Afrique : aux origines de la régression démocratique – Entretien avec Vincent Hugeux

Robert Mugabe, alors opposant zimbabwéen, avec Ceausescu lors d’une visite officielle en Roumanie en 1976. (c) Wikimedia Commons

De nombreux pays d’Afrique francophone ont eu des élections présidentielles depuis un an. Si la démocratie se stabilise dans deux d’entre eux – le Burkina Faso et le Niger –, la situation se dégrade globalement. Certains ont conforté leur statut de démocratie de papier – le Tchad, le Togo et le Congo-Brazzaville – tandis que des manipulations constitutionnelles en Guinée et en Côte d’Ivoire ont permis aux présidents sortants d’être élus pour un troisième mandat. Même le Bénin, encensé pour son ouverture démocratique depuis les années 1990, a connu des élections troublées durant lesquelles des opposants ont été incarcérés ou contraints à l’exil. Vincent Hugeux, journaliste indépendant, ancien grand reporter à L’Express, est l’auteur de Tyrans d’Afrique. Les mystères du despotisme postcolonial (Perrin, 2021). Il dresse dans ce livre dix portraits d’autocrates ayant sévi des indépendances à aujourd’hui sur le continent. Il avait également publié en 2012 Afrique : le mirage démocratique (CNRS éditions). Nous l’avons questionné sur les ressorts de l’autoritarisme en Afrique. Entretien réalisé par Tangi Bihan, retranscrit par Dany Meyniel.

Ndlr : cet entretien a été réalisé quelques jours avant la mort d’Idriss Déby, président du Tchad, dont il est longuement question ici.

LVSL – Votre livre Tyrans d’Afrique dépeint dix autocrates aux histoires romanesques [1]. Mais l’Afrique regorge déjà de personnages charismatiques très connus, qu’ils soient des révolutionnaires admirés comme Thomas Sankara ou Patrice Lumumba, ou alors des dictateurs sanguinaires comme Joseph Mobutu, Mouammar Kadhafi ou Jean-Bedel Bokassa. Pourquoi avoir privilégié cette personnalisation de la politique en Afrique plutôt que l’exposition des problèmes démocratiques et sociaux que connaît le continent ?

Vincent Hugeux – Mon parti pris depuis que je publie des ouvrages sur l’Afrique, c’est de ne pas m’en tenir au cercle étroit d’une sorte de lectorat captif des africanistes amateurs ou professionnels. Mon propos est toujours d’essayer de toucher un deuxième cercle de lecteurs qui, sans être des experts des enjeux géopolitiques, sont intéressés par les réalités du continent africain. Pour cela, il me paraît indispensable de passer par une forme d’incarnation, d’autant que les personnages que j’ai retenus ont tous d’une manière ou d’une autre une dimension romanesque, fût-ce dans les outrances ou l’abjection.

J’avais un professeur de journalisme vieille école qui disait « au fond, l’enjeu, pour vous, futurs journalistes, c’est d’expliquer les idées par les faits et les faits par les hommes. » Le pari, s’il est réussi, consiste à en dire beaucoup à travers les aventures humaines. Cela a toujours été mon approche en tant que journaliste : l’incarnation d’une crise, si complexe soit-elle, peut la rendre accessible à un public qui serait hermétique à une théorisation d’un conflit, d’un pouvoir, d’un élan, d’une épopée, d’un fiasco.

C’est la raison pour laquelle j’ai cherché à élargir le spectre géographique et le spectre temporel. Cela signifie sortir du pré-carré francophone, essayer d’attirer l’attention d’un lectorat français sur les autres Afriques, celles qui ne relèvent pas de notre histoire coloniale ou de notre communauté linguistique. C’est pour cela qu’on trouve un personnage très méconnu comme le Gambien et anglophone Yahya Jammeh, le Zimbabwéen Robert Mugabe pour incarner l’Afrique australe, l’Erythréen Issayas Afeworki pour l’Afrique de l’Est et la Corne de l’Afrique, enfin Teodoro Obiang de la Guinée équatoriale, seul pays hispanophone du continent, qui connaît les effets pervers du miracle pétrolier.

Il y a toujours ce souci de diversité à côté des incontournables, comme Bokassa et Mobutu, et de mettre sous la lumière des personnages qui sont relativement étrangers à un public même informé. Et puis, il y avait une volonté de variété temporelle. Nous avons deux chefs d’État qui sont au pouvoir à l’instant où on parle, à savoir Obiang en Guinée équatoriale et Aferworki en Érythrée. Ce dernier a été ramené, à son corps défendant, dans la lumière par la crise aigüe de la rébellion tigréenne. On a retrouvé une alliance de revers assez singulière entre lui et son ex-ennemi préféré, à savoir le prix Nobel de la paix par anticipation – c’est de l’ironie bien sûr – l’Ethiopien Abiy Ahmed. Et puis on remonte jusqu’à Sékou Touré, l’homme qui accède instantanément au statut de héros de l’anti-impérialisme par le camouflet qu’il inflige à Charles de Gaulle en 1958 lors de la fameuse tournée qui était supposée vendre aux futures ex-colonies un projet d’association qui d’ailleurs sera très vite mort-né.

Le seul embarras que j’ai eu, c’est l’embarras du choix. Hélas, il y a au rayon des despotes, des satrapes et des potentats beaucoup d’appelés et peu d’élus, certains d’ailleurs n’ayant jamais été élus. Il y a la matière, pour le seul continent africain, pour un tome 2 voire un tome 3…

LVSL – Vous avez parlé d’anti-impérialisme. Vous montrez bien la complexité de certains personnages qui ont pu être tour à tour des leaders révolutionnaires puis des dictateurs. Vous prenez les exemples de Mugabe et de Sékou Touré, on pourrait ajouter Kwame Nkrumah ou Kadhafi. Vous êtes très critique de certains militants politiques et de certains discours politiques de gauche, qui se disent anti-impérialistes, et qui ont pu soutenir ces dirigeants à une certaine époque.

V.H. – Il y a des figures emblématiques qui suscitent une forme de vénération chez les jeunes Africains ; vénération amplement justifiée pour certains d’entre eux mais qui, en général, échappe à toute distanciation critique. Lumumba, par la posture qui était la sienne et évidemment par l’épilogue tragique et cruel de sa courte aventure sur cette terre, mérite évidemment de figurer dans ce panthéon.

Mais prenons Kwame Nkrumah, généralement dépeint comme le père du panafricanisme moderne. Quand on regarde sa trajectoire jusqu’au bout, nous sommes conduits à évoquer aussi une certaine forme de dérive autoritaire. On pourrait appliquer le même raisonnement à Sékou Touré, dont la trajectoire idéologique est assez déroutante puisqu’au soir de sa vie il sera converti, lui l’afro-marxiste de stricte obédience, à une sorte de prurit néolibéral assez insolite. Ce qui me frappe c’est qu’il y a eu tellement peu d’icônes depuis Nelson Mandela qu’on en vient parfois à héroïser jusqu’à l’excès des personnages dont on veut ignorer, ou dont on ignore, les zones d’ombre. Il s’agit de revisiter ces figures avec une exigence de rigueur historique et de les regarder en face.

Vincent Hugeux

J’ajoute que ça s’inscrit dans un contexte d’asséchement problématique du débat. Dès que je parle de l’Afrique, que ce soit en tant que journaliste de presse écrite, à la radio, à la télévision, sur un média digital, dans mes bouquins ou dans mes cours, on me dit : « mais au fond d’où parles-tu, toi le Blanc ? » Ce réflexe s’explique évidemment historiquement et culturellement. Mais voilà une quinzaine d’années, le type de critiques auquel je m’exposais était le suivant : « tu es trop sévère, tu es injuste, tu es inéquitable, tu es asymétrique dans ta description des réalités sociales, avec mon président, notre gouvernement, etc. » Aujourd’hui, ce qui affleure de manière explicite ou implicite, c’est une récusation de nature essentialiste : « toi le Blanc, je ne te reconnais pas le droit de porter un jugement sur mon président. Et non seulement tu es blanc – c’est le travers pigmentaire et chromatique – mais en plus tu es français, donc nécessairement un néocolonialiste plus ou moins honteux. » Je trouve ça désolant parce que je suis réfractaire par nature à tous les raccourcis essentialistes, dont le plus magistral est la fameuse formule chiraquienne « l’Afrique n’est pas mûre pour la démocratie. » Que Jacques Chirac l’ait dit, ça peut me désoler, mais que, hélas, des potentats africains adhérent à ce postulat, c’est beaucoup plus préoccupant pour le devenir politique du continent. Étant réfractaire à toutes ces assignations identitaires, je revendique le droit de porter des jugements. Mais je ne suis pas plus féroce, plus ironique, plus sarcastique avec tel chef d’État africain que je ne l’étais hier avec l’ayatollah Ali Khamenei en Iran ou avec Nicolas Sarkozy sur les bords de Seine. J’applique exactement la même grille critique d’analyse sans qu’il y ait pour moi de tropisme post-colonial honteux ou pas.

LVSL – Revenons-en aux personnages. La plupart de ces dictateurs ont prospéré pendant la guerre froide. Beaucoup ont été portés au pouvoir et protégés par un camp ou par un autre, le plus souvent par le camp occidental pour contrer l’influence soviétique ou chinoise. Comment ces potentats ont-ils été soutenus par les puissances étrangères et en quoi cela leur a permis de rester au pouvoir ?

V.H. – Dans le prologue, j’avance l’hypothèse qu’au fond, la plupart de ces dictateurs ne sont que les monstrueux rejetons de l’aberration coloniale. On peut parfaitement construire son discours politique fondateur ou sa légende sur un rejet radical du fait colonial, de ses injustices et de sa cruauté – que je serais bien entendu le dernier à nier – tout en perpétuant un rapport ambigu avec l’ex-puissance tutélaire. On peut avoir été le très loyal troufion de l’armée coloniale française, comme Bokassa et Eyadema père, et ensuite devenir l’incarnation de l’épopée de l’indépendance. Ceci avec une persistance de pratiques que l’on peut juger archaïques. Pour danser le tango, si funeste soit-il, il faut être deux. Le même tyran africain peut, à la faveur de la fête nationale ou d’une campagne électorale théâtralisée, accabler l’injustice coloniale et, quasiment dans un même souffle, décrocher son téléphone pour solliciter de Paris une rallonge budgétaire qui permettra de payer ses fonctionnaires. On est dans cette équivoque permanente.

Revenons à cette question centrale de la guerre froide et de son héritage. On parle beaucoup aujourd’hui, c’est un concept qui s’est popularisé, des proxy wars, les guerres par procuration, dont la Libye nous fournit un exemple post-moderne assez stimulant. C’est vrai que l’Afrique a été le théâtre de cette guerre d’influence entre l’Est et l’Ouest. On se souvient de la France, membre du Conseil de sécurité, qui voyait dans ses ex-colonies une sorte de masse de manœuvres mobilisable à l’envi lors d’un vote, fût-ce sur les Balkans, la Bosnie-Herzégovine ou que sais-je encore…

On peut parfaitement construire son discours politique fondateur ou sa légende sur un rejet radical du fait colonial, de ses injustices et de sa cruauté tout en perpétuant un rapport ambigu avec l’ex-puissance tutélaire

Ces réflexes-là existent et perdurent. Mais n’oublions pas que des lignes de faille passent à l’intérieur des deux blocs, nous ne sommes pas dans un manichéisme d’un bloc homogène communiste face à un bloc homogène capitaliste. Exemple : on évoque aujourd’hui l’irruption de la Chine en Afrique. C’est un non-sens historique. La Chine ne surgit pas en Afrique, la Chine était présente y compris à l’heure des luttes d’indépendance. On a vu des rivalités soviéto-chinoises dans un certain nombre de pays d’Afrique, on pourrait citer le Mali, la Guinée et le Congo-Brazzaville, évoquons aussi l’intrusion de volontaires castristes, Cubains ou pas, en Angola et au Mozambique. Donc ne soyons pas trop simplistes dans la description de ce phénomène. D’ailleurs des lignes de faille se retrouvent aujourd’hui avec le retour assez spectaculaire de l’ambition russe qu’incarne Vladimir Poutine et que l’on voit opérer par exemple en République Centrafricaine et en Libye, avec l’irruption des milices du groupe Wagner qui sont étroitement liées au Kremlin.

C’est vrai aussi de l’autre côté. Bien sûr qu’il y avait des communautés d’intérêts entre les États-Unis, le Royaume Uni, la Belgique et la France lorsqu’on a craint par exemple la montée en puissance d’un modèle afro-marxiste congolais incarné par Lumumba. Mais là aussi il y a des lignes de faille et de fracture. Il se trouve que j’ai couvert de manière intense le génocide au Rwanda pour L’Express. J’ai toujours plaidé en faveur de la thèse qui voudrait que l’égarement, l’aveuglement, la cécité française, soit un phénomène autant historique et culturel qu’un phénomène économique ou strictement géopolitique. C’est ce qu’on appelait le syndrome de Fachoda : l’idée qu’il y a des zones de tensions géopolitiques en Afrique entre une influence française et des influences anglo-saxonnes. Le rapport Duclert met cela parfaitement en lumière : il y a une sorte d’univers mental qui renvoie à ces rivalités. On a donc deux blocs qui sont l’un et l’autre fissurés.

Il y a aujourd’hui une sorte de nouvelle guerre froide, illustrée récemment par des échanges peu amènes entre Joe Biden et Vladimir Poutine et par les ambitions chinoises. On retrouve une Afrique qui, en d’autres circonstances et dans un contexte évidemment évolutif et différent, demeure ou redevient un théâtre de guérillas d’influence de puissances qui tiennent à s’y projeter soit pour des raisons économiques – captation de ressources et surtout conquête de marchés et de clientèles – soit pour des raisons plus politiques, idéologiques et sécuritaires, je fais allusion aux combats engagés contre le péril djihadiste.

LVSL – La période de la guerre froide a mis sous cloche les forces démocratiques dans beaucoup de pays d’Afrique. Après l’effondrement de l’URSS, le continent a connu une vague de démocratisation – certes pas dans tous les pays. Quelles leçons tirez-vous de cette période ?

V.H. – Je vais commencer par une anecdote. Il se trouve qu’à l’époque j’ai aussi couvert pour L’Express la révolution roumaine. J’étais à Bucarest le jour de la fuite, d’ailleurs vaine, de Nicolae Ceaușescu et de son épouse Elena. L’année précédente, lors de mon premier séjour en Roumanie, j’ai vu, debout côte à côte à bord d’une Volga noire, Ceausescu et Mobutu – une sorte de clin d’œil de l’histoire. J’ai appris ensuite que le procès pour le moins expéditif et la liquidation des époux Ceausescu, avec ses images que le monde entier a contemplé, avaient plongé dans le désarroi plus d’un despote africain, à commencer par Mobutu. Sur le thème : « Si ça lui arrive à lui pourquoi ça ne pourrait pas survenir ici, chez moi ? » Et Mobutu n’est pas le seul, des entourages de plusieurs chefs d’État m’ont dit que cela avait été un vrai traumatisme pour eux. Ils ont été projetés dans un après guerre froide assez inconfortable. La chute du mur de Berlin bouscule tous ces potentats.

La période pagailleuse des conférences nationales souveraines, une sorte de jamboree démocratique, a permis à la société civile de déverser rancœur, frustration, dépit et dégoût devant des officiels interloqués qui s’efforçaient de canaliser cette colère – y arrivaient parfois, échouaient d’autres fois. Là, le barrage se fissure et il y a une sorte de déversoir désordonné.

La première phase était l’épopée des indépendances, si formelles fussent-elles. Ensuite il y a eu une logique de parti unique, sapée par ces conférences nationales. N’oublions pas que la première conférence nationale se passe au Bénin. Quand on voit ce qu’est la configuration de la très récente élection présidentielle dans l’ex-Dahomey, il y a lieu de réfléchir à la fragilité de toute chose. On assiste ensuite à un phénomène exploré par l’africaniste Jean-François Bayart : les restaurations autoritaires. Mon impression est qu’aujourd’hui on vit un deuxième acte de ces restaurations autoritaires. Il reste un pluralisme en peau de lapin : les partis n’ont pas d’existence véritable et ne sont que des faire-valoir de l’ex-parti unique.

Le phénomène de régression démocratique est patent dans plusieurs pays

Il y a aujourd’hui, quoiqu’on en dise au fil de colloques dorés sur tranches, plus qu’un danger régression démocrate : le phénomène est déjà patent dans plusieurs pays. Le plus inquiétant pour moi c’est que le dévoiement des instruments de la démocratie vivante – bricolages constitutionnels pour faire sauter le verrou du troisième mandat, fraudes plus ou moins éhontées, achats de consciences – en vient à discréditer l’aventure démocratique, y compris au sein des jeunesses africaines. À quoi bon voter si mon vote est foulé aux pieds ? Lors de leur soulèvement en 2009, les jeunes iraniens portaient un tee-shirt « Where is my vote ? » : c’est quelque chose qu’on peut entendre en Afrique. La culture de ce qu’on appelle le « un coup K.O. » en Afrique francophone – ce qui signifie victoire claire et nette, indiscutable, dès le premier tour, quitte à bourrer les urnes – est une culture problématique. Elle veut dire qu’on ne souhaite pas courir le risque d’un ballotage où il pourrait y avoir un phénomène de « tout sauf le sortant ». Il y a un discrédit des instruments de la démocratie et à terme de la démocratie elle-même. L’autre phénomène c’est la montée en puissance d’un discours démagogue, populiste qui va emprunter les oripeaux de l’anti-impérialisme pour mieux assoir des régimes despotiques. L’asséchement du débat que j’ai pointé précédemment s’inscrit dans cette logique-là.

Logique qui n’est évidemment pas fatale. Je l’explique dans le prologue de mon ouvrage : je suis totalement hermétique au concept de malédiction historique. Le fossé entre ces pratiques autoritaires autocratiques totalement archaïsantes et les aspirations de jeunesses connectées, ouvertes sur le monde, animées par des aspirations de liberté, d’échange et d’ouverture, devient de plus en plus abyssal.

On peut encore, si on y met le prix, y compris le prix humain hélas, réussir un coup d’État vintage comme au Mali en août 2020. On peut encore perpétuer, au prix d’un quatrième, cinquième, sixième mandat, un président à bout de souffle. Mais le coût politique, le coût social, le coût en termes d’image, devient de plus en plus prohibitif. Le « un coup K.O. », j’ai l’habitude de l’écrire ironiquement « un coup chaos », parce que c’est le plus court chemin vers l’instabilité. J’ai aussi pour habitude de dire que le fameux mandat de plus qu’on s’octroie au prix d’un bricolage institutionnel, c’est très souvent le mandat de trop.

Le nouveau mandat d’Idriss Déby au Tchad ne sera évidemment pas le quinquennat du décollage, de la sortie de l’ornière de l’insécurité, de la pauvreté, etc. N’oublions pas que le Tchad est un pays qui est classé 187e sur 189 à l’indice de développement humain du PNUD. Je me souviens du Tchad à l’époque du miracle pétrolier, miracle ambigu. En 2003 on annonce, au son du clairon, la création d’un fonds pour les générations futures avec un pourcentage significatif des recettes de l’or noir qui, mécaniquement, doit être consacré à des investissements pour la jeunesse, les universités, la santé, etc. Très vite, ce fonds est renié puis disparaît et les sommes amassées servent à acheter de l’armement. Les estimations récentes tendent à montrer que de 30 à 40 % du budget total d’un pays comme le Tchad est dévolu à des achats de nature militaire. On peut invoquer le péril Boko Haram d’un côté, l’engagement du Tchad dans la lutte contre le djihadisme de l’autre – il faudrait avoir une âme de faussaire pour nier la réalité de ces phénomènes –, mais quand même ! C’est pour moi un facteur d’inquiétudes réel, cette distorsion entre les élans des jeunes sociétés africaines et la rétraction de pouvoirs à bout de souffle. On pourrait citer bien sûr le Cameroun comme exemple emblématique de pratiques de plus en plus anachroniques.

LVSL – Si ces potentats ont pu rester aussi longtemps au pouvoir, ou s’ils y sont encore, ce n’est pas simplement parce qu’ils sont des « marionnettes » d’autres puissances. Les facteurs liés à la politique intérieure sont d’une importance extrême et sont parfois négligés par les observateurs étrangers. On peut notamment dire que ces dictateurs savent jouer de l’armée, du clientélisme et de la manipulation des questions ethniques. Pouvez-vous revenir sur ces facteurs ?

V.H. – L’un des phénomènes les plus patents quand un journaliste ou un essayiste français et blanc se penche sur ces phénomènes, c’est que, très souvent, il est entravé par une forme d’inhibition post-coloniale. Par crainte d’encourir un procès en paternalisme néo-colonial, il va s’interdire de penser l’adversité politique. Ce n’est pas mon cas, je suis parfaitement réfractaire à cela.

Prenons le fait ethnique. Prétendre expliquer l’intégralité des phénomènes politiques par l’ethnie est une absurdité de collection. Nier la permanence du fait ethnique et sa manipulation par les élites politiques est tout aussi inepte. Là-encore il faut regarder l’Afrique en face, mais encore faut-il pour cela connaître cette dimension.

La précarisation de l’univers des médias fait que bien peu aujourd’hui ont les moyens d’avoir un véritable spécialiste des questions africaines. Cela appauvrit les analyses. J’entends par spécialiste quelqu’un qui fait du terrain et qui ne se contente pas de participer à des colloques sur les bords de Seine ou à lire les bons auteurs. Il y a une ignorance des formes d’organisation politique de l’Afrique des XIVe, XVIe ou XIXe siècles : la pauvreté de la connaissance en la matière est un obstacle, un écueil, à la compréhension des phénomènes d’aujourd’hui. On a donc un mélange d’ignorance et d’inhibition.

Au commencement quand même était la complaisance de beaucoup de puissances notamment occidentales envers des régimes autoritaires. Il y a toujours cette idée, qui traîne dans pas mal de chancelleries, selon laquelle même si le président connu n’est pas un parangon de vertu démocratique, ni de progrès social, on a les codes… Ses opposants, ses successeurs potentiels peuvent être des aventuriers, ne risque-t-ils pas d’ouvrir une période d’instabilité ? La prime à la stabilité est un non-sens. En réalité c’est le meilleur moyen d’aggraver les tensions internes et donc d’aller vers une forme de chaos.

La plupart de ces despotes sont passés maîtres dans l’art de tirer le meilleur parti de la rente de situation géopolitique que leur offre la priorité sécuritaire endossée par la France

Il y a un autre phénomène qui tient à l’enjeu sécuritaire, notamment dans la sphère sahélienne. La plupart de ces despotes, plus ou moins bien élus ou pas élus du tout, d’Idriss Déby le tchadien à Paul Biya le camerounais, en passant par le Gabon et le Congo-Brazzaville, sont passés maîtres dans l’art de tirer le meilleur parti de la rente de situation géopolitique que leur offre la priorité sécuritaire endossée par la France. Je ne porte pas de jugement de fond là-dessus. Il serait idiot de nier la force et la persistance dans la durée du péril djihadiste. Il se trouve que, quoi qu’on en dise en haut lieu, Paris a baissé sa mire démocratique vis-à-vis de ces pays. On peut me dire le contraire à l’Élysée ou au Quai d’Orsay, je regarde les faits, et les faits sont là. Le nombre de fois où j’ai eu face à moi un interlocuteur qui soupirait, levait les yeux au ciel quand j’évoquais les exactions commises par les soudards de tel ou tel de ces despotes… Mais il y a des priorités et ces despotes exploitent à fond cette priorité de l’impératif sécuritaire.

Il y a effectivement des phénomènes comme le clientélisme ou la rétraction sur l’ethnie et parfois sur le clan. Je reprends l’exemple tchadien parce qu’il est extrêmement éloquent. L’idée selon laquelle Déby serait le garant d’une stabilité à long terme est assez déroutante. Au sein même de son ethnie zaghawa, voire de son clan, il y a des règlements de compte, des rancœurs, des dépits qui marinent depuis des années. Tous mes interlocuteurs tchadiens ou occidentaux me disent que le jour où Déby disparaît de la scène, pour une raison ou pour une autre, le pays risque de plonger dans le chaos. Il y a un surinvestissement de la thématique de la stabilité, conduisant à nier la fragilité intrinsèque de ces régimes. Que sera le Cameroun après Paul Biya ? Que deviendra le Congo-Brazzaville après Denis Sassou-Nguesso ? Pour moi ce sont des questions vertigineuses.

LVSL – Comment doit se positionner la France face à des dirigeants comme Alpha Condé, Paul Biya, Faure Gnassingbé, Alassane Ouattara, Denis Sassou-Nguesso, Idriss Déby ou Ali Bongo (la liste est longue !) ?

V.H. – Voyez ce qu’incarnait Alpha Condé à l’époque où c’était un des leaders des étudiants africains en France. C’est quelqu’un qui a été condamné à mort par contumace, qui a noué de solides amitiés dans tous les milieux progressistes occidentaux et également de la sphère soviétique. Il incarne, à mon sens, un phénomène que j’avais rapidement exploré dans l’ouvrage Afrique : le mirage démocratique : la malédiction de l’opposant historique. Ayant été condamné à un exil douloureux et ayant été poursuivi par les sbires d’un régime despotique, il aurait, par essence, le droit d’incarner le peuple et la nation. Cette légitimité est en partie fondée mais ne doit pas aller jusqu’à la volonté de rattraper le temps perdu. Il y a aussi la méfiance envers les élites locales. Celle-ci n’est jamais assumée, elle n’est évidemment jamais revendiquée mais elle est présente. Il suffit de parler avec ceux qui sont dans l’entourage. Cette méfiance conduit à s’adosser à un milieu de courtisans assez étriqué. Et voilà qu’Alpha Condé, qui était une incarnation de la lutte pour la liberté – liberté de conscience, liberté d’expression, liberté de la presse, pluralisme etc. –, l’âge n’aidant pas, est en train de se fossiliser dans un schéma despotique très vintage…

J’en viens à la France. Lorsque j’échange avec des acteurs de la politique africaine de la France, pourvu qu’il y en ait une, je m’échine à leur dire qu’à force de soutenir à bout de bras, par défaut et par crainte de l’aventure, des régimes devenus illégitimes et discrédités auprès de leurs propres peuples, ils creusent la tombe dans laquelle reposera le fameux lien privilégié, historique, culturel et linguistique que la France partage avec ces pays.

À force de soutenir à bout de bras des régimes devenus illégitimes et discrédités auprès de leur propre peuple, la France creuse la tombe dans laquelle reposera le fameux lien privilégié qu’elle partage avec ces pays

Le sentiment anti-français est patent. Il est souvent instrumentalisé car c’est une très bonne thématique électorale, quelles que soient les ambiguïtés de la relation des pays du défunt pré carré avec l’ancienne puissance coloniale. Cette politique française est à courte vue parce qu’on s’aliène les élites de demain. Comment s’étonner qu’une jeune Africaine ou un jeune Africain de 22 ans, qui a entrepris un brillant parcours dans les universités de Dakar, Abidjan ou Conakry soit plus tenté d’aller poursuivre ses études à Londres, aux Etats-Unis, au Canada, en Australie ou en Chine, où on les invite par centaines, ou en Russie, où il y a des départements dédiés ? En France, quand un étudiant souhaite obtenir un visa longue durée pour poursuivre ses études, il passe trois heures sous le soleil devant un Consulat et on finit par lui expliquer qu’il doit revenir le lendemain parce qu’il manque un formulaire… Le même étudiant vous explique qu’il a été invité à un rendez-vous à un jour fixe et à une heure fixe à l’intérieur d’un bureau climatisé d’un Consulat ou d’une Ambassade du Canada, d’Australie ou des Etats-Unis, qu’on lui a offert un café ou un soda et qu’on a pris le temps de discuter de son avenir… On a ce qu’on mérite. Je caricature un peu, les choses s’améliorent et je n’ai pas besoin de convaincre les acteurs diplomatiques ou consulaires qui savent bien qu’il faut rompre avec ces pratiques. Mais ça laisse des traces dans la durée.

Vous me posez la question de la posture de la France. La réponse est de parler clair sur les libertés, la transparence, la bonne gouvernance. Tous ces potentats manient à merveille le lexique que l’on adore entendre en Occident, pour mieux en conjurer les effets. Il faut parler clair, parler franc, sans démagogie, y compris aux jeunesses africaines quand elles-mêmes s’égarent dans une sorte de simplisme idéologique, dans des raccourcis eux aussi essentialistes. Il n’y a pas d’autre voie. Parce que sur le poids économique de la France, même si ça alimente pas mal de fantasmes dogmatiques dans une forme d’ultra-gauche française, est engagé dans un irréversible déclin. Je ne nie pas qu’il y a encore des positions fortes dans l’énergie, dans la manutention portuaire, dans le ferroviaire, dans la téléphonie mobile, dans la banque. Mais par rapport à la puissance de feu en termes d’investissements d’un pays comme la Chine, pas la Russie qui est beaucoup moins outillée, ou par l’énergie que déploient des pays comme la Turquie ou la Malaisie, ce n’est pas sur cet échiquier-là que la France pourra restaurer son image et éventuellement son influence. Parler clair est la seule voie, je n’en vois pas d’autre.

Notes :
[1] Jean-Bedel Bokassa, Amin Dada, Gnassingbé Eyadéma, Joseph Mobutu, Robert Mugabe, Sékou Touré, Issayas Afeworki, Teodoro Obiang, Yahya Jammeh et Hissène Habré.

Que fait l’armée française au Sahel ?

Alors que la junte militaire consolide son pouvoir au Mali, la question de la stratégie à mener contre les groupes djihadistes au Sahel et de l’avenir de la force Barkhane refait surface dans le débat public. La question des raisons de la présence militaire française dans la région se pose une nouvelle fois.

Ceux qui voulaient voir dans le putsch des militaires maliens en août dernier le parachèvement des mobilisations populaires qui avaient fragilisé le pouvoir de l’ancien président Ibrahim Boubakar Keïta ont commencé à déchanter. La coalition du M5-RFP (cf. Billets d’Afrique n°300, septembre 2020) notamment a lancé un appel à « entrer en résistance » (Jeune Afrique, 14/11). Confiscation des postes clés au sein du gouvernement, désignation arbitraire et opaque des membres du Conseil national de transition, qui doit faire office de Parlement, nomination de 13 militaires contre seulement 7 civils aux postes de gouverneurs de régions : la manière dont la junte conduit la transition fait craindre une militarisation de l’administration et des institutions maliennes. Si les militaires maliens prennent le risque de braquer une partie de leurs soutiens initiaux, c’est vraisemblablement qu’ils estiment avoir les mains libres après le blanc seing donné par la « communauté internationale » (France, États-Unis, ONU, CEDEAO, en réalité) au processus de transition.

La stratégie française décriée

Cette caution a été officialisée par la visite du ministre des Affaires étrangères français, Jean-Yves Le Drian, les 25 et 26 octobre derniers. Mais le soutien français reste conditionné à la poursuite de l’engagement malien dans la « guerre contre le terrorisme » et à l’application des accords d’Alger signés avec les indépendantistes Touaregs, que la France considère comme un préalable pour isoler les djihadistes. Pourtant, lors de la conférence commune de Le Drian et du nouveau Premier ministre malien, Moctar Ouane, ce dernier n’a pas craint d’afficher publiquement ses divergences avec la France sur la question taboue des négociations avec les groupes djihadistes. En amont de la visite française, le commissaire de l’Union africaine à la paix, Smaïl Chergui, dans une tribune du journal suisse Le Temps (14/10), avait appelé à tirer un bilan de « l’engagement collectif » au Sahel, constatant que certains « partenaires du Mali se sont déployés, initialement pour une courte durée, mais ils s’y trouvent toujours ». Suivez mon regard… Pourtant, « le terrorisme et les violences entre communautés persistent et la menace s’étend en Afrique de l’Ouest. » Conclusion : « La solution ne peut se limiter au sécuritaire. » Chergui appelait à considérer la situation en Afghanistan où « l’accord signé [par les États­-Unis] avec les talibans, le 29 février 2020, peut inspirer nos Etats membres pour explorer le dialogue avec les extrémistes et les encourager à déposer les armes, en particulier ceux qui ont été enrôlés de force. »

Interrogé par Le Monde (19/10), le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, appuyait ces propos, appelant à son tour à la tenue de négociations sur le modèle afghan, avec ceux des groupes djihadistes qui ne se revendiquent pas de l’État islamique. En clair, avec Iyad Ag Ghaly, chef du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), et avec Amadou Koufa, chef de la Katiba Macina au centre du Mali, dont l’allégeance à Al­Qaïda est en réalité moins importante que les préoccupations locales de leurs combattants. Interpelé à Bamako sur ces déclarations, Le Drian a réfuté tout isolement et réaffirmé qu’il n’était pas question de négocier avec ceux que le France qualifie exclusivement de « terroristes ». « Les choses sont simples », a­t­il asséné à deux reprises « et la France n’est pas toute seule dans cette affaire (…) puisque cette position, c’est la position des pays du G5­Sahel, c’est la position de la communauté internationale, c’est la position du Conseil de sécurité. » Moctar Ouane ne s’est pas laissé tordre le bras et a au contraire rappelé « les conclusions du Dialogue national inclusif [de 2019] qui a eu lieu chez nous et qui a très clairement indiqué la nécessité d’une offre de dialogue avec ces groupes armés » (RFI, 26/10), confirmant la position qui s’était déjà exprimée en 2017 lors d’une « conférence de l’entente nationale ».

Déclarations contradictoires

Les réactions françaises ne se sont pas fait attendre. A son tour en visite au Mali le 2 novembre pour rencontrer les nouvelles autorités, la ministre des Armées, Florence Parly a rappelé la position française : « On ne peut pas dialoguer avec les groupes djihadistes qui n’ont pas renoncé au combat terroriste ». Elle ajoutait néanmoins : « C’est de la responsabilité des autorités maliennes, pas la nôtre, mais il est important d’échanger » (LeMonde.fr, 13/11). Même l’ancien président François Hollande, initiateur de l’opération Serval au Mali en 2013, s’est senti obligé de monter au créneau, affirmant qu’il fallait « être intraitable avec le terrorisme » mais également « extrêmement ferme à l’égard du pouvoir malien », ajoutant : « L’idée qu’on pourrait avoir des négociations avec ceux­là mêmes qu’on cherche à frapper me paraîtrait être un manquement par rapport aux engagements qui avaient été pris au moment du départ de cette opération » (France Inter, 13/11).

Et en matière d’ « engagements », celui qui s’était engagé à restaurer l’intégrité territoriale du Mali avant de laisser les clés de Menaka aux indépendantistes du MNLA en connaît un rayon… Dans son interview à Jeune Afrique du 20 novembre, le président Macron a à son tour enfoncé le clou : « Avec les terroristes, on ne discute pas. On combat. » Il rappelait aussi la stratégie affirmée lors du sommet de Pau, en janvier 2020 (cf. Billets n°294, février 2020), selon laquelle Barkhane devait « se recentrer vraiment sur nos ennemis, l’EIGS [l’État islamique au grand Sahara] et les groupes strictement terroristes ».

Estimant que l’EIGS avait été « singulièrement affaibli » par les frappes des derniers mois, le commandant de la force Barkhane, le général Marc Conruyt déclarait au contraire que c’est le GSIM qui était devenu « l’ennemi le plus dangereux pour le Mali et les forces internationales » (francetvinfo.fr, 09/11). Et en effet, après la remise en liberté de dizaines de djihadistes et de leurs supposés soutiens en contrepartie de la libération de l’otage française Sophie Pétronin et de l’opposant malien Soumaïla Cissé en octobre, les forces françaises ont intensifié leurs frappes contre le groupe de Iyad Ag Ghaly. Début novembre, l’État­-major revendiquait ainsi la « neutralisation » de plus d’une centaine de ses membres en quelques jours, et les opérations se sont poursuivies, avec notamment l’élimination de Bah Ag Moussa, cadre important du GSIM (il a participé à a fondation d’Ansar Dine avec Ag Ghaly après avoir déserté l’armée malienne), mais également figure historique des rébellions indépendantistes touarègues.

Favoriser ou saboter les négociations?

Pourtant, à l’occasion d’une interview à RFI et France 24 (03/12), le Premier ministre malien a réaffirmé que les négociations initiées sous la présidence d’Ibrahim Boubakar Keïta se poursuivaient. De manière plus étonnante, il a réfuté tout « déphasage entre le Mali et la France », assurant, au sujet de l’action militaire de Barkhane, la complémentarité des deux démarches : « Les options ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Le dialogue que nous poursuivons (…) constitue le prolongement d’efforts d’actions à d’autres niveaux. (…) Les deux actions se complètent, se prolongent, dans le cadre d’une dynamique d’ensemble qui devrait permettre précisément de rétablir la sécurité sur l’ensemble du pays. » Il est aujourd’hui difficile de savoir s’il s’agit là d’une simple rhétorique diplomatique, ou bien si la France a réellement mis fin à sa politique d’obstruction systématique concernant ces négociations, dont le journaliste Rémi Carayol a récemment rappelé l’historique dans son dernier article (Orient XXI, 07/12).

Selon Jean-Hervé Jezequel, directeur du projet Sahel à l’International Crisis Group, « la position française est en train d’évoluer, y compris sur la manière d’interagir avec les groupes djihadistes, mais le tout se fait à petits pas » (L’OBS, 19/10). Signe des temps le général (retraité) Christophe Gomart, ancien patron des forces spéciales puis du renseignement militaire, interrogé sur la question de savoir s’il était « à titre personnel » favorable à un dialogue avec les groupes djihadistes, a répondu : « C’est comme dans toute guerre, il faut savoir dialoguer… Maintenant, il ne faut pas donner légitimité aux groupes jihadistes par ce dialogue, c’est toute la difficulté » (RFI, 14/10). Il est donc possible que la série de frappes françaises menées contre le GSIM vise à permettre à l’État malien de négocier en position de force, de manière à réduire le front auquel sont confrontés la France et ses alliés au Sahel. Mais encore une fois, cela reste à confirmer.

Réduire la voilure

Ce qui est certain en revanche, c’est que les autorités politiques et militaires françaises ne cachent pas leur volonté de réduire les effectifs de la force Barkhane, qui n’ont cessé d’enfler depuis sa création en août 2014. Il ne s’agit en aucun cas pour elle de quitter le Sahel, mais de réduire les coûts économique, stratégique et politique de cette présence. « Dans les prochains mois, j’aurais des décisions à prendre pour faire évoluer Barkhane », a ainsi annoncé Macron dans l’interview à Jeune Afrique déjà citée. « Une série d’économies est demandée pour amener à un effectif acceptable à la fois par l’opinion publique et le budget, alors que les surcoûts opex [opération extérieure] atteignent cette année un nouveau record », explique le journaliste spécialisé Défense Jean­Marc Tanguy (Blog Le Mamouth, 07/11). De plus, les gradés français plaident actuellement pour que l’armée bénéficie de capacités d’intervention qui ne soient pas uniquement mobilisées pour la « guerre contre le terrorisme ».

La France devrait se préparer, comme l’a expliqué le chef d’étatmajor de l’armée de terre, le général Thierry Burkhard (Lepoint.fr, 13/10) à des « engagements de haute intensité dans la durée » en raison du « nouveau cycle de conflictualité » (que la France n’est pas la dernière à alimenter si l’on songe aux tensions avec la Turquie au sujet de la Libye…). Enfin, depuis la mort en novembre 2019 de 13 soldats dans une collision d’hélicoptère, et à l’approche de la présidentielle, le débat sur les modalités, les finalités et l’efficacité de la présence militaire française au Sahel commence timidement à sortir de sa torpeur, et la majorité craint que l’enlisement militaire français ne devienne un argument électoral supplémentaire contre le bilan de Macron.

« Nous avons perdu 50 soldats depuis le début de ces opérations et près de 500 militaires ont été blessés », rappelait par exemple le président de la commission défense du Sénat français, Christian Cambon, qui exprimait sa « vive inquiétude sur la situation de Barkhane » après la libération de djihadistes contre les otages (Lepoint.fr, 30/10).

Des recettes éculées

Les inflexions stratégiques seront vraisemblablement suggérées par le rapport de la mission d’information parlementaire qui vient d’être mise en place, et dont la composition a été soigneusement verrouillée (Blog Le Mamouth, 07/11). Mais les conclusions ne seront pas une surprise : pour alléger les effectifs de Barkhane, les Français comptent comme d’habitude sur une hypothétique aide plus importante des autres pays européens, notamment dans le cadre du groupement de forces spéciales de la force Takuba, qui peine à décoller et à s’internationaliser réellement malgré d’intenses efforts diplomatiques. On parie aussi sur la « sahélisation » de la guerre contre le terrorisme, c’est-à-dire sur la montée en puissances des armées du G5-Sahel, épaulées par l’Union européenne (mission Eutm-mali) et par la coopération opérationnelle de Barkhane.

Comme d’habitude, il s’agit moins de les rendre autonomes que d’en faire des supplétives réellement efficaces, capable de seconder les forces françaises et de tenir le terrain après leur passage. Mais surtout, il est possible qu’on s’oriente vers une stratégie privilégiant le recours de plus en plus systématique aux bombardements aériens, accompagnés d’une intervention des forces spéciales au sol pour « finir le travail ». « Les aéronefs de la force Barkhane ont frappé une centaine de fois durant les dix premiers mois de 2020. Un niveau exceptionnel depuis 2013 au Sahel », rapporte Air & Cosmos (29/10). « Selon une déclaration du Chef d’Etat­major de l’Armée de l’Air et de l’Espace face aux députés de la commission de la défense de l’Assemblée Nationale, 40 de ces frappes sont à créditer à seulement trois drones General Atomics MQ-9 Reaper qui s’avèrent particulièrement rentables. »

Ces évolutions ne régleront évidemment rien aux problèmes de fond : « Les pays européens, la France en tête, estiment en effet que le problème prioritaire à traiter au Sahel est la poussée des groupes djihadistes, alors que ce phénomène est le symptôme d’une crise plus profonde provenant d’une gouvernance à la dérive et d’États en voie de forte délégitimation. ( Limiter la crise à son aspect sécuritaire occulte ses causes, dont les griefs d’injustice, de dénis de droit, de gestion inéquitable des ressources et de discrimination », rappellent par exemple deux responsables d’International Crisis Group (LeMonde.fr, 09/11). Mais résoudre ces problèmes nécessite sans doute des révolutions démocratiques et économiques dans le fonctionnement des Etats post­coloniaux et dans leurs relations de dépendances avec les puissances extérieures, qui dépassent le cadre de réflexion habituel sur « l’aide » internationale…

Notes :

1 Article initialement paru dans Billets d’Afrique, le mensuel édité par l’association Survie en décembre-janvier 2021.

14. Le général : Emmanuel De Romémont | Les Armes de la Transition

Après 36 années passées sous l’uniforme, le Général de corps aérien Emmanuel de Romémont a quitté le service actif en 2015. Au cours d’une riche carrière, il fût successivement pilote de reconnaissance et de chasse, commandant de deux escadrons, d’une base aérienne, chargé de mission puis général adjoint à la Délégation pour les Affaires Stratégiques, rapporteur auprès de la commission chargée du Livre Blanc sur la défense et la Sécurité nationale de 2008, et enfin en charge de la planification et de la préparation des opérations interarmées françaises (Serval en particulier). Conscient de l’importance du changement climatique, et notamment de la question de l’accès à l’eau, il a lancé depuis deux ans l’Initiative Plus d’Eau pour le Sahel. C’est avec une approche singulière, héritée de son expérience opérationnelle qu’il aborde ces problématiques avec nous, dans ce 14ème et dernier épisode de la série.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL – Vous êtes général quatre étoiles de l’armée de l’air et vous dirigez, par ailleurs, l’initiative Plus d’Eau pour le Sahel. Que peut un général dans le cadre du changement climatique ?

Emmanuel de Romémont – Une des réponses au changement climatique, quelles que soient les origines, c’est la question de l’eau. C’est en ce sens là que ma présence est pertinente ici pour en parler et pour parler d’une autre question, celle de mon expérience. Ce qu’on peut dire, c’est qu’un général est quelqu’un qui a une vision du monde, qui a été confronté avec ce qui va ou ne va pas et qui a aussi une vision de l’impact que peuvent avoir les hommes quand ils veulent changer le monde : soit vers plus de bien, soit vers plus de mal. C’est un citoyen lucide sur l’évolution du monde, sur les facteurs perturbants qu’on voit à l’œuvre. Je crois comprendre assez bien les dynamiques des systèmes humains qui caractérisent le fondement de notre planète et ce sont ces systèmes-là qui peuvent évoluer, que l’on doit faire évoluer pour aller vers plus de paix et ça a été mon travail pendant plusieurs années.

C’est aussi un homme d’action qui agit en homme de pensée pour reprendre la fameuse phrase de Bergson, si on comprend bien les dynamiques de ces systèmes mis à l’œuvre, on peut trouver des voies pour améliorer et aller vers plus de paix. On connaît le prix de la guerre, on doit tout faire pour l’éviter. Dans les quelques années que j’ai passées sous l’uniforme (36 !), il y a une phrase qui m’a toujours marqué qu’utilisait souvent le général Georgelin : « vivre en surface vous punira d’avoir ignoré l’avenir qui toujours hérite. ». On hérite toujours des situations, des crises, des actes qu’on a faits ou pas faits et donc pour nos enfants à qui on emprunte la planète, pour reprendre l’expression de Saint-Exupéry, pour leur offrir quelque chose de plus beau, prospère, stable et développé, il faut bouger et réfléchir.

Mon grand sujet est de réfléchir à la façon dont on conduit des actions collectives, comment on fait œuvre collective. C’est tout le défi du changement climatique et toutes les conséquences à terme : passer à une réelle mise en application et à de réels progrès. Pour être concret, ce qui m’a beaucoup intéressé, c’est l’eau. Ayant été en Afrique, j’ai été frappé par le fait que c’était l’eau et l’éducation qui étaient à la racine de beaucoup de crises. Or, l’eau c’est la vie. On observe que le manque d’eau mène aux migrations, à l’instabilité, à l’insécurité. Garantir l’accès à l’eau c’est un rapport harmonieux à l’environnement : quand il existe, il y a de la paix, quand il n’existe pas, il y a insécurité, il y a un lien direct. Ce qu’on a pu observer en Afrique, notamment dans les zones qui m’intéressent, c’est que le militaire que je suis, le responsable d’opérations qui a été obligé de gérer des systèmes, perçoit qu’on peut essayer de changer certains paramètres de ce système eau et faire en sorte que les choses évoluent.

C’est vraiment mon cri depuis cette initiative que j’ai lancée en mars 2018 de façon tout à fait humble, de voir que le constat que j’avais posé initialement était conforté par certains et d’ouvrir peu à peu des portes, essayer d’ajouter une plus-value, mais en secouant un peu des idées reçues et en sortant de certaines logiques, en faisant du system thinker. Vous me demandiez ce qu’un général comme moi peut apporter : un opérationnel, quelqu’un qui a pensé le système peut apporter une capacité à faire du lien, à penser inter ligere, à faire de l’intelligence de ce qui met en lien. Personne n’a raison tout seul et n’apportera de réponse seul, c’est collectivement qu’on l’apportera, donc il faut penser « dynamique de système » à court, moyen et long terme, c’est la clef. L’eau est souvent un problème qui est traité parce qu’il y a urgence et les solutions sur l’urgence exigent qu’on réfléchisse sur les solutions à moyen et long terme.

C’est quelqu’un qui est habitué à passer de la pensée à l’agir, à traduire les intentions en réalité et à éviter que les choses n’empirent et en l’occurrence, on est là dans la volonté de rompre un cycle qui tend à plutôt se dégrader puisqu’il y a une perte de connaissances. En partant du principe qu’il y a un espoir, qu’on peut améliorer et qu’on peut sortir de ce paradoxe qui fait qu’aujourd’hui il y a des gens qui ont moins de six litres d’eau par jour, – non potable – alors que sous leurs pieds, il y a de l’eau souterraine. Il me semble aussi que le défi de l’Afrique est de passer à un usage plus marqué de l’eau souterraine et c’est à cette situation qu’on s’est attaqué. Il y a donc des solutions qui supposent qu’elles soient suffisamment exploitées, qu’on connaisse mieux les aquifères, les dynamiques de recharge et ça suppose qu’on remette la science, qu’on replace dans le système, qu’on mêle des temporalités différentes. C’est un système très complexe avec des gens qui agissent sur des temporalités différentes, et faire comprendre qu’aujourd’hui le fait de le penser en mélangeant les spécialités pouvait nous faire arriver à quelque chose, c’est ce que j’ai créé.

Si on se réfère à Lyautey, le lien entre sécurité et développement est acté, évident dans les zones rurales et il ne faudrait pas, qu’au motif qu’il n’y a pas de sécurité, laisser tomber les gens. De plus, il faut se rappeler que la paix romaine, la « Pax Romana » a été faite par un apport des aqueducs, donc ce n’est pas le rôle des armées qui est directement en cause. Le rôle des armées dans le soutien, la mise à disposition, etc., oblige une coordination sur le terrain entre les gens en charge de la sécurité et ceux en charge du développement. C’est vraiment le défi majeur, un défi pluridisciplinaire par essence. C’est là où je reviens à mon idée centrale, ce que peut apporter un général, c’est de revenir à la notion de strategos ou de stratos ageîn au temps des grecs. Dans la racine de strategos, agos c’est augmenter, c’est l’idée – pour les armées, on pourrait dire qu’il faudrait des « hydragos » – d’augmenter une capacité de coordonner l’ensemble des actions et c’est la difficulté d’aujourd’hui, on vit dans un monde cloisonné où chacun a une partie des savoirs. Néanmoins, nous pouvons aider à structurer une convergence des savoirs, mais cela suppose de se remettre en cause, ce à quoi on s’essaye. Un militaire sur un terrain en opération est un chimiste, quelqu’un qui change les données d’un système, on lui demande d’apporter la paix, la sécurité et donc il faut changer les facteurs et c’est ce qu’il faut faire aujourd’hui pour améliorer et sortir du cadre. C’est en ce sens-là que je fais le lien avec le climat pour qu’on puisse passer à une action positive, en appliquant ce que j’appelle l’intelligence opérative.

LVSL – Est-ce que vous pourriez nous décrire votre journée-type, en quoi consiste votre activité concrètement et quelle est votre méthode de travail ?

E.R. – Il n’y a pas de journée-type parce que c’est difficile : j’avance sur un terrain compliqué, nouveau, je ne prends la place de personne, j’essaie d’ajouter. Si on vient, c’est qu’il y a quelque chose d’utile et s’il faut coordonner, encore faut-il que les gens acceptent de se laisser coordonner. Et donc, il y a eu des phases :  la phase de lobbying et la phase politico-stratégique avec notre participation au Forum sur la Paix et au Forum de Dakar où on a pu s’exprimer, ce n’est pas suffisant, mais ça permet de mobiliser les acteurs. La difficulté principale vient du fait de mobiliser les acteurs qui sont tout à fait différents, qui obligent même à des logiques capitalistiques, de business qui sont différentes. Comment mêler ça, c’est mon travail principal : assurer l’animation de réseau, de chercher et ensuite de porter les plaidoyers dans des enceintes différentes, créer de la confiance aussi parce qu’on vit dans un monde où la défiance règne et expliquer pourquoi.

En fait, je suis un peu le porte-parole d’un enjeu qui est supérieur, qui va paraître évident au bout d’un moment aux gens qui ne comprennent pas que finalement pour défendre, protéger, leur activité, ils ont intérêt à se connecter à quelque chose de supérieur et c’est ce qui se passe. C’est un travail de forme aussi, de présence, et depuis qu’on a mis en place tout ça, on essaie de faire vivre administrativement l’association et de participer, de travailler, sur ce qu’on appelle une zone-projet, c’est-à-dire des projets de zone. C’est ce qu’on essaie de mettre en place et d’acter : donner corps à l’idée et de structurer ces interactions.

Ma méthode de travail, ce n’est pas de faire un coup pour réussir, c’est d’apporter de la vérité et la vérité apportée par la science, mais on voit que la science est le paradoxe : on est dans un monde où les gens n’écoutent pas ceux qui savent. Il y a parfois des agences de développement humanitaire qui ne respectent pas ce temps, il est plus important de bâtir quelque chose de solide et surtout il faut bien poser le problème : à chaque zone, chaque pays, il y a des problèmes différents.

Alors, la journée-type, il n’y en a pas et aujourd’hui, c’est principalement de concevoir et essayer de convaincre les gens qu’il y a des solutions, un espoir. Il y a une phrase du maréchal Foch qui dit « ne pas subir » : on peut ne pas subir le destin, le monde change, évolue et nous sommes confrontés à un déficit d’adaptation donc ne restons pas les bras ballants, stop à l’aquoibonisme. Il y a des solutions et celles-ci passent par une approche du système : ça commence par expliquer aux gens que le système peut être revu, mais que ça prend du temps, ça commence à percoler, les gens voient l’ensemble du système et voient leur rôle positif, et ça suppose aussi des manières de faire un peu différentes.

Quelqu’un avait fait l’allusion que ce n’est pas l’anthropocène qu’on vivait, c’était le capitalocène, une époque capitalistique. Ce qu’on fait ou ne fait pas sur l’eau, pour revenir à ce qu’on hérite en termes d’histoire, est lié au fait que nous sommes des structures capitalistiques qui ont dominé. Dans cette économie du système-monde, l’eau n’a pas la place qu’elle mérite d’avoir, notamment au regard de l’impact de l’eau ne serait-ce que pour boire, pour vivre, pour la santé. De fait, nous sommes au début de quelque chose d’important, donc, mes journées, c’est parler aux gens, expliquer, participer à des soirées, faire venir des intervenants, motiver. Nous allons organiser une soirée avec Voix Africaines qui s’appelle « L’eau, une solution pour le Sahel », sans point d’interrogation. C’est un travail de pilote d’hélicoptère, on essaie de se situer à tous les niveaux et de créer humblement un momentum autour de moi et de trouver les ressources pour pouvoir avancer sur ce sujet passionnant, mais très complexe.

LVSL – Vous êtes bien toujours général de l’armée de l’air plus en service, mais en réserve ?

E.R. – Je suis en réserve de la République, je serai retraité à 67 ans ayant été pilote de chasse et de reconnaissance. Je suis parti à 55 ans, je ne suis plus en service actif, je suis en deuxième section ainsi en réserve, rappelable, et je peux apporter mon soutien aux services de la République. Je ne suis pas formellement en retraite, mais n’empêche que je peux m’exprimer et mener mes activités pour le bien commun, en tout cas, c’est ce qu’on essaie de faire.

Emmanuel De Romémont, photo © Clément Tissot

LVSL – Quel est votre but ?

E.R. – Mon but c’est de faire en sorte de mettre en place une structure qui permette de convaincre qu’il existe des solutions aux problèmes que l’on rencontre dès lors qu’on accepte de les regarder : le problème de l’accès à l’eau, de la gestion de l’eau, l’accès à la connaissance, la gouvernance et l’éducation… Mon but principal est de faire comprendre que si les réponses sont d’ordre systémique, le problème est systémique avant tout et ça tient à l’organisation des réponses que l’on peut apporter et à la façon d’orchestrer. C’est pour cette raison que je voudrais parler à la fois de méthode, de forme et de fond parce que tous ceux qui ont étudié savent et ont connaissance qu’il y a des eaux souterraines au Sahel, qu’on peut mieux faire en matière d’éducation, de gouvernance, qu’il faut un peu changer la manière de faire, que tous ces grands programmes se heurtent à un cloisonnement excessif des zones et qu’il manque cet agrégat, cette assurance de continuité. Bien sûr, le contexte est difficile, mais on peut y arriver en pensant les choses notamment au travers de zones-projets.

La deuxième conviction dans l’idée qu’il y a de l’espoir, c’est que l’histoire passe par la science. La science de l’eau peut être placée au cœur du dispositif, mais comme on n’investit pas et que le monde économique n’a pas suffisamment investi, on se retrouve souvent avec un monde du développement, un monde humanitaire, qui ne prend pas assez en compte les analyses scientifiques. Il y a, de fait, un décalage qui se fait, et c’est très dommage, parce que vous répétez les mêmes choses, les mêmes causes reproduisent les mêmes effets, donc on répète les mêmes erreurs. Avec la pression démographique, le réchauffement climatique, etc., on ne peut plus considérer que ce qui a marché jusqu’à maintenant va continuer de marcher, ce serait ignorer l’avenir qui, toujours, hérite et donc, nous sommes en devoir d’utiliser des possibilités. Aujourd’hui, même à distance, avec les satellites, les analyses, l’onde radar, les croisements de bases de données, etc., il y a des découvertes scientifiques qui ont montré que l’on pouvait mieux connaître les dynamiques de recharge, les flux, les transferts verticaux et que ça peut être modalisé de façon différente. On peut transmettre ce savoir et l’acquérir, pour que les gens puissent se l’approprier.

Sur la méthode, mon objectif c’est de convaincre que si nous voulons faire collectif, il faut changer les modes de coopération, que tout le monde y trouve son intérêt. La compétition, c’est bien, mais pour fabriquer sur le sujet, il faut peut-être qu’on arrive à penser, à croiser les savoirs et qu’on mette les gens au service de la science dans une logique de service. C’est pour cette raison que j’ai proposé un concept il y a un an et demi, au Forum de la Paix, d’opérations de Paix et Eau associées sur une zone-projet qui visent à faire converger l’ensemble des actions et à mettre le système sous contrainte. C’est une logique de science appliquée, mais appliquée sous contrainte puisque l’argument c’est que la science serait sur le long terme et qu’à court terme, on ne ferait que les actions d’urgence, ce qui est faux.

Ma conviction, c’est qu’il y a deux mondes : de la paix et de l’eau. Le monde de la paix, c’est le monde d’où je viens, le monde de la sécurité, des colloques politico-militaires-stratégiques et tout le reste. Ce monde ignore les possibilités qu’a l’eau, ne connaît pas les contraintes et toutes les protections obligées alors que le monde de l’eau est très technique. Tout le monde a besoin de se rejoindre et donc on peut agir collectivement et faire en sorte que ça marche. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai développé un concept qui s’appelle l’intelligence opérative qui consiste à avoir quelque chose où vous êtes sûrs d’appliquer sur le terrain – ce qu’on fait en opérations militaires, mais ce n’est absolument pas réservé au monde militaire. Cette capacité de passer de la pensée à l’action, c’est ce qu’une de vos personnes interviewées a exposé dans le fameux GAP (Projet d’Anatolie du Sud-Est).

Pour ce faire, on peut penser de façon intelligence opérative, c’est-à-dire, au moment où on planifie, où on conçoit une opération, une action, que ce soit en termes d’éducation ou de connaissances. Il faut déjà prendre en compte la possibilité qu’elle a de s’appliquer sur le terrain, ses conséquences et cette connexion avec les populations, le local est fondamental. C’est, de fait, le paradoxe de l’eau : c’est un enjeu local, mais les réponses qu’on pourra apporter doivent être globales. Ce n’est donc pas une globalisation, mais c’est un mélange à orchestrer et ça suppose, encore une fois, l’humanité de manière générale. Si on y réfléchit, au-delà des barrières classiques en tant qu’être humain, on doit et on peut faire preuve et bâtir une œuvre collective, mais ça suppose qu’on remette en cause certaines barrières assez classiques qui n’ont plus lieu d’être pour moi, qui pourtant existent et perdurent, et surtout que les mondes se parlent et que les sphères communiquent. Moi, qui suis un peu un spécialiste des neurosciences à ma manière, je suis convaincu que c’est lié à un déficit de connexion entre les différentes psychés des uns et des autres, mais dès lors que les gens font un effort pour se comprendre en prenant en compte les contraintes culturelles, on peut s’y structurer, si chacun peut y trouver sa place. C’est compliqué, mais c’est l’objectif concrètement.

LVSL – Compliqué ou complexe ?

E.R. – C’est complexe et compliqué à la fois. Le problème est complexe parce qu’il est multidimensionnel et compliqué à organiser, à structurer, mais face à un problème complexe, il y a des méthodes pour le résoudre comme l’intelligence opérative, l’analyse par les systèmes. Quelque chose m’interpelle beaucoup quand on analyse, c’est la logique de cause à effet. Les actions que l’on fait ont des impacts à l’horizon 5 ans, 10 ans… Il y a toute une série de causes qu’on identifie qui peuvent générer des effets, c’est ce qu’on peut atténuer. Il faut penser à toutes les interactions et s’asseoir face à une complexité, mais est-ce que ce n’est pas notre rôle d’homme de rendre lisibles des systèmes complexes et de trouver des réponses ? En tout cas, ça, c’était mon métier, de rendre les choses lisibles et de trouver une action. En tant qu’hommes, nous sommes astreints à la simplicité : dans l’action, on est simple. Nous devons essayer de faire en sorte que l’action que nous menons soit la plus dirigée et la plus pertinente au regard de ce double « complexe et complexité ».

LVSL – Est-ce que vous pourriez nous livrer trois certitudes que vous vous êtes forgées tout au long de votre carrière ?

E.R. – L’art de discourir, comme disait Jean Guitton, c’est de répéter ce que l’on vient de dire, « Le secret de tout art d’exprimer consiste à dire la même chose trois fois : on dit qu’on va la dire, on la dit, on dit qu’on l’a dite. ». Qu’il y a des solutions et qu’on peut sortir du paradoxe, c’est une certitude, j’en suis intimement convaincu. Je suis rentré à la faculté, j’ai obtenu un master où j’ai pu discuter avec des scientifiques : il y a des solutions et on peut dépasser le débat des origines du réchauffement climatique, la question de l’eau est centrale, c’est ma première certitude.

La deuxième, c’est qu’il faut lobbyer et je remercie LVSL de m’aider à lobbyer parce qu’il faut absolument mobiliser les gens qui commencent à le comprendre. Depuis deux ans, les gens s’aperçoivent qu’on manque d’eau en France, on parle de plus en plus de la guerre de l’eau, on voit des articles apparaître, les événements de canicule ont montré qu’on avait besoin d’eau et c’est quelque chose qui nous interpelle dans notre quotidien. C’est ce qu’on vient de vivre en Australie et c’est la preuve qu’il y a quelque chose, qu’il y a un investissement, une structuration de l’économie et du politique, qui est en inadéquation complète avec les besoins vitaux auxquels nous sommes confrontés. Il faut donc que ça redevienne une priorité, il faut replacer l’eau sur l’agenda politique.

Ensuite, la troisième partie, ce sont les concepts que nous avons développés, basés sur une vision des systèmes qu’on a mise en place et sur l’idée que les systèmes peuvent évoluer, et pour ce faire, je vous ai parlé de l’intelligence opérative : c’est l’exigence permanente de prendre en compte les contraintes-terrains à tous niveaux.

On a développé ce concept opérations de Paix et Eau et de zones-projets, en prenant acte qu’aujourd’hui – et c’est paradoxal –, aucun appel d’offres n’est structuré par rapport à cette logique là. Nous avons une règle en aviation qui dit « keep it simple so that things work » : pour que les choses marchent, il faut les simplifier, et ce qu’on a proposé est assez simple, mais c’est tellement simple que ce n’est pas comme ça que les choses se font (administrativement notamment). Je dirais donc que les concepts, pour moi, c’est concevoir les opérations de Paix et Eau, réaliser les zones-projets et penser intelligence opérative. Chaque système a ses difficultés et il faut mener des actions de lobbying, essayer de travailler sur les causes qui produisent les mêmes choses. Le conservatisme n’est plus de mise, il y a vraiment quelque chose auquel il faut réfléchir et nous nous situons à travers ces concepts dans l’idée d’amener les gens par eux-mêmes à trouver des solutions de façon différente, de les mettre autour de la table pour qu’ils puissent réfléchir. Mais ce n’est pas nous qui avons les solutions, il serait bien arrogant de penser qu’on les a depuis Paris, donc il faut considérer que c’est une initiative complètement africaine : elle est au service de l’Afrique et des besoins de l’Afrique, c’est comme ça qu’elle a été conçue.

Emmanuel De Romémont, photo © Clément Tissot

LVSL – Si on devait transformer ces certitudes en politiques publiques, ça donnerait quoi ?

E.R. – Les politique publiques, c’est quelque chose que je connais assez bien pour avoir participé au livre blanc sur la défense de la sécurité nationale. Si on situe l’eau comme un objectif de la sécurité nationale et que celle-ci exige que plusieurs politiques publiques concourent à ce besoin-là, on a besoin d’Affaires étrangères, de Défense, de protection des installations pour protéger l’accès des gens et leurs données, etc. Ça implique le Ministère de la Santé, le Ministère de la Recherche, de l’Enseignement supérieur etc., c’est un défi interministériel. Avant même de chercher à le traduire, je le traduirai en termes de sécurité au sens où la sécurité est la finalité, mais n’amène pas forcément des moyens militaires. Pour avoir la sécurité, il faut du développement, de l’éducation, de l’eau, il faut de tout. Les points d’application, c’est justement de trouver des zones-projets et c’est ce qu’ont fait les nigériens à travers ce qu’ils appellent leur complexe d’eau et sur lequel ils font converger des actions qui sont à la fois sociales, sociétales, etc.

Les Nigériens ont développé un concept qui fait intervenir à la fois une dimension sécuritaire (c’est-à-dire la dimension des militaires pour protéger), des hydrogéologues, des géologues, des ingénieurs, des sociologues, etc. Leur vision est une vision multidisciplinaire qui cherche à croiser les disciplines et c’est pour cette raison que ce défi est « politiques publiques » au pluriel.

La plus-value, elle sera non seulement de penser les politiques publiques, mais de penser à la mise en œuvre des politiques publiques. C’est aujourd’hui le défi de tous les pays : l’intergouvernemental, l’interagence, la coordination entre les différentes actions. Pour traduire cet état de fait, si on devait faire un livre blanc sur l’eau et le parallèle avec ce que j’ai fait, l’eau devrait être considérée comme une priorité par tous les ministères, il faudrait remettre l’eau dans l’agenda. Le ministère de la Défense est aussi concerné par le fait que le coût du transport de l’eau pour les soldats est à plus de 50% du coût de la logistique, c’est énorme, et donc rien que ça justifie un investissement et de repenser les choses.

Si on calcule en termes de coût, vous avez un coût à ne pas investir sur la connaissance qui se traduit à terme. On prend souvent l’exemple des forages, mais celui-ci a un coût mêlé, il y a un taux d’échec d’à-peu-près 75%. Ce qu’on dit dans notre démarche, c’est qu’il faut investir sur la connaissance pour réduire le coût général, donc, il y a une réflexion sur l’économie. Pour l’eau, trouver des mécanismes de manœuvre d’application, faire un investissement ad hoc, s’interroger sur le rôle des armées au sens de la Pax Romana – pas un sens direct comme la construction d’aqueducs qu’ils avaient fait mais au sens de la contribution et du soutien des actions de développement –, faire des choix de priorités et peut-être faire un livre blanc et acter que l’eau est un enjeu de crise.

Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est qu’on n’accepte pas de considérer que l’eau est un enjeu de crise et pour moi, il n’y a pas de crise : il y a crise et post-crise. La crise est permanente, il faut la traiter comme telle, les militaires ont l’habitude d’aller sur le terrain de crise et d’y rester 5 ou 10 ans. Donc, on intègre cette notion de durée et il y a des réponses qui peuvent être apportées dans le court, le moyen et le long terme en espérant que la cohérence des actions qu’il y a entre les trois domaines fera qu’à la fin, les choses auront progressé. Nous sommes dans la construction de cathédrales, ce sont des constructions à long terme à l’instar de ce qui s’est fait pour le canal de Provence.

Pour aller loin, je propose dans le cadre de politiques publiques de créer des « water crisis teams », des équipes de crise eau, de penser des choses, d’avoir une logique plus opérationnelle et englobante en tenant compte de toutes les dimensions. C’est le concept de « total force », que les Australiens ont utilisé, où il y a un leadership qui est assuré par certains organismes. Ce ne sont pas les militaires qui ont le leadership, ils viennent en soutien. Il y a des gens du acting, du leading et du supporting dans le monde militaire, on agit souvent avec une logique de supporters-supporting, le soutenu et le soutenant, et sur ces questions-là, il y a une vraie réflexion sur qui apporte quoi, il y a une question de structuration. Le ministère le plus concerné par les questions d’eau, c’est le ministère de l’Agriculture et je pense que c’est à lui de créer ce genre de structure, d’être le leader et d’être soutenu par les autres.

LVSL – Pour la France, on imagine une structure interministérielle qui conduirait une telle politique de l’eau, mais par rapport au Sahel, admettons que des ONG ou même l’AFD investissent dans des stations de forage, vous parliez du rôle de l’armée pour notamment protéger ces stations, est-ce que ça présuppose une présence française accrue au Sahel par exemple, pour protéger les stations de forage de Boko Haram, dans le cadre où une force G5 Sahel n’est pas encore structurée. Comment vous articulez l’urgence qu’il y a à établir ces stations de forage avec l’urgence sécuritaire et la présence française ?

E.R. – Il y a plusieurs questions qu’il faut séparer. Le rôle des militaires est différent dans les pays, les pays africains sont souverains et il y a des zones où seuls les militaires ou les forces de sécurité peuvent aller. Les militaires français doivent rester dans ce que, par mandat, ils ont à faire. Qu’ils conçoivent le besoin de protéger, de mieux prendre en compte les besoins de moyen terme et de long terme dans la planification, que les militaires qu’ils soient africains ou européens qui participent à cette opération prennent en compte les contraintes d’eau et de facto, la question de la survie des populations et leurs conditions de vie me semblent tout à fait légitimes.

LVSL – Est-ce qu’ils ont les moyens, à court terme ? Au Mali, nous sommes confrontés à une percée des forces djihadistes qui empêchent de conduire à bien certains projets de développement. Est-ce qu’on peut dire aux armées du Sahel de prendre en compte cette réalité ?

E.R. – Oui, nous avons les moyens. Le problème, c’est une question de choix, mais encore une fois, attention à ne pas focaliser l’image de l’eau sur le forage. Si l’idée générale est de faire quelque chose qui permette de créer des conditions, il y a des zones secure et il suffit de faire la théorie de la tache d’huile. Vous avez une zone que vous sécurisez, vous créez un havre de paix, ça évolue peu à peu et on en fait de plus en plus. Il n’y a pas des zones d’insécurité permanente partout, il faut commencer à rompre ce cycle et c’est exactement ce que font les Nigériens à travers le complexe d’eau, c’est-à-dire la capacité qu’ils ont à penser dans les zones rurales, à sécuriser, à mettre des endroits où on apporte aux populations une certaine garantie et une sécurité à travers un accès à l’eau vérifié. La sensibilisation des militaires et des gens qui sont chargés de protéger à ces questions là est tout à fait normale. Il faut effectivement protéger ces infrastructures, mais le fait de connaître en amont l’endroit où on va forer, ce sont des choix stratégiques.

Dans la région du lac Tchad, où il y avait une partie de Boko Haram, il y a des endroits où on peut décider de créer des zones plus stables en fonction de la connaissance de l’eau. On parle de migration des populations, du déplacement des villes comme Nouakchott à cause de la montée des eaux, de structurer, anticiper le déplacement des populations ce qui n’avait pas été bien fait dans la crise des Grands Lacs puisque l’une des raisons de la mort de certaines personnes, c’est qu’on les avait amenées, aidées, à migrer dans des zones où il n’y avait justement pas assez d’eau. Le besoin de connaissance en eau devient une dimension stratégique et qui dit stratégie dit forcément implication du monde de la sécurité et du monde militaire.

LVSL – Quel devrait être le rôle de votre discipline dans la planification de la transition écologique ? À quel niveau votre discipline devrait intervenir par rapport à la décision publique ? Vous parliez d’intergouvernementalité, mais est-ce qu’on pourrait penser une institution qui pourrait faciliter cette prise de décision ?

E.R. – Je pense que là on se retrouve dans la même difficulté qu’on a de penser les choses au sens strategos, de l’action, comment on peut mettre en place et coordonner, ce n’est pas une discipline en tant que telle. La question clé, c’est la multiplication des disciplines et leur orchestration qui est nécessaire, on a la même difficulté sur la stratégie, mais sur celle-ci on a la science politique au-dessus et le stratège est au service du politique.

On pourrait d’ailleurs, si on fait le parallèle avec les armées, mettre en place des hydragos ; si on considère qu’agos c’est agir, c’est organiser, et dans le mot stratégie il y a stratos, c’est la dimension armée et là, il s’agit d’organiser, de leader, de diriger quelque chose à court, moyen ou long terme au profit de questions d’eau. Donc, y réfléchir à la place de la discipline et proposer une façon de le penser, c’est ce qu’on propose : penser système, penser intelligence opérative, penser la mise en œuvre et penser à organiser à travers ce concept d’hydragos, une hydrogouvernance, un peu plus large que la seule gestion intégrée des ressources qui ne me semble pas couvrir tout ça. On est renvoyé à la capacité d’agir. Idéalement, il faudrait une structure qui éduquerait – autrefois, on avait les administrations d’outre-mer qui formaient les gens à gérer des projets collectifs –, et on pourrait réfléchir à quelque chose qui permettrait de former les gens.

Il faut faire du ad hoc et si on l’applique à l’Afrique, ce sont des pays souverains donc ce sont à eux de décider. La question c’est comment – et en n’ayant pas de discours colonialiste – ils ont besoin d’aide, nous pouvons apporter la science, mais tout dépend du contexte. Il y a des zones différentes, donc il faut adapter à chacun des contextes et c’est pour ça que l’idée de monter des consortiums est une des raisons principales pour lesquelles on aborde les zones-projets en lien avec l’IRD (Institut de Recherche pour le Développement). Je travaille de plus en plus aussi avec des organismes comme Up2green qui font de la reforestation parce que je suis convaincu qu’on peut appliquer des connaissances scientifiques en trois ans, cinq ans, des durées assez courtes, les mettre en œuvre, les développer, les renforcer, mieux connaître les ressources en eau pour faire les bons choix en termes d’agriculture, de reforestation, et avoir des effets positifs. Ce qui intéresse la population c’est de voir le positif. Ceci suppose encore une fois qu’il y ait une cascade – on emploie le mot dans l’intelligence opérative – de bons choix stratégiques, c’est ce qu’il faut organiser et c’est difficile. C’est pour cette raison que je pense que le multiaxe est important. Alors, faudrait-il une structure ? Peut-être que des « water crisis teams » pourraient être une partie de la réponse.

LVSL – Si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour l’aider à élaborer son programme, très concrètement, quelles sont les idées que vous lui soumettriez ?

E.R. – Si on réfléchit aux objectifs, il faut que ce soit un programme réaliste, qui plaise, qui soit populaire, qui marche. Pour qu’il marche, il faut garantir aux populations l’accès à l’eau, la garantie de sa qualité, qu’on puisse réhabiliter et protéger les ressources. Un livre blanc sur l’eau, ça a déjà été testé et ça pourrait être une première approche politique pour sensibiliser. Un chercheur (Patrick Flicoteaux) a développé l’idée d’avoir un wikiwater, c’est-à-dire d’avoir un partage de données et de structurer la donnée. Aujourd’hui, et c’est paradoxal, le monde de l’eau n’est pas structuré, les normes ne sont pas les mêmes et les données ne sont pas structurées de la même façon. On pourrait envisager de structurer ce partage, d’améliorer et de créer une banque de données, ça, c’est une première idée qui serait centrale et qui plairait. On pourrait créer aussi une espèce de « multi-home », un centre de multicompétences qui réfléchirait sur la dimension recherche et application de la recherche. Il y a un Water Management Institute qui pourrait faire réfléchir, qui soit une sorte de Futuroscope, un « Wateroscope », un endroit qui réunit les gens et qui les implique sur des modes d’enseignement, qu’on retrouve en Finlande, en Israël, en Angleterre dans les universités de Cambridge et d’Oxford où on multiplie les savoirs et où on croise, d’entrée de jeux, les compétences.

Ce que le futur candidat pourrait proposer aussi c’est un rôle des armées : les mettre dans une logique de soutien, de concevoir les opérations. Aujourd’hui, le Sahel renvoie cette question là et c’est une des choses qui est sortie du sommet de Pau, le besoin de trouver des solutions différentes. On sait très bien qu’il n’y a pas de solution militaire à une crise, les militaires répètent sans cesse que c’est lié à des questions de développement et qu’il faut lier les deux. Ce que le futur candidat aura à faire, c’est réfléchir à la question économique de l’eau. La gratuité ou le faible coût de l’eau reste un problème et des études montrent que même si le prix de l’eau à la consommation par les habitants n’a pas augmenté de facto, le coût des infrastructures et de leur entretien augmente et de fait, il y a des modèles économiques qui ne sont pas viables à long terme et qu’il faudra revoir. La question de l’eau est donc importante.

Emmanuel De Romémont, photo © Clément Tissot

Pour revenir et porter un tropisme qui est le mien plus sur les relations internationales, je reviendrai sur cette idée de proposer une action internationale sur l’eau en disant que si l’eau est bien managée, si elle est bien conçue, c’est un problème stratégique qui doit être traité comme tel. L’investissement qu’on fait sur la dissuasion nucléaire et sur un certain nombre de choses, pourquoi ne pas le faire sur l’eau ? Un candidat à l’élection présidentielle motivé, ayant des idées modernes, pourrait trouver là quelque chose de motivant et aller aussi vers, peut-être, une idée d’acceptation plus facile. On parle souvent d’ingérence, d’armée d’occupation, de fait, quand on va dans un pays, au début on aide et ensuite, on devient une partie du problème. Une contribution – un peu ce qui vient de se faire en Australie où les moyens se sont mobilisés mais encore une fois indirects – pourrait être réfléchie et pensée et on pourrait apporter une capacité à travers le génie dans certaines zones où il n’y a que les militaires qui peuvent aller. Je sais qu’au Canada, quelqu’un a créé une association d’anciens du monde du génie militaire pour apporter des solutions, il y a un savoir-faire extraordinaire et surtout une réactivité très forte et ça pourrait être une source de progrès. En fait, on se heurte dans ces mondes-là, dans ces zones (rurales et insécurisées) à un défi de réactivité et il ne faudrait pas que ce soit que militaire. Le rôle fondamental des militaires c’est d’apporter les conditions pour que l’humanitaire puisse apporter quelque chose. Cette réactivité que peut apporter le monde militaire doit être réfléchie et sur les questions d’eau, il faudrait éviter encore une fois qu’on intervienne qu’au dernier moment et qu’on apporte de l’eau aux gens que quand ils sont en train de mourir. J’espère que nous ne serons pas obligés de chercher de l’eau sur Mars avant d’avoir exploité tous les aquifères qu’on a sous la terre ou qu’ils soient complètement dilapidés.

LVSL – Est-ce que vous travaillez avec des gens de disciplines différentes et si oui, comment ?

E.R. – Oui, parce que l’ADN de notre initiative c’est de mêler les disciplines, des juristes, des militaires, des spécialistes au niveau international du développement, de l’informatique, de tout. Par essence, on est dans un contact, on est dans le pluridisciplinaire voire plus. On est en contact avec des mondes qui ont des logiques différentes et c’est là où je suis plutôt optimiste parce que quand les gens comprennent l’enjeu, on peut dépasser la logique de l’organisation où l’on est. En ce sens là, oui, on est en contact avec des gens différents et je note aussi avec bonheur que le monde de l’eau est un monde agréable parce que ce sont des gens – peut-être parce que la logique de profit n’est pas évidente – qui sont retraités, engagés, et restent mobilisés sur ces questions là et on peut capitaliser sur le savoir.

Je formule le vœu que ces opérations de communication, comme celle que je suis en train de faire ici, puissent servir à faire comprendre qu’il faut élargir la réflexion à plus de milieux, à plus de gens concernés, comprendre les dons qu’ils font, donner pour l’eau en amont en sachant que l’eau est à la racine, à l’origine, de tous les problèmes y compris des problèmes de santé. Ainsi, on découvre maintenant les qualités et les défauts d’eau, et on sait très bien que la qualité de l’eau de surface en Afrique est à l’origine de plein de maladies et si nous voulons agir sur la prévention, il faut agir en amont. Nous sommes appelés à appliquer de plus en plus de disciplines, la preuve : tous les spécialistes reconnaissent les conséquences sur l’étude du réchauffement climatique, mais dès qu’on réfléchit aux solutions, on tombe sur l’eau.

Une des grandes questions de l’agriculture de demain, c’est la consommation en eau donc, oui, il faut confronter et multiplier les savoirs. Pour reprendre un terme militaire, dans notre monde, on est marqué par la friction clausewitzienne, c’est-à-dire la friction des points de vue, il faut accepter que les gens se frictionnent entre eux, c’est de la friction que sort la vérité. Si chacun reste dans son tuyau avec ses certitudes et travaille dans son coin, c’est l’eau qui commande et quand on voit les taux de pollution générée à certains endroits par une application excessive de pesticides ou autres, ça ne peut qu’interpeller. Il y a donc une histoire de proportions et il me semble essentiel de mettre le politique en position d’arbitrer de façon juste sur ces questions là.

LVSL – Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

E.R. – Pour moi, c’est un non-sujet. De fait, je n’ai le choix que d’être optimiste, de préférer l’optimisme de la pensée, l’optimisme de la volonté ou le pessimisme de l’humeur, et de refuser une forme d’aquoibonisme. En tout cas, on ne peut pas rester les bras croisés, l’humanité est faite de groupes humains qui se sont organisés, qui ont fait preuve d’œuvres collectives, qui ont construit des cathédrales au sens propre comme au sens figuré. Ainsi, nous n’avons pas le droit d’ignorer qu’il y a des situations qui peuvent être améliorées, nous n’avons pas le droit d’ignorer cette phrase d’un auteur inconnu « Vivre en surface vous punira d’avoir ignoré l’avenir qui toujours hérite ». Nous n’avons pas le droit de vivre en surface, donc, que nous soyons optimistes ou pessimistes, il faut retrousser ses manches, l’homme a créé par son activité, aujourd’hui, des impacts qu’on mesure, qui nous amènent à chercher de l’eau, alors, il faut le faire le plus intelligemment possible.

Là où je suis peut-être un peu plus nuancé ou un peu pessimiste, c’est qu’effectivement, nous avons une vraie réflexion de système. Quand vous entendez aujourd’hui des gens qui vous disent que ce qui était fait dans les années 50 pour le canal de Provence par des politiques, le choix d’investir pour les générations d’après et de créer des choses qui permettent aujourd’hui à toute la région de Marseille et de Provence de bénéficier d’un niveau d’eau suffisant, ne serait pas possible pour des questions de temporalité, ça interpelle et laisse pantois. On risque d’être passif et d’assister benoîtement à une catastrophe. Je ne suis pas un adepte des révolutions, le monde a besoin d’évolutions, mais il faut les penser. Les hommes à certains moments ne se comprennent pas et ça pose un problème, d’où l’impact des neurosciences, de réfléchir sur le langage et ainsi de vous remercier pour m’avoir permis d’essayer d’expliquer une démarche qui vise à coordonner et à structurer l’émergence du savoir et la création d’un collectif. Je suis donc optimiste, mais dans l’eau, dans les questions stratégiques, vous avez la notion d’intention mêlée de plusieurs intentions, celles de nature stratégique, dans une logique de pouvoir. Il faut tout prendre en compte, ne pas faire preuve de naïveté, mais la création d’une voix politique structurée, comme l’a fait en son temps Churchill dans « never surrender », est possible, il ne faudrait peut-être pas attendre que ce soit le dernier moment pour le faire et c’est le message : agir avant les souffrances engendrées. L’humanité a le choix de souffrir un peu, beaucoup ou pas du tout et il faudrait éviter qu’elle souffre beaucoup. Il faut qu’on change notre regard par rapport à la souffrance de certains, qu’on revoie certains paradigmes, certaines visions des relations internationales et du monde, c’est ce que nous essayons de faire modestement à travers cette démarche de l’eau.

 

Retranscription : Dany Meyniel et Malak Baqouah

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

Un mur de sable : quand l’Union Européenne érige sa frontière migratoire au Niger

Les migrations et l’accueil des migrants sont des questions récurrentes dans les débats politiques, que les principaux dirigeants européens refusent de traiter frontalement. À l’inverse, ils opèrent un déplacement du problème en empêchant, coûte que coûte, les migrants d’arriver sur la rive nord de la Méditerranée. Pour cela, ils externalisent les frontières, c’est-à-dire qu’ils chargent d’autres États de contrôler les migrants en amont pour que ces derniers n’arrivent pas aux portes de l’Europe. Le Niger est un pays laboratoire, étant le principal point de passage au Sahel. La législation restrictive de ce pays interroge cependant sur le bien-fondé de ces accords. 


Depuis plusieurs années, l’Union européenne (UE) renforce les moyens alloués à la « sécurisation » de ses frontières extérieures et à « la lutte contre l’immigration illégale », notamment au travers de l’Agence européenne de garde-côtes et garde-frontières, Frontex. Les différents moyens de contrôle des frontières, des barbelés aux caméras vidéo de vision nocturne en passant par l’interdiction pour les navires de débarquer les migrants secourus en mer, montrent cependant leurs limites. Aussi barricadée soit elle, l’Europe ne peut être complètement hermétique. Les migrants, qui fuient la guerre, les persécutions et la misère, n’ont pas d’autres alternatives et continueront de risquer leurs vies.

Dans ce contexte, le concept d’externalisation des frontières a gagné en importance. L’idée est simple : sous-traiter le contrôle des migrations à des États tampons afin que les migrants ne puissent arriver aux frontières de l’Europe (quand bien même ils pourraient légitimement demander l’asile) et faciliter les retours forcés. L’exemple le plus connu est le pacte migratoire entre l’UE et la Turquie de 2016. Celui-ci prévoit le renvoi forcé vers la Turquie des demandeurs d’asile arrivés sur les îles grecques, en échange de milliards d’euros versés (3 milliards d’euros initialement, rallongé depuis) et s’accompagne surtout du silence de l’UE sur la violation quotidienne en Turquie des droits humains.

Le tournant du sommet de La Valette

Avec la Turquie, l’UE se vante d’avoir « réussi » à diminuer les arrivées de demandeurs d’asile de la rive est de la Méditerranée. Le nombre de personnes arrivant sur les côtes grecques a effectivement diminué par rapport à 2015 mais les routes migratoires se sont, dans le même temps, déplacées vers la frontière Nord de la Grèce. Une fois l’accord avec la Turquie trouvé, l’attention de l’UE s’est tournée vers les pays du sud de la Méditerranée, en particulier sur la Libye, principal pays de transit vers l’Europe. Mais depuis la chute de Kadhafi, le pays n’a plus d’État en tant que tel, ce sont des milices qui se partagent le territoire. D’où l’idée de contrôler les migrations encore plus en amont, dans la région du Sahel.

Déjà en 2015, au sommet de La Valette, les chefs d’États européens avaient fait pression sur les dirigeants africains pour conditionner les politiques de coopération avec l’UE (en matière économique, commercial, d’aide au développement, etc.) au contrôle des migrations et aux retours forcés des ressortissants africains. C’est en quelque sorte un chantage fait aux pays du sud : aides économiques et commerce en échange de basses œuvres. Partenaire privilégié de cette nouvelle politique : le Niger, seul pays africain à avoir présenté un plan d’action à La Valette.

Cartographie du Niger

Le Niger présente plusieurs avantages. C’est le principal point de transit au Sahel pour rejoindre la Libye et ensuite l’Europe. On estime que 75% des personnes arrivées par bateau sur les côtes italiennes ces dernières années sont passées par le Niger. Le pays connait une relative stabilité politique depuis 2011 et le sentiment communautaire est assez fort (les Touaregs du nord du pays ne se sont pas associés à la rébellion Touaregs au Mali). En outre, c’est le pays le plus stable de la région. En effet, presque tous les pays frontaliers sont confrontés à des menaces: Boko Haram est actif dans le nord du Nigéria, la criminalité organisée est largement répandue au Tchad, des groupes djihadistes sont présents au Burkina Faso, les rebelles Touaregs et des groupes djihadistes contrôlent le nord du Mali. Ainsi, on ne compte pas moins de 250 000 réfugiés ou déplacés au Niger venant de pays limitrophes.

 

Carte du Niger ©Wikimedia

Au-delà des aspects géopolitiques, le Niger est l’un des États les moins développés de la planète. C’est le dernier pays en terme d’Indice de développement humain (189ème place sur 189 pays comptabilisés), 2 millions de personnes sont en insécurité alimentaire pour une population totale de 17 millions d’habitants et le taux de fécondité est le plus élevé du monde avec 7,6 enfants par femme en moyenne (la population double tous les 20 ans). Cette situation crée une grande dépendance vis-à-vis de l’aide internationale, et le rend d’autant plus vulnérable aux pressions des acteurs étrangers.

Le verrouillage des routes migratoires

Le Niger est cité en exemple par les institutions européennes. Signe de cet intérêt, depuis 2015, date d’adoption d’une loi controversée sur les migrations, le Niger a reçu la visite de nombreux acteurs européens: Federica Mogherini (haute représentante de l’UE pour les affaires étrangères) et Antonio Tajani (président du Parlement européen). Mais aussi Angela Merkel, Emmanuel Macron, ou encore Gérard Collomb, l’ancien ministre de l’intérieur.

La loi nigérienne 2015-36 (qui n’a pas été adopté sous la pression directe de l’UE mais qui répond clairement à une demande européenne) criminalise toute assistance à des personnes migrantes sur le territoire du Niger, et rend les migrations illégales pour les non-nigériens au nord d’Agadez – dernier point de passage avant le désert. Dans les faits, cela revient à interdire les migrations vers l’Algérie, la Libye et ensuite vers l’Europe. Cependant, une partie non négligeable des migrants souhaitent se rendre dans ces pays, non pas pour ensuite passer en Europe mais pour y travailler. En effet, malgré le contexte, les possibilités de trouver un emploi y sont plus nombreuses que dans beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne.

Cette loi a eu deux conséquences principales. Premièrement, elle a rendu les routes migratoires plus dangereuses. Loin de décourager les migrants, elle les pousse à aller hors de toute route dans le désert, à rester éloignés des points d’eau pour échapper à la police. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), une agence des Nations Unis, le nombre de migrants ayant péri dans le Sahara serait deux fois supérieur à ceux morts en Méditerranée, environ 30 000 selon les estimations. Pourquoi une telle différence ? Sans doute parce que plus éloigné des yeux de l’Europe, l’attention des médias, des dirigeants et de l’opinion publique est moindre et qu’en conséquence, ce drame silencieux fait moins de vagues.

La fermeture des routes migratoires va à l’encontre du droit à l’asile. Pour « compenser », certains États européens ont convenu de réinstaller en Europe des personnes évacuées de la Libye vers le Niger. Des officiers de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) se sont rendus plusieurs fois à Niamey pour examiner des dossiers. Si l’intention est louable (sortir les personnes des centres de détention en Libye), le nombre de personnes ayant pu être évacuées puis réinstallées est très limité par rapport à celui des personnes enfermées en Libye dans des conditions inhumaines. D’ailleurs, ces personnes ont souvent été enfermées suite à leur interception en mer par les milices libyennes soutenues par l’UE. Nombre de migrants ont subi la torture, le viol ou ont même été mis en esclavage par les milices libyennes.

L’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) se charge également des personnes évacuées de Lybie et des demandes d’asile. Mais les conditions d’accueil des réfugiés au Niger sont parfois très mauvaises. Face à la dégradation de la situation en Libye, près de 2000 soudanais originaires du Darfour se sont réfugiés à Agadez, en venant par eux-mêmes. Depuis août 2018, un camp du HCR a été construit dans le désert à 13 km d’Agadez pour accueillir 800 soudanais. Du fait de l’environnement, les conditions d’accueil sont très mauvaises: les tentes offertes par la Fondation Ikea fondent quand les températures dépassent les 50ºC en été et le vent est omniprésent, causant des infections des voies respiratoires.

Camp du HCR à Agadez ©Pierre Marion

Des répercussions sur l’économie locale

La loi 2015-36 a eu également un impact très négatif sur l’économie locale de la région d’Agadez (un territoire plus grand que la France). En effet, Agadez, comme point de passage, a vécu depuis plusieurs siècles grâce aux migrations. Bons connaisseurs du désert, de nombreux locaux travaillaient comme passeurs de manière légale. D’ailleurs, être passeur au Niger n’est pas vu comme une activité négative mais comme une profession normale.

En interdisant les migrations, les passeurs et les différents secteurs économiques liés aux migrations (cafés, commerces, etc.) ont été privés d’importantes sources de revenus, alors que dans le même temps les aides promises pour la reconversion professionnelle ne suivent pas. Le Plan d’Actions à Impact Économique Rapide à Agadez (PAIERA, sic) financé par l’UE et supposé permettre aux passeurs de se reconvertir a bénéficié à 371 personnes alors que l’on compte plus de 5 000 anciens passeurs. La population locale voit passer les programmes d’aide d’organismes internationaux mais les retombées ne sont pas au rendez-vous, créant tensions et frustrations. De plus, cela a favorisé le développement de nouveaux réseaux de passeurs liés aux trafics de drogue et d’armes venant de Libye.

La face cachée des aides européennes

Ramené au nombre d’habitants, le Niger est le premier pays bénéficiaire de l’aide européenne. Il reçoit des aides du Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique (229,9 millions en 2017). Ce fonds fiduciaire, basé sur la confiance comme son nom l’indique a été créé lors du sommet de la Valette. En laissant de côté l’artifice de communication, l’aspect fiduciaire du fonds permet d’échapper à la validation du Parlement européen. Une porte ouverte à de potentiels détournements de fonds ou à la corruption. D’ailleurs lorsqu’un pays fait face à de la corruption endémique – le Niger est classé 112ème sur 180 par Transparency International – les fonds sont versés à des ONGs. Or, dans le cas présent, 75% des aides arrivent directement au gouvernement.

Pour la période 2014–2020, 731 millions d’euros sont destinés au Niger dans le cadre du Fond européen pour le développement durable (FEDD). Le Fonds fiduciaire et le FEDD s’inscrivent dans l’Agenda européen en matière de migration, qui fixe le cadre global de la politique migratoire. Mélangeant différents domaines d’action, ils sont censés traiter les causes profondes des migrations. Toutefois, le mode de gestion de ces fonds fait que ce sont principalement des grandes entreprises, parfois européennes, qui en bénéficient à travers des partenariats public-privé. Les retombées pour les populations locales sont donc extrêmement limitées et cela ne permet pas un développement propre du Niger. De plus, une partie importante des fonds sont dirigés vers la lutte contre l’immigration illégale. Autant d’argent en moins pour l’économie locale et de crédits en plus pour l’industrie de la sécurité, conscient de l’aspect très lucratif de ce marché.

En matière de sécurité, la lutte contre l’immigration illégale a pris le pas sur la lutte contre le terrorisme – à mesure que la première s’impose dans l’agenda politique européen. En parallèle, les puissances étrangères renforcent leurs positions militaires dans la région, soit directement avec des bases militaires, soit en formant les forces de sécurité locales – la mission EU CAP Sahel a par exemple pour but la formation par l’UE des forces de sécurité des pays du Sahel. La France veut garder la main sur son ancien pré carré, notamment à cause des mines d’uranium d’Areva dans la région d’Arlit au nord du Niger (même si les ressources s’amenuisent). Quant aux États-Unis, ils sont en train de construire une nouvelle base de drone à Agadez, sans doute la plus grande base jamais construire à l’étranger, pour plus de 280 millions de dollars.

La double hypocrisie européenne

Les responsabilités de l’Europe sont multiples: legs colonial, accaparement des ressources par les firmes transnationales, pratiques commerciales agressives, détournements de l’aide au développement, alimentation indirecte des conflits, contribution au réchauffement climatique. Autant d’éléments qui empêchent les pays africains de se développer de manière autonome et de faire face aux causes de l’exil.

Dans le même temps, les politiques d’austérité prônées par les institutions européennes alimentent la montée du racisme. En réduisant l’action des services publics, en précarisant les conditions de travail, en mettant la pression à la baisse sur les salaires, elles créent un imaginaire de la rareté. Autrement dit, il n’y a pas assez de ressources, pas assez d’argent, pour tout le monde. Il faut donc trouver un coupable, ou plutôt un bouc émissaire. Au lieu de pointer du doigt les responsables des choix économiques, l’attention est détournée pour que la bataille se livre entre le dernier et l’avant dernier. Ce sont ainsi souvent les migrants qui font office de derniers.

D’un côté les politiques européennes créent les conditions du départ des migrants de leurs pays d’origines et de l’autre, elles créent les conditions de leur rejet sur le sol européen. Une politique paradoxale, comme un mur de sable entre l’Europe et l’Afrique subsaharienne.