Sans-abrisme : regarder ce(ux) qu’on ne veut pas voir

“Couple d’amoureux sur un banc et un clochard”, vers 1932 © BRASSAÏ

Chaque président de la République a confié sa détermination à lutter contre le sans-abrisme. L’impératif : « Plus personne dans la rue ». Emmanuel Macron ne fait pas figure d’exception, lorsqu’il annonçait en faire « sa première bataille » en juillet 2017. La récente pandémie a fait démonstration du contraire : les mesures de confinement sont venues accentuer la solitude et la vulnérabilité des personnes sans-abri. Deux ans après, ce bouleversement a-t-il eu des conséquences sur notre société ? Force est de constater que les regards continuent de se détourner. À rebours de l’amnésie collective, il est encore temps de questionner l’inédit de cet événement, la violence à laquelle il nous confronte et la politique à laquelle il oblige.

L’oubli complice des célébrations hâtives

Mars 2020. Dans nos rues vides, le temps traîne… Le Covid-19 provoque l’impensable : arrêter ou, tout du moins, ralentir considérablement le souffle chaud de l’activité économique. Dans le ciel, les longues trainées blanches s’estompent progressivement avant de disparaître. Les mégalopoles sont privées de leurs connexions aériennes intimes. À terre, les voitures se reposent sagement. Quelques personnes se pressent pour faire leurs courses, d’autres se croisent en tenues de sport. Ici ou là-bas, les distances restent bien gardées. Un silence assourdissant habille nos quotidiens interloqués. Au cœur de ce dernier apparaît une nouvelle étrangeté : l’espace public est délaissé.

Les rues ne sont pourtant pas entièrement vides et parmi les rares passants, certains ne sont pas pressés : les personnes sans-abri investissent un espace public dans lequel, pour une fois, il est impossible de nier leur présence. Elles traversent ces journées, préoccupées par des menaces qui leur paraissent plus imminentes que le virus : comment se nourrir, s’abriter, boire et se laver ? La mise sous cloche de l’assistance habituelle est préoccupante. Comment subsister dès lors que le confinement tient éloigné de l’espace public et les prive par là même des liens indispensables à leur survie ? Finalement, les semaines passèrent et, alors que « l’angoisse pointait, le cataclysme n’a pas eu lieu »1. Le mérite en revient aux mondes associatif et administratif qui se sont fédérés sous l’égide de l’exceptionnalité : dispositif d’hébergement d’urgence, réquisition d’hôtels, investissement d’argent public, mesures – éphémères – sur le droit au logement, etc.

Ces célébrations hâtives oublient que le problème n’est pas tant l’événement pandémique, mais ce qu’il est venu révéler de nos sociétés.

La mobilisation ponctuelle cache cependant le cynisme des regards rétrospectifs : certains se félicitent de la gestion de la crise. Ces célébrations hâtives oublient que le problème n’est pas tant l’événement pandémique, mais ce qu’il est venu révéler de nos sociétés. Là où le bât blesse, c’est que des « naufragés » s’amassent dans nos rues et qu’on ne peut les confiner face aux dangers2. Surtout, que leur nombre ne cesse d’augmenter depuis le confinement, sous l’effet conjoint de la spéculation immobilière et de la destruction systématique du filet social. L’année dernière, la fondation Abbé Pierre dénombrait 300 000 personnes privées de domicile en France. « Pour rester chez soi, il faut un chez-soi » signent par conséquent encore aujourd’hui citoyens, citoyennes et organisations, dénonçant le mutisme des pouvoirs publics face au non-respect du droit au logement. Un droit universel reconnu, mais non garanti, bien qu’il soit la condition sine qua non de l’accès régulier aux autres droits.

De l’invisible au visible : les leçons du confinement

Un événement ne prend sens que par rapport au système qu’il affecte3. Or, penser cette affectation, c’est s’interroger sur la réforme de l’espace et du temps qui a bouleversé nos expériences individuelles et collectives lors du confinement. Il aura notamment fallu que s’ouvre cette soudaine parenthèse pour que la présence des personnes sans-abri devienne impossible à cacher. Leur condition limite est alors apparue au grand jour : ni pleinement dedans ni pleinement dehors, elles évoluent au seuil de l’ordre social et de ses mécanismes de protection.

Cette visibilisation, précisément parce qu’elle fut éphémère, ne doit pas tomber dans l’oubli. La lutte contre l’amnésie politique consiste à prolonger le travail déjà entamé par d’autres et à mettre en place une mémoire collective. À travers elle, il s’agit de pointer les défaillances systémiques que la béance de l’événement a laissé apparaître, comme le suggérait déjà Andy Battentier dans un article intitulé « Après l’épidémie, nous n’oublierons pas ». Ne doivent donc être omis les premiers balbutiements, les regroupements à la hâte en hébergement d’urgence alors que nous n’avions d’idée claire sur l’exposition à la contamination que cela représentait, les cris du coeur, la faim, la soif… et encore moins le sentiment d’abandon des premiers jours. Ce regard en arrière est, par ailleurs, la condition d’une tâche qui se conjugue au présent : une lutte quotidienne contre l’oubli qui empêche le retour à l’embarras et à la cécité collective.

Cette visibilisation, précisément parce qu’elle fut éphémère, ne doit pas tomber dans l’oubli.

Si les deux ans qui séparent les printemps 2020 et 2022 ont transformé l’événement en souvenir, il est d’autant plus nécessaire de travailler ce dernier : il fait désormais office de réserve de sens. Il faut comprendre par là qu’il a la capacité d’influer sur nos représentations et nos formations politiques par les questions qu’il laisse ouvertes au temps présent. Aussi nous confronte-t-il à ce qui, aujourd’hui, fait encore trop souvent défaut dans le traitement de la question sans-abri : la mobilisation de modes de perceptions politiques de la réalité. Un chemin qui nous mène non seulement auprès de ceux qu’on ne veut pas voir, mais aussi plus près de ce qu’on ne veut pas voir.

Ceux qu’on ne veut pas voir : la relégation

La visibilisation des personnes sans-abri a dévoilé la brutalité de l’ordre social actuel. Elle le confronte à une forme de violence consentie en vue de sa pérennisation : celle de la relégation. Des masses « en sont constamment réduites à devenir superflues, si nous nous obstinons à concevoir notre monde en termes utilitaires », avertissait déjà Hannah Arendt dans les Les Origines du Totalitarisme4. Ce mécanisme a depuis été étudié par Bertrand Ogilvie dans ses analyses sur la production de « l’homme jetable5». Selon lui, cette violence spécifiquement moderne nait de l’industrialisation de nos sociétés : « […] au moment même où s’enclenche la révolution industrielle, on voit s’amorcer une analyse spécifique de la violence qui lui est propre : celle d’une société entièrement organisée autour de la dénégation de l’idée de société, celle d’une société condamnée à faire éprouver à certains de ses membres ce qu’on pourrait croire qu’elle aurait intérêt par ailleurs, pour sa survie, à cacher : à savoir l’absence profonde de convergence entre les finalités, ou les conséquences, du tout et les objectifs des particuliers6».

La condition d’interchangeabilité valorisée par la formation industrialo-capitaliste conduit à désacraliser les vies humaines : certaines sont renvoyées à leur insignifiance face aux objectifs de l’ordre social dominant. Elles sont “superflues”. Des hommes et des femmes s’amassent alors dans les villes, marginalisés et non loin d’être chosifiés. C’est dire combien les idéaux modernes d’égalité et de liberté ont été travestis. L’explosion actuelle des inégalités renforce ce tableau et révèle les contradictions flagrantes d’un ordre social qui se présente pourtant comme le garant des droits humains.

La relégation opère là où le système utilitaire a échoué. Elle intervient comme ultime mode de traitement pour se débarrasser du « superflu » dont l’ordre social est lui-même responsable.

Ainsi, la relégation opère là où le système utilitaire a échoué. Elle intervient comme ultime mode de traitement pour se débarrasser du « superflu » dont l’ordre social est lui-même responsable : elle cache, elle invisibilise. De nombreux dispositifs tendent en effet à maintenir « ceux qu’on ne veut pas voir » toujours plus loin de nos vi(ll)es : décrets anti-mendicité, mouvements Nimby, créations de mobilier urbain anti-SDF, dispositifs d’accueils centralisés. Le succès est contrasté et la manière d’intervenir toujours plus brutale. Une violence qui atteint aujourd’hui un certain seuil, la faisant basculer dans la « violence extrême » qui, à suivre Étienne Balibar, passe tout à la fois par une destitution de l’humain et une destitution du politique7.

Ce qu’on ne veut pas voir : la déshumanisation

Tandis que des frontières physiques permettent de reléguer les formes de vies jugées indésirables, des frontières symboliques tendent à en normaliser le processus dans les consciences collectives. La relégation est en effet dédoublée par une autre forme de violence : celle de la déshumanisation. Selon Claudia Girola, la construction moderne de la figure du sans-abri est le résultat de la conjonction de deux pratiques sociales : les « différentes formes de déterritorialisation » se combinent à des « mutilations biographiques »8. Le qualificatif sans-abri connote l’image d’un être déraciné socialement, « vaincu » et sans attaches apparentes aux lieux qu’il traverse. Il est désubjectivé : sa vie biographique ne compte plus, comme en témoignent de nombreuses pratiques narratives (clochard, vagabond, errant, sans-logis, mendiant, sans-domicile) qui contribuent à faire disparaître les traces d’une individualité active. La déshumanisation prend donc le relai de la relégation. Ensemble, elles redessinent les contours biographiques et territoriaux des personnes en les assignant à territoire « commun », tout en les repoussant, dans un même mouvement, en dehors de notre « monde commun »9 – ou ce qu’il en reste.

Une invisibilisation qui agit comme une justification de la violence. Elle exclut ces personnes de la communauté humaine et des droits qui lui sont associés. Ce ne sont plus des semblables qui vivent à même nos rues, mais une « infra-humanité » usée et indifférenciée, à laquelle ni la pitié ni l’hospitalité ne peuvent ou ne doivent être accordées. Ces deux modalités de l’attention portée à l’autre constituent pourtant le socle de toute collectivité. Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité (1755), Jean-Jacques Rousseau a en effet montré que la pitié ne relevait pas du moralisme, mais du « sentiment naturel » qui « concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce »10. Deux siècles plus tard, Emmanuel Lévinas met en évidence dans L’Humanisme de l’autre homme la condition hospitalière de chaque homme : « Le visage s’impose à moi sans que je puisse rester sourd à son appel, ni l’oublier, je veux dire sans que je puisse cesser d’être responsable de sa misère11 ».

Dès lors que la souffrance d’autrui n’entraîne plus de réaction, il ne paraît pas déraisonnable de conclure à l’atrophie de l’humanité.

Dès lors que la souffrance d’autrui n’entraîne plus de réaction, il ne paraît pas déraisonnable de conclure à l’atrophie de l’humanité. L’excès d’humanitarisme ne saurait pourtant être une réponse satisfaisante : « ce qu’on ne veut pas voir » est autant l’appel que porte en lui le visage d’une personne sans-abri que notre propre impuissance face aux structures économico-sociales qui condamnent à une complicité coupable.

Ouvrir les yeux et sortir de l’impuissance 

Que faire alors ? Ouvrir les yeux, comme le veut une injonction largement répandue, mais dont la portée n’est pas toujours clairement établie. Elle invite à arrêter de détourner le regard et à mobiliser d’autres modes de perception politiques de la réalité. En suivant ce chemin, le surplus de visibilité apparu lors du premier confinement se transforme en interpellation. Il nous confronte à la disposition de nos yeux internes, qui tolèrent et construisent (a)normalement l’invisibilité de la personne sans-abri : dans un contexte où la production de richesse poursuit son ascension vertigineuse, comment expliquer qu’une masse toujours croissante d’individus occupe un carreau d’une froideur impassible sinon grâce aux grandes fables qui naturalisent les dispositifs de relégation et de déshumanisation ?

Pour sortir de l’impuissance, il faut alors viser les contradictions qui travaillent ces mêmes fables. Leur logique sélectionne ce qui est rendu visible ou non ; l’affronter, c’est lever le voile sur les processus politiques par lesquels se banalisent notre indifférence et notre impuissance collective. C’est déplacer les points d’importances, voir ce qui fait défaut ou ce qui apparaît de manière prégnante dans les discours dominants. À commencer par ceux qui présentent les naufragés comme les « dommages collatéraux » accidentels de nos modèles de société, et non comme leur produit le plus pur. En d’autres termes, c’est déconstruire certains laïus qui pourfendent l’égalité au nom d’une idée travestie de la liberté. Ainsi s’offre-t-on la possibilité d’aiguiser au temps présent un mode de perception politique de la réalité attentif à la dignité des personnes sans-abri. 

Ainsi s’offre-t-on la possibilité d’aiguiser au temps présent un mode de perception politique de la réalité attentif à la dignité des personnes sans-abri. 

Il importe également d’ouvrir des espaces pour le témoignage afin de susciter de la réaction et de la mobilisation. Des contre-récits qui tendent à la « désincorporation » et qui permettent de ressentir au plus près de soi la douleur inscrite par l’indifférence dans le corps des superflus. Des paroles vives qui affectent et sensibilisent dans le but d’intégrer la lutte contre le sans-abrisme dans les priorités politiques. Un rapprochement et un dialogue qui empêcheront toujours un peu plus ce que Paul Ricoeur appelait « l’oubli et la mémoire manipulée » : l’idéologisation de la mémoire et la dépossession des acteurs sociaux de la faculté de se raconter12.

Il est enfin question de retrouver autant que possible ce temps qui traîne. Dans l’effervescence de nos rues, le temps doit s’interrompre de nouveau pour répondre à celles et ceux dont le visage appelle. Marquer un temps d’arrêt : affirmer que même dans les situations de pauvreté les plus extrêmes, le caractère de l’humain en chaque sujet est irréductible et que rien ne permet de justifier une telle atteinte à leur dignité dans un monde d’opulence. Il en va d’une justice et d’une politique ; pour ceux que nous voyons, à travers ce que nous voyons. « À quoi bon ? », les plus sceptiques rétorqueront. Car ce sont dans ces nœuds éthiques que réside notre humanité, qui ne se confond plus avec la seule proclamation de droits abstraits et la confiance en une certaine idée du progrès héritière des logiques utilitaires. Loin de l’indifférence silencieuse, se dressent les voies de la subjectivation politique. Reste à faire advenir un sujet collectif capable de ressentir, de percevoir et de dire la violence qui se manifeste sous ses yeux.

1. Damon, J., Inconfinables ? Les sans-abri face au coronavirus. Paris : Éditions de l’Aube, 2020, p. 33.
2. J’emprunte ici la terminologie utilisée par Patrick Declerck dans Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris : Plon, 2001. Pour une réponse à cet ouvrage prédominant mais caricatural, voir Rullac, S., Et si les SDF n’étaient pas des exclus ? Essai ethnologique pour une définition positive, Paris : L’Harmattan, 2004.
3. Morin, E., « L’événement-Sphinx ». Dans : Communications, 18, 1972, pp. 173-192, p. 173.
4. Arendt, H., Les origines du totalitarisme, Paris : Gallimard, 2002, pp. 811-812.
5. Ogilvie, B., L’homme jetable. Essai sur l’exterminisme et la violence extrême, Paris : Editions Amsterdam, 2012. 
6. Ibid, p. 74.
7. Balibar, E., Violence et civilité, Paris : Galilée, 2010.
8. Girola, C., « Tenir malgré tout dans une vie à la rue », Tumultes, 43, 55-66, 2014, p. 59.
9. Ibid, p. 60.
10. Rousseau, J-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité (1755), Les Échos du Maquis, 2011, p.38.
11. Lévinas, E., Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, 1972, p. 49.
12. Ricoeur, P., La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris : Seuil, 2000, pp. 579-585.

Hébergements d’urgence : une réalité de terrain méconnue

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À l’issue d’une année de confinement où le « chez soi » n’a jamais pris autant d’importance, nombreux sont pourtant ceux qui sont restés sans domiciles. Les centres d’hébergement d’urgence accueillent ainsi en moyenne 160 000 personnes par an. Des lieux méconnus et discrètement accompagnés par les pouvoirs publics, alors que le président de la République assurait faire de l’habitat digne l’un des objectifs de son mandat. Reportage à travers les voix de trois professionnels du secteur, Arnaud* chef de service et sa collègue Lise* exerçant à Lyon, ainsi que Tom*, rattaché à un centre orléanais, qui assurent chaque jour leurs rôles de « travailleurs sociaux ». Des métiers essentiels à en croire l’augmentation exponentielle des chiffres du mal-logement : la France dénombrait ainsi 86 000 sans domicile fixe en 2001, 141 500 en 2011 et 300 000 en 2020, selon la Fondation Abbé Pierre.

Centres d’hébergement : derniers remparts face à la précarité

Il existe différents types de centres d’hébergement, qui ciblent chacun des publics spécifiques afin de répondre au mieux à leurs besoins : certaines structures disposent de dortoirs collectifs ou de chambres individuelles, d’autres acceptent les couples ou les animaux de compagnie, d’autres encore accueillent les personnes âgés ou les personnes en situation de handicap, selon des heures d’ouvertures le jour ou la nuit. Arnaud, Tom et Lise travaillent tous trois dans des centres d’hébergement d’urgence pour hommes dits « bas seuil », c’est-à-dire que « l’accueil y est inconditionnel, le lieu se voulant le plus accessible possible ». Ils recueillent donc les personnes les plus précaires. Des publics souvent marginalisés comme les SDF ayant un « long parcours de rue », des toxicomanes plus ou moins jeunes, des sortants de prison, des réfugiés régularisés ou en attente de l’être, des sans-papiers etc… Quand tous les échelons précédents n’ont pas pu leur apporter l’aide dont ils ont besoin, les centres d’hébergement d’urgence demeurent souvent le dernier rempart contre l’extrême précarité.

Le centre dans lequel travaille Arnaud et Lise se présente « comme un petit village ». À ceci près qu’il est composé de modules Algeco, qu’il se trouve dans une caserne désaffectée et qu’il est habité par un public dont « personne ne veut ». Initialement, le centre s’est constitué afin d’accueillir des personnes sans-abris durant la période hivernale. « Du fait du Covid, ce qui devait être du provisoire s’est installé dans le temps. Car l’État – et c’est tout à son honneur –, a prolongé les places disponibles entre les deux saisons hivernales », affirme Arnaud. Cette cinquantaine de modules Algeco permet de loger 150 personnes dans des chambres individuelles disposant chacune d’un lit, d’une armoire et de deux prises électriques. Les chambres individuelles sont « appréciées par les résidents » car cela n’est pas très répandu. Une fois la personne installée dans un centre, celui-ci devient son domicile, aussi son appellation de SDF devient-elle obsolète, fait remarquer Tom, dont l’objectif « n’est certainement par de les remettre dehors ».

Sociologie des résidents : marginaux et accidentés de la vie

Mais qui sont ces résidents dont personnes ne veut ? Bien que la généralisation ne soit jamais aussi précise que le cas particulier, il convient pour une meilleure vue d’ensemble de dresser les différents profils des personnes présentes dans ces centres bas seuil et pour lesquels se dégagent plusieurs sociotypes. Le sans domicile fixe, présent dans l’imaginaire collectif, est âgé de 40 à 60 ans et est passé par un long parcours de rue qui l’a physiquement abimé et qui l’a conduit à une consommation d’alcool addictive. Son réseau social (familial et amical) a disparu depuis longtemps ; disparition qui le plonge dans une immense solitude et occasionne une perte de repères ainsi que parfois une hostilité vis-à-vis du monde et de la société. Autre visage, le jeune précaire marginalisé (entre 18 et 30 ans), souvent accompagné d’un chien, souffrant la plupart du temps d’une dépendance ou d’une addiction à des substances comme l’héroïne ou le crack. Les centres d’hébergement d’urgence ne sont pas sa seule façon de se loger. Il peut avoir à sa disposition un réseau, lui permettant de dormir tantôt « dans un squat », tantôt « chez une copine ». Ce style de vie est parfois choisi mais souvent subi, en raison notamment d’une consommation abusive de drogues dures.

Depuis quelques années, on trouve aussi un public nouveau, composés d’étrangers arrivés récemment dans le pays. Régularisés chez Lise et Arnaud, non-régularisés chez Tom, ils sont jeunes pour la plupart (18-25 ans) et font face à des obstacles différents : ceux qui sont régularisés « doivent surmonter la barrière de la langue pour trouver un travail et s’intégrer » tandis que les sans-papiers se trouvent dans une situation bien plus précaire, dans la mesure où ils ne peuvent ni travailler ni se loger en dehors des centres. Enfin, également présents dans les centres, d’autres profils moins courants tels que « des sortants de prisons », « des gens sans prises avec le réel et qui n’ont pas d’autres endroits où aller », « des personnes ayant subi un revers de fortune qui y séjournent le temps de retomber sur leurs pieds » ou encore « des maris violents qui ont interdiction de retourner chez eux ». Autant de parcours qui traduisent une extrême marginalité sociale.

Les travailleurs sociaux, garants du lien social

Pour gérer les centres et les personnes qui les composent, l’État peut compter sur des travailleurs sociaux dévoués, dont l’engagement pour les autres remonte souvent très tôt dans leurs parcours de vie. Ces travailleurs ont deux missions principales qui parfois s’entrecroisent : l’accompagnement social et la gestion du collectif. La première de ces tâches consiste à aider les résidents dans les démarches administrative : la recherche de logement, l’ouverture de droits, etc. La seconde est axée sur la régulation du collectif. Il faut s’assurer du bon déroulement des activités, des repas, des relations entre les différents résidents.

Selon les profils, l’accompagnement peut s’effectuer dans un cadre standard ou dans des contextes informels, comme nous l’explique Lise : « Avec le public des réfugiés politiques, le travail est vraiment axé sur l’administratif qu’on effectue au bureau, tandis qu’avec les personnes sans domicile fixes on accompagne plutôt sur des temps informels, autour d’une pause-café, lors des repas, des activités. » Arnaud ajoute que « certains résidents doivent être accompagnés plus que d’autres. Cela se décide en fonction de la personne ; avec des gars autonomes, ce n’est pas nécessaire, mais pour d’autres, si tu ne les accompagnes pas sur quelques démarches, tu sais qu’il ne va rien se passer. »

À partir de 17h, place au collectif. « Les résidents jouent à la pétanque, aux cartes ; il va y avoir le repas : les collègues ne sont pas dans les bureaux, ils sont dehors, ils discutent. » Cependant, l’accompagnement se poursuit même sur les temps collectifs, au détour « d’une pause clope ; on travaille beaucoup sur l’informel ici », nous confirme Arnaud. Cette approche informelle permet la création de liens, établit une confiance plus naturelle que dans le cadre solennel d’un bureau. Car ce « lien de confiance » entre le travailleur social et le résident représente l’un des aspects essentiels du travail social. Tom résume ainsi : « Le lien de confiance réciproque et le respect mutuel sont des éléments essentiels à un bon travail d’accompagnement, pour aboutir à quelque chose (…), surtout sur des profils très dégradés, avec les gens qui ont une grande habitude de rue et qui sont très hostiles à tout. Avec ces personnes-là, tu es obligé d’établir un lien avant tout humain, personnel, du quotidien, pour pouvoir parler du reste, sinon le reste n’arrive jamais. »

Pour favoriser cette création de liens et plus largement améliorer la vie dans le centre, Arnaud et son équipe ont mis en place des petits événements récurrents. Ils organisent par exemple des barbecues toutes les deux semaines : « Le mercredi soir, c’est kebab », fait-il remarquer. Ce rituel est rendu possible grâce à un partenariat libre avec un snack local. « Il s’agit des petites choses de bases, de l’ordre de celles que toi et moi, on aime faire avec nos potes (…) Ce n’est pas grand-chose mais ça instaure des moments privilégiés, chaleureux, et ça soude le collectif. »

Entre la vie sur le site, les repas et les activités, les résidents sont en effet souvent amenés à être ensemble. Comme dans tout collectif, cette promiscuité entraîne « des tensions qui se cristallisent parfois, mais sans que cela soit un fait quotidien, dans des bagarres ». La gestion de ces dernières fait également partie des tâches des équipes : « Quand il y a un conflit, quand le ton monte, on intervient collectivement. Certains d’entre nous sont plus ou moins à l’aise face à la violence, mais quoi qu’il en soit, on ne laisse pas les gens se battre » nous explique Arnaud. Par ailleurs, une sorte d’autorégulation collective semble être monnaie courante dans les centres : « S’il y a une bagarre, d’autres gens du centre vont sortir de leur chambre et, si cela se passe le soir, ils vont intervenir. C’est très important, ça nous sécurise en permanence. Ici, on n’est jamais tout seul. »

Par-delà les très rares conflits, Arnaud tient à souligner que la majeure partie du temps, « entre les résidents, tout se passe plutôt bien, dans l’ensemble l’ambiance est bonne ». Cela est dû notamment aux travailleurs sociaux qui instaurent un climat de respect, de confiance et de proximité, comme le confirme Lise, qui travaille pourtant dans un milieu exclusivement masculin (excepté sa collègue animatrice) : « Il est important de s’imposer et de s’affirmer comme professionnelle avant tout et pas simplement comme le fait d’être une jeune femme. » Certains résidents aiment à la « tester » et, s’il faut parfois les « recadrer gentiment », Lise rappelle que dans ce milieu, « il est important d’avoir du caractère mais qu’il ne faut pas tout prendre au premier degré ». Elle ne se sent pas en insécurité, ses collègues, sa direction et les résidents étant en général « adorables et respectueux à [son] égard » et soutient qu’elle exerce son métier avec « passion ».

* Les prénoms et les villes ont été changés à la demande des intéressés.

#Quarantaide pour les plus fragiles !

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Flickr / © FaceMePLS

Tribune initiée par Jean-Baptiste Gallen, bénévole et président de l’équipe jeunes de Saint-Étienne-du-Mont à Paris, et Yoen Qian Laurent, bénévole et membre du Conseil d’administration de la SSVP.  


Depuis une semaine, de très nombreux accueils de jour, maraudes, soupes populaires sont fermés sans solution palliative. Pour les personnes de la rue, la situation est catastrophique. À l’heure du confinement général, elles restent dehors. Les centres d’accueil traditionnels, déjà connus pour leur manque de commodités pratiques et de confort, ne sont pas du tout adaptés aux nouvelles exigences d’hygiène impératives de ralentissement de la propagation du virus.

Alors que la trêve hivernale a été prolongée de deux mois, la situation actuelle des sans-abris est tout simplement intenable. Notre lutte commune ne doit pas laisser de côté les plus fragiles d’entre nous. C’est tout le sens de la solidarité nationale à laquelle les Français sont appelés depuis lundi. Le confinement général, impératif sanitaire, ne doit pas être ainsi l’occasion de l’abandon indigne et total des personnes les plus précaires, dont les personnes âgées, handicapées, et toutes celles qui souffrent chez elles d’isolement social.

Chacune et chacun d’entre nous peut faire beaucoup, tout en respectant méticuleusement les consignes d’hygiène tant pour les personnes de la rue que pour les personnes isolées et privées de moyens.

Tout d’abord, la distribution de colis alimentaires fait partie des activités jugées nécessaires et donc autorisée d’après l’arrêté du Journal officiel paru cette semaine. C’est pourquoi nous lançons aujourd’hui un appel à tous les Français :

Déposez un sandwich, ou autre aliment emballé qui peut être consommé facilement, une bouteille d’eau, des biscuits, etc. auprès des personnes de la rue ou à proximité de leur abri, pour que celles-ci puissent continuer à se nourrir décemment.

Relayez cette initiative, qui coûte peu mais peut faire beaucoup, avec le hashtag #Quarantaide. De nombreux bénévoles qui habitent loin des quartiers où ils agissent habituellement ne peuvent plus visiter les personnes rencontrées habituellement. Il est donc crucial que tous se mobilisent afin que la solidarité associative continue à s’étendre sur tout le territoire. Offrez vos services pour faire les courses de vos voisins qui ne le peuvent pas, pour des raisons pratiques ou physiques. À un mètre les uns des autres, d’une fenêtre à une autre, parfois même à travers les portes, nous pouvons toujours échanger quelques mots qui brisent le silence écrasant du confinement pour ceux qui sont seuls : ces petits riens sont aujourd’hui vitaux. Il faut veiller bien sûr à appliquer strictement les règles d’hygiène pour éviter de possibles contaminations réciproques avec des personnes à la santé parfois très fragile. La lutte contre le coronavirus demande un immense engagement de tous les Français : puissions-nous sortir de cette lutte avec des liens de solidarité renforcés, entre nous, et sans exclure personne de ce “nous”.

 

Yoen Qian Laurent, Jean-Baptiste Gallen et Michel Lanternier.

Les Invisibles : mettre en lumière la cause des femmes sans-abri

Affiche du film Les Invisibles, @ApolloFilms / DR

Le sujet de la grande précarité et des sans-abri est peu évoqué au cinéma. Celui des femmes à la rue l’est encore moins. En effet, il apparaît difficile d’en faire à la fois un film réaliste et grand public. Le film Les Invisibles, qui connaît actuellement un large succès en salles, vient combler ce vide. Les Invisibles chronique le quotidien d’un centre d’accueil de jour dans une comédie dramatique très réussie, où des actrices confirmées côtoient des comédiennes non-professionnelles avec une expérience de la rue. Retour sur cette belle surprise et les enjeux qu’elle soulève.


La grande précarité, éternelle absente du cinéma populaire français

Le cinéma, comme la télévision, souffre de nombreux biais de représentation. Les CSP+ urbaines y sont légion tandis que les ouvriers et les employés y sont aussi absents qu’en politique. Il apparaît donc logiquement que le cinéma fait quasiment fi des personnes à la rue. De plus, même les décors cinématographiques sont généralement de grands appartements parisiens, comme une toile de fond tristement monocorde de chaque réalisation française. Ainsi, la grande pauvreté ne s’affiche que très rarement à l’écran et encore moins en tant que thématique principale d’un film populaire. On se souvient en vrac de No et Moi de Zabou, Une Époque formidable de Gérard Jugnot, Enfermés dehors de Dupontel ou encore de Le Grand Partage d’Alexandra Leclerc. Au-delà de cette liste non-exhaustive, le SDF n’apparaît qu’en toile de fond, en élément de décor plutôt qu’en véritable protagoniste, en figurant caricatural plutôt qu’en personnage à part entière. Les Invisibles souhaite remédier à cette absence de représentation, posant la question fondamentale de l’invisibilisation symbolique des personnes sans-abri qui se retrouvent effacées de la culture populaire et des images qu’elle véhicule. Un procédé qui fait écho à une autre forme d’invisibilisation cette fois-ci physique et concrète : le mobilier urbain anti-SDF et plus généralement l’ensemble des dispositifs techniques, logistiques et policiers qui visent à éloigner les grands précaires des centres-villes.

Donner directement la parole aux femmes à la rue

Louis-Julien Petit reprend avec Les Invisibles une méthodologie déjà testée dans son premier film Discount, qui dénonçait les conditions de travail dans la grande distribution et suivait la création d’une épicerie solidaire clandestine. Le réalisateur s’appuie sur une enquête sérieuse sur le terrain pour recueillir des témoignages, permettant d’amener de la précision factuelle, et de ne jamais en rester aux idées reçues sur son sujet. Le casting du film témoigne également de cette rigueur puisque  des acteurs professionnels côtoient des acteurs amateurs, dont le parcours fait directement écho aux personnages qu’ils incarnent. Un choix qui n’a rien d’un gadget et accorde au film toute sa légitimité, en donnant directement la parole aux premières concernées. Aux côtés d’Audrey Lamy, Noémie Llovsky et Corine Masiero (qui a elle-même été sans-abri), le casting s’ouvre ainsi à Simone (Veil), Brigitte (Macron), Marie-Josée (Nat), Mimi (Mathy) et de nombreuses autres femmes, ex sans-abri, qui apparaissent dans le film sous des noms d’emprunt. L’ambition n’est pas uniquement cinématographique. Ainsi, ce choix permet de mettre des visages sur ce qui reste trop souvent des données statistiques et la parole est donnée à des femmes qui n’ont jamais pu la prendre. L’acte est éminemment politique, et permet par ailleurs d’illustrer la diversité des parcours de vie, des caractères, des histoires, des réalités qui se cachent derrière l’appellation de “sans-abri”. Le film dessine alors une véritable fresque de la vie de ces femmes sans-abri, happant le spectateur dans un tourbillon d’émotions. Cependant, il ne tombe pas dans la caricature pathétique et le film alterne aussi les passages comiques, véritables rayons d’espoir dans la noirceur dépeinte du quotidien des femmes SDF.

Rendre hommage au travail social

Le titre “Les Invisibles” ne fait pas uniquement référence aux femmes sans-abri dont on suit le quotidien, mais également aux femmes, bénévoles ou salariées, qui les accompagnent. Ces dernières gèrent le centre d’accueil de jour, se battent pour sa survie, s’investissent corps et âmes auprès des personnes accueillies, et alternent entre moments d’espoir et de lassitude, volonté d’y croire et résignation. Louis-Julien Petit n’en reste pas à l’hommage lyrique à ces femmes engagées et entre très concrètement dans les problématiques auxquelles elles font face. On pourrait citer par exemple le cloisonnement des dispositifs administratifs, la rupture de l’accompagnement une fois la personne transférée dans un autre centre ou après son accès au logement classique, l’importance des contrats aidés remis en cause par le gouvernement, l’arrivée de logiques de management quantitatif de l’insertion, le manque permanent de moyens humains et financiers, les appels au 115 qui restent désespérément sans réponse, l’absence de solutions d’hébergement pour de nombreux sans-abri qui passeront finalement la nuit sur le trottoir après avoir espéré un endroit chaud qui ne viendra jamais. Autant de blocages qui renforcent l’épuisement de ces professionnelles à qui l’on demande l’impossible et doivent par ailleurs digérer la violence sociale des situations dont elles sont les témoins au quotidien : les agressions dans la rue, les expulsions de camps de fortune par la police, les discriminations dont est victime leur public, aussi bien dans la recherche de travail que dans la simple possibilité d’évoluer dans l’espace urbain. Une violence décuplée pour les femmes, victimes d’une double peine, et pour qui la rue est synonyme d’une insécurité permanente (ce que racontait très bien le documentaire Femmes invisibles, survivre dans la rue de Claire Lajeunie, sorti en 2015).

Rappeler que le sans-abrisme n’est pas qu’une problématique de logement

Les Invisibles dépasse le discours, plein de bonnes intentions mais incomplet, qui voudrait résumer la question de la grande précarité à la seule construction (bien que plus que jamais nécessaire) de logements sociaux. Le film rappelle, dans la lignée des rapports de la Fondation Abbé Pierre et des retours des associations de terrain, que les sans-abri sont également victimes de logiques d’exclusion plus profondes. Chaque personne à la rue a son histoire, un moment de rupture, sociale, amicale, familiale, qui a accéléré sa précarisation. Derrière cela se cachent souvent d’autres problématiques récurrentes : les difficultés de réinsertion après la prison, les diverses addictions, les parcours d’ASE, les troubles de la santé psychique, le cas des travailleurs.euses du sexe, les difficultés liés aux statuts administratifs sur le territoire français, le cas des travailleurs précaires à temps partiels, etc. Autant d’enjeux qui font écho à des processus structurels de marginalisation de toute une partie de la société ; une boîte noire qu’il est nécessaire d’ouvrir pour comprendre l’intégralité des ressorts de la grande précarité. Mettre en lumière cela permet dès lors d’y apporter des réponses politiques : par exemple en relevant fortement les minima sociaux qui n’assurent pas de vivre, en élargissant leurs conditions d’attribution, en traitant enfin la question des sortants d’institutions, en développant les alternatives à la prison, en offrant une situation administrative stable aux migrants, en sécurisant les emplois précaires, en répondant à la crise de la psychiatrie, etc.

L’étonnant succès du film Les Invisibles, ainsi que le moment médiatique qu’il a créé autour de la question des femmes sans-abri est une étape importante pour faire prendre conscience de ces réalités qu’on essaie trop souvent d’occulter. Louis-Julien Petit parvient à parler à tous en esquissant la vie contemporaine trop méconnue des femmes sans-abri. Aborder ce thème amène à une prise de conscience de l’hypocrisie d’une telle situation en France à notre époque. On gardera longtemps en tête les visages et les récits que cette comédie dramatique positive, humaine, solidaire, mais lucide, nous aura permis de découvrir.