« La rue n’est pas qu’un décor : c’est un espace à reconquérir » – Entretien avec Dugudus

Dugudus -- Le Vent Se Lève
1er mai 2021 © https://www.dugudus.fr/1er-mai-2021/

Depuis plusieurs années, les œuvres de Dugudus se sont imposées dans le paysage visuel de la gauche française. Connu pour son style distinctif et pour son engagement politique, celui qui se présente comme un « graphiste social » a su allier l’art et le militantisme pour créer des visuels qui résonnent avec les luttes sociales. Dans cet entretien, il est revenu sur son parcours, ses inspirations et son rôle en tant qu’artiste engagé, dans le contexte politique actuel. Il vient de publier Politique de l’image, un ouvrage sur le visuel politique donnant à voir la richesse de son travail, avec une sélection de plus de 250 affiches et créations graphiques.

LVSL – On vous associe souvent à la tradition de l’affiche politique du XXe siècle, comme aux affiches de la révolution cubaine, de mai 68, ou même de l’époque soviétique. Comment articulez-vous ces références du passé avec votre volonté de « renouveler le vocabulaire graphique » de l’affiche politique ?

Dugudus – J’utilise souvent des références historiques dans mes affiches, que ce soit l’histoire du mouvement ouvrier ou l’héritage révolutionnaire. Je m’inspire de ces références historiques et je les réactualise par rapport à l’actualité politique que j’essaie de représenter. Cela fait partie de ma démarche pour créer mon propre style, ma patte. En France, nous avons la chance d’avoir conservé cette culture politique de l’image, qui subsiste aujourd’hui et que je cherche à perpétuer et à transmettre, à travers ma pratique.

LVSL – Vous avez étudié à l’Instituto Superior de Diseño à La Havane et écrit Cuba Gráfica, qui raconte votre découverte de l’affiche cubaine. En quoi votre passage à Cuba a-t-il influencé votre pratique ?

Dugudus – Il faut savoir que dès les années 1960-1970, Cuba fait partie des plus grandes écoles mondiales du graphisme, aux côtés de la Pologne, de l’Union soviétique, du Mexique, du Chili, mais aussi de la France, en particulier lors des événements de Mai 68. 

C’est une histoire qu’on a un peu oubliée car depuis 1962, Cuba est confrontée à un blocus, ce qui a maintenu le graphisme cubain dans un isolement quasi total. Jusqu’à très récemment, il était difficile de prendre conscience de l’existence d’une tradition graphique à Cuba, et encore plus de l’évolution de cette pratique chez les jeunes générations. Cette pratique aurait même pu se figer dans les années 1990, pendant la « période spéciale » [période économique très difficile à Cuba, en raison de l’effondrement du bloc soviétique, NDLR], mais elle a pourtant continué à se développer jusqu’à aujourd’hui.

« C’est ce qui m’a poussé à me rendre à Cuba pour comprendre comment la révolution, et plus généralement comment la politique, avaient influencé l’art cubain entre les années 1960 et 1980. »

En réalité, ma première rencontre avec le graphisme cubain a eu lieu au Mexique, lorsque je suis tombé sur un petit livre qui présentait des affiches cubaines des années 1970. J’ai été frappé par leur puissance visuelle et les messages qu’elles véhiculaient. J’étais particulièrement étonné, qu’en étudiant le graphisme en France, à l’école Estienne puis aux Gobelins, on ne m’avait jamais évoqué l’image sociale. On nous enseignait principalement la pensée visuelle orientée vers l’image de communication, parfois même directement publicitaire. Alors, en découvrant ces affiches, je me suis rendu compte qu’il existait une approche totalement différente. C’est ce qui m’a poussé à me rendre à Cuba pour comprendre comment la révolution, et plus généralement comment la politique, avaient influencé l’art cubain entre les années 1960 et 1980.

LVSL – Qu’est-ce qui différencie votre travail et les affiches cubaines, des visuels et affiches politiques à vocation seulement publicitaire ou communicationnel ?

Dugudus – C’est précisément la question qui sous-tend mon engagement à travers le graphisme politique. Il y a quelque chose qui est ancré dans les consciences : cette idée qu’on fait de la publicité pour la politique. En réalité, on ne devrait pas faire cela, car la publicité, dans son essence, est le porte-drapeau du capitalisme. C’est son étendard, sa vitrine. Elle sert à vendre des marchandises, à nous enfermer dans une position de consommateurs.

La conception que je me fais du graphisme social, et que j’essaie de mettre en pratique à travers mon travail, s’oppose radicalement à cette logique de la communication publicitaire. Notre objectif est de toucher les esprits et les consciences, d’atteindre la raison à travers diverses stratégies. Cela peut passer par de la poésie, de l’humour, des références historiques ou encore de l’éducation populaire. Il s’agit de diffuser des idées, de transmettre des messages à la population, sans aucune visée mercantile. C’est en cela que le graphisme social diffère radicalement de la publicité.

« L’affiche, en mobilisant des images et peu de texte, apparaît ainsi le meilleur moyen pour diffuser les images et les idées de la révolution menée par Fidel Castro. »

D’ailleurs, il faut savoir qu’en 1962, Che Guevara, alors Ministre de l’Industrie, décide d’arrêter la publicité commerciale à Cuba. À partir de cette date, il y a une véritable remise en question de la manière de communiquer et un débat s’organise en interne pour savoir comment communiquer de façon juste, sous quelle forme pour quels messages. Or, à Cuba, dans les années 1960, peu de gens disposent de la télévision ou de la radio, et qu’une proportion encore très importante de la population étaient analphabètes. L’affiche, en mobilisant des images et peu de texte, apparaît ainsi le meilleur moyen pour diffuser les images et les idées de la révolution menée par Fidel Castro, qui étaient encore peu connues ou partiellement incomprises.

LVSL – Du point de vue esthétique et technique, comment cette découverte a-t-elle résonné en vous ?

Dugudus – Sur le plan formel, j’y ai avant tout appris ce que j’appelle un « synthétisme visuel », qui est très caractéristique des affiches cubaines. C’est un style qui s’explique par plusieurs facteurs. Le premier, c’est que les créateurs avaient peu de temps pour concevoir leurs images. Ils allaient donc directement à l’essentiel, en optant pour la forme la plus simple et directe. C’est aussi un graphisme populaire, délibérément non élitiste, qui se veut avant tout percutant et facilement compréhensible. C’est pour ça que les formes sont épurées et qu’elles communiquent de manière immédiate.

« C’est ce rapport entre la technique visuelle choisie, le message délivré et l’importance donnée à la réception, que je trouve passionnant ! »

De plus, une attention particulière est portée à la question de couleurs : ces affiches jouent sur des couleurs très vives et saturées, une caractéristique forte de l’image cubaine. Cela provient notamment de l’utilisation de la sérigraphie, qui permet des tons directs, avec des aplats de couleurs qui vont structurer l’affiche. Les productions liées au réalisme socialiste, par exemple, ont souvent des dégradés ou des superpositions de couleurs. Au contraire, à Cuba, la sérigraphie impose une manière de travailler avec des couleurs franches, l’interaction entre deux couleurs pouvant créer un véritable choc visuel, ce qui a un impact immédiat sur la perception de l’image. C’est ce rapport entre la technique visuelle choisie, le message délivré et l’importance donnée à la réception, que je trouve passionnant !

LVSL – Vous avez beaucoup parlé de la sérigraphie, qui est l’une des techniques que vous privilégiez. En utilisez-vous d’autres, et auquel cas, qu’est-ce qui guide votre choix ?

Dugudus – Non je ne me limite pas à la sérigraphie. Mais j’aborde mes images comme si elles allaient être imprimées en sérigraphie, car la contrainte inhérente à cette technique confère un style graphique particulier. Par exemple, les affiches de mai 68 ont ce style caractéristique précisément parce qu’elles ont été réalisées en sérigraphie. Les détails étaient réduits, car trop de détails risquaient d’altérer l’impression. Aussi, mon objectif initial était que mes images soient éditées en sérigraphie et qu’elles aient une existence physique. 

Quand j’ai commencé, le rôle des partis politiques de gauche était prépondérant et pour pouvoir faire éditer ses images, il fallait souvent s’adresser à eux ou aux syndicats, qui étaient peu nombreux. Très peu d’entre eux, par ailleurs, investissaient des moyens suffisants dans une communication graphique et artistique. Pour que mes images soient diffusées, la sérigraphie m’est apparue comme la technique la plus simple et la plus adaptée, qui permettait de réaliser des petits tirages, faciles à distribuer dans le cadre de manifestations ou d’événements ponctuels, souvent liés à un mouvement politique ou une contestation populaire.

Enfin, il y a une forme de tradition : beaucoup d’anciens maoïstes, par exemple, avaient leurs propres ateliers de sérigraphie. La plupart d’entre eux imprimaient en sérigraphie, même si ce n’était pas leur métier de base. Cette technique d’impression était largement connue parmi les militants de gauche, car c’était la plus simple et la plus réactive face aux événements de l’actualité.

LVSL – Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la manière dont vous avez construit votre style visuel reconnaissable (couleurs vives, des formes tranchées, des visages en tension, des typographies percutantes) ?

Dugudus – C’est assez flatteur, ce que vous dites, parce que quand on crée une image, on ne peut jamais vraiment deviner l’impact qu’elle aura effectivement. À travers ma formation, et surtout les différentes influences qui inspirent mon travail, j’ai construit cette grammaire visuelle qui me convient bien, et qui semble en effet parler aux gens. L’image existe aussi, et peut-être même surtout, à travers le regard de celles et ceux qui la reçoivent. Et pour l’affiche en particulier, c’est précisément son objectif : être vue, comprise, partagée. C’est toujours une part d’inconnu, une forme de surprise.

« Parce qu’une image forte relève de la conjonction de plusieurs éléments : un message clair, un lieu, et une temporalité. »

Ce que l’on peut faire, en revanche, c’est maîtriser certains paramètres. Parce qu’une image forte relève de la conjonction de plusieurs éléments : un message clair, un lieu, et une temporalité. Ce sont ces trois dimensions réunies qui déterminent, en quelque sorte, la portée d’une image.

Souvent, les délais sont très courts. Quand un événement surgit dans l’actualité, il faut réagir vite, produire une image en très peu de temps. Et paradoxalement, c’est cette contrainte de temps qui pousse à aller à l’essentiel, à viser juste. Il y a aussi, je dirais, une part d’émotion brute. Chez moi, c’est parfois un exutoire. Faire des images me permet d’extérioriser des choses, de canaliser une forme de colère, de ressentiment. C’est une manière de transformer ces éléments divers en quelque chose de visuel, de public, et de partagé.

LVSL – Vous vous définissez vous-même comme un « graphiste social », pourquoi ce terme ? 

Dugudus – Pour moi, il s’agit d’un acte citoyen, d’un acte militant : avant d’être graphiste, je suis militant. Et puis, je ne travaille jamais vraiment seul, je ne fonctionne pas en électron-libre. Je suis entouré de collectifs, de groupes politiques, de personnes avec qui je collabore régulièrement.

Même quand je travaille sur des sujets historiques, je m’appuie sur des spécialistes, sur des gens pour qui ces questions sont centrales, et avec qui je construis ces projets. Mon travail est nourri par ces échanges, par ces dynamiques collectives. Je ne parviens pas à concevoir ce travail en vase clos : il perdrait tout son sens.

LVSL – Comment avez-vous fait le lien entre graphisme et politique ? 

Dugudus – Autour de mes 18 ans, j’ai commencé à militer à la Jeunesse communiste (JC).  Parallèlement, j’étais étudiant à l’école Estienne : d’un côté, je me formais aux métiers de la communication visuelle, et de l’autre, je m’investissais politiquement. Très vite, on m’a demandé de mettre mes compétences au service du mouvement : de réaliser des tracts, des logos, des affiches. C’est à ce moment-là que j’ai véritablement compris la puissance du dessin, du graphisme, et son utilité concrète dans les actions militantes C’est ce qui m’a fait basculer dans cette voie : l’impression d’être utile, d’avoir un rôle à jouer dans une dynamique collective.

« Je me reconnais plus généralement dans cette gauche radicale, capable d’intelligence collective et, parfois, de rassemblement. J’en garde l’espoir, en tout cas. »

Je n’ai jamais eu l’ambition de faire une carrière politique, mais j’ai compris que je pouvais traduire en images les espoirs, les colères, les messages de mes camarades. Après la JC, la suite logique a été d’adhérer au Parti communiste (PCF). Or, j’ai commencé à me sentir en décalage avec certaines positions de l’époque, notamment au moment de la création du Front de Gauche, que je soutenais pleinement. Ensuite j’ai décidé de m’engager dans la campagne de Jean-Luc Mélenchon en 2017, tout en étant encore membre du PCF. C’était une période un peu compliquée, politiquement et personnellement. Mais elle m’a permis de poursuivre naturellement avec ce qu’est devenu ensuite l’Union populaire.

Aujourd’hui, je ne suis pas adhérent de la France Insoumise – d’ailleurs, c’est une organisation assez diffuse, « gazeuse », comme on dit – mais je m’en sens proche, de fait. Je me reconnais plus généralement dans cette gauche radicale, capable d’intelligence collective et, parfois, de rassemblement. J’en garde l’espoir, en tout cas. 

LVSL – Selon vous, quel est le rôle des artistes dans les mouvements sociaux ? Et celui de la gauche vis-à-vis des artistes ?

Dugudus – Je pense qu’il est temps que la gauche renoue avec la culture. Cela fait des années que je n’entends plus parler de culture dans les discours ou les priorités des organisations politiques. Et franchement, c’est inquiétant. On voit bien que, peu à peu, le monde artistique s’éloigne de ces organisations. Il ne se sent plus représenté, alors même qu’il subit une précarité croissante. Il y a donc, à mon sens, un double mouvement à opérer. D’un côté, les partis et organisations politiques doivent réintégrer la culture dans leurs préoccupations. Et de l’autre, les artistes eux-mêmes doivent s’emparer des questions de société, porter des messages en lien avec leurs espérances, leurs colères, leurs convictions.

Pour moi, le rôle de l’artiste politique, ce n’est pas d’être au service du pouvoir. Ce n’est pas d’être le « toutou » de l’élu ou du dirigeant. L’artiste a une fonction de contre-pouvoir. Il est là pour proposer un autre regard sur la société, pour bousculer, pour interroger. C’est aussi pour cela, je crois, que les artistes dérangent parfois le monde politique : parce qu’ils sont libres, indépendants, qu’ils n’entrent pas toujours dans le cadre. Et cette liberté, ce franc-parler, peut faire peur.

Personnellement, je tiens à cette indépendance. Je ne suis pas salarié d’un parti, je ne travaille pas pour une organisation. Quand je participe à une campagne, ce n’est jamais pour des raisons stratégiques ou financières. Si je le fais, c’est parce que je choisis de le faire, en mon nom propre, avec mes convictions. C’est un engagement personnel, pas une commande.

LVSL – Comment faites-vous pour conjuguer l’aspect utilitaire et communicationnel d’un message politique et l’aspect artistique de l’œuvre ? Comment préserver un espace pour la dimension artistique dans ce contexte ?

Dugudus – J’ai la chance, aujourd’hui, d’avoir acquis une certaine reconnaissance dans ce milieu, avec ce qu’on pourrait appeler une « patte graphique ». Quand les gens viennent vers moi, c’est aussi pour cela. Ils savent ce qu’ils viennent chercher et ça me donne, en retour, une forme de liberté dans le ton, dans la forme, dans les choix esthétiques que je propose. Mais c’est toujours un échange. C’est ce dialogue, ce va-et-vient, qui nourrit mon travail. Si je n’avais pas cette dimension collective ou utilitaire, je me considérerais sans doute davantage comme un artiste au sens classique.

« Mon travail, c’est de donner une forme visuelle à ces messages, de les rendre lisibles, percutants. »

Or, selon moi, je suis artiste dans certaines dimensions, mais quand j’endosse le rôle de graphiste, j’agis comme un communicant. Je me positionne comme un intermédiaire, faisant le lien entre un message politique et celles et ceux à qui il s’adresse. Mon travail, c’est de donner une forme visuelle à ces messages, de les rendre lisibles, percutants.

Si un homme politique fait appel à un graphiste ou à un illustrateur, c’est précisément parce qu’il a conscience qu’un discours ne suffit pas toujours. On ne touche pas tout le monde avec des mots. Parfois, une image vaut mille discours. Une image peut avoir un impact bien plus fort qu’une série de réunions ou une tournée de meetings à travers le pays.

LVSL – D’où vous est venue, plus précisément, cette compréhension du pouvoir de l’image ?

Dugudus – En partie à Cuba. Mais c’est aussi quelque chose que j’ai compris quand j’ai commencé à diffuser mes propres images en manifestation. Là, j’ai ressenti qu’il y avait une attente forte, un besoin de représentation à travers des formes graphiques. Ça a vraiment pris de l’ampleur au moment du mariage pour tous. C’est à ce moment-là, juste après mon retour de Cuba, que j’ai commencé à produire et à diffuser massivement des images. Des centaines, puis des milliers de personnes venaient demander des affiches pour les coller dans les locaux syndicaux, les afficher aux fenêtres, aux balcons, dans les appartements, en manif, partout. C’est là que j’ai pris conscience que l’image avait un vrai pouvoir.

« Ce sont des images, des signes forts qui deviennent des points de ralliement, des symboles qui ont cette force : ils transcendent parfois les divisions partisanes. »

Je ne cherche pas à faire des visuels jetables. Ce que je veux, c’est créer des images qui restent, qui marquent, auxquelles les gens peuvent s’identifier. Parce qu’elles incarnent un moment de lutte, une étape dans leur vie, un combat auquel ils ont cru et qu’ils ont mené. Il y a beaucoup d’exemples dans l’histoire récente qui montrent à quel point un symbole peut rassembler : les gilets jaunes ici, les foulards verts en Argentine… Ce sont des images, des signes forts qui deviennent des points de ralliement, des symboles qui ont cette force : ils transcendent parfois les divisions partisanes. Ils créent une unité visuelle, émotionnelle, presque instinctive.

LVSL – Votre travail a la particularité de toucher un large éventail de sensibilités à gauche, des communistes aux insoumis, en passant par les écologistes, les socialistes, voire certaines tendances de l’extrême gauche. Comment percevez-vous l’impact de vos œuvres dans les luttes unitaires, comme celles associées au Nouveau Front Populaire ?

Dugudus – Ce constat renvoie à une vraie réussite pour moi. Cela me touche beaucoup quand des gens ouvrent mon livre Politique de l’image, et qu’ils tombent sur des visuels qu’ils ont déjà vus en manifestation, dans un bar, dans des toilettes ou sur une porte d’appartement… Et qu’ils me disent : « Ah, mais je ne savais pas que c’était toi ! ». Quelque part, c’est exactement ce que je cherche. Que la signature passe au second plan.

« Que les gens se réapproprient l’image, qu’ils se l’approprient au point d’oublier d’où elle vient. Pour moi, c’est le signe qu’une affiche a trouvé sa place, qu’elle est tombée juste, au bon moment, au bon endroit. »

Ce qui m’importe, c’est que le message circule, qu’il vive, qu’il soit utile. Que les gens se réapproprient l’image, qu’ils se l’approprient au point d’oublier d’où elle vient. Pour moi, c’est le signe qu’une affiche a trouvé sa place, qu’elle est tombée juste, au bon moment, au bon endroit. C’est ça qui m’intéresse le plus dans le graphisme militant : créer des images qui deviennent presque anonymes parce qu’elles appartiennent à tout le monde. Pas à un artiste, pas à un parti, mais à un mouvement.

LVSL – L’affiche sur support papier reste-t-elle un outil militant efficace et pertinent à l’ère du numérique ? Dans quelle mesure les supports physiques conservent-ils leur place face à la prédominance des formats numériques ?

Dugudus – Avant de parler du numérique, je crois qu’il faut d’abord parler de la place de l’image politique dans l’espace public. La vérité, c’est qu’il n’y en a quasiment plus. Très concrètement, les panneaux dits « d’accrochage associatif », qui sont censés être disponibles pour l’affichage libre et militant, sont en réalité inaccessibles, mal entretenus, ou tout simplement inexistants. Beaucoup de mairies sont hors-la-loi là-dessus. Résultat : l’affichage militant est contraint à l’illégalité et c’est un vrai problème démocratique. La rue n’est donc pas qu’un décor : c’est un espace à reconquérir. Quand on dit « La rue est à nous », ce n’est pas un simple slogan. C’est une réalité politique. C’est un des derniers espaces de résistance, un des rares endroits où on peut s’exprimer sans passer par un filtre, sans avoir besoin d’un écran ou d’un algorithme. Il faut se le réapproprier.

« L’affiche collée permet un contact brut avec les gens. »

Sur le numérique, il s’agit évidemment d’un espace important. Il permet une seconde vie à l’affiche, qui dépasse sa durée de vie physique de quelques jours sur un mur. Une image peut être partagée, relayée, vue des milliers de fois. Elle sort de son contexte géographique, elle voyage. Mais penser que le numérique pourrait remplacer le collage, je n’y crois pas. Parce que le collage est la forme la plus directe de communication. Elle ne passe pas par les GAFAM, par des filtres publicitaires, par des algorithmes. L’affiche collée permet un contact brut avec les gens. C’est beau de voir que cette tradition, qui aurait pu disparaître depuis longtemps, est encore portée par des jeunes générations à gauche. Le collage continue, et constitue un moment de formation militante et politique à part entière. C’est pourquoi, je crois qu’il ne disparaîtra jamais.

La vraie question aujourd’hui n’est pas de savoir s’il y aura encore des affiches sur les murs. La question est de savoir s’il y aura encore de belles affiches sur les murs. C’est cette question qui me tient à cœur. Le beau est subjectif, évidemment, mais je crois profondément que les affiches doivent être faites par des artistes. Parce que si on laisse ça uniquement aux agences de communication, même au sein des partis politiques, alors on perd une part précieuse de cette culture visuelle militante.

LVSL – Ne pensez-vous pas que la complémentarité entre le numérique et le papier révèle les limites d’une communication politique exclusivement numérique ?

Dugudus – Je distingue clairement deux types d’images. D’une part, il y a celles que je qualifie, sans intention péjorative, d’images « jetables », voire « poubelles ». Ces images, que l’on trouve sur des plateformes comme Twitter ou Instagram, sont conçues pour promouvoir un événement, créer un buzz ou répondre à une logique d’instantanéité. D’autre part, il y a le graphisme politique, plus profond et durable. Ces deux usages de l’image, bien que différents, sont complémentaires et chacun a sa propre justification. Il ne s’agit pas de les hiérarchiser, mais plutôt de réfléchir à leur articulation.

Ce qui me tient à cœur, c’est de savoir comment intégrer une dimension artistique même dans les images éphémères, afin qu’elles ne soient pas uniquement régies par les codes de la publicité. À l’inverse, comment préserver une exigence esthétique et symbolique dans l’image politique de fond ? C’est un travail de longue haleine, qui implique également un effort d’éducation, notamment auprès des responsables politiques.

« Les responsables politiques ont, selon moi, une responsabilité dans cette transmission. »

Soyons clairs : lorsque des élus, tels que des députés ou des sénateurs, communiquent, de quoi s’inspirent-ils ? De ce qu’ils voient autour d’eux, c’est-à-dire principalement des messages publicitaires. La publicité est devenue la norme visuelle dominante. Pourtant, la France possède une riche culture populaire de l’image, profondément enracinée dans l’histoire des luttes sociales, qui mérite d’être réinvestie, perpétuée et respectée. Les responsables politiques ont, selon moi, une responsabilité dans cette transmission. Ils doivent rétablir un lien avec la culture et les artistes, sans quoi ce sont les agences de communication qui finiront par imposer leurs codes au discours politique visuel.

LVSL – Dans votre livre, vous racontez avoir fait un stage avec François Miehe, du Collectif Grapus, qui a joué un rôle important dans votre compréhension de l’aspect « métapolitique » de l’image, de l’idée que ce n’est pas seulement le message qui compte, mais aussi la polysémie, les différentes lectures possibles. Pourriez-vous revenir sur l’influence de ce collectif, dans la culture politique, dans l’histoire de l’affiche engagée, et sur la manière dont cet héritage nourrit encore aujourd’hui votre propre pratique ?

Dugudus – Il faut peut-être commencer par un petit point historique. Le Collectif Grapus, c’est la rencontre de trois graphistes aux Arts Décoratifs de Paris pendant Mai 68. On a souvent en tête l’atelier des Beaux-Arts pour la production d’affiches, mais il y avait en réalité deux pôles majeurs de création graphique pendant les événements de Mai 68 : les Beaux-Arts, d’un côté, et les Arts Déco, de l’autre. Le collectif Grapus est né dans la foulée de Mai 68, avec la volonté de prolonger politiquement et esthétiquement l’énergie graphique de ce moment-là. Les membres fondateurs (Pierre Bernard, Gérard Paris-Clavel et François Miehe) étaient tous très engagés à gauche, proches voire membres du PCF. Ensemble, ils décident de créer un collectif qui allie exigence graphique et engagement politique, et ils vont collaborer notamment avec des syndicats, le PCF, des associations, mais aussi – et c’est essentiel – les municipalités communistes, qui à l’époque jouaient un rôle crucial dans la commande publique de graphisme social. Ce lien entre les artistes et les collectivités locales, malheureusement, s’est énormément affaibli aujourd’hui.

« François Miehe m’a sensibilisé à la question du contresens : si votre image est mal interprétée, ou si elle échoue à parler aux personnes auxquelles elle est censée s’adresser, alors elle devient contre-productive, voire dangereuse. »

Sur le plan personnel, ma rencontre avec François Miehe a été fondamentale. Il m’a appris quelque chose d’essentiel : remettre en question mes propres formes, mes propres images. Il m’a transmis l’idée qu’une image politique ne peut pas se contenter d’être lisible ou percutante, elle doit aussi être pensée dans ses multiples lectures possibles. Il m’a sensibilisé à la question du contresens : si votre image est mal interprétée, ou si elle échoue à parler aux personnes auxquelles elle est censée s’adresser, alors elle devient contre-productive, voire dangereuse.

Cela suppose une exigence : ne jamais s’arrêter au premier regard, toujours décrypter, relire ce que l’on produit, et surtout, se mettre à la place d’autrui, des différents regards que l’image va croiser dans la rue. Parce qu’une image s’adresse à une diversité de publics, dont les codes et les histoires diffèrent. Il faut donc sans cesse interroger ce que l’on produit.

C’est aussi ce qui me fait parfois réagir quand je vois certains ratés récents dans la communication politique, comme l’affiche de Cyril Hanouna réalisée par La France insoumise, par exemple. Pour moi, ce genre de maladresse révèle un déficit de culture visuelle et ce n’est pas un détail, car la force d’une image politique, c’est justement sa capacité à résonner sans trahir.

LVSL – Quelles stratégies mettez-vous en œuvre pour partager et transmettre cet héritage culturel et visuel ?

Dugudus – Si l’on parle spécifiquement du graphisme, j’essaie au maximum de mettre en place des diffusions d’images gratuites, surtout lors des manifestations. Depuis 2012, je participe à des ateliers populaires de sérigraphie, installés sur les cortèges de manifestations, où j’imprime des centaines, voire des milliers d’exemplaires d’affiches. Cela permettait de créer un lien direct avec les manifestants, et de montrer en direct la fabrication.

J’ai aussi contribué à la création d’une structure appelée Formes des Luttes, un espace conçu pour recréer un lien entre la politique et les artistes, mais aussi pour connecter des créateurs d’images qui sont souvent éparpillés à travers la France, voire parfois isolés dans leurs pratiques. Contrairement à d’autres professions, nous n’avons pas beaucoup d’occasions de nous retrouver et de militer ensemble. Cette structure nous a permis de nous rencontrer, de partager nos points de vue, nos préoccupations et nos méthodes de travail. 

LVSL – Comment ces projets sont-ils financés ? Et comment garder son indépendance ?

Dugudus – Certains projets sont financés en mettant en place une sorte de solidarité financière où chacun met 2 ou 3 euros dans une tirelire pour récupérer des images, ce qui permet de conserver une entière liberté sur la création, la diffusion, et aussi sur le message en lui-même. Sans cette forme d’auto-édition, beaucoup d’images politiques n’auraient jamais vu le jour, en particulier celles qui touchent à des sujets plus sensibles ou plus marginaux. Si l’on attendait que ces images soient produites via des commandes institutionnelles, beaucoup seraient ignorées.

L’idée est de rester autonome, de ne pas dépendre uniquement des commandes externes ou des budgets importants, mais de réussir à faire vivre son travail en utilisant des modèles alternatifs comme l’auto-édition et la solidarité communautaire. Cela permet non seulement une liberté créative, mais aussi de maintenir une autonomie par rapport aux pressions économiques classiques.

Je suis quand même obligé de faire rentrer un minimum de projets rémunérés pour m’assurer une stabilité financière. Ces collaborations rémunérées viennent d’un milieu militant, peut-être plus indirect, mais qui l’est tout de même. Par exemple, le secteur de l’économie sociale et solidaire ou encore des institutions en quête de nouvelle identité graphique, qui trouvent parfois des réponses à leurs besoins dans les images que je produis. Ces collaborations se font également avec des ONG, des mairies, mais aussi des magazines, des éditeurs pour des couvertures, des musées, ou des festivals de musique.

LVSL – Quels conseils donneriez-vous à une personne souhaitant s’aventurer dans l’art engagé, que ce soit dans le graphisme social ou l’art politique ?

Dugudus – Tout d’abord, je lui dirais de ne jamais renier ses idées et ses choix politiques. Il est essentiel d’aller jusqu’au bout de ses convictions et de ne pas les trahir. Ensuite, il est important de comprendre que ce n’est pas un métier facile. En réalité, ce n’est pas un métier ; c’est quelque chose que l’on crée. C’est un travail de longue haleine, qui demande beaucoup de sacrifices. C’est une partie invisible du processus, qui peut parfois être douloureuse et impliquer beaucoup de remise en question personnelle. Chaque choix que vous faites est un choix que vous devez affronter seul.

Au-delà, il y a aussi tout un aspect invisible qui est diplomatique, fait d’échanges, de négociations et de discussions pour que certaines images puissent voir le jour. Enfin, il y a toute la gestion et la production derrière. Dans mon travail, je m’occupe de tout, de la création à la diffusion de l’image, ce qui n’est pas toujours évident.

LVSL – Comment voyez-vous la situation actuelle à gauche, entre des directions qui jouent le jeu des divisions et une base militante aspirant à l’union ? 

Dugudus – Il est un peu tôt pour se projeter, mais deux forces de gauche émergeront probablement. La France insoumise pourrait partir seule, tandis qu’un bloc se formera peut-être autour de François Ruffin ou de Marine Tondelier. Tout le monde sait qu’une union est nécessaire pour accéder au deuxième tour. Cela pourrait occuper un espace médiatique favorable à la gauche, surtout avec Marine Le Pen et Emmanuel Macron en dehors du jeu. Les libéraux cherchent un héritier, ce qui pourrait faciliter la résonance de notre discours.

C’est pourquoi il faut rester optimiste. Mes images visent à rassembler, et les retours sont généralement positifs. Même si j’ai déjà vécu un burn-out militant, créer des images qui unissent exige de porter de l’espoir. C’est le rôle du militant : rester positif et avancer.

L’énergie du Nouveau Front Populaire, constitué en deux semaines, était incroyable. La gauche, quand elle est unie, est une force formidable. Il ne faut pas désespérer : l’histoire montre que la gauche a déjà pu accéder au pouvoir dans des circonstances similaires.

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Ruffin - Le Vent Se Lève
François Ruffin à Flixecourt © Valentin De Poorter

Près de 1500 personnes étaient présentes à Flixecourt pour la rentrée politique de François Ruffin. Dans une ambiance de kermesse dont le député de la Somme a le secret, une foule hétérogène de sympathisants venus des quatre coins de France, tant journalistes que petits et grands élus, militants et curieux, tous « orphelins d’une certaine gauche ». Le leader de Picardie debout ! a conclu cette journée par un discours qui semblait poser très prudemment, presque timidement, les bases d’une voie alternative à gauche, entre une social-démocratie entachée par la trahison et une France insoumise qui aurait renoncé à disputer au RN les zones rurales et ouvrières.

Comme un rappel des fondamentaux. Unir les travailleurs (tous les travailleurs, ceux des ex-bassins miniers comme le précariat des banlieues) face aux accumulateurs. Coaliser les petits contre les gros. Donner à voir la souffrance des invisibles. Pourfendre le mythe de la mondialisation heureuse. Non pour s’enfoncer dans le défaitisme mais pour renouer, dans la lutte, avec la fierté collective. Pour qui se souvient du François Ruffin d’avant la députation, son discours prononcé à Flixecourt sonnait comme une synthèse des combats qu’il n’aura cessé de mener.

François Ruffin a rappelé le débat qu’il avait voulu générer sur le recul de la gauche dans les territoires ouvriers et ruraux, à travers la publication de son livre Je vous écris du fond de la Somme.

Continuité dans le style également. Sur la grande scène, avant la prise de parole du député de la Somme, ce sont des « anonymes » qui ont témoigné, travailleurs syndiqués et citoyens ordinaires confrontés aux difficultés du quotidien. Puis un membre du groupe de musique « Les Goguettes en trio, mais à quatre », a entamé un refrain. Pastichant deux chansons de gauche bien connues des manifestants, il imagine Emmanuel Macron et le Medef prendre la rue contre le peuple. Un ton qui rappelle celui de la grande journée organisée par François Ruffin en mai 2018, dénommée « fête à Macron ». Et qui était déjà celui de la publication Fakir, qu’il dirigeait avant son mandat de député.

Comme pour affirmer que Ruffin, lui, n’a pas trahi.

En finir avec la gauche du « renoncement »

De trahison, il a été question dans son discours de clôture. Celle du Parti socialiste d’abord. Le parti « qui a accompagné la mondialisation, qui, avec Jacques Delors à la Commission européenne et Pascal Lamy à l’Organisation mondiale du commerce, a permis que Goodyear parte en Pologne, que Whirlpool parte en Slovaquie », selon ses mots [entreprises victimes de la vague de désindustrialisation qui a frappé la France dans les années 1990 et 2000, ndlr]. Une dénonciation de la gauche de gouvernement et de la construction européenne libérale, visant à marteler que, s’il a quitté la France insoumise, François Ruffin ne s’est pas recentré. Qu’il n’a pas renié la posture protectionniste qu’il tient depuis la publication de son ouvrage de 2011, Leur grande trouille. Journal intime de mes « pulsions protectionnistes » – à une époque où le terme était encore l’apanage du FN, et où la gauche le rejetait largement.

Les « renoncements » de la France insoumise, ensuite. De manière attendue, François Ruffin s’en est pris à l’orientation stratégique du mouvement présidé par Jean-Luc Mélenchon et à l’optimisme affiché par les « insoumis » : « j’entends qu’on aurait mis une tannée au Rassemblement national (RN). Je me demande sur quelle planète ils [les insoumis, NDLR] vivent. Nous, on sait où on vit. On sait que la lame de fond ne s’est pas arrêtée le 7 juillet au soir ».

Et de rappeler le débat qu’il avait voulu générer sur le recul de la gauche dans les territoires ouvriers et ruraux, à travers la publication de son livre Je vous écris du front de la Somme (LLL, 2022) : « on m’a répondu durant ces deux années. On m’a répondu par le choix de l’abandon. Un choix acté, délibéré, théorisé ». Puis, ciblant explicitement Jean-Luc Mélenchon : « on nous parle de la Nouvelle France – les métropoles, les quartiers populaires, la jeunesse diplômée -, très bien. Mais on est où, alors ? On est dans la vieille France ? » [Nouvelle France est une expression employée par Jean-Luc Mélenchon pour désigner les segments sociaux capables de constituer, selon lui, une majorité de rupture, ndlr]. Devant une assistance conquise, il a ensuite répété son attachement à l’union des différentes catégories populaires, urbaines et rurales, du secteur tertiaire ou du monde ouvrier, issues ou non de l’immigration.

Sur scène, à ses côtés, une série de personnalités auprès desquelles son discours résonne de manière particulière. D’ex-députés LFI, remerciés par le mouvement. Des « électrons libres », membres de la formation insoumise ou du parti écologiste. Ou – personnalité plus institutionnelle – Sébastien Troussel, président du conseil départemental de Seine-Saint-Denis et membre du Parti socialiste.

Quel avenir pour Picardie debout ?

Avoir réuni plus de 1.500 personnes à Flixecourt, sous un ciel pluvieux, fait la fierté des militants et des cadres. La journée se termine pourtant sur une impression mitigée. Si la réussite de l’événement est saluée, on regrette qu’il n’ait débouché sur aucune annonce particulière. « On s’attendait au lancement d’un grand parti. On pensait que Ruffin sauterait le pas vers l’échelon national, ça n’a pas été le cas », témoigne une « petite main » de Picardie debout. Un militant avoue avoir été surpris d’entendre François Ruffin mentionner sur scène sa propension au « bordel », sur un ton humoristique : « on a besoin de tout sauf de ça ! Il faut qu’on sorte de cette image d’amateurs dont se repaissent nos adversaires, et qui ne reflète pas le sérieux du boulot qu’on effectue en interne. »

D’autres ont noté l’hétérogénéité des personnalités présentes autour de François Ruffin, en soutien à son événement de rentrée. Quelle sensibilité idéologique commune entre le député PCF Sébastien Jumel, les ex-insoumis Clémentine Autain et Alexis Corbière, la députée Génération.s Sophie Taillé-Polian et François Ruffin lui-même ? Quel horizon commun, mis à part celui d’une gauche libérée de l’hégémonie de LFI sans retour au hollandisme ? « Dire que ce nouvel entourage suscite un enthousiasme unanime serait mentir », témoigne un militant. Puis, hésitant : « ce ne sont pas les profils idoines pour reconquérir la France des bourgs » [expression employée par François Ruffin pour désigner l’électorat populaire éloigné des grandes métropoles qui déserte la gauche, ndlr].

Un ex-assistant parlementaire de LFI nuance : « on a pu gloser sur la supposée tension idéologique entre François Ruffin et une Clémentine Autain. On a pu gloser sur le changement de “ligne” politique de celle-ci. Oui, le discours d’Autain a connu une inflexion. Moins axé sur les questions culturelles, plus soucieux de s’adresser à la France rurale ou peu diplômée. Et alors ? Elle a compris que la gauche ne parlait plus à un pan des classes populaires. Elle s’est adaptée en conséquence. Maintenant, qu’on me cite une seule mesure programmatique qu’elle aurait renié, ou sur laquelle elle serait en désaccord avec François Ruffin. » Avant d’étendre ce constat aux fractures entre le mouvement du député picard et la France insoumise : « Qu’on me cite également une mesure de politique publique sur laquelle Ruffin et Mélenchon seraient en désaccord. Outre des divergences tactiques bien réelles, la carte de la distinction médiatique a été surjouée. »

Chez les « ruffinistes », on a conscience qu’elle continuera à l’être. Et on se prépare à une rude bataille médiatique, où il s’agira d’être audibles face à une France insoumise qui se veut l’avant-garde de l’opposition au macronisme et une nébuleuse social-démocrate en recomposition.

Front populaire : l’avenir d’une victoire

Ouvriers métallurgistes en grève en 1936. © Domaine public, BNF

Après la dissolution de l’Assemblée nationale, la gauche française s’est réunie autour de la bannière Front Populaire, un nom qui renvoie à une histoire vieille de près d’un siècle, mais dont le souvenir est toujours resté vif. En mai 1936, face à la menace fasciste, cette alliance entre les socialistes (SFIO), les communistes (PCF) et les centristes du Parti radical, remporte les élections législatives. Le nouveau gouvernement de gauche, présidé par le socialiste Léon Blum, prend alors des mesures sociales sans précédent et très vite effectives. Pourtant, ces avancées déterminantes ne sont pas le fruit d’une simple victoire électorale : revenir sur la période permet de mieux comprendre la nécessaire articulation entre un pouvoir politique volontariste et un puissant mouvement social pour le soutenir, voire pour l’obliger.

Dans l’histoire politique française, le Front populaire est inscrit au Panthéon des gauches. Depuis des décennies, la gauche, a fortiori quand elle est unie, invoque le totem sacré de 1936 en période électorale pour inciter à la mobilisation. L’idée est qu’en la portant au pouvoir, d’importantes réformes sociales suivront. Après tout, les deux semaines de congés payés, la semaine de 40 heures et l’instauration des conventions collectives, permises par le gouvernement Blum juste après sa prise en fonctions, sont autant de preuves que confier les manettes politiques à la gauche porte ses fruits.

À la suite de l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale, le député insoumis François Ruffin a ainsi immédiatement appelé la gauche à se réunir autour de la bannière « Front populaire » suivi dans les 24 heures par les quatre principaux partis de gauche (insoumis, écologistes, communistes et socialistes). En mai 2022, quelques jours après la formation de la Nouvelle union populaire écologique et sociale (NUPES), le communiste Fabien Roussel se permettait déjà le parallèle : « Le Front populaire, c’était de grandes avancées sociales. On est aujourd’hui à un tournant aussi historique que celui-là. » Remontons plus loin. Quelques mois après la victoire de la gauche plurielle aux élections législatives de 1997, la ministre du Travail Martine Aubry défend la semaine de 35 heures en se revendiquant des idées de Blum. En mai 1981, dans son discours d’investiture à la présidence de la République, François Mitterrand se réfère également l’héritage du Front populaire. Tout nouveau Premier ministre, Pierre Mauroy reprend quant à lui un slogan de 1936 : « Vive la vie ! ».

Pourtant, ce « mythe » proprement politique simplifie à outrance ce qu’a été le Front populaire : au-delà d’un accord électoral entre partis de gauche, il s’agit d’une véritable expérience culturelle et sociale, bien que de courte durée. Un simple coup d’œil au programme de campagne suffit à s’en convaincre : publié en janvier 1936, celui-ci ne contient pas les mesures phares plus tard retenues dans l’imaginaire collectif. La « réduction de la semaine de travail sans réduction du salaire hebdomadaire » est certes mentionnée, mais sans avancer de chiffre concret (le temps de travail s’élève alors à 48 heures par semaine) ; quant aux conventions collectives et aux congés payés, ils ne figurent tout bonnement pas dans le programme. Dès lors, difficile de lire dans la séquence 1936 un enchaînement logique et purement politique : les mesures effectives à l’été ne sauraient être le simple produit de la victoire électorale du printemps sur la base du programme publié à l’hiver. En fait, celles-ci ont surtout été arrachées par un mouvement de grèves sans précédent.

« La grève, la grève, partout la grève » (Jacques Prévert)

Retraçons le fil des événements au cœur du printemps 1936. Le 3 mai, les résultats du second tour des élections législatives actent la victoire du Front populaire, avec 386 sièges sur les 608 que compte alors l’Assemblée nationale. Respectueux de la tradition républicaine, Blum attend encore un mois avant de s’installer à Matignon, résidence du président du Conseil. Mais les 11 et 13 mai, deux grèves éclatent au Havre et à Toulouse dans le secteur de l’industrie aéronautique, en réaction aux licenciements d’ouvriers grévistes le 1er mai. Victorieuses, les grèves s’étendent alors dans le même secteur ainsi qu’au sein des usines automobiles de la région parisienne à la fin du mois de mai. Le 28, c’est au tour des 30.000 ouvriers et ouvrières de Renault de rejoindre le mouvement.

Fait notable et inédit à cette échelle, les grévistes ne se contentent pas de cesser le travail, mais occupent les usines. Si les grèves semblent progressivement s’apaiser, le mouvement reprend de plus belle à partir du 2 juin et gagne la province, notamment par le biais de la presse, qui se fait le relais des événements. Partout, dans une ambiance festive, des entreprises des plus diverses sont occupées, du commerce aux banques en passant par la restauration et la culture. On compte alors 12.000 grèves, dont 9.000 avec occupation, entraînant environ 2 millions de personnes.

La victoire acquise, le mouvement social ne s’éteint pas : à la différence de la plupart des mouvements de grève, il ne s’agit pas de s’opposer à un gouvernement hostile, mais de pousser, voire d’anticiper l’action de ce nouveau pouvoir dont on attend beaucoup.

Comment expliquer cette explosion sociale ? Indéniablement, aucune force politique ou syndicale ne l’a pleinement anticipée. Le 16 juin, le secrétaire général de la CGT Léon Jouhaux admet devant le Comité confédéral national du syndicat que « le mouvement s’est déclenché sans que l’on sût exactement comment et où ». Spontanées, les grèves et occupations de mai-juin 1936 ne débarquent toutefois pas de nulle part.

Elles s’inscrivent dans une articulation entre les urnes et la rue, matrice du Front populaire depuis deux ans : le 6 février 1934, la manifestation antiparlementaire de groupes de droite et d’extrême droite devant la Chambre des députés fait craindre à la gauche une menace fasciste imminente. De vastes manifestations unitaires rassemblant des milliers de personnes sont alors organisées en réponse un peu partout en France. C’est dans cette dynamique que s’inscrit le rapprochement entre forces de gauche aux élections municipales de 1935 puis aux législatives de 1936. Au cœur de la campagne, les manifestations antifascistes et populaires interpellent l’opinion et propulsent le Front populaire au pouvoir. La victoire acquise, le mouvement social ne s’éteint pas : à la différence de la plupart des mouvements de grève, il ne s’agit pas de s’opposer à un gouvernement hostile, mais de pousser ,voire d’anticiper l’action de ce nouveau pouvoir dont on attend beaucoup.

Le double rejet du taylorisme et du paternalisme

S’inscrivant positivement dans la culture du Front populaire, l’explosion sociale du printemps 1936 exprime aussi deux rejets massifs, comme l’explique l’historien Antoine Prost dans son ouvrage Autour du Front populaire (2006). Rejet d’abord de la surexploitation des travailleurs et des travailleuses, rendue possible par la taylorisation et généralisée par la crise économique qui frappe la France depuis 1931. Théorisé et mis en pratique aux États-Unis au début du siècle, le taylorisme est un mode d’organisation du travail reposant sur une double division, à la fois verticale (entre tâches de conception et d’exécution) et horizontale (la production est décomposée entre les ouvriers pour réaliser les tâches les plus simples possibles).

Cette « organisation scientifique du travail » doit alors permettre une augmentation des gains de productivité. Après 1918, le taylorisme se répand progressivement dans les usines françaises, notamment dans l’automobile ou la réparation ferroviaire, mais sans s’accompagner d’une politique salariale fordiste accommodante. En outre, la grande division des tâches contribue à l’aliénation des travailleurs et travailleuses, soumis à des gestes répétitifs, dont l’utilité leur apparaît moins clairement que quand il intervenaient sur plusieurs étapes de production à la fois. Quand survient la crise économique, la rationalisation est alors utilisée pour intensifier les cadences tout en compressant les salaires et en maintenant les ouvriers et les ouvrières les moins efficaces sous la pression du chômage. En affirmant avec force le rejet de cette cadence inhumaine, les grèves constituent alors un moment de dignité retrouvée, comme l’écrit la philosophe Simone Weil dans le journal La Révolution prolétarienne le 10 juin :

« Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange. Oui, une joie. […] Joie d’entendre, au lieu du fracas impitoyable des machines, symbole si frappant de la dure nécessité sous laquelle on pliait, de la musique, des chants et des rires ».

Dès lors, pour échapper à la contrainte des cadences et à l’arbitraire des chefs qui les imposent, la question temporelle s’impose au cœur des revendications ouvrières : d’abord la semaine de 40 heures, réclamée par la CGT depuis le début des années 1930. Les congés payés s’inscrivent dans la même perspective : il s’agit cette fois-ci d’une initiative personnelle de Blum et non d’une revendication des grévistes. Reste qu’avec la semaine de 40 heures, les congés payés répondent à la surexploitation à l’œuvre depuis des années et donnent réalité et consistance au temps privé des salariés.

Les occupations d’usines prenant la forme d’une grande fête antipatronale, elles expriment un refus de ce lien personnel, affirment que le patron n’est pas chez lui dans l’usine comme il est chez lui dans sa maison avec sa famille.

De la même manière, la nécessité des conventions collectives émerge des grèves du printemps 1936 en ce qu’elles remettent en cause le pouvoir patronal tel qu’il était conçu et pratiqué jusqu’alors. Comme l’explique Antoine Prost, si la propriété en est le fondement, cela signifie que la domination exercée par le patron dans ce qu’il appelle sa « maison » est également d’ordre privé, impliquant de la part des salariés une obéissance et une forme de reconnaissance. Les occupations d’usines prenant la forme d’une grande fête antipatronale, elles expriment un refus de ce lien personnel, affirment que le patron n’est pas chez lui dans l’usine comme il est chez lui dans sa maison avec sa famille.

Au fond, le printemps 1936 acte une délégitimation profonde du paternalisme en vigueur depuis la fin du XIXe siècle. De cette rupture viennent les conventions collectives : les ouvrières et les ouvriers refusant de s’engager pour autre chose qu’un travail et un salaire déterminés à l’avance, le contrat de travail doit être d’ordre public : il ne peut être discuté personnellement entre chaque salarié et son employeur, mais doit être clairement établi à l’issue de négociations entre syndicats et patronat. La loi sur les conventions collectives, dont le rapporteur est Ambroise Croizat, député communiste dirigeant la puissante Fédération des Métaux de la CGT, (et futur ministre communiste créateur de la Sécurité sociale après-guerre) remplace le lien personnel de subordination par un lien fonctionnel de production. Le pouvoir patronal est désormais encadré, ne laissant par exemple plus le droit à l’employeur de déterminer et de modifier les salaires selon son seul bon vouloir.

Quand le patronat craignait une révolution bolchevique en France

Si ces trois mesures sociales déterminantes émergent des grèves, encore faut-il que le nouveau gouvernement et surtout le patronat y consentent. Or, au début du mois de juin, ce dernier est pris d’effroi par les événements : avec ces entreprises occupées partout, le droit de propriété ouvertement bafoué et ce nouveau gouvernement soutenu par les 72 députés communistes tout juste élus, le bolchévisme semble aux portes du pays. Certes, à gauche, la perspective révolutionnaire n’est sérieusement envisagée que par une minorité. Dans un article publié dans Le Populaire le 27 mai, Marceau Pivert, représentant de l’aile gauche de la SFIO, incite Blum à s’appuyer sur le mouvement pour instaurer un vrai pouvoir socialiste dans le pays, clamant que « tout est possible maintenant ». Réfugié en France, Léon Trotski assure de son côté le 9 juin que « la révolution française a commencé » : « “Les soviets partout ?“ D’accord. Mais il est temps de passer de la parole aux actes. » Reste que la majorité des grévistes, non syndiqués, envisagent surtout leur action comme temporaire, une sorte de parenthèse joyeuse propre à exprimer un idéal plus qu’à le conquérir. Les partis et syndicats, PCF compris, souhaitent quant à eux apaiser les grèves. Mais au fond, peu importe : bien qu’il ne soit pas de nature révolutionnaire, le mouvement exerce de fait une pression considérable sur le patronat. La presse bourgeoise s’en fait l’écho. Le 6 juin, Le Temps écrit :

« Devant cette grève qui se généralise, devant ces violations énormes, inouïes, de l’ordre et des libertés publiques les plus élémentaires, le président du conseil, le chef du gouvernement légal, a-t-il parlé au nom du pays tout entier, au nom du droit républicain ? S’est-il élevé contre cette dictature occulte qui pèse sur la nation ? […] Son gouvernement n’est qu’une simple délégation de cette force aveugle, dont les Chambres ne seraient qu’un instrument pour une simple législation de faits accomplis ailleurs. Mais il faut alors le dire, il faut proclamer que le gouvernement prend un caractère dictatorial et que c’en est fini du régime républicain ! »

C’est donc dans ce contexte brûlant que les représentants patronaux, réunis au sein de la Confédération générale de la production française (CGPF), sollicitent le gouvernement encore en formation pour trouver une sortie de crise. Une première négociation a lieu dans la nuit du 4 au 5 juin. En médiateur, Blum constate que le patronat est prêt à céder sans faire de l’évacuation des usines un préalable. C’est ainsi que lors de son investiture le 6 juin, Blum promet la mise en place rapide des 40 heures, des congés payés et des conventions collectives. Le lendemain dès 15 heures, les négociations s’engagent à Matignon entre la CGPF, la CGT et l’État, marquant une première dans l’histoire politique française. Le 8 au petit matin, les accords sont officialisés : le patronat accepte une augmentation des salaires et « l’établissement immédiat de contrats collectifs de travail », définis dans une loi votée quelques jours plus tard. Ne figurent pas dans le texte les 40 heures et les congés payés, qui ne sont en fait pas discutés : ces mesures relevant uniquement de la loi, les patrons devront s’y plier.

« Finie la semaine des deux dimanches » : des conquêtes précaires ?

Pourtant, tout reste encore à faire. Le mouvement atteint son paroxysme dans la semaine du 8 au 12 juin, puis se poursuit fin juin et courant juillet : les acquis obtenus à l’échelle nationale doivent désormais être arrachés localement. De nombreux patrons n’acceptent en effet pas les décisions prises par la CGPF : le 9 juin, 114 présidents et représentants des chambres de commerce s’opposent aux 40 heures. Mais parmi les conquêtes de 1936, ce sont les conventions collectives, négociées à l’échelle de chaque secteur, qui exigent la lutte la plus âpre. Ainsi, à Besançon, les grèves ne commencent que le 16 juin pour réclamer l’application des accords de Matignon, engageant au fil des jours de plus en plus de secteurs. Un accord est finalement trouvé par l’intermédiaire du préfet du Doubs le 1er juillet.

Les mesures votées par le Front populaire sont bien plus des conquêtes ouvrières que des acquis sociaux, et ne peuvent être établies et respectées que par l’accord entre le mouvement social et le pouvoir politique.

Ces cas se multiplient dans d’autres départements au même moment. Les mesures votées par le Front populaire sont donc bien plus des conquêtes ouvrières que des acquis sociaux, et ne peuvent être établies et respectées que par l’accord entre le mouvement social et le pouvoir politique. La suite des événements le montre : quand le Front populaire se délite au sommet de l’État, les mesures s’en trouvent fragilisées. Dès février 1937, Léon Blum annonce une « pause » dans la réalisation des mesures sociales. La question de l’intervention française en Espagne pour défendre le gouvernement républicain contre les franquistes, refusée par Blum contre l’avis des communistes, fragilise encore un peu plus la coalition. En juin, Blum est contraint à la démission et en avril 1938, c’est le radical Édouard Daladier qui s’installe au pouvoir. Quelques mois plus tard, le nouveau président du Conseil affirme dans un discours radiodiffusé qu’il faut « remettre la France au travail » par un « aménagement » de la loi des 40 heures. Comprenez, permettre légalement aux entreprises de disposer des heures supplémentaires qu’elles estiment nécessaires, tout en majorant faiblement les taux de rémunération. En novembre 1938, le ministre des Finances Paul Reynaud se charge de publier les décrets-lois et déclare « finie la semaine des deux dimanches ». Les grèves qui s’ensuivent sont durement réprimées : alors que le gouvernement mobilise préfets et forces de l’ordre, le patronat licencie massivement les grévistes. La rupture est consommée, le Front populaire n’est plus.

Reste qu’en un sens, bien que précaires sur le court terme, les avancées sociales de 1936 s’enracinent dans la société française. Comme le souligne l’historien Jean Vigreux dans son ouvrage Histoire du Front populaire. L’échappée belle (2016), en élargissant la démocratie libérale à la démocratie sociale, le Front populaire ouvre en fait une séquence historique plus longue. Celle-ci trouve son aboutissement dans le programme du Conseil national de la Résistance, mis en œuvre après la Libération. « L’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale », « le droit au travail et le droit au repos », « la sécurité de l’emploi » ou « la garantie d’un niveau de salaire et de traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine » sont autant de principes s’inscrivant pleinement dans l’expérience du Front populaire.

Comme au siècle passé, construire ce nouveau Front populaire nécessite la mobilisation de toutes et tous, au-delà des accords entre partis.

Une fois interrogé à la lumière des faits, le mythe électoraliste du Front populaire apparaît bien pauvre, en ce qu’il occulte souvent ce qui s’est véritablement joué au printemps 1936 : si les avancées sociales du Front populaire sont bien réelles, elles ont surtout été permises par l’articulation entre la pression du mouvement social et la capacité d’action du pouvoir politique. Le premier portant le second au pouvoir, les grèves et occupations d’usines permettent ensuite de pousser les revendications et d’assurer leur réalisation. La réussite du Front populaire tient précisément dans cette alchimie. Alors, à l’heure où l’histoire s’accélère, la gauche entend rejouer le coup de 1936 face à une extrême-droite qui n’a jamais été aussi proche du pouvoir. Mais comme au siècle passé, construire ce nouveau Front populaire nécessite la mobilisation de toutes et tous, au-delà des accords entre partis. C’est en créant et en maintenant cette dynamique que le Front populaire de 2024 pourra réussir là où la NUPES de 2022 avait échoué. Porter les espoirs ne suffit plus : il s’agit désormais de porter l’histoire.

« Les classes laborieuses vivent la politique dans leur chair au quotidien » – Entretien avec Selim Derkaoui

Avec son essai Rendre les coups, boxe et lutte des classes publié au Passager clandestin, le journaliste indépendant et co-fondateur du média Frustration Selim Derkaoui rend hommage à la boxe anglaise et à travers elle, à la classe laborieuse. En revenant sur l’histoire de ce sport et sa sociologie, il analyse la dimension politique que révèle sa pratique. En s’appuyant sur des entretiens menés auprès de boxeurs, le journaliste donne à voir un sport de classe et invite à dépasser un imaginaire souvent façonné par la culture dominante à travers des films ou des romans.

LVSL – Vous affirmez dans votre livre que la boxe est historiquement un sport émancipateur, tant pour ses pratiquants que pour ses spectateurs. Comment analysez vous cette émancipation ?

Selim Derkaoui – Ce qui m’intéressait avec ce livre c’était de comprendre pourquoi, dans le cas français, ce sont des personnes blanches et prolétaires qui ont initialement boxé. Je pense par exemple à Marcel Cerdan. Comme tout sport, la boxe revêt une dimension émancipatrice. Elle permet de se voir progresser et de constater directement les fruits de son travail sur soi. C’est une dynamique qui n’arrive pas toujours à l’école. De même pour certaines catégories la société renvoie le contraire que ce soit au niveau de l’entreprise ou du salariat. En effet, ce sont des espaces dans lesquels il y a toujours un plafond de verre. La boxe permet des marges de progression et induit également un rapport avec le coach, une figure d’autorité qui vient souvent du même milieu social que soi. Cela est rassurant et entraîne une proximité de classe.

Les gens qui la pratiquent vivent la politique dans leur chair et ce, au double sens : politiquement et physiquement. En effet, ils sont en capacité de prendre des coups et de les rendre sur un ring.

Du côté des spectateurs, c’est différent. On ne peut pas faire abstraction du bas instinct, de regarder un spectacle violent, notamment pour la bourgeoisie qui aime bien voir mettre en scène des corps prolétaires, que ce soit à la guerre ou sur un ring – pour eux c’est la même chose. Il s’agit donc d’un spectacle qui consiste à regarder au loin les « corps racisés et prolétaires » – comme le disaient Aya Cissoko ou mon père – mis en scène et se battre entre eux. On a donc initialement une part de voyeurisme.

En revanche, les classes laborieuses qui regardaient ce sport le voyaient davantage comme un spectacle populaire, dans lequel on voit ses frères – et dans une moindre mesure ses sœurs – combattre. Il y avait un enjeu de proximité sociale, de se supporter mutuellement, collectivement. En d’autres termes, ce sont des gens de notre milieu qui pratiquent ce sport-là, ce qui implique de se supporter ensemble, collectivement.

LVSL – Dans votre livre, vous prenez l’exemple de votre père et d’autres personnes. Pouvez-vous revenir sur le rapport qu’elles ont eu à ce sport, l’incidence que la pratique de la boxe a eu sur leur vie ?

Selim Derkaoui – La classe laborieuse vit la politique dans sa chair au quotidien. Lorsque le gouvernement d’Emmanuel Macron supprime les contrats aidés, cela a une incidence directe sur ma mère qui en avait un. Ça les touche au quotidien. La politique vient à eux sans qu’ils ne le demandent. La boxe, c’est ça également. Les gens qui la pratiquent vivent la politique dans leur chair, politiquement et physiquement. En effet, ils sont en capacité de prendre des coups et de les rendre sur un ring. Pour prendre un exemple, c’est quand même très compliqué de se dire qu’on va te taper le visage d’une personne, dans le cas de la boxe anglaise.

Le visage est par ailleurs l’endroit du corps qui est symboliquement marqué comme le furent les gueules cassées pendant la Première Guerre mondiale. Ceux qui pratiquent la boxe, ce sont des gens qui vivent la politique dans la chair. Parce qu’ils ont tout ça, ces démons, qui font qu’ils sont en capacité de faire ce sport précisément, qui est dur et violent physiquement. 

Qu’il s’agisse de mon père ou d’Aya Cissoko et plus largement des personnes que j’ai pu interroger, j’ai fait ce lien entre elles. En tant que journaliste, c’est notre métier. Il s’agit de faire le lien entre les gens et faire ensuite ressortir ce qu’ils constatent par eux-mêmes. Les analyses de classe sur la boxe, je les ai eues grâce à eux, grâce à ce recul qu’ils ont eu sur leur sport.

Rendre les coups, boxe et lutte des classes de Selim Derkaoui

Géographiquement dans les quartiers populaires, socialement, par rapport à leur statut, et aussi racialement parce que l’immigration est liée à la France d’en-bas. C’est donc la couche populaire blanche, prolétaire à la base qui en fait, et ensuite progressivement, les couches encore plus populaires subissant le racisme qui pratiquent ce sport en plus de vivre des oppressions multiples. À chaque fois à travers la boxe, il y a comme une gradation inversée, avec des populations de plus en plus pauvres qui se succèdent entre elles. Cela fonctionne comme un reflet social.

LVSL – Dans la première partie de votre livre, vous expliquez ne pas étudier spécifiquement la boxe, mais une pratique qui correspond à une grande groupe social.

Selim Derkaoui – Plusieurs choses ont motivé l’écriture de ce livre. Il y avait déjà un très bon documentaire sur Muhammad Ali, sur Arte. Mon père me parlait régulièrement de ce boxeur et il avait lui-même fait de la boxe. Je me suis également dit qu’on parlait souvent de la boxe aux États-Unis, dans les ghettos noirs, mais pas en France, pays pour lequel il n’existe que peu de documentation sur le sujet et peu d’auteurs sont spécialistes. Lorsqu’ils le sont, ils sont centrés sur la pratique sportive en tant que telle, ce qui implique qu’il n’y avait pas vraiment d’approche politique du sujet.

J’ai pensé qu’il y avait nécessairement un lien en France ou dans d’autres pays, je pense qu’il y a quand même une histoire commune avec l’histoire américaine. Sur le sport et la boxe. De fil en aiguille, j’ai interviewé mon père et en lui posant des questions, il m’a dit que ce sport était politique. Lui-même avait débuté cette pratique par rapport à la police, aux gangs, à cause de cette insécurité sociale permanente pour résumer.

Je ne suis pas adepte du discours qui consiste à dire qu’il ne faut pas importer les problématiques raciales américaines en France : interrogeons celles et ceux qui la subissent, justement comme les boxeurs et les boxeuses. Eux me disaient que quand ils voyaient Muhammad Ali, ou le mouvement Black Lives Matter, ils faisaient des ponts avec leur existence, en se disant qu’évidemment, il y a des choses différentes historiquement. Il y a une sorte d’internationalisme antiraciste. Et ça, ils me le disaient régulièrement : au quotidien, ils le constatent avec le rapport avec la police, les questions coloniales qui ne sont pas encore réglées.

On le voit par exemple avec cette cagnotte en soutien au policier qui a tué Nahel. Beaucoup de gens auraient donné pour cette cagnotte. Sur ces considérations politiques, je me suis dit qu’il était important de parler de la France. Mettons cela en avant pour rendre cette fierté, mettre en valeur des vécus à travers la boxe, et ce en n’étant pas uniquement axé sur les États-Unis. La boxe est surtout un prétexte.

LVSL – Avez-vous des explications sur l’écart de médiatisation entre les États-Unis et la France, alors qu’en France, il y a aussi des boxeurs connus ?

Selim Derkaoui – En France il y a aussi des boxeurs connus, ils étaient davantage médiatisés, du fait de valeurs symboliques accolées à ce sport, dont nous avons parlé précédemment. Ce qui est intéressant c’est que quand j’en parle aux entraîneurs et même à un historien, Stéphane Hadjeras, il me disait être méprisé dans son domaine. Il y a un mépris de classe, ainsi que du racisme. Ils me disaient que eux-mêmes n’arrivent pas à mettre des mots sur le fait que, malgré le fait qu’il y ait des champions en France (Brahim Asloum pour ne citer que lui), il n’y avait que peu de médiatisation de ce sport.

C’est vraiment le sport américain qui s’est exporté, le sport cubain aussi. Les Cubains sont très bons en boxe, notamment amateurs, parce qu’ils étaient interdits de JO. Dès l’école, il y a des clubs de boxe, il y a un truc très fort là-dedans. Et sport américain donc forcément médiatisation un peu plus importante.

En France, les entraîneurs me parlaient du mépris de classe et de racisme. Nous pouvons comparer avec le tennis, sport dans lequel la France ne gagne que rarement. Pourtant celui-ci est sur-médiatisé, avec des sponsors, des publicitaires, un sport très capitaliste en somme. L’argent rentre en ligne de compte. Et puis, il y a le fait que ce n’est pas la boxe qui n’intéresse pas mais celles et ceux qui la pratiquent et l’incarnent. En ce moment, on assiste à une gentrification de la boxe. Olivier Véran en fait, Macron aussi. On peut en déduire que ce n’était pas le sport qui était méprisé mais les gens qui la pratiquent.

Aya Cissoko m’expliquait qu’à Sciences Po, elle vivait vraiment un mépris de classe de la part des gens qu’elle ne rencontrait pas dans les quartiers où elle constatait davantage de solidarité. C’était certes très masculin donc parfois dur de s’imposer pour une femme, mais elle m’a dit que c’était pire en grande école avec la bourgeoisie qui la regardait de travers, ils l’identifiaient au côté « racaille », au côté « sauvageonne ». En plus hystérique car, donc beaucoup de choses se mélangeaient, ce qu’elle n’avait pas forcément avant, ou dans une moindre mesure. Il y avait comme du sexisme, mais moins que dans les classes dominantes. Sa simple présence donnait corps à la lutte des classes et c’était ce qui dérangeait.

LVSL – Dans le livre, vous dites préférer le terme de classe laborieuse à celui de classe populaire. Pourquoi ce choix ?

Selim Derkaoui – C’est important pour la forme du livre, pour faire un récit documentaire à voix multiple de partir de l’expérience vécue des gens pour ensuite sortir des analyses par eux-mêmes. Dans l’expression classe populaire, il y a une dimension passive. On va observer des gens qu’on ne connaît pas socialement. Dans l’émission C ce soir, pendant un débat, cela m’a vraiment marqué : il n’y avait que des CSP+ pour parler des classes populaires. Qu’est-ce que ces catégories de la populations se disent quand on a des débats sur eux ? On parle de 80 % de la population française. Qu’est-ce qu’ils se disent ? Ils se disent mais attends, est-ce qu’on parle de moi ?

Cela engendre une honte sociale, donc les gens s’estiment faire partie de la classe moyenne pour se rassurer socialement. Il y a une sorte de condescendance à utiliser ce mot-là. Dans populaire il y a un côté populace, très culturel aussi, et pas politiquement porteur, parce qu’il n’y a pas de conflictualité de classe dans ce terme-là. Je retrouve davantage cette conflictualité dans laborieux, qui induit le rapport au travail, ou l’absence de travail aussi, mais la pression qu’on y met pour que les gens trouvent du travail. Les deux sont liés, et le terme met un peu de conflictualité de classe. Ce n’est pas seulement des expressions, c’est aussi ce que tu vas en faire et en dire donc c’est très porteur. C’est également important et ça en dit long surtout sur ceux qui l’emploient plus que ceux qui sont censés représenter.

Avec Nicolas Framont, nous avons analysé cela : c’est en fait partir du principe que les gens sont en capacité, et qu’on est en capacité, de s’auto-analyser et de mettre cela en relation une conflictualité de classe. C’est aussi une manière de retrouver une dignité sociale. En disant populaire, il y a un côté un peu zoo-sociologique. Ce qui me dérange le plus avec ce mot, c’est qu’il est dépolitisé. Et comme je disais tout à l’heure, des personnes qui sont intrinsèquement politiques, parce qu’elles subissent les conséquences des décisions politiques au quotidien.

Je vais prendre l’exemple de ma mère qui était au RSA. Maintenant, elle est au minimum vieillesse, elle a travaillé en contrat-aidé dans les écoles très longtemps, elle se battait avec le Pôle emploi avec la CAF pendant des semaines et des semaines, à devoir se justifier, à devoir trouver des trucs bénévoles en parallèle, ça c’est de la politique et elle en fait au quotidien. Parler de laborieux, c’est mettre ça en perspective et retrouver une dignité.

LVSL – De même, dans le livre, vous notez un sous-financement systématique du sport par les pouvoirs publics : comment expliquer ce mouvement de désintérêt de la part de différents acteurs notamment politiques, locaux alors que d’autres sports sont eux largement plus financés ? D’autant que dans le même temps, vous décrivez la convocation de figures issues de la boxe dans les périodes de tension sociale.

Selim Derkaoui – Oui, assez contradictoire et plus largement désintérêt pour le sport. Les classes dominantes ont un intérêt quand ça les sert. La boxe reflète parfaitement ça. Cela ne les intéresse pas quand il s’agit d’investir politiquement les quartiers populaires parce que ce n’est pas électoralement intéressant, ils se disent qu’ils ne votent pas et ça ne les intéresse pas. C’est un peu le reflet que les services publics ne sont pas intéressants à implanter dans ces quartiers-là ou dans les zones rurales.

Il y a un usage de la boxe qui dépend de si cela sert ou non l’ordre politique des classes dominantes.

Pour les clubs de boxe, ça ne les intéresse pas d’en implanter, de financer ça, en sachant qu’il y a une population qui peut être si intéressée et s’émanciper par là aussi. En revanche, quand il s’agit d’instrumentaliser ce sport, quand il y a des « émeutes », ils appellent ça comme ça, des révoltes, ils vont contacter des coachs, comme mon père d’ailleurs ou des entraîneurs, pour calmer les soubresauts un peu révolutionnaires de cette jeunesse. Parce qu’ils perturbent l’ordre public, parce qu’ils remettent en cause des inégalités sociales profondes et territoriales, ils dérangent. On va donc utiliser la boxe pour les canaliser. Cela reflète leur hypocrisie : il y a un usage de la boxe qui dépend de si cela sert ou non leur ordre politique.

LVSL – D’un point de vue culturel, au niveau de l’imaginaire qu’il véhicule, quel est le statut de ce sport ?

Selim Derkaoui – Aux États-Unis, évidemment, ce sport est très représenté au cinéma. C’est assez contradictoire, culturellement. Parce qu’évidemment, ce sont les classes dominantes qui imposent leur vision des choses culturellement. Donc c’est leur regard sur les cultures populaires et ce regard peut être un peu biaisé. Cela débouche sur une vision très esthétique et qui peut être très dépolitisée parce qu’ils ne vont pas saisir la politisation de ce sport-là. Ces pratiques populaires, ça peut être la boxe, ça peut aussi être le rap.

Je qualifierais leur regard de bourgeois gaze. Celui-ci ne reflète pas forcément le côté de classe de ce sport. Il y avait un article qui m’avait marqué dans le Figaro : en juin, ils avaient fait tout un dossier sur la littérature et la boxe. Il n’y avait pas une seule fois le mot classe, ni le mot populaire, rien du tout.

Ils mettaient en avait le fait que deux hommes s’affrontent sur un ring, avec une dimension sacrificielle, avec tout ce vocabulaire qui est mobilisé : grandiloquent, mais totalement dépolitisé. C’est avant tout esthétisant. C’est pour cette raison que moi ça m’intéressait de le faire et d’avoir le regard de mon père et des entraîneurs, aux boxeurs aux boxeuses. parce que tu te rends compte qu’en fait ils ont à la fois subi et apprécié ce sport mais avec une forme d’urgence vitale.

Il y a quand même une dimension qui est hors sol, surtout dans la littérature, plus qu’au cinéma. Mathieu Kassovitz, il a fait ça. Il y a un livre, Shadow Box de George Plimpton, c’est un bon livre. Ce qui m’a perturbé, c’était vraiment le côté dandy de la boxe. On met les gants, on se déguiser en boxeur pour se mettre à leur place et se mettre en scène de manière narcissique ensuite dans un livre, donc avoir le capital symbolique qui va avec, puis retourner à sa vie tranquille de dandy bourgeois.

Je n’aime pas pas cet aspect de mise en scène de soi. Je trouvais qu’il ne mettait pas forcément beaucoup en valeur les gens qui voyaient. Il y a un truc d’appropriation culturelle. Même si le livre n’est pas mauvais en soi, cette démarche-là me gêne profondément. On revient sur le côté classe laborieuse, je préférais mettre le lien entre les gens, parce qu’ils parlent très bien d’eux-mêmes. Et y a un truc qui peut me perturber aussi, sur le côté roman de manière générale, je l’ai vu par rapport à la boxe, c’est déjà un peu trop se raconter de manière très narcissique.

Le vécu des gens est tellement passionnant, qu’il n’y a pas besoin d’inventer trop de choses. Elles sont sous nos yeux. Quand je voyais Aya Cissoko, mon père, je l’ai redécouvert en faisant le livre, en l’interviewant, et j’ai découvert des choses merveilleuses en fait. La chair elle est devant nous.

LVSL – Dans la postface de l’ouvrage, François Ruffin dit s’interroger : pourquoi l’avez-vous choisi lui pour postfacer un ouvrage sur un sport qu’il n’a jamais pratiqué ? Plus largement, pourquoi le choix d’une préface par Médine et d’une postface par François Ruffin ?

Selim Derkaoui – J’avais pensé à François Ruffin journalistiquement, plutôt sur le côté formel. Il m’a vraiment inspiré. Tout ce que je viens de dire, à partir de l’expérience vécue, à la base, au début de mes études à la fac, c’était lui que je lisais surtout. Je lisais Fakir, Le Monde Diplo aussi.

Peut-être que François Ruffin ne sera pas d’accord avec ça – ce serait intéressant d’en parler – ce n’est pas une fin en soi. Je cherche à pouvoir justement décrire le réel, et lui aussi il est un peu comme moi. De même l’imaginaire, on n’en a pas forcément beaucoup, mais, en fait, l’imaginaire il est chez les gens. Et je pense qu’il a le souci de faire sortir ce que les gens ont en eux, mais qui n’ont pas forcément d’intérêt pour en parler. Mon père par exemple avait cette lecture-là de classe en lui. Et c’est en lui posant des questions qu’il a encore plus verbalisé. On est là pour faire le lien, en fait, entre les gens. Ce côté-là, en plus d’une plume un peu rigolote pour dire des choses sérieuses sans se prendre au sérieux. Chez Ruffin il y a un peu de ça. Ça qui m’a inspiré pour Frustration aussi avec Nicolas Framont.

François Ruffin, c’était également pour le côté sport. Il a un rapport au football populaire. Il s’intéresse aux petits clubs, aux invisibles, aux milliers de personnes qui la pratiquent dans l’ombre et qui la font vivre. Quand il enlève son maillot à l’Assemblée, c’est une belle mise en scène. C’est là vraiment rendre visibles les invisibles, c’est ce qui m’intéresse, c’est ce qu’il dit lui-même, je crois que. Et moi, la boxe, là-bas, je voulais un peu faire la même chose aussi : parler de tous ces gens qu’on ne voit d’autant plus pas que médiatiquement, même ceux qui sont pros, on ne les voit même pas.

Enfin concernant Ruffin, il y a le format des livres. Je pense qu’il y a les trois quarts des livres, tu peux enlever la moitié, largement. Ruffin ne fait pas des livres si longs, justement. Il a compris ça. Normalement tu es censé faire assez court parce que si c’est fluide. Si tu dis des choses précises et intéressantes, tu n’as pas besoin de faire des tonnes. Normalement en une phrase, tout est dit. Il y a une économie de mots sans pour autant faire une économie de pensée. Et ça je l’ai ressenti en l’écrivant. Chez Ruffin, je l’ai ressenti aussi, le fait de dire des choses très pertinentes mais en peu de mots.

Ensuite, de fil en aiguille – j’en ai parlé avec mon éditrice – nous nous sommes dits : mais pourquoi pas un rappeur ? Notamment, Médine, parce que lui, il y avait quand même beaucoup de liens, cette fois-ci de fond, sur notre vécu commun.

Un père boxeur, évidemment, les quartiers populaires, mais de province, des campagnes, ce que j’essaye de décrire un petit peu. Pas banlieue parisienne, pour changer un petit peu, quand on parle de banlieue, on a la focale parisienne, mais il y a toutes les banlieues des campagnes la banlieue de Nantes, celle de Caen ou celle du Havre où est Médine. Et je trouvais ça assez pertinent de donner la parole dans un endroit à une personne qui, de par son statut social aussi, et de par ce qu’il fait, on n’a pas l’habitude de le voir. sur ce terrain-là, écrire une préface. Certes, il a déjà écrit un bouquin avec Pascal Boniface, mais je tenais à mettre à l’honneur des personnes qui n’ont pas le capital symbolique ou culturel pour être là.

C’est assez rare quand même dans la littérature, dans les romans, dans les essais de voir des gens des milieux populaires quand même. Après je ne savais pas trop préface-postface mais après… ça tombait sous le sens que Médine commence, évidemment, pour toutes ces choses que je viens d’évoquer. Le premier concerné aussi pour ouvrir le livre, Et Ruffin, pour le finir, avec le fait de se demander pourquoi lui ? Il le conclut très bien. Et puis politiquement, Médine incarne une France des banlieues et François Ruffin les espaces plutôt ruraux, donc c’était une manière de faire le pont entre ces espaces.

C’est ce que veut faire Ruffin, c’est ce que veut faire Médine. Stratégiquement, on a des désaccords, on ne le fait pas de la même manière. Mais le but c’était avoir les deux Frances qui ont beaucoup de liens entre elles, clairement. Et puis c’est un livre aussi qui est pour les white trash, c’est nous-mêmes, les boîtes de nuit de province, des milieux qu’on connaît très très bien. Mon père voyait beaucoup de petits blancs des milieux ruraux. Mon oncle était gilet jaune parce qu’il habitait en campagne. La différence, c’est le racisme. Mon livre est aussi un moyen de dire regardez, d’ailleurs, on se croise.

Ça peut être dans le sport, ça peut être au travail, mais on a cette différence-là qui fait que soutenez-nous là-dessus pour qu’on puisse créer une solidarité de fait contre l’ennemi commun qu’on a. C’est le capital, c’est les classes dominantes, c’est la police, c’est eux qui nous méprisent.

LVSL – Vos évoquez à plusieurs reprises un rapport entre le corps façonné par la boxe et le corps laborieux de celles et ceux qui effectuent des métiers pénibles : sous quelles conditions le sport ou plus largement une pratique sportive ou culturelle peut-elle être un moyen de se réapproprier son corps ou d’affirmer une identité de classe ?

Selim Derkaoui – L’identité de classe réside dans le fait qu’à travers la boxe, on a le moyen de progresser : le travail paye. On trouve cette idéologie bourgeoise derrière la méritocratie. Les boxeurs ont un rapport souvent compliqué avec certains aspects de l’éducation nationale.

C’est comment c’est une institution qui véhicule les inégalités sociales. Ils l’ont très très mal vécu et souvent ça revenait. C’est quelque chose qu’ils ne trouvaient pas dans la boxe justement. Ils avaient un rapport avec le coach d’un même milieu social aussi, une compréhension mutuelle, il n’y avait pas forcément de jugement de classe symbolique, il n’y avait pas forcément de jugement de classe symbolique racial aussi.

Et tout ça dans la boxe vu qu’ils étaient un peu aussi entre eux, même classe, donc forcément un regard assez commun. On va partager des expériences communes sur l’école, sur le travail, donc une solidarité un petit peu qui se retrouve dans la base. Un petit peu que tu retrouves dans la salle, que t’as pas forcément à l’extérieur. La boxe devient un second lieu de politisation et de conscientisation entre nous. Et cela donne une fierté, une dignité de classe par le sport et le corps aussi.

Il y a effectivement l’instrumentalisation du corps par les classes dominantes. À partir d’un certain niveau, les sponsors sont nos aguets. On met dès lors en scène ces corps laborieux à des fins financières et de spectacles bourgeois. Et c’est pour ça que Aya comme mon père, ils sont plutôt dans une dynamique de boxe par et pour nous-mêmes (de la boxe éducative, de la boxe amateur débarrassée de l’argent et du capitalisme).

Et eux, ils aiment ce sport, mais qui n’est pas un sport marchandisé. Comme Ruffin ce que Ruffin dit sur le foot : c’est un sport qui, en soi, est magnifique parce que, il y a un dépassement de soi, une confiance en soi. Alors la boxe, aller sur un ring, c’est quand même, c’est très difficile. Tu as une personne en face de toi qui a le même objectif de toi, dans le respect des règles évidemment, c’est très impressionnant. C’est le visage en plus qui est touché. Donc il y a une valeur symbolique comme je disais sur les gueules cassées.

C’est une métaphore des vies cabossées : comment rendre les coups, symboliquement et politiquement.

Ça te donne une surdose d’estime de soi d’être sur un ring, que tu peux ensuite revendiquer ailleurs. Ça peut être à l’école, comme Aya d’ailleurs qui a fait des ponts entre les deux. Et maintenant, elle rend les coups par écrit, comme j’essaye de faire d’ailleurs. Mon père, il a rendu les coups syndiqués à l’hôpital public pour se battre contre sa direction, pour ses camarades salariés, les infirmières. C’est une métaphore de leur vie cabossée : comment rendre les coups, symboliquement et politiquement. Aya le disait très bien, sur un ring, tu dois toujours trouver la porte de sortie, déterminer comment tu vas t’en sortir. Dans la vie c’est pareil, tu cherches toujours la porte de secours.

La retraite, une vie hors du marché – Par François Ruffin

La retraite est aussi un temps de transmission entre les générations. © Nikoline Arms

Le gouvernement entend réduire le débat sur la réforme des retraites à une querelle d’experts comptables focalisés sur les pourcentages de PIB, le nombre de trimestres et le taux d’activité des seniors. Pour le député François Ruffin, la retraite est pourtant bien plus : il s’agit d’un autre morceau de vie, non soumis au « métro-boulot-chariot », où chacun peut s’épanouir en dehors du marché. Dans son livre Le temps d’apprendre à vivre. La bataille des retraites, il plaide pour accroître ce temps libre afin de lutter contre le dérèglement climatique. Extraits.

Avec les retraites, à la Libération, Ambroise Croizat et ses camarades poursuivaient un idéal social. Nous y ajoutons aujourd’hui un autre impératif : écologique. Les deux sont-ils incompatibles ? Ou au contraire se renforcent-ils ? Protection sociale et protection de l’environnement vont-elles de pair ? Mouvement ouvrier et mouvement vert ?

« Produire plus, pour consommer plus, pour produire plus, pour consommer plus », comme le hamster dans sa roue, mène la planète droit dans le mur. Et les humains à l’usure. Le défi climatique réclame du travail : du travail dans les champs, du travail dans les bâtiments, du travail dans les ateliers de réparation, du travail de lien et de soin auprès des bébés, des malades, des aînés. Mais il réclame aussi du repos, de l’apaisement, moins de frénésie.

Ce week-end, je me suis replongé dans Prospérité sans croissance, le rapport qu’avait rendu Tim Jackson (économiste, ndlr) au gouvernement britannique. Il cite, page 140, une étude réalisée par l’économiste canadien Peter Victor : « Le chômage et la pauvreté sont tous deux réduits de moitié dans ce scénario grâce à des politiques sociales et de temps de travail actives. Et l’on obtient une baisse de 20% des émissions de gaz à effet de serre au Canada. Réduire la durée du temps de travail hebdomadaire est la solution la plus simple et la plus souvent citée au défi du maintien du plein emploi sans augmentation de la production. Mais cette réduction du temps de travail n’a tendance à réussir que dans certaines conditions. « La distribution stable et relativement équitable des revenus » écrit le sociologue Gerhard Bosch. »

Les recherches, là-dessus, ne manquent pas. Pour Larsson, Nässen et Lundberg, « une réduction de 1% du temps de travail conduirait à une baisse de 0,80% des émissions par ménage. » Miklos Antal a mené, lui, une « recherche exhaustive qui recense 2500 articles scientifiques » : « La plupart des études concluent que les réductions du temps de travail réduisent les pressions environnementales. » Pour Rosnick et Weisbrot, « si les Etats-Unis passaient au temps de travail moyen des pays européens, ils économiseraient 18% de leur consommation d’énergie. A l’inverse, si les Européens travaillaient autant que les Américains, nos émissions de gaz à effet de serre augmenteraient de 25%. » Et les auteurs d’y voir « une portée mondiale » : « Au cours des prochaines décennies, les pays en développement décideront de la manière d’utiliser leur productivité croissante. Si, d’ici 2050, le monde entier travaille comme les Américains, la consommation totale d’énergie pourrait être de 15 à 30% supérieure à ce qu’elle serait en suivant un modèle plus européen. Traduit directement en émissions de carbone plus élevées, cela pourrait signifier une augmentation de 1 à 2 degrés Celsius du réchauffement de la planète. »

Nous devons sortir nos vies, des parcelles de nos vies d’abord, de cette emprise de la marchandise. C’est un devoir écologique, mais aussi humaniste. Le dimanche chômé est un bout de cet enjeu. 24 hors de ça. Hors de la cage. Autre chose que le métro-boulot-chariot : le repas en famille, la buvette du club de foot, la balade en vélo, etc.

Par quel bout réduire encore ? Par la semaine de quatre jours ? Par la réduction de la durée hebdomadaire ? Par un véritable congé parental ? Par une semaine de vacances supplémentaires ? Par des années de césure, sabbatiques, pour bifurquer au mitan de son existence ? Par un temps de flou, admis, avant trente ans, à l’âge des possibles, un temps de rencontres, de voyages, de tentatives, d’échecs, où chacun cherche sa voie ? Voilà le choix qui réclame un débat. Plutôt que de se demander de quels droits acceptez-vous de vous amputer ?

Mais le gros morceau, ça reste la retraite. S’ils s’y attaquent avec entêtement, depuis des décennies, c’est pour gratter des économies, certes. Mais pour une autre raison également : symbolique, idéologique. La retraite, c’est une autre vie qui est déjà là. C’est un possible à étendre, qui nous tend les bras. C’est un temps de gratuité, de bénévolat, ma mère qui cuisine un cake avec mes enfants, un papi qui entoure les poussins sur un tournoi de foot, une ancienne prof qui alphabétise dans une asso, c’est tout un monde. Notre pays tient aussi debout par ces bonnes volontés, par ces journées librement données, partagées. Bref, c’est tout un pan de la vie hors marché. C’est, pour les maîtres des horloges, une menace.

François Ruffin, Le temps d’apprendre à vivre. La bataille des retraites, Les Liens qui libèrent, 5€

Ruffin, Binet : la gauche et le travail

À l’occasion de la sortie du dernier livre de François Ruffin, « Je vous écris du front de la Somme », aux Liens qui libèrent, Fakir, LVSL et le SNJ-CGT organisaient une conférence autour du rapport de la gauche et du travail. François Ruffin, député de la Somme, débattait avec Sophie Binet, secrétaire générale de l’UGICT-CGT. La conférence était animée par Laëtitia Riss, rédactrice en chef du Vent Se Lève. Découvrez la captation de cette conférence, donnée le 7 septembre 2022 à la Bourse du Travail à Paris.

Quand la fiction se présente aux élections : Municipale, vrai-faux docu-ovni

Cannes 2021 : pour leur première création, trois copains de lycée gravissent les marches du célèbre festival, accompagnés d’une dizaine d’habitants de Revin, petite ville des Ardennes touchée par la désindustrialisation. Ces derniers ont été victimes et/ou bénéficiaires d’une vraie-fausse candidature aux élections municipales 2020. Le coupable est là juste derrière, c’est Laurent Papot acteur-personnage principal du film Municipale. Il a été l’instrument d’une expérience sociale, politique et cinématographique unique. Au point de faire basculer une ville entière dans une politique-fiction bien réelle ? Ce qui est certain, c’est que Municipale, véritable ovni du documentaire politique, fera date.

Il suffit de quelques minutes pour comprendre le principe du film : un homme arrive en gare de Revin, commune des Ardennes françaises, accueilli par ses deux conseillers politiques. Thomas Paulot (le réalisateur, invisible à l’écran) et ses deux compagnons d’aventure (Ferdinand Flame et Milan Alfonsi). Ils sont tout autant une équipe de tournage que de campagne : Laurent Papot est l’acteur principal et un nouveau candidat aux élections municipales de 2020 à Revin, cette ville qu’il ne connaît pas encore.

Auprès des Revinoises et Revinois, il assume ce qu’il est : un acteur sous contrat, payé par une production de cinéma pour être candidat aux élections municipales. Il a pour mission de monter une liste et de constituer un programme. La suite, on ne la connaît pas. Simplement, s’il gagne les élections, il se retirera en laissant le pouvoir à la population. Une population qui dépeint avec brio la situation locale, de l’ancienne militante syndicale au commerçant en passant par les (très) jeunes précaires du coin.

© L’heure d’été – 2021 – images fournies par REZO FILMS

La photographie d’une certaine France ?

Cette population que Laurent Papot rencontre, on peut dire d’un côté qu’elle est singulière et que sa vision correspond à un contexte précis : celui des Ardennes françaises, positionnées aux confins orientaux de la diagonale du vide. Désindustrialisées, vidées de leur substance syndicale intense par la fermeture des usines et de la toute-puissance de la gauche par l’impuissance des politiques face à l’ampleur des destructions économiques. C’est la diagonale du vide, la France périphérique dépeinte par Christophe Guilluy.

Rapidement, émergent dans le film des figures locales, tel Karim Mehrez, ancien leader d’une liste citoyenne de gauche battue aux élections municipales de 2014, qui devient le sherpa de Laurent Papot dans cette ville où il ne connaît personne. On y trouve une mairie conquise par une droite sans rêve, ciblée par deux listes de gauche sans contraste et qui ont abandonné (de honte ?) l’étiquette du Parti socialiste.  

Toutefois, si Revin reste Revin, la ville est aussi plus largement une image des réalités politiques du pays. Il y a bien entendu une liste Rassemblement national auquel le film ne laisse qu’une place de spectre lointain. Bien plus présent, on retrouve la candidature du fameux Chabane Sehel, figure locale des Gilets Jaunes qui affirme avec rage sa volonté « d’éradiquer la misère » dans une ville frappée par un taux de pauvreté de 27%.

La comparaison entre Municipale et J’veux du Soleil de François Ruffin est rapidement tentante. Ici aussi, les questions de désespoir et surtout d’espoir ressurgissent à la faveur du bouillonnement politique des foules fluorescentes apparues fin 2018. Pour autant, J’veux du Soleil a été réalisé dans une quasi-totale improvisation en s’appuyant sur la présence d’une figure politique, là où Municipale repose au contraire sur un acteur-personnage principal qui assume lui-même l’idée qu’il n’est pas là pour remplir un espace mais pour créer un vide. 

Un vide synonyme de responsabilités qui font envie autant qu’elles font peur. Doit-on créer cette liste autour de ce vrai-faux candidat ? Ne prend-on pas le risque de créer davantage de confusion et de faux espoirs là où la déshérence a déjà été lourdement implantée par le sentiment de déclin.

Un dispositif mêlant consciemment la réalité à la fiction : la caméra comme outil de dialogue 

Autre différence notable avec le film du député insoumis, Municipale est un film écrit au fil de sa conception, un film bénéficiaire et victime de la matière du réel qui lui permet d’exister, un film joué par son personnage-acteur mais aussi par les habitants qui, d’ailleurs, apparaissent au générique très directement et dont on apprend qu’ils ont été appelés à jouer leur propre rôle.

De sorte que l’on trouve aussi une forte proximité avec Entre les Murs, où Laurent Cantet avait utilisé les outils de l’improvisation théâtrale avec des jeunes d’un collège de banlieue, à l’époque où Nicolas Sarkozy parlait volontiers de « racailles » et de « kärcher », pour faire éclater à l’écran, l’univers intérieur d’une population. Le jeu permanent, c’est bien le fil conducteur de Thomas Paulot : que ce soit pour les relations sociales, la campagne électorale, ou l’exercice du pouvoir, le film épouse la part de fiction qui compose la politique, une part bien réelle, toujours trouble et troublante.

Au risque que la caméra ne rende tout artificiel ? Peut-être. Et peut-être, aussi, le contraire. Car la caméra joue aussi un rôle de pacificateur, d’actionneur, de révélateur : en somme, elle crée une tension qui oblige la parole à se libérer. La fiction comme le rêve, est une mise en scène, certes, mais une mise en scène qui libère des choses tues. Ainsi, Laurent Papot est bien cet instrument créateur de tension puis d’un vide propice à recréer du dialogue.

© L’heure d’été – 2021 – images fournies par REZO FILMS

La performance de Laurent Papot

Il vous fait tantôt penser à José Garcia, tantôt à Vincent Macaigne : Laurent Papot se distingue autant par ce qu’il dit que par ses silences. Par ses changements d’attitude et son culot, on le sent habité d’une propension au délire qui pourrait virer à l’humour absurde si elle n’était pas aussi teintée d’une sincérité dont on doute également en permanence : d’après les trois créateurs, on l’a choisi justement parce qu’il est en permanence à cheval entre la réalité et la fiction. Un vrai candidat.

C’est même un bon candidat. Certes, il n’a qu’une connaissance très superficielle des personnes et des réalités locales, ignorance qu’il assume pleinement, préférant mettre en avant la richesse de son regard neuf : après tout, nul n’est prophète en son pays, et c’est d’autant plus vrai que tout dans le film raconte la déroute de la vie publique et la perte de repères.

Ce qui rend Laurent Papot exceptionnel, ce qui le rend unique et radicalement vrai, c’est cette posture de l’écoute (car dans un sens, l’écoute n’est jamais fictive, que l’on soit acteur ou candidat). Les réunions publiques sont bien plus marquées par les silences du candidat et de ses conseillers, que par les habituelles et classiques harangues plus ou moins charismatiques. Son équipe et lui génèrent une présence là où les gens se sentent délaissés : le local de campagne est installé dans les murs désertés d’un ancien PMU. Là, les silences du candidat prennent la valeur d’écoutes. Ainsi la parole se libère.

Alors que le débat public pose souvent la question de la sincérité des candidats, Municipale prend la question à contre-pied. Ce qui en fait indéniablement un des films politiques de la décennie naissante. 

Alors que le débat public pose souvent la question de la sincérité des candidats, Municipale prend la question à contre-pied. Ce qui en fait indéniablement un des films politiques de la décennie naissante. 

Au fil de la pellicule, des amitiés naissent dans la fiction, non pas malgré elle, mais en elle. C’est l’histoire du lien entre intime et politique, entre jeu et vérité. Une dynamique qui n’est pas sans nous rappeler celle de Pater, d’Alain Cavalier, où le réalisateur et Vincent Lindon jouent respectivement le rôle d’un président et de son premier ministre. 

Sauf que Laurent Papot a véritablement été candidat aux élections municipales de Revin et que la crise covid lui est aussi véritablement tombé dessus là-bas. Laurent Papot est Laurent Papot. Alors que le débat public pose souvent la question de la sincérité des candidats, Municipale prend la question à contre-pied. Ce qui en fait indéniablement un des films politiques de la décennie naissante. 

Taxer les « profiteurs de crise », une fausse bonne idée ?

© Robert Anasch

La pandémie de Covid-19 et les mesures qui lui sont associées ont fait ressurgir le thème des « profiteurs de guerre », dénonçant les bénéfices illégitimes effectués par certains lors de la crise sanitaire. Si la possibilité d’une taxation exceptionnelle est à considérer, cette insistance sur le caractère exceptionnel de la situation risque de valoriser comme seul horizon un « retour à la normale », c’est-à-dire à la persistance des problèmes structurels préexistants.

En juin 2020, le député insoumis de la Somme François Ruffin proposait la création d’un « impôt Covid », se justifiant par le caractère exceptionnel de la situation. Celui-ci taxerait à 50% le surplus de chiffre d’affaires réalisé par le e-commerce pendant le confinement, et instaurerait une contribution exceptionnelle sur les sociétés d’assurances excédentaires ou ayant versé des dividendes ; le tout alimenterait un fonds de solidarité pour le petit commerce. L’idée : « que les « gagnants » reversent aux « perdants » », selon le titre de la proposition de loi. Réémerge ainsi en filigrane le thème des « profiteurs », qu’ils soient « de crise », comme les désigne Ruffin, ou de guerre – ceux ayant reçu des bénéfices indus dans une situation critique.

Si une bonne partie de la gauche a refusé l’assimilation de la crise sanitaire à une « guerre » par Emmanuel Macron, comme métaphore militariste malvenue, l’origine de la notion de profiteurs est à interroger. Son arrivée dans le débat public est survenue dans un contexte guerrier, via les pacifistes dénonçant les « marchands de canons » au lendemain de la Première Guerre Mondiale. Il semble alors étonnant de réactiver ce thème si l’on refuse toute perspective guerrière envers la crise sanitaire. Sur quelles analogies se fonde alors le réinvestissement de la dénonciation des profiteurs de crise ? La situation actuelle justifie-t-elle l’emploi de cette catégorie ? Et surtout est-ce une stratégie pertinente politiquement ?

Profiteurs de guerre du passé et du présent

Historiquement, la catégorie de profiteurs de guerre s’est déployée à plusieurs niveaux, que l’on peut chacun considérer au regard de la situation actuelle. Le premier est celui de la trahison avec l’ennemi, duquel participaient aussi les espions. Celui-ci visait surtout les industriels qui continuaient à faire tourner leurs usines comme d’habitude alors que le territoire était occupé par l’ennemi. Dans un contexte de guerre, ce business as usual signifiait qu’une partie de la production serait accaparée par l’ennemi pour son effort de guerre, ce qui était jugé inadmissible. Un paradoxe puisque cette poursuite de l’activité assurait aussi l’approvisionnement indispensable à la population nationale. Ainsi, en Belgique, le baron Evence Coppée, qui avait laissé tourner ses charbonnages durant la guerre, resta coupable aux yeux de l’opinion publique, malgré son blanchissement judiciaire.

Dans le contexte de la crise sanitaire, l’on voit mal qui pourrait être taxé d’ennemi, dans la mesure où le conflit n’est pas inter-étatique. Même si l’on admet que le Covid-19 est ledit ennemi, on se demande qui seraient les « traîtres à sa patrie » s’étant rangé sous les ordres du virus ennemi. Si l’on tenait absolument à maintenir cette catégorie de traître à la patrie, ce serait en réinvestissant le champ géopolitique classique. Il s’agirait par exemple de fustiger une entreprise française ayant refusé d’accorder au marché français un traitement préférentiel. Mais cela reviendrait à positionner le débat exclusivement vis-à-vis d’un autrui extra-national. Or, une pandémie étant par définition internationale, la lutte contre celle-ci l’est aussi. Si les tensions géopolitiques liées à l’accaparement des masques ou des vaccins ne sont pas à sous-estimer, la gestion de l’épidémie ne peut se limiter à la communauté nationale.

Cela nous amène au deuxième mode de compréhension de la notion de profiteur de guerre : seraient qualifiés ainsi ceux qui auraient sacrifié le bien commun à leur intérêt personnel. Cet élément est transposable de la guerre à la crise sanitaire, en vertu d’une tendance commune de l’économie dans ces périodes : la monopolisation. Les périodes de crise favorisent souvent la concentration des activités économiques au sein d’une poignée d’entreprises, plus à même de répondre aux besoins dans l’urgence. En 1914-1918, le nombre d’entreprises dans le secteur de la sidérurgie avait drastiquement diminué, laissant la production aux mains d’un petit cartel d’industriels. De même, la crise sanitaire a fait bondir le chiffre d’affaires de l’industrie pharmaceutique, secteur concentré s’il en est. Ce n’est pas un hasard : les mécanismes de monopolisation ou de concentration à l’œuvre dans les branches utiles pour répondre à la crise permettent la maximisation du surplus du producteur. En théorie économique néoclassique, du moins, le monopole a un pouvoir de fixation du prix au-delà du prix de marché, car il évite le jeu de la concurrence. Se superpose à cette concentration industrielle la propriété intellectuelle des vaccins rendue exclusive par les brevets, qui instaure une concurrence monopolistique. En bref, sans régulation, les mécanismes de concentration propres aux moments de crise enrichissent les propriétaires des entreprises au détriment du bien commun, en renchérissant le prix de leurs biens pourtant essentiels dans l’urgence.

En bref, sans régulation, les mécanismes de concentration propres aux moments de crise enrichissent les propriétaires des entreprises au détriment du bien commun, en renchérissant le prix de leurs biens pourtant essentiels dans l’urgence.

Mais avant tout, la dénonciation des profiteurs de guerre se fonde surtout sur une indignation morale. Ce n’est pas tant l’arbitrage entre intérêt personnel et commun qui semble compter, mais bien l’absence de sacrifice de son intérêt personnel, indépendamment de ses conséquences sur la communauté. Dans une crise affectant a priori l’intégralité de la population, il semble intolérable que quelqu’un ne participe pas de l’effort commun, ne souffre pas, ou tout simplement qu’il continue à vivre comme auparavant. Il y aurait une forme de scandale moral à ce que cette crise en épargne certains arbitrairement, au point même qu’ils pourraient en « profiter ». Cette remise en cause de « l’égalité des conditions devant les coûts et les sacrifices de la guerre » semble alors miner les fondements mêmes de la citoyenneté. Comme si la situation de crise hypostasiait cette citoyenneté, la rattachant non plus aux simples droits et devoirs formels du citoyen abstrait, mais l’indexant sur la stricte égalité des conditions matérielles d’existence. D’où la nécessité de parvenir à celle-ci par la justice, qui voudrait que nul ne pourrait s’approprier personnellement des bénéfices effectués en temps de guerre – qui seraient alors redistribués à la collectivité. François Ruffin insiste notamment sur l’exemple de l’impôt sur le revenu, mis en place en juillet 1914 pour financer la guerre.

L’État, matrice de l’exceptionnalité de la situation

Si la mise en place d’un impôt exceptionnel se justifie, ce n’est pas tant parce que certains ont gagné plus que d’autres. C’est surtout que ces gains exceptionnels sont dus à une conjoncture sanitaire sur laquelle les acteurs eux-mêmes n’avaient pas de prise, face à laquelle ils étaient impuissants. Les contraintes imposées sur la consommation par la crise sanitaire ont modifié sa répartition, et donc la structure des profits selon les secteurs. Dès lors, la croissance du chiffre d’affaires de certains secteurs ou entreprises semble indue. Mais pourquoi ? En réalité, ce n’est pas tant l’arbitraire de l’épidémie qui pose problème ; si tel était le cas, les secteurs en croissance auraient simplement été ceux qui étaient les plus à même de répondre à de nouveaux besoins conjoncturels.

Avant tout, ce sont les choix politiques de confinement ou de couvre-feu, ainsi que les mesures restrictives ayant ciblé des secteurs particuliers, qui ont modifié la structure de la consommation. Dès lors, les bonnes performances de certaines branches ne sont que le reflet de leur possibilité d’exercer en dépit de la restriction générale de l’activité économique. Il ne s’agit pas là d’affirmer que la politique sanitaire du gouvernement fut déconnectée des réalités épidémiologiques, ou que le choix de fermer par exemple les boîtes de nuit ne se justifiait pas vis-à-vis de la propagation du virus. Mais, précisément parce qu’elles sont censées être mûrement réfléchies, les décisions gouvernementales peuvent être bien plus amères lorsqu’elles apparaissent arbitraires. Ainsi, on se souvient des débats sur le caractère essentiel ou non des librairies, et de l’impression tenace que le sort d’une foule de petits commerces dépendait de choix hasardeux ou d’une intervention des lobbies que d’une modélisation épidémiologique rigoureuse. L’argument schumpétérien de la destruction créatrice en devient encore moins pertinent qu’en temps normal : les faillites annoncées ne seraient pas le fruit d’un supposé libre jeu du marché, mais bien directement de décisions politiques conjoncturelles.

Les bonnes performances de certaines branches ne sont que le reflet de leur possibilité d’exercer en dépit de la restriction générale de l’activité économique.

D’où la nécessité d’un rééquilibrage postérieur, l’État garantissant la survie de secteurs autrement condamnés à péricliter. C’est d’ailleurs aussi pour cette raison que l’État a mis en place divers mécanismes de soutien, au premier rang desquels la généralisation du chômage partiel. Le postulat néolibéral selon lequel l’issue au chômage serait la réduction des aides aux chômeurs pour inciter au travail ne peut plus, dans cette situation, avoir la moindre prise. L’État est donc déjà plus interventionniste en ces temps de pandémie qu’en temps normal. Il serait absurde de lui dénier la légitimité d’intervenir ex post pour rééquilibrer les profits, en arguant que ce n’est pas son rôle d’adoucir les effets d’une inexistante concurrence. La mise en place d’une taxation exceptionnelle se révèle indispensable, pour compenser les déséquilibres économiques entraînés par la crise.

Prenons l’exemple de Doctolib. Sa réussite exceptionnelle – entre 150 et 200 millions de chiffre d’affaires en 2020 – est en grande partie due à la promotion par le gouvernement de la téléconsultation pour les rendez-vous médicaux. Comment justifier ces profits privés réalisés grâce aux encouragements des pouvoirs publics ? Déjà actionnaire de Doctolib via la Banque Publique d’Investissement, l’État ne devrait-il pas le nationaliser, du moins le temps de la crise ? On voit mal, ne serait-ce qu’en termes de protection des informations personnelles et du secret médical, ce qui justifierait qu’une entreprise privée soit à ce point responsable de la mise en place de la stratégie de vaccination. Surtout, cela lui confère sur le long terme une position de premier plan, quasi monopolistique, dans la gestion des relations entre médecins et clients. L’État, particulièrement en temps de crise, doit savoir agir au-delà de la préservation du libre jeu du marché à laquelle se livre frileusement l’Autorité de la concurrence. En l’occurrence, la formation d’un monopole aussi incontournable dans cette conjoncture requiert manifestement une intervention étatique, par exemple sous la forme d’une « taxe Covid ».

Réponse d’urgence et stratégie de long terme

La dénonciation des profiteurs de crise semble alors se justifier. Ainsi, certaines entreprises ont pu frauder vis-à-vis du chômage partiel, ou simplement toucher des aides alors qu’elles se portaient relativement bien. Mais le choix de mobiliser ce registre des profiteurs est risqué, politiquement parlant, dans la mesure où cela circonscrit le débat à la conjoncture actuelle. En effet, prendre appui sur les distorsions conjoncturelles du marché pour justifier la régulation étatique risque parallèlement d’ériger en norme l’idéal du marché libre, confusément assimilé à la situation antérieure.

Prendre appui sur les distorsions conjoncturelles du marché pour justifier la régulation étatique risque parallèlement d’ériger en norme l’idéal du marché libre, confusément assimilé à la situation antérieure.

De même, paradoxalement, fixer son attention sur les pertes imposées aux entreprises durant la crise sanitaire alimente la rhétorique d’un besoin vital d’aides étatiques aux entreprises. Certes, le besoin d’aides pour certains secteurs était réel et seul l’État peut assumer ce rôle. Mais n’oublions pas pour autant le devoir de responsabilité qui devrait s’imposer par ailleurs aux entreprises. Non pas, bien sûr, que les entreprises soient responsables de leur activité ou non durant la crise, ni qu’elle devraient l’avoir anticipée en se constituant une trésorerie abondante. Mais sans vision de long terme, les diverses aides aux entreprises risquent bien d’entériner le principe néolibéral de socialisation des pertes et de privatisation des gains.

Si un impôt exceptionnel était mis en place, il y aurait certes une forme de rééquilibrage des gains effectués durant la crise. Mais il y a fort à parier que, si cet impôt ne se pérennisait pas au-delà de la crise, les entreprises reviendraient à un paradigme d’irresponsabilité totale vis-à-vis de la collectivité. Les divers impôts sur les entreprises ne seraient toujours vus que comme une forme de « matraquage fiscal », l’État étant supposé illégitime à interférer dans les affaires du privé. Or, il est désormais de plus en plus évident que les crises vont continuer à se multiplier, notamment en raison de la catastrophe climatique et environnementale. Dans ce contexte, si les entreprises en difficulté peuvent se faire aider par l’État en cas de besoin, alors il n’y a aucune raison qu’elles échappent à l’impôt en temps normal, précisément pour rééquilibrer la transaction. L’État ne peut être cantonné au rôle de sauveur en dernier ressort si les entreprises n’assument pas leur responsabilité dans le financement de ces politiques.

Hadrien Mathoux : « Tout mouvement politique ambitieux se doit d’élargir son socle »

© Elsa Margueritat

À l’occasion de la sortie de son ouvrage Mélenchon : la chute – Comment la France insoumise s’est effondrée aux éditions du Rocher, nous avons souhaité interroger Hadrien Mathoux, journaliste politique en charge du suivi de la gauche et de la France insoumise pour Marianne sur la trajectoire et les ressorts des difficultés auxquelles la France insoumise n’échappe pas, à la fois sur le plan stratégique mais surtout sur le plan politique. Pour le journaliste, en dépit du caractère hors norme de la personnalité de Jean-Luc Mélenchon dans le paysage politique français, la France insoumise, avant tout fondée comme locomotive pour la présidentielle, est traversée par trop de contradictions pour espérer rééditer, selon lui, le succès enregistré en 2017. Propos recueillis par Valentin Chevallier et Léo Rosell.


LVSL – Quelles ont été vos motivations pour écrire un ouvrage dédié au fonctionnement de la France insoumise ? 

Hadrien Mathoux – Elles étaient nombreuses. Lorsque je me suis mis au travail, au printemps 2018, une seule année nous séparait de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon, passionnante par ses innovations de forme et de fond, mais également fructueuse électoralement. Grâce à son excellent résultat électoral, mais aussi en raison des premières orientations du quinquennat Macron, il était envisageable que les Insoumis s’imposent comme la première force d’opposition du pays.

D’un autre côté, l’on pressentait déjà les tendances que je décris dans mon ouvrage, les tiraillements entre plusieurs lignes politiques aux aspirations diverses, les ambiguïtés stratégiques à résoudre, le rapport mouvant à la gauche et au peuple etc. Ajoutez à cela une panoplie de personnalités charismatiques et un mouvement au fonctionnement atypique, et vous obtenez un matériau idéal pour tout journaliste.

J’essaie, par ailleurs et autant que possible, de privilégier un journalisme politique qui s’attache davantage aux débats idéologiques qu’aux petites manœuvres politiciennes ou à une vision excessivement psychologisante des événements et des acteurs. Les Insoumis sont bien adaptés à cette vision des choses ; je leur reconnais une certaine sincérité dans la défense de leurs idéaux, et chez eux, la vision stratégique revêt une importance primordiale.

LVSL – Vous revenez très souvent sur cette dichotomie entre une ligne populiste/républicaine versus une ligne de rassemblement de la gauche/culturelle. N’est-ce pas le problème originel de la France insoumise que d’avoir misé sur la possibilité de concilier ces deux lignes ? Est-ce qu’aujourd’hui, comme vous semblez l’indiquer, l’une de ces deux lignes l’a définitivement emporté sur l’autre ? 

H.M – Tout mouvement politique ambitieux se doit d’élargir son socle, de cadres, de militants, d’électeurs. La pureté idéologique absolue convient à des groupuscules, mais lorsqu’il s’agit de conquérir le pouvoir, il est inévitable de devoir faire cohabiter des personnes qui ne pensent pas pareil sur tous les sujets. Deux questions se posent alors : quels sont les fondamentaux idéologiques sur lesquels tout le monde doit être d’accord, et quelle méthode de gestion adopte-t-on pour gérer les divergences ? C’est peut-être sur ces deux points, et notamment le second, que la France insoumise a pu commettre des erreurs.

Il est impossible de déclarer la victoire définitive d’une ligne sur l’autre, notamment car tout cela ne tient finalement quasiment qu’aux décisions de Jean-Luc Mélenchon. Néanmoins, il est évident que la ligne de gauche culturelle a remporté beaucoup de victoires décisives : départ ou exclusion des principaux défenseurs de la ligne populiste et républicaine, amendement du discours sur la laïcité, l’immigration ou l’Europe, prolifération du discours intersectionnel, etc.

LVSL – De l’immigration à la question européenne, en passant par le positionnement par rapport aux Gilets jaunes, vous montrez que le mouvement est traversé par de nombreuses ambiguïtés, qui renvoient à la difficulté de trancher sur des sujets clivants, au risque de perdre en clarté auprès de l’opinion. N’est-ce pas là une limite fondamentale liée aux principes organisationnels si particuliers de la FI, que vous résumez à travers le concept d’« autocratisme gazeux » ?

H.M – Effectivement, il semble y avoir un lien clair entre l’incapacité de trancher sur certains sujets clefs et la forme organisationnelle adoptée par la FI. On peut néanmoins comprendre la réticence de Jean-Luc Mélenchon envers le modèle pyramidal adopté par le Parti socialiste, qui possède lui aussi de nombreux défauts et consume l’essentiel de l’énergie des cadres et des militants dans des batailles picrocholines.

L’ennui, c’est qu’à cette organisation imparfaite, les Insoumis ont substitué une forme “gazeuse” dépourvue de structures démocratiques, dans laquelle les militants sont à la fois autonomes et impuissants, et où tout le pouvoir décisionnel est concentré dans les mains de quelques cadres, pour ne pas dire Jean-Luc Mélenchon lui-même. Passée la période d’unanimisme de la campagne présidentielle 2017, lorsque les débats internes ont refait surface, LFI n’a disposé d’aucune instance pour les régler sereinement. Cela a été fait dans la confusion et la brutalité. Mais il ne faut pas non plus réduire les difficultés des Insoumis à la forme du mouvement : les principaux écueils restent de nature politique.

LVSL – Vous n’abordez que de manière parcellaire les élections municipales. La direction nationale semble d’ailleurs avoir accordé peu d’importances aux élections intermédiaires. La faiblesse des relais et de l’implantation locale n’est-elle pas un frein à la remobilisation des cercles insoumis, déjà affaiblis par l’essoufflement militant post-2017 et la crise interne du mouvement ? 

H.M – Les élections municipales ont bien montré que même si les nouveaux mouvements politiques sont sans doute plus adaptés aux réseaux sociaux et à la communication numérique, rien ne remplace la bonne vieille implantation d’élus locaux et l’implication militante pour remporter des mairies. La République En Marche, le parti au pouvoir, a ainsi éprouvé les pires difficultés lors de ces municipales, au contraire de formations pourtant moribondes au plan national comme le PS ou Les Républicains.

Du côté de la France insoumise, s’y est ajoutée la volonté pas totalement assumée “d’enjamber” ce scrutin, jugé peu adapté au mouvement. Il semble de plus en plus clair que la FI se conçoive comme une machine électorale au service des ambitions présidentielles de Jean-Luc Mélenchon. Ceci étant dit, il est difficile de contester que la vie politique française en général ne semble tourner qu’autour de cette élection.

LVSL – Jean-Luc Mélenchon a vu son image s’abîmer depuis 2017. Pour autant, comment avez-vous analysé l’émergence de Nous Sommes Pour ? Pensez-vous que ce nouveau mouvement peut lui permettre de faire un meilleur score en 2022, voire de l’emporter ? 

Je suis assez sceptique, tout d’abord parce que le résultat de Jean-Luc Mélenchon en 2017, lié à une campagne très réussie mais également à une conjonction de facteurs favorables, était en réalité assez exceptionnel. Pour ce qui est de 2022, Mélenchon va davantage s’inscrire dans la continuité que lors des deux échéances précédentes, où il avait présenté des innovations esthétiques et de fond à chaque fois.

C’est assez logique, son score de 2017 l’a définitivement installé dans le paysage et ses qualités en campagne sont indéniables. Ceci étant, Nous Sommes Pour ne fera pas oublier que depuis trois ans, les Insoumis connaissent de grandes difficultés. Les piètres résultats électoraux, des choix idéologiques douteux et l’effondrement de l’image de Jean-Luc Mélenchon après l’épisode des perquisitions en octobre 2018 ne s’effaceront pas par magie, même si le nom de la plateforme et l’habillage changent.

LVSL – Ne risque-t-il pas d’être gêné par une candidature probable d’Arnaud Montebourg, tant par un choix de « fédération populaire » que par une campagne populiste ? 

H.M – Difficile de le contester. On ne sait pas si Arnaud Montebourg sera bel et bien candidat, mais s’il y parvient, son profil politique, son programme et son positionnement en candidat “de la France plutôt que de la gauche” risquent immanquablement de séduire une partie de ceux qui avaient voté pour Mélenchon en 2017. Arnaud Montebourg présenterait une candidature encore plus proche de celle de Mélenchon que Benoît Hamon cinq ans plus tôt. Ce dernier étant toujours jugé comme l’un des responsables de la non-qualification au second tour par certains Insoumis.

LVSL – Le programme l’Avenir en commun sera celui de la FI en 2022, mâtiné de quelques ajustements. L’absence de nombreux cadres ayant joué un rôle central dans la campagne de 2017 peut-il changer en profondeur le programme ? 

H.M – Un changement massif de l’Avenir en commun m’apparaît très peu probable. Parce qu’il s’agit d’un texte très complet et travaillé, mais aussi parce que les Insoumis, militants compris, entretiennent un rapport passionnel, presque fétichiste, à ce programme. Toutefois, il sera intéressant d’observer les tendances idéologiques à l’œuvre au sein de la France insoumise, et notamment le départ massif des cadres souverainistes et laïques, se traduire par petites touches dans le texte.

On peut déjà se livrer à quelques constatations de forme, en prenant comme exemple le chapitre consacré à la laïcité : le programme de 2017 vilipendait ses « adversaires historiques, intégristes religieux et racistes qui veulent aussi en faire un prétexte pour flétrir les musulmans ». La nouvelle version, rédigée dans un esprit bien plus accommodant, appelle à faire cesser « les polémiques vaines et futiles qu’agitent les diviseurs de tout crin, souvent ses ennemis hier, et qui s’en servent pour flétrir les musulmans. » Il y a là comme un changement de ton, non ?

LVSL – Adrien Quatennens, en tant que coordinateur de la France insoumise, joue un rôle central au sein du mouvement. Apparaît-il selon vous comme l’héritier naturel de Jean-Luc Mélenchon, ou peut-il être concurrencé par d’autres figures du mouvement comme François Ruffin, Alexis Corbière voire Mathilde Panot ? 

H.M – Adrien Quatennens n’a pas été nommé coordinateur de la FI par hasard : il est talentueux, a fait ses preuves, et montre une extrême loyauté à Jean-Luc Mélenchon. François Ruffin est également très populaire mais présente un profil plus atypique et franc-tireur que Quatennens. Alexis Corbière joue davantage un rôle d’appui que de leader potentiel. Mathilde Panot fait partie des figures montantes de la FI au même titre qu’Adrien Quatennens, mais il me semble qu’elle n’a pas autant “percé” que lui aux yeux du grand public.

Gardons tout de même à l’esprit deux éléments : on ne sait pas si la France insoumise survivra à l’élection présidentielle de 2022, et si oui, on ne sait pas non plus quelle sera la modalité de sélection du prochain chef de file. Personne, à la France insoumise, ne s’impose comme le successeur évident d’un Jean-Luc Mélenchon qui, si sa personnalité est clivante, reste une figure d’une dimension hors normes dans le paysage politique.

LVSL – Le populisme de droite semble l’avoir davantage emporté que le populisme de gauche dans de nombreux pays. Quelles leçons en tirez-vous au vu de vos enquêtes sur la FI ? Pensez-vous que le fait que le populisme de droite n’ait pas de mal à attaquer de manière frontale ses ennemis, et ne s’encombre pas de nuances ni de questions morales, y joue un rôle ? 

H.M – Pour être complet, cette question devrait être précédée d’un long et fastidieux débat sur les contours de la notion de populisme, ainsi que sur la pertinence d’une distinction entre un “populisme de gauche” et un “populisme de droite” !

Je vais tenter d’être synthétique, et donc forcément un peu caricatural : le populisme, qu’on peut résumer en un mécontentement des catégories populaires envers les élites jugées coupables d’avoir trahi leurs intérêts, se décline en plusieurs dimensions. Une dimension politique, qui se traduit par une aspiration à plus de souveraineté populaire et nationale ; une dimension économique, visant à restaurer de la redistribution, de la justice sociale et des services publics ; une dimension culturelle enfin, qui peut se résumer par une crainte de voir son quotidien, ses traditions et les coutumes auxquelles on est attaché être balayées par la mondialisation, cette insécurité ayant pour corollaire une demande d’ordre et de sécurité.

Vous l’aurez noté, je ne fais pas mention des « chaînes d’équivalence » dont parle Chantal Mouffe, qui sont supposées être mises en place pour créer un lien entre les revendications matérialistes des classes populaires et les aspirations progressistes des couches moyennes. J’avoue être circonspect sur cette notion, qui me paraît être une tentative de remplumer la deuxième gauche avec les habits du populisme en s’appuyant sur une lecture artificielle des dynamiques sociales. Sans nécessairement les opposer, il n’existe pas de complémentarité naturelle entre le populisme et les aspirations progressistes.

La majorité de la gauche, y compris la France insoumise qui se revendiquait du populisme, a fait depuis 2017 le choix délibéré de complètement ignorer la dimension culturelle que j’évoque un peu plus haut, voire, pour certains, de renvoyer toute volonté de prise en compte de ces problèmes à l’expression d’un fascisme rampant.

Influencée par une petite-bourgeoisie intellectuelle surreprésentée parmi les cadres et les militants, elle a défendu une vision promouvant la fragmentation de la société en minorités et en causes à défendre, incompatible avec la dynamique unitaire que porte intrinsèquement toute stratégie populiste. Au sein des catégories populaires, des orientations perçues comme “laxistes” sur des sujets comme l’immigration, la sécurité ou la laïcité sont des repoussoirs absolus, dans un contexte de raidissement généralisé sur ces thématiques.

Le populisme de droite a davantage infléchi son discours sur l’économie que la gauche ne l’a fait sur le culturel, c’est avant tout dans cette dichotomie qu’il faut chercher l’origine du succès supérieur du premier sur le second. Le cas du Royaume-Uni est un exemple très parlant de cela. Par ailleurs, on peut le déplorer, mais l’intransigeance de l’électorat est moindre en ce qui concerne les sujets économiques : des populistes de droite peuvent prospérer auprès des catégories populaires tout en continuant à promouvoir des politiques économiques contraires à leurs intérêts.

LVSL – La publication de votre ouvrage a-t-elle changé votre relation de journaliste avec les dirigeants et parlementaires de la France insoumise ? 

H.M – J’aimerais répondre “non” à cette question ! De mon côté, je traite la France insoumise exactement de la même manière qu’avant la parution du livre. Néanmoins, force est de constater que les choses ont changé à mon égard, puisque Jean-Luc Mélenchon me consacre des attaques personnelles dans son blog ou ses vidéos, de même que certains cadres et évidemment plusieurs dizaines de militants virulents, au comportement quelque peu robotique. Il est désagréable — même si un peu comique — de se voir repeint en “militant politique”, “histéro-facho”, “collabo”, à la fois “pro-Macron, fervent défenseur de l’ultralibéralisme”, “facho” et membre de la “droite catho”. Je ne fais ici que citer quelques amabilités qui m’ont été adressées.

Même s’il faut toujours prendre du recul, je dois avouer avoir été un peu déçu sur ce plan. Je croyais que les Insoumis, parfois injustement décrits en staliniens invétérés (le comble pour ceux qui viennent du trotskisme !), se plaçaient du côté de l’exercice de la raison critique. Depuis, je les ai vus adopter des méthodes agressives relevant du sectarisme le plus obtus dès lors qu’on n’allait pas dans leur sens. Jean-Luc Mélenchon, victime de tant de caricatures, se réfugie lui-même dans la caricature en traitant le moindre contradicteur de fasciste. Pourtant, mon ouvrage est fort nuancé et ne succombe jamais à l’attaque gratuite. L’ont-ils seulement lu ?

Paradoxalement, en adoptant ce comportement, les Insoumis illustrent tout un passage du livre, qui évoque le fait que « la moindre critique est considérée comme une trahison » et que toute discussion est devenue impossible en interne. Cette campagne de dénigrement fait peut-être plaisir aux militants, mais je doute qu’elle convainque grand monde au-delà. En tout cas, ce n’est pas parce que les Insoumis ont choisi cette stratégie que je serais plus négatif à leur égard dans mes articles, mon travail est de décrire les choses de la manière la plus objective possible.

« J’veux du Soleil » : sur les routes d’une aventure politique

Marcel, gilet jaune ©Catfish Tomei

Décembre 2018, sur un sprint d’une semaine, le réalisateur Gilles Perret et le député-reporter François Ruffin ont sillonné les routes de France pour tourner J’veux du Soleil. Ce roadtrip documentaire esquisse un portait des gilets jaunes, à travers une mosaïque de rencontres avec les occupants des ronds-points, le tout sur un ton mêlant l’espièglerie à l’émotion. Monté en à peine quelques semaines, J’veux du Soleil sort le 3 avril 2019, alors que le sujet des gilets jaunes continue à faire l’actualité, à moins de deux mois des élections européennes. Loin d’être fatigués de parcourir le pays en long et en large sur des milliers kilomètres, les deux amis et coréalisateurs se sont lancés dans un véritable marathon de projections-débats à travers tout l’hexagone. C’est pourquoi, au-delà du film qui retrace des rencontres avec des gilets jaunes, cette tournée-événement est en miroir d’une œuvre très engagée, une aventure politique en soi, que l’on a pu suivre à Nantes et à Dijon, fin mars. En voici le récit, au plus près de ses acteurs.


Donner à voir sur les ronds-points, les cœurs qui battent sous le gilet jaune

Le 22 mars 2019 est la veille de l’acte XIX des gilets jaunes, celui pour lequel le gouvernement a décidé de mobiliser les militaires de Sentinelle, franchissant ainsi un cap dans la dramatisation du conflit entre l’exécutif et la rue : nous sommes à Nantes et comme partout en France, la bataille de l’image continue à faire rage. Une longue file s’est réunie devant le Concorde, cinéma indépendant situé au centre-ouest de la ville, pour assister à l’avant-première de J’veux du Soleil. Comme un refrain, la même idée revient : voir autre chose que les images de BFMTV, avoir un autre regard que celui de CNEWS, et un son de cloche différent de celui de la majorité des éditorialistes.

On entend la voix chantante d’un vendeur à la criée : « Le Figaro ! Qui veut le Figaro, je le vends deux euros ! ». L’homme est de petite taille, le sourire malicieux et, un gilet jaune sur les épaules, c’est en réalité le journal Fakir, dirigé par François Ruffin, qu’il est en train d’écouler : la foule répond en riant, plus ardemment encore lorsqu’un homme s’exclame « et moi, je vends des slips Emmanuel Macron ! ». On comprend que pour ces gens-là, les gilets jaunes incarnent bien autre chose qu’une bande de casseurs, de voyous ou d’extrémistes mal intentionnés. Sans doute est-ce moins un film qui convaincra les « anti-fluo », qu’il ne rassemblera les pros.

Quelques militants patientant avant l’arrivée de François Ruffin au cinéma le Concorde à Nantes, le 22 mars 2019, ©Florence Gascoin

Avant de débuter la projection, le responsable du cinéma explique au public qu’il a dû passer de deux à quatre séances d’avant-premières, tant la demande a été forte : « Avant même d’avoir le temps de communiquer sur Facebook ou autre, presque toutes les places étaient prises ! Plus fort encore que pour Merci Patron ! ». Et il encourage les personnes présentes à propager le buzz et il y a déjà dans ce geste, un acte presque militant : on vote aussi avec des tickets de cinéma.

C’est un acte presque militant : on vote aussi avec des tickets de cinéma.

Le film commence et l’on comprend rapidement le sujet : cela fait quelques semaines que les gilets jaunes sont dans la rue, et l’on entend les commentateurs ainsi qu’Emmanuel Macron accuser cette foule d’incarner la haine xénophobe, homophobe et porteuse de toutes les intolérances. Ces gens sont-ils réellement les fachos que l’on prétend ? s’est demandé François Ruffin avant de rapidement découvrir que ces gens qui occupent les ronds-points sont « fâchés mais pas fachos ». Le road-trip que lance alors le député de la France insoumise (FI) aux côtés de son ami Gilles Perret, derrière la caméra, c’est le moyen d’aller à la rencontre des gilets jaunes et d’en donner une autre vision que celle, très négative, véhiculée par la classe dominante.

L’ambition est d’autant plus complexe qu’en six jours de tournage, les deux compagnons de route n’ont le temps que de rencontrer un échantillon de personnes très limité. Par ailleurs, le chemin de leur Citroën Berlingo est souvent orienté par des proches qui recommandent tel ou tel rond-point. Alors plutôt que de tenter de révéler la vérité politique statistique du phénomène gilets jaunes, les réalisateurs font le pari de réaliser des portraits de qualité : autour des ronds-points, ils prennent le temps de rencontrer les femmes et les hommes qui ont installé là une part de leur quotidien, semaine après semaine. Les lieux ont souvent été aménagés avec des pancartes et des drapeaux porteurs de slogans, mais aussi d’espaces pour s’abriter et passer du temps ensemble, signe d’une véritable appropriation des lieux.

Gagnant la confiance de leurs interlocutrices et interlocuteurs, Perret et Ruffin se font souvent inviter chez eux et échangent là autour d’une bière ou d’un café, de manière plus intime et approfondie, au sujet des histoires et parcours de vie. Le film porté par une seule caméra est minimaliste, à l’image du mode de vie des personnes rencontrées, renforçant la sensation de proximité. Dans la salle, le spectateur rit et souvent s’émeut, à l’écoute de récits très sincères, emplis de leur lot de drame mais aussi, bien souvent, d’autodérision : alors, qui sont ces cœurs qui battent sous le gilet jaune ?

Perret et Ruffin, simples artistes de la question sociale ?

Est-ce que ce sont donc des fachos qui revêtent le fluo ? D’après Khaled, un gilet jaune, ce n’est pas absolument le cas : l’homme, amputé des deux jambes, explique qu’il ne trouve sur le rond-point que de la fraternité et de la solidarité. Un de ses compagnons de route, plus caucasien d’apparence, le décrit « comme un frère » : pour lui, s’il y en a bien « deux ou trois » qui ont des idées racistes, il explique comme beaucoup d’autres que la question raciale reste extrêmement secondaire sur les ronds-points.

Affiche du film, J’Veux du Soleil, ©Fakir-JOUR2FÊTE

En revanche, ce qui ressort de manière très saillante dans les témoignages, c’est la question sociale. Il y a Carine par exemple, on comprend qu’elle survit en gagnant des cartes d’achats dans les bingos et lotos organisés dans sa commune. On comprend qu’il y a un esprit de débrouille qui ne suffit pas toujours et qui se mêle à des solutions de court-terme comme les prêts à la consommation dont on imagine facilement les funestes spirales qu’elles impliquent. Il y a la honte d’un mari qui ne supporte pas d’aller mendier son repas et celui de ses enfants aux Restos du Cœur. Il y a Loïc, pizzaïolo et jeune papa, qui n’a pas mangé depuis trois jours lorsqu’il rencontre les réalisateurs, et qui raconte comment les galères de vie ont fini par avoir raison de son couple. Du pathos ? Bien entendu qu’il y en a, mais pas seulement.

Car à travers les « Corinne, les Carine, les Khaled, les Rémi, les Denis, les Cindy, les Marie » il y a un élan qui transforme les détresses individuelles en un élan commun. On cesse de s’isoler derrière les écrans et dans les autres errements chez soi pour se retrouver sur le rond-point, on parle, on partage, on pleure, on cesse de sentir seul, on se lie de riches amitiés, on tombe parfois amoureux, et on remplace la honte par une quête de dignité. Ce récit des gilets jaunes porté par Perret et Ruffin est tout sauf anodin, car il offre autre regard sur cette communauté, dont l’image est communément traitée d’une manière qui rappelle bien cet adage de la bourgeoisie du XIXème siècle : « classes laborieuses, classes dangereuses. »

On remplace la honte par une quête de dignité.

Des chercheurs en psychologie sociale comme Herbert Kelman, Albert Bandura ou encore Nick Haslam ont avancé plusieurs théories qui montrent comment un groupe humain met en œuvre, consciemment ou non, un processus de déshumanisation d’un autre groupe, pour des motifs sociaux, raciaux mais aussi économiques et politiques. À cet égard, J’veux du Soleil contribue fortement à « ré-humaniser » l’image des « gilets jaunes » après que nombre de paroles et d’actes de violence aient contribué à les chosifier, de l’ancien ministre de l’Éducation nationale, Luc Ferry, appelant à leur tirer dessus, aux différents actes de mutilation et d’éborgnement toujours justifiés et légitimés par les forces de l’ordre.

Pas étonnant donc, qu’après la projection à Nantes, un homme qui se présente comme un gilet jaune remercie Gilles Perret pour « ce film qui montre la beauté de ce qui se passe de notre côté », de même qu’une dame évoque, la voix tremblante d’émotion, une œuvre qui « réconcilie avec l’humanité ». Partout, les deux réalisateurs emmènent avec eux une grande fresque représentant Marcel soixante-dix-sept ans, ouvrier d’origine espagnole et gilet jaune : dans le film, les protagonistes le décrivent comme une personnification de leur mouvement, les traits marqués, tristes et en même temps, souriant, fier et relevant enfin la tête.

Marcel, gilet jaune ©Catfish Tomei

Et plus encore, il y a la réappropriation des mots et la force du passage à l’acte : c’est désormais Emmanuel Macron que l’on moque et à travers lui, l’absurdité des choses que l’on dénonce. Dans le film, on voit François Ruffin en dialogue avec deux gilets jaunes qui participent à une opération de péage gratuit. En plein contexte de suppression de l’ISF, le député insoumis leur explique qu’avec la privatisation des autoroutes entre 2005 et 2007, l’État s’est privé de 4,5 milliards d’euros par an de ressources. Comme l’une des deux femmes explique que ce montant est si grand qu’il ne signifie rien pour elles, François Ruffin leur explique qu’avec cet argent, on pourrait rendre les transports en commun gratuits partout en France. La mécanique de la honte est bel et bien inversée, dans la vie de ces gens comme dans l’écho renvoyé par le film. À ce moment comme à d’autres, on comprend que le J’veux du Soleil va plus loin que la simple exposition de la question sociale.

Un film politique, sur des gens qui se politisent, pour faire de la politique

Il faut dire que Gilles Perret et François Ruffin n’en sont pas à leur coup d’essai. Le premier a réalisé pléthore de film engagés, faisant des récits-hommages du programme du Conseil national de la Résistance (Les Jours Heureux, 2013), de la Sécurité Sociale (La Sociale, 2016) mais aussi, de manière plus engagée, de la campagne de Jean-Luc Mélenchon (L’insoumis, 2018). Quant au deuxième, il a éclos politiquement en 2016, passant d’un premier succès cinématographique Merci Patron ! à une visibilité grandissante à travers le mouvement social « Nuit debout », aboutissant à son élection comme député en 2017. Un film populaire pour un mouvement populaire, voilà qui nous rappelle quelque chose.

Les deux réalisateurs, Gilles Perret et François Ruffin ©Fakir

Lorsqu’on interroge Gilles Perret au sujet des résistances rencontrées au sujet de la diffusion du film, ce dernier explique que si tout s’est bien passé dans la majorité des cas, il y a eu tout de même quelques réticences. En premier lieu, certains responsables de cinéma ont craint pour la qualité d’un film tourné et monté en moins de quatre mois. Mais surtout, il y a eu des résistances plus purement politiques : à Amiens un cinéma d’art et d’essai, financé en grande partie par des subventions publiques, a refusé de projeter le film, a priori pour éviter de froisser l’équipe municipale aux couleurs de l’UDI. Indéniablement social, J’veux du Soleil est bel et bien devenu un objet politique.

Le témoignage de Cindy, l’une des gilets jaunes interviewée, cristallise cette dynamique entre le populaire, le social et le politique : « La politique, ça nous intéressait plus du tout parce qu’on était berné depuis des décennies. […] On se dit que peut-être on va changer le cours de l’histoire, du coup on a envie de retourner aux urnes, on a envie d’apprendre. » Et il est intéressant de noter comment en retour, une situation personnelle devient l’objet d’un débat politique.

« La politique, ça nous intéressait plus du tout parce qu’on était berné depuis des décennies. […] On se dit que peut-être on va changer le cours de l’histoire, du coup on a envie de retourner aux urnes, on a envie d’apprendre. »

À la sortie de la projection-débat à l’Eldorado, cinéma indépendant d’un faubourg au sud de Dijon, on a pu surprendre cette discussion sur Cindy. Il y a plusieurs années, cette femme alors mère célibataire et salariée dans le Nord, a laissé son emploi par amour, pour rejoindre son nouveau compagnon dans le sud de la France. Sur le trottoir devant le cinéma, deux personnes discutent et la première s’exprime : « La pauvre, elle en a connu des galères. Après, elle avait déjà un enfant, puis elle en a eu deux ou trois autres alors qu’elle avait déjà des problèmes… C’est pas responsable et quelque part, elle cherche un peu. Et je suis sûr qu’il y en a plein d’autres dans son cas, alors après, c’est pas toujours la faute du système. » L’autre lui répond : « Ouais je sais pas… Tu te rends compte, il y a une femme qui galère avec son mec tombé malade parce qu’il bossait comme un fou, on en a les larmes aux yeux, et la première chose qu’on fait, c’est chercher sa responsabilité… On la juge, on regarde peut-être trop la télévision… C’est doute pour ça que ce film est utile. »

La discussion est interrompue par François Ruffin qui surgit devant le grand portrait fluo de Marcel pour prendre la parole devant le cinéma. Soudain, on comprend que ce n’est plus seulement le réalisateur qui s’adresse à la foule, c’est aussi l’homme politique, élu député en 2017 mais déjà reconnu pour ses talents d’orateur. Dans J’veux du Soleil, surgit cette citation de Victor Hugo : « C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches ». Entre le grand poète français et François Ruffin, il y a des différences de style mais aussi nombre de parallèles : lui aussi a été parlementaire et en forte opposition au pouvoir, lui aussi a utilisé l’art et la plume pour mettre en lumière la question sociale et affronter ses adversaires politiques, lui aussi a su cultiver un certain art de la mise-en-scène, jouant sur l’ambivalence de l’artiste et du politique. Car si à l’écran, ce film politique sur des gens qui se politisent appartient à part égale aux deux réalisateurs, en dehors des salles, c’est bien François Ruffin qui utilise le plus directement son oeuvre pour faire de la politique.

Gilets jaunes et champion rouge : au cœur de la galaxie Ruffin, du soleil pour tous

On le voit bien à Nantes, c’est toute sa galaxie que le député de la Somme réunit autour de ce nouveau film-totem. Il y a bien entendu les équipes de Fakir qui font la promotion de J’veux du Soleil, de même que le film qui les a mises à contribution les valorise : à travers eux, il renforce son ancrage dans le tissu amiénois et le monde du journalisme. À la sortie du Concorde à Nantes, on est directement accueillis par un groupe de militants de la France insoumise : on se rappelle alors qu’au sein du mouvement, un certain Jean-Luc Mélenchon encourage son jeune camarade, étoile montante, à « ne pas fermer la porte de la présidentielle ».

Le soir même dans la salle des Égalités, à quelques rues du lieu de projection, François Ruffin apparaît devant une foule compacte de plusieurs centaines de personnes : sont présents des militants politique, des gilets jaunes, mais aussi beaucoup d’acteurs associatifs locaux ainsi que des curieux qui ont vu le film, ou pas encore. Hasard ou non, le timing est intelligent : le député-reporter est accompagné d’une candidate locale pour les Européennes, Édith James, qui accueillera quelques jours après à Nantes, Manon Aubry, tête de liste pour les mêmes élections.

La foule devant l’Eldorado et François Ruffin, le 29 mars 2019, à Dijon ©L’Eldorado

François Ruffin est-il le champion rouge qui réunira les gilets jaunes loin des teintes bleu marine et de l’abstention ? Ou cherche-t-il à trouver l’appui des gilets jaunes pour s’affirmer comme un héraut suffisamment légitime pour représenter son camp ? Il n’en dit mot mais lorsque l’on questionne les militants de la France insoumise présents, Mélenchon reste un repère primordial et, bien que populaire, Ruffin n’a pas encore remplacé le tribun renommé. Par ailleurs, le député affirme lui-même ne pas se sentir (encore) l’âme d’un homme d’État.

François Ruffin, Place Wilson à Dijon, le 29 mars 2019, ©Insoumis21

Pour lui, l’enjeu du soir semble être d’affirmer sa marque de fabrique. J’veux du Soleil a suscité l’émotion durant la journée et ouvert la brèche à des idées : c’est là que Ruffin sort sa deuxième arme, Ce pays que tu ne connais pas, ouvrage dans lequel il s’adresse à son alter-ego antagonique, son frère ennemi amiénois, qui n’est autre que le président de la République. Il lit des passages à voix haute. Issus du même lycée, François Ruffin raconte leur parcours à chacun, diamétralement opposés tant dans leur position sur le spectre politique, que dans leurs relations et leurs attitudes : incarnation de la « sécession des riches », Emmanuel Macron aurait choisi l’ENA, la capitale, les banquiers et le décorum des puissants du monde quand le député insoumis aurait choisi une carrière de terrain, au local dans sa province et auprès des gens.

À plusieurs reprises dans le film, le député insoumis se prête à un jeu avec ses interlocuteurs : « Si j’étais Emmanuel Macron, que me diriez-vous ? » Et l’air de rien, tout en accueillant l’émotion et le discours de ces gilets jaunes qu’il rencontre, il est un instant à la place du président de la République tout en le ramenant parmi le commun. Bien sûr, tout cela n’est pas forcément pensé ou calculé, mais François Ruffin aussi fait son passage à l’acte vis-à-vis du pouvoir en s’autorisant à le saisir, même de manière fictive et ludique : après tout, son oeuvre est aussi le produit du subconscient de l’artiste qu’il est.

Au surplomb d’un Jupiter qui discourt et impose lointainement comme un Roi-Soleil, François Ruffin se préfère ainsi comme celui qui écoute et propose du soleil à toutes et tous : c’est ainsi que se termine J’veux du soleil, sur une plage embrumée, poétiquement gagnée par le chant d’une jeune femme et l’astre lumineux qui perce à travers les nuages. Un moyen de se mettre à la hauteur d’un président de la République, pour pouvoir l’affronter comme champion de la France qu’il ne connait pas ? Ou bien même le remplacer ? C’est en tous cas ce qui se murmure autour des salles, à Nantes, à Dijon et sûrement ailleurs.