« Que Salvador Allende démissionne ou se suicide » : retour sur le 11 septembre 1973

Chili 11 septembre 1973 -- Le Vent Se Lève
© Éd. Joseph Édouard pour LVSL

Mort d’une utopie ? Destruction de l’une des « plus anciennes démocraties » d’Amérique latine ? Victoire des secteurs oligarchiques et de l’impérialisme ? Éclatement des contradictions de la révolution incarnée par le président Allende, à la fois socialiste, démocratique et constitutionnelle ? Le 11 septembre 1973 est tout cela à la fois. Pour les Chiliens, il marque le reflux d’un processus continu de conquêtes sociales – et l’entrée forcée dans l’ère d’un libéralisme de type nouveau. Ce jour marque le commencement d’une série de crimes de masse perpétrés par la junte militaire du général Pinochet. Pour les cinquante ans de cette date, Le Vent Se Lève publie une série d’articles dédiés à l’analyse des « mille jours » de la coalition socialiste de Salvador Allende et au coup d’État qui y a mis fin. Ici, Franck Gaudichaud retrace ses premières heures de manière chirurgicale. Professeur d’Université en histoire et études des Amériques latines à l’Université Toulouse Jean Jaurès, il est l’auteur d’une série d’articles et d’ouvrages sur le Chili, dont Chili, 1970-1973 – Mille jours qui ébranlèrent le monde (Presses universitaires de Rennes, 2017 – les lignes qui suivent en sont issues) et plus récemment Découvrir la révolution chilienne (1970-1973) (éditions sociales, 2023).

« Si les mille jours de l’Unité populaire avaient été vertigineux, le temps a souffert une énorme accélération le 11 septembre. Ce fut un jour de définitions. Ce qui était en jeu n’était pas seulement la politique, le changement, le socialisme, ce qui était désormais au centre de tout était la vie, sans abstractions, la vie au sens propre1. » Début septembre, le mouvement fasciste Patrie et liberté n’hésite plus à distribuer des tracts, qui laissent deux « alternatives » à Allende : la démission immédiate ou le suicide…

Affiche de propagande de Patrie et liberté invitant Allende à la « démission » ou au « suicide ». Archives BDIC – Paris – Dossier Chili – F° A 126/16 – 1973.

Chacun sait que l’affrontement est proche, que c’est une question d’heures ou, tout au plus, de quelques jours. Comme en témoigne Rigoberto Quezada, la question de l’armement revient continuellement au sein des bases ouvrières : « Le coup d’État était annoncé dans les journaux, la radio et même par le président du Sénat, E. Frei (père). On parlait beaucoup de la révolution espagnole, où les ouvriers ont pris d’assaut les régiments et se sont armés2. » Le golpe est sur toutes les lèvres, dans tous les esprits.

Les dernières heures de Salvador Allende

Allende en a parfaitement conscience. Il joue son dernier atout, bien tardif d’ailleurs : l’appel au plébiscite populaire, en vue d’un changement constitutionnel et, avec comme espérance, la stabilisation du gouvernement jusqu’aux élections présidentielles de 1976. Selon toute vraisemblance, si le coup d’État intervient précisément le 11 septembre, c’est que le président de la République a pour projet d’annoncer le référendum le soir même, à la radio, comme il l’a personnellement précisé au général Pinochet. Ce dernier n’en demandait pas tant pour se décider à agir au plus vite3.

Pour Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste défendant, mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique.

Nous ne nous attarderons pas ici sur le détail des opérations militaires, qui vont de l’intervention de la marine dans le port de Valparaíso, tôt le matin du 11 septembre, jusqu’aux déplacements de troupes dans la capitale. Il s’agit d’une guerre éclair de quelques jours, une guerre interne dotée de puissants soutiens externes (la CIA) et menée en vue du pouvoir total. Elle comprend l’utilisation d’avions de chasse et de tanks et pousse au suicide le président Allende, vers 14 heures, dans le palais présidentiel de la Moneda4.

Refusant l’ultimatum des officiers, Allende décide de résister quelques heures, sans vouloir quitter le palais Présidentiel comme lui demande l’appareil militaire du Parti socialiste (PS). Rejoint par quelques proches et des membres du GAP, le « camarade-président » a eu le temps d’y prononcer son dernier discours (connu comme « Le discours des grandes avenues »), qui est aussi un testament politique laissé aux futures générations.

Comme l’a par la suite expliqué l’écrivain Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende dans la Moneda en flamme est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste, défendant une mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique et une Constitution créée par l’oligarchie chilienne au début du siècle5. Cette mort est aussi celle d’un homme politique et d’un militant intègre, fidèle jusqu’au bout à ses principes et à ses engagements.

Résistance ouvrière atone face aux militaires ?

Jusqu’au 11 septembre, 8 heures du matin, le président de la République a eu confiance dans la loyauté du général Pinochet et espère, d’une minute à l’autre, son intervention en défense du gouvernement6. C’est pourtant ce dernier qui prend la tête de la rébellion. Les soldats, carabiniers ou sous-officiers qui refusent ce qu’ils considèrent comme une trahison, sont immédiatement passés par les armes.

La stratégie militaire déclenchée dans la capitale suit un plan simple, mais efficace : une incursion directe à la Moneda, afin de détruire (symboliquement et physiquement) le pouvoir central et, de là, se diriger vers la périphérie, avec pour priorité le contrôle des Cordons industriels (CI)7. [NDLR : les « Cordons industriels » sont des organismes de démocratie ouvrière, d’inspiration socialiste, destinées à faire le lien entre les diverses sections syndicales ou les différents secteurs industriels du pays]

Dans ses mémoires, le général Pinochet dit son étonnement face à la faible résistance rencontrée au sein des CI : « Nous avons effectué un dur labeur de nettoyage. Dans ces derniers moments, nous n’avons pas dû affronter les réactions prévues, de la part des Cordons industriels8. » Tout de suite après le coup d’État, de nombreuses rumeurs ont circulé de par le monde, annonçant une opposition massive des ouvriers chiliens au coup d’État. Aujourd’hui, on connaît plus précisément l’ampleur de cette réaction populaire. En fait, le principal foyer d’opposition s’est déroulé dans la zone sud de Santiago.

Dans ses mémoires, le général Pinochet dit son étonnement face à la faible résistance rencontrée au sein des cordons industriels.

Elle est le fait de militants de gauche aguerris, membres des appareils militaires du PS et du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR, Movimiento de izquierda revolucionaria), qui se sont déplacés au sein des Cordons [NDLR : le MIR, d’obédience marxiste-léniniste, est l’élément le plus radical de la coalition dirigée par Salvador Allende]. Ceci souvent, avec l’appui actif de salariés prêts à se battre. Une fois le coup démarré, l’appareil militaire du PS (avec à sa tête Arnoldo Camú) réussit à regrouper et armer une centaine d’hommes, tandis que se réunit dans l’usine FESA du CI Cerrillos, la commission politique de ce parti.

Les instructions sont d’initier un plan de défense du gouvernement, qui consisterait à libérer une zone de la ville où puissent se coordonner des actions en collaboration avec les ouvriers des CI San Joaquín, Santa Rosa y Vicuña Mackenna. Le point de ralliement fixé est l’entreprise Indumet (CI Santa Rosa), où se retrouvent des responsables de l’ensemble de l’UP, auxquels se joignent environ 200 ouvriers combatifs. À 11 heures du matin, les dirigeants nationaux de chaque organisation évaluent leur capacité politico-militaire immédiate9.

Comme le rapporte P. Quiroga, témoin de cette réunion, la précarité de la préparation saute aux yeux des militants. La proposition du PS (prendre d’assaut une unité militaire pour avancer sur la Moneda) est rejetée par le Parti communiste (PC), qui préfère attendre la réaction tant espérée des forces armées (pour finalement passer à la clandestinité). Quant à M. Enríquez – d’accord pour intervenir -, il annonce que la force centrale du MIR nécessite encore plusieurs heures, pour pouvoir être opérationnelle… Selon Guillermo Rodríguez, le MIR a mis en veille son appareil politico-militaire (et donc enterré les armes) depuis le 6 septembre, persuadé que le gouvernement est sur la voie de nouvelles conciliations avec la droite10.

Finalement, en l’absence d’une aide venue des soldats de gauche et d’une planification politico-militaire sur le long terme, le « pouvoir populaire » est incapable d’organiser une résistance armée au coup d’État [NDLR : le « pouvoir populaire » désigne les formes d’organisation para-étatiques, souvent ouvrières, destinées à concrétiser le socialisme par des actions complémentaires à celles de l’État – ou, pour les plus radicaux, à le remplacer]. Comme le dit aujourd’hui Guillermo Rodríguez, qui a tenu avec d’autres de ses camarades à combattre malgré tout, « je crois qu’à ce moment-là, nous nous sommes battus pour l’histoire, afin de laisser un petit drapeau qui dirait “nous avons tout de même fait une tentative, alors que dans d’autres endroits, rien n’a été fait11” ».

La répression et le début du terrorisme d’État

La violence d’État envahit alors le pays et elle vise en priorité les militants de gauche et les dirigeants du mouvement social, dont tous ceux qui se sont lancés dans l’aventure du « pouvoir populaire ». Dans les témoignages, la dimension traumatique de ces heures de violence intense est partout présente. C’est le début de la « période noire » pour les militants, qui connaîtront la détention, la torture, la mort de proches, l’exil ou la vie en clandestinité pendant des années, etc.

En même temps que la dictature impose sa chape de plomb à l’ensemble de la société, les habitants des poblaciones, les ouvriers des Cordons, les partisans de gauche connaissent la signification concrète de ce que peut représenter la terreur d’État12. Un exemple pris parmi d’autres, est celui de Carlos Mújica. Salarié de l’usine métallurgique Alusa, militant MAPU et délégué du cordon Vicuña Mackenna, il tient à témoigner :

« Le jour du coup d’État il y avait des morts dans la rue, ils les apportaient même d’autres endroits et ils les jetaient ici. […] Et on ne pouvait rien faire ! Je crois que le plus dur fut à cette époque, l’année 73 – 74. Par la suite, en 1975, les services secrets viennent me chercher à Alusa. Ils me détiennent et m’emmènent à la fameuse Villa Grimaldi : là, ils passaient les gens à la parilla, c’est-à-dire sur un sommier en fer où ils appliquaient le courant électrique sur les jambes… Ils savaient que j’étais délégué du secteur…13 »

Déploiement militaire dans les quartiers périphériques de Santiago (11 septembre 1973). Reproduit dans La Huella, Santiago, n° 12, septembre 2002.

Ils sont des centaines de milliers à passer dans les mains des services secrets de la junte et à être torturés. Plusieurs milliers d’entre eux sont, aujourd’hui encore, des « détenus disparus ».

Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet non seulement de revenir sur les avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes.

L’une des premières mesures de la junte est d’écraser le mouvement syndical et d’interdire la CUT. La défaite du mouvement révolutionnaire signifie de véritables purges politiques dans les entreprises, qui – pour les plus importantes – passent sous la coupe des militaires : il y aura plus de 270 détenus à Madeco, 500 personnes immédiatement licenciées à Sumar ou encore une répression plus ciblée, comme à Yarur ou Cristalerias de Chile14. De nombreux patrons participent pleinement au système de délation et arrestation des militants mis en place par la junte. C’est précisément ce qui se passe à l’usine Elecmetal, rendue à ses propriétaires le 17 septembre 197315.

Cette répression s’accompagne du licenciement de 100 000 salariés, inscrits sur les « listes noires » de la junte (afin qu’ils ne puissent pas être réemployés). En même temps, la dictature impose la loi martiale, ferme le Congrès, suspend la Constitution et bannit du pays l’activité des partis politiques, y compris de ceux qui ont appuyé le coup d’État. Peu à peu, Pinochet et ses acolytes donnent à la répression une dimension transnationale, en coordination avec les autres régimes militaires de la région et avec le soutien du gouvernement des États-Unis, formant ce qui est désormais connu comme « l’Opération Condor »16. Et c’est bien dans le cadre des rapports de forces politiques mondiaux que s’inscrit cette fin tragique de l’UP.

Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet, non seulement de revenir sur les nombreuses avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes et dont ce petit pays du Sud expérimente, le premier, les recettes, sous la coupe des Chicago Boys. Les 17 années de dictature postérieures au 11 septembre 1973, sont celles de ce que Tomás Moulian ou Manuel Gárate nomment « révolution capitaliste », tant la société va être remodelée par la junte17.

Il s’agit, en fait, d’une contre-révolution, dans le sens le plus strict du terme. Et l’ampleur de la violence d’État, complètement disproportionnée en regard de la résistance qui lui est opposée, ne s’explique que parce qu’il s’agit, non seulement de tuer les individus les plus actifs dans le processus de l’UP, mais aussi d’arracher les traces, au plus profond de leur enracinement social, des expériences autogestionnaires qui s’étaient multipliées. Maurice Najman, qui est allé sur place observer l’UP, affirme en octobre 1973 : « En définitive les militaires sont intervenus au moment où le développement du « pouvoir populaire » posait, et même commençait à résoudre, la question de la formation d’une direction politique alternative à l’Unité populaire18. »

Face au coup d’État, il croit pouvoir pronostiquer une prompte résistance armée. Ce pronostic, erroné, est le fruit d’une vision surdimensionnée de la force du « pouvoir populaire ». En fait, l’opposition massive à la dictature ne renaît que bien plus tard, au début des années 1980, à l’occasion des grandes protestas. Entre-temps, l’ensemble des tentatives de « pouvoir populaire » ont complètement disparu sous le talon de fer du régime militaire. Cependant il est un trait du « pouvoir populaire » que la dictature n’a pu effacer complètement : sa mémoire, ou plutôt ses mémoires.

Notes :

1 Patricio Quiroga, « Compañeros, El GAP, la escolta de Allende », El Centro, 2002,

2 Témoignage de Rigoberto Quezada, recueilli par Miguel Silva, Los cordones industriales y el socialismo desde abajo, auto-édition, 1900.

3 Pour une description des derniers jours d’Allende : Joan Garcès, Allende y la experiencia chilena, Las armas de la política, Santiago, Siglo XXI, 2013.

4 Patricia Verdugo., Interferencia Secreta. 11 de septiembre de 1973, Editorial Sudamericana, 1988

5 Gabriel García Márquez, « La verdadera muerte de un presidente », 1974

6 Voir les remarques à ce sujet de Luís Vega, alors conseiller du ministère de l’Intérieur, à Valparaíso (Anatomía de un golpe de Estado. La Caída de Allende, Jerusalén, La semana publicaciones, 1983).

7 Vicente Martínez., « La estrategia militar en Santiago », La Tercera, 2003

8 Augusto Pinochet., El día decisivo, Santiago, Andrés Bello, 1979

9 Se trouvent sur place Víctor Díaz et José Oyarce du PC, Miguel Enríquez et Pascal Allende du MIR, Arnoldo Camú, Exequiel Ponce et Rolando Calderón pour le PS.

10 Entretien réalisé à Santiago, 6 août 2003.

11 Entretien réalisé à Santiago, 6 août 2003

12 Stohl M. et López G., The state as terrorist, Wesport, Greennewood Press, 1984

13 Entretien réalisé à Santiago, le 14 mai 2002

14 Peter Winn, Weavers of Revolution: The Yarur Workers and Chile’s Road to Socialism, Oxford University Press, 1989.

15 La situation d’Elecmetal est plus connue car on a pu, plusieurs années plus tard, retrouver par hasard les corps des victimes et les autopsier (« La complicidad de Elecmetal y Ricardo Claro », El Siglo, Santiago, 20 octobre 2000.

16 Franck Gaudichaud. Operación Cóndor. Notas sobre el terrorismo de Estado en el Cono sur, Madrid, Sepha, 2005.

17 Thomas Mouliant, Chile actual, anatomía de un mito, Santiago, ARCIS-LOM, col. « Sin Norte », 1997

18 Le Monde Diplomatique, Paris, octobre 1973.

L’actualité des marxismes chinois

© Ribeiro Simões

À la manière d’une mise en abyme, le numéro 73 d’Actuel Marx porte sur les « marxismes chinois ». Il s’agit d’étudier une question trop souvent balayée d’un revers de main : l’importance véritable de la pensée marxiste en Chine depuis le début du XXe du siècle à nos jours, tant pour les autorités, les milieux universitaires que les courants d’opposition. Ainsi, la revue offre des clés précieuses pour comprendre les dynamiques à l’œuvre dans la seconde puissance économique mondiale.

Il est courant d’évoquer la République populaire de Chine (RPC) sur le mode de la démonologie. Si la nature répressive du régime est indéniable – que l’on pense à la gestion autoritaire du Covid-19, à l’internement de millions d’Ouïghours dans le Xinjiang ou aux multiples répressions de conflits ouvriers –, une telle perspective n’aide aucunement à le comprendre. Pas davantage qu’il ne permet d’éclaircir son paradoxe central : si la pensée marxiste se veut émancipatrice, comment interpréter son omniprésence dans une Chine bien peu socialiste ?

Le parti dirige tout

Conformément au rôle que lui conféraient déjà Marx et Engels dans leur Manifeste, le Parti communiste est dans le marxisme officiel chinois l’organisation qui doit conduire le pays vers le communisme. Nathan Sperber1 analyse les ressorts concrets de cette fonction dirigeante à l’aune du précédent soviétique. Tout comme en Union soviétique, ce que les marxistes appellent l’appareil d’État n’est pas supprimé mais doit servir d’instrument d’exécution au service du Parti communiste qui, lui, décide.

Dès lors, le Parti communiste et l’État restent deux entités bien distinctes, mais structurées de manière homologique de sorte à assurer la domination du premier sur le second. À chaque échelon étatique correspond un échelon partidaire, ce qui permet un contrôle à tous les niveaux. Une autre similitude tient dans la concentration du pouvoir par les instances dirigeantes. En dépit de l’affirmation du principe de centralisme démocratique2 par le Parti communiste d’Union soviétique (PCUS) et le Parti communiste chinois (PCC), les échelons supérieurs exercent un contrôle sur la nomination des membres des organisations inférieures.

Tous ne considèrent pas ainsi la Chine comme capitaliste, à l’image de Remy Herrera et Zhimming Long pour qui le système chinois est un régime « avec capitalistes mais non capitaliste ».

Le chercheur Nathan Sperber note néanmoins plusieurs différences significatives qui permettent de prendre la mesure du caractère inédit de la domination partidaire en Chine. Il est singulier que l’Armée populaire de libération (chinoise), contrairement à l’Armée rouge (soviétique), soit entre les mains du Parti et non de l’État. Ensuite, les dangzu ne connaissent pas d’équivalent en Union soviétique. Aussi appelés groupes du parti, on les trouve partout (ministères, administrations territoriales, entreprises publiques, grandes institutions éducatives, sanitaires, sportives, etc.) et leur autorité y est souveraine.

Enfin, le système servant à nommer aux postes de responsabilités au sein du PCC (la nomenclature) est centralisé horizontalement autour de zuzhibu ou « départements de l’organisation » présents à chaque échelon du parti – ce qui est censé restreindre le développement d’une « bureaucratie » comme en URSS, et participerait à assurer la domination concrète du Parti sur l’appareil d’État.

Le tournant opéré sous Xi Jinping à partir de 2012 ne fait qu’accroître cette domination du parti. Alors que toute réduction du périmètre d’intervention du PCC est rejetée depuis le mouvement de Tiananmen et l’effondrement de l’URSS, Xi Jinping estime néanmoins que la direction de l’État par le parti pourrait être plus systématique et rigoureuse. Il s’ensuit alors une « suractivité réglementaire, des réagencements bureaucratiques majeurs et une hausse des moyens à la disposition du Comité central et de ses instances ». En parallèle, émerge du discours officiel une conception absolutiste du Parti. Ainsi Xi Jinping affirme-t-il, dans son rapport au 19e Congrès du PCC, que « le parti dirige tout ». Mais dans quelle direction ?

Le modèle chinois, une alternative au néolibéralisme ?

Si d’aucuns peuvent légitimement douter de la nature communiste du régime chinois, Jean-Numa Ducange et Nathan Sperber3 rappellent que la question du mode de production chinois fait l’objet de vives discussions dans la communauté scientifique, dont ils présentent les grandes contributions. Tous ne considèrent pas ainsi la Chine comme capitaliste, à l’image de Remy Herrera et Zhimming Long pour qui le système chinois est un régime « avec capitalistes mais non capitaliste ».

Selon Wu Xiaoming et Qi Tao4, « le socialisme aux caractéristiques chinoises » offre au monde l’exemple d’un « projet de civilisation post-néolibérale ». Depuis l’ouverture du pays à l’économie de marché et aux capitaux étrangers sous Deng Xiaoping, les problèmes structurels de bulles économiques, de dégradation écologique, et de l’inégale répartition des richesses perdurent en Chine. Pour autant, l’horizon de la « prospérité commune » fixé par Xi Jinping, ainsi que la politique de lutte contre l’extrême pauvreté5 permettent aux auteurs d’affirmer que la Chine est entrée dans une nouvelle ère de son développement. Après être restée pendant des décennies au « stade primaire du socialisme », la Chine aurait atteint un nouveau stade de développement dont la portée dépasse la politique intérieure. Wu Xiaoming et Qi Tao vont jusqu’à voir dans cette nouvelle orientation une source d’espoir pour le socialisme mondial.

Nous regrettons toutefois que les auteurs ne se soient pas davantage attardés sur les parts d’ombres de ce « défi à l’ordre néolibéral occidental », et qu’ils se soient contentés de les évoquer par la formule de « contradictions inhérentes à la crise ». Une analyse de l’état de la lutte des classes en Chine, et de l’attitude active des autorités chinoises dans la répression des contestations ouvrières, aurait été de quelque utilité. D’autant plus que Wu Xiaoming et Qi Tao reconnaissent eux-mêmes que ce sont précisément ces « contradictions » qui empêchent une grande partie des chercheurs occidentaux – et donc plus largement de la population occidentale – de ne voir en la Chine autre chose qu’une menace.

Vers la domination ou l’harmonie universelle ?

Dans l’esprit d’un certain nombre de commentateurs occidentaux, la Chine, de l’Empire du milieu, est devenue l’Empire du mal. C’est pour lutter contre l’idée reçue d’une Chine expansionniste et dangereuse pour l’ordre international que Viren Murthy6 revient sur la notion de tianxia chez Zhao Tingyang. À l’origine, le tianxia est un concept confucéen qui signifie littéralement « tout ce qui est sous le ciel ». Zhao Tingyang l’analyse d’un point de vue cosmologique, en ce que le Tianxia mènerait à « l’idée de l’un comme unité harmonieuse de la multiplicité », et est ainsi vecteur d’universalisme.

On regrettera l’absence d’analyse des pratiques auxquelles s’adonne la Chine en matière de politique internationale. Que l’on parle d’asservissement par la dette ou de rachat d’actifs stratégiques, on voit mal en quoi elle se distingue des États-Unis.

Zhao Tingyang formule à partir de là un projet normatif de communauté universelle libérée de l’impérialisme et gouverné pour le bien commun. Il n’est pas inintéressant de relever que pour certains penseurs chinois cités par l’auteur, les institutions internationales comme les Nations-Unies constituent un tremplin dans la réalisation de l’ordre global auquel appelle le tianxia.

Cette notion est également brandie par Xi Jinping, qui bute néanmoins sur deux obstacles selon Viren Murthy. Sur le plan intérieur, les exemples du Tibet et du Xinjiang démontrent « incontestablement l’échec du “multiple” en même temps que de l'”Un” ». À propos de l’ordre international, si Xi Jinping, conformément à l’idéal du tianxia, parle fréquemment de « communauté de destin pour l’humanité », il résout néanmoins la tension entre l’un et le multiple en faisant primer le premier sur le second lorsqu’il considère que la question de la démocratie est une affaire interne à chaque État.

On voit ainsi que le concept de tianxia, profondément ancré dans la culture chinoise, assure à celle-ci un idéal régulateur opposé à l’ordre mondial impérialiste et guerrier actuel. En bon dialecticien, Viren Murthy souligne, avec la marxiste Lin Chun, que « jusqu’à présent ce discours s’est gardé de prendre en compte […] la question du capitalisme », tout en reconnaissant que le souci qu’a Zhao Tingyang de « remodeler l’ordre mondial dans le sens de l’épanouissement humain et de l’égalité entre les nations » porte une charge révolutionnaire compatible avec la perspective marxiste d’abolition du capitalisme.

On regrettera ici l’absence de mise en perspective de cette notion philosophique avec les pratiques réelles auxquelles s’adonne la Chine en matière de politique internationale. Que l’on parle d’asservissement par la dette – du Sri Lanka à divers pays d’Asie centrale – au rachat d’actifs stratégiques, on voit mal en quoi la Chine se distingue des États-Unis en matière de contrats financiers.

La question de l’échange inégal

Plus fréquent encore que la critique de son interventionnisme extérieur, on reproche souvent à la Chine sa politique commerciale agressive. Celle-ci profiterait de la sous-évaluation de sa monnaie – et des faibles salaires – pour doper ses exportations. De même, les subventions aux entreprises nationales et le poids des contraintes réglementaires constitueraient des freins à l’importation de marchandises, ce qui renforcerait l’endogénéité de la production du pays. En outre, la Chine est accusée de pratiquer le vol de propriété intellectuelle. C’est en portant ces accusations que les États-Unis (dirigés par Donald Trump mais avec le soutien du Parti démocrate) ont enclenché en 2018 une « guerre commerciale » contre l’Empire du milieu.

Si le creusement du solde de la balance commerciale entre les États-Unis et la RPC constitue une preuve indéniable de « l’avantage » commercial chinois, le véritable bénéficiaire n’est pas nécessairement celui auquel on pense. C’est la thèse que défendent les économistes Rémy Herrera, Zhiming Long, Zhixuan Feng et Bangxi Li7 en s’appuyant sur le concept d’« échange inégal ». Forgé par Arghiri Emmanuel puis approfondi par Samir Amin, l’« échange inégal » désigne le transfert de valeur qui s’opère des pays en développement vers les pays « développés » à travers le commerce de biens et de services dont la production nécessite un nombre d’heures de travail humain sensiblement différent. L’échange d’un tracteur contre une certaine quantité de café est certes égal nominalement, le prix des deux termes est le même, mais la quantité de travail qu’il aura fallu pour les produire ne l’est pas.

À mesure que le transfert de valeur de la Chine vers les États-Unis se réduit, c’est l’exploitation économique du premier pays par le second qui est remise en cause.

À partir de deux méthodes de calculs différentes, les auteurs tentent une démonstration économétrique visant à établir l’inégalité de l’échange entre les États-Unis et la Chine. Ils concluent ainsi qu’« entre 1978 et 2018, en moyenne, une heure de travail aux États-Unis a été échangé contre près de 40h de travail chinois ».

Néanmoins, on observe une baisse considérable de l’échange inégal entre les deux pays sur cette même période. En 2018, 6,4h de travail chinois étaient en moyenne échangées contre une heure de travail des États-Unis. Une explication à cela tient dans la stratégie de développement chinoise grâce à laquelle les biens et les services de haute technologie représentent aujourd’hui plus de la moitié des exportations du pays8.

À mesure que le transfert de valeur de la Chine vers les États-Unis se réduit, c’est l’exploitation économique du premier pays par le second qui est remise en cause. Or, si les Chinois ne peuvent accepter plus longtemps la domination économique américaine, les États-Unis ne sauraient abandonner un des fondements de leur prospérité sans livrer bataille.

Cette contribution a selon nous le grand mérite de poser la question de l’actualité de la théorie marxiste de la valeur pour l’analyse de l’économie mondiale, à l’heure où celle-ci est pratiquement oubliée – ou ignorée – par une gauche française, qui tend à faire du débat sur la « valeur-travail » une question morale.

Le numéro 73 d’Actuel Marx offre de précieux éclairages sur les liens entre parti et État, le régime économique intérieur et les relations commerciales entre la Chine et le reste du monde – autant de questions sur lesquelles la grille de lecture marxiste s’avère féconde. C’est tout juste si l’on regrettera que le paradoxe central qui vient à l’esprit de tout observateur – l’omniprésence de la pensée marxiste dans un régime caractérisé par de fortes inégalités et une répression des conflits ouvriers – ne soit qu’effleuré…

Notes :

1 Sperber, Nathan. « Les rapports entre parti et État en Chine aujourd’hui : une clé de lecture soviétique », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 21-39.

2 Le centralisme démocratique, tel qu’établi par Lénine, consiste dans le devoir qu’a la minorité de respecter la majorité, et l’organe inférieur de suivre l’organe supérieur, en échange du fait que toutes les institutions du Parti soient gouvernées par des élections démocratiques.

3 Ducange, Jean-Numa, et Nathan Sperber. « Marxismes chinois et analyses marxistes de la Chine : les défis du XXIe siècle », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 10-20.

4 Xiaoming, WU, et Qi Tao. « Modernisation à la chinoise et possibilités d’une nouvelle forme de civilisation », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 78-93.

5 Il est estimé que, depuis les quarante dernières années, le nombre de Chinois vivant sous le seuil de pauvreté tel que défini par la Banque mondiale (1,9 $ par jour et par personne) a diminué de 800 millions.

6 Murthy, Viren. « Le « tianxia » selon Zhao Tingyang : l’ordre du monde de Confucius à Mao », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 64-77.

7 Herrera, Rémy, et al. « Qui perd gagne. La guerre commerciale sino-étasunienne en perspective », Actuel Marx, vol. 73, no. 1, 2023, pp. 40-63.

8 La hausse du niveau des salaires en Chine est aussi un facteur explicatif. La rémunération du travail dans les pays du Sud et la « mauvaise » spécialisation sont débattues comme causes de l’échange inégal entre Samir Amin et Arghiri Emmanuel. Voir : http://partageonsleco.com/2022/06/13/lechange-inegal-fiche-concept/.

Derrière le retour du folklore maoïste, la mise au pas des travailleurs chinois

© Marc Burckhardt, en illustration d’un article du Wall Street Journal intitulé « Xi Jinping s’inscrit dans l’héritage radical de Mao »

Le Parti communiste chinois (PCC) connaîtrait-il un retour à l’ère maoïste ? Depuis quelques années, les médias occidentaux ne sont pas avares de comparaisons entre Xi Jinping et le fondateur de la République populaire de Chine (RPC) Mao Zedong. Un rapprochement favorisé par la propagande du PCC lui-même, qui multiplie les références au marxisme et au socialisme – « à la chinoise ». Cette inflation rhétorique masque mal la réalité d’une société de marché brutale, où la répression contre les mouvements ouvriers s’est accrue depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. Ce dernier s’appuie sur une partie de la faction « maoïste » du PCC, et les mécontents de la transition vers le capitalisme en général. Si leurs revendications sont piétinées par les orientations politiques de Xi Jinping, du moins obtiennent-ils satisfaction dans les symboles… Par Marc Ruckus, traduction Albane le Cabec.

Dans les années 1990, la République populaire de Chine (RPC) devenait « l’usine du monde » des biens de consommation. Le boom de la manufacture, de la construction et d’autres secteurs reposait sur une main-d’œuvre abondante, procurée par la migration interne de travailleurs chinois issus des campagnes.

Leurs conditions de travail difficiles ont entraîné de nombreux conflits sociaux, notamment des grèves sporadiques dans les usines et sur les chantiers de construction, suivies de près par de courtes vagues de grèves dans les provinces de la côte est – en particulier dans le Guangdong. Ces mobilisations comprenaient également des formes cachées de résistance quotidienne sur le lieu de travail – sabotage, ralentissements et ce que James Scott nomme les « armes des faibles ».

De la migration interne à la lutte

Dans la première moitié des années 2000, les revendications des travailleurs migrants étaient majoritairement défensives, réclamant le respect du droit du travail ou le paiement des arriérés. S’ils ne négligeaient pas les stratégies de pression sur la direction, ils recouraient surtout aux voies légales, comme les conseils d’arbitrage ou les tribunaux du travail.

Dans la seconde moitié des années 2000, l’expérience des travailleurs s’est accrue et ils ont commencé à adopter une attitude plus offensive, réclamant des augmentations de salaire, un meilleur traitement de leur hiérarchie et une diminution de leur temps de travail – parfois même des négociations collectives ou une représentation adéquate des travailleurs au sein de l’entreprise.

Dans l’industrie légère, la construction et les transports – secteurs caractérisés par une forte concentration de travailleurs, ce qui leur confère une capacité d’action particulière – les mouvements les plus significatifs ont eu lieu. Les travailleurs ont ainsi bénéficié de l’amélioration de leur pouvoir de négociation générée par les pénuries de main-d’œuvre dans certains secteurs clés de la côte est.

Le nombre de manifestations ouvrières a continué d’augmenter jusqu’en 2015, avant de décroître lentement. La nature des protestations changeait elle aussi : la tertiarisation de l’économie a notamment impliqué davantage de travailleurs des services – transports, éducation, banque, informatique – dans les conflits sociaux.

Les travailleurs chinois migrants ne se définissaient pas eux-mêmes comme « travailleurs », ils utilisaient plutôt le terme de dagongmei, « garçon travailleur », ou nongmingong, « travailleur du pays », qui expriment le statut précaire et temporaire des travailleurs des villes

Avec le ralentissement de la croissance économique, et les restructurations et délocalisations qui en ont résulté, les travailleurs ont multiplié les luttes contre les licenciements massifs qui avaient cours. Il faut ajouter à cela que suite au vieillissement des travailleurs migrants – dont beaucoup atteignaient alors la quarantaine ou la cinquantaine -, les cotisations sociales sont devenues un objet de revendications.

Conflit de classes sans langage de classes

La plupart de ces luttes étaient spontanées et autonomes des organisations. Elles prenaient place dans un contexte législatif où les grèves n’étaient ni garanties ni protégées par la loi, et où le Parti communiste chinois (PCC) n’autorisait pas la création de syndicats indépendants.

Lorsque leurs luttes se sont propagées dans les années 2000, les travailleurs migrants n’exprimaient pas leurs revendications en termes de classes sociales. La base de l’auto-organisation était souvent constituée du lieu d’origine des travailleurs – issus d’un même village ou d’une même région. Mais avec leur installation pérenne dans des zones urbaines, de plus en plus de protestations se sont organisées sur la base d’intérêts communs et l’emploi commun, le département commun, ou l’usine commune sont devenus le fondement de la mobilisation.

Dans les débats publics, le langage des classes (jieji) et de la lutte des classes (jieji douzheng) avait disparu dans les années 1980, abandonné par le PCC et la plupart des universitaires et analystes, pour être remplacé par un discours wébérien sur les « couches sociales » (jieceng).

Les travailleurs migrants ne se définissaient pas eux-mêmes comme « travailleurs », car le terme chinois gongren était encore réservé aux travailleurs des entreprises publiques urbaines. Ils utilisaient plutôt celui de dagongmei, « garçon travailleur », ou nongmingong, « travailleur du pays », qui expriment le statut précaire et temporaire des travailleurs des villes.

Si elles se sont heurtées à la répression du parti-État, les mobilisations et les luttes des travailleurs migrants ont été victorieuses sur plusieurs plans.

Dans les années 90 et 2000, le parti au pouvoir, alors sous la direction de Jiang Zemin et en pleine restructuration de l’économie chinoise, n’a souvent pas été en mesure de répondre aux conflits sociaux de manière cohérente et planifiée ; il a préféré les résoudre en envoyant la police, jetant de l’huile sur un feu déjà brûlant. La stratégie du gouvernement change seulement avec Hu Jintao dans le milieu des années 2000 et s’appuie davantage sur des méthodes de concession et de cooptation.

La carotte et le bâton

À cette époque, les grèves présentaient rarement un problème majeur pour les entreprises, publiques ou privées : le faible niveau des salaires et le boom de l’économie autorisaient de petites concessions. Les autorités locales ou régionales toléraient les manifestations ouvrières tant qu’elles se limitaient à une seule entreprise, tandis que les organisateurs de grève étaient licenciés et les tentatives de création de syndicats indépendants étaient sévèrement réprimées.

C’est seulement lorsque les luttes ouvrières se sont propageaient au-delà des limites de l’entreprise, accouchaient de revendications politiques ambitieuses ou ne pouvaient être résolues rapidement que les autorités locales intervenaient. Après plusieurs années de développement de ses capacités répressives cependant, l’État chinois était prêt, dans la décennie 2010, à recourir à des mesures policières plus systématiques. La police avait crû en nombre et en qualification, la surveillance et de censure en ligne avaient gagné en efficacité, les activités des ONG étaient mieux réglementées – sans compter que de nouvelles lois sociales encadraient davantage la vie au travail et renforçaient le pouvoir des syndicats officiels.

La passation de pouvoir entre Hu Jintao et Xi Jinping n’a rien changé quant aux méthodes institutionnalisées de résolution des conflits au travail, qui ont continué à demeurer prévalentes. Dans le même temps cependant, la répression des conflits s’accroissait à mesure que la croissance se tassait, tandis que d’autres facteurs – les fermetures d’usines causées par leur délocalisation, les problèmes liés au vieillissement des travailleurs migrants, etc – tendaient à les multiplier.

ONG syndicales et néo-maoïsme : la nouvelle donne politique

La popularité des ONG s’accroissait en Chine à mesure que l’État cessait peu à peu de remplir ses fonctions de service public – respectant à la lettre le slogan « petit gouvernement, grande société » (xiaozhengfu, dashehui). La plupart n’affichaient au départ aucune coloration politique et ne se présentaient pas en opposition au régime. Seule une minorité soutenait ouvertement les luttes sociales.

Des militants de gauche issus de Hong Kong n’ont pas peu fait pour politiser les ONG et investir les réseaux syndicaux chinois. Et certaines de ces organisations ont alors commencé à recevoir un soutien financier d’ONG et de fondations basées à Hong Kong, en Europe et en Amérique du Nord.

La répression repose sur une palette variée d’outils destinés à limiter l’activité de la gauche d’opposition, et ce depuis son renouveau dans les années 1990. Les libertés politiques ont été plus restreintes encore sous la nouvelle direction de Xi Jinping après 2012.

Elles ont joué un rôle non négligeable lorsque les luttes des travailleurs migrants se sont généralisées à la fin des années 2000 – aidant en coulisse à coordonner des mobilisations, notamment sur internet, appelées « actions collectives déguisées » ou « mobilisation sans les masses ».

Une grande diversité caractérisait ces « ONG syndicales » en termes d’orientation politique. Le Bulletin des travailleurs chinois, par exemple, basé à Hong Kong, défendait une perspective sociale-démocrate et d’indépendance syndicale. D’autres étaient influencées par le trotskysme.

L’utilisation croissante des plateformes a créé un espace de débats qui a permis à une variété de courants d’émerger – du moins jusqu’à ce que la censure ne restreigne leur importance. C’est dans le néo-maoïsme que les militants syndicaux ont puisé leur influence la plus importante – un courant distinct de la gauche maoïste qui avait fait ses armes au cours de la Révolution culturelle. Dans de nombreuses universités chinoises, de jeunes étudiants issus de milieux urbains – et de plus en plus fréquemment de familles migrantes – ont formé des « groupes d’étude marxistes » où la littérature maoïste était relue à l’aune de la nouvelle réalité capitaliste de la RPC. Les visites dans les zones industrielles du sud sont devenues monnaie courante, ainsi que les enquêtes secrètes dans des usines – comme celles du fournisseur d’électronique Foxconn. Des actions spectaculaires d’étudiants rejoignant l’usine pour y soutenir les luttes ouvrières ont eu lieu.

La répression a commencé après l’affaire de l’usine Jasic à Shenzhen – fabricant de machines à souder – en 2018. Au départ, les étudiants maoïstes recevaient peu de soutien des autres travailleurs. Mais lorsque la police locale a procédé à des arrestations, ils sont parvenus à organiser des mobilisations massives. C’est alors que la police a procédé à une campagne nationale de répression contre les groupes d’étude maoïstes dans tout le pays.

Cette vague de répression a frappé non seulement les personnes impliquées dans l’affaire Jasic, mais également d’autres groupes militants et ONG syndicales. Au sein de la gauche, elle a disqualifié la stratégie néo-maoïste d’éducation populaire et d’organisation des travailleurs portée par ces groupes étudiants.

Au tournant de la décennie 2010, un clivage politique s’est creusé entre différents courants du néo-maoïsme. Alors que certains saluaient les réformes sociales de Hu Jintao (et son programme visant à instituer de « nouvelles campagnes socialistes »), le « modèle de Chongqing » suscitait encore davantage d’enthousiasme. Dans la grande ville de Chongqing, à l’Ouest de la Chine, Bo Xilai, le dirigeant du PCC, défendait une politique de logement et de protection sociale tout en menant une campagne contre le crime organisé. Il entretenait soigneusement le folklore maoïste et la nostalgie des grandes années « rouges » de la Chine.

Bo était largement perçu comme le concurrent du successeur désigné de Hu Jintao, Xi Jinping. La direction du parti trancha contre la ligne de Bo, qui fut finalement arrêté en 2012 et reconnu coupable de corruption. Le « modèle de Chongqing » s’éteint avec lui. Mais non sans avoir durablement accru les fractures entre les tendances de « gauche maoïste » (maozuo) et de « droite maoïste » (maoyou). La « gauche maoïste », qui converge dans un rejet du tournant pro-capitaliste du PCC, est elle-même un courant très large, unissant des socialistes démocrates à des partisans d’une forme plus autoritaire de socialisme.

La droite maoïste, de son côté, continue de critiquer l’impact négatif des réformes libérales sur la classe ouvrière, mais s’accroche à l’idée marxiste-léniniste d’un parti-État unique. Elle espère ramener la direction du PCC vers une voie « socialiste » et a même soutenu la direction du parti sous Xi Jinping, qui avait multiplié les clins d’oeil à son égard ces dernières années…

Repeindre en rouge l’intégration des « capitalistes » au Parti

La répression repose sur une palette variée d’outils destinés à limiter l’activité de la gauche d’opposition, et ce depuis son renouveau dans les années 1990. Les libertés politiques ont été plus restreintes encore sous la nouvelle direction de Xi Jinping après 2012. La répression contre différentes formes d’opposition organisée s’est intensifiée, et ciblait les journalistes, les avocats et les militants.

Alors que bon nombre de ces personnalités de l’opposition étaient des libéraux éloignés des actions militantes, la répression contre les militants syndicaux et les ONG en décembre 2015 a indiqué qu’ils sont également dans le collimateur des forces de sécurité de l’État. Sur le front idéologique, et afin de renforcer sa légitimité, le PCC a promu une interprétation monolithique et simplifiée du marxisme, du maoïsme et de son propre héritage socialiste. La redéfinition du « marxisme » par la direction du parti avait commencé peu de temps après que les « capitalistes » furent autorisés à rejoindre leurs rangs, dans les années 2000.

Le parti craignait alors de perdre sa légitimité et son soutien parmi les ouvriers et les paysans. Sous Xi Jinping, la direction a tenté de renforcer le pouvoir du parti par des réformes à la fois institutionnelles et idéologiques. Confronté au ralentissement de la croissance économique, aux contradictions généralisées au sein du parti au pouvoir et de l’appareil d’État, et à la persistance des inégalités et des tensions sociales, il a décidé de renforcer son pouvoir par des campagnes, des purges et la censure.

Les mesures répressives ont été complétées par la réintégration d’une rhétorique de gauche et marxiste dans le discours officiel. La répression étatique de l’opposition de gauche est devenue préventive, et tente désormais de tuer dans l’œuf toute coordination entre les manifestants et les militants. Ni les ONG syndicales ni les groupes d’étudiants maoïstes n’ont pu poursuivre leur engagement depuis le début de la vague de répression. Cette jeune génération de militants pourrait d’ores et déjà être arrivée à son terme.

Sorel : la violence prolétarienne contre le consensus bourgeois – Entretien avec Arthur Pouliquen

© LHB pour LVSL

La biographie d’Arthur Pouliquen (Georges Sorel, le mythe de la révolte, éd. Cerf) est l’occasion de redécouvrir cette figure qui intrigue et fascine. À contre-courant d’un Jaurès qui luttait héroïquement pour raccrocher le socialisme à la République, au parlementarisme et aux Lumières, Sorel plaidait pour un syndicalisme révolutionnaire, autonome des partis et des institutions « bourgeoises ». Plus que la lutte des classes, il prônait la sécession des prolétaires. Loin de plaider pour l’évanescence de la conflictualité, il en appelait à une violence émancipatrice. Contre le rationalisme de son époque, il conférait aux « mythes » un rôle essentiel dans la mobilisation des masses. Sorel a inspiré Gramsci aussi bien que Mussolini et Michel Aflak, figure du nationalisme arabe et co-fondateur du parti Baas. Plus récemment, il est lu avec un intérêt critique par les théoriciens du populisme Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, et régulièrement invoqué par la droite radicale. Cet héritage contradictoire est-il le produit d’un « esprit brouillon », ainsi que le qualifiait cruellement Lénine ? Ou de la cohérence d’une pensée qui exprimait le rejet d’un consensus sédatif imposé par une bourgeoisie triomphante ? Entretien avec Arthur Pouliquen, réalisé par Vincent Ortiz.

LVSL – Votre livre met en évidence l’importance du courant syndicaliste révolutionnaire – dont Georges Sorel a été un théoricien -, qui domine la CGT jusqu’au début du XXème siècle. Pour Sorel, le socialisme émergera du renversement de la République bourgeoise, non de son approfondissement. L’importance de ce courant nous rappelle que le socialisme n’est pas naturellement situé « à gauche », si l’on entend par là la défense du régime républicain et de l’héritage des Lumières. Peut-on considérer Sorel comme l’un des derniers remparts intellectuels à ce rapprochement entre le socialisme et la République que Jaurès a fini par accomplir ?

Arthur Pouliquen – Tout à fait. Malgré ses revirements et la complexité de son parcours, on trouve tout de même une colonne vertébrale dans la vie intellectuelle de Sorel : son attachement à un socialisme prolétarien, autonome des partis. C’est une ligne qu’il ne quitte pas, jusqu’à ses derniers jours. Il ne connaît pas les mêmes revirements que d’autres, notamment autour de la guerre de 1914-1918, qui bouleverse l’orientation idéologique des syndicats.

Il faut cependant relativiser l’importance de Sorel, et se garder de grossir son influence sur les syndicats, sur la vie interne à la CGT, et plus généralement sur la vie du socialisme français. Il est davantage un chroniqueur des limites d’un certain socialisme, puisqu’il oppose à sa doctrine prolétarienne un socialisme qu’il qualifie de « politique » – celui de Jaurès, plus tard celui de Léon Blum. Il identifie des limites qu’il pense consubstantielles à ce socialisme-là, mais parler de « rempart » serait lui prêter une aura qu’il n’a pas eue. On sait qu’il a été lié à des figures du syndicalisme révolutionnaire, qui ont attentivement suivi ses critiques et recommandations, mais il pesait assez peu dans un appareil syndical alors jeune, duquel il n’était d’ailleurs pas membre. C’est un journaliste très lu, mais davantage en Italie qu’en France. Son influence est peut-être plus sensible dans sa postérité que de son vivant.

LVSL – Sorel adopte une position fluctuante par rapport à l’Affaire Dreyfus : il salue la hauteur morale des socialistes qui le défendent, mais très vite il craint qu’elle n’opère une reconfiguration transclassiste du champ politique. Est-ce que l’importance prise par cette affaire a pu contribuer à son rejet de la République, conçue comme un obstacle au socialisme du fait de sa capacité à brouiller les rapports de classe ?

AP – Il s’agit d’un tournant pour lui, semble-t-il. Au départ, il affiche son soutien à Dreyfus pour des raisons morales, destinées à établir la grandeur du socialisme. Il voit cependant très vite dans cette affaire un vecteur de reconfiguration politique : on trouve des prolétaires et des bourgeois de gauche d’un côté, des prolétaires et des bourgeois de droite de l’autre. Est-ce que cela joue dans son rejet de la République, de la démocratie libérale et dans la radicalisation de sa perspective syndicale ? Oui, et je pense que c’est fondamental.

« Sorel rejette la violence spontanée de la foule à tendance pogromiste décrite par un Gustave le Bon. Ce qui l’intéresse, c’est la violence qui ait un caractère politique et qui permette de construire un collectif. »

On a tendance à adopter une vision téléologique de Sorel – comme d’autres figures de l’époque, dreyfusards ou antidreyfusards – et à le juger par rapport à la fin de sa vie. On va ainsi tracer une frontière un peu caricaturale entre les Zola d’un côté et les Drumont de l’autre. Bien souvent cependant, les cheminements sont moins monolithiques que celui d’un Zola ou d’un Drumont. Je rappelle dans mon livre que Jaurès, par exemple, était au départ un anti-dreyfusard, avant de se convertir rapidement à la cause de Dreyfus.

Sorel a suivi un parcours à certains égards inverse – sans jamais rejoindre le camp des anti-dreyfusards -, ce qui lui a valu d’être voué aux gémonies par toute un pan de la gauche. Après avoir défendu Dreyfus, pour des raisons morales davantage que juridiques, il a été conduit à tirer un bilan critique de cette séquence dès 1909 : il publie alors La révolution dreyfusienne, qui analyse ce phénomène de reconfiguration politique.

Il faut redire à quel point l’Affaire Dreyfus constitue un épisode presque unique en termes de changement de paradigme politique. Le seul équivalent que l’on pourrait trouver est sans doute la Seconde guerre mondiale, qui a elle aussi rebattu les cartes. Dans la Résistance comme dans la Collaboration, des personnalités qui étaient auparavant de gauche ou de droite sont ressorties avec une toute autre appartenance dans le champ politique. De la même manière, l’Affaire Dreyfus a beaucoup fait pour faire émerger une gauche et une droite telles qu’on les entend aujourd’hui. D’un côté, on trouve un camp transclassiste qui inclut des intellectuels bourgeois, « humanistes », francs-maçons, libéraux, etc., aussi bien que des révolutionnaires, des syndicalistes ouvriers, des anarchistes, des socialistes en tous genres. En face, apparaît une nouvelle droite, avec une frange aristocratique, liée à l’armée et à l’église, mais également une frange davantage plébéienne. Drumont, dont l’antisémitisme se veut anticapitaliste, cherche par exemple à toucher les milieux prolétariens. Des deux côtés donc, apparaît une alliance de classes, en faveur comme en défaveur de Dreyfus.

LVSL – Venons-en à ses Réflexions sur la violence, qui l’ont rendu célèbre et sulfureux, le mouvement fasciste s’en étant revendiqué. En quoi la violence prônée par Sorel diffère-t-elle de celle des fascistes italiens ?

AP – Philosophiquement, Sorel est sans aucun doute quelqu’un d’éclectique ! En quête d’une doctrine à vocation pratique, il puise à des sources extrêmement variées, dans le marxisme mais aussi parfois très loin du marxisme. C’est ainsi que j’évoque dans mon livre l’influence d’un vitalisme bergsonien, ainsi que celle d’Ernest Renan. Il faut préciser qu’il s’inspire aussi bien de la philosophie que d’autres sciences humaines, notamment la psychologie sociale et l’économie. Tout cela est mêlé dans son esprit, ce qui accouche d’écrits souvent aussi brillants dans leurs intuitions que confus dans leur méthode.

Il est bien sûr influencé par le socialisme naissant. Dans certaines de ses réflexions, il se rapproche d’Engels. Mais elles sont toujours empreintes de vitalisme : il y a systématiquement une dimension volontariste, anti-déterministe dans sa pensée.

Venons-en à la violence de Sorel et à celle du fascisme : il faut reconnaître que pour lui, la violence a un caractère émancipateur en tant que telle. Il s’éloigne par là-même de la conception marxiste de la violence, et notamment de celle d’Engels, pour qui elle est strictement instrumentale, comme accoucheuse de l’histoire – puisqu’elle permet à des phénomènes sociaux d’émerger, à des antagonismes de classe de parvenir à leur terme. Chez Sorel, elle a une double fonction, destructrice et constructrice, la seconde étant la plus importante. À ses yeux, la violence prolétarienne n’est pas simplement le produit d’un élan vital, qui est au cœur de la conception fasciste de la violence – on pense à Mussolini et à sa valorisation des nations prolétariennes, capables de mobiliser la violence d’un peuple. Chez Sorel, la violence permet au prolétariat de se constituer en tant que classe agissante. Ainsi, elle a pour vocation de singulariser le prolétariat, de créer son unicité dans la pratique, et de le séparer de manière assez radicale du reste du corps social : il s’agit d’une violence sécessionniste.

C’est justement par des actes de violence que le prolétariat va rompre avec la société dans son ensemble, entre autres avec le socialisme parlementaire qu’il déteste, et plus largement avec la société bourgeoise et libérale. Ainsi, le prolétariat se construit de manière positive par la violence. Pour autant, Sorel effectue une distinction fondamentale entre la violence et la force : la violence est cette capacité à agir dans l’antagonisme face à un adversaire, tandis que la force est celle du pouvoir légal d’un État, qui s’exerce de manière discrétionnaire sur ses habitants. Il reprend la conception wébérienne de la violence pour la renverser. Tandis que la « force » employée par les États est répressive et aliénante, la violence prolétarienne peut avoir une issue émancipatrice.

Un exemple : pour lui, la grève est un acte de guerre. Il réfute absolument les actes individuels de violence ; c’est un contemporain des attentats anarchistes, qu’il réprouve. Il rejette également la violence spontanée et désorganisée de la foule, à tendance pogromiste, sur laquelle il a réfléchi suite à une lecture critique de Gustave Le Bon. Ce qui l’intéresse, c’est la violence qui ait un caractère politique et qui permette de construire un collectif.

LVSL – Justement, vous mentionnez dans votre ouvrage l’influence de Gustave le Bon, l’auteur de la Psychologie des foules. À l’époque de sa publication, cet ouvrage a servi à répandre la peur de l’olchlocratie, la tyrannie de cette masse violente et irrationnelle, contre les institutions républicaines. Idée dans l’air du temps s’il en est : on se rappelle de la « foule haineuse » brandie par Emmanuel Macron en épouvantail. Sorel accepte-t-il d’une certaine manière la vision du monde de le Bon (une foule dominée par ses pulsions contre une élite rationaliste), pour prendre le parti de la foule ?

AP – Le Bon oppose effectivement le pouvoir de la foule – amalgame irrationnel et déstructuré d’individualités, à la merci du premier démagogue venu – et du peuple rationnel. Sorel ne rejetterait pas totalement cette dichotomie-là. Lorsqu’il commence à lire, il absorbe tout ce qui lui tombe sous la main, notamment Gustave Le Bon. On sent son influence dans ses premières productions. Cependant, il s’en éloigne quelque peu par la suite : lui n’oppose pas la foule au peuple démocratique, mais plutôt le prolétariat pur, essentialisé.

Celui-ci possède bel et bien les caractéristiques potentiellement destructrices de la foule, mais elles ont un caractère héroïque et émancipateur. C’est là toute l’ambiguïté de Sorel.

« Le mythe, pour Sorel, est une image qui a vocation à mettre les énergies en mouvement – mais pas nécessairement à advenir. »

LVSL – Dans ses Réflexions sur la violence, Sorel développe le concept de mythe, nécessaire pour lui à la mobilisation des foules. En quoi s’oppose-t-il à l’interprétation dominante du marxisme par là-même ?

AP – Après la mort de Marx, les courants socialistes ont été divisés par la « querelle révisionniste ». De quoi s’agit-il ? De savoir s’il faut réviser le marxisme pour l’adapter aux réalités émergentes – notamment la structuration du socialisme parlementaire – ou non. Dans cette querelle, Sorel s’inscrit dans le camp des révisionnistes, remettant en cause le monodéterminisme socio-économique. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui expliquent pourquoi le mouvement fasciste et les droites ont pu se réapproprier Sorel : il est bien moins orthodoxe par rapport à Marx que ses adversaires marxistes. C’est aussi la raison pour laquelle Sorel a été exclu du panthéon marxiste : celui-ci est structuré, à partir de 1917, autour de la Révolution bolchévique et du léninisme, qui prennent le parti des marxistes orthodoxes. Les révisionnistes allemands, italiens et français, dont Sorel fait partie, sont alors mis au ban. Sorel en fait les frais et est jeté avec l’eau du bain.

Considéré comme un hétérodoxe, il n’a plus sa place dans le corpus des premiers auteurs marxistes. La mise en cohérence s’opère au prix de certaines simplifications : Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx, conserve sa place dans le panthéon marxiste, alors qu’on aurait peine à le ranger parmi les orthodoxes…

LVSL – Lors des Gilets jaunes, on a vu ressurgir une série de références à la Révolution française. Peut-on dire que la Révolution est devenue, pour ce mouvement, un « mythe mobilisateur »  au sens de Sorel ?

AP – Oui. Le mythe, pour Sorel, est une image qui a vocation à mettre les énergies en mouvement – mais pas nécessairement à advenir. Dans le contexte des Gilets jaunes, le fait de convoquer la Révolution française pour se mettre en branle permet de donner de la concrétude à un Grand soir un peu fantasmagorique, avec des palais en feu, des farandoles et des mouvements de foule ; elle n’a pas pour autant vocation à se reproduire à l’identique.

Il faut préciser que Sorel était très critique des références à la Révolution française, d’abord parce qu’il vient d’un milieu plutôt monarchiste, ensuite parce que le courant qui se réapproprie la Révolution française à son époque, c’est le socialisme parlementaire qu’il rejette. Il doit également être victime, je pense, d’une certaine méconnaissance de ce phénomène historique, avec une vision téléologique de la Révolution, dont il ne voit que l’aboutissement sous la Troisième République sans appréhender sa complexité.

Les actions des Gilets jaunes entrent tout à fait dans la catégorie sorélienne de la violence prolétarienne : elle est constitutive. L’affrontement avec les institutions et leurs représentants a pour effet de créer un collectif et de générer des perspectives d’action autour de ces « signifiants vides » que sont les gilets jaunes.

LVSL – Venons-en à la postérité de Sorel. Il est cité par Gramsci, dans les passages où celui-ci met en avant la dimension culturelle du mouvement ouvrier. Il est longuement analysé par Mouffe et Laclau dans Hégémonie et stratégie socialiste : ils lui savent gré d’avoir rompu avec la dimension téléologique du marxisme, avec ce qu’ils nomment « l’essentialisme de classe », et d’avoir mis en avant la dimension affective indispensable à la constitution du camp populaire. Que pensez-vous de ces lectures de Sorel ?

AP – Je me permettrais un désaccord avec Mouffe et Laclau. Sorel met bel et bien en avant la dimension culturelle et affective de la lutte des classes : il tente d’avoir une lecture métaphysique du marxisme, le liant à une certaine psychologie sociale. Le prolétariat et la bourgeoisie incarnent et mobilisent pour lui des catégories morales, et Sorel se place du côté de la « morale des producteurs ». Pour autant, Sorel a selon moi une lecture « essentialiste » de la classe sociale, sans doute davantage que chez Marx ! Et c’est au nom de cet essentialisme qu’il réfléchit à la psychologie du prolétariat, à sa capacité quasi-aristocratique de régénération de la société. Sorel n’est d’ailleurs pas un théoricien de l’abolition des classes mais de leur séparation. Il s’agit, il faut le noter, d’une rupture nette avec le marxisme orthodoxe. J’aurais donc une lecture plutôt inverse à celle de Mouffe et Laclau sur ce point.

Concernant Gramsci, celui-ci a une relation complexe et contradictoire avec Sorel. D’une part, il le rejette, par allégeance à Lénine et au marxisme orthodoxe, lorsqu’il dénonce le révisionnisme. D’un autre côté, l’influence de Sorel sur Gramsci est indiscutable, à travers notamment la notion de « mythe », qu’il mobilise en parlant du combat culturel. « Pessimisme de la raison, optimisme de la volonté », pourrait être une maxime sorélienne ! Ainsi, Gramsci ne peut revendiquer ouvertement l’influence que Sorel exerce sur lui, mais elle existe.

« Le parcours de Sorel, chaotique et contradictoire, n’est pas réductible à un passage de la gauche à la droite. Son identification au marxisme est indéniable, de sa politisation naissante à sa mort. »

LVSL – En Amérique latine, Sorel a eu une influence importante sur Mariátegui, l’un des théoriciens de l’indigénisme latino-américain. Aujourd’hui, ces mouvements oscillent entre révolution et conservatisme – dans la mesure où ils tendent à essentialiser une identité indigène, et réactivent l’idée d’une ère heureuse antérieure à la colonisation. S’ils sont bien mobilisés par un mythe extrêmement puissant, c’est un mythe de l’Âge d’or. Cette conception du mythe est-elle en harmonie avec celle de Sorel, qui semble davantage propulsive, tournée vers un avenir révolutionnaire et non un passé fantasmé ?

APMariátegui est, à mon sens, l’un des marxistes les plus influents du début du XXème siècle, pourtant peu lu hors d’Amérique latine. C’est un personnage très intéressant qui représente toutes les contradictions de la société péruvienne : métisse, il a eu accès aux grandes villes hispaniques comme aux zones marquées par la culture quechua. Ayant un pied dans les deux mondes qui constituent le Pérou, il a pu livrer une analyse très fine de la réalité andine grâce à cette position privilégiée. En plus de cela, il se nourrit de ses voyages en Europe – où on sait qu’il lit Bergson, Lénine, Maurras… et Sorel. En Italie, où il se marie, il assiste aux occupations d’usines à Livourne et à la naissance du fascisme. Il en a une lecture qui détonne : il perçoit le fascisme comme un phénomène international qui découle de l’échec de la gauche à toucher les masses.

De retour en Amérique latine, Mariátegui va proposer une synthèse consistant à appliquer le marxisme aux sociétés andines, tout en tentant de revaloriser un certain indigénat ; cette démarche s’inscrit dans une perspective d’intégration des différentes populations. Ainsi, pour que le marxisme se développe ailleurs que dans les grandes villes hispaniques d’Amérique latine, il valorise une forme de « communisme primitif » inca. Cette idyllisation du passé pré-colonial peut revêtir une dimension « idéaliste » aujourd’hui, mais l’est sans doute moins au début du XXᵉ siècle. Aux yeux de Mariátegui, le Pérou est encore une société semi-féodale, ce qui justifie la valorisation d’une société antérieure, non comme modèle mais comme arme culturelle contre les structures sociales existantes.

Il se fait peu d’illusions sur les masses paysannes : pour lui, la révolution viendra avant tout de la classe ouvrière. Cependant, il estime que l’on doit travailler avec ce que l’on a : un pays agraire, et principalement de langue quechua. Lui, le grand voyageur, n’avait pas une conception cosmopolite du marxisme, mais au contraire nationale.

LVSL – Votre livre met en évidence la profondeur de l’affiliation de Sorel au courant marxiste : à ses débuts il a participé à la fondation d’une revue aux côtés de Paul Lafargue, et peu avant sa mort il publie aux côtés de Lénine et Trotsky dans l’éphémère Revue communiste. Aujourd’hui, c’est la figure de proue d’Alain de Benoist ou d’Alain Soral. La gauche, de son côté, accepte comme une évidence l’appartenance de Sorel au courant fasciste. Comment analysez-vous cette réception contemporaine de Sorel ?

AP – Je pense qu’elle est due à deux choses. D’une part, le fait qu’il ait eu un parcours complexe au cours duquel il a côtoyé, de manière indiscutable, divers nationalistes. À partir de là, des historiens – on pense notamment à Zeev Sternhell – ont simplifié les faits pour en faire un précurseur du fascisme. Bien que Sternhell ait pu avoir des analyses intéressantes sur d’autres sujets, je pense qu’il se trompe fondamentalement sur cette question-là en partant du principe que les trajectoires de vie ne se font que dans un seul sens.

D’autre part, elle est due au fait que la droite radicale française – nationaliste, conservatrice… – est capable d’intégrer à son répertoire des personnages et des références très divers. Pensons à l’historiographie nationaliste de la Commune de Paris, au fait que les nationalistes français se soient réappropriés Proudhon, Blanqui ou d’autres personnages de cette nature. La gauche possède une vision bien plus excluante de son propre panthéon. C’est notamment dû au fait que la gauche, en particulier marxiste, s’est retrouvée à un moment en position de force et a pu se permettre d’être plus rigoureuse sur les auteurs dont elle se revendiquait ; elle a eu, à mon sens, une attitude plus moraliste que politique par rapport à des auteurs qui n’entraient pas exactement dans son canon.

Nous sommes donc face à une situation paradoxale : les contemporains marxistes de Sorel lui reconnaissaient cet épithète, et c’est la postérité qui le lui a déniée. La voie était ouverte pour que les droites françaises s’en emparent.

On a beaucoup glosé sur ses liens avec Péguy. Celui-ci vient de la gauche, et devient après l’affaire Dreyfus un penseur important du nationalisme français – un nationalisme qui n’est plus purement réactionnaire, mais qui tente d’englober toute l’histoire du pays pour tracer une continuité entre la monarchie et les soulèvements populaires. C’est l’idée d’une France éternelle, qui transcende les âges, qui émerge de sa pensée. Pourtant, quand Sorel commence à flirter avec la droite, c’est justement au moment où Péguy rompt avec lui. Voilà donc un parcours chaotique et contradictoire, qui n’est pas réductible à un passage de la gauche à la droite.

On peut alors considérer que, d’une certaine manière, la gauche a tendu le bâton pour se faire battre de par son purisme, ouvrant la voie à diverses réinterprétations de Sorel. Et cela, malgré son indéniable identification au marxisme, de sa politisation naissante à sa mort.

À Cuba, le rêve d’une vieillesse préservée du capitalisme

© Marielisa Vargas

Cette période de scandales autour des EHPAD, de débats relatifs aux retraites ou à la préservation des personnes âgées en temps de Covid, a soulevé des interrogations concernant les politiques publiques à l’égard des retraités. Dans son ouvrage Vieillir à Cuba (IHEAL, 2022), la sociologue Blandine Destremau nous immerge dans le système cubain de traitement de la vieillesse. À travers de riches entretiens, récits et analyses, elle fait des personnes âgées les témoins de la Révolution cubaine et des transformations sociales du pays ces soixante dernières années. En miroir – et sans manichéisme aucun – elle conduit à réfléchir à la condition des retraités dans les pays occidentaux. Avec une question fondamentale : « Quelle combinaison d’amour, de nécessité et de faille des politiques publiques » requiert ce sujet ? Entretien par Maïlys Khider, autrice du livre Médecins cubains : Les armées de la paix (LGM éditions, 2021).

LVSL – Pourquoi vous êtes-vous intéressée à la question de la vieillesse à Cuba ?

Blandine Destremau – Le sujet de la vieillesse a surgi dans mes recherches. Je travaillais sur la protection sociale et la famille, avec pour interrogation : « qu’est-ce qu’une politique sociale socialiste ? ». Je me suis rendue compte que la présence des personnes âgées dans les familles absorbait beaucoup d’énergie. J’ai alors commencé à me pencher davantage sur les politiques publiques liées à l’accompagnement de la vieillesse par les familles. C’est une entrée fascinante sur Cuba. Il y a une classe d’âge entière dont le vécu dit de nombreuses choses sur l’accès aux biens, aux services, sur l’organisation de la famille. Certains ont vécu soixante ans de révolution et portent sa mémoire. Ils ont conscience de ce qui a changé, en mieux ou en pire. Cela donne une profondeur de champ sur l’histoire de la révolution et sur des trajectoires personnelles.

La vieillesse est un prisme important pour regarder Cuba. Et Cuba est un prisme important pour considérer la vieillesse. Mes déplacements d’un terrain à l’autre m’ont permis de remettre en cause des évidences. Les Cubains m’ont parfois formulé des réflexions telles que : « vous mettez tout le monde en EHPAD chez vous ! ». En France, nous n’étudions pas assez la contribution de la famille à la prise en charge des personnes âgées – ce que l’exemple cubain permet de penser. À l’inverse, si l’on ne veut pas d’institutions de type EHPAD, on sacrifie forcément un membre plus jeune de la famille. Réfléchir à partir de deux lieux met notre système en perspective.

LVSL – La population cubaine est vieillissante. Pourquoi ? Et en quoi cela témoigne-t-il d’évolutions sociales et médicales à Cuba ?

BD – La baisse de la fécondité est le premier facteur de vieillissement. Après un petit boom de naissances dans les années 1970, les femmes ont fait beaucoup moins d’enfants. C’est dû à leur émancipation, elles qui ont eu le choix d’avoir un autre destin que celui d’être mère, et à un accès aux contraceptifs et à l’avortement depuis 1965. Les difficultés de logement et à se projeter dans l’avenir, la pauvreté, ont aussi pu dissuader de faire des enfants.

Le « care », l’attention non médicale, n’a pas réellement été pensée. Pourquoi ? Parce qu’elle est principalement prise en charge dans le cadre familial et surtout par les femmes

Le deuxième facteur de vieillissement est la longévité, en lien direct avec les progrès d’un système de santé fortement égalitaire. Tout le monde a accès aux services de soins. Au sein de toutes les classes sociales, la durée de vie s’est accrue. Troisième facteur : la migration. Ceux qui s’en vont sont principalement des jeunes en âge de travailler et de procréer. Et la migration s’intensifie depuis un ou deux ans. Elle affecte notamment les zones où la culture sucrière est en recul depuis la fin des années 1990. C’est d’abord de ces endroits-là que les gens partent (vers les grandes villes cubaines et d’autres pays).

LVSL – Cuba est un pays de cohabitation entre les générations. Beaucoup d’adultes (parents pour certains), vivent avec leurs ascendants. Cette cohabitation est-elle culturelle, due à un manque de moyens, ou à un mélange des deux facteurs ?

BD – A Cuba, il n’est pas automatique de quitter le logement de ses parents en devenant adulte et en ayant soi-même des descendants. Les parents ne mettent pas leurs enfants dehors. Ils aident beaucoup les générations d’en-dessous. Et vice-versa. Cela structure la prise en charge du vieil âge à Cuba. La famille doit s’occuper de ses parents âgés, quel que soit le prix en termes de carrière – surtout celles des femmes.

En plus de cela, les filles pensent avoir besoin de leur mère pour élever leurs propres enfants. Cette solidarité intergénérationnelle entre femmes est culturelle. Mais elle est aussi économique. De nombreux adultes ne peuvent pas déménager à Cuba car il n’y a pas suffisamment de logements disponibles. Par ailleurs, la vie quotidienne est tellement compliquée par les problèmes d’approvisionnement qu’une mère avec ses enfants seule, même avec un conjoint, peut difficilement s’organiser pour tout gérer. Les conditions matérielles à Cuba ne permettent pas réellement la conciliation entre travail et organisation du foyer. Cohabiter permet une économie de temps.

La cohabitation est une solution à l’impossibilité de vivre seul(e), avec une pension de retraite ou un salaire insuffisant. Les personnes âgées ont des difficultés car ils encaissent la crise plus que d’autres : les pensions ne sont pas indexées sur la dévaluation monétaire et l’inflation. D’un autre côté, en termes de services, ils ont un accès prioritaire à la santé. La gérontologie a été assez précoce et est toujours là. Mais la crise affecte le système de santé, pour eux comme pour les autres. Les pénuries de médicaments les touchent. La désorganisation du système de transport aussi, d’autant plus parce qu’ils sont moins en capacité de marcher.

LVSL – En 2011, une réforme de la propriété immobilière est intervenue. A-t-elle favorisé le déménagement de jeunes et une nouvelle organisation de cette cohabitation ?

BD – La propriété des logements n’a pas été abolie par la Révolution, contrairement à la propriété privée des moyens de production. Fidel Castro en avait fait le choix. Une propriété pouvait être échangée. Quelqu’un qui avait un appartement de deux pièces en centre-ville et voulait avoir des enfants pouvait l’échanger à une autre famille contre une maison avec jardin en banlieue. Cela s’appelle une permuta (échange, opération de troc).

En 2011, le marché immobilier a été ouvert. La possibilité d’acheter et de vendre a été introduite. Cela a permis davantage de mobilité, d’accumulation, d’investissement d’argent extérieur notamment dans des locations de tourisme. Des Cubains ont pu vendre leur maison pour partir aux États-Unis. En termes d’organisation familiale, cela a permis que la génération de jeunes adultes quitte parfois le microscopique logement partagé avec les parents et achète un appartement. De nouvelles mobilités se sont développées pour les gens qui en avaient les moyens. Des parents ont vendu des biens dont ils avaient hérité, ont donné l’argent à leur enfant pour qu’il déménage. Depuis, il existe un peu plus de souplesse dans les stratégies patrimoniales et résidentielles.

LVSL – Dans de nombreux pays, le recours à des aides à domicile est fréquent pour s’occuper des personnes âgées. Cette aide à domicile est-elle un angle mort de la médecine cubaine ? Le recours à des aides privées est-il devenu facteur d’inégalités ?

BD Ce n’est pas un angle mort de la médecine. C’est un angle mort de la société. Il existe à Cuba des établissements que l’on appelle hogares de ancianos (établissements résidentiels pour personnes âgées). Mais ils sont essentiellement destinés aux gens qui n’ont pas de famille pour s’occuper d’eux (ils peuvent accueillir également d’autres personnes).

Sur l’île, les services publics se sont développés, donnant accès au cure (soin). Mais le care, l’attention non médicale, l’aide, n’a pas réellement été pensée. Pourquoi ? Parce qu’elle est principalement prise en charge dans le cadre familial et surtout par les femmes. De nombreuses Cubaines cessent de travailler à 45 ou 50 ans pour s’occuper de leurs parents. Aujourd’hui, cette question est de plus en plus politisée. Elle commence à être posée comme un enjeu féministe. Puisqu’il faut trouver des solutions, le ministère de la Santé commence à dire qu’il faut s’en occuper. J’étais à une convention de santé en octobre à Cuba. Ils sont en train d’en faire un objet partagé entre le ministère des Affaires sociales et le ministère de la Santé.

De plus en plus d’aides à domicile privées (une branche spécialisée des métiers d’auto-entrepreneurs autorisés), notamment des infirmiers et des infirmières, démissionnent et font de l’aide à domicile puisqu’ils gagnent plus d’argent. Il y a aussi des gens qui font du ménage, et qui, en plus de nettoyer, s’occupent des grands-parents. À Cuba, il existe un dispositif pour rémunérer les aidants familiaux d’enfants handicapés qui ne peuvent plus travailler. Mais la paie est très basse. Petit à petit, cela s’étend à la situation d’aidants familiaux de personnes âgées. À nouveau, c’est un emploi mal rémunéré – et qui concerne peu de Cubains. Ce qui s’est développé (mais de façon insuffisante), ce sont les aides à domicile pour les personnes âgées qui vivent seules. Mais les salaires sont bas, et en concurrence avec l’activité privée. Donc seules les personnes qui ont des revenus de l’étranger ou des revenus du « marché » ont accès au luxe d’une aide à domicile privée…

Les Cubains qui ont choisi de ne pas quitter leur pays ont dû payer un certains prix, notamment en termes de confort. L’homme nouveau, après tout, accepte un certain degré de sacrifice pour la promesse d’un nouveau modèle.

LVSL – Cette cohabitation est un laboratoire intéressant pour mesurer le fossé générationnel entre ceux qui sont nés avant ou au début de la Révolution et des jeunes qui rêvent parfois d’autre chose. Quelles différences de vision entre jeunes et vieux avez-vous pu constater ?

BD – Beaucoup de Cubains sont restés dans leur pays par conviction révolutionnaire. Alma, que je cite dans mon livre, a grandi avec une mère communiste qui a souhaité rester alors que son mari travaillait pour une entreprise étasunienne, possédait une voiture, bref, appartenait à la bourgeoisie. La famille a adhéré à la Révolution. Alma a trouvé fantastique le développement de la culture, des bibliothèques, du cinéma, du théâtre. Une autre interviewée devait aller étudier dans une grande université étasunienne, mais elle est restée. Ce fut aussi le cas d’Eduardo, médecin qui a refusé de quitter l’île pour s’occuper de ses parents âgés alors que son père, cardiologue, lui disait de s’en aller.

Pour ne pas laisser leur pays, ils et elles ont payé un certain prix. Notamment en termes de confort. Dire à 70 ou 80 ans « j’ai fait cela, j’ai cru à cela » est une manière de justifier ses choix de vie. L’homme nouveau [1], après tout, accepte un certain degré de sacrifices pour une promesse – une promesse pour soi, une promesse éthique, et la promesse d’un nouveau modèle. Alma me disait : « on a vécu une grande aventure. Quand j’ai commencé l’université, j’avais deux robes mais c’était fantastique. Sans cela, nous aurions été des petits bourgeois ».

Les plus jeunes n’ont pas participé à cette aventure fantastique. Ils ont hérité de choses et de services dont ils ne réalisent pas toujours la valeur. Car ils ne comparent pas les conditions de vie à celles du Guatemala ou de pays très pauvres d’Amérique latine, mais avec les États-Unis. Même si la santé ou l’éducation se dégradent, il est difficile pour eux de mesurer le progrès que ce système a amené. Lorsqu’on est pauvre, on a besoin de sécurité. La sécurité permet la liberté. Et on ne peut pas faire grand chose de la liberté sans sécurité.

La jeune génération a une relative sécurité même si celle-ci est incertaine (chaque jour, impossible de savoir si elle va trouver de la viande ou pas, les queues s’enchaînent, c’est une galère quotidienne). Mais ils ont un pays relativement stable, sans guerre civile, avec du logement, de la nourriture, des soins de santé, une école qui fonctionne. Avec la crise du système, cependant, il apparaît moins aujourd’hui comme la promesse d’un avenir plus juste et plus éthique.

LVSL – Quelles aspirations les jeunes vous ont-ils exprimé ?

BD – Je pense qu’une bonne partie des jeunes ont envie de consommation, de liberté d’échange, de communication, sans nécessairement se poser des questions sur le sens de tout cela. La question du sens à Cuba a été accaparée par la Révolution. Tout le monde était enjoint de n’avoir d’autre sens à sa vie que la Révolution.

Les jeunes en général veulent surtout avoir une sécurité matérielle sans devenir de gros consommateurs. Dans les familles que je vois, les enfants possèdent parfois de nombreuses choses inutiles mais qui font partie d’un confort et d’une sorte de dignité de classe moyenne. Bien sûr, certains jeunes que j’ai rencontrés sont très impliqués politiquement. À l’instar de Mario, membre d’un projet communautaire. Ils ont installé une espèce de squat dans un quartier assez pauvre. Ce sont des idéalistes. Ils veulent maintenir un projet social et socialiste. Mario est pauvre. Mais il se met au service de cela.

LVSL – Chez les personnes âgées, avez-vous constaté des volontés de transformation ? Des aspirations des plus jeunes que vous avez retrouvées chez eux ?

BD – Bien sûr. Il y a tout un mouvement autour de la revue Temas tenue par des gens qui ont vécu la Révolution, sont politiquement très engagés, et luttent pour réformer le socialisme, lui rendre son âme, son élan, sa force, son enthousiasme, et pour le décentraliser, le débureaucratiser. Pour trouver des solutions matérielles à la vie des gens. L’idée de socialisme se noie dans la vie quotidienne. C’est comme un couple qui s’aime beaucoup et rompt car il n’a pas décidé qui ferait la vaisselle. Il y a un décalage d’amplitude. Plusieurs générations s’impliquent pour que le seul avenir ne soit pas celui d’un capitalisme périphérique, avec de fortes inégalités, une grande pauvreté, de la prostitution. Et que les jeunes aient d’autres espérances que celle de migrer. C’est encore plus triste pour les Cubains puisque cet ailleurs, ce sont souvent les États-Unis, qui ont contribué aux échecs de la Révolution cubaine.

LVSL – Jeunes et vieux vivent-ils les crises de la société cubaine de la même manière, selon ce qu’ils vous ont raconté ?

BD – Ce qui est difficile, ce sont les pénuries. Pour les personnes âgées, cela peut représenter un épisode de plus dans l’histoire de la Révolution cubaine, ponctuée par les crises. Il y a eu l’âge d’or des années 1980, mais les années 1970 et 1990 ont été très difficiles. Les plus âgés ont l’habitude de ces crises. Les vieux ont aussi une forte conscience du poids de l’embargo. Les jeunes en ont ras-le-bol que l’on mette tout sur le dos de l’embargo, quand ils voient bien que le système productif s’écroule, que l’agriculture est en déshérence, que la distribution ne fonctionne pas bien. Ceux-là n’acceptent pas que ces pénuries-là aillent de paire avec le système socialiste.

Autre point, de la part de personnes âgées, j’ai entendu plusieurs fois qu’il était difficile d’accepter l’humiliation que représente la vieillesse pauvre et éventuellement dans la solitude. J’ai récolté plusieurs témoignages en ce sens : « ma mère est très engagée, elle a soutenu la Révolution, accompagné les crises, et regarde comment elle vieillit ! ». Les vieux le disent eux-mêmes. La promesse, c’était aussi un système de retraite. Que la société puisse répondre à des besoins qui se développent avec l’âge. À Cuba, les gens meurent âgés. L’espérance de vie y est supérieure à celle des Etats-Unis. Mais justement, que faire quand on a 80 ans et qu’on est à Cuba ? On ne peut pas être que vivant.

Notes :

[1] ”L’homme nouveau” est un terme utilisé par Ernesto Guevara pour décrire l’homme modelé par le socialisme, éduqué, émancipé, capable de défaire la domination capitaliste et façonnant des rapports nouveaux entre les hommes.

Freud et le socialisme : une histoire méconnue – Entretien avec Florent Gabarron-Garcia

Sigmund Freud

À l’occasion de la publication de son livre Histoire populaire de la psychanalyse, nous avons rencontré Florent Gabarron-Garcia. Maître de conférences à Paris 8 au département de sciences de l’éducation où il enseigne la psychanalyse, membre de la revue Chimères, formé à la clinique de la Borde, sa pratique analytique s’entrelace à la théorie critique. Dans cet entretien, il revient avec nous sur son livre qui lève le voile sur une partie oubliée de l’histoire de la psychanalyse et qui permet ainsi d’envisager une psychanalyse impliquée, au service des plus démunis, à rebours de la pratique institutionnelle dominante à l’œuvre aujourd’hui. Entretien réalisé par Julien Trevisan et Simon Woillet.

LVSL – Dans votre dernier livre Histoire populaire de la psychanalyse, on apprend que Freud était favorable à la révolution russe à ses débuts. Comment expliquer cette prise de position ?

Florent Gabarron-Garcia – L’image spontanée que l’on a de Freud c’est plutôt celle d’un « Freud-au-cigare ». Avec son veston, avec son regard qui vous fixe, ses yeux noirs plantés et un peu grimaçants, de grands bourgeois, plutôt conservateur. Dans mon livre, c’est une autre image qui apparaît. Freud est très engagé politiquement dans les années 20, puisqu’il soutient Victor Adler qui est le fondateur de la seconde internationale et qu’il participe à une campagne du parti socialiste viennois qui fait scandale à l’époque puisqu’il s’agit de distribuer des layettes aux bébés des familles de chômeurs. Freud est inscrit à cette campagne. Cette image-là, elle manque dans l’historiographie traditionnelle, qui insiste toujours sur son supposé conservatisme raisonnable. Ce sont des faits historiques méconnus, oubliés, refoulés et qui manquent en fait au tableau du parcours freudien.

Freud en 1926

LVSL – Quels ont été les acquis sur le plan clinique et sur le plan de l’éducation sexuelle des révolutions d’Europe de l’Est et de la révolution russe ? Ont-ils été durables ?

Florent Gabarron-Garcia – Ce que je déploie dans le livre, c’est que les mouvements analytiques ne sont pas des avant-gardes, c’est l’Europe entière qui regarde vers l’Est puisque là-bas il s’ouvre la révolution et dans l’idée des acteurs de l’époque c’est une révolution mondiale. Cela va être le cas aussi en Hongrie puisqu’après la révolution des conseils, l’empire austro-hongrois s’effondre et Freud, comme ses collègues, est pris là-dedans. Les Russes initient un tas de réformes, notamment sexuelles, et pas seulement politiques. Pour l’émancipation et les droits des femmes, pour la socialisation du travail domestique… c’est l’une des premières fois de l’histoire mondiale où une femme est nommée à la tête d’un ministère : Alexandra Kollontaï !

Le psychanalyste viennois regarde tout cela avec un grand intérêt. Sur la question des femmes, ce qu’il avait remarqué très tôt c’est que le refoulement sexuel produit de la crainte de penser, de l’inhibition de penser. D’où l’enjeu pointé très tôt par son collègue psychanalyste hongrois Sandor Ferenczi dans son article sur la psychanalyse et la pédagogie, de changer les conditions de l’éducation. C’est un des buts affichés en Russie révolutionnaire puisqu’il s’agit de faire un homme nouveau et donc une femme nouvelle aussi. Et donc les mouvements féministes sont intéressés à la psychanalyse et à ce qu’elle dévoile sur le développement psychique humain. Qu’est-ce qui fait que les femmes n’ont jamais de responsabilités au pouvoir politiquement ? La thèse misogyne de l’époque, c’est qu’il s’agit d’une affaire de constitution, de formation du cerveau : c’est la nature. Freud est très clair sur ce point, il soutient dans plusieurs de ses livres, au début du XXème siècle, qu’il n’y a pas de nature anthropologique ni pour les sexes, ni pour les peuples et donc l’enjeu pédagogique est pour lui essentiel, c’est même un enjeu civilisationnel. C’est son expérience psychanalytique qui le lui enseigne. Il faut rappeler que les patients de Freud sont d’abord des patientes. Ce sont elles qui ont les symptômes les plus forts. Donc oui, il y a un rapport entre leurs souffrances d’adultes et le type d’éducation qu’elles ont reçue petite fille, éducation qui visait à les préparer à la dépendance et à la domination masculine par le biais du mariage. C’est cette répression spécifique qui explique pourquoi elles ont des symptômes terribles comme des paralysies de bras, des épilepsies, des inhibitions à penser. Cela n’est pas du tout dû à leur constitution biologique, mais d’abord à leur condition d’éducation.

LVSL – Quel statut accorder selon vous, à l’aune de vos découvertes, sur la thèse du fameux « pessimisme politique » freudien de l’historiographie officielle ?

F G-G – Bien que je ne sois pas historien de formation, au départ de ce travail, il y a d’abord le constat des manques criants de l’historiographie dominante. Le récit dominant de l’historiographie actuelle consiste à poser le pessimiste anthropologique comme l’alpha et l’oméga de la doctrine freudienne. En conséquence de quoi, il ne faudrait pas se faire d’illusion sur la possibilité de réforme politique car l’analyste sait que, selon la formule consacrée, il y a une « irréductible agressivité » qui est constitutive de la pulsion et qui fait que toutes les réformes sociales seraient appelées à échouer. Cette thèse semble effectivement présente et insistante dans Le malaise dans la civilisation qui date de 1929. C’est un livre dans lequel Freud procède à la généralisation de la pulsion de mort à l’ensemble du social, ce qui est un geste très fort. Dans le même temps l’historiographie dominante du champ analytique rapporte ce geste  à une certaine lucidité de la part de Freud par rapport à la guerre qui est à venir. Effectivement, quatre ans plus tard Hitler accède au pouvoir. On fait donc de cette thèse une marque de son réalisme politique et on en infère qu’elle doit inciter tout psychanalyste à une forme de distance et de méfiance permanente à l’égard de toute tentative de transformation politique des systèmes actuels. 

Cette exégèse très particulière, qui consiste à lire tout Freud à partir du dernier Freud, autrement dit à partir de 1929, ignore complètement les conditions géopolitiques qui vont faire infléchir Freud dans cette direction pessimiste.  Elle refoule l’enjeu de la pratique analytique et de ses conditions sociales d’exercice spécifiques suivant les séquences historiques qui lui sont propres. Par exemple, elle refoule la figure de l’analyste engagé comme sa pratique concrète impliquée qui a pourtant prédominé lors de la séquence antérieure des années 20, où comme le rappelle l’historienne Elizabeth Danto, l’analyste se préoccupait explicitement de la question de la justice sociale.

« Toute l’implication politique des analystes quand elle était assumée publiquement, disparaît purement et simplement des manuels sur l’histoire de la discipline.  »

À partir de l’appel de Freud lui même dans son discours de Budapest de 1918 les analystes vont créer des policliniques gratuites de l’est à l’ouest à l’adresse des plus démunis qui vont connaître un grand succès. Ce choix politique s’inscrit jusque dans l’orthographe choisie : ils écrivent policlinique avec un i en référence à la polis, la vie de la cité : ils joignent donc explicitement clinique et politique. Cet engagement de Freud et des analystes est évidemment lié au contexte géopolitique progressiste et révolutionnaire qui caractérise ces années. C’est à la fois la chute de l’empire russe, la fin de 6 siècles de monarchie de l’empire austro-hongrois et, successivement, trois révolutions qui semble indiquer aux acteurs progressistes qu’une révolution mondiale est en route : la révolution russe, la révolution hongroise, et la révolution allemande. Il faut mesurer ici l’implication des analystes dans ce mouvement de l’Histoire. Hélène Deutsch est proche de Rosa Luxembourg, Simmel préside l’association des médecins socialistes, Ferensczi participe à la révolution en Hongrie, etc… Freud lui-même n’est pas en reste. Il soutient Viktor Adler fondateur de la seconde internationale, il participe à la campagne du parti socialiste que j’ai évoqué, il se sert de la monnaie alternative mis en place par la municipalité rouge de Vienne, il encourage Wilhem Reich, etc… On pourrait multiplier les exemples. Or, toute cette histoire qui fait partie de la vie du mouvement analytique, toute l’implication politique des analystes quand elle était assumée publiquement, disparaît purement et simplement des manuels sur l’histoire de la discipline qui circulent à l’intérieur du champ analytique français. 

Il y a ici un décrochage entre l’exégèse contemporaine et la dimension politique concrète de la pratique analytique de ces époques. Or, aujourd’hui on ne met plus suffisamment en rapport les textes avec les contextes politiques promus par Freud lui-même. On opère une lecture rétrospective et fallacieusement téléologique entre le Freud pessimiste des années 30 qui obère le Freud politique des années 20. 

Évidemment ces deux types de lectures ne produisent pas les mêmes effets dans la pratique analytique et c’est cela qu’il faut penser. L’historiographie actuelle, constituée à partir du dernier Freud pessimiste, risque toujours de rater les pratiques des années 1920. Mais cela peut également l’amener à se tromper dans l’exégèse de l’œuvre de Freud. C’est par exemple le cas à propos de L’avenir d’une illusion (1927). Vous le savez, il s’agit du livre juste avant Le malaise et généralement on lit L’avenir d’une illusion à partir du Malaise… 

Ce qui fait qu’on lit mal parce qu’on oublie de restituer la portée concrète du premier chapitre de L’avenir d’une illusion dans lequel il défend la révolution bolchevique, il parle de « grande espérance pour l’humanité ». On peut selon lui, à ce moment, attendre un projet de réformes sociales qui vont modifier le développement humain en profondeur, il a des expressions extrêmement fortes. 

Évidemment, il a nuancé cet enthousiasme par la suite. Mais il ne faut pas occulter qu’à un moment il avait cette position. Cela produit une autre lecture possible et à mon avis plus juste de l’œuvre freudienne telle qu’elle se déploie chronologiquement et donc politiquement. Par ailleurs, cela amène également à reconsidérer la posture de Freud dans les années 30 dont le contexte est celui d’une barbarie qui monte. Si Freud n’a pas toujours été pessimiste, s’il a pu prôner une sorte d’engagement et de faveur envers le socialisme comme pour l’expérience communiste comment expliquer cet infléchissement comme sa critique sans partage du communisme qu’il fera en 29 dans le malaise ? C’est là de nouvelles questions auxquelles il convient de s’affronter. Pris dans cette chronologie, vous le voyez, il n’est plus tout à fait sûr que le pessimisme freudien puisse être interprété comme de la lucidité sur l’avenir sombre qui vient. Non pas parce que Freud se tromperait à propos de la pulsion de mort qui s’exprime dans le champ social : c’est précisément le contraire. Cette reconnaissance de l’expression de la violence et de l’agressivité n’implique pas par elle-même un repli dans un pessimisme anthropologique. On pourrait même penser l’inverse : cette reconnaissance de la pulsion de mort dans l’époque peut être une invitation à poursuivre l’engagement et l’éthique propre aux années 20. Ici il faut remarquer et reconsidérer également la posture de Freud par rapport à ses collègues. La plupart d’entre eux pendant toutes les années 20 ont été très engagés et, pour une part significative d’entre eux, ils vont continuer à l’être dans ces années 30 malgré sa nouvelle orientation.

De ce point de vue-là, il faut aussi réévaluer la manière dont l’historiographie traite de Reich qui bien souvent est un analyste qui est dévalorisé parce qu’à la fin de sa vie il a tout simplement sombré dans le délire. Avec ses discours sur l’Orgone notamment. Mais cette lecture rétrospective et déshumanisante occulte complètement la séquence qui nous intéresse qui est celle des années 30. Reich y reste dans une position éthique qui est tout à son honneur puisque malgré l’adversité et la barbarie qui monte, il reste dans le sillage freudien des années 20 selon lequel l’analyste doit être auprès des plus démunis. Il ne doit pas être neutre et ne peut pas être du côté des dictatures et ne peut pas non plus s’abstenir d’agir. Et donc Reich va critiquer ouvertement et officiellement dans les années 30 (alors même que Hitler arrive au pouvoir) le parti nazi, ce que lui reprochera l’establishement analytique, par l’intermédiaire d’Ernest Jones. Il faut remarquer ici l’orientation pratique nouvelle promue par Freud lui-même. Il s’agit de « sauver la psychanalyse » : celle-ci doit s’adapter et vivre dans les institutions nazies. C’est la raison pour laquelle dans cette séquence c’est l’argument de la « prétendue » neutralité de l’analyste qui est largement promu. Cette nouvelle orientation théorico-pratique sera une catastrophe puisque l’institut de Berlin deviendra plus tard l’institut Goeiring. Reich, Fenichel, Langer, Eidingon (pour ne citer que ces analystes) ne souscrivent absolument pas à cette nouvelle orientation. En réalité, c’est le champ analytique lui-même qui se fracture de l’intérieur. Cette dernière a été jusqu’alors insuffisamment aperçue et étudiée, quand elle n’a tout simplement pas été escamotée. J’essaie donc de retracer dans le livre les parcours de certains de ces analystes qui, s’engageant dans la résistance, essaient de penser analytiquement la situation et les leviers psychiques qui pourraient contribuer à y remédier. C’est éminemment le cas, bien sûr, de Reich qui dans cette séquence pose de nouvelles questions psychanalytiques : comment se fait-il que les masses vont plébisciter Hitler ? Et comment analytiquement penser cela et essayer de produire des contre dispositifs pour que la subjectivation politique ne bascule pas du mauvais bord et que l’intérêt de classe ne soit trahi par l’intérêt libidinal. Reich, du point de vue de l’histoire et de la question que pose l’histoire aux analystes de cette période, est tout à fait décisif. Il faut réévaluer cette séquence à l’aune de ces questions historiques : l’enjeu n’est pas moins théorique que éthique.

Wilhelm Reich en 1943

LVSL – Avec les figures de Wilhelm Reich et de Marie Langer que vous désignez dans votre livre, on découvre l’existence de psychanalystes qui étaient engagés en faveur du communisme. Quelle a été, à l’époque, la réception de leurs écrits, qui allient approche marxiste et approche freudienne, par les marxistes ?

F G-G – Dans les années 20, 30, Reich est extrêmement important. Alors ça aussi ça a disparu dans le récit historique classique, mais la formation des psychanalystes de la troisième génération passe par Reich. Il est reconnu comme un formidable clinicien. Par ailleurs, dans cette séquence, la plupart des analystes sont politisés, comme je l’ai longuement rappelé. La promotion de l’argument de la neutralité de l’analyse vient plus tard. Elle est intimement lié au contexte des années 30 : pas moins de cinq textes paraissent sur ce sujet dans ces années dont un texte de Freud lui-même (la psychanalyse est-elle une conception du monde ?). Donc l’idée contemporaine qui circule dans certains milieux analytiques réactionnaires qui consiste à promouvoir la posture selon laquelle l’analyste doit être neutre, ne doit pas s’occuper de la politique, et qu’autrement son engagement serait le symptôme d’une analyse ratée parce que l’engagement politique serait en réalité un délire de paranoïaque, s’éclaire ici historiquement. La genèse de cet argument est en effet plus que douteuse. 

« Reich postule que la domination politique est possible dans la mesure où l’intérêt libidinal prend le pas sur l’intérêt de classe. »

À rebours de cette “neutralisation” historiographique, Reich est une figure essentielle et c’est la raison pour laquelle dans les années 30, quand on a cherché à le mettre dehors, car il était juif et rouge, ce qui n’était pas conforme à la doctrine nazie, ils n’ont pas pu le faire officiellement, dans l’IPA (International Psychoanalytical Association), dans l’association de Freud. Il était trop important pour que cela se fasse officiellement. Ils l’ont donc fait secrètement. Même Anna Freud, la fille de Freud, dans sa correspondance avec son père, s’interroge en disant qu’ils ne savent pas si l’avenir de la psychanalyse ne sera pas reichien. Reich a une telle importance que ses travaux, son orientation structurent le champ analytique de cette époque et cette importance-là, elle a complètement disparu dans l’historiographie, qui est largement hérité d’Ernest Jones. Comme vous le savez, Jones a fait une grande hagiographie de Freud qui est reprise par la plupart des analystes contemporains, mot pour mot. Ce sont ces représentations-là qui sont dans l’esprit contemporain. Il faut donc remettre l’histoire sur ses jambes. Les faits sont les suivants : Reich est très important à l’époque et on ne peut pas le virer comme ça du milieu analytique.

Il va inventer l’organisation Sexpol pour contrer le basculement des masses dans le fascisme. Je parle de Sexpol car c’est important par rapport à votre question. L’idée de Reich c’est que ce qui permet la domination politique c’est lorsque l’intérêt de classe est trompé. Comment cela est possible ? Ce n’est pas seulement parce que les classes dirigeantes auraient menti. Cela n’est pas d’abord un problème de tromperie ou de communication qui viserait la manipulation. C’est plus profondément (et c’est l’apport de la psychanalyse) parce qu’il y a l’intérêt libidinal qui prend le pas sur l’intérêt de classe. C’est quand la désirance pour le chef fait qu’on veut un leader, on désire un leader pour nous protéger et nous venger, indépendamment d’une analyse rationnelle de la situation socio-économique et des intérêts sociologiques propres aux groupes en présence. 

On le voit c’est la libido qui est en jeu et non pas d’abord la rationalité. Ce qui signifie également que le pouvoir joue sur celle-ci en se l’appropriant à son profit. La répression politique n’est pas sans effet sur le sujet et le refoulement. Il convient donc de voir comment sociologiquement cette répression politique s’organise très concrètement dans la vie ordinaire des masses, c’est à dire comment elle s’inscrit libidinalement. Si l’on admet cette analyse l’enjeu devient alors de savoir comment lever le refoulement sexuel sur lequel repose le pouvoir fasciste. De nouveau il y aura une possibilité de penser en conformité avec son intérêt de classe. De ce point de vue-là, il fonde Sexpol, qui est la combinaison de sexe et politique, dans la continuité pour lui de l’enjeu des policliniques freudiennes. 

Il va tout simplement faire des conférences où il répond aux questions des ouvriers, des questions ordinaires que ces gens modestes se posent par rapport à leur misère sociale et sexuelle et il y répond avec vérité et franchise. Par ailleurs, il impulse un mouvement d’éducation sexuelle et de prévention, de promotion des méthodes contraceptives, à destination des plus jeunes. Sexpol est un peu l’ancêtre du planning familial. Il va dans la Ruhr, une région particulièrement sinistrée et qui est acquise au national-socialisme, et il fait ses conférences sur la sexualité des adolescents, l’avortement etc. et il va rencontrer un grand succès puisque des centaines de femmes national-socialistes changent de bord et rejoignent ou s’inscrivent au parti communiste. Il vérifie sa thèse in situ, dans la pratique. 

La difficulté, évidemment, c’est que pour la plupart des partis communistes de l’époque, la révolution, elle doit être rationnelle, historique mais pas sexuelle. La question sexuelle est à l’époque, une question bourgeoise. Évidemment, ça ne répond pas à la doctrine. Le PC commence à être à bout quand des étudiants se révoltent parce qu’ils veulent chacun leur chambre et pas être tous dans un dortoir car ils veulent pouvoir vivre leur sexualité. Il y a des résonances avec ce qu’il se passera plus tard dans les années 60. Toute révolution contient une part sexuelle ou de jouissance et même toute forme d’oppression, et ça l’analyste le sait toujours et doit se positionner politiquement par rapport à cette dimension. Reich a très tôt cette intuition, qui est déjà une intuition chez Freud mais sa question c’est de pouvoir s’en servir pour éviter un basculement de la jouissance dans une jouissance collective fasciste pour le dire rapidement. En dépit de l’efficacité de son action, la réception du PC est une réaction outrée et du même coup l’alliance que lui et ses partisans avaient faite avec le PC va s’arrêter net et Reich va être chassé. La révolution prolétarienne n’a pas débouché sur une révolution sexuelle.

Marie Langer en 1979

LVSL – Par ailleurs, ces deux figures ont constaté que la misère sociale, en particulier pour les femmes pauvres pour Marie Langer, était une condition essentielle de la misère psychique. Du côté du mouvement dominant de la psychanalyse actuelle, que vous désignez par le terme « psychanalysme », conteste-t-on ce lien ?

F G-G – Je pense qu’on ne l’étudie pas assez. Ce sont des questions que tout sociologue a en tête mais face auxquelles de nombreux analystes sont dans une forme de résistance ou d’oubli. C’est étrange car la pratique en institution confronte obligatoirement les praticiens à la dimension socio-économique. Et pour beaucoup de mes collègues cette question n’existe tout simplement pas. Soit par déformation à cause d’une certaine psychanalyse trop étriquée, qui s’intéresserait qu’au sujet en tant que sujet familial, mais d’une famille étonnement déconnectée de la vie sociale et économique. Soit par méconnaissance, tout simplement, parce que nombre d’entre eux ne lisent pas les autres disciplines, ce qui arrive aussi. 

Évidemment que la misère sociale – et je travaille beaucoup en banlieue – a des effets psychiques graves et donc ce que les psychiatres appellent la maladie mentale, frappe inégalement les classes sociales. De fait, nous manquons d’une orientation générale des études sur les maladies mentales comme rapport au social. Cela c’est toute la question de la psychopathologie. 

Ce que je classe dans le psychanalysme, c’est la réduction du malaise à des dimensions psychiques, individuelles seulement. Freud l’a abordé, Reich davantage, Langer aussi et je dirais tout analyste un peu honnête qui travaille avec des gens plus pauvres ne peut pas échapper à cette question et quand il y échappe, il fait du psychanalysme. C’est-à-dire qu’il pathologise un symptôme dont il semble ignorer l’aspect social pourtant décisif, ce qui est grave. Ignorer les conditions sociales et la répression qui peuvent amener ou favoriser la misère psychique voire la folie du sujet n’est pas anodin. Cela revient, peu ou prou, à se mettre au service du pouvoir politico-économique.

LVSL – Un des points cruciaux de la pratique psychanalytique de la clinique de La Borde et du Sozialistisches Patientenkollektiv (SPK), le « Collectif socialiste de patients » d’Heidelberg, a été de décloisonner la psychanalyse. Celle-ci ne doit pas seulement relever du médecin, mais être exercée par tous les agents de l’institution. Y a-t-il aujourd’hui des cliniques en France, ou ailleurs dans le monde, où subsiste une telle pratique de la psychanalyse ?

F G-G – Cela existe. Alors à la Borde, dans une certaine mesure, et ailleurs, dans une certaine mesure. Mais oui, des expériences de ce type existent toujours.

LVSL – C’est plus limité comme expérience désormais ? Y a-t-il eu une évolution dans les pratiques ? Un rétrécissement ?

Le contexte se rétrécissant, tout se rétrécit partout. Ce sont des phénomènes systémiques. Si vous voulez, dans les années 70, les hôpitaux, même ceux qui ne se revendiquent pas de la psychothérapie institutionnelle, les hôpitaux psychiatriques ont ouvert leurs portes. Aujourd’hui l’État met des gardes-chiourme à l’hôpital et paie des sociétés de vigile plutôt que de mettre plus d’infirmiers formés parce qu’il y a un contexte politique extrêmement régressif. Les conditions institutionnelles se dégradent et il est plus compliqué d’avoir une pratique ouverte et même une pratique analytique dans une institution psychiatrique. Mais cela existe, cela existe toujours à la Borde et dans de nombreux endroits. 

« Tout l’enjeu pour les gens qui se sont lancés dans le champ de la psychiatrie institutionnelle, c’était de partir de la marge, l’hôpital psychiatrique, les prisons, pour modifier ces endroits coercitifs de l’intérieur, de telle sorte qu’à la fin les conditions institutionnelles soient tellement transformées que la révolution à venir parte de là. »

Le champ de la psychothérapie institutionnelle a un dispositif très particulier. C’est notamment le club : il s’agit d’un opérateur institutionnel pour subvertir l’établissement psychiatrique puisqu’il est remis au club la responsabilité d’organiser la vie quotidienne. Le club est donc une association, qui existe légalement, et à qui on donne la tâche d’organiser la vie quotidienne et dans lequel il y a le soignant et le soigné. Donc déjà si vous faites ça dans l’hôpital psychiatrique, cela va modifier toute la structure et tout l’établissement, les règlements. Après la question c’est jusqu’où on la pousse, cette orientation. Puisqu’à la fin des fins, dans la version de Guattari, c’est la fin du psychiatre. Le psychiatre c’est quand même au départ le personnage à qui l’État – dans son utilisation répressive – donne le pouvoir légal pour gérer les troubles dans l’ordre bourgeois. N’oublions pas que c’est un décret de 1838 qui fonde conjointement la police et la psychiatrie. Si vous faites du bazar dans la rue parce que vous entendez des voix, on vous met en psychiatrie. Si c’est parce que troublez l’ordre public pour des raisons politiques, là où on vous met en prison. La psychiatrie au départ c’est pour préserver l’ordre bourgeois, cela concerne les limites de l’ordre capitaliste. 

Tout l’enjeu pour les gens qui se sont lancés dans le champ de la psychiatrie institutionnelle, c’était de partir de la marge, l’hôpital psychiatrique, les prisons, pour modifier ces endroits coercitifs de l’intérieur, de telle sorte qu’à la fin les conditions institutionnelles soient tellement transformées que la révolution à venir parte de là. C’est un projet qui est à mon avis tout à fait pertinent et audacieux mais qui n’a pour l’heure pas beaucoup avancé et sans doute reculé bien qu’il existe toujours. D’où la critique de la fonction politique du psychiatre et l’idée que par le biais de club et d’autres instances similaires il doit déléguer son pouvoir décisionnaire.

À cette occasion il se peut que le psychiatre s’angoisse et qu’un fantasme d’éclatement le traverse. En réalité, c’est sa fonction sociale qui, en quelque sorte, est éclatée sur le collectif soignant-soigné. Les décisions qui étaient autrefois dévolues à un seul sont collectivisées, ce qui va autoriser une resubjectivation sur un mode non hiérachique des acteurs de l’institution Ce dispositif où l’on éclate sur le collectif soignant-soigné les décisions qui étaient autrefois dévolues à un seul, va permettre une resubjectivation des acteurs. Un ordre dans lequel la psychanalyse a toute sa place, du point de vue d’une analyse dite institutionnelle justement : il s’agit, en effet de « désimaginariser »la fonction sociale du soin. Elle n’est pas l’attribut du médecin.

Ce que je vois par ailleurs en ce moment c’est qu’il y a des nouveaux chefs qui sont mis en place dans une idéologie managériale par le biais des agences régionales de santé, il y a la même chose partout, c’est systémique. C’est la vision de l’ordre néolibéral qui met en place ces dispositifs qui produit des effets de subjectivation, des effets sur l’inconscient, des burn-outs et des manières de penser les groupes de façon utilitariste. Ces gens-là arrivent, n’ont aucune connaissance de la maladie mentale et des terrains et donc ils se retrouvent en position de chefs et ils sont par ailleurs eux-mêmes maltraités puisqu’on leur donne une tâche impossible, qui est de traiter managérialement des structures qui n’ont pas vocation à être traitées comme ça. Ils ne tiennent pas. Ils tiennent un an ou deux. Le malaise dans le champ social, comme à l’hôpital, frappe les travailleurs ordinaires, les infirmiers, les assistantes sociales etc. mais il frappe aussi les directeurs locaux qui sont en réalité formés sur le mode managérial qui ne peut pas fonctionner à cet endroit (mais le peut-il ailleurs ?). Et du coup ils font des burn-outs les premiers. Au passage, ils ont bien entravé et fait souffrir les gens de l’institution mais c’est eux en fait qui sautent d’abord. 

Félix Guattari © Na5069wv

LVSL – Il y a un texte de Mélanie Klein qui parle de la bonne autorité tout comme elle parle de personnalités fortement intégrées plutôt que de personnalités autoritaires. Elle dit que c’est comme un tuteur sur lequel le lierre peut pousser parce que la bonne autorité permet sa contestation et donc est-ce que l’on pourrait imaginer une reformulation de la théorie de l’autorité, y compris en politique, qui va dans ce sens-là ? Est-ce que c’est souhaitable comme direction de recherche ?

F G-G – Pour l’expérience de La Borde, et de ce que j’en ai compris, il y a des exemples concrets et micro-institutionnelles qui sont très intéressants. Au départ dans l’après-guerre, ils employaient le tout-venant : des paysans du coin, des femmes de ménage. Hormis le médecin et l’infirmier, il n’y avait pas encore tous ces métiers spécialisés. C’était les gens du coin qui étaient recrutés. Cela ne les a pas empêchés de soutenir leur projet révolutionnaire : au contraire. En effet, il n’était pas question d’attendre un grand chef ni le grand soir, alors comment s’organiser ici et maintenant pour changer l’ordre aliéné des choses, changer la vie ?

Maintenant là qu’est-ce qu’on fait ? En tant que psychiatre, chef, qu’est-ce que l’on fait pour faire aboutir ce projet ? Et même plus : comment faire pour que ce projet parte de la marge, de l’hôpital et de la prison. Donc qu’est-ce qu’on fait ? Il dit : je délègue mon pouvoir. Il faut que tout le monde soit formé à l’analyse : le jardinier, l’infirmier. Mais aussi il faut que le psychiatre aille faire la cuisine, passe le balais puisque là vous voyez on travaille la dimension d’une aliénation sociale qui est aussi une aliénation imaginaire qui est inscrite dans l’inconscient. La désimaginarisation des rôles sociaux par l’acte (c’est-à-dire on déplace les gens de leur fonction) va produire déjà un effet subjectif et inconscient. Ce qui va permettre du coup à une femme de ménage de ne pas faire que femme de ménage, de s’autoriser davantage de relations avec le patient. Car dans l’hôpital d’aujourd’hui les femmes de ménage sont bien souvent réduites à ne faire que le ménage. La direction peut parfois même leur demander de ne pas parler au patient. A l’inverse, il y a le cas paradigmatique à La Borde de Georgette, dont je parle dans le livre. Georgette est une dame du coin qui, au départ, est embauchée comme employée de service. Mais la ventilation de la fonction soignante lui permet peu à peu d’excéder la seule fonction dite de service et de ménage. Georgette se met à veiller les patients, à donner les médicaments, etc … , de sorte qu’on ne sait plus ce qui la distingue d’un infirmier par exemple. Dans la mise en pratique d’une autorisation aux membres de l’institution et même d’un encouragement à sortir de la fonction et des rôles se joue quelque chose de décisif. Cette ouverture va permettre de subjectiver autre chose aux membres de l’institution. Ce n’est qu’ensuite que cela peut être formalisé ou officialisé statutairement : ce sera le cas avec la mise en place du statut de « moniteur psychiatrique » qui permet de ne plus distinguer personnel de service et personnel de soin et implique également un partage des salaires. La révolution ne s’impose pas d’en haut.

LVSL – L’autorité c’est celle qui met en place ce genre d’organisation.

F G-G – Je crois surtout que cela déplace la question de ce que l’on entend par autorité, puisque l’horizon de ce type de perspective est de sortir de ce problème au profit d’une perspective libertaire. En revanche, peut-être qu’au départ il faut au moins un projet ou une perspective parce que ce n’est pas inné. Sauf si tout le monde a lu la théorie politique, la critique sociale, ait compris ce qu’est l’inconscient. Il y a à initier quelque chose de pratique : c’est l’intérêt de cette perspective… ou bien alors on reste entre intellectuels, entre gens cultivés avec un horizon politique. L’enjeu d’une désaliénation c’est d’abord la mise en pratique concrète de dispositifs dans lesquels les acteurs sociaux ont des marges beaucoup plus grandes pour faire autre chose que ce qu’on leur a dit que normalement ils devaient faire. Il faut qu’ils le supportent, cela peut être angoissant. Il y en a qui partent, ils se fâchent : “Oh non moi je suis que jardinier, ne m’emmerdez pas avec les symptômes du patient, c’est bon hein, ça c’est le truc des docteurs”. Et d’autres qui au contraire, à l’occasion de cette dynamique de groupe micro-politique, vont s’émanciper. Un groupe n’est pas qu’aliéné il peut devenir, comme le disait Guattari, groupe sujet. On constate cela lorsque les règles hiérarchiques et disciplinaires sautent. Par exemple lors d’un mouvement de grève. Par exemple chez les Lip, ou à Nuit debout, ou pour les Gilets Jaunes. Les gens, d’un seul coup, subjectivent autre chose et s’éveillent à eux-mêmes dans des dimensions qu’eux-mêmes n’avaient pas parfois soupçonnées. C’est l’enjeu des groupes émancipés. Il s’agit de créer des conditions favorables à une subjectivation politique émancipée. La plupart des acteurs, lorsque cela arrive, parle d’un avant et d’un après. Par exemple lorsque vous regardez les film sur la grève des Lip, c’est très clair. Il y a quelque chose qui se passe dans le groupe et qui précipite la subjectivation des gens qui participent à l’expérience.

LVSL – Les gilets jaunes aussi oui …

F G-G – Oui, il y a des émergences collectives et subjectives de groupes. L’enjeu de la psychothérapie institutionnelle c’est de produire les conditions qui vont permettre cette émergence subjective. On ne peut pas le décréter mais on peut faire des choses qui vont favoriser l’émergence de ces transformations dans les pratiques.

LVSL – Christopher Lasch (1932-1994), dans La Culture du Narcissisme : la vie américaine à un âge de déclin des espérances, explique que, dans la civilisation occidentale, le narcissisme n’est plus seulement un trait de caractère, mais un trait de la culture. L’individu, confronté perpétuellement à des angoisses, qu’elles soient d’ordre personnelles ou collectives, chercherait, par le plaisir éphémère que procure la consommation de la marchandise, à se distancier de celles-ci, bloquant toute idée d’altruisme et in fine toute transformation libératrice de la société. Cette thèse est d’ailleurs reprise par l’extrême droite. Comment vous situez-vous par rapport à cette thèse ? Le désespoir est-il notre seule issue ?

F G-G – Ce n’est pas étonnant que Lasch soit repris par l’extrême droite. Cette espèce de description savante qui semble critique de la société contemporaine en fait, en réalité, le lit. Elle prend les acteurs sociaux et les citoyens pour des imbéciles non sans les moraliser, voire les culpabiliser. Elle psychologise des problèmes socio-économiques. En réalité, cette approche n’est pas critique du tout, elle est simplement décliniste. Elle n’est pas lucide elle est toute hallucinée par un passé mythifié. « C’était mieux avant », du temps du père, de l’autorité, du temps de la différence des sexes, etc… On voit bien ici pourquoi elle peut séduire l’extrême droite, voire en quoi elle est en elle-même réactionnaire. D’une certaine manière, elle relève elle aussi d’une forme de pessimisme du point de vue pratique : elle ne propose aucun horizon ou alors elle sous-entend qu’il faut revenir à l’on ne sait quelles vraies valeurs ! Ce pessimisme, je crois, est une faute éthique Et encore plus pour un analyste ! Si l’homme est un loup pour l’homme, alors abandonnez tout ! C’est une posture indigne. Cela ne veut pas dire qu’il faille être benoîtement optimiste. Mais face à la pulsion de mort qui peut se déchaîner dans une société ou dans un sujet, il n’y a pas à succomber au pessimisme. Il y a à continuer de penser. Ce qui fait l’analyste c’est qu’il ne cède en rien à la pulsion de mort. La pensée analytique n’ignore pas la pulsion de mort, elle s’y affronte et y objecte. C’est ce qui peut permettre parfois à certains patients de pouvoir continuer à vivre.

« C’est très problématique je trouve, qu’un analyste se revendique d’un tel pessimisme fondamental. Pour sa pratique mais même par rapport à la production du savoir analytique. Car en fait, par ces opérations, on nourrit l’impasse. »

Plus le temps passe, plus je reçois des gens qui vont mal, j’ai des équipes qui reçoivent des gens qui vont très mal, c’est affreux, ce que j’entends est affreux. Bon. Est-ce que je vais en déduire une nature humaine ? Qu’est-ce que c’est que cette posture pontifiante sur la fin de la civilisation ? En quoi cela peut aider les personnes qui se trouvent confrontés à des problèmes existentiels ? En réalité, ce sont des curés ! C’est une faute éthique. 

Dessin de Jacques Lacan

De ce point de vue là, Lacan a toujours objecté. Dans le texte Télévision, il se dénonce lui-même comme capturé par les objets de consommation et de divertissement, les écrans télévisuels notamment. Mais il ajoute que cela ne peut pas durer éternellement, le pouvoir de séduction de ces objets ne peut pas combler réellement le manque du désir humain. Pire, en renforçant le manque, la perception que « ce n’est pas cela » qui comble, ces objets et la société qui les produit suscitent de plus en plus d’angoisse et de rejet. Et nous ne sommes pas dans une société totalement atone sur le plan politique ! Il faut arrêter de dire que tout va à vau-l’eau. Lacan lui-même disait dans ce texte qu’il n’était pas pessimiste de ce point de vue. Il n’était pas optimiste non plus, mais cela ne l’empêchait pas de réfléchir à la pratique, à la posture éthique de l’analyste face à la société de consommation et aux difficultés spécifiques qu’elle impose aux individus pour entendre leurs désirs. 

Quant au pessimisme freudien celui-ci est vraiment à circonscrire à cette séquence très particulière des années 30 que j’ai évoqué. Freud a cru un temps qu’il y avait une possibilité de réforme, qu’enfin on allait sortir de la guerre et il a été désillusionné. Comme il le dit lui-même, il a renoncé à « ses espoirs de jeunesse ». Par ailleurs Freud dans cette séquence avait également encore perdu un fils et souffrait d’un cancer depuis bien longtemps (il subira 38 opérations). Face à un tel déluge de malheur personnel et collectif, on a le droit d’être pessimiste. Enfin, la doxa oublie souvent que Freud lui-même n’accordait pas beaucoup d’importance théorique au Malaise dans la civilisation. Il le dit lui-même, le Malaise de la civilisation, « c’est une digression », « je ne suis pas sûr d’avoir raison » … En revanche, ce qu’on en a fait après, dire que c’est l’acmé de sa théorie etc. là il y a un problème. Rien ne nous dit que Freud, s’il avait vécu plus longtemps et notamment l’après-guerre, aurait maintenu une telle position. 

C’est très problématique je trouve, qu’un analyste se revendique d’un tel pessimisme fondamental. Pour sa pratique mais même par rapport à la production du savoir analytique. Car en fait, par ces opérations, on nourrit l’impasse. Une telle posture ne concerne pas la vérité du social puisqu’elle la psychologise. Bien plutôt elle semble trahir la psychologie de l’auteur. La vérité du social, on n’en sait rien, elle est toujours à discuter, à remettre en jeu.

L’expérience de Tosquelles de ce point de vue-là est tout à fait paradigmatique puisqu’il invente, entre guillemets, la psychothérapie institutionnelle en période de guerre. Dans les camps, à Saint-Alban, sous le régime pétainiste, vous voyez. Donc, le pessimisme intégral est une lâcheté, pas une posture raisonnable. L’analyste sait que partout où il y a oppression, il y a résistance. 
Le problème des analystes je crois que c’est qu’ils lisent des très mauvais sociologues et que les sociologues lisent de très mauvais analystes. Ils ont une vision apocalyptique. Ils la mettent en théorie. Ils ne la questionnent pas. C’est un problème éthique car ils ne questionnent pas les effets politiques d’une telle vision du monde qui n’est pas neutre. Vous voyez c’est comme quand René Laforgue à la fin des années 1920 justifiait la violence faite aux masses parce qu’il postulait qu’il y avait un désir sadomasochiste dans les masses. C’est du psychanalysme ça.

LVSL – Dans le « discours de l’université », il y a aussi le « discours du maître » selon Lacan …

F G-G – Oui, bon on connaît la chanson… La critique de l’université est aujourd’hui un peu trop facile. Car, ce que je constate aujourd’hui c’est qu’il y a davantage de liberté pour penser à l’université que dans les écoles de psychanalyse. Donc il y a un problème spécifique d’organisation de la psychanalyse dont je ne crois pas que la forme scolaire soit une réussite. Personnellement je ne suis pas venu à la psychanalyse pour aller à « l’école » … D’autant plus qu’il s’agit, le plus souvent, d’écoles de soumission à un maître. Ces organisations hiérarchisées hégémoniques ne sont pas sans rapport avec le type de productions savantes réactionnaires que je critiquais tout à l’heure. Il faut interroger ces manières d’articuler les concepts analytiques pour produire des visions apocalyptiques et interroger les intérêts particuliers de ceux qui les produisent. Qu’est-ce qu’ils nourrissent en faisant cela ? Au fond ils ont certainement un savoir à l’image de ce qu’ils font. La psychanalyse ce n’est certainement pas cela. La psychanalyse a beaucoup plus avoir avec la liberté mais, pour reprendre le titre d’un vieil ouvrage sur la question, peut-être la craignent-ils trop ?

LVSL – Merci à vous pour cet entretien.

F G-G – Merci à vous.

Le livre Histoire populaire de la psychanalyse de Florent Gabarron-Garcia

L’autre nuit du 4 août

© Aitana Pérez pour Le Vent Se Lève

La nuit du 4 août 1983, à la tête d’un groupe d’officiers progressistes, le capitaine Thomas Sankara s’emparait du pouvoir au Burkina Faso. Un processus politique unique allait s’enclencher, destiné à marquer durablement l’histoire du pays et de la région. Le 9 Thermidor de cette révolution survient quatre ans plus tard, lorsque Thomas Sankara est assassiné par son plus proche ami et compagnon de luttes, Blaise Compaoré. Si celui-ci a été condamné à une peine de prison à perpétuité, la justice burkinabè est demeurée silencieuse quant aux complicités internationales de cet assassinat. Les archives françaises concernant cette affaire sont pour l’essentiel demeurées scellées – malgré la promesse faite par Emmanuel Macron de les ouvrir. Près de quatre décennies après les faits, l’héritage de Thomas Sankara dérange-t-il toujours au point que lumière ne puisse pas être faite sur son assassinat ?  

Lorsque Thomas Sankara s’empare du pouvoir, l’indépendance reste une chimère pour les pays d’Afrique francophone. Des liens étroits subsistent entre le gouvernement français et ses ex-colonies. Les réseaux franco-africains, gérés par le gaulliste Jacques Foccart, favorisent les chefs d’Etat les plus à même de garantir les intérêts du gouvernement français. Le franc CFA, issu de l’époque coloniale, maintient les pays qui l’utilisent dans une véritable servitude monétaire – 50 % de leurs réserves de change demeurant prisonnières de la Banque de France. Aussi les chefs d’État de la région sont-ils pour la plupart les dociles garants des intérêts français.

Félix Houphouët-Boigny est emblématique de cette génération de leaders africains qui sont demeurés au pouvoir. Président de la Côte d’Ivoire de 1960 à 1993, il plaide pour le renforcement de la « France-Afrique ». Ce concept mélioratif a été repris par l’économiste François-Xavier Verschave qui a forgé le néologisme Françafrique afin de dénoncer les liens néo-coloniaux entre l’ex-métropole et les ex-colonies.

C’est dans ce contexte que Thomas Sankara conquiert le pouvoir en Haute-Volta – futur Burkina Faso. Il s’agit alors de l’un des pays les plus misérables de l’Afrique francophone : la mortalité infantile y est de 180 pour 1000 et l’espérance de vie à 40 ans. L’analphabétisme touche 98 % des Voltaïques. Une situation qui ne laissait pas indifférent Thomas Sankara, lequel devait déclarer plus tard, à la tribune de l’ONU : « d’autres avant moi ont dit, d’autres après moi diront à quel point s’est élargi le fossé entre les peuples nantis et ceux qui n’aspirent qu’à manger à leur faim, boire à leur soif, survivre et conserver leur dignité. Mais nul n’imaginera à quel point le grain du pauvre a nourri chez nous la vache du riche ».

Secouer le joug de l’impérialisme, depuis l’un des pays les plus pauvres du monde

Âgé de 33 ans en 1983, Thomas Sankara est alors le plus jeune chef d’Etat au monde. Influencé par Karl Marx mais aussi par la Révolution française, proche des courants communistes, il incarne l’aile la plus radicale du spectre politique. Il n’était aucunement un inconnu. Premier ministre du gouvernement de son prédécesseur Jean-Baptiste Ouedraogo, il avait été démis et emprisonné – sur ordre de la France, qui par la voix de Guy Penne, conseiller de François Mitterrand pour les affaires africaines, avait intimé Ouedraogo d’en finir avec Sankara [1]. Après moults péripéties, il arrive finalement au pouvoir le 4 août 1983, à la tête d’un groupe d’officiers progressistes, soutenu par de nombreux mouvements civils, démocrates ou marxisants.

Il engage son pays sur la voie d’une expérience révolutionnaire à marche forcée. Inspiré par Cuba, il entreprend la construction de grands chantiers (écoles, hôpitaux, logements, routes). Son but est de doter le Burkina Faso d’infrastructures modernes, mais aussi de concrétiser des droits qu’il considère comme élémentaires : logement, santé, éducation, alimentation, etc. Il mène une grande campagne d’alphabétisation, destinée à éradiquer illettrisme ; en quatre ans, le taux de scolarisation passe de 6% à 24 %. Le gouvernement parvient, en quelques années, à vacciner des millions de familles, ce qui lui a valu les compliments de l’OMS.

Cette ambitieuse politique sociale, qui s’accompagnait d’une volonté de détruire le cadre néo-colonial et féodal qui prévalait alors, multiplie les ennemis de la jeune révolution. Pour faire face aux tentatives de déstabilisation – réelles ou supposées – mais aussi pour promouvoir la participation populaire, des « Comités de défense de la révolution » (CDR) sont mis en place. Leur bilan est, aujourd’hui encore, l’objet de controverses. S’ils ont permis à de nombreux Burkinabè de participer à la vie politique du pays, ils ont également exercé une fonction de contrôle et de répression des opinions divergentes. Aussi la révolution burkinabè se brouille-t-elle rapidement avec certains mouvements syndicaux ou progressistes qui l’avaient soutenue. Ici encore, Sankara s’inspirait de Fidel Castro – et de Saint-Just, qu’il aimait à citer : « celui qui fait la Révolution à moitié creuse sa propre tombe ».

La pays est rapidement isolé sur le plan international. En France, le pouvoir mitterrandien compte peu de sympathisants à l’égard de Thomas Sankara. Il en comptera encore moins lorsque Jacques Foccart, l’homme de la Françafrique gaullienne, reprendra du service suite à la victoire de la droite aux élections législatives de 1986. Les États-Unis de Ronald Reagan, qui multiplient les guerres par procuration en Afrique sub-saharienne et cherchent à y importer leur révolution néolibérale, ne considère pas non plus la révolution sankariste du meilleur oeil. En d’autres temps, l’Union soviétique aurait été l’alliée naturelle du Burkina Faso. Mais l’arrivée au pouvoir de Sankara coïncide avec une phase de contraction de l’économie soviétique, et de retrait du reste du monde de la part de l’URSS – que la venue au pouvoir de Gorbatchev allait radicaliser.

Aussi les alliés sur lesquels Thomas Sankara peut compter s’avèrent-ils peu nombreux, et souvent peu significatifs – hormis le gouvernement voisin du Ghana, dirigé par le populiste Jerry Rawlings [2]. La grande sympathie de Fidel Castro à l’égard de la révolution burkinabè n’a pu se matérialiser en des accords de coopération substantiels, du fait du grand éloignement entre Cuba et le Burkina Faso. Quant au « guide suprême » libyen Mouammar Kadhafi, au départ allié de Sankara, il finira par se retourner contre lui.

Thomas Sankara n’entretenait pas des relations amicales avec les Etats-clients de la France dont la Côte d’Ivoire de Félix Houphouët-Boigny était l’archétype. Elles se sont encore détériorées après le discours de Thomas Sankara à la conférence d’Addis-Abeba sur la dette. Sankara y dénonce le mécanisme d’exploitation que constitue l’endettement des pays du sud : « Le système de la dette fait en sorte que chacun de nous devienne l’esclave financier, c’est-à-dire l’esclave, tout court, de ceux qui ont eu l’opportunité, la ruse, la fourberie de placer les fonds chez nous avec l’obligation de rembourser ». Il exhortait (sans espoir) les autres gouvernements africains à refuser de payer leur dette d’un même jet ; « ceci », ajoutait-il, « pour éviter que nous allions individuellement nous faire assassiner ». « Si le Burkina Faso tout seul refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence », avait-il ajouté. Paroles prophétiques.

Le 9 Thermidor burkinabè, ses complices et ses secrets de Polichinelle

C’est Blaise Compaoré qui est le responsable le plus évident de l’assassinat du 15 octobre 1987, à l’issue duquel il s’empare du pouvoir au Burkina Faso pour vingt-sept ans. Reconnue par la justice burkinabè, sa culpabilité a été confessée à demi-mots par l’intéressé lui-même il y a peu.

Les motivations personnelles qui ont pu conduire Blaise Compaoré à assassiner son ami le plus proche ont intrigué et fasciné nombre de biographies. Si elles intéressent la dramaturgie, elles ne présentent en revanche qu’un faible intérêt politique [3].

De nombreuses zones d’ombre restent à élucider, et elles concernent les soutiens internationaux du coup d’État mené par Blaise Compaoré. Celui-ci avait à charge une partie importante des relations internationales du Burkina Faso, à mesure que celui-ci était devenu un État-paria et Thomas Sankara persona non grata. Dans les semaines qui ont précédé son assassinat, Blaise Compaoré dirigeait une diplomatie parallèle – et était par conséquent en contact régulier avec les adversaires les plus déterminés de Sankara.

Une relation particulièrement forte l’unissait à Félix Houphouët-Boigny. Il avait en effet épousé sa nièce d’adoption, après qu’elle lui eût été présentée par le chef d’État ivoirien. Un choix qui avait déjà occasionné une brouille entre Compaoré et Sankara, bien avant le coup d’État du 15 octobre [4].

Outre les États-vassaux de la France, pour lesquels l’existence même de la révolution burkinabè était un affront permanent, Thomas Sankara s’était attiré d’autres inimitiés régionales. En particulier celle du chef d’État libyen Mouammar Kadhafi et du chef de guerre (et futur chef d’État) libérien Charles Taylor. Tous deux avaient sollicité Sankara pour utiliser le Burkina Faso comme base militaire ; Kadhafi, dans ses lubies expansionnistes, souhaitait mener ses troupes vers le Tchad, et Charles Taylor effectuer un coup d’Etat au Libéria. Ils ont tous deux essuyé un refus de la part du gouvernement de Sankara.

Le coup d’État de 1987 a immédiatement permis une normalisation des relations entre le Burkina Faso et l’ensemble de ces pays. Le gouvernement a mis fin à ses nombreuses contestations de l’ordre institutionnel qui dominait l’Afrique de l’Ouest, et est redevenu un actif coopérant des organisations régionales. Il a cessé de repousser les recommandations de la Banque mondiale et du Fonds monétaire internationale. Il a cessé de pointer du doigt le joug de la France lors des sommets internationaux. Il a cessé de s’opposer à ce que le Burkina Faso devienne une base temporaire pour les manoeuvres de déstabilisation des uns et des autres – Blaise Compaoré, sur ordre des Américains, a notamment permis à Charles Taylor de s’y fournir en armes et en logistique.

En automne 2014, lorsque la population burkinabè contraint Blaise Compaoré à la démission à l’issue de protestations massives, l’État français lui témoigne sa reconnaissance en lui affrétant un hélicoptère pour qu’il puisse échapper à la foule. Il trouve alors refuge dans la Côte d’Ivoire d’Alassane Ouattara, ex-premier ministre de… Félix Houphouët-Boigny.

Bien sûr, ces convergences de vues entre Blaise Compaoré et ces puissances géopolitiques n’impliquent pas, à elle seules, que celles-ci aient appuyé son coup d’État le 15 octobre 1987. Or, de nombreux éléments empiriques font état de tels soutiens. Les témoignages sont même si nombreux, et proviennent de sources si diverses depuis 1987, qu’ils en viennent à se contredire, et que plusieurs scénarios coexistent dans lesquels Compaoré a bénéficié de soutiens internationaux pour l’assassinat de Sankara.

Le journaliste d’investigation italien Silvestro Montanaro a par exemple interviewé des ex-hauts gradés libériens dans un documentaire, en caméra cachée. L’un d’entre eux, proche de Charles Taylor, y évoque notamment une décision coordonnée et multilatérale. Il affirme que des représentants du gouvernement français et américain se seraient retrouvés en Libye, en compagnie de Blaise Compaoré, pour y planifier le renversement du pouvoir burkinabè. Il précise : « le piano fut accordé par les Américains et les Français. Il y avait un homme de la CIA à l’ambassade des États-Unis au Burkina qui travailla en étroit contact avec le chef des services secrets de l’ambassade française. Ce sont eux qui ont pris les décisions les plus importantes » [5].

La validité de ce témoignage a été contestée, plusieurs éléments fournis par ce témoin questionnant sa crédibilité [6]. Il n’empêche : seule une ouverture complète des archives françaises relatives au Burkina Faso permettra d’établir la responsabilité – et l’absence de responsabilité – des uns et des autres, de discriminer entre les théories du complot et les conspirations réelles. Or, une telle démarche a été constamment rejetée par le gouvernement français, malgré les promesses formulées par Emmanuel Macron en 2017 [7]. Les propositions, émanant du Parti communiste français et de la France insoumise, visant à nommer une commission d’enquête parlementaire à ce sujet, ont elles aussi été repoussées par la majorité LREM. De la même manière, le procès, au Burkina Faso, censé statuer sur les responsables internationaux de l’assassinat de Sankara n’a jamais connu un commencement de réalisation [8].

Le second assassinat de Thomas Sankara ?

À l’instar de Che Guevara qui, imprimé en format standardisé sur des T-Shirt, a fini par alimenter la société de consommation qu’il exécrait, Thomas Sankara est devenu une icône pour la jeunesse africaine, souvent à son corps défendant. Il suffit d’écouter l’influence et diplomate Aya Chebbi revendiquer l’héritage de Thomas Sankara tout en vantant les mérites de la ZLEC (Zone de libre-échange africaine) pour s’en convaincre. Personnage complexe, à bien des égards tragique et contradictoires, il ne se laisse enfermer dans aucune des représentations idyllisées ou euphémisées qui en ont souvent été faites.

Pour autant, son héritage n’est aucunement usurpé lorsque les mouvements anti-impérialistes érigent Thomas Sankara au rang de figure tutélaire, aux côtés de celle de Patrice Lumumba. Pas davantage que lorsque les mouvements féministes rendent hommage à un précurseur de la lutte pour l’émancipation des femmes. Pas davantage que lorsque les mouvements sociaux en font une icône de la résistance au néolibéralisme. Pas davantage que lorsque les biographes dressent le portait d’un l’homme intègre qui voulait s’opposer au cours de l’histoire, sachant qu’il y laisserait sa vie ; ou d’un révolutionnaire enflammé capable de prendre les décisions défiant toute Realpolitik, par souci de ne pas trahir ses convictions [9].

En refusant de faire la lumière sur les circonstances de la mort d’un personnage devenu emblématique pour la jeunesse africaine, le gouvernement français met à mal la réconciliation qu’il affirme vouloir impulser. Charge à la société civile française de mettre son gouvernement face à ses responsabilités.

Notes :

[1] L’excellent biographie de Brian J. Peterson : Thomas Sankara, a revolutionary in cold war Africa (2022, Indiana University Press), cite à cet égard plusieurs câbles diplomatiques ne laissant pas de place au doute. On y découvre que dès 1982, Thomas Sankara avait été repéré par la CIA (dont le principal bureau se trouvait à Niamey, capitale du Niger voisin) comme un danger potentiel en raison de son orientation marxiste et de sa sympathie supposée à l’égard de Mouammar Kadhafi.

[2] Peu avant son assassinat, Sankara avait proposé à Rawlings de développer une union économique et politique poussée entre son pays et le Ghana, notamment par l’introduction d’une monnaie commune. Une perspective sans doute fantaisiste, en raison des faibles infrastructures de transport existant entre les deux pays, et des fortes barrières linguistiques. La proximité entre Thomas Sankara et Jerry Rawlings n’avait pas échappé aux agents de la CIA basés en Afrique, qui avaient pour habitude de surnommer les deux leaders « Tom et Jerry » dans leurs messages (ibid).

[3] Le portrait de Blaise Compaoré dressé par Thomas Sankara quelques semaines avant son assassinat, cependant, intéressera autant la dramaturgie que la science politique : « Un jour, des gens sont venus me voir, complètement affolés : “il paraît que Blaise prépare un coup d’Etat contre toi”. Ils étaient le plus sérieusement du monde paniqués. Je leur ai répondu ceci : “le jour où vous apprendrez que Blaise prépare un coup d’État contre moi, ce ne sera pas la peine de chercher à vous y opposer ou même me prévenir. Cela voudra dire qu’il est trop tard et que ce sera imparable. Il connait tant de choses sur moi que personne ne pourrait me protéger contre lui s’il voulait m’attaquer. Il a contre moi des armes que vous ignorez…”. [Mais au fond, je n’y crois pas] C’est bon d’avoir un homme à qui l’on puisse tout confier, ou presque, en lui laissant le soin de deviner ce que vous n’aurez pas eu le courage de lui dire » (Dans archives Le Monde : « Quand Thomas Sankara parlait de Blaise Compaoré : “c’est un homme très délicat…” », 18 octobre 1987).

[4] Peterson (ibid) rapporte que le mariage entre Blaise et Chantal Compaoré, arrosé de torrents de champagne, lui a valu des reproches acerbes de la part de Sankara – l’un des slogans de la révolution burkinabè était il faut choisir entre de l’eau pour tous et du champagne pour quelques-uns.

[5] Silvestro Montanaro, Thomas Sankara : et ce jour-là ils ont tué la félicité, diffusé sur Rai3 le 18 janvier 2013.

[6] Voir par exemple Petersen (ibid).

[7] Dans un entretien au Vent Se Lève réalisé par Tangi Bihan, Bruno Jaffré rappelle à quel point Emmanuel Macron a piétiné sa promesse de rendre accessibles les archives françaises.

[8] Ibid.

[9] On citera l’abolition pour un an des loyers que devaient payer les Burkinabè les plus pauvres, prise en secret et imposée sans concertation par Sankara lors d’un conseil des ministres, provoquant une stupéfaction générale. La reconnaissance de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie par le gouvernement burkinabè, après que les relations avec la France aient déjà été abîmées. Ou le refus d’obtempérer face aux menées guerrières de Kadhafi, l’un de ses rares alliés régionaux, qui souhaitait utiliser le Burkina Faso comme base militaire temporaire.

© Les photographies sont issues du site thomassankara.net, excellent base archivistique et iconographique sur le Burkina Faso de Thomas Sankara. Le visuel de couverture de l’article a été réalisé par Aitana Pérez pour Le Vent Se Lève.

RUFFIN, MOUFFE : LA GAUCHE PEUT-ELLE DE NOUVEAU ÊTRE POPULAIRE ?

Mouffe Ruffin Gauche Populaire Le Vent Se Lève
© LHB pour LVSL

Le divorce historique entre la gauche et les classes populaires est-il en train de se refermer ? Le large score de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle et le succès électoral de la Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale (NUPES) semblent l’attester. Pourtant, une partie des classes populaires continue à s’abstenir massivement ou à se réfugier dans le vote Rassemblement national. Face à cet état de fait, plusieurs stratégies s’opposent pour les reconquérir. Le samedi 25 juin, Le Vent Se Lève invitait Chantal Mouffe et François Ruffin à en débattre à la Maison des métallos. Chantal Mouffe est une théoricienne majeure du populisme de gauche et l’auteure de nombreux livres, dont « L’Illusion du consensus » et « Hégémonie et stratégie socialiste » avec Ernesto Laclau. François Ruffin commence son second mandat de député de la 1ère circonscription de la Somme, il est auteur et cinéaste.

Le « tournant de la rigueur » de 1983 : un moment décisif, vraiment ?

François Mitterand et Margareth Thatcher en 1986. Photographie dans le domaine public.

Malgré la performance de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle, la gauche française demeure affaiblie. Les racines de cette faiblesse remontent aux années 1980, lorsque le gouvernement de François Mitterrand déçoit très vite les espoirs suscités en 1981, en choisissant d’approfondir la construction européenne plutôt que de mener une politique socialiste. Un moment en particulier est passé à la postérité : le « tournant de la rigueur » de mars 1983, suite au choix de rester dans le Système monétaire européen plutôt que de dévaluer le franc. Mais ce choix fut-il aussi décisif qu’il le semble ? Pour Neil Warner, doctorant à la London School of Economics, ce résumé est trop simpliste et cache d’autres mécanismes expliquant la conversion du PS du socialisme au néolibéralisme. Traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

La France sort encore une fois d’une élection présidentielle dominée par le néolibéralisme débridé d’Emmanuel Macron et la politique d’extrême-droite de Marine Le Pen. Avec une abstention presque record au premier tour, des millions de citoyens se sont de nouveau sentis forcés de voter Macron pour faire un ultime barrage à l’extrême-droite, tout en sachant que celui-ci continuerait sa destruction du système social français, son attitude autoritaire envers les minorités ethniques et en matière de maintien de l’ordre.

Certes, la très bonne performance de Jean-Luc Mélenchon au premier tour a bien démontré que la gauche résistait en tant que troisième bloc politique en France, et les négociations pour une union des gauches aux prochaines législatives offrent une chance importante à ce pôle de s’affirmer. Mais tant en termes électoraux que sur des questions fondamentales de programme et d’organisation, la gauche française demeure une force affaiblie et troublée.

L’histoire courante : la trahison en une décision

L’histoire de la faiblesse de la gauche française est longue et jalonnée de moments charnières sur les quarante dernières années. Pourtant, une date est constamment évoquée : mars 1983, quand le gouvernement de gauche du président François Mitterrand décida de rester au sein du Système monétaire européen (SME) et d’implémenter des mesures d’austérité. Cet événement est en effet très souvent convoqué par les historiens et commentateurs divers pour raconter l’histoire récente de la gauche française, ses rêves brisés et son désarroi croissant. Selon ce narratif, les réformes radicales amorcées par le gouvernement Mitterrand au début du septennat en 1981 ont été mises en pièces par une conversion dramatique au néolibéralisme, le fameux virage à 180 degrés de 1983.

Cette histoire n’intéresse d’ailleurs pas que les Français. Arrivé au pouvoir peu de temps après Ronald Reagan et Margaret Thatcher, le nouveau gouvernement français représentait bel et bien une réelle alternative aux politiques alors menées aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Ainsi, le fameux « tournant de la rigueur » apparaît donc souvent comme un moment clé du triomphe international du néolibéralisme, venant confirmer le célèbre « There is no alternative » de Thatcher. 

Dès lors, examiner cette période sous un nouvel angle est indispensable. Loin d’être un débat d’historiens, l’étude de la gauche française au début des années 1980 permet de mieux comprendre l’état actuel de la scène politique actuelle. Or, il se trouve que la version couramment évoquée, assez simpliste, souffre de plusieurs faiblesses majeures.

L’histoire habituelle est celle-ci : en mai 1981, la gauche française accédait enfin au pouvoir après en avoir été écartée depuis le début de la Ve République, en 1958. Dans cette atmosphère d’euphorie post-électorale, le nouveau gouvernement déploya un agenda radical visant à stimuler la croissance économique et l’emploi grâce à une hausse de la consommation, des dépenses publiques, des politiques de redistribution, en offrant plus de droits aux salariés et à travers une politique industrielle plus interventionniste.

Cependant, cette politique budgétaire expansionniste eut lieu alors que l’économie mondiale se contractait. De plus, le coup de pouce à la consommation locale n’a pas adressé les problèmes structurels profonds de l’industrie française. Le pays faisait face à une inflation élevée et à une détérioration de son déficit commercial. Dans ce contexte, le gouvernement pouvait pallier la crise de la balance des paiements en procédant à une importante dévaluation du franc, augmentant ainsi sa compétitivité. Mais la France était membre du système monétaire européen (le SME encadrait les marges de fluctuation des taux de change dans le but de faire converger les monnaies des pays membres, ndlr). Une dévaluation sans l’aval des autres membres aurait donc signifié, pour le gouvernement, une sortie du mécanisme de change et l’obligation de laisser la valeur du franc fluctuer avec les marchés internationaux.

En mars 1983, cette situation finit par devenir intenable. Dans une décision qui s’avérera définitive, le gouvernement opta finalement pour rester au sein du SME. Un nouveau « plan de rigueur » s’attela à corriger l’équilibre commercial, en réduisant cette fois drastiquement la consommation et le déficit budgétaire.

Il est devenu commun de présenter ce choix comme clair et historique. Si la France avait quitté le SME, son gouvernement aurait sûrement poursuivi son programme de politiques de gauche, priorisant la croissance et l’emploi, tout en érigeant un mur protectionniste pour se protéger des contraintes d’une économie mondialisée. En restant dans le SME, il choisit au contraire délibérément de s’aligner sur les politiques néolibérales d’austérité, de désinflation et de libéralisation de l’économie, et donc d’abandonner la vision socialiste mise en œuvre à partir de 1981.

De nouvelles interprétations

Un nombre croissant d’historiens français – notamment Michel Margairaz, Jean-Charles Asselain, Mathieu Fulla, Matthieu Tracol, Laure QuennouëlleCorre et Florence Descamps – remettent cependant ce récit en question. S’ils se focalisent sur des domaines différents, tous présentent des arguments complémentaires les uns des autres, remettant en cause l’idée selon laquelle le mois de mars 1983 serait décisif.

Ainsi, les politiques mises en place entre 1981 et 1983, mais aussi avant 1981, tant dans la pensée du parti socialiste français en tant que parti d’opposition que dans les politiques des gouvernements de droite antérieurs sont marquées par d’importantes continuités. Par ailleurs, de nombreux changements clés intervenus entre 1981 et 1983 n’ont pas coïncidé avec le fameux « tournant de la rigueur ». De toute évidence, le tournant vers la «rigueur» a vraiment commencé au plus tard en juin 1982, lorsque le gouvernement introduit un gel des prix et des revenus, fixe une limite de 3 % de déficit et choisit de focaliser son attention sur la lutte contre l’inflation plutôt que sur la lutte pour le plein-emploi. Plus largement, d’autres décisions majeures en faveur du néolibéralisme eurent lieu avant 1982 et beaucoup d’autres après 1983.

En outre, le récit courant du « tournant de la rigueur » met dans le même sac des politiques certes étroitement liées, mais qui ont néanmoins leur propre logique. Ainsi, il est important de faire la distinction entre A) la mesure dans laquelle les politiques budgétaires étaient expansionnistes ou restrictives, B) les objectifs redistributifs et l’impact des différentes politiques et C) la nature des réformes structurelles mises en œuvre par le gouvernement. En y regardant de plus près, la décision de quitter ou non le SME ne fut pas décisive dans un seul de ces domaines.

Les premières années Mitterrand furent-elles radicales ?

Le récit autour de 1983 a surtout mis l’accent sur la première de ces décisions politiques : le passage d’une politique expansionniste à une politique restrictive. Pourtant, les budgets déployés par la gauche sont en réalité assez peu en rupture avec la politique menée précédemment. Ainsi, la relance de 1981-1982 était plus faible en pourcentage du PIB que celle précédemment poursuivie par le gouvernement de Jacques Chirac en 1975. En effet, à peine Pierre Mauroy était-il nommé nouveau Premier ministre par François Mitterrand, qu’il avait déjà insisté sur l’importance de la « rigueur ».

Les ruptures les plus claires entre les politiques d’avant 1981 et celles d’après l’arrivée du PS au pouvoir se trouvent plutôt dans les domaines de la redistribution et des réformes structurelles. Le gouvernement cherchait avant tout à stimuler les revenus et la consommation des personnes aux revenus les plus faibles, notamment à travers un rehaussement des prestations sociales et du salaire minimum, tout en imposant plus fortement les revenus et patrimoines aisés. 

On pouvait déjà voir une esquisse de cette nouvelle orientation dans la gamme de réformes structurelles poursuivies par le gouvernement : la retraite à 60 ans, passage aux 39 heures hebdomadaires, lois Auroux accordant de nouveaux droits aux salariés… Outre ces réformes, le gouvernement nationalisa douze grands groupes industriels et la majeure partie du système bancaire privé, ce qui constitue un transfert de propriété majeur. Nombre de ces programmes politiques furent certes très marqués par l’arrivée de la « rigueur », mais ils avaient néanmoins des logiques propres et suivaient des chronologies différentes. 

NDLR : Pour en savoir plus sur les nationalisations de 1981, la façon dont elles furent conduites et leur relatif échec, lire sur LVSL l’interview de l’économiste François Morin, conseiller auprès du secrétaire d’État à l’extension du service public, par William Bouchardon : « Si on nationalise, alors allons vers la démocratie économique ».

Par ailleurs, contrairement à une théorie souvent entendue, la gauche de 1981 ne méconnaissait pas les problématiques de l’offre ou les contraintes internationales. Bien au contraire, les différents courants de gauche étaient profondément conscients de ces contraintes. Ces préoccupations étaient d’ailleurs une justification majeure du programme de nationalisations, dont l’enjeu principal était de stimuler la productivité et la compétitivité de l’industrie française par le biais d’investissements et de restructurations menés par l’État. 

L’accélération de la mondialisation était d’ailleurs prise en compte dans ce raisonnement. Comme Mitterrand l’a soutenu lors de sa première conférence de presse en tant que Président : « Ces nationalisations nous donneront les outils du siècle prochain », avertissant au passage que, si cette mesure n’était pas prise, les entreprises françaises en question « seraient rapidement internationalisées ».

La décision en faveur du SME

Contrairement à la version souvent entendue, la décision de rester dans le SME n’était pas non plus un choix clair entre politique budgétaire expansionniste et austérité. En effet, étant donné qu’un tournant vers l’austérité avait déjà été amorcé en 1982, la plupart des partisans de la sortie du SME défendaient aussi de nouvelles mesures d’austérité. Pour ces derniers, le gouvernement devait contenir l’inflation et empêcher une trop grande dévaluation du franc. Ils estimaient cependant qu’en sortant du SME, la France pourrait sortir plus rapidement de l’austérité en rééquilibrant plus vite sa balance commerciale. Ainsi, le « tournant de la rigueur » aurait tout de même eu lieu.

Etant donné qu’un tournant vers l’austérité avait déjà été amorcé en 1982, la plupart des partisans de la sortie du SME défendaient aussi de nouvelles mesures d’austérité.

D’ailleurs, ni le choix de rester dans le SME ni les mesures d’austérité ne constituaient une adhésion du gouvernement Mitterrand à la libéralisation économique. Au contraire, le gouvernement de l’époque combina des mesures d’austérité en 1982 et 1983 avec un resserrement des contrôles sur le crédit. Les mesures les plus controversées de mars 1983 furent d’ailleurs de nouveaux contrôles des changes draconiens, qui visaient à décourager la population de prendre des vacances à l’étranger, afin d’encourager l’activité économique en France.

Enfin, laisser la valeur du franc « flotter » sur les marchés internationaux, en dehors du SME n’impliquait pas forcément la mise en place de mesures plus protectionnistes. À bien des égards, ces deux solutions auraient d’ailleurs pu se substituer l’une à l’autre pour parvenir au même objectif : rétablir un certain équilibre de la balance des paiements.

Derrière mars 1983, une multitude de décisions en faveur du capital

Après les mesures de juin 1982, Mitterrand demanda d’ailleurs à son gouvernement de protéger les taux d’intérêt domestiques des marchés extérieurs et d’accélérer la « réforme bancaire », c’est-à-dire une gestion accrue de l’État sur la distribution du crédit dans un système bancaire désormais presque entièrement nationalisé. Selon les mémoires de son conseiller Jacques Attali, il aurait réclamé de façon irrégulière des actions en ce sens à son ministre des Finances Jacques Delors, et ce, au moins jusqu’à l’été 1983. 

Mitterrand n’était pas très impliqué dans les détails de la politique financière du gouvernement, et sa principale préoccupation semble avoir été de faire baisser les taux d’intérêt de quelque manière que ce soit. Cependant, le secteur bancaire français et Jacques Delors étaient profondément hostiles à de telles idées. Delors sut résister à ces demandes occasionnelles de Mitterrand et à d’autres, poursuivant plutôt une voie de réformes bancaires plus limitée.

NDLR : Pour une analyse des choix économiques effectués à l’époque, qui ont entraîné une forte hausse du chômage, lire sur LVSL l’entretien de Jules Brion avec le journaliste Benoît Collombat : « Le choix du chômage est la conséquence de décisions néolibérales ».

Pierre Bérégovoy, son successeur au poste de ministre des Finances, promeut ensuite une vaste déréglementation du secteur avec le même objectif fondamental de réduire les taux d’intérêt. À partir de 1984, lorsque les socialistes forment un nouveau gouvernement – sans le parti communiste français (PCF), partenaire minoritaire mécontent et marginalisé – sous la houlette de Laurent Fabius, la « rigueur » s’installe durablement. Elle se fonde notamment sur une désinflation compétitive – c’est-à-dire une baisse de l’inflation qui permette de se rapprocher des taux en vigueur dans les autres pays européens – et un franc fort. Concrètement, cette politique se traduit entre autres par la fin de l’indexation des salaires sur l’inflation.

En matière de politique industrielle, après le premier virage vers la « rigueur » en juin 1982, le gouvernement adopte – brièvement – une politique encore plus interventionniste, en déversant d’importantes sommes dans les industries d’État. Jean-Pierre Chevènement, le ministre de l’Industrie de l’époque et chef de la faction du CERES (le centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste, une aile de gauche « gaullo-marxiste » du Parti socialiste, ndlr) voulait en effet plus d’investissements dans les entreprises publiques, éventuellement par le biais d’une grande banque nationale d’investissement qui serait créée grâce à une réorganisation du système bancaire. 

Chevènement prônait essentiellement sa propre forme de « rigueur ». Il admettait que l’augmentation des investissements se ferait au détriment de la consommation. Tout en cherchant à protéger l’emploi, il prévoyait également des baisses de salaire. Il visait dans le même temps à accroître le rôle de son ministère dans la gestion des industries d’État. 

Cette courte phase de la politique industrielle prit fin avant la décision de rester dans le SME. En février 1983, Chevènement était déjà proche de la démission, suite aux réprimandes de Mitterrand après la remontée de plaintes de différents dirigeants d’entreprises publiques. A ce moment-là, l’option de la sortie du SME est toujours envisagée par Mitterrand selon de nombreux témoignages, dont celui de Chevènement.

Anesthésie sociale

En termes de politique redistributive et d’attitude de l’État vis-à-vis du capital et du travail, un changement clé a lieu avant même le tournant de juin 1982 : une baisse de l’impôt sur les sociétés est décidée au printemps 1982. En parallèle, le gouvernement assura les organisations patronales – en privé – qu’il n’y aurait plus de nouvelle augmentation des cotisations sociales ni de réduction du temps de travail.

Comme l’explique l’historien Matthieu Tracol, cette décision fait du printemps 1982 un moment aussi significatif que ceux de juin 1982 ou mars 1983 : la réduction de la semaine de travail était un levier clé pour ce que le gouvernement déclarait être son objectif premier : réduire le chômage. Alors que la seule croissance économique se révèle insuffisante pour parvenir à cet objectif, la réduction du temps de travail était en effet au cœur du programme économique alors défendu par le PS.

Certains partisans influents d’une sortie française du SME, comme l’homme d’affaires socialiste Jean Riboud, ont fait valoir que le gouvernement devrait combiner cette réforme avec une réduction substantielle des cotisations d’entreprise. Mitterrand reviendra plus tard sur ce programme en 1983, lorsqu’il insistera pour réduire ces cotisations, menant une politique qui allait à l’encontre de la logique générale et des contraintes de « rigueur », et qui se heurta par ailleurs aux protestations de Jacques Delors. 

Toutefois, certaines des politiques adoptées au début du premier quinquennat de François Mitterrand ne furent pas abandonnées et sont restées comme un héritage. Les prestations sociales se sont maintenues à un niveau élevé et l’âge de la retraite fut maintenu à 60 ans. Des choix qui permirent au gouvernement d’obtenir ce que le politiste Jonah Levy appelle une « anesthésie sociale », faisant mieux accepter la pilule d’un chômage en augmentation. 

L’héritage de mars 1983

Si le « tournant de la rigueur » de mars 1983 n’est donc pas aussi décisif qu’il est souvent décrit, il n’est pas pour autant insignifiant. Il s’inscrit dans une chronologie de décisions par lesquelles le gouvernement français choisit de se détourner de la question du chômage pour donner plutôt la priorité aux questions d’inflation et d’équilibre commercial.

Par ailleurs, le tournant de mars 1983 a peut-être aussi eu des conséquences plus indirectes, justement car ce récit d’un revirement décisif s’est vite imposé, donnant naissance à une prophétie auto-réalisatrice. En effet, le gouvernement ayant perdu en popularité et étant perçu comme ayant trahi ses promesses, les socialistes se sont mis à chercher une nouvelle raison à donner aux électeurs de voter pour eux. Ils la trouvèrent dans le renouveau de la construction européenne à partir du milieu des années 1980 : à travers celle-ci ils pourraient exprimer leur engagement en faveur de la « modernisation ».

Pour en savoir plus sur l’obsession européiste de François Mitterrand et les choix réalisés en ce sens au détriment du socialisme, lire sur LVSL l’interview d’Aquilino Morelle par William Bouchardon : « La construction européenne s’est faite contre le peuple français ».

Ce tournant européiste voit le jour sous la direction du nouveau président de la Commission européenne, Jacques Delors, qui obtient le plein soutien de Mitterrand pour relancer l’intégration européenne. Le tournant vers « l’européanisation » fournit ensuite une motivation pour de nombreuses mesures de déréglementation promues par les socialistes pendant le reste de leur mandat. Mais les événements de mars 1983 n’étaient qu’une partie d’un processus beaucoup plus long et plus complexe. 

De plus, il serait erroné de voir la décision de rester au sein du SME comme une victoire pour la soi-disant « deuxième gauche », antiétatique et internationaliste, souvent associée à des personnalités comme Michel Rocard, un rival de Mitterrand qui sera finalement son Premier ministre. Le narratif convenu présente en effet souvent mars 1983 comme le moment où cette « deuxième gauche » l’aurait emporté sur une gauche plus interventionniste, souverainiste et « jacobine », qui aurait influencé la politique avant 1983.

Certes, il est vrai que Jacques Delors, l’un des représentants de la deuxième gauche, était le principal défenseur du maintien au SME. Mais Michel Rocard défendait la solution d’un franc flottant (donc en dehors du SME) à partir de 1981. En réalité, la plupart des dirigeants du parti socialiste ne faisaient partie ni de la deuxième gauche, ni ne s’alignaient sur les positions du CERES, ayant une approche plus pragmatique de la politique. Cela n’a cependant pas empêché Rocard et d’autres membres de sa faction de rétrospectivement présenter le virage de mars 1983 comme une victoire de leur propre « réalisme » et « internationalisme ». De son côté, le CERES a également contribué à renforcer ce récit, blâmant la deuxième gauche et la Communauté économique européenne pour l’austérité.

Un mythe utile

Finalement, si le mythe de mars 1983 est resté autant gravé dans les mémoires, c’est sans doute car il a quelque chose à offrir à presque tout le monde. Pour la droite, le centre ou la « deuxième gauche », il permet d’affirmer que les réalités économiques ont contraint le gouvernement socialiste à abandonner son programme politique imprudent et naïf.

Finalement, si le mythe de mars 1983 est resté autant gravé dans les mémoires, c’est sans doute car il a quelque chose à offrir à presque tout le monde.

Selon ce point de vue, la seule alternative était un protectionnisme extrême, coupant la France du reste du monde. Delors lui-même a qualifié de manière assez risible ceux qui voulaient quitter le SME d’ « Albanais », suggérant que la voie qu’ils souhaitaient rangerait la France dans le même camp que l’État stalinien isolé d’Enver Hoxha. En réalité, les choses étaient bien plus complexes et tout un éventail de choix étaient disponibles pour un pays comme la France. 

En face, les critiques de gauche sur le bilan du gouvernement socialiste ont sans doute jugé séduisant de mettre l’accent sur mars 1983, car cela donne l’impression que le tournant néolibéral français se résume à ce choix. De ce point de vue, si Mitterrand et ses alliés avaient décidé de quitter le SME, ils auraient pu entraîner la France (et peut-être le reste de l’Europe) sur une voie socio-économique très différente. 

Or, cette version des événements est bien trop simpliste. Bien sûr, les socialistes auraient pu faire un certain nombre d’autres choix au début des années 1980, mais tout ne s’est pas joué en mars 1983. Ce mois-là, une politique de « rigueur » était déjà en place, et les socialistes l’auraient encore approfondie par la suite, que la France soit restée ou non dans le SME. Cette période d’austérité aurait cependant pu être plus courte, dans les deux scénarios.

Il faut aussi distinguer le virage vers la « rigueur » des autres choix économiques du gouvernement Mitterrand. Ce tournant n’a pas en lui-même déterminé l’abandon plus large des politiques de redistribution avant et après mars 1983. Le choix de rester dans le SME n’était par ailleurs pas incompatible avec la poursuite de réformes structurelles envisagées en 1981. Surtout, cela n’obligeait pas les socialistes à commencer à promouvoir un programme de libéralisation économique à partir de 1984.

Le PS voulait-il le socialisme ?

En réalité, dès son arrivée au pouvoir, le parti socialiste faisait face à de nombreuses tensions internes. D’une part, il se concevait comme un parti radical, appelant à une rupture avec le système existant. En outre, le PS avait également construit sa stratégie électorale sur l’alliance avec le parti communiste français, la négociation du Programme commun et la conquête des électeurs communistes. 

Il y avait, de plus, une profonde frustration dans la gauche française du fait que le pouvoir gouvernemental lui avait échappé pendant des décennies depuis le début de la Ve République en 1958. Tout ceci a donné une écrasante impulsion aux mesures introduites en 1981. Venant d’une longue culture d’opposition, inhabituellement détachée du mouvement ouvrier, la plupart des socialistes avaient également une conception beaucoup trop vague de la façon de mettre en pratique un programme de réformes.

NDLR : Lire à ce sujet l’article d’Antoine Cargoet pour LVSL : « Comment le PS s’est technocratisé pour conquérir le pouvoir ».

Le cas des nationalisations constitue un bon exemple des contradictions alors à l’œuvre. Le gouvernement de l’époque réussit à vaincre des oppositions parfois féroces pour les mener à bien, comme l’attendaient ses sympathisants. En revanche, et de manière assez étonnante, il y eut beaucoup moins d’intérêt, de la part du gouvernement comme de ses sympathisants, pour déterminer ce qu’on allait bien pouvoir faire avec les entreprises désormais détenues par l’État. Dès lors, lorsque les oppositions aux socialistes se firent plus fortes, le gouvernement trouva peu de soutiens derrière lui.

Par ailleurs, derrière la rhétorique et les premières mesures phares au début du premier quinquennat Mitterrand, il y avait aussi toujours une bonne dose de pragmatisme dissimulé. L’objectif économique prioritaire pour de nombreux socialistes était bien une « modernisation » qui provoquerait un renouveau national. En 1981, ce but semblait pouvoir être atteint par un programme de gauche transformateur. Mais par la suite, ce programme s’est heurté à certain nombre de résistances de la part du Capital. Le gouvernement socialiste a alors souvent préféré suivre la voie de la moindre résistance, en fonction du degré d’attention et de combativité qu’il trouvait dans son propre camp. À partir de 1984, cela s’est traduit dans l’adoption d’une vision entièrement nouvelle de leur programme, résolument néolibérale.

A propos de l’auteur :

Neil Warner est doctorant à la London School of Economics. Ses recherches portent sur l’échec des plans de socialisation de l’investissement en Grande-Bretagne, en France et en Suède dans les années 1970 et 1980.

Redécouvrir Sorel et le mythe mobilisateur

® Prométhée enchaîné, par Pierre Paul Rubens (1611-1618)

L’émergence du mouvement socialiste a vu apparaître diverses théories se proposant d’expliquer les phénomènes de masse. Leur questionnement initial était similaire : au-delà des conditions objectives, quelles motivations subjectives peuvent pousser des groupes humains à lutter, parfois jusqu’au sacrifie ultime ? De Georges Sorel à José Carlos Mariátegui, plusieurs penseurs socialistes ont contribué à cette réflexion en travaillant sur la notion de mythe, cette « image d’un avenir fictif […] qui exprime les sentiments d’une collectivité et sert à entraîner l’action » qu’évoque André Lalande. L’intérêt pour ces théories a peu à peu reflué en Europe à partir de la crise des années 30. L’époque actuelle, souvent présentée comme imperméable aux grands récits totalisants du siècle dernier, semble pourtant manquer cruellement de tels mythes.

En France, l’évocation de telles notions évoque généralement le nom de Georges Sorel. L’image du leader et théoricien socialiste souffre de sa postérité. Ses Réflexions sur la violence parues en 1908 sont considérées par certains historiens tels que Zeev Sternhell comme proto-fascistes. Les critiques du nationalisme sont pourtant systématiques dans son œuvre (il s’opposera à l’Union sacrée en 1914, puis saluera la révolution russe). Il est vrai que les fascistes feront de Sorel une référence : les synthèses politiques baroques sont le propre de ce courant. Mais pas d’anachronisme. Sorel constitue avant tout l’un des premiers importateurs de la pensée de Marx dans le terreau français, et sa conception émancipatrice de la violence prolétarienne s’inscrit dans la même séquence que les travaux d’Engels sur le même sujet. L’époque de la fin du 19° siècle est un temps d’insurrections ouvrières et de répressions violentes. La Troisième République déçoit les espoirs de beaucoup : une partie du mouvement syndical naissant autour de la CGT se sent trahie par le gouvernement de Clémenceau (comme d’ailleurs l’explique très bien Zeev Sternhell), et la notion de « gauche » commence à se découpler de celle de « peuple » à mesure que la troupe est envoyée mater les grèves.

La grève générale, « Grand soir » de son époque

C’est à partir de ces évènements que Sorel définit la fonction mobilisatrice du mythe de son temps : la grève générale.  Cet évènement futur susceptible de rassembler les exploités lors d’une séquence insurrectionnelle constitue alors l’horizon du syndicalisme révolutionnaire se constituant en France. Un mythe permet de faire converger les esprits vers un but commun – comme plus tard l’idée vague de « Grand soir » tenant lieu de perspective pour une partie de l’extrême gauche. Sorel accorde ici en tout cas une place majeure à la subjectivité, contrairement à la plupart des marxistes de son époque. Pour lui, face aux trahisons gouvernementales, l’autonomie de classe doit être défendue et étendue, la violence des rapports sociaux garantissant une fonction anti-intégratrice. En clair, la répression du mouvement ouvrier et les résistances qu’elle suscite empêchent toute participation pacifiée aux institutions. Selon une perspective marxiste orthodoxe, la résolution de la contradiction entre les classes ne peut alors aboutir qu’au renversement de l’une par l’autre, Sorel insistant sur la fonction régénératrice de la violence dans ce processus.

Concernant le cas français, il écrivait ainsi dans ses Réflexions sur la violence : « A côté des utopies, ont toujours existé des mythes capables d’entraîner les travailleurs à la révolte. Pendant longtemps, ces mythes étaient fondés sur les légendes de la Révolution [Française] et ils conservèrent toute leur valeur tant que ces légendes ne furent pas ébranlées. Aujourd’hui, la confiance des socialistes est bien plus grande qu’autrefois, depuis que le mythe de la grève générale domine tout le mouvement vraiment ouvrier. Un insuccès ne peut rien prouver contre le socialisme, depuis qu’il est devenu un travail de préparation ; si l’on échoue, c’est la preuve que le travail de préparation a été insuffisant. »

Nul n’est cependant prophète en son pays. L’enchaînement des périodes de progrès et de reflux de la conflictualité ouvrière, l’expérience de l’Union sacrée durant la Première guerre mondiale, l’anéantissement d’une génération dans les tranchées sonnant le glas du syndicalisme révolutionnaire français, puis l’apparition d’un nouveau paradigme léniniste : ces différents phénomènes eurent raison de l’influence de Georges Sorel dans son pays. Mais ailleurs dans le monde, dans différents courants politiques, le concept de mythe mobilisateur connut pourtant une surprenante postérité.

Sorel en Syrie

La période de la décolonisation au Proche-Orient et l’essor du panarabisme ont ouvert la voie à de nouveaux questionnements portant sur la définition politique de la nation arabe. Une figure marquante de cette période est l’intellectuel syrien Michel Aflak, cofondateur du parti Baas, issu d’une famille grecque orthodoxe de Damas. Il part en France, étudie l’Histoire à la Sorbonne, lit et écrit beaucoup. Ces années lui permettent de découvrir les classiques du marxisme, mais également Bergson et Sorel. Son militantisme indépendantiste le rapproche un temps du communisme. Mais la modération du Front populaire le déçoit (la Syrie étant alors sous mandat français et entamant des négociations en vue de l’indépendance, qui n’aboutiront définitivement qu’en 1946). Michel Aflak rompt alors avec l’internationalisme et devient l’un des principaux théoriciens du nationalisme arabe.

À partir de cette période, son œuvre est principalement motivée par la définition politique d’une identité arabe, posant les bases du panarabisme. La mobilisation politique de cette identité au service de l’unité nationale dans la période de la décolonisation n’a rien d’évident : le monde arabe est alors fragmenté par les frontières, les croyances, les langues et les classes. La pensée de Sorel trouve un écho dans les travaux de Michel Aflak visant à réaliser cette unité. Ici, le mythe mobilisateur sera la lutte pour une république arabe unifiée, porteuse d’un projet social et national. Mais la rupture assumée avec le marxisme et le flou entretenu autour du volet social du projet contribueront aux péripéties du baasisme. Il n’aboutira pas à l’unification des pays arabes, malgré plusieurs tentatives avortées, mais à la mise en place de régimes autoritaires, plus ou moins laïques, porteurs de conceptions très différentes de l’arabité. Pourtant, le concept de mythe mobilisateur ne mène pas mécaniquement à une dérive droitière au prétexte de l’élan romantique et de la recherche obsessionnelle de l’unité nationale.

Sorel au Pérou

José Carlos Mariátegui est le principal théoricien marxiste de l’histoire péruvienne. Son œuvre reste méconnue en France – constat regrettable au regard de la part conséquente consacrée à la politique française, et notamment aux développements de l’extrême droite dans l’entre-deux-guerres. Acteur du développement d’un mouvement révolutionnaire au Pérou, il considère que celui-ci doit constituer l’aboutissement de l’histoire nationale, et puiser dans la culture indigène pour trouver un écho dans les masses. Son intérêt pour la civilisation inca et sa maîtrise du marxisme le conduisent à synthétiser une voie péruvienne vers le socialisme, assumant l’influence de Georges Sorel, rejetant le positivisme et privilégiant le volontarisme au service d’une cause transcendante.

Selon Jean-Ganesh Leblanc, auteur d’un mémoire sur la question, « le mythe de Sorel apparaît comme une aspiration commune conditionnée par un ensemble d’images, d’archétypes, qui la déterminent, sans qu’elle soit ni précise, ni susceptible d’être décomposée […].Contrairement au modèle sociologique positiviste de Boukharine, le mythe de Sorel met l’action révolutionnaire non sur le compte d’un savoir qui serait une vérité scientifique, mais sur un horizon social, un avenir qu’il s’agit de faire advenir, dont il faut faire accoucher la réalité présente. » Il s’agit donc « d’une cause, d’un combat presque mystique pour une société sans classes. » Dans le contexte péruvien, la cause du socialisme trouve ses racines dans la mystique de la lutte des descendants des Incas pour leur libération. Ainsi, « Mariátegui articule le recours au passé inca à une lecture matérialiste et volontariste de l’histoire qui met l’accent sur la praxis révolutionnaire ».

Pour Mariátegui, « La force des révolutionnaires n’est pas dans leur science ; elle est dans leur foi, dans leur passion, dans leur volonté. Elle est une force religieuse, mystique, spirituelle. Elle est la force du Mythe. » Il ne faut pas prendre ces écrits du fondateur du parti communiste de la CGT péruvienne pour une rupture totale avec le matérialisme au profit d’un idéalisme abstrait. L’objectif affiché consiste au contraire à donner une perspective aux théories marxistes dans un cadre spécifique, en s’appuyant sur l’existant, en l’analysant de manière scientifique. Ceci, dans le but de déployer un appareil organisationnel et un imaginaire susceptibles de donner une dimension de masse au mouvement. L’initiative est couronnée de succès, puisque les forces politiques et syndicales issues du mouvement ouvrier péruvien continuent de se référer à la pensée de Mariátegui. L’intégration des populations andines de langue quechua dans les différentes vagues révolutionnaires qu’a connu le Pérou s’est opérée sur la base de ces théories.

Renouveau des mythes (dé)mobilisateurs

En parallèle de cet emploi du mythe par des théoriciens de diverses obédiences se développent des imaginaires que l’on pourrait qualifier de « mythes démobilisateurs ». Au sein même du mouvement ouvrier, une tendance mécaniste, considérant la révolution comme inévitable, a pu dévier vers des positions attentistes. L’idée de fond est semblable aux croyances eschatologiques : face à des évènements nous dépassant, la meilleure option consisterait à les attendre, au mieux à s’y préparer.

Mais les principaux « mythes démobilisateurs » et les plus diffusés aujourd’hui, sont sans doute les théories du complot. Le terme est réducteur. Entre les « fake news » officielles ayant mené à des conflits sanglants et les lubies de quelques illuminés inoffensifs, entre les visions du monde paranoïaques motivées par le ressentiment et des questionnements légitimes, les différences sont significatives. Il existe cependant certaines croyances et théories qui trouvent un écho massif dans des moments de crise. Remettant en cause ce qu’elles présentent comme la « vérité officielle », celles-ci sont généralement présentées en retour par les principaux médias comme de dangereuses dérives menant à l’abrutissement ou pire, la radicalisation terroriste. Cette critique simpliste ne tient pas compte de la rationalité propre aux théories du complot.

Croire que l’on détient une vérité masquée au plus grand nombre est extrêmement valorisant. Bien sûr, cela peut conduire au mépris et à la méfiance : les personnes contestant cette « vérité cachée » sont perçues soit comme des moutons manipulés, soit comme des manipulateurs au service du complot. Tous les évènements sont interprétés selon une grille de lecture téléologique qui entretient une croyance en se fondant sur des raisonnements tronqués et des biais de confirmation. Les ressorts idéologiques en sont connus – homogénéité des « élites », dissimulation systématique de la vérité, existence d’un « grand plan » à la finalité funeste, ou inexistence du hasard.

Mais une conséquence souvent oubliée de ces croyances est leur effet démobilisateur. Dans un monde où tout serait contrôlé, où l’on serait en bute à des forces occultes toutes-puissantes, la résistance devient impossible. Ainsi, les théories du complot ont massivement contribué à l’inaction politique : à quoi sert-il de se mobiliser collectivement si tout est joué d’avance ? Cette assertion constitue l’antithèse du mythe mobilisateur, du volontarisme, de l’élan vers un renversement de l’ordre social. Mais non, tout n’est pas joué d’avance : pour paraphraser Marx, les faits restent têtus. Des séquences telles que le mouvement des Gilets Jaunes ont permis de confronter les croyances complotistes à la force et à la rationalité de l’action contestataire. Il redevenait possible de se retrouver, de s’informer, de partager des savoir-faire. N’en déplaisent à nos gouvernants, de tels moments contribuent bien plus à faire reculer l’obscurantisme conspirationniste que des milliers d’articles de « débunkage ».

Quel mythe mobilisateur pour notre époque ?

Ce panorama historique invite à dépoussiérer le concept de mythe pour envisager son intérêt dans notre temps. La perspective de la grève générale insurrectionnelle n’a plus guère de sens dans une société où le monde du travail est fragmenté et fortement désyndicalisé. Mais d’autres horizons sont apparus. Les partisans d’une Sixième république défendent généralement l’idée d’une assemblée constituante portant les espoirs populaires. Des groupes survivalistes en nombre croissant s’activent en attendant l’effondrement de la civilisation industrielle dans une perspective eschatologique. Dans l’histoire récente des mouvements sociaux, les Gilets jaunes se sont mobilisés autour d’un imaginaire mêlant références à la Révolution de 1789, revendications référendaires et mythe insurrectionnel. En retour, l’absence d’un objectif immédiat permettant de rassembler l’ensemble des Gilets jaunes et d’une stratégie pour y parvenir a pu constituer une limite indépassable du mouvement.

Mais le problème gagnerait à être prix à l’envers : c’est l’absence de contre-projet de société massivement partagé et d’organisations politiques capables de porter un tel projet qui limite l’émergence de mythes mobilisateurs positifs. La nature politique ayant horreur du vide, l’époque est celle des passions tristes et des angoisses déclinistes. Seule une autre grille de lecture du monde largement diffusée pourrait en retour faire émerger une vision positive portant les exigences vitales de notre temps.