris dans un cours sur les institutions européennes, parce que les gens ont lu le traité et en ont discuté. Par ailleurs, cela entraîne un autre effet très fort sur la compétence politique, c’est-à-dire la capacité à expliquer pourquoi vous avez voté d’une certaine façon, en donnant des arguments. La qualité de la délibération politique est donc renforcée.

L’autre conséquence majeure du RIC, c’est son effet sur la vivacité du tissu associatif. On a énormément d’associations dans notre pays mais elles pèsent difficilement dans le débat public, à moins d’être un gros lobby avec de gros moyens. Au contraire, quand vous disposez du RIC, l’association qui défend des causes similaires aux vôtres est le premier lieu où vous allez. Vous allez chercher cette expertise. Le tissu associatif est donc bien plus fort.

Il y a aussi un effet attesté sur le degré de bonheur déclaré. Cela peut faire sourire mais les personnes déclarent un bonheur plus élevé quand elles ont plus de contrôle sur leur destin. C’est logique : aujourd’hui, on a la sensation d’être soumis à de l’arbitraire, de subir, ce qui nous rend malheureux. Si vous avez les clés du jeu en main, le bonheur déclaré est plus fort.

Il y a encore d’autres effets, notamment sur la limitation des privilèges des élus. Dans les pays qui ont le RIC, les premiers référendums portent toujours sur des mesures qui limitent les frais de fonction, les mandats, les rémunérations, sur la lutte contre la corruption ou pour plus de transparence politique. Le premier RIC dans l’histoire portait par exemple sur la limitation des rémunérations d’un gouverneur aux États-Unis.

« Je vois la lutte pour le RIC comme la continuité des luttes pour les droits civiques et politiques. Pour moi, c’est la même chose que la lutte pour le suffrage féminin, contre le suffrage censitaire. »

On a un effet aussi sur la qualité de la représentation politique et sur l’instauration de la proportionnelle. Souvent, quand on pense au RIC, on se dit qu’on va voter tout le temps sur tout, mais il ne fonctionne pas ainsi. Il fait surtout peser une épée de Damoclès sur la tête des représentants, qui travaillent différemment parce qu’ils savent que le peuple est souverain. Par exemple, en France, il ne viendrait pas à l’idée de la police d’éborgner un député dans une manifestation. Quand les citoyens ont des droits élevés, la police se comporte différemment, les services publics sont d’une autre qualité, les élus disent des choses différentes, prennent des décisions de façon alternative, car la crainte du pouvoir des citoyens est plus forte. 

Enfin, il y a des dimensions philosophiques. Je vois la lutte pour le RIC comme la continuité des luttes pour les droits civiques et politiques. Pour moi, c’est la même chose que la lutte pour le suffrage féminin, contre le vote censitaire, etc. Le RIC appartient à cette histoire de conquête des droits.

LVSL – Dans votre livre, vous insistez beaucoup sur la nécessité que le RIC soit constitutionnel, c’est-à-dire que les citoyens puissent modifier la Constitution. Pourquoi ne pas se contenter d’un RIC législatif et abrogatif, permettant de changer les lois, en laissant les grands principes constitutionnels intouchables au-dessus ? Par exemple, dans certains pays, certains thèmes, comme les questions budgétaires ou les traités internationaux, ne peuvent faire l’objet d’un RIC. Qu’en pensez-vous ?

C. E. – J’ai une métaphore à ce sujet : le RIC est un peu comme le ski. Si vous voulez apprécier le ski, il faut vraiment se pencher dans la pente. Si vous êtes en arrière, vous allez tomber tout le temps et vous allez trouver cela décevant. Alors que si vous vous penchez vraiment, vous avez peur au début, mais au final vous y arrivez très bien, vous tournez et freinez sans problème.

Blague à part, trente-six pays ont aujourd’hui le RIC sous différentes formes, rarement constituant. Mais il est important qu’il puisse porter sur tous les sujets. Par exemple, le RIC a un effet extrêmement fort sur la limitation des dépenses publiques. Bien sûr, elles ne sont pas nécessairement mauvaises et l’effet du RIC porte sur des thématiques bien particulières : les niches fiscales et des cadeaux fiscaux électoraux notamment. Par exemple, quand Emmanuel Macron a été élu, il a fait des ristournes fiscales à son électorat, comme beaucoup d’autres avant lui. De même, certains grands projets de dépenses, comme les Jeux olympiques de Paris, posent question, en pesant lourd dans la dette publique pour des retombées qui ne sont pas très claires. 

Or, le RIC permet d’avoir des dépenses publiques plus contrôlées mais aussi plus redistributives : on ne sacrifie pas le social mais les dépenses inutiles. On arrête les cadeaux fiscaux et on se concentre sur les besoins de solidarité. Je vous donne un contre-exemple : en Allemagne, le RIC existe au niveau local, mais l’impôt est prélevé à un autre niveau et le financement des projets se fait à l’échelle régionale. Donc comme les gens ne paient pas directement, il n’y a pas vraiment cet effet sur la limitation des dépenses inutiles. D’où la nécessité de donner le contrôle plein et entier du pouvoir budgétaire aux citoyens.

« Si on considère que la souveraineté est populaire, c’est-à-dire qu’elle s’exerce au nom du peuple tout entier, alors pourquoi la limiter sur certains sujets ? Si on considère que la démocratie est dangereuse, alors autant faire des gouvernements de technocrates. »

C’est un peu la même chose en matière internationale. Lorsque le RIC porte aussi sur les enjeux internationaux, on obtient des politiques internationales moins agressives, plus stables, plus coopératives et beaucoup moins d’effets de balancier. Aujourd’hui, quand un nouveau président arrive en France ou aux États-Unis, on rentre ou on sort d’un certain nombre de traités. Si les citoyens pouvaient décider sur ce plan là, on aurait des politiques beaucoup plus crédibles : lorsque la France s’engagerait sur un traité international, ce serait sur du long terme, parce qu’il y a la garantie de tous les citoyens derrière. Donc si on limite le RIC à certains sujets, on prend le risque de se priver de ces effets positifs. 

Enfin, il y a un argument philosophique : si on considère que la souveraineté est populaire, c’est-à-dire qu’elle s’exerce au nom du peuple tout entier, alors pourquoi la limiter sur certains sujets ? Si on considère que la démocratie est dangereuse, alors autant pousser la logique jusqu’au bout et faire des gouvernements de technocrates.

LVSL – Je voudrais aussi vous interroger aussi sur certaines idées reçues. Les opposants du RIC disent par exemple souvent que celui-ci pourrait conduire à adopter des mesures rétrogrades comme le retour de la peine de mort. Ils mettent aussi en avant le risque d’oppression des minorités, en citant le référendum suisse de 2008 sur l’interdiction des minarets. Que répondez-vous à ces objections ?

C. E. – Il y a différents types de réponses possibles. La première c’est qu’il faut faire attention au cherry picking, c’est-à-dire aux exemples choisis. En réalité, les exemples vont dans un sens comme dans l’autre : par exemple la peine de mort a été abolie en Suisse dès 1918. De même, en 1936, lorsque le Front Populaire arrive au pouvoir en France, le mouvement ouvrier est majoritairement en faveur de l’abolition de la peine de mort. Si on avait eu la RIC à ce moment-là, on l’aurait fait en 1936 et pas en 1981. Ce qui a bloqué à l’époque, c’était le Sénat. 

Je peux vous citer une longue liste de référendums progressistes, par exemple celui qui accorde le droit de vote des femmes au Colorado en 1893, avant même la Nouvelle-Zélande, premier pays à le faire à échelle nationale, en 1894. C’est très précoce ! En réalité, une liste exhaustive montre que les référendums ont plus tendance à étendre les droits qu’à les limiter.

L’autre aspect, c’est de regarder ce que les minorités pensent du RIC. Le meilleur pays pour observer cela sont les États-Unis d’Amérique, avec les communautés noires et hispaniques, et c’est dans ces minorités que le taux de soutien au RIC est le plus élevé ! C’est finalement assez logique : aujourd’hui, c’est très difficile pour une minorité de défendre son agenda dans l’opinion publique, alors qu’avec le RIC, elles peuvent faire émerger des sujets dans le débat public. Par exemple, en Suisse, la minorité linguistique romanche, d’environ 15 000 locuteurs (sur 8,6 millions de citoyens suisses, ndlr), a obtenu une protection constitutionnelle par RIC. Concrètement, cela veut dire qu’une personne peut demander un formulaire en romanche et un interlocuteur qui pratique cette langue dans n’importe quelle administration.

Plus largement, les pays qui ont le RIC constituant sont les mieux classés dans leur région en matière de protection des droits des minorités : la Suisse, pour l’Europe, ou l’Uruguay, pour l’Amérique latine, sont tous les deux très hauts dans les classements internationaux sur ces sujets. Lors des récentes votations en Suisse, Il y a eu des choses intéressantes, des votations sur les droits des animaux, notamment des primates. Condorcet disait que ceux qui subissent l’arbitraire d’État sont plus à même de protéger les droits des individus. C’est vrai ! Quand vous êtes du côté de ceux qui subissent, vous n’avez aucun intérêt à écraser une minorité parce que cela peut se retourner contre vous.

La politologue Clara Egger. © Thomas Binet

Sur le référendum sur les minarets, je pense qu’il y a un peu de Suisse bashing, notamment en France. Il faut bien comprendre que c’était un référendum sur les minarets et pas sur les mosquées. Déjà la Suisse a plus de mosquées que la France par rapport à l’importance de sa population musulmane. Ce qui a été rejeté, c’est l’idée qu’il puisse y avoir un appel à la prière cinq fois par jour. C’est plus le fait de pas vouloir être réveillé par un appel à la prière à cinq heures du matin qu’une expression de racisme.

C’est un peu pareil sur la peine de mort. Aucun État n’a rétabli la peine de mort par RIC tandis que beaucoup l’ont aboli par cette voie. Si on regarde les États-Unis, qui ont un goût un peu particulier pour ce châtiment, on voit que les États qui ont le RIC mettent souvent en place des moratoires. En Californie par exemple, les juges condamnent très rarement à mort. On peut imaginer aussi ce qu’aurait donné un RIC sur l’instauration de l’état d’urgence. Je pense qu’il aurait été démantelé, les citoyens n’auraient jamais accepté un truc pareil. 

Pour finir, et pour m’adresser aux lecteurs de LVSL en particulier, il faut reconnaître que le RIC n’est pas directement un outil de lutte sociale. C’est un outil qui permet de prendre des décisions de façon à refléter le souhait du plus grand nombre, d’éviter que la prise de décision soit captée par une élite, en garantissant un pouvoir très fort aux classes sociales les moins représentées politiquement. Les luttes sociales pour l’antiracisme, le féminisme, l’environnement, etc. seront toujours nécessaires. Mais le RIC les rendra beaucoup plus faciles.

LVSL – A l’inverse de cet argument de la tyrannie de la majorité, ne pourrait-on pas dire que le RIC est parfois un outil de tyrannie de la minorité ? On voit par exemple que la participation moyenne dans les votations en Suisse tourne autour de 40 %, ce qui signifie que la majorité de la population ne s’exprime pas. N’y a-t-il pas un risque de laisser les plus politisés, une toute petite élite donc, gouverner au nom du peuple tout entier ?

C. E. – D’abord, la participation aux votations suisses augmente, plutôt autour de 50 % voire un peu plus ces dernières années. Ensuite, l’abstention ne signifie pas la même chose dans un système de démocratie directe où les gens votent tous les mois sur quatre ou cinq sujets ou une fois tous les cinq ans. Si vous passez votre tour une fois tous les cinq ans, les coûts sont élevés. Le RIC produit ce qu’on appelle un public par enjeu, c’est-à-dire il y a des sujets qui mobilisent tout le corps électoral, typiquement les votations sur la loi Covid ou sur l’adhésion aux Nations Unies (la Suisse n’est rentrée à l’ONU qu’en 2002, ndlr), autant de sujets qui rassemblent au-delà des différentes classes sociales. Et puis il y a des sujets de niche, très nombreux en Suisse. Je me rappelle d’une votation à Lausanne sur l’ouverture des bureaux de tabac à côté des gares après vingt heures le dimanche. Dans ces cas-là, beaucoup s’abstiennent car le fait que la majorité vote oui ou non ne va pas changer leur vie.

Surtout, il faut savoir qu’il n’y a jamais un groupe qui s’abstient toujours et ne vote jamais. L’intérêt des citoyens bouge selon les sujets. Il faut vraiment lire l’abstention aux RIC comme le fait que les gens font confiance à la majorité pour prendre la décision la plus adaptée, sur des sujets qu’ils considèrent secondaires. Si on regarde les dernières votations suisses, on est sur des sujets qui rassemblent beaucoup, avec des campagnes très polarisées et une fracturation du corps social. Là, la participation est forte. 

LVSL – Je voudrais aussi aborder la bataille politique pour le RIC, à laquelle vous consacrez tout un chapitre du livre. Le RIC naît en Suisse dès le XIIIe siècle mais l’idée commence vraiment à prendre seulement vers la fin du XVIIIe avec les idées des Lumières, notamment celles de Jean-Jacques Rousseau. Comment cette idée se diffuse-t-elle et pourquoi la France, qui connaît alors la grande révolution de 1789, n’adopte-t-elle pas le RIC ? 

C.E. – C’est ce qui me fait pleurer le soir ! C’est la Révolution française qui a inventé l’idée du RIC : l’idée que chaque citoyen doit avoir le droit de proposer une initiative et qu’il y ait ensuite un référendum, c’est Condorcet qui l’a inventée. La Constitution de l’An I, adoptée en 1793 (mais jamais appliquée, en raison de la guerre contre les monarchies européennes, ndlr), avait d’ailleurs le RIC constituant. Elle prévoyait aussi des mandats très courts, ce qui était très positif sur le plan démocratique. Mais il y avait un grand débat au sein des révolutionnaires de l’époque pour savoir si la démocratie directe est une bonne chose ou pas. Les rédacteurs de la Constitution de l’An I ont gagné une victoire et fait en sorte que les citoyens puissent exercer pleinement la souveraineté. Mais après la Terreur, les libéraux ont réussi ce coup de force de ressortir une constitution qui n’était absolument pas celle qui devait s’appliquer. C’est un hold-up de l’histoire qui nous a privé du RIC, ce n’est pas vrai de dire que la culture démocratique française est étrangère à ce processus. Les Suisses eux-mêmes disent que c’est grâce aux Français qu’ils ont le RIC !

« Des RIC fonctionnels n’ont jamais été concédés par les élites de bon gré. »

Il est temps de mettre fin à ce détour relativement long qui a fait que nos élus politiques refusent de concéder le pouvoir. Il est donc important de souligner que c’est la France qui l’a inventé pendant la Révolution française, que les Suisses l’ont repris et les Français se le sont fait voler, par ceux qui voulaient absolument éviter que les pauvres et les citoyens de base puissent décider dans notre pays. Tout aurait pu être autrement. 

Cette histoire nous apprend quelque chose pour le combat actuel pour le RIC : des RIC fonctionnels n’ont jamais été concédés par les élites de bon gré. A chaque fois que les partis politiques concèdent le RIC il y a un gros mouvement social derrière. On le voit durant les vagues de démocratisation post Deuxième Guerre mondiale avec des pays comme l’Italie qui ont adopté le RIC mais qui ne sont que des RIC de façade… En fait l’histoire est exactement la même que celle du suffrage féminin : c’est lorsqu’il y a la peur d’une révolution que les élites politiques concèdent le RIC. Ca marche aussi lorsqu’il y a une menace extérieure, comme à Taïwan, où le pouvoir a concédé le RIC à ses citoyens en 2016 par peur d’une invasion chinoise, afin de serrer les rangs et de créer une unité nationale.

La Révolution française a donc inventé le RIC et je crois qu’il est temps qu’on redécouvre cet outil. Ce qui est étonnant, c’est que les élites intellectuelles, médiatiques ou politiques n’y connaissent rien. J’ai récemment fait un débat chez Frédéric Taddeï où je parle du RIC constituant avec Emmanuel Todd et une représentante d’une élue ex-LR qui me dit qu’elle préfère le RIC à la suisse, je lui dis c’est la même chose et elle me répond « non pas du tout ». Donc elle ne sait pas ce que c’est ! Les médias nous disent que le RIC serait fasciste, les intellectuels pensent que laisser les gens décider entraînerait les dix plaies d’Égypte. Ce sont les mêmes discours que ceux des adversaires du suffrage féminin : on disait alors que les femmes sont trop émotives, qu’elles prendraient des décisions complètement chaotiques. On entendait la même chose sur le suffrage universel masculin : si on fait voter les gueux ils vont réduire toutes les libertés, détruire les droits, on va vivre dans le chaos absolu… Et pourtant aujourd’hui personne ne s’opposerait, en tout cas publiquement, au droit d’élire.

LVSL – En effet, le RIC n’a jamais été concédé gracieusement par les élites. Ce n’est arrivé que dans des situations où celles-ci étaient très sévèrement menacées par des mouvements sociaux ou des contraintes extérieures. En France le moment où cette question a réémergé a été durant les Gilets jaunes. Je partage votre analogie avec les autres mouvements pour les droits civiques, mais ceux-ci sont quand même assez peu nombreux. On aurait imaginé que les revendications des Gilets jaunes seraient restées sur des questions de redistribution et de justice fiscale. Comment expliquer que le RIC soit devenu la revendication phare du mouvement ? 

C.E. – Les mouvements de lutte pour le RIC en France datent des années 1980. En 1995, presque tous les candidats à l’élection présidentielle avaient ce qu’on qualifiait de référendum d’initiative populaire dans leur programme. Les premiers sondages où on demande si les gens sont favorables au RIC datent de 2011 et le niveau de soutien est déjà à 70%. Un travail de fond a été mené par des associations, je pense particulièrement à l’association Article 3, qui travaille le sujet depuis longtemps avec Yvan Bachaud. Nous avons aussi beaucoup de nos départements frontaliers avec la Suisse. Donc le RIC était déjà un peu connu.

Evidemment, l’idée a pris une tout autre ampleur avec les Gilets jaunes. Fin novembre 2018, un habitant de Saint-Clair-du-Rhône (Isère) avait invité Maxime Nicolle, un des leaders des Gilets jaunes, Etienne Chouard, qui militait sur l’importance d’écrire la Constitution par nous-mêmes mais pas vraiment sur le RIC, Yvan Bachaud, le grand-père du RIC, et son jeune lieutenant Léo Girod. Ils ont fait une table ronde et c’est à ce moment-là que le RIC a vraiment émergé, pour dire « et si au lieu de s’opposer à des lois à mesure qu’elles arrivent, on prenait le pouvoir ? ». Il suffit d’un entrepreneur de cause, de quelqu’un qui a cette capacité à disséminer cette idée dans les groupes mobilisés. Si vous allez sur des ronds-points en parler aux Gilets jaunes, ils ne savent pas forcément ce que c’est mais ils savent que c’est une bonne idée. Au contraire, si vous allez dans les cercles universitaires, ils ne savent pas non plus ce que c’est, mais ils savent que c’est une mauvaise idée ! 

Désormais, il ne faut pas relâcher cette pression en sachant que nous ne sommes pas seuls : le mouvement pour le RIC va bien au-delà de la France et concerne toutes les vieilles démocraties de l’Europe. Aux Pays-Bas, par exemple, le RIC n’est pas du tout un tabou. Notre système démocratique a un problème, les classes populaires sont dépossédées du pouvoir. L’Allemagne, elle, en parle aussi, mais toujours avec ce traumatisme qu’a été le régime nazi, et donc une crainte du référendum et du plébiscite. Les pays autour de nous sont un peu en train de tomber comme des dominos sur cette question. On est vraiment dans une période où, même si les Gilets jaunes sont aujourd’hui un peu moins visibles, l’enjeu est là. Dans le dernier sondage qu’on a fait sur le RIC constituant, à la question « seriez-vous favorable à ce que 700 000 citoyens puissent soumettre un amendement à la Constitution au référendum », on a eu 73% d’opinions favorables !

Désormais les gens connaissent le RIC et le souhaitent. Ce qui est difficile c’est cette résistance des élites politiques, on se heurte vraiment à un mur. Il faut donc réussir à augmenter la pression et toucher différents canaux comme celui électoral. Le suffrage masculin a triomphé quand le mouvement ouvrier s’est rassemblé sur cette question, lorsque les organisations se sont dit « on demande d’abord ça, on s’engueulera après ». Pareil sur le suffrage féminin : certaines suffragettes voulaient d’abord des droits économiques mais toutes se sont finalement rassemblées pour pouvoir décider par elles-mêmes.

LVSL – La grande majorité des Gilets jaunes n’étaient pas encartés dans des partis ni membres de syndicats ou même d’associations. Pourtant certains partis politiques ou candidats revendiquent aussi le RIC. Quels sont les courants politiques les plus favorables à cet outil, et à l’inverse ceux qui y sont le plus opposés ? 

C.E. – D’abord il faut distinguer les élites partisanes de la base. Concernant les électeurs ou sympathisants, les résultats sont clairs : plus le mouvement politique est perdant dans la compétition électorale, plus il soutient le RIC, moins il est perdant, moins il le soutient. On le voit dans le sondage que nous avons commandé. Les électeurs du Front National, de la France Insoumise, de Philippe Poutou, de Nathalie Arthaud, de Jean Lassalle et de Nicolas Dupont-Aignan sont très favorables au RIC. Ils le sont d’autant plus qu’ils viennent de classes populaires, avec des niveaux de revenus et d’éducation bas. Ce sont les perdants du système de la représentation politique, ceux dont les idées ne sont jamais au pouvoir. 

La ligne de clivage a toujours été la même dans l’histoire. Les anarchistes ont défendu le RIC, les marxistes aussi quand ils n’avaient pas le pouvoir, mais quand ils l’ont eu en URSS, ils ne l’ont jamais mis en place. Quand les chrétiens ou les libéraux étaient dans l’opposition, ils aussi l’ont défendu. Plus un parti a des chances d’accéder au pouvoir, moins il veut le partager et moins il défend le RIC. Aujourd’hui les poches de soutien du RIC sont les électeurs de la France Insoumise et du Front National, en marge du système politique classique. Pour les républicains et les socialistes, le soutien est assez tiède. L’électorat macroniste, lui, n’est pas pro RIC parce qu’il exerce le pouvoir et n’a pas du tout envie de le concéder. Mais si Emmanuel Macron est dans l’opposition demain, la République en marche se convertira immédiatement au RIC…

LVSL – Parlons maintenant de la mise en pratique du RIC : 36 pays dans le monde disposent du RIC, sous différentes formes. Pourtant, la moitié d’entre eux ne l’ont jamais utilisé. Parmi les autres, les exemples de référendum étant allé jusqu’au bout, c’est-à-dire où le choix de la majorité a été mis en place, sont encore plus rares. Vous expliquez que les modalités pratiques du RIC, comme le nombre de signatures requises, les possibilités d’intervention du Parlement, l’exigence d’un quorum ou encore les délais jouent un rôle décisif. Concrètement, comment éviter que le RIC ne soit qu’une coquille vide ?

C.E – Dans mon nouveau livre Pour que voter serve enfin (Éditions Talma, 2022), j’ai écrit dix commandements à respecter pour un RIC digne de ce nom. Il y a encore des malentendus, notamment avec l’électorat insoumis, qui est persuadé que le RIC constituant est dans le programme de Jean-Luc Mélenchon, alors que ce n’est pas le cas. De fait, il y a plein de pays qui ont le RIC dans leur constitution mais la loi d’application n’a pas été adoptée, donc on ne sait pas comment il est censé fonctionner. Or, il faut bien comprendre que les parlementaires n’ont aucun intérêt à adopter cette loi d’application.

Le RIC c’est le droit des minorités à influer sur les débats, Il faut donc que le seuil de signatures soit actionnable. S’il est trop élevé, comme au Vénézuela où c’est trois millions de personnes en quinze jours, c’est impossible, seuls de grands pouvoirs économiques peuvent s’en saisir. C’est d’ailleurs par l’achat de signatures par des grands groupes qu’a été lancée la procédure de destitution de Hugo Chavez (après plusieurs tentatives, un référendum révocatoire contre Hugo Chavez fut organisé en 2004. 59% des Vénézuéliens choisirent de maintenir Chavez à son poste, ndlr).

« Il faut toujours être très précis sur les modalités d’application du RIC, en partant du principe que la personne qui va appliquer la mesure n’est pas dans votre camp politique et qu’elle qui va essayer de différer sa mise en application. »

Il faut donc un seuil pas trop élevé – pour que le RIC puisse être lancé – mais aussi pas trop bas, pour ne pas voter tout le temps. Il est également primordial que la validité du référendum ne soit pas conditionnée. Par exemple, certains pays ont mis en place des quorums, c’est-à-dire que le référendum est valide sous réserve d’un certain taux de participation ou sous réserve qu’un certain nombre de personnes soutiennent la mesure. Ce sont des mesures qui tuent les RIC parce que tous les adversaires de la proposition ont intérêt à ne pas en parler, pour que le taux de participation soit le plus bas possible. 

Tous ces éléments sont importants : le type de pouvoir qu’il donne, le nombre de signatures, le délai de collecte des signatures, les conditions de validité du référendum, le fait que le référendum soit contraignant et non consultatif… Il faut toujours être très précis sur les modalités d’application du RIC, en partant du principe que la personne qui va appliquer la mesure n’est pas dans votre camp politique et qu’elle va essayer de différer sa mise en application. Pour rendre les choses plus concrètes, nous avons créé, avec « Espoir RIC », un jeu de société – « le jeu de l’oie du RIC » – avec les différentes étapes auxquelles il faut penser quand on met en place un RIC. 

LVSL – Juste une précision sur le nombre de signatures qui ne doit être ni trop faible, ni trop élevé. Concrètement ce serait combien, soit en nombre absolu, soit en proportion du corps électoral ? 

C.E. – Nous sommes favorables à un nombre absolu parce que ça représente la taille d’une minorité. C’est le génie des Suisses d’avoir fixé un nombre absolu qui a rendu les RIC beaucoup plus faciles à mesure que la population augmentait. Il ne faut pas qu’il y ait des éléments du type représenter différents quartiers, différents seuils de la population, etc. Donc nous proposons le chiffre de 700 000 citoyens pour le RIC constituant. S’il s’agit d’abroger une loi, on peut faire plus bas. 700 000 citoyens colle avec tous les RIC qui fonctionnent dans les autres pays. Enfin, cela prend aussi en compte le fait que la France est aussi un pays rural et cela permet aux campagnes et aux départements d’Outre-mer de pouvoir lancer un RIC. Enfin, je pense aussi qu’il est important que nous ayons plusieurs supports, à la fois en ligne et sur papier.

LVSL – Pour finir, après votre tentative de participer à l’élection présidentielle et dans le contexte de cette élection, avec plusieurs candidats qui promettent un RIC s’ils étaient élus, notamment Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen, comment voyez-vous la suite de ce combat pour le RIC ? 

C.E. – J’ai peu d’espoir sur la campagne présidentielle. Il y a des mouvements citoyens qui se sont ralliés à des candidats sans rien obtenir en termes de changements dans leur programme. Nous ne nous sommes ralliés à personne, mais nous avons réussi à ce qu’un candidat reprenne notre engagement sur le RIC constituant (Jean Lassalle, ndlr) donc c’est de bon augure. Le gros problème, ce sont les confusions. L’électorat de la France Insoumise croit qu’il a le RIC constituant, mais lorsque je débat avec les personnes qui ont conçu le programme, elles me disent qu’elles sont contre. Marine Le Pen, elle, n’a jamais été aussi proche d’arriver au pouvoir, donc même si son électorat est pour, elle doit se dire qu’elle va avoir tous les gauchistes qui vont faire un RIC toutes les quatre semaines… Emmanuel Macron, lui, s’en fout.

Cependant, durant cette campagne, nous avons fait un pas. Désormais, nous entendons continuer cette stratégie de pression. Le mouvement de défense du RIC, et notamment du RIC constituant, est plus fort qu’il n’a jamais été. Il faut nous structurer et bâtir des liens à l’international, un peu comme l’internationale anarchiste ou l’internationale ouvrière. Nous devons obtenir des engagements crédibles sur cet enjeu, nous ne voulons pas voter utile, mais pour celui ou celle qui s’engagera à ce que les choses changent dans notre pays.

En Suisse, le référendum d’initiative citoyenne est un droit populaire

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En Suisse, le référendum d’initiative citoyenne (RIC) n’est pas le mot d’ordre de mouvements politiques défendant une démocratisation du système politique. Reconnu constitutionnellement dès le milieu du XIXème siècle, il est un « droit populaire » inaliénable, garant du fonctionnement horizontal de la démocratie helvétique. Cependant, ses vertus démocratiques bien réelles ne doivent pas faire oublier qu’il est aussi le fruit d’une sensibilité fédéraliste propre à la Suisse, qui n’en est parfois pas à un conservatisme près. 


Le RIC suisse, un « droit populaire » fédéral et cantonal

Le « référendum d’initiative citoyenne » suisse est un « droit populaire » reconnu par la Constitution fédérale suisse et par les constitutions cantonales, permettant aux citoyens de participer à la prise de décision politique par le biais de votations. L’expression « droits populaires » désigne, en Suisse, l’ensemble des mécanismes politiques permettant aux citoyens de participer directement à la prise de décision politique. Le référendum d’initiative citoyenne suisse se décompose quant à lui en trois formes référendaires distinctes.

Le référendum facultatif constitue la première forme de référendum d’initiative citoyenne. Il est déclenché par un ou plusieurs citoyens en vue de proposer l’annulation d’une loi préalablement adoptée. Il intervient au niveau fédéral lorsque 50 000 citoyens ou 8 cantons signent une pétition demandant l’organisation d’une votation de l’ensemble du corps électoral au sujet d’un texte de loi adopté il y a moins de 100 jours. Lors de cette votation, le corps électoral détermine, à la majorité simple, s’il accepte ou refuse l’entrée en vigueur de la loi. Le référendum facultatif existe aussi à l’échelle cantonale. Il permet aux citoyens de contester une loi votée par un parlement cantonal. Les conditions et les modalités de déclenchement varient selon les 26 sous-systèmes politiques cantonaux présents en Suisse. Certaines formes de référendums facultatifs plus poussées peuvent ainsi exister à l’échelle cantonale. Dans les cantons de Berne et de Zurich, un référendum facultatif dit « constructif » permet aux citoyens de ne pas rejeter en bloc une loi mais de l’amender. Le texte voté par le parlement et celui amendé par le ou les citoyens sont alors soumis à une votation citoyenne.

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Carte de la Suisse et de ses cantons en 1778 © Biblioteca Nacional de España

La deuxième forme de RIC est l’initiative populaire constitutionnelle. Elle est reconnue comme droit constitutionnel depuis 1891. Elle permet à tout électeur de proposer une modification de la Constitution fédérale. Pour cela, le citoyen ou le groupement de citoyens à l’initiative de la modification constitutionnelle doit réunir 100 000 signatures en l’espace de 18 mois. Si ces conditions sont remplies, la proposition est soumise au vote de l’ensemble du corps électoral ; elle doit alors recueillir la majorité des voix du peuple et des 26 cantons. L’initiative populaire soumise au vote est souvent mise en concurrence avec un contre-projet élaboré par les autorités fédérales. Les électeurs doivent alors départager l’initiative populaire et le contre-projet. L’initiative populaire constitutionnelle existe aussi au niveau cantonal et permet à tout électeur de proposer une modification de la constitution du canton dans lequel il réside, selon des modalités qui varient d’un canton à l’autre.

L’initiative populaire législative, quant à elle, n’existe qu’au niveau cantonal. Elle offre aux citoyens la possibilité de proposer l’adoption d’une nouvelle loi. Les conditions de déclenchement du référendum et les modalités de la votation sont relativement similaires à celles de l’initiative populaire constitutionnelle de niveau cantonal.

Ces trois formes de RIC sont complétées par un référendum obligatoire qui n’existe qu’au niveau fédéral depuis son inscription dans la Constitution suisse de 1848. Il est dit « de droit » et est obligatoirement déclenché lorsque l’Assemblée fédérale suisse (détenant le pouvoir législatif) ou le Conseil fédéral suisse (détenant le pouvoir exécutif) est à l’initiative d’un projet de modification constitutionnelle ou propose l’adhésion de la Suisse à des traités internationaux. Son adoption requiert la double majorité populaire-cantonale ; le principe fédéral de stricte égalité politique entre les cantons est ainsi respecté.

Le déclenchement de ces différents outils se fait « par en bas » et non « par en haut », ce qui les distingue du référendum d’initiative partagée français. Si les RIC suisses peuvent être le fruit d’initiatives individuelles, ce sont surtout des organisations (ONG, partis politiques, syndicats, associations) qui en sont à l’origine. Ces dernières peuvent parfois faire preuve d’une importante capacité de financement et il n’est pas rare que plusieurs centaines de milliers de francs suisses soient dépensés afin de faire connaître le projet de loi (ce qui équivaut à plusieurs centaines de milliers d’euros).

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Vote © Radoan Tanvir

Bien évidemment, l’initiative populaire est très encadrée. Tout texte de loi proposé par un ou des citoyens doit se conformer à des normes juridico-légales définies par les autorités fédérales ou cantonales avant de pouvoir être soumis à signature. Si l’initiative citoyenne atteint le seuil de signatures requis, le texte est remis aux autorités qui vérifient la constitutionnalité du texte ainsi que sa conformité au droit international. Une fois cette étape franchie, le texte est soumis à la votation dans un délai d’un à trois ans.
Entretemps, la campagne référendaire s’organise et plusieurs débats contradictoires ont lieu. Depuis 1972, tous les électeurs reçoivent à leur domicile un livret contenant l’avis des autorités fédérales ou cantonales (en fonction du type d’initiative citoyenne) ainsi que celui de différents acteurs engagés sur les questions soumises à votation. Le jour du vote, les citoyens suisses se prononcent généralement sur trois à huit votations déclenchées à la fois au niveau fédéral et au niveau cantonal. Les votations sont en effet concentrées sur quelques jours, deux ou trois en moyenne par an.

Retour sur l’instauration du RIC suisse au XIXème siècle

En Suisse, le RIC est très réglementé car il n’est pas qu’un outil de démocratie populaire mais répond à une pluralité d’objectifs définis par les pères fondateurs de la démocratie suisse. L’instauration des différentes formes de RIC résulte en effet des singularités historiques de l’État fédéral suisse. À l’époque médiévale, la plupart des communautés montagnardes ou urbaines de Suisse étaient régies par des assemblées populaires avec vote à main levée. Ces Landsgemeinde étaient souveraines sur un ensemble de questions selon un principe de subsidiarité : elles pouvaient ainsi s’opposer directement à la politique menée par les podestats, officiers judiciaires et administratifs nommés par les seigneurs féodaux et chargés d’administrer les comtés suisses. L’assemblée était vue comme un outil de dialogue garantissant l’unité de tous les citoyens face aux velléités d’expansion territoriale des Habsbourg et de la maison de Savoie, deux puissances voisines de la Suisse.

En 1848, le mouvement radical suisse (d’idéologie libérale) parvient au pouvoir et décide de l’adoption d’une nouvelle constitution, encore en vigueur aujourd’hui, censée enraciner l’idéal démocratique en Suisse. Les constituants reprennent alors naturellement cet exemple de démocratie communale qu’est la Landsgemeinde, auquel ils mêlent les idéaux de la Révolution française importés en Suisse en 1798 avec le Directoire. Il s’inspirent également de la théorie du contrat social et du concept de souveraineté populaire développés par le genevois Jean-Jacques Rousseau. Ces héritages politiques et intellectuels forgent la nouvelle Constitution de 1848 et les différentes formes de référendums d’initiative citoyenne qui sont adoptées quelques années plus tard.

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Une Landsgemeinde, canton de Glaris © Adrian Sulc.

Si l’adoption des différents RIC est à relier à cet idéal démocratique, ceux-ci sont aussi le fruit de sensibilités politiques fédéralistes propres à la Suisse. Ainsi, le référendum facultatif et l’initiative populaire constitutionnelle fédérale, instaurés respectivement en 1874 et 1891, sont défendus par des forces très conservatrices qui promeuvent l’autonomie cantonale. Celles-ci voient dans le RIC le moyen d’empêcher une potentielle expansion des compétences de l’État fédéral et de garantir un « droit des minorités » face aux majorités politiques fédérales. Le référendum est ici perçu comme un mécanisme doté de vertus décentralisatrices. Il permettrait de réduire l’emprise de l’État sur les individus, selon une conception libérale et fédéraliste défendue notamment par Alexis de Tocqueville, l’une des inspirations intellectuelles de la Constitution suisse de 1848, dans son ouvrage De la démocratie en Amérique : « un pouvoir central, quelque éclairé, quelque savant qu’on l’imagine, ne peut embrasser à lui seul tous les détails de la vie d’un grand peuple. Il ne le peut, parce qu’un pareil travail excède les forces humaines. »

Plus qu’une radicalisation de la démocratie, les RIC sont aussi sensés affermir le caractère fédéral du système politique suisse et empêcher l’émergence d’un puissant État central. Si certains les imaginent être de grandes institutions de la démocratie directe, ceux qui les promeuvent puis les mettent en place sont parfois loin d’être de farouches démocrates.

Vertus et limites du référendum d’initiative citoyenne suisse

Le RIC a d’indéniables effets vertueux sur le système politique suisse dans son ensemble. Tout d’abord, il possède une vertu démocratique. En autorisant n’importe quel citoyen à proposer un projet de loi sur un éventail quasi infini de sujets politiques, il institue une forme de « pouvoir du commun ». Le RIC suisse favorise aussi la délibération citoyenne. Le délai parfois très long entre le dépôt d’une liste de signatures et la votation qui peut en découler permet à des organisations engagées sur la question d’organiser plusieurs débats contradictoires. Au niveau fédéral comme cantonal, il n’est pas rare de voir les citoyens suisses débattre de questions qui pourraient parfois sembler anecdotiques aux yeux d’un citoyen français. Par ailleurs, les Suisses ayant la liberté de s’emparer à peu près de n’importe quel sujet, l’agenda politique n’est pas uniquement dicté par les organisations partisanes ni par de grands scrutins électoraux, comme c’est le cas en France, mais aussi par les gouvernés eux-mêmes.

En second lieu, le RIC suisse a une vertu éducative. Les citoyens suisses sont régulièrement invités à se prononcer sur un ensemble de sujets dont certains nécessitent une certaine expertise technique. Par conséquent, ils sont naturellement amenés à acquérir un bagage diversifié de connaissances. Deux économistes suisses, Matthias Benz et Alois Stutzer, ont avancé une explication cognitive de ce phénomène : comme les électeurs rationnels savent que leurs votes ont des conséquences directes et concrètes (la mise en place d’un projet urbain, l’adhésion à un traité de libre-échange, etc.), ils tendent à s’informer davantage et de manière plus rigoureuse [1].

Le RIC a aussi d’étonnantes capacités régulatrices. Il permet aux gouvernants de connaître régulièrement l’état de l’opinion publique sur un ensemble de sujets. De plus, les citoyens ayant la possibilité de contester les décisions prises par la majorité parlementaire, il en résulte une indéniable pacification des relations entre les gouvernants et les gouvernés et un renforcement de la légitimité des premiers, ce qui va dans le sens de « l’unité nationale » espérée par ceux qui ont institué le RIC suisse au XIXème siècle.

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Mosquée de Genève © MHM55.

Il faut cependant se garder de présenter un tableau trop optimiste du RIC suisse. Lorsque l’on rentre dans le détail des votations, le RIC semble surtout être mobilisé par les franges conservatrices de la population suisse. L’exemple le plus probant est sans nul doute l’initiative populaire du 29 novembre 2009 intitulée « contre la construction de minarets » et adoptée à la majorité des voix. Certains Suisses y ont vu la marque de la nature « populiste » du RIC qui pourrait permettre à la majorité de stigmatiser à peu près n’importe quelle minorité religieuse, sexuelle, ou culturelle. De plus, l’emprise de certaines organisations économiques sur les votations référendaires est très forte. Celles-ci bénéficient notamment de l’absence de toute forme de régulation. Lors de l’initiative socialiste « contre l’abus du secret bancaire et de la puissance des banques », rejetée le 20 mai 1984 par 73% des votants, le comité d’initiative disposait de quelques centaines de milliers de francs suisses là où la banque UBS dépensait près de 8 millions de francs pour obtenir la victoire du « non ». Le RIC suisse n’a donc jamais permis une quelconque transformation de l’ordre social en place.

Enfin, il faut noter que le taux de participation aux votations diminue depuis plusieurs années. On peut y voir une forme de lassitude de la part de citoyens très souvent sollicités. De même, la participation des citoyens est très inégale d’une classe sociale à l’autre. L’effet de « stimulation politique » du RIC est limité par les inégalités sociales persistantes.
Malgré ces limites notables, le référendum d’initiative citoyenne suisse reste un formidable vivier de réflexions pour ceux qui souhaitent questionner la démocratie représentative libérale française, à condition de garder à l’esprit que le RIC suisse est le produit de singularités historiques et d’une sensibilité fédéraliste propre aux citoyens suisses.

[1] « Are Voters Better Informed When They Have a Larger Say in Politics? Evidence for the European Union and Switzerland », Empirical Research in Economics Working, n°119.

Emmanuel Macron, le piège du RIP et du tirage au sort

Lors de son allocution du 26 avril concluant le grand débat national, Emmanuel Macron a annoncé le tirage au sort de 150 citoyens dans le Conseil économique et social (CESE) qui deviendra un Conseil de la participation citoyenne ainsi que le renforcement du droit de pétition local. Le renouvellement des modes de participation citoyens a été imposé dans le débat public par le mouvement des gilets jaunes qui a massivement porté la revendication de l’instauration du Referendum d’initiative citoyenne (RIC). Pourtant, les propositions du président de la République dans ce domaine ne font pas que passer à coté de l’enjeu. Elles vont à contre sens de la philosophie profonde d’une démocratie refondée sur l’expression directe de la souveraineté populaire. Décryptage.


Le référendum local, arme de la décentralisation

L’émergence de la demande pour un Réferendum d’initiative citoyenne a montré au moins deux faits politiques importants : la volonté populaire d’une prise de décision directe, dans la continuité de la logique de la Révolution française et l’intégration d’une conception nationale de la politique comme échelle pertinente de l’expression de la souveraineté populaire.

Au contraire, promouvoir le referendums local illustre la conception girondine du président de la République. Permettre aux citoyens de ne s’exprimer directement qu’à l’échelle locale c’est affirmer que leur identité locale prime sur leur identité nationale. C’est considérer les personnes d’abord comme des citoyens locaux et ensuite comme des citoyens français en les réduisant à leur appartenance territoriale. Il s’agit d’un principe contradictoire au RIC qui affirme que le peuple doit décider directement pour la nation tout entière parce qu’il est seul souverain. Le référendum local à la place du RIC participe donc à diluer notre appartenance commune à la nation. Une tendance déjà largement amorcée par différentes vagues de décentralisation qu’Emmanuel Macron souhaite approfondir.

L’extension du droit de pétition local participe à légitimer le projet décentralisateur du président Macron alors qu’il vient d’appeler à un nouvel acte de la décentralisation d’ici 2020. Un projet en résonance avec la régionalisation souhaitée par la Commission européenne, réduisant la France à un conglomérat de grandes régions spécialisées à l’autonomie et aux disparités grandissantes.

Il y a fort à craindre que cette décentralisation que le président souhaite « adaptée à chaque territoire » pour porter sur « le logement, le transport, la transition écologique pour garantir des décisions prises au plus près du terrain » alimente un peu plus les inégalités territoriales dans l’accès aux services publics. Une situation précisément dénoncée par les gilets jaunes.

Le président Macron contre la souveraineté populaire

Pour tenter de satisfaire la demande pour plus de démocratie directe à l’échelle nationale, le président de la République a aussi proposé de simplifier le Référendum d’initiative partagée (RIP) déjà existant en abaissant le seuil de signature à un million. De l’aveu même d’Emmanuel Macron il s’agit de ne pas « remettre an cause la démocratie représentative ». Le RIP s’inscrit en effet toujours dans une logique de primauté de l’Assemblée sur le suffrage du peuple, puisque les propositions de lois ne seraient proposées au référendum qu’en cas où l’Assemblée nationale ne l’aurait pas examiné dans les six mois. Le RIC implique lui une rupture constitutionnelle qui affirmerait la souveraineté absolue du peuple sur ses représentants.

La souveraineté du peuple est actuellement théoriquement proclamée par l’article 3 de la Constitution : La souveraineté nationale appartient au peuple mais celle-ci s’exerce par ses représentants. C’est précisément cette logique que le RIC renverserait en permettant au peuple d’outrepasser sa représentation s’il le souhaite. Une philosophie qui pointait déjà dans la Constitution non appliquée de 1793 : La souveraineté réside dans le peuple ; elle est une et indivisible, imprescriptible et inaliénable à l’article 125. Or, la souveraineté ne peut pas souffrir de limitation, elle est totale ou n’est pas. Le RIP ne peut donc pas être présentée comme un petit RIC pour satisfaire partiellement cette revendication. Il s’agit de deux conceptions inconciliables de notre modèle démocratique. La souveraineté est soit déléguée aux représentants, soit populaire et dans ce cas le peuple doit pouvoir outrepasser les décisions de ses élus.

Le piège du tirage au sort

Beaucoup de français viennent de redécouvrir l’existence du CESE – le Conseil économique, social et environnemental avec les annonces du Président, qui propose de modifier cette assemblée consultative en y intégrant 150 personnes tirées au sort. Bien sûr, il s’agit avant tout d’un effet d’annonce, puisque cette institution ne dispose d’aucun pouvoir concret.

Si un tirage au sort des députés n’est pas à l’ordre du jour, il convient de s’interroger sur la logique profonde du tirage au sort. Souvent présenté comme un moyen d’assurer une meilleure représentativité du peuple et de limiter les risques de corruption, ce système risquerait pourtant du produire les effets inverses.

Derrière son aspect attrayant, le tirage au sort est un piège pour anesthésier la conflictualité politique. Tirer au sort c’est statistiquement aboutir à une représentation proportionnellement exacte des opinions actuelles des citoyens ; donc au statut quo. La politique est plus que cela, elle doit être l’arbitrage de l’intérêt général dans un débat contradictoire pour aboutir à un dépassement de l’état actuel des choses. Il y a derrière le tirage au sort l’idée très libérable que la somme des intérêts individuels aboutit à l’intérêt collectif.

Dans une société où le poids des lobbies privés n’est plus à démontrer et où l’idéologie néolibérale domine, des citoyens atomisés, propulsés seuls à des fonctions politiques risquent de se retrouver démunis face aux pressions des groupes d’intérêts. Il sera aussi plus facile aux institutions de digérer des élus isolés pour les conformer à leur esprit. Le poids des techniciens de la politique – fonctionnaires des assemblées, experts juridiques et ministériels etc. – s’en trouvera décuplé face à des citoyens dépourvus de ressources collectives.

Il est indéniable qu’une représentation identique à la sociologie de la population serait un grand progrès par rapport à l’accaparement actuel de ces fonctions politiques par les élites. Mais cela ne peut constituer qu’une solution au rabais pour pallier la non représentativité de notre mode de scrutin uninominal à deux tours. Un mode de scrutin qui est facilement modifiable par une simple loi organique.

Une représentation élue à la proportionnelle couplée à un RIC au spectre large constituerait la meilleure solution pour assurer à la fois la primauté de la souveraineté populaire et les avantages d’un système représentatif respectant l’efficacité la conflictualité nécessaire au travail législatif.

Les Gilets Jaunes et le RIC : le spectre de Rousseau

© LHB pour LVSL

“Populiste”, “bolchévik”, “fasciste” : on ne compte plus les épithètes de cette nature accolées au mouvement des Gilets Jaunes par les éditorialistes. En quelques semaines, la jacquerie des origines a fait place à un vaste mouvement citoyen réclamant à cor et à cri une démocratisation radicale des institutions, notamment via la mise en place d’un RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne). Cette revendication a pris plus d’un observateur à revers, même parmi les soutiens des Gilets Jaunes. C’est que le RIC remet en cause les fondements sur lesquels la République française s’est construite depuis la fin de la Révolution. Il est la manifestation d’une aspiration à la démocratie réelle, frustrée depuis deux siècles, mais qui n’a jamais cessé de hanter la modernité politique.


De quoi la peur des Gilets Jaunes et du RIC est-elle le nom ? Le correspondant européen pour Libération Jean Quatremer lâche le mot sur son compte Twitter – qu’il a l’habitude d’utiliser comme base de pilonnage des mouvements sociaux – : « ochlocratie », le pouvoir de la foule.

Quelques tweets plus tard, il ajoute : « fascisme ».

Si cette confusion des registres n’est d’aucune aide pour comprendre le mouvement des Gilets Jaunes, elle en dit beaucoup sur la crainte qu’ils inspirent : l’institution d’une souveraineté populaire illimitée, qui ouvre la voie à toutes les violations de l’Etat de droit. Cette crainte, qui fait sourire lorsqu’elle s’exprime par la voix de Jean Quatremer, s’étend en réalité bien au-delà du petit cénacle des journalistes hostiles au mouvement et des éditorialistes qui hantent les chaînes de télévision. Lorsque Marlène Schiappa affiche son hostilité au RIC car il ouvrirait la voie au rétablissement de la peine de mort, elle se fait la caisse de résonance d’une partie non négligeable de l’opinion, y compris de celle qui est favorable aux revendications sociales des Gilets Jaunes.

On ne peut se contenter d’écarter les objections portées contre le RIC d’un revers de la main, tant il est vrai que le clivage entre partisans et opposants au RIC ne recoupe pas le clivage entre partisans et opposants au pouvoir actuel. C’est que le RIC révèle la fragilité, non seulement du dogme économique dominant et des privilèges, mais aussi des libertés chèrement acquises. Il ouvre la voie à la suppression, en un seul vote, de droits obtenus suite à des décennies de luttes. Ce débat contemporain n’est pas neuf ; il s’inscrit dans une tradition pluriséculaire, sur laquelle il importe de faire un détour pour en saisir tous les enjeux.

Le spectre de Rousseau

La protestation qui s’exprime à travers le mouvement des Gilets Jaunes ne concerne pas simplement les bases constitutionnelles de la Vème République, que d’aucuns jugent “monarchique” ou “bonapartiste”. Elle touche aux fondements sur lesquels s’est construite la République française depuis la fin de la Révolution : la distinction entre élus et citoyens, entre représentants et représentés. On aurait tôt fait d’oublier que cette distinction, aujourd’hui acceptée par la classe politique dans son immense majorité, a été au coeur de tous les débats sous la Révolution Française. Au centre des controverses : le Contrat Social de Rousseau, l’un des textes les plus influents et les plus polémiques de ces derniers siècles. On y trouve théorisé de manière limpide et systématique ce que les Gilets Jaunes réclament aujourd’hui à grand renfort de slogans : la souveraineté populaire.

Les cendres de Rousseau au Panthéon. Elles se situent juste en face de la tombe de Voltaire.

Rousseau est associé, dans les programmes scolaires, aux “philosophes des Lumières” (Montesquieu, Voltaire, Diderot, D’Alembert…), qui font figure de pères fondateurs de la modernité ; dans l’imaginaire collectif, son nom est inséparable de celui de Voltaire, en face de qui ses cendres reposent au Panthéon, et à qui Victor Hugo l’apparie sans cesse.

On en oublierait presque l’odeur de soufre qui accompagnait Rousseau, et la haine féroce qu’il suscitait de son vivant, parfois au sein même du courant des Lumières. C’est que Rousseau figure résolument à part dans le courant des Lumières françaises. Voltaire ou Montesquieu s’attaquaient à l’absolutisme et appelaient de leurs voeux un “despotisme éclairé”, dont le pouvoir serait équilibré, tempéré, contrebalancé par une série de contre-pouvoirs. Les critiques contemporains de la “monarchie républicaine” française, qui souhaitent un régime parlementaire plutôt que présidentiel, avec une plus stricte séparation des pouvoirs, sont les héritiers, conscients et inconscients, des réflexions de Montesquieu. Celles-ci ne sont cependant d’aucune utilité pour éclairer la lame de fond que représente le mouvement des Gilets Jaunes…

L’ambition de Rousseau est autrement plus radicale. À ses yeux, les savantes distinctions effectuées par Montesquieu entre monarchie absolue et despotisme éclairé, “pouvoir exécutif” et “pouvoir législatif”, sont superficielles. C’est entre “riches” et “pauvres” que se situe, pour Rousseau, l’antagonisme fondamental. Son oeuvre peut se lire comme une recherche des causes de la domination des premiers sur les seconds. Cette obsession a hanté Rousseau, et inspiré à Voltaire ce mot fameux sur ses écrits : “c’est là la philosophie d’un gueux, qui voudrait que les riches fussent volés par les pauvres !.” Un stigmate que Rousseau aimait à retourner, moquant la fausse humanité de “ces gens du monde, si doux, si modérés, qui trouvent toujours que tout va bien, parce qu’ils ont intérêt à ce que rien n’aille mieux ; qui sont toujours contents de tout le monde, parce qu’ils ne se soucient de personne ; qui, autour d’une bonne table, soutiennent qu’il n’est pas vrai que le peuple ait faim.”

“Aux grands hommes, la patrie reconnaissance. Le génie de Voltaire et de Rousseau conduisit ces écrivains célèbres au temple de la gloire et de l’immortalité”. Tableau exposé au musée Rousseau de Montmorency.

Rousseau voit dans l’accaparement du pouvoir politique par une minorité l’une des causes de la toute-puissance des riches. “Le riche tient la loi dans sa bourse », écrit-il dans le Contrat Social ; en conséquence, “les lois sont utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien ». Or, Rousseau constate que “le riche tient la loi dans sa bourse” dans les régimes parlementaires, dans les monarchies constitutionnelles à l’anglaise, aussi bien que dans les monarchies absolues ; raison pour laquelle il en vient à relativiser considérablement les bienfaits du parlementarisme et du libéralisme politique. Alors que Montesquieu ne tarit pas d’éloges sur les mérites de la monarchie parlementaire anglaise, Rousseau écrit dans le Contrat Social : “le peuple anglais pense être libre. Il se trompe fort. Il ne l’est que durant l’élection du Parlement. Sitôt qu’il est élu, il est esclave, il n’est plus rien ». Peu importe, pour Rousseau, que le peuple soit représenté par un roi ou par un parlement : tant que le processus législatif et la force exécutive échappent à son contrôle, sa souveraineté est usurpée.

Cette réflexion amène Rousseau à penser une forme de démocratie que l’on qualifierait aujourd’hui de directe, par laquelle le peuple exerce un contrôle constant sur ses représentants, et sur les lois qui sont votées – dont le “RIC” est un avatar lointain.
La mise en place d’une démocratie de cette nature est-elle seulement concevable dans le monde contemporain ? Cette problématique a refait surface avec la revendication du RIC, réclamé par les Gilets Jaunes, qui semble s’inscrire à rebours de l’écosystème politique et social du XXIème siècle, marqué par l’individualisme, la dépolitisation, la sur-consommation et le rétrécissement de l’espace public.

Détail du portrait de Jean-Jacques Rousseau par Quentin de la Tour (1753).

Rousseau ne croyait pas à la possibilité d’instaurer une société démocratique. D’une part en effet, le citoyen rêvé par Rousseau est aux antipodes de l’homo oeconomicus individualiste produit par la modernité libérale. Le citoyen du Contrat Social fait abstraction de ses intérêts particuliers ; il est animé d’un esprit patriotique, en vertu duquel il identifie ses intérêts à ceux du corps social tout entier – condition sine qua non à l’apparition d’une volonté générale qui transcende les volontés individuelles. Avec ses concitoyens, il forme bien autre chose que la “société civile” inorganique et marchande promue avec enthousiasme par une grande partie des Lumières ; il forme un “peuple », c’est-à-dire une communauté d’affections, de destin, de projets, de volonté. Rousseau estime que la formation d’un “peuple” de cette nature est impensable à l’ère du triomphe de l’individualisme, qui – écrira Engels quelques décennies plus tard – “désagrège l’humanité en monades, dont chacune possède un principe de vie particulier et une fin particulière » (dans La situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844).

D’autre part (c’est sans doute un obstacle théorique plus important encore), Rousseau constate que les pauvres ont intériorisé l’idée de leur infériorité. Le texte majeur de Rousseau, le Discours sur l’origine de l’inégalité, s’attache à démontrer tout l’arbitraire et la contingence des inégalités qui fracturent la société. Une question lancinante traverse l’oeuvre de Rousseau : pourquoi ces inégalités, qui ne sont fondées sur rien, demeurent-elles pourtant en place ? Ce n’est pas par la force physique que les riches parviennent à asseoir leur domination sur les pauvres : “le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir », écrit-il dans le Contrat Social. Comment les puissants parviennent-ils à transformer “la force en droit » et “l’obéissance en devoir » ? Par la force de ce que Rousseau nomme, de manière assez vague, le “préjugé » (on emploierait aujourd’hui le terme d’« idéologie dominante ») : “de l’extrême inégalité des conditions et des fortunes sortit une foule de préjugés, également contraires à la raison et au bonheur », écrit-il dans le Discours sur l’origine de l’inégalité. Ces “préjugés » ont entériné l’idée que l’asymétrie entre gouvernants et gouvernés, entre riches et pauvres, était inévitable. Situation paradoxale : les pauvres possèdent la puissance suffisante pour cesser d’être à la discrétion de leurs supérieurs et mettre fin à ces inégalités qui ne sont fondées sur rien ; mais, convaincus de leur infériorité, ils acceptent les “fers » qui pèsent sur eux.

Ces deux obstacles à l’apparition d’une véritable démocratie sont liés. Tant que les individus se sentiront impuissants, ils ne chercheront pas à se constituer en peuple souverain ; et tant qu’ils ne se constitueront pas en peuple souverain, ils ne sentiront pas leur puissance. Rousseau était donc sceptique quant à la possibilité de rompre ces “fers ». Pourtant, il avait l’intuition que son oeuvre allait lui survive, et que ses idées demeureraient une source de menace constante pour les puissants. « Vivant ou mort, il les inquiétera toujours », écrit-il dans Rousseau juge de Jean-Jacques à propos de lui-même – avec la modestie qui le caractérise. C’est ainsi que, comme un spectre, Rousseau a plané sur la Révolution française et sur la modernité politique. Les Gilets Jaunes sont un nouvel avatar de ce spectre

Rompre les “chaînes de l’esclavage”, par la “révolution démocratique”

Jean-Jacques Rousseau et les symboles de la Révolution. Tableau de D. Jeaurat, 1794.

Rompre les “fers” et les “chaînes de l’esclavage” (une expression que Marat emploie comme titre de l’un de ses ouvrages) en dévoilant toute la contingence et l’arbitraire des relations de pouvoir, donner aux pauvres le sentiment de leur puissance et le goût de la démocratie, les inciter à dépasser leur individualité pour se constituer en peuple : telle fut la tâche que se donnèrent les héritiers de Rousseau sous la Révolution française. Rousseau, qui vivait à une époque où le journalisme était encore embryonnaire, ne croyait pas que l’on puisse influer sur les mentalités, qui, pensait-il, resteraient figées ; ce n’est pas un hasard si le journalisme, dont on commence alors tout juste à découvrir le pouvoir d’influence sur les esprits, apparaît comme un moyen d’action privilégié aux partisans de la démocratie sous la Révolution française. “Les infortunés forment les dix-neuf vingtièmes de la nation; ils seront les maîtres dès lors qu’ils connaîtront leurs droits et sentiront leurs forces », écrit Marat en 1789 ; “pour que le peuple veuille jouir de ses droits, il faut qu’il les connaisse », ajoute-t-il : “c’est à ce point où les écrivains doivent s’efforcer d’amener la nation ».

C’est ainsi que la Révolution française devient le théâtre d’une succession de scènes au cours desquelles l’arbitraire et la contingence des inégalités de pouvoir et de richesse semblent apparaître au grand jour aux yeux des contemporains : l’invasion répétée de l’Assemblée nationale par des sans-culottes, l’insurrection victorieuse des esclaves de Saint-Domingue contre les planteurs esclavagistes, l’exécution du roi Louis XVI, que des sans-culottes conduisent à l’échafaud le 21 janvier 1793…

Bataille de la colline aux palmiers, de January Suchodolski (1845), représentant un épisode de la révolte d’esclaves de l’île de Saint-Domingue.

Les hiérarchies les plus évidentes sont renversées, les liens les mieux établis se voient questionnés, les institutions les plus solides menacent de s’ébranler. Un texte du planteur esclavagiste Moreau de Saint-Méry, publié sous couvert d’anonymat, témoigne de la terreur que ce processus a inspiré aux groupes dominants. Esclavagiste métis, Moreau de Saint-Méry s’inquiète pourtant, au commencement de la Révolution, de la remise en cause du “préjugé de couleur » – en vertu duquel les Noirs et les métis étaient considérés comme inférieurs aux Blancs. Il reproche aux députés anti-esclavagistes la virulence avec laquelle ils s’attaquent au “préjugé de couleur” : “tel est l’empire des préjugés lorsqu’ils tiennent à la Constitution d’un pays qu’on ne doit y toucher qu’avec la plus grande circonspection », écrit-il ; les “préjugés”, ajoute-t-il, “sont le ressort caché de toute la machine coloniale ». Les années suivantes, qui ont vu éclater une spectaculaire révolte d’esclaves à Saint-Domingue, ont donné raison aux craintes de Moreau de Saint-Méry. Les “ressorts cachés” des diverses formes de domination sont peu à peu apparus au grand jour sous la Révolution.

C’est la raison pour laquelle la Révolution française a laissé aux groupes sociaux dominants le souvenir d’une épouvantable Saturnale, au cours de laquelle les hiérarchies traditionnellement admises étaient renversées ; il suffit de lire la réaction du Pape à l’exécution de Louis XVI pour s’en convaincre : “comment se fait-il que les Chrétiens soient jugés par des hérétiques, les hommes sains par des malades, les juges par des coupables ? ».

L’exécution de Louis XVI, le 21 janvier 1793. Gravure de Georg Heinrich Sieveking réalisée la même année.

Tocqueville est un observateur lucide de ce processus, qu’il nomme “révolution démocratique” dans le premier tome de sa Démocratie en Amérique. Avant 1789, écrit Tocqueville, les individus considéraient leur infériorité comme “un effet de l’ordre idéal de la nature” ; la Révolution fait perdre à l’inégalité son caractère naturel : “la force apparaît à tous comme la seule raison” de l’état social, et “l’idée de droit », conçue comme gardienne immuable des institutions, disparaît. Le simple exercice de la souveraineté populaire dévoile la contingence des rapports de pouvoir, mais aussi, par là-même, des normes dominantes, qu’il est possible de questionner ou renverser à l’infini. De quoi cette “révolution démocratique” est-elle le nom ? On ne compte plus les mouvements politiques et les courants de pensée qui ont vu dans le processus initié en 1789 la matrice de l’émancipation des opprimés, de Karl Marx à Derrida – qui considère la Révolution française comme un moment clef de la “déconstruction” des normes qu’il théorise -, des révolutions socialistes aux mouvements féministes ou anti-racistes…

Cette “révolution démocratique” est cependant plus ambivalente qu’elle ne le semble au premier abord. Si le processus de déconstruction des pouvoirs et des normes enclenché en 1789 est infini, ne risque-t-il pas d’ouvrir la voie, un jour, à la contestation des Droits de l’Homme ou des libertés individuelles ? Une ambivalence que l’on retrouve aujourd’hui avec les débats relatifs au RIC.

Le gouffre sans fond de la souveraineté populaire et du pouvoir constituant

Le spectre de la souveraineté illimitée du peuple a été jusqu’à inquiéter certains fervents démocrates ; la souveraineté populaire peut-elle tout contester et tout détruire, y compris les Droits de l’Homme ? Les massacres perpétrés sous la Terreur – justifiée aux yeux des plus radicaux par la défense et l’exercice de la souveraineté du peuple – ont fini par poser la question.

Où allait donc cette Révolution qui, “comme Saturne », semblait “dévorer ses propres enfants », selon le mot de Vergniaud, en une surenchère nihiliste, dont le seul étalon de valeur était la souveraineté du peuple ? Victor Hugo rend compte dans Quatrevingt-treize de cette sensation de vertige : “Mirabeau sent remuer à une profondeur inconnue Robespierre, Robespierre sent remuer Marat, Marat sent remuer Hébert, Hébert sent remuer Babeuf. Tant que les couches souterraines sont tranquilles, l’homme politique peut marcher ; mais sous le plus révolutionnaire il y a un sous-sol, et les plus hardis s’arrêtent inquiets quand ils sentent sous leurs pieds le mouvement qu’ils ont créé sur leur tête ».

Saturne dévorant son enfant. Talbeau de Goya, peint en 1819. La figure de Saturne (l’équivalent romain de Cronos), le Titan romain qui dévorait ses enfants, devenue une allégorie de l’hybris, de la destruction des normes les plus élémentaires, a été convoquée à de nombreuses reprises pour symboliser la Révolution et la Terreur. Les monarchistes faisaient référence aux années 1792-1794 comme à une “Saturnale” ininterrompue – cette fête romaine au cours de laquelle maîtres et serviteurs échangeaient leurs rôles. Les républicains hostiles à la Terreur ont quant à eux repris l’image monstrueuse du père dévorant ses enfants. La référence à Saturne est significative : elle renvoie à une ère qui précède celle des hommes et des Dieux, à un temps, donc, où la justice n’était pas encore de ce monde.

Que faire si le peuple décide de s’attaquer aux Droits de l’Homme ? Débat éminemment contemporain. Le Contrat Social de Rousseau ne souffre d’aucune ambiguïté sur cette question : “il est contre la nature du corps politique que le souverain s’impose une loi qu’il ne peut enfreindre ». Là où Montesquieu pense l’équilibre des pouvoirs et la protection des libertés, Rousseau théorise au contraire l’unicité et l’indivisibilité de la volonté du peuple. Est-ce d’ailleurs un hasard si Rousseau reprend aux théoriciens de l’absolutisme monarchique le concept de “souveraineté » – qui signifie rien de moins qu’un pouvoir sans limites – pour en faire du peuple le détenteur légitime, en lieu et place du monarque ? Émile Boutmy a-t-il vraiment tort lorsqu’il écrit que “Rousseau applique au souverain l’idée que les philosophes se font de Dieu : il peut tout ce qu’il veut ; mais il ne peut vouloir le mal » ? (Etudes politiques).

C’est ainsi que sous la Révolution française se développe un courant de pensée, issu de la tradition jusnaturaliste et libérale, destiné à défendre les Droits de l’Homme et les libertés individuelles contre les abus de la souveraineté du peuple. La rédaction d’une Constitution apparaît vite comme le moyen privilégié de donner un cadre et de fixer des limites à la souveraineté populaire. Siéyès, défenseur ardent de la Révolution libérale de 1789 et critique passionné de la Révolution démocratique de 1792, s’érige comme le principal théoricien de ce courant de pensée ; il propose de figer le “pouvoir constituant” du peuple, c’est-à-dire le pouvoir de défaire et d’instituer des normes – potentiellement illimité – en un “pouvoir constitué », afin de lui donner des cadres et des bornes. “Toute constitution politique », écrit-il, “ne peut avoir pour objet que de manifester, d’étendre et d’assurer, les droits de l’homme et du citoyen » ; raison qui justifie sa limitation de la souveraineté populaire.

Le XXème siècle donne du grain à moudre à ces tentatives de cristallisation juridique du pouvoir constituant. C’est certainement le juriste Hans Kelsen qui leur a donné leur forme la plus aboutie. Défenseur de l’Etat de droit et de la séparation des pouvoirs, horrifié par la révolution bolchévique comme par l’expérience fasciste, Kelsen théorise une architecture juridique complexe destinée à protéger une série de normes en les inscrivant dans une Constitution. Elle se matérialise sous la forme d’une “pyramide des normes », qui soumet l’ensemble des lois au respect de la régularité constitutionnelle (la Constitution est nommée, de manière significative, la “norme des normes » par Kelsen) ; une série d’institutions est destinée, aux yeux de Kelsen, à permettre le contrôle du caractère constitutionnel des lois. La “pyramide des normes » apparaît comme une réponse directe aux blochéviks et aux fascistes ; elle constitue un moyen de soustraire un certain nombre de normes à l’arbitraire du souverain.

Formalisation de la “pyramide des normes” telle qu’elle est théorisée par Kelsen.

L’influence de Kelsen sur la pensée contemporaine est considérable ; les manuels de droit des universités françaises actuelles se réfèrent constamment à Kelsen ; les “cours constitutionnelles », apparues après la Seconde Guerre Mondiale, destinées à vérifier la légalité constitutionnelle de telle ou telle loi, sont inspirées par les réflexions de Kelsen. Récemment, un certain nombre de responsables politiques ou de journalistes ont déclaré leur soutien au RIC, mais à condition de l’inscrire dans un cadre constitutionnel qui l’encadrerait sévèrement, et qui l’empêcherait de statuer sur les questions de société, afin que les libertés individuelles ne soient pas menacées ; c’est encore un avatar de la pensée de Kelsen.

Réactualisation contemporaine d’une hantise vieille de deux siècles.

Il n’a pas été très difficile au juriste Carl Schmitt, le grand critique de Kelsen, de contester ce qu’il considère comme un “impérialisme du droit” dans la science politique. Il reproche à Kelsen d’hypostasier le droit, de l’étudier en voilant les dynamiques politiques desquelles il est issu : “on a affaire à la vieille négation libérale de l’Etat face au droit, et à l’ignorance du problème autonome de l’effectuation du droit » (Théologie politique). Le schéma de la “pyramide des normes » kelsenienne n’est valable qu’aussi longtemps que sommeille le pouvoir constituant, qui est la véritable “source sans fond de toutes les formes ». “Écrire une Constitution ne peut en aucun cas épuiser, absorber ou consommer le pouvoir constituant », écrit-il dans sa Théorie de la Constitution : “le pouvoir constituant continue à exister à côté de la Constitution et au-dessus d’elle ».

Le vertige de la réinvention démocratique

On peut retirer quelques enseignements de cette mise en perspective.

Il semble tout d’abord surprenant que le RIC soit systématiquement envisagé sous l’angle de la menace pour les libertés acquises, plutôt que comme une arme pour celles qui restent à conquérir. Il semble paradoxal de voir certaines personnalités “progressistes” s’en prendre au RIC, sous prétexte qu’il ouvrirait la voie à la déconstruction des normes établies – à l’instar de ce député LREM qui craint que “le RIC ne permette la révocation de n’importe quelle loi progressiste », et n’ouvre la voie à de “graves atteinte aux droits des femmes » – alors que les mouvements identifiés comme “progressistes” se sont précisément bâtis sur l’idée que la déconstruction des normes instituées avait un potentiel libérateur. Le RIC est porteur de l’ambivalence qui était celle de la “révolution démocratique” théorisée par Tocqueville, ce processus où les rapports sociaux, l’ordre institué et les normes dominantes sont radicalement mis en question et apparaissent dans toute leur contingence. Le RIC, comme l’exercice de la souveraineté populaire sous la Révolution française, porte en lui la potentielle déconstruction des droits les plus incontestés… mais aussi le questionnement des formes de violence et de domination les plus dissimulées – et donc la promesse de la conquête de nouveaux droits. La situation des femmes en France, pour reprendre l’exemple ci-dessus, est-elle satisfaisante au point que la menace de la perte de droits soit plus forte que la promesse de la conquête de nouveaux droits ? La question mérite d’être posée.

On peut très bien juger que le statu quo, avec toutes ses imperfections, mérite d’être défendu, car il est préférable à une série d’attaques contre les libertés individuelles qui pourraient être portées si le RIC était mis en place. Mais dans cette configuration, qu’est-ce qui garantit en dernière instance la pérennité des libertés individuelles ? Si l’on craint que les droits acquis soient menacés par l’existence potentielle du RIC, on doit craindre à plus forte raison qu’ils soient menacés par l’existence, bien réelle, d’une Assemblée nationale souveraine – l’Assemblée nationale n’étant pas une institution intrinsèquement garante des droits individuels ! Il est d’ailleurs curieux que les opposants au RIC, inquiets de la menace qu’il ferait peser sur les droits individuels, ne s’inquiètent jamais des dangers que le système de démocratie représentative fait peser sur ces mêmes droits individuels – non pas dans un futur hypothétique, mais bien actuellement. Dans une démocratie semi-directe où le RIC serait institutionnalisé, du moins la possibilité de débattre d’une loi ou d’un sujet de société ne serait-elle jamais écartée – et un vote conservateur pourrait être contredit quelques années plus tard par un vote progressiste portant sur le même sujet. Dans le système actuel de démocratie représentative, où la temporalité politique est exclusivement fixée par les pouvoirs institués, qu’est-ce qui garantira la défense des libertés individuelles, des droits des femmes ou des minorités, le jour où un parti ultra-conservateur prendrait le pouvoir à l’Elysée et à l’Assemblée nationale ?

Il semble que le danger pointé du doigt par les opposants au RIC – la mise en cause de droits fondamentaux par le pouvoir souverain – soit déjà présent dans le système actuel. Ce danger ne concerne pas seulement le RIC, ou la démocratie participative : il concerne tout simplement la souveraineté. Il a partie liée à ce que Carl Schmitt nomme à la suite de Siéyès le “pouvoir constituant », c’est-à-dire le pouvoir infini de déconstruire et d’édicter des normes et des lois. Le problème semble donc mal posé. Le débat n’oppose pas défenseurs des droits et défenseurs de la souveraineté populaire. Il oppose plutôt une posture que l’on pourrait qualifier d’essentialiste et une autre, que l’on pourrait qualifier de constructiviste.

La posture essentialiste est celle qui consiste à se référer à un certain nombre de droits acquis, et à vouloir les garantir par une série d’institutions, de normes constitutionnelles ou juridiques – une démarche dont Kelsen a fourni la formalisation la plus aboutie.

La posture constructiviste implique d’admettre le caractère contingent, aléatoire et réversible des normes dominantes, de la législation existante et des droits acquis ; et de considérer cette contingence et cette réversibilité non comme une menace, mais comme une arme pour la conquête de nouveaux droits. Cette démarche implique donc de penser l’institutionnalisation des cadres propices à l’émergence d’une intelligence populaire, plutôt que de chercher à sanctuariser les droits acquis en une forteresse juridique – qui peut de toute manière s’effondrer.

Ces deux attitudes ne sont pas nécessairement antinomiques (on peut très bien considérer certains droits comme essentiels, se réjouir de leur constitutionnalisation, tout en admettant leur caractère contingent) ; mais il semblerait que l’on ait tendance à surestimer les bienfaits de la première, et à sous-estimer la pertinence de la seconde. Est-il vraiment besoin de s’étendre longuement sur le bien-fondé des objections que Schmitt adresse aux disciples de Kelsen ? Il est tout à fait possible de souhaiter – au nom de la défense des Droits de l’Homme – la restriction de la souveraineté populaire par la souveraineté parlementaire, le rétrécissement de la souveraineté parlementaire par le cadre constitutionnel, l’encadrement du cadre constitutionnel lui-même par une série de traités internationaux contraignants, destinés à sanctuariser un certain nombre de droits essentiels. Cette logique de poupées russes prend fin lorsque le pouvoir souverain décide tout simplement de récuser le cadre constitutionnel ou les engagements internationaux – la vague conservatrice qui frappe l’Europe de l’Est depuis une décennie montre qu’aucun droit n’est acquis de manière irréversible, et que le pouvoir normatif des traités internationaux pèse bien peu, par rapport au pouvoir bien réel du souverain. Une défense conséquente des droits individuels ne peut donc se limiter à une tentative d’encadrement ou de limitation du pouvoir souverain ; elle doit également en penser les modalités d’exercice.

L’acceptation du caractère contingent de toutes les institutions, normes et lois, procure au premier abord une sensation de vertige. Rousseau écrit, dans ses Fragments politiques : “chaque acte de souveraineté, ainsi que chaque instant de la durée du corps politique est absolu, indépendant de ce qui précède, et jamais le souverain n’agit parce qu’il a voulu, mais parce qu’il veut ». La souveraineté populaire de Rousseau apparaît donc douée de la même indétermination que la liberté de Sartre : sans attaches avec le passé, elle se conçoit comme réinvention perpétuelle et démiurgique.

Il importe de relativiser cette sensation de vertige ; car si le pouvoir souverain de déconstruction des normes est théoriquement infini, il ne l’est pas en pratique. Si le pouvoir souverain est – par la nature des choses – illimité, il n’en devient pas nécessairement arbitraire pour autant. Dans sa Théorie de la Constitution, Carl Schmitt note ce paradoxe étonnant : les périodes de révolution, lors desquelles les normes les plus élémentaires sont questionnées et dissoutes, n’ouvrent jamais sur des périodes d’anarchie ou de chaos ; un ordre alternatif se remet en place, à la même vitesse que l’ancien a été aboli. Le pari de Rousseau était précisément la mise en place d’un nouvel ordre – politique, juridique, moral -, qui profiterait à tous, et non à une minorité. C’est que le “peuple” de Rousseau n’est pas une entité abstraite, ou un amas d’individus isolés. C’est, pour reprendre l’expression de Saint-Just, une “communauté d’affections », dans laquelle tous les individus sont liés entre eux par un sentiment d’appartenance commune et un devoir de solidarité mutuel. Sans une telle “communauté d’affections” – produite par une éducation commune, une série d’institutions qui favorisent le développement de ce sentiment de responsabilité mutuelle -, sans ce sentiment d’appartenance à un même corps, le “peuple », tel que l’entend Rousseau, ne peut exister, et la souveraineté populaire ne peut qu’être une chimère. C’est pourquoi Rousseau estimait que la logique en vertu de laquelle un peuple prend conscience de lui-même comme peuple, pousserait le citoyen à protéger son semblable comme s’il s’agissait de lui-même : la souveraineté populaire est indissociable pour lui de la responsabilité des individus les uns envers les autres.

La Constitution de juin 1793

C’est la raison pour laquelle les rédacteurs de la Constitution de juin 1793 ne distinguaient jamais l’institutionnalisation de la souveraineté populaire et la défense des Droits de l’Homme. La souveraineté du peuple était, pour eux, le moyen de favoriser l’émergence d’une éthique de la responsabilité collective. Ils estimaient que si les cadres propices à l’émergence d’une intelligence populaire étaient instaurés (éducation, institutionnalisation d’Assemblées populaires, construction d’un véritable espace public de libre débat, mécanismes de participation démocratique, etc.), les citoyens ne pourraient que tendre vers un ordre des choses où les droits de chacun seraient protégés par tous les autres. La reconnaissance de l’égalité radicale entre les hommes, que présuppose la mise en place d’institutions démocratiques, ne pourrait qu’encourager la prise en compte de l’égalité de leurs droits. Cet idéal de solidarité organique a été synthétisé dans l’article 34 de cette Constitution : “il y a oppression contre le corps social lorsqu’un seul de ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé ».

Optimisme démesuré ? Assurément. Il n’empêche : penser les conditions d’apparition d’un devoir d’assistance mutuelle dans le cadre de la souveraineté populaire semble être un moyen plus pertinent de conserver les droits acquis, que de les sanctuariser dans une Constitution et une série de traités internationaux – dont on espère religieusement que jamais le souverain ne décidera de les récuser.

C’est d’ailleurs dans cette mesure que l’on pourrait critiquer le RIC qui, en tant que tel, apparaît comme une modalité atrophiée de réforme démocratique. Certains de ses partisans tendent à le considérer comme une simple mesure technique, sur le mode d’une baguette magique qui réaliserait miraculeusement la souveraineté du peuple. Si la mise en place d’un RIC n’est pas accompagnée d’une série de réformes visant à faire émerger un véritable espace démocratique qui permette la délibération, la participation populaire et qui favorise l’apparition d’un esprit civique, la souveraineté populaire ne deviendra pas autre chose que ce qu’elle est actuellement : une simple formule.

RIC : risques et vertus de l’expression citoyenne

© Capture d’écran : YouTube

Qui aurait bien pu parier qu’une insurrection contre la hausse des prix de l’essence mènerait à la remise en cause des institutions de la Vème République ? Le mouvement des gilets jaunes renouvelle le champ de la contestation sociale, prenant de court bon nombre d’éditorialistes et de politiciens. L’appel à un Référendum d’initiative citoyenne est ainsi devenu l’un des leitmotivs du mouvement et un sujet très apprécié du débat public. Tantôt présenté comme dangereux, tantôt vu comme la mesure salvatrice d’une sortie de crise, il déchaîne les déclarations et les imaginations. Pourtant, l’essentiel du débat sur le RIC pourrait se jouer non pas sur son principe mais sur ses modalités.


Pour quiconque arpente les rues et les ronds points à l’écoute des slogans et des discussions des gilets jaunes, il est presque impossible d’échapper à l’enthousiasme que soulève le Référendum d’initiative citoyenne. La capacité d’une telle idée à pénétrer les couches les plus hétéroclites de la société impressionne [1]. L’ampleur de sa diffusion ne saurait toutefois la laisser longtemps sans contradicteurs. Car comme toutes les procédures institutionnelles, le RIC présente des risques qui sont pour l’instant difficiles à évaluer du fait du caractère inédit du dispositif. On s’inquiète ici ou là du retour de la peine de mort, d’une révision du mariage pour tous, d’une multiplication des niches fiscales etc. Sans tomber dans un scepticisme qui céderait à la paranoïa, et en gardant en tête que la plupart de ces risques existent de la même façon lors des élections que nous pratiquons de longue date, il n’est pas inutile de les détailler, ne serait-ce que pour réfléchir à leurs éventuelles solutions.

Bien sûr, rien ne permet de présumer l’irresponsabilité ou l’égarement idéologique du peuple français. Mais un pouvoir constituant qui souhaiterait inscrire le RIC dans les textes constitutionnels, ne pouvant connaître de l’avenir, doit tout envisager, le pire comme le meilleurs, et serait de toute façon bien obligé d’y fixer des conditions. Car il n’existe pas à ce jour de démocratie « à l’état pur »[2]. Même le référendum en est une approximation. D’un point de vue démocratique, le RIC, au même titre que n’importe quelle institution, n’en serait qu’une voie de médiation, un outil de réalisation nécessairement imparfait mais également perfectible.

Le RIC en quelques mots

Qu’est-ce que le RIC ? C’est une procédure institutionnelle qui permettrait à une fraction du corps électoral de déclencher la tenue d’un référendum sur une question donnée. Dans sa version la plus extensive soutenue par certains gilets jaunes, le RIC est l’instrument d’une souveraineté populaire sans concession qui se résume en quatre prérogatives fondamentales : un pouvoir constituant, à savoir le droit de réviser ou réécrire la constitution ; un pouvoir abrogatoire, permettant d’abroger une loi ; un pouvoir législatif, pour créer une loi ; et enfin un pouvoir révocatoire, afin de révoquer un élu.

Dans sa version la plus extensive, soutenue par de nombreux gilets jaunes, le RIC est l’instrument d’une souveraineté populaire sans concession.

La possibilité d’organiser un référendum sur initiative citoyenne existe déjà dans plusieurs pays, notamment la Suisse, que l’on cite abondamment. Toutefois, aucun pays ne combine la possibilité de ces quatre pouvoirs[3].  Souvent assimilé à l’idée d’une démocratie directe et à une conception populaire de la souveraineté démocratique, le RIC a quelques antécédents dans la tradition politique française, notamment la révocation des élus sous la Révolution.

En l’état, la constitution française prévoit la possibilité d’organiser un référendum à l’initiative du Parlement, soutenu par un corps de citoyens. Cependant, les conditions relativement inaccessibles du Référendum d’initiative partagée (RIP) et son périmètre encore équivoque l’ont pour l’instant maintenu hors de portée de la vie politique française[4]. La voie la plus logique d’adoption du RIC serait donc une révision constitutionnelle de l’article 11 qui transformerait le RIP en RIC.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:RIC_CARL.jpg
Pouvoirs extensifs du RIC @Mielchor

Le RIC en question

Tant au sein de ses détracteurs que de ses défenseurs[5], l’éventualité du RIC génère une myriade de défis procéduriers plus ou moins complexes mais pose également des questions sur la survie même de notre ordre institutionnel et juridique. Ainsi, la mise en place du RIC dans sa version la plus extensive comprenant les quatre pouvoirs s’avère délicate sur trois points : les libertés fondamentales, la gestion du budget de l’état et la stabilité du pouvoir.

En matière de libertés fondamentales

La démocratie française s’est constituée autour de l’avènement historique de l’individualisme. Il existe ainsi une association tacite entre le droit du citoyen à décider de la vie de la cité et sa protection contre l’arbitraire d’un pouvoir ou d’une foule, au point qu’on amalgame fréquemment libéralisme politique – droits de l’Homme, État de droit – et démocratie. En pratique, le régime des libertés fondamentales contribue à atténuer les faiblesses du principe majoritaire qui fonde la démocratie moderne : comment éviter l’oppression d’une minorité par la majorité ? La protection des droits et libertés de chaque individu rend le jeu démocratique d’autant plus acceptable qu’il nuance la tendance contemporaine à confondre la majorité avec la totalité du peuple. Il apparaît évidemment impensable que les garanties de nos libertés fondamentales restent éternellement hors de portée du suffrage universel, ne serait-ce que pour créer de nouveaux droits, par exemple. Celles-ci ont d’ailleurs déjà été soumises au vote des Français par le passé, quoi que de manière incomplète. On peut craindre cependant que le simple principe de majorité absolue, qui réunit 50% des suffrages, ne puisse suffire à légitimer une révision de nos libertés. Et c’est assez logiquement qu’on refusera à une majorité la décision des limites de la puissance majoritaire. La capacité d’intervention du RIC dans le domaine des droits fondamentaux suppose dès lors de réunir une masse de suffrage qui puisse représenter une volonté qualifiée de « supra majoritaire ». Une majorité « qualifiée » donc, dont la représentativité minimum requise s’appréciera en fonction des suffrages exprimés mais aussi de la participation électorale. Le juste agencement entre ces deux exigences, d’un côté un quorum en nombre de votes (c’est-à-dire la proportion des suffrages exprimés) et d’un quorum en nombre de votant (partition électorale), reste largement sujet à débat. L’enjeu pour cette majorité spéciale est de se distinguer clairement des majorités ordinairement requises pour un référendum de l’article 11 (plus de 50% de suffrages, aucun seuil minimum de participation). Dans la mesure où les actuels droit fondamentaux régissent en théorie notre ordre juridique (en particulier la procédure pénale), un tel dispositif garantirait également l’impossibilité de voter une loi qui leur soit contraire par un référendum à majorité simple.

En matière fiscale et budgétaire

La thématique fiscale est un point particulièrement sensible, qui pose des questions complexes et paradoxales. L’existence même d’un système fiscal suppose en effet un consentement obtenu généralement de manière plus ou moins coercitive et l’on imagine assez mal le corps électoral, même le plus attaché à la chose publique, se contraindre spontanément aux charges et aux impôts qui financent pourtant jusqu’à la possibilité même de l’action politique. Que se passerait-il si chacun avait la possibilité de demander la réduction de ses impôts ? En même temps, la place cruciale accordée à la justice fiscale dans la contestation actuelle du pouvoir et son rôle fondateur dans l’histoire de la démocratie plaide en faveur d’un contrôle du citoyen sur la combinaison des impôts et l’utilisation de l’argent public qui prendrait a minima la forme d’un droit de regard, et de façon plus extensive la possibilité d’intervenir dans le processus budgétaire. Cette contradiction peut toutefois être nuancée par la dimension majoritaire du référendum. Les contribuables qui souhaiteraient par exemple modifier le taux d’imposition de leur tranche ou le commerçant qui voudrait réduire la TVA à laquelle est soumise ses produits, auraient beaucoup de mal à être suivis par une majorité de Français aux intérêt économiques divergents et aux situations fiscales différentes. Le risque se concentrerait donc plutôt sur le scénario d’une décision collective de baisser simultanément les impôts de tout le monde, ce qui ne manquerait pas de poser quelques problèmes de finances publiques.

La place cruciale accordée à la justice fiscale dans la contestation actuelle du pouvoir et son rôle fondateur dans l’histoire de la démocratie plaide en faveur d’un contrôle du citoyen sur la combinaison des impôts et l’utilisation de l’argent public.

Requérir une majorité absolue ou qualifiée pour valider une mesure de ce type n’y changerait pas grand chose. La solution réside peut-être dans un encadrement du RIC dans le domaine fiscal par des principes qui permettraient de le rendre constructif. On pourrait imaginer par exemple un principe d’équilibre ou de réciprocité qui oblige toute intervention dans le budget national à proposer une symétrie entre les recettes et les dépenses amendées. Par exemple, un impôt ne pourrait être supprimé qu’à condition d’en détailler le financement, puis en envisageant son remplacement ou en lui substituant un autre impôt équivalent, soit par l’emprunt public, soit en indiquant explicitement quelle dépense publique sera amputée du manque à gagner. Parallèlement, on pourrait limiter le RIC à une capacité d’intervention fiscale ponctuelle ce qui favoriserait sans doute la hiérarchisation des revendications et donnerait la priorité au traitement des dispositifs fiscaux les plus unanimement perçus comme injustes. Le budget étant discuté tous les ans au Parlement, les Français auraient ainsi la possibilité d’intervenir chaque année sur une ou deux mesures fiscales emblématiques, complétant et contrôlant ainsi le travail parlementaire qui garderait toute son importance.

© Olivier Ortelpa

En matière de stabilité et de continuité du pouvoir

Il s’agit du reproche le plus répandu à l’encontre du RIC : si l’on pouvait révoquer un élu tous les deux jours, il deviendrait impossible de gouverner le pays et l’on retomberait dans ce climat d’agitation et de paralysie qui caractérisait notamment la IVème République. Néanmoins, il s’agit d’une mesure qui peut facilement être encadrée, en empêchant le renouvellement trop hâtif des élus, grâce à l’accord d’une période probatoire par exemple. Durant la première partie de son mandat, l’élu disposerait ainsi d’un temps pour déployer les grandes orientations de sa politique, que le citoyen pourrait ensuite juger en connaissance de cause. Toutefois, au terme de cette période d’essai, comment faire face à l’éventualité d’un désaveu ? La révocation d’un élu implique en effet l’organisation d’une nouvelle élection et avec celle-ci, une nécessaire période de campagne. Faut-il alors considérer que la campagne du référendum de révocation constitue en fait le début d’une campagne de potentielle élection ? Ou faut-il prévoir au contraire un délai important entre une révocation et une nouvelle élection ? D’autre part, il faut déterminer les conséquences qu’aurait le scrutin pour l’élu concerné : après une révocation, peut-il se présenter tout de même à la nouvelle élection ? S’il est maintenu au pouvoir par les urnes, bénéficie-t-il d’une nouvelle période probatoire ? On pourrait craindre que la multiplication des campagnes offre d’autant plus d’occasions aux candidats d’exercer une démagogie de circonstance. C’est oublier un peu vite que les postures et les contorsions de la communication politique sont loin de se limiter aux périodes d’élections. L’exercice du pouvoir est devenu aujourd’hui une sorte de campagne permanente de conquête de l’opinion. Dans ces conditions, qu’une telle situation débouche sur des scrutins plutôt que sur une compilation de sondages politiquement stériles pour le plus grand nombre paraît finalement assez positif. Mais la question de la stabilité du pouvoir ne se pose pas seulement pour la révocation d’élus. Elle interroge également les sujets diplomatiques. La possibilité de ratifier ou de dénoncer un traité international engage la capacité d’action diplomatique de l’État, puisqu’il peut rendre incertain la pérennité de ses engagements internationaux. Même en considérant que tous les traités internationaux qui ont un impact significatif sur l’État et le fonctionnement de la société française (accords de libres échanges, traités fondateurs de l’UE, alliances militaires, conventions pénales internationales etc.) devraient être ratifiés préalablement par référendum, reste la question de la durée de la validité des accords signés. La nécessité d’un débat sur l’équilibre à trouver entre stabilité diplomatique et contrôle démocratique des traités s’impose.

Les conditions d’application du RIC

De manière plus générale, il apparaît de ces différents cas pratiques qu’un certains
nombre de paramètres se dégagent avec lesquels le futur constituant devra sans doute
composer pour l’intégration du RIC à notre ordre constitutionnel.

D’abord, la qualité du débat public. Comme l’affirment certains constitutionnalistes le
premier facteur de qualité des décisions, c’est la qualité des campagnes et du
débat public qui les animent [8]. Ce qui dépend de la durée des campagnes (pour lesquelles l’article 11 ne pose aucune condition) mais aussi de leur organisation médiatique (temps de parole, débats entre représentants) et institutionnelle (création  d’assemblées citoyennes locales, organisation de débats au niveau communal …) A ce titre, sans doute peut tirer quelques enseignements de la campagne du référendum de 2005 qui avait généré une participation électorale assez élevée (69% du corps électoral).

Ensuite, la fréquence des scrutins. Qu’il faudra déterminer pour chaque disposition : durée des périodes probatoires pour les élus, pour les lois, annualité du travail budgétaire, la période de validité des traités, la fréquence des révisions constitutionnelles …

La question de la masse citoyenne doit déterminer combien de citoyens participeront à chaque étape du processus. Quel est le seuil de déclenchement du RIC, combien faut-il de pétitionnaires ? On parle parfois de 1% du corps électoral (soit environ 450 000 citoyen), ou de 700 000, voire d’un million ou deux millions de personnes… Doit-on d’autre part exiger un taux de participation minimum pour attester de la validité du référendum ? C’est par exemple le cas en Italie pour la dimension abrogatoire, où 50% de participation est requise.

À l’évidence, le RIC fera d’une manière ou d’une autre concurrence à la représentation nationale […]. Comme toutes les situations de concurrence celle-ci peut s’avérer constructive ou au contraire mortifère, en fonction de la dynamique qui va se créer entre les acteurs.

De plus, la réflexion sur les modes de scrutins alternatifs se développe de manière significative ces dernières années. En plus du scrutin binaire existent ainsi plusieurs configurations alternatives : scrutin préférentiel (classement par ordre de priorité des propositions), scrutin par notation (chaque proposition est notée pour elle même), etc. À noter toutefois que la familiarisation des citoyens avec ces nouveaux types de votation nécessiterait sans doute plusieurs occasions de pratique, d’où peut-être l’intérêt de les expérimenter d’abord localement. La proposition référendaire pourrait aussi être soumise à certains principes régulateurs, comme l’intelligibilité de la question et du projet de loi, le principe de financement en matière budgétaire ou l’obligation d’un plan détaillé de mise en œuvre de la mesure proposée.

L’articulation avec les autres pouvoirs est aussi un point central du débat. À l’évidence, le RIC fera d’une manière ou d’une autre concurrence à la représentation nationale, que ce soit celle du président ou des parlementaires, qui seront contraints de partager ces prérogatives avec l’expression populaire. Comme toutes les situations de concurrence celle-ci peut s’avérer constructive ou au contraire mortifère, en fonction de la dynamique qui va se créer entre les acteurs. Sauf à se passer complètement de la représentation politique, ce qui dans un pays de 67 millions d’habitants ne semble pas à l’ordre du jour, il apparaît inévitable de préciser le rôle et le périmètre de ces deux types de pouvoir et, dans la mesure du possible, de les optimiser. L’idée d’une implication du Parlement, qui aurait la possibilité, voire l’obligation, d’examiner le futur sujet du RIC en séance, semble à ce titre une piste intéressante [9]. Que faire toutefois, lorsque le texte amendé est jugé dénaturé et est rejeté par le suffrage universel, faut-il recommencer tout le processus ? Par ailleurs, si la démocratie locale ou participative ne peut à elle seule résoudre la crise de nos institutions (la plupart des revendications des Gilets Jaunes – hausse SMIC, baisse des taxes, ISF, CICE, retraites, indemnités des élus – relèvent du pouvoir national, et plus précisément de Bercy), elle peut indéniablement jouer un rôle fondamental dans l’organisation du débat public et l’élaboration des textes proposés au RIC.

Le contrôle de la sincérité et de la publicité du scrutin, de l’indépendance et de la fiabilité des outils numériques ou matériels utilisés est décisif.

D’autre part, il parait indispensable de vérifier la compatibilité de la mesure proposée avec l’ensemble des dispositions constitutionnelles, avant d’enclencher le processus d’une campagne nationale sur le sujet. Ce qui suscite un problème particulier d’articulation avec l’organisme chargé de garantir la validité de la procédure. On imagine que l’on n’échappera pas à une réforme profonde du Conseil Constitutionnel, dont la partialité politique est de plus en plus problématique [10] si l’on fait le choix logique de lui confier cette tâche. Le contrôle de la sincérité et de la publicité du scrutin, de l’indépendance et de la fiabilité des outils numériques ou matériels utilisés est en effet décisif.

Enfin, bien que le dispositif institutionnel comporte une part irréductible de technicité, son utilisation devra être la plus simple possible pour les pétitionnaires comme pour les votants. Cela suppose un nombre raisonnable de formalités, mais également une certaine continuité institutionnelle et un symbolisme dans les chiffres, comme un seuil de déclenchement à 1% du corps électoral ou 1 millions de citoyens par exemple, une participation électorale de 50%, une majorité qualifiée aux 3/5, comme c’est le cas pour le Parlement au sujet de la révision constitutionnelle actuelle [11].

Le RIC sauvera-t-il la Vème République ?

Ironie de l’histoire politique, ce référendum qui fait aujourd’hui trembler tant de partisans du régime présidentiel a justement été popularisé par la Vème République ! Avant 1958, le référendum était vu comme une institution césariste par les républicains, relativement méfiants à son égard. La tendance à personnaliser fortement les enjeux du scrutin autour de la figure présidentielle s’explique d’ailleurs par ce passif plébiscitaire de l’outil référendaire. Rien ne permet toutefois d’affirmer qu’il en sera de même avec le RIC : la personnalisation du scrutin est fortement liée au monopole de l’initiative du référendum. On peut ainsi supposer que plus l’initiative est répandue, plus le risque de personnalisation est dilué. En revanche, la pratique du référendum, instituée par la Vème République, gardera sans doute certaines de ses caractéristiques, celle d’une dimension solennelle et relativement ponctuelle, associée à une très forte autorité politique.

Seul pouvoir ostentatoirement irresponsable au cours de son mandat, la présidence se verrait ainsi « rationalisée » comme l’a été en son temps l’Assemblée Nationale de la IVe République.

Plus intéressant encore : le RIC offre la possibilité inédite de franchir un degré de plus dans le processus de rationalisation de notre régime républicain, et d’encadrer un exécutif qui s’émancipe toujours plus du principe d’équilibre des pouvoirs. Car l’intérêt du RIC ne réside pas seulement dans sa part de démocratie directe, mais également dans sa faculté de contrôle de la représentation. De la même manière que la prérogative présidentielle de dissolution de l’Assemblée Nationale fait planer sur celle-ci la menace d’un retour aux urnes anticipé, le RIC aurait le même effet sur tous les élus et en particulier sur le président de la République. Seul pouvoir ostentatoirement irresponsable [12] au cours de son mandat, la présidence se verrait ainsi « rationalisée » comme l’a été en son temps l’Assemblée nationale de la IVème République, c’est à dire encadrée par des outils visant à discipliner l’exercice de sa fonction.

Le RIC se révèle donc être une option institutionnelle prometteuse dans la mesure où ses modalités le rendraient à la fois relativement exceptionnel tout en restant raisonnablement praticable. L’enjeu est ici – comme bien souvent dans notre histoire constitutionnelle – de trouver un compromis satisfaisant entre une stabilité minimum du pouvoir, pour que les décisions aient le temps et l’espace de déployer leurs effets, et un usage maximum du principe démocratique, afin que la souveraineté du peuple se matérialise le plus souvent possible. Pour cela il s’agit de trouver le point d’équilibre entre l’accessibilité du dispositif, qui lui donnera sa légitimité, et ses formalités, qui garantiront la pérennité des mesures prises. Cette ligne de crête se trouve quelque part dans l’agencement subtil de ces différents paramètres, que nous avons ici tenté de lister et dont la combinaison définitive nous apparaîtra vraisemblablement qu’après quelques années de pratiques.

L’hypothèse du RIC exige donc un débat riche et vigoureux sur ses modalités qui durera vraisemblablement encore un certain temps. Mais la force et la consistance que prend l’idée dans le corps social nous laisse tout de même quelques chances de voir un jour les Français retrouver le chemin des urnes pour un référendum… sur le RIC.

 


[1] Entre 60% et 80% des Français, selon un sondage Harris Interactive : https://www.huffingtonpost.fr/2019/01/02/le-ric-seduit-la-grande-majorite-des-francais_a_23631681/

[2] La démocratie chimiquement pure n’existe pas dans l’Histoire. Elle est toujours médiatisée par des institutions partiellement confiscatoires. Tout se joue dans leur légitimité. Un texte intéressant sur la question : https://usbeketrica.com/article/la-democratie-en-tant-que-systeme-n-existe-pas-c-est-un-principe-vers-lequel-on-tend

[3] Ainsi le système suisse ne permet pas la révocation, les systèmes italien ou californien excluent les traités internationaux et les mesures budgétaires. https://www.franceculture.fr/politique/referendum-dinitiative-citoyenne-quels-modeles-etrangers-inspirent-les-gilets-jaunes

[4] Pour le déclenchement du Référendum d’initiative partagée, il faut selon l’article 11 alinéa 3 de notre constitution, réunir un cinquième des membres du Parlement soutenu par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. Soit environ 92 députés et sénateurs et 4 millions et demi d’électeurs. Le dispositif concerne par ailleurs les projets de lois sur des « réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent » mais mentionne également l’organisation des pouvoirs publics qui relèverait a priori plutôt de la révision constitutionnelle (article 89). D’autre part s’il n’est pas possible d’intervenir sur les traités internationaux eux-mêmes, il est possible de mettre en cause une disposition légale qui tendrait « à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions ».

[5] Comme par exemple sur la plate forme en ligne Parlement et Citoyens : https://parlement-et-citoyens.fr/project/referendum-dinitiative-citoyenne/consultation/consultation-48

[8] Entre autres Julien Talpin : https://www.liberation.fr/debats/2018/12/20/un-ric-sous-conditions_1698963, ou encore Laurence Maurel : https://theconversation.com/referendums-assemblees-citoyennes-des-propositions-a-ne-pas-sous-estimer-108927

[9] Une idée relativement répandue https://www.lemonde.fr/politique/video/2018/12/20/le-referendum-d-initiative-citoyenne-est-il-une-bonne-idee_5400515_823448.html

[10] L’intégralité de ses membres est nommée par des élus (président de la République, président de l’Assemblée, président du Sénat), ce qui ne manque pas de poser des questions sur son indépendance politique : http://cred.u-paris2.fr/sites/default/files/cours_et_publications/Cahiers%20Justice%20-%20CC%20.pdf

[11] Mentionné à l’article 89-3 de la constitution.

[12] Techniquement, on parle « d’irresponsabilité politique » du président : http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/institutions/fonctionnement/president-republique/role/pourquoi-parle-t-on-irresponsabilite-politique-du-president-republique.html

Le Référendum d’Initiative Citoyenne : héritier de la Révolution française

D’une contestation fiscale sur le prix du carburant, le mouvement des gilets jaunes a muté au fil des semaines et incarne désormais une volonté de refondation démocratique de nos institutions. La création d’un référendum d’initiative citoyenne, qui permettait au peuple de se saisir directement des décisions publiques est au cœur de ses revendications politiques. Le “RIC”, comme il convient maintenant de l’appeler, bouleverserait profondément notre ordre constitutionnel pour court-circuiter le principe de représentation qui prévaut en France depuis la fin de la Révolution.


Révocation des élus, mandats impératifs, proposition directe et abrogation de la loi ou encore modification de la Constitution, sont autant de prérogatives que les gilets jaunes souhaitent voir directement entre les mains des citoyens. Cette revendication ravive la tension intrinsèque qui existe entre démocratie directe et représentative. À l’issue de la Révolution française, la démocratie représentative s’est imposée, ne laissant aucune place à des formes de démocratie directe.

Nombre de commentateurs présentent le RIC comme la porte ouverte à l’expression des plus bas instincts déraisonnés du peuple. Faut-il ainsi craindre la perspective de la démocratie directe, ou au contraire la louer comme le renouveau tant attendu de notre système politique ?

Démocratie directe contre démocratie représentative  

Si l’idée d’un référendum d’initiative citoyenne laisse dubitatifs nombre d’observateurs de la vie politique, c’est que le concept de représentation est fondateur de la République Française. La constitution des députés du Tiers-Etat aux États généraux en Assemblée nationale constituante le 17 juin 1789 est l’acte révolutionnaire qui fait émerger la démocratie parlementaire moderne.

Pourtant, dès la Révolution, il existe déjà une tension entre le principe de démocratie représentative et l’idéal rousseauiste de nombreux révolutionnaires. Pour Jean-Jacques Rousseau, le principe de représentation aboutit nécessairement à une confiscation du pouvoir. Dans Le contrat social (1762) il explique que la volonté générale ne peut s’exprimer que par la démocratie directe avec un peuple éduqué aux enjeux civiques :

“La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point”

Du Contrat social, Livre III, Chapitre XV

Cet idéal de démocratie directe à l’état pur est évidement inapplicable à l’échelle de la France du XVIIIe siècle où le peuple est majoritairement illettré et la communication entre les départements difficile. Pourtant, nombreux sont les courants révolutionnaires, inspirés par les écrits de Rousseau, qui prônent la mise en place de mécanismes permettant au peuple, sinon de légiférer directement, du moins d’exercer un contrôle sur leurs élus. Ils sont définitivement défaits le 9 Thermidor, date de la chute de Robespierre. Pour les générations de républicains qui lui succèdent c’est le parlementarisme qui incarnera le degré réel le plus abouti de la démocratie ; conviction renforcée face aux nombreux périls (restauration monarchiste, césarisme, fascisme…) qu’ils devront affronter au cours des années. 

Le principe de représentation n’a que rarement été contesté par les républicains et les démocrates en France. Ceux-ci d’ailleurs se méfient historiquement des référendums assimilés aux “plébiscites” du Second Empire, comme d’un outil au service du césarisme et du pouvoir personnel de l’Empereur puis du Président de la République. Mais avec le RIC, l’initiative référendaire serait inversée puisque les citoyens et non plus seulement les gouvernants pourraient en initier la procédure.

À l’exception notable de la Commune de Paris de 1871, qui institue des dispositifs de démocratie directe comme le mandat impératif et la révocabilité permanente des élus, l’expérience de la démocratie directe est donc relativement inédite en France depuis la Révolution française. 

Le principe de représentation est ainsi sanctuarisé par la Constitution de la Ve République qui proclame notamment en son article 27 “Tout mandat impératif est nul”. Cela signifie que les élus sont libres de leur choix politiques après leur élection et ne peuvent pas être contraints dans leurs décisions, même lorsque cela concerne des points du programme sur lequel ils ont été élus.

Discrédit de la représentation politique 

L’aspiration à une prise de décision directe par les citoyens procède logiquement de la dévalorisation et du discrédit jeté sur les institutions représentatives.

Cette situation était annoncée par l’augmentation tendancielle du taux d’abstention, multiplié par deux en 50 ans aux élections législatives par exemple. Cette abstention, que les élites ont trop souvent voulu voir comme un désintérêt croissant des citoyens pour la chose publique, relève certainement pour une grande part d’entre eux d’un acte politique, revendiqué ou non, de rejet du système. 

En ce sens l’écho que trouve le RIC est l’émanation d’une volonté populaire de réinvestir la politique, dont nombre de citoyens se sentent dépossédés.

C’est précisément cette demande de réappropriation de la politique qui effraye tant les élites. Celles-ci se sont accaparé de plus en plus la décision et l’activité politiques, devenues au fil du temps des pratiques quasiment ségréguées, uniquement exercées par les classes supérieures : 4,6 % des députés seulement sont employés et aucun n’est ouvrier. 

Cette peur des élites de voir le peuple surgir dans le débat politique, dont elle se sentent les propriétaires légitimes et dont elles édictent les règles, est aujourd’hui palpable dans les grands médias et chez les intellectuels institués.

Pour continuer à filer la métaphore révolutionnaire, ce clivage imite le débat qui avait déjà lieu entre les tenants d’une République bourgeoise et censitaire contre les sans-culottes, partisans de la démocratie directe. De ce point de vue, le clivage sociologique et les arguments des deux camps semblent n’avoir que peu évolué. D’un coté on trouvait déjà ceux qui voulaient pousser plus loin la Révolution pour y investir le peuple. Parmi eux, on trouvait Robespierre qui affirmait :

“Partout où le peuple n’exerce pas son autorité, et ne manifeste pas la volonté par lui-même, mais par des représentants, si le corps représentatif n’est pas pur et presque identifié avec le peuple, la liberté est anéantie”

Robespierre, discours du 18 mai 1791

En face, on trouvait déjà les tenants d’une révolution des bonne gens, toujours prompts à s’émouvoir des excès de la foule et de la démocratie :

“Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants”

Sieyès, discours du 7 septembre 1789

Le RIC pourrait donc s’inscrire dans la lignée de l’esprit des révolutionnaires de l’an I, désireux de pousser plus loin les principes démocratiques de la Révolution. La constitution de 1793 prévoyait d’ailleurs un contrôle des lois par le peuple. Mais avec la chute de Robespierre et la réaction thermidorienne, celle-ci ne fut jamais appliquée au profit d’un retour au système représentatif stricte. 

L’émergence de l’expression citoyenne sans intermédiaires 

Le mouvement des gilets jaunes procède d’un autre phénomène politique majeur des dernières années : la désintermédiation de la politique.

Le peuple s’adresse directement au chef — Emmanuel Macron — et ce sans passer par des partis, des organisations syndicales ou des institutions politiques. 

Il conviendrait de s’interroger sur les facteurs qui ont permis ce phénomène nouveau. Bien sûr, il y a un facteur technologique, les réseaux sociaux. Il y a aussi l’atomisation des cercles de sociabilité consécutive aux évolutions de notre société qui ont affaibli les corps intermédiaires comme les syndicats. 

Mais il convient de ne pas oublier un facteur sous-estimé : la dévalorisation du politique consenti par les élites elles-même. Ce transfert de souveraineté politique opéré par les tenants de la rationalisation néolibérale vers l’échelon bureaucratique européen ou vers les puissances économiques participe aussi à délégitimer une représentation parlementaire perçue comme impotente. Pas étonnant dans ces conditions que la colère s’adresse directement à la seule figure apparemment décisionnaire, le Président de la République. 

Le mouvement actuel n’est pas, comme on le lit trop souvent, un moment anti-parlementariste comme ont pu l’être la crise du 6 février 1934 ou le moment poujadiste ; tout simplement parce que le Parlement n’est plus le réel détenteur du pouvoir. Les modalités d’expression de la colère montrent qu’elle se cristallise autour du Président de la République plutôt que sur la représentation nationale. Cette dernière est simplement accusée d’être inutile, et c’est en ce sens qu’il faut comprendre les demandes de suppression du Sénat ou de diminution des frais de fonctionnement de l’Assemblée. Au fond, c’est la logique d’ultra-présidentialisation de la Ve République, qui a été digérée par le mouvement des gilets jaunes.

En affaiblissant la représentation parlementaire, la Ve République a pavé la voie à l’émergence de la demande de démocratie désintermédiée. 

Le RIC peut réconcilier le peuple avec la politique 

La mise en place d’un RIC s’imposant au législateur pourrait permettre de parachever la souveraineté politique du peuple français.  

Mais la démocratie directe n’est pas prête de remplacer le principe de représentation au sens large sur lequel repose le parlementarisme et la politique en général. D’ailleurs le mouvement des gilets jaunes, malgré son rejet de toute délégation de la représentation à été confronté à cette contradiction, et de fait des représentants officieux du mouvement ont émergé pour en porter publiquement les revendications. 

Les exemples de pays ayant recours à des dispositifs de démocratie semi-directe démontrent que des régimes politiques très divers peuvent l’utiliser. Peu de points communs en effet entre le modèle Suisse, Italien et Vénézuélien, si ce n’est que dans aucun de ces pays la question de la représentation n’a été totalement dépassée et la démocratie directe totalement instituée.

Il sera impossible de ne pas prendre en compte ce phénomène de désintermédiation de la politique qui traverse les sociétés occidentales. Pour le moment, le mouvement de désintermédiation de la politique dans d’autres pays (Italie, Etats-unis, Brésil…) c’est principalement traduit par la construction d’un rapport vertical entre un leader et le peuple. 

Il y a fort à parier que la réponse du gouvernement à cette demande des gilets jaunes consistera à concéder de nouveaux dispositifs de démocratie participative, ou à alléger les conditions de mises en œuvre de ceux existants sans toucher à l’esprit des institutions. Ce serait pourtant passer à coté de l’enjeu de fond. 

La révision constitutionnelle de 2008 a mis en place le référendum d’initiative partagée. Il est pourtant dans les faits inapplicable : son objet est limité et surtout l’initiative en est réservée à un cinquième des membres du Parlement, soutenus par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. Il n’a ainsi jamais été mis en œuvre à ce jour. 

On soulignera aussi l’existence de l’initiative citoyenne européenne (ICE) qui permet de soumettre des propositions législatives à la Commission européenne en rassemblant un million de citoyens. Si les conditions de recevabilité sont exigeantes et l’objet là aussi limité, certaines ont déjà abouti, et le Parlement européen a demandé à ce que les conditions soient assouplies, sans succès. 

Dans tous les cas, ni l’ICE ni le référendum d’initiative partagée en France n’ont de caractère contraignant. Hors, c’est précisément ce caractère contraignant qui constituerait une véritable révolution politique, en plaçant dans les faits la volonté directe des citoyens au-dessus de celle des représentants.

En permettant aux citoyens d’intervenir directement, le référendum d’initiative citoyenne pourrait être une des solutions pour résoudre cette crise de la représentation et donc de la démocratie. 

Crédit photo : ©Olivier Ortelpa