Violences envers les femmes : lutter contre l’impunité des multinationales

Aucun métier, aucun secteur d’activité n’est épargné par les violences sexistes et sexuelles au travail, comme l’ont démontré les travaux qui ont précédé l’adoption de la première norme internationale en la matière, la Convention n°190 de l’Organisation internationale du travail (OIT), entrée en vigueur le 25 juin dernier1. Les entreprises multinationales sont donc concernées à différents niveaux. Du siège social aux filiales des grandes entreprises, dans les pays du Nord comme ceux du Sud où se développent une grande partie des chaînes d’approvisionnement. Ces entreprises ont la responsabilité de prévenir les violences sexistes et sexuelles, en vertu de la loi française sur le devoir de vigilance, adoptée il y a quatre ans. Pourtant, nombre d’entre elles n’en ont toujours pas pris acte. Oublieraient-elles que les droits des femmes sont aussi et avant tout des droits humains ?

On parle de violence et de harcèlement fondés sur le genre – ou de violences sexistes et sexuelles – lorsqu’une personne est malmenée en raison de son sexe ou de son genre, ou lorsque la violence et le harcèlement ont un effet disproportionné sur les personnes d’un sexe ou d’un genre donné2.

Ces violences prennent des formes diverses, qui vont des réflexions et « plaisanteries » sexistes à l’agression physique. Le harcèlement sexuel, expressément visé par la Convention n°190 de l’OIT, en est l’une des formes les plus courantes. Il englobe une série de comportements et de pratiques souvent persistantes et « normalisées » quoique non désirées : remarques ou avances sexuelles, propos obscènes, affichages de photos ou d’images pornographiques, contacts physiques imposés. Ces violences frappent majoritairement des femmes (trois fois plus souvent que des hommes), et la majorité de leurs auteurs sont des hommes (dans 98% des cas en France3). D’autres facteurs de discrimination entrent en compte et sont souvent déterminants, comme l’orientation sexuelle, l’origine sociale ou géographique, le statut…

De nombreux facteurs professionnels qui favorisent ou aggravent ces violences

D’après une enquête du Défenseur des droits, le fait de travailler dans un univers professionnel principalement masculin expose davantage les femmes aux violences sexistes ou sexuelles4. Le recours à des contrats précaires (saisonniers ou temporaires), les horaires de travail atypiques ou irréguliers5, le port d’une tenue de travail obligeant les femmes à montrer « leurs formes, leur poitrine ou leurs jambes6 », un temps de travail excessif, une rémunération inférieure à un salaire vital7 ou des objectifs de production irréalistes8 sont autant de facteurs de risques.

En France, une femme sur trois témoigne avoir déjà été harcelée ou agressée sexuellement sur son lieu de travail.

Ces facteurs de risques augmentent en effet la dépendance des travailleuses qui craignent de perdre leur emploi et les isolent. Enfin, l’OIT établit un lien entre les incitations salariales à la production et la probabilité de violences sexistes et sexuelles. Ainsi, des travailleuses haïtiennes témoignent que la probabilité de subir des violences sexistes et sexuelles est plus forte dans les usines où les ouvrières obtiennent une prime de résultat. La possibilité d’octroyer ou non cette prime semble donner un ascendant supplémentaire aux hommes qui les encadrent9. En France, une femme sur trois témoigne avoir déjà été harcelée ou agressée sexuellement sur son lieu de travail10. Depuis les débuts du mouvement #MeToo, plusieurs scandales ont révélé la banalisation et l’impunité des violences sexistes et sexuelles au sein d’entreprises multinationales comme Ubisoft11 ou McDonald’s12. Au-delà de la situation en France ou plus globalement dans les pays du Nord, où sont majoritairement implantés les multinationales, ces entreprises sont concernées à différents niveaux.

Aujourd’hui, l’Organisation internationale du travail estime qu’environ un emploi sur cinq dans le monde est lié à une chaîne d’approvisionnement internationale, c’est-à-dire à l’ensemble des professionnels impliqués dans la conception, la production et la mise à disposition d’un produit ou service destiné à la consommation. Au total, près de 190 millions de femmes travaillent dans ces chaînes de valeur. Elles représentent 80% de la main-d’œuvre dans les chaînes d’approvisionnement mondiales de l’habillement. Elles sont majoritaires dans l’horticulture, la téléphonie, le tourisme et dans bien d’autres secteurs. Elles y exercent souvent des emplois précaires, peu qualifiés et/ou peu rémunérés, et y sont particulièrement exposées à la violence et au harcèlement13. Et les violences sexistes et sexuelles paraissent, dans bien des secteurs, systématiques. Ainsi, plus de 90% des femmes travaillant dans la récolte ou production du thé au Kenya ont été victimes ou témoins d’abus sexuels ou physiques sur leur lieu de travail14. 80% des ouvrières du secteur textile interrogées au Bangladesh ont déclaré avoir été victimes ou témoins de violences sexistes et sexuelles au travail15.

Un cadre légal flou et peu respecté

Si les violences sexistes et sexuelles au travail sont longtemps restées taboues, et restent difficiles à évaluer, de tels chiffres auraient dû alerter les entreprises et les convaincre d’intervenir pour réduire les risques. Or, l’analyse de l’application de la loi française « relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre16 » montre une réalité toute autre.

Adoptée le 27 mars 2017, cette loi pionnière s’applique aux entreprises implantées en France et qui emploient au moins 5 000 personnes en France, ou bien 10 000 personnes dans le monde. Elle crée l’obligation pour ces entreprises d’identifier et de prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement résultant non seulement de leurs propres activités, mais aussi des activités des sociétés qu’elles contrôlent, de leurs sous-traitants et des fournisseurs avec qui elles entretiennent une relation commerciale établie. Les personnes « justifiant d’un intérêt à agir », telles que des associations de défense des droits humains, de l’environnement, ou des syndicats, et bien sûr les personnes et les communautés dont les droits sont violés, sont en droit de demander des comptes aux multinationales concernées, dont la responsabilité peut être engagée en justice. Le devoir de vigilance s’inscrit dans une logique de prévention et de réparation. Les sociétés soumises à la loi ne doivent pas attendre qu’une atteinte aux droits humains soit commise pour réagir et sont tenues de prendre des mesures de prévention en amont. La prévention des violences sexistes et sexuelles au travail devrait figurer dans les mesures de vigilance des entreprises concernées par la loi, car ce sont des atteintes graves aux droits humains17. Quatre ans après l’entrée en vigueur de la loi, les multinationales manquent encore à leur devoir de vigilance, notamment parce que leur cartographie des risques ne mentionne pas les risques de violences sexistes et sexuelles.

Lorsque des mesures de prévention sont prévues, elles manquent d’ambition, de suivi, de cohérence et d’effets concrets sur le terrain.

Même lorsqu’il a été identifié, bien souvent les mesures correctives sont largement insuffisantes. C’est l’objet du dernier rapport d’ActionAid France sur le devoir de vigilance des multinationales en matière de lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans quatre secteurs différents (numérique, hôtellerie-restauration, agriculture, textile). L’analyse des plans de vigilance et de sept multinationales concernées par la loi montre que, lorsque des mesures de prévention sont prévues, celles-ci manquent d’ambition (quand elles ne s’appliquent pas aux filiales ou aux sous-traitants notamment), de suivi (quand aucune évaluation valable de leur mise en œuvre ou de leur impact n’est menée), de cohérence et d’effets concrets sur le terrain.

Il paraît illusoire de prétendre réduire les risques de violences sexistes et sexuelles sans s’attaquer à leurs causes profondes, c’est-à-dire aussi bien aux préjugés et représentations des équipes qu’au modèle économique et aux pratiques commerciales des multinationales, qui sont sources de précarité et de vulnérabilité pour les travailleurs et travailleuses18. La formation et la sensibilisation de toutes les parties prenantes (salariés, syndicats, services de ressources humaines des entreprises, de leurs fournisseurs et de leurs sous-traitants) aux violences sexistes et sexuelles pourraient constituer des mesures de prévention et d’atténuation efficaces. Les entreprises devraient également adopter une procédure de plainte facile à comprendre et accessible sans discrimination, ainsi que des mesures de protection et de réparation pour les victimes.

L’association recommande par ailleurs de prévoir le financement et l’accompagnement des fournisseurs et sous-traitants pour interdire et sanctionner les violences et le harcèlement fondés sur le genre en impliquant les syndicats et autres parties prenantes pertinentes, et de garantir la liberté d’association et de négociation collective, sans discrimination, pour permettre aux travailleuses de défendre leurs droits. À ce titre, l’État français a les moyens de veiller au respect de la loi sur le devoir de vigilance. S’il souhaitait s’impliquer davantage et de façon sérieuse sur cette question, il pourrait publier la liste des entreprises concernées par la loi19, et entamer une traduction dans la loi française de la Convention n°190 de l’OIT sur les violences et le harcèlement dans le monde du travail. Or, le gouvernement actuel semble réticent à rappeler leurs obligations aux employeurs ou à leur imposer de nouvelles normes et préfère « inviter patronat et syndicats au dialogue social ».

Notes :

(1) Convention (n° 190) sur la violence et le harcèlement de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), 2019, art.

(2) Ibid.

(3) Thomas Morin, Femmes et hommes face à la violence, INSEE, 22 novembre 2011,

(4) Enquêtes sur le harcèlement sexuel au travail. Études et Résultats, Défenseur des Droits, mars 2014, p. 2

(5) Nordic Union HRTC, Report on sexual harassment. Overview of Research on Sexual Harassment in the Nordic Hotel, Restaurant and Tourism industry, Mars 2016, p. 7-8

(6) Rapport IFOP pour la Fondation Jean-Jaurès et la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS), Observatoire européen du sexisme et du harcèlement sexuel au travail, 8 octobre 2019

(7) https://ethique-sur-etiquette.org/Dossier-special-salaire-vital

(8) Final report, Meeting of Experts on Violence against Women and Men in the World of Work, Bureau international du travail, 3-6 octobre 2016, p. 17

(9) Sexual Harassment at work: insights from the global garment industry, Better Work, International Finance Corporation, International Labour Organization, juin 2019, p. 11.

(10) Ibid

(11) https://information.tv5monde.com/terriennes/scandale-de-harcelement-sexuel-chez-ubisoft-une-culture-d-entreprise-revoir-367166

(12) https://www.mediapart.fr/journal/france/121020/violences-sexuelles-plongee-dans-l-enfer-de-salariees-de-mcdo?onglet=full

(13) Le travail décent dans les chaînes d’approvisionnement mondiales, BIT, rapport IV, CIT, 105e session, 2016

(14) It’s our day – It’s our time : Rising for Equality, Confédération syndicale internationale (CSI), 2018 : www.ituc-csi.org/it-s-our-day-it-s-our-time-rising?lang=en

(15) Enquête : violences et harcèlement dans l’industrie textile, ActionAid, 2019 : www.actionaid.fr/nos-actions/droits-des-femmes/enquete-violences-et-harcelement-dans-l-industrie-textile

(16) Loi n°2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre, https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000034290626?r=g8YI1Y0MdZ

(17) Article 2b de la Résolution 48/104 de l’Assemblée générale des Nations Unies sur la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes (1993; la Recommandation générale 19 du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (1992), ; Recommandation générale 35 du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (2017); l’Observation générale 23 du Comité des droits économiques sociaux et culturels (2016).

(18) Final report, Meeting of Experts on Violence against Women and Men in the World of Work, Bureau international du travail, 3-6 octobre 2016, p. 17

(19) En janvier 2020, dans son rapport d’évaluation de la loi sur le devoir de vigilance, le Conseil Général de l’Économie rappelle que « la Loi n’a pas prévu que son suivi soit confié officiellement à un service ou un organisme public, de façon à aboutir à (…) obtenir et tenir à jour une information fiable sur le nombre et la liste des entreprises soumises au Devoir de vigilance. », si bien que « La première difficulté d’application pratique est d’établir la liste des entreprises concernées » (pages 18 et 19)
https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/cge/devoirs-vigilances-entreprises.pdf

Inégalités femmes-hommes : de la stagnation économique à l’inertie politique

© Tima Miroshnichenko

“En 2022, les femmes seront aussi bien payées que les hommes dans les entreprises”. Voilà la promesse que Muriel Pénicaud, alors ministre du Travail, a formulé le mardi 23 octobre 2018 sur France Info. Cette promesse a été réitérée par la nouvelle ministre Elisabeth Borne le 5 octobre 2020 sur France Inter. Au service de la “grande cause du quinquennat” qu’est l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, la fin de l’inégalité salariale, qui s’élève encore à 25,7%, est pourtant très loin d’être atteinte.


Les obstacles à l’égalisation sont persistants

La stagnation professionnelle générale des femmes est due à plusieurs phénomènes visibles et invisibles, inhérents au marché du travail actuel. D’abord, les freins visibles : les femmes sont encore en trop grand nombre victimes de carrières hachées liées aux inégalités de conditions initiales (moins formées, moins confiantes) et de vie (enfants à charge). Ainsi, 30% des femmes travaillent encore à temps partiel et représentent 80% des salariés dans ces conditions (INSEE). Elles occupent encore trop souvent des emplois précaires, petits boulots ou métiers de sous-traitance aux conditions particulièrement défavorables à l’instar de la lutte des femmes de chambre de l’hôtel Ibis, toujours en grève, qui nous fournit un exemple suffisamment éloquent.

À ce rythme, ce n’est qu’en 2168 que l’égalité salariale sera atteinte.

Ensuite, les freins invisibles : les femmes sont encore trop souvent victimes d’une différence de traitement dans les promotions professionnelles fonctionnelles, notamment en début de carrière. Elles se voient plus souvent exclues des niveaux hiérarchiques les plus élevés, valorisant, qualifiés et rémunérés des entreprises (le fameux « plafond de verre »). Lorsqu’elles y accèdent, ce sont souvent dans des secteurs non stratégiques ou de support (administration et communication principalement – “paroi de verre”). En bref, les inégalités poursuivent toutes les femmes sur le marché du travail : qu’elles soient éloignées de l’emploi, précaires dans l’emploi, cadres, etc.

Rappelons aussi qu’une mère sur deux interrompt ou cesse son activité professionnelle, contre seulement un père sur neuf (INSEE). Les femmes intègrent très tôt que l’arrivée d’un enfant dans leur vie signe aussi la fin de leur évolution professionnelle : une mère gagnera ainsi un salaire inférieur de 25% à celui qu’elle aurait eu sans enfant, cinq ans après une naissance (INSEE). Et quand elles accèdent à la retraite, du fait des inégalités dans l’emploi tout au long de leur vie d’actives, elles touchent une pension de droit direct réduite de 42% par rapport aux hommes. À ce rythme, ce n’est qu’en 2168 que l’égalité salariale sera atteinte. 

Premières sollicitées, premières abandonnées

La crise de la Covid-19 a pourtant dévoilé un paradoxe violent : les femmes sont moins payées alors qu’elles ont été (et sont encore) les plus exposées à la maladie du fait qu’elles occupent majoritairement les métiers du soin et du service. Elles représentent environ 73% des effectifs dans l’éducation, la santé et l’action sociale, 90% des personnels aux caisses des magasins qui assurent le ravitaillement, 67% du personnel d’entretien qui désinfecte quotidiennement les lieux publics et privés (DREES, Les Echos).

Les femmes sont les plus exposées aux conséquences que la crise actuelle porte sur le marché du travail.

Celles qui ne sont pas en première ligne ne sont pas pour autant épargnées : les femmes ont été les plus exposées aux problématiques professionnelles et psychologiques liées au confinement. Pendant cette période en France, 83% des femmes vivant avec enfants leur ont consacré plus de 4h par jour, contre 57% des hommes. Parmi les personnes en emploi, les mères ont deux fois plus souvent que les pères renoncé à travailler pour garder leurs enfants (21% contre 12%), au risque de perdre leur emploi. Plus grave encore : parmi les personnes en emploi n’ayant pas bénéficié de l’autorisation spéciale d’absence pour garde d’enfant, 80% des femmes passaient plus de 4h quotidiennes avec les enfants (contre 52% des hommes) et 45% assuraient une double journée (contre 29% des hommes) selon l’INSEE.

Le pire reste que cette situation nouvelle risque d’accroître des inégalités économiques à venir. Les femmes sont en effet les plus exposées aux conséquences que la crise actuelle porte sur le marché du travail. Du fait même du renforcement de la part du travail domestique non rémunéré dans l’organisation de leur journée pendant le confinement, le retour des femmes au travail est d’autant plus incertain. Par ailleurs, le risque de perdre leur emploi est 1,8 fois plus important pour les femmes que pour les hommes du fait de la surreprésentation des femmes dans certains secteurs dont l’activité devrait le plus reculer (hôtellerie, restauration, commerce). En ce sens, 54% des postes menacés dans le monde concernent les femmes (McKinsey). Une tendance déjà constatée aux États-Unis où le taux de chômage des femmes a été supérieur de 2% à celui des hommes au printemps 2020 (FMI). Enfin, les biais sexistes inhérents au marché du travail sont tels que les hommes sont globalement considérés comme prioritaires dans l’accès à l’emploi en cas de pénurie de travail (enquête World Values Survey).

La tendance à long terme est particulièrement défavorable aux femmes dans l’emploi

Cette tendance vient s’ajouter à celle, plus structurelle, de la répartition sexuée des métiers d’avenir, qui perpétue les écarts de salaire horaire sur le long terme : dans l’emploi, les femmes ne représentent qu’un tiers des salariés des secteurs de l’ingénierie, de l’informatique et du numérique, et ce principalement dans les fonctions support (ressources humaines, administration, marketing, communication, etc, et non pas dans les branches dites “qualifiées”). Du côté employeurs, seulement 7% des start-up françaises sont dirigées par des femmes.

L’éloignement des jeunes femmes est encore plus marqué concernant la formation aux métiers du numérique (la proportion de femmes diplômées dans ce secteur a baissé de 2% en France entre 2013 et 2017, marquant un peu plus cet éloignement selon l’étude Gender Scan 2019) et ce alors que l’on estime à plus de 50% la part des métiers du numérique en 2030. Couplée à l’automatisation des métiers principalement occupés par des femmes (caissières et secrétaires), et à la généralisation du télétravail qui cantonnera davantage les femmes dans la sphère domestique dans laquelle elles subissent les risques économiques sus-mentionnés, cette tendance du marché du travail de demain est particulièrement inquiétante.

Compter sur la bonne volonté des entreprises ou des femmes ne suffit pas

Or, la seule mesure “forte” du gouvernement pour tenir sa promesse initiale, c’est “l’index égalité salariale”. Un index dont les modalités de calcul sont tout à fait favorables aux entreprises, donc défavorables à l’évolution professionnelle réelle des femmes qui y travaillent. Les entreprises disposent par ailleurs de trois années pour agir et leur inaction est assortie d’une mesure coercitive pas vraiment radicale : une sanction financière équivalente à 1% de leur chiffre d’affaires, uniquement si leur notation (pourtant biaisée de base[1]) demeure en dessous de 75 points sur 100. Pas vraiment révolutionnaire.

Les femmes de leur côté disposent de nouvelles capacités d’agir, notamment à travers l’action de groupe – ou “class action” – qui offre un cadre collectif facilitant la révélation de discriminations systémiques que ne permettent pas assez souvent les actions isolées et ouvre la possibilité de négociations collectives à partir d’un diagnostic précis des inégalités. Cependant, ces actions collectives même par accumulation ne permettront jamais de réguler l’ensemble d’un territoire et faire loi, précisément parce que ce n’est pas leur rôle, tout comme ce n’est pas le rôle d’une entreprise de s’auto-réguler sur la base du volontariat.

L’indispensable mise en place de politiques publiques volontaristes 

Si l’on agrège l’ensemble de ces analyses, l’objectif de 0% d’inégalité à la fin du quinquennat tel que promis par le gouvernement est donc tout bonnement inatteignable. Cela n’est pas l’objectif mais la logique des mesures pour l’atteindre qui pèche : l’État ne peut pas se contenter de mener des politiques de régulation du marché qui reposent sur une logique d’incitation des entreprises et un système de bonus/malus.

C’est au contraire seulement en déployant des politiques volontaristes et actives pour favoriser l’emploi des femmes, son maintien et sa valorisation, que l’on peut espérer voir les choses bouger. Parmi elles, l’allongement du congé paternité à 28 jours est une première. Il s’agira de mesurer et contrôler son application réelle par les employeurs, mais aussi de le revaloriser progressivement à la hausse (la Suède et la Norvège offrent environ 420 jours, à titre comparatif).

L’État ne peut pas se contenter de mener des politiques de régulation du marché qui reposent sur une logique d’incitation des entreprises et un système de bonus/malus.

L’augmentation des moyens du service public de la petite enfance, la réévaluation des aides financières à la garde des enfants, l’ouverture de places en crèche sont autant de moyens de sortir de l’organisation encore largement patriarcale de la société. Ces réformes permettraient de sortir progressivement la charge des enfants du “domaine réservé” des femmes et rendraient plus linéaires leurs carrières professionnelles, encore systématiquement conditionnées à l’arrivée d’un enfant signant leur éloignement – partiel, temporaire ou définitif – du marché du travail.

La réduction des inégalités sur le marché du travail doit nécessairement passer par une revalorisation des métiers majoritairement occupés par des femmes pour résorber l’écart monstrueux entre les bénéfices sociaux qu’ils génèrent (métiers du “care” à forte valeur sociale et externalités positives [2], métiers de service, éducation, travail invisible) et leur niveau de rémunération. L’obligation de représentation des femmes dans les conseils d’administration (CA) des entreprises doit aussi être appliquée et réévaluée : pour rappel, la France bloque comme le reste des États européens la directive européenne en faveur d’une plus grande place des femmes dans les CA, depuis 8 ans[3].

L’État ne saurait espérer en finir avec les violences faites aux femmes sans conduire des politiques bien plus radicales, holistiques et ambitieuses pour sortir de la domination économique et sociale qu’elles subissent structurellement, en premier lieu sur le marché du travail. La logique néolibérale qui sous-tend la timidité des manœuvres et la méthode d’incitation aux acteurs privés ne conduira pas seulement à la perpétuation de cette domination, mais conduira à l’aggraver.


[1] Voir L’action de groupe, nouveau moyen de combattre les inégalités entre femmes et hommes au travail, Médiapart, 5 octobre 2020 : “Cet index repose sur cinq indicateurs notés sur 100 points : l’écart de rémunération par âge et catégorie professionnelle ; l’écart entre la part des femmes et des hommes augmentés ; l’écart entre la part des femmes et des hommes promus ; la part des femmes ayant bénéficié d’une augmentation au retour de congé maternité ; et la présence d’au moins 4 femmes dans les 10 plus hautes rémunérations. En-dessous de 75 points, l’entreprise a trois ans pour s’améliorer sous peine de sanctions.

Du fait d’un barème et d’un système de pondération et de seuils, il est possible d’obtenir une bonne note même avec des écarts femmes-hommes élevés sur les trois premiers indicateurs. Par exemple, le niveau de promotion ou d’augmentation n’est pas pris en compte : il suffit d’augmenter toutes les femmes de 10 € et tous les hommes de 100 € pour obtenir la note maximale. La priorité du ministère du Travail semble être d’améliorer la place des femmes au plus haut niveau de l’entreprise… Comme s’il suffisait qu’une poignée de femmes cadres supérieures arrive au sommet pour que l’égalité professionnelle soit garantie ! L’index est donc loin de refléter la réalité des inégalités femmes-hommes dans l’entreprise”.

[2] Exemple : on sait que les services d’aide à la personne réduisent drastiquement les prises en charge à l’hôpital public dont le séjour coûte environ 2000€ par jour, autant d’économies pour la puissance publique.

[3] https://fr.euronews.com/2020/10/10/le-long-et-lent-combat-de-l-egalite-salariale-entre-femmes-et-hommes-dans-l-ue

Pourquoi certaines femmes relaient-elles la domination masculine ?

https://www.flickr.com/photos/jmenj/32161882558
Marche contre les violences sexistes et sexuelles à Paris. ©Christine Garbage

Le mois de mars 2020 a été marqué par de nombreuses victoires pour la cause féministe : la journée internationale pour les droits des femmes a donné lieu à de puissantes manifestations partout dans le monde, tandis que le réalisateur Harvey Weistein, reconnu coupable de multiples viols et agressions sexuelles, a été condamné à 23 ans de prison. Pourtant, en France, le bilan est loin d’être aussi positif. Alors que la cérémonie des Césars a distingué Roman Polanski “Meilleur réalisateur”, de nombreuses voix se sont élevées dans l’espace public pour prendre la défense du cinéaste accusé de viol par douze femmes différentes. Parmi ces voix, l’on peut s’étonner que des femmes aient aussi choisi de se désolidariser de la cause féministe pour prendre parti en faveur du réalisateur. Ainsi, comment expliquer que certaines femmes relaient la domination masculine ?


Le sexisme, la posture dominante

Si le sexisme est autant ancré, c’est qu’il reflète une posture dominante : il est avant tout un ciment social pour les hommes. Isabelle Clair, sociologue et chargée de recherche au CNRS, l’explique ainsi : “Le sexisme créé de la sociabilité, du plaisir et le discours sexiste créé de l’appartenance.” Cette sociabilité commence très tôt, avec des oppositions entre les activités catégorisées comme féminines ou masculines, avec des manières de parler ou des hexis corporels différenciées. L’enfant et l’adolescent vont se construire autour de ces normes. Cette différenciation devient par la suite partie intégrante des rapports sociaux. Dans un contexte de sociabilité, le sexisme s’exerce avec ou sans la présence de femmes et, si des femmes sont présentes, elles sont fréquemment touchées par des formes de mises à distance du groupe. Les rapports de domination vis-à-vis des femmes, mais aussi entre hommes, s’exercent parfois de manière violente.

Le sexisme est donc un enjeu structurel et systémique, il est omniprésent. Les violences qu’il engendre peuvent être physiques, verbales mais aussi virtuelles. Sur les réseaux sociaux, pouvoir s’exprimer sans risque de représailles permet aux discours violents d’être encore plus présents. Ils permettent ainsi de perpétuer des postures ayant été légitimées pendant très longtemps sur la question du rapport à la femme, à ses vêtements, à son attitude. Selon Isabelle Clair, l’une des idées ancrées dans l’image de la féminité, est que la femme devrait être dans la réserve, dans la retenue. Si dénoncer le sexisme entraîne un rappel à l’ordre, la femme, elle, risque d’être rattrapée par le stigmate en voulant le révéler. On peut donner à titre d’exemple certains cas de décrédibilisation de la parole des femmes lors du mouvement MeToo : les femmes qui dénonçaient des violences subies étaient alors accusées de vouloir se mettre en valeur, de faire cela pour que l’on parle d’elle. Pourtant, comme le rappelle la chercheuse, le fait d’être prise pour une “fille facile”, pour une “salope”, est un éminent catalyseur de violence sexiste.

Les femmes ne sont pas un groupe social homogène

Avant d’expliciter les différents mécanismes relayant le sexisme, il convient de s’intéresser aux femmes en tant que groupe social. Pour reprendre Simone de Beauvoir dans son ouvrage fondateur Le Deuxième Sexe : “Les prolétaires disent « nous ». Les noirs aussi. Se posant comme sujets ils changent en « autres », les Blancs. Les femmes – sauf en certains congrès qui restent des manifestations abstraites – ne disent pas « nous » ; les hommes disent « les femmes » et elles reprennent ces mots pour se désigner elles-mêmes ; mais elles ne se posent pas authentiquement comme Sujet”. À l’image de la société toute entière, les femmes constituent un groupe social hétérogène, traversé par des rapports de domination propre à tout ensemble social. Toujours selon Isabelle Clair : “Les femmes sont en conflit entre elles. Elles appartiennent à des classes sociales différentes, n’ont pas le même âge, pas la même couleur de peau.”

“Les femmes sont en conflit entre elles. Elles appartiennent à des classes sociales différentes, n’ont pas le même âge, pas la même couleur de peau”.

En s’inspirant du terrain de ses recherches, l’universitaire constate que “les filles les plus insultées, qui subissent l’opprobre publique, sont des filles qui n’ont pas de père, de petit-ami attitré, de frère. Il n’y a pas d’homme qui consolide leur statut social.” C’est ce qu’elle appelle la “ressource de genre”.

Cette nécessité de posséder des ressources de genre renvoie à l’imaginaire diffus qui définit le statut même de la femme et sa place au sein de la société. Dans les années 1970, la sociologue Colette Guillaumin fait émerger la notion d’appropriation. Selon cette dernière, le corps des femmes doit toujours subir une forme d’appropriation, notamment par le biais d’un nom de famille, ou la présence d’un homme à ses côtés. Isabelle Clair approfondit cette idée, en expliquant qu’une fille “non appropriée”, ou “privatisée”, est perçue par la société comme une “fille publique”, une “pute”. Selon la chercheuse, il est nécessaire de relier cette idée d’appropriation à la croyance selon laquelle “les femmes sont le sexe et sont dévorées par celui-ci”. Ce préjugé millénaire rend nécessaire le contrôle des corps des femmes dans les sociétés patriarcales.

Les femmes ne sont pas toutes égales devant le sexisme et les violences sexuelles. Isabelle Clair observe notamment que les femmes jeunes sont plus susceptibles d’être agressées dans l’espace public et privé. Le sexisme peut également revêtir des formes diverses en fonction de l’appartenance sociale ou de la couleur de peau de la personne ciblée. En effet, le sexisme touche différemment les femmes suivant les ressources en leur possession, mais il n’en épargne aucune. Les formes d’oppression et l’identité des personnes touchées par le sexisme sont plurielles. Toutefois, cette hétérogénéité se retrouve aussi chez les femmes relayant ce sexisme, de manière plus ou moins conscientisée.

Un sexisme invisibilisé, ou simplement mis à distance

Comme le rappelle Isabelle Clair : “Certaines femmes n’ont parfois pas conscience d’appartenir à un groupe social en tant que tel. Celles-ci n’ont pas conscience de la domination qui s’exerce sur elles ou même parfois du sexisme.” Toujours selon la chercheuse, l’intériorisation du sexisme entraîne l’exercice de cette violence sur autrui. Résister au sexisme appelle forcément une autre forme de violence, ou un rappel à l’ordre. A l’inverse, en rejouant ce rapport de domination de genre, on apparaît comme un sujet appartenant au groupe dominant. On se met donc à l’abri, et à distance, du groupe social auquel on appartient de fait.

En rejouant ce rapport de domination de genre, on apparaît comme un sujet appartenant au groupe dominant.

Par-delà le fait de relayer cette forme de violence, on observe que certaines femmes peuvent nier cette violence en “invisibilisant” c’est-à-dire en niant les logiques sociales qui sous-tendent les violences sexistes. Le sexisme est alors nié en tant que fait social. Ainsi, suivant Isabelle Clair, beaucoup d’individus pensent que “les individus sexistes se limitent aux seules personnes qui se comportent mal, et ne voient les violences sexistes que comme des actions individuelles nécessitant un rappel à l’ordre”. Cette propension à individualiser les comportements empêche de relier des formes de violence plus diffuses, et de comprendre le sexisme comme un fait social.

Reconnaître une violence comme sexiste est aussi parfois quelque chose de brutal. Décrire une situation et la définir comme violente peut entraîner une prise de conscience difficile. Si le sexisme est aujourd’hui dénoncé et traité comme un véritable phénomène de société, cela n’a évidemment pas toujours été le cas, et peut entraîner une levée de bouclier de la part de certains groupes sociaux et de générations précédentes. Par exemple, lorsque le mouvement MeToo battait son plein, une centaine de femmes avec Catherine Deneuve à leur tête, ont publié une tribune défendant “la liberté d’importuner” des hommes. Il est à noter qu’il est toujours plus facile de juger d’un groupe social qui n’est pas le sien. On met à distance les personnes jugées, et on les juge d’autant mieux qu’elles représentent une forme d’altérité. Isabelle Clair évoque ainsi l’exemple des journalistes à la télévision qui “voient le sexisme dans le 93 mais pas dans leur quartier “, quand il n’est pas simplement invisibilisé. Dénoncer une certaine forme de sexisme peut aussi être un moyen d’exercer une violence envers un autre groupe social.

Une révolution par toutes les femmes

Le sexisme est toujours intégré au discours politique, et les actes pour lutter contre ces violences sont peu nombreux. Il est aussi, pour certains, bien présent au coeur des institutions. À titre d’exemple, la député Danièle Obono a souligné les liens observés,  à l’Assemblée nationale, entre domination masculine et lieux de pouvoir. Elle remarque que la violence peut être perçue comme plus banale dans les lieux de pouvoirs à cause du caractère conservateur de l’institution et d’une norme indexée sur un modèle réactionnaire. Les lieux de pouvoir sont par excellence des lieux de reproduction de la domination, il est donc logique que ceux-ci servent de support à l’exercice d’une domination masculine. La députée observe aussi l’aspect social et hiérarchique des personnes touchées par les violences sexuelles au sein de l’Assemblée nationale. Elle évoque les assistantes parlementaires, mais aussi les agents d’entretien qui sont les premières victimes de harcèlement sexiste. Néanmoins, selon ses termes “la matière sociale, culturelle et politique n’est pas figée, de même que les rapports de force”. Ainsi, le Tumblr “Chair Collaboratrice” a été ouvert afin de permettre aux victimes de harcèlement sexiste ou sexuel de témoigner sur une page publique.

Les femmes se désolidarisant de la cause féministe ne la décrédibilisent pas, mais montrent avant tout la nécessité de ce combat.

Si les mobilisations peuvent faire évoluer les choses, les prises de conscience sont aussi nécessaires. Pour comprendre la profondeur du sexisme comme fait social, LVSL s’était auparavant entretenu avec Alice Debauche afin de questionner les violences sexuelles au sein des universités françaises. En admettant que les violences sexistes sont un fait social et que les femmes en tant que groupe social cristallisent ces violences, il sera alors enfin possible de faire tomber les derniers bastions de conservatisme internes à ce groupe. Les femmes se désolidarisant de la cause féministe ne la décrédibilisent pas, mais montrent avant tout la nécessité de ce combat, en révélant la profondeur des mécanismes de domination. C’est donc avant tout le signe qu’il nous faut continuer d’avancer vers une réelle révolution féministe, incluant toutes et tous.

Violences sexuelles au sein des universités françaises : entre prise de conscience et culte du silence

© Marine B. @aimepoint

À partir des années 1970, nous avons assisté à une progressive libération de la parole des femmes concernant les violences sexuelles. Cette mise en lumière des rapports de violence dans le cadre des relations hommes-femmes dans les cercles sociaux nous aura permis de faire le constat que cela concerne aussi bien la sphère privée que de nombreuses sphères publiques. Récemment, depuis la vague qui a secoué l’industrie du cinéma avec le mouvement MeToo, d’autres champs sont marqués par de nouvelles révélations toujours plus accablantes comme la politique (Affaire DSK, Affaire Baupin, etc.) ou journalisme (Ligue du LOL). La délivrance de cette parole se fait progressivement, lentement et bien d’autres sphères sont concernées par ces violences. Nous avons travaillé sur un cas qui reste encore dans l’ombre : celui de l’université. Institution d’excellence, le système universitaire français se fait encore très silencieux sur les nombreuses histoires de violences sexuelles qu’il abrite.


Notre travail a débuté avec un appel à témoin, sur les réseaux sociaux, en particulier Twitter, théâtre de nombreux scandales et où la parole des femmes a tendance à s’émanciper plus facilement. Cet appel, massivement relayé, nous a permis de pouvoir nous figurer de manière assez large l’ampleur du phénomène. Plus d’une trentaine de personnes ont accepté de témoigner de manière anonyme.

Parmi les témoignages recueillis, l’écrasante majorité des victimes sont des femmes, de diverses universités en France. Étudiantes en licence, master ou en doctorat, toutes relatent des agressions sexuelles allant du harcèlement jusqu’au viol. Quant à l’agresseur, il a toujours été question d’un homme. Pour la majorité des victimes, l’agresseur s’avère être un étudiant de l’université, personnage charismatique et reconnu par ses pairs. D’autres évoquent des membres du personnel de l’université (services de santé, administration etc.), et même des professeurs ou chargés de travaux dirigés.

L’abandon de l’université dans ces cas-là fut systématique : toutes les victimes évoquent la même détresse et leur volonté de se tourner vers le corps enseignant ou l’administration pour obtenir de l’aide. Ce désistement de l’université, que cela concerna les équipes enseignantes ou administratives, et même le personnel de santé, est une récurrence de nos témoignages. Certaines ont même du faire face à la menace d’une exclusion de l’institution si cette affaire venait à être rendue publique et donc ternir la réputation de l’établissement.

L’abandon de l’université dans ces cas-là fut systématique : toutes les victimes évoquent la même détresse et leur volonté de se tourner vers le corps enseignant ou l’administration pour obtenir de l’aide.

Présentes dans tous les milieux socio-professionnels, les violences sexuelles ne sont pas prises en charge de manière égale sur tout le territoire. L’enseignement supérieur ne déroge pas à la règle. De même, il existe peu de données qui nous permettent de nous rendre compte de l’ampleur de ce phénomène, si ce n’est le résultat de l’enquête « ViRaGe[1] », opération menée par l’Institut National des Études Démographiques (INED) de février à novembre 2015 auprès d’un échantillon de 27 268 personnes issues de la population étudiante de quatre universités françaises. Nos témoignages ont pu révéler que toutes les universités françaises étaient concernées par ce phénomène, bien loin des quatre de l’étude ViRaGe. Cela s’explique d’une part par l’absence totale de prévention contre les violences sexuelles et le manque de soutien de la part de l’institution aux associations féministes qui souhaitent militer, et d’autre part l’inexistence d’une structure pouvant accueillir, accompagner et protéger les victimes de ces agressions. La demande de celles-ci est pourtant claire : l’université a bien son rôle à jouer.

À ce jour, aucune des personnes interrogées n’a souhaité porter plainte. Pour certaines d’entre elles, il a été question de pression de la part de membres de l’administration, qui ne souhaitaient pas voir l’université mise en cause, pour d’autres, ce fut le découragement face au parcours judiciaire.

Depuis plusieurs années, de nombreuses associations telles que le Clasches[2] mettent en lumière les violences sexuelles au sein des universités françaises. En réponse, les pouvoirs publics ont tenté de mettre en oeuvre un semblant de politique de prévention et de traitement du harcèlement sexuel. On peut ainsi citer la loi du 6 août 2012[3] mais également celle du 4 août 2014[4]. Après les révélations d’une série d’affaires visant l’enseignement supérieur et la recherche par Mediapart au printemps 2019, le gouvernement a mis en place un projet de loi le 4 juillet, modifiant le fonctionnement des procédures disciplinaires dans les affaires de violences sexuelles à l’université. Cependant, aujourd’hui encore, ces mesures sont jugées totalement insuffisantes pour prévenir les agressions sexuelles et la demande de la part des étudiants de doter l’université de structures de prévention et d’accompagnement des victimes se fait de plus en plus forte.

L’université : le danger d’un carrefour des cercles sociaux

Alice Debauche, maîtresse de conférences en sociologie rattachée à l’université de Strasbourg et chercheuse associée à l’unité Démographie, Genre et Sociétés à l’INED, travaille sur les violences contre les femmes et en particulier les violences sexuelles. Dans le cadre d’une enquête ViRaGe réalisée avec une équipe de chercheurs, elle a étudié ce phénomène au sein des universités. Cette enquête visait alors à répondre à quatre interrogations : Combien de personnes subissent aujourd’hui en France des violences dans le couple, au travail, dans l’espace public ? Les femmes et les hommes sont-ils concernés de la même manière ? Quelles sont les conséquences de ces violences sur l’état de santé, les parcours scolaires, professionnels et familiaux ? À qui parle-t-on de ces violences ?

Il faut bien saisir, selon elle, le fait que l’université se trouve être un petit monde au sein duquel sont enchevêtrés différents types de liens sociaux[5]. On y retrouve finalement des formes de violences sexuelles qui ne sont pas forcément spécifiques à l’université et que l’on peut retrouver dans d’autres espaces : les agressions entre étudiants qui se connaissent s’apparentent aux agressions que l’on peut retrouver au sein de cercles d’amis, de cercles de relations sociales classiques. On constate également des agressions qui ressemblent à ce que l’on peut retrouver dans l’espace public, harcèlement et agressions de rue, parmi les différents témoignages à notre disposition. On observe aussi des cas d’agressions conjugales, et, enfin, des cas d’agressions qui s’apparentent à celle que l’on retrouve sur un lieu de travail. C’est ce qui fonde, en quelque sorte, la spécificité de l’université : un espace social au croisement de plusieurs types d’espaces sociaux. Cette spécificité est l’une des raisons des difficultés de la lutte contre les agressions sexuelles à l’intérieur de l’institution universitaire.

Pour comprendre les diverses formes d’agressions, comme les violences conjugales, ou celles qui prennent place sur le lieu de travail, les agressions d’un étudiant sur un autre ont été reconnues juridiquement beaucoup plus tôt. Dans le cadre du mouvement féministe des années 1970, et des premières formes de violences sexuelles qui ont été reconnues, on trouve, en premier lieu, l’inconnu dans la rue, l’agresseur que l’on ne connaît pas, qui ne fait partie d’aucun cercle social. Ce n’est que progressivement qu’émerge la reconnaissance des violences sexuelles entre personnes qui se connaissent, les cercles d’amis proches et éloignés, et cela peut concerner les agressions sexuelles entre étudiants. Quand on consulte les témoignages des années 1970-1980, on retrouve ce cas de figure assez fréquemment. Plus tard, dans les années 1990, on commence à reconnaître les agressions en famille et dans le couple. Les violences sexuelles telles qu’on les retrouve au sein du lieu de travail sont les dernières à être reconnues : il y a des débats dès les années 1990, mais c’est véritablement le mouvement MeToo qui va permettre sa reconnaissance. Si on prend un peu de recul historique, indique Alice Debauche, c’est quand il n’y a pas d’enjeux hiérarchiques qu’il est plus aisé de reconnaître l’existence de ces violences. Autrement, la parole des victimes est très souvent remise en question.

Nous sommes face à des violences de genre, de manière assez large : il n’y a pas systématiquement de domination par l’âge, et dans l’immense majorité des cas, l’agresseur est un homme, la victime une femme, ce qui fait appel à toutes les représentations[6] liées à la sexualité. La violence, souvent, n’est même pas physique : il faut comprendre que de toute façon, les relations entre les hommes et les femmes sont asymétriques, et donc les relations amicales, sexuelles et amoureuses aussi.

Le rôle que devrait jouer l’université dans la protection de ses étudiants est majeur, et, si l’on procède par analogie, poursuit Alice Debauche, en tant que lieu de travail, elle devrait avoir le même type d’obligations qu’une entreprise dans le cadre du harcèlement sexuel au travail. Or, il se trouve qu’à l’heure actuelle, les dispositifs sont assez médiocres, comparé à ce que l’on peut trouver au sein d’une entreprise classique. Il est étonnant de constater que même lorsque l’agression a lieu dans les locaux, les services universitaires ne prennent pas leurs responsabilités. Lorsque ces agressions se déroulent en dehors, juridiquement, il est difficile pour elle d’agir, mais lorsque l’agression a lieu au sein de la structure, elle peut poursuivre les agresseurs. Dans le cadre d’une agression qui a eu lieu à l’extérieur, certaines actions internes pour protéger la victime sont également possibles. Mais il y a beaucoup de résistance : d’une part, les acteurs considèrent que cela relève d’affaires privées, auquel cas, on arrive bien souvent à la conclusion que l’université n’a pas de rôle à jouer, ce qui est évidemment faux. D’autre part, nous faisons face à une forme de conservatisme du corps administratif ou enseignant qui a tendance à résumer la situation par « j’ai vécu ça à mon époque, il n’y a pas de raison que la situation change aujourd’hui ». Et quand cela concerne les étudiants, il y a une forme de tolérance, due au cercle social qui les concerne, qui met en jeu des types de sociabilité souvent festifs.

Le rôle que devrait jouer l’université dans la protection de ses étudiants est majeur, en tant que lieu de travail, elle devrait avoir le même type d’obligations qu’une entreprise dans le cadre du harcèlement sexuel au travail.

En décembre 2017, Alice Debauche a participé à un colloque sur les violences sexistes et sexuelles au sein des universités[7], en présence de la ministre qui s’était engagée à ce que toutes les universités se dotent de dispositifs d’accompagnement et d’aide aux victimes. Malgré ces engagements ministériels, les universités sont encore dans l’attente, car sans moyen ni financement, il est impossible d’avancer.

Et après ?

À l’issue de ce travail, nous avons rencontré l’association de la B.A.F.F.E qui milite principalement au sein de Sorbonne Université, et qui fut créée afin de répondre à un besoin de mise en place de dispositifs d’accueil et de prévention des violences sexistes à l’université. Malgré la mise en place de la mission égalité telle qu’elle a été prévue par la loi de 2013, l’inefficacité de cette mesure fait débat. Peu d’étudiants sont sensibilisés à ces questions et ,aujourd’hui, au sein de cette association, de nombreuses mesures sont prises afin de combler ce vide : par la circulation d’une charte antisexiste « qui dépasserait le cadre de la simple profession de foi de l’université, mais qui évoquerait très concrètement l’existence de ces agressions » ainsi que par « la mise en place de dispositifs plus concrets, que cela concerne la prévention mais aussi l’accompagnement des victimes, afin de sensibiliser les étudiants, le corps enseignant et l’administration au sujet de ces violences sexuelles qui s’exercent dans le cadre universitaire ». Pour la B.A.F.F.E, il est nécessaire de mettre en place des groupes de travail sur les violences sexuelles et cela en parallèle de la mise en place d’une cellule d’accompagnement des victimes. Ces deux dispositifs comprendraient une aide juridique, d’une part, mais également une aide médicale, afin de ne pas laisser de victimes s’isoler. L’externalisation de cette structure présente plusieurs avantages : d’une part, il y a un souhait d’indépendance vis-à-vis de l’université et d’éventuelles pressions, ce qui permettrait de créer un climat de confiance pour la victime. « Nous avons une idée assez précise de ce qu’il peut se passer, grâce à la mise en place d’un formulaire anonyme qui nous permet de recueillir différents témoignages. Il est rare que les personnes nous laissent des contacts, c’est malheureux, mais nous pouvons au moins dresser un tableau de la réalité. Quand on a affaire à des affaires qui mettent en cause les professeurs, par exemple, la domination hiérarchique intervient, en plus de la domination de genre. Quand cela concerne les étudiants, on a un genre de profil-type qui apparaît : le leader charismatique, qui a beaucoup d’amis et qui est très reconnu et qui exerce une domination sur des personnes vulnérables. »

« Il y a une demande d’aide très claire de la part des victimes envers l’université ». Il est important, selon l’association, que l’institution universitaire prenne ses responsabilités vis-à-vis de ce qu’il peut arriver en son sein, que cela concerne le corps enseignant ou l’administration. Les mesures qualifiées de « punitives » (telle que la mise en place d’examen terminal pour la victime, le rejet de la part des enseignants, changement de master ou d’université etc.) ne doivent plus avoir lieu. Il serait impératif, pour l’association, de mettre en place des mesures conservatoires, une fois les personnels au courant de la situation, pour faire en sorte que la victime ne soit plus en lien avec son agresseur, durant l’entièreté de son cursus. « Il est très important de comprendre que les victimes, dans la plupart des cas, font face à des troubles importants, comme des états de stress post-traumatique, des dépressions, des tentatives de suicide etc.. Nous préconisons une solution à deux volets, en quelque sorte : une phase de prévention, d’information et de sensibilisation des étudiants, du corps enseignant et du corps administratif, de souligner que certains comportements n’ont pas lieu d’être, de souligner leur anormalité. Le second volet, évidemment, se pose plus précisément après l’agression, et il faut donc mettre en place très concrètement des cellules d’aide, avant décision juridique ou disciplinaire. C’est conserver la victime, la protéger, et non plus la punir. Nous faisons face, très souvent, à des victimes qui abandonnent leur cursus universitaire, car elles sont encore en lien avec leur agresseur, ou qui ne rencontrent pas suffisamment de compréhension de la part de l’université. On ne veut plus que cela arrive. Les étudiants sont bien souvent précaires et il n’est pas possible pour tout le monde de mettre ses études en pause. Ces cellules permettraient de trouver des solutions envisageables pour la victime, qui lui conviennent, et qui la protègent. »

« Il y a une demande d’aide très claire de la part des victimes envers l’université »

Selon la B.A.F.F.E, les difficultés rencontrées relèvent surtout de la perception de ces agressions. « Il y a un véritable culte du silence, car la libération de la parole des victimes est vue comme une atteinte à l’université dans son ensemble… Nous devons toujours rester dans l’abstrait et la théorie, c’est assez handicapant pour mener des actions concrètes. Par ailleurs nous faisons face à beaucoup de condescendance, comme nous faisons partie du corps étudiant, alors que nous menons des actions qui ne devraient pas relever des étudiants. C’est le rôle de l’université de les protéger. »

 

[1] Violences et Rapport de Genre : contextes et conséquences des violences subies par les femmes et par les hommes.

[2] Collectif de lutte anti-sexiste contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur.

[3] Loi n° 2012-954 relative au harcèlement sexuel.

[4] Loi n° 2014-873 concernant l’égalité réelle entre les hommes et les femmes au sein des espaces publics.

[5] Ensemble des appartenances, des affiliations et des relations qui unissent les gens entre eux.

[6] Les représentations sociales, centrales dans le domaine des sciences sociales, se réfèrent, grossièrement, à la représentation collective d’une catégorie sociale (ici les femmes). Les historiens comme George Duby évoquent plus largement la notion « d’imaginaire ».

[7] Colloque international, Violences sexistes et sexuelles dans l’enseignement supérieur et la recherche : de la prise de conscience à la prise en charge, Paris, 4 décembre 2017, organisé par l’ANEF (Association Nationale des Études Féministes), la CPED (Conférence Permanente Égalité Diversité), le Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, les universités Paris Diderot, Aix-Marseille, Le Mans et Paris 8.