L’histoire oubliée de la contre-société communiste

La Maison du Peuple de Vénissieux (Rhône). © Alex 69200 vx

Bars, clubs de sport, théâtres, colonies de vacances… A partir du XIXème siècle, le mouvement ouvrier se dote de nombreuses institutions pour promouvoir l’idéal socialiste et répondre aux besoins immédiats du prolétariat. Ces structures, souvent liées à des partis politiques, préfiguraient un monde de partage et de solidarité qui fit rêver des générations d’ouvriers. Aujourd’hui largement oublié, cet héritage d’institutions populaires commence à renaître sous de nouvelles formes et intéresse de plus en plus l’extrême-droite.

C’est un désaveu historique : les partis politiques n’ont plus la cote. Éloignés des citoyens, ils sont de plus en plus perçus comme des machines à visée purement électorale feignant de s’intéresser aux problèmes de la population le temps d’une campagne. Les contacts directs entre les citoyens et les militants ou élus sont souvent brefs, le temps d’un échange sur un marché ou d’un porte-à-porte, et passent principalement par l’appareil médiatique le reste du temps. En conséquence, les classes populaires ont plutôt tendance à se désinvestir de la sphère politique et à laisser le militantisme à d’autres. En retour, les organisations politiques peinent à trouver des militants et se replient sur leur gestion routinière, nourrissant un cercle vicieux. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi…

Les forteresses du socialisme

A la fin du 19ème siècle, alors que l’Europe de l’Ouest s’industrialise à grande vitesse, les ouvriers issus de l’exode rural, souvent entassés dans des taudis, commencent à lutter pour de meilleures conditions de vie et de travail. Cette lutte passe évidemment par la constitution de syndicats ou de partis politiques, par des grèves et des manifestations mais aussi par la création d’institutions ouvrières proposant aide matérielle, loisirs et éducation politique. Dans les cités ouvrières belges, anglaises, françaises, italiennes ou allemandes, un réseau de coopératives, de tavernes ou de « Maisons du peuple » voit ainsi progressivement le jour, sur un modèle assez proche de celui des institutions liées à l’Église.

Maison du Peuple de Wihéries à Dour (Belgique). © Michel Wal

Ces lieux remplirent des fonctions toujours plus nombreuses au fur et à mesure de leur développement. À l’origine, il s’agit souvent de coopératives de consommation, dont les membres s’associent pour acheter du charbon, du pain et d’autres denrées essentielles en grands volumes et donc réaliser des économies. Pour le socialiste belge Édouard Anseele, ces coopératives constituent « des forteresses d’où la classe ouvrière bombardera la société capitaliste à coup de pommes de terre et de pains de quatre livres » (1). Les bénéfices croissants de ces coopératives permettent progressivement de financer d’autres activités, telles que des caisses de secours pour les malades ou des soupes populaires pour les camarades grévistes (2). Les frais juridiques lors des conflits avec les patrons peuvent également être pris en charge.

Les institutions ouvrières pallient également l’absence ou la rareté de lieux de réunion, en devenant de véritables quartiers généraux du mouvement ouvrier où l’on prépare la prochaine action de lutte. Ainsi, durant la répression du mouvement ouvrier allemand par Otto Von Bismarck entre 1878 et 1890, les socialistes d’outre-Rhin se replient sur les tavernes pour continuer à s’organiser. Ils sortent de cette période renforcés et radicalisés, comme le congrès d’Erfurt en témoigne en 1890. Le SPD y adopte un programme très marxiste. Deux ans plus tard, des socialistes prennent la mairie de Roubaix, banlieue ouvrière de Lille, en grande partie grâce à leur Maison du Peuple, où se sont forgés des liens de solidarité et d’amitié ayant permis l’élection du « conseil des buveurs de bière ». Pour Rémi Lefebvre, cette Maison du Peuple « a permis un enracinement durable du socialisme localement en contribuant […] à façonner un groupe aisément mobilisable, base quasi indéfectible de soutien aux candidats socialistes ».

Le sport et la culture pour tous

Les activités de ces institutions ouvrières vont bien au-delà du soutien aux mobilisations sociales et de l’aide matérielle directe. Des conférences d’intellectuels socialistes, des bibliothèques contestataires ou des cours d’économie et de sociologie y sont organisés afin de former de futurs responsables syndicaux, associatifs et politiques. Les Maisons du Peuple proposent aussi de nombreuses activités artistiques : bals, chorales, concerts, théâtre… En effet, le mouvement ouvrier veut permettre à tous d’accéder aux loisirs jusqu’ici réservés aux bourgeois ou sous le contrôle de l’Église. Le Volksbühne, théâtre berlinois construit au début du XXème siècle uniquement grâce à des dons de la classe ouvrière, est emblématique de cette volonté de démocratisation de la culture : tous les sièges sont au même prix et attribués au hasard tandis que les horaires sont adaptés aux heures de travail des prolétaires. De même, l’ARCI (Associazione ricreativa culturale italiana) mène un combat similaire pour faire vivre une culture ouvrière italienne à partir de 1957. Proche du Parti communiste italien, elle fédère en 1968 plus de 3 100 cercles locaux regroupant plus de 450 000 membres, dispose de son propre réseau de distribution de films et promeut des acteurs avec très peu d’expérience théâtrale au travers de tournées sur les places publiques et les case del popolo (3).

Le théâtre Volksbühne à Berlin. © Ansgar Koreng

Enfin, le domaine du sport fut également investi. En constituant des clubs dans toutes sortes de disciplines (gymnastique, cyclisme, football, randonnée…), les socialistes veulent « permettre aux masses de la jeunesse française de trouver dans la pratique des sports, la joie et la santé et de construire une organisation des loisirs telle que les travailleurs puissent trouver une détente et une récompense à leur dur labeur » selon les mots de Léo Lagrange, ministre des Sports du Front populaire. Durant son bref passage au pouvoir, ce dernier mène une action vigoureuse pour développer les loisirs sportifs et le tourisme : auberges de jeunesse, tarifs réduits de téléphérique, croisières populaires… Mais le sport socialiste n’est pas apolitique : en 1936, la fédération sportive et gymnique du travail (FSGT), qui regroupe nombre de petites structures locales, se bat contre les Jeux olympiques de Berlin et envoie une délégation aux Olympiades populaires de Barcelone (4). De même, les colonies de vacances créées à partir des années 1930 par les villes marquées par le communisme municipal sont « à la fois, une « machine à fabriquer la santé » et un lieu de sociabilité militante » selon Emmanuel Bellanger, historien et chercheur au CNRS.

De l’utopie au déclin

Si ces organisations populaires infiltrent progressivement toutes les sphères de la société, elles n’en oublient pas pour autant de se fédérer et de tisser des liens pour accroître leur rayonnement. Ensemble, elles forment une contre-société à l’écart du système capitaliste qui préfigure l’idéal de la société socialiste future où le partage et la solidarité se substitueront au chacun pour soi. En matière de propagande, ce « déjà-là » communiste, selon la formule de Bernard Friot, est bien plus efficace que de grands discours lénifiants, des réunions de cellule ou des tractages. Toutefois, cet écosystème se combine à celui des partis, des syndicats, de la presse communiste et d’autres organisations tournées vers des publics spécifiques (femmes, anciens combattants, étudiants, pacifistes…), notamment car les animateurs de ces différentes structures sont souvent les mêmes. 

Néanmoins, si cette symbiose entre l’écosystème des partis politiques et celui des organisations populaires permet d’insérer le parti dans la société, il présente aussi des défauts. D’abord, cette forte intégration peut engendrer un enfermement intellectuel nuisible à l’esprit critique. Ensuite, des questions peuvent également être soulevées sur la politisation qu’apporte réellement ces organisations : ceux qui en font partie ne sont-ils pas majoritairement des personnes issues de familles socialistes ou communistes ? Enfin, le pluri-engagement des militants peut engendrer des tensions tant il est chronophage et se fait souvent au détriment du parti (5).

Ces organisations populaires forment une contre-société à l’écart du système capitaliste qui préfigure l’idéal de la société socialiste future où le partage et la solidarité se substitueront au chacun pour soi.

A partir des années 1960-1970, ces institutions ouvrières vont toutefois se détacher de plus en plus des partis de gauche. D’une part, la révélation des horreurs du goulag et la répression des mouvements démocratiques en Europe de l’Est ternit l’image des partis communistes, d’où une prise de distance de certaines organisations, comme la FSGT et l’ARCI, citées plus haut. En s’autonomisant, nombre d’entre elles perdent alors leur caractère révolutionnaire et  adoptent des revendications et actions plus consensuelles. Parallèlement, les partis de gauche radicale commencent eux aussi à s’éloigner des classes populaires, un phénomène accentué par la désindustrialisation. Au même moment, la deuxième gauche alors en progression montre quant à elle peu d’intérêt dans ces structures, vues comme des chevaux de Troie du totalitarisme soviétique, et préfère investir les universités ou soutenir les mouvements autogestionnaires. 

Mais l’évolution du paysage politique n’est pas seule responsable des déboires des institutions de la classe ouvrière. Paradoxalement, les grandes conquêtes sociales obtenues après 1945 y ont aussi contribué. Avec le développement de l’État-providence et des services publics, nombre de prestations autrefois assurées par des Maisons du peuple sont désormais prises en charge par l’État. En renforçant ce dernier, la gauche communiste a donc affaibli son propre ancrage populaire. Par ailleurs, la forte croissance économique des Trente Glorieuses permet aux masses d’accéder de plus en plus facilement aux loisirs, non plus dans le cadre d’organisations populaires mais dans celui de la société de consommation capitaliste. Au passage, les individus deviennent de simples consommateurs, et non plus des acteurs politiques. Dès lors que les travailleurs sont protégés par la Sécurité sociale et qu’ils peuvent se divertir ou partir en vacances avec leurs propres moyens, pourquoi feraient-ils encore appel à ces organisations ?

Un héritage disputé

Il ne faudrait toutefois pas trop généraliser : là où le taux de pauvreté reste élevé et où la tradition communiste est toujours présente, nombre de ces structures ont survécu, sous une forme ou une autre. Mais globalement, il est aujourd’hui difficile de trouver des bars, clubs de sport ou cinémas ouvertement socialistes ou communistes. Cette quasi-disparition intervient alors même que les besoins auxquels entendaient répondre ces structures ressurgissent avec la crise économique, le désengagement de l’État et le déclassement d’une grande part de la population. Une situation qui conduit à une réinvention de ces institutions, sous des formes très diverses.

Depuis les années 2000, cette tradition de centres sociaux intéresse de plus en plus l’extrême-droite. Né en 2003 avec l’occupation d’un ancien immeuble gouvernemental à Rome, le mouvement italien Casapound utilise le même répertoire d’action que la gauche radicale : ses centres sociaux proposent des activités sportives, ont leurs propres bars et librairies, organisent des concerts, diffusent des films etc. Les actions de terrain de Casapound, comme l’aide d’urgence apportée aux victimes d’un tremblement de terre en 2009 ou les protestations contre le coût du logement à Rome, ont aussi contribué à populariser la pensée fasciste. Les jeunes, très touchés par la crise économique avec un taux de chômage fluctuant entre 30 et 40% depuis 10 ans, sont les premières cibles du mouvement : 62% des supporters de Casapound ont entre 16 et 30 ans. Les actes de violence récurrents, tels que le meurtre de plusieurs immigrés par Gianluca Casseri, un sympathisant de Casapound, n’ont jamais suffi à ternir l’image du mouvement. La réussite de Casapound a depuis inspiré nombre d’autres groupes d’extrême-droite, comme le Bastion Social en France, qui propose de l’aide aux plus démunis, à condition qu’ils soient « Français de souche ».

De l’autre côté du spectre politique, de nouvelles structures ont aussi vu le jour. En Italie, le tissu de centres sociaux autogérés, issu du mouvement autonomiste des années 1970, reste ainsi très vivace. Au Royaume-Uni, les nouveaux militants socialistes politisés par Jeremy Corbyn ont eux aussi revitalisé l’héritage d’événements populaires ouverts à tous, notamment à travers l’organisation Momentum. La France n’est pas en reste, grâce à de nouveaux lieux de sociabilité et de solidarité populaire un peu partout sur le territoire. Le Barricade, une structure associative fondée en 2014 à Montpellier, propose par exemple des cours de français pour les travailleurs ou étudiants étrangers, des conférences politiques, des boissons à prix libre et des ateliers de réparation et organise des assemblées générales lors de grands mouvements sociaux.

Une cabane de gilets jaunes.

Si ces espaces de sociabilité et de partage n’ont pas disparu, ils demeurent souvent méconnus et ont tendance à avoir des durées de vie plutôt courtes en raison de difficultés financières et de rapports parfois compliqués avec la police et les municipalités, qui ne voient pas d’un bon œil la création de lieux contestataires. Par ailleurs, l’absence de parti de masse et d’idéologie fédératrice contribue au morcellement. Face à l’atomisation et à la précarité qui tuent la société à petit feu, ces structures sont pourtant plus indispensables que jamais. Les cabanes bricolées par les gilets jaunes autour des péages et des ronds-points ne seraient-elle pas des Maisons du peuple contemporaines ?

Notes :

1 : Gustave Marlière, «La coopération dans le Nord et le Pas-de-Calais. Étude historique», thèse, Saint-Amand-les-Eaux, Maurice Carton éditeur, 1935, p. 28.

2 : Cossart, Paula, et Julien Talpin. « Les Maisons du Peuple comme espaces de politisation. Étude de la coopérative ouvrière la paix à Roubaix (1885-1914) », Revue française de science politique, vol. vol. 62, no. 4, 2012, pp. 583-610.

3 : Stephen Gundle, Between Hollywood and Moscow: The Italian Communists and the Challenge of Mass Culture, Durham, Duke University Press, 2000.

4 : Le coup d’État du général Franco et la guerre civile qui s’ensuit empêche ces Olympiades d’avoir lieu. La délégation rentrera en France s’en avoir pu participer.

5 : Sylvie Aebischer, Le PCF des années 1950 comme « contre-société », lilas.org

1830 : Les trois glorieuses ou la révolution volée

Scène sur les quais de Paris, 1833
Scène sur les quais de Paris, Philippe-Auguste Jeanron, (1833).

À la mi-mai 2020 de nombreux aides-soignants ou infirmiers ont eu l’occasion de recevoir une « médaille de l’engagement ». Cette médaille se voulait pour le gouvernement une marque de reconnaissance de la nation envers le dur travail du monde soignant durant le confinement. Pourtant, de nombreux soignants ont moqué cette mesure cosmétique en jetant leurs médailles en réaction à ce qu’ils voient comme un simple substitut à une véritable réforme du mode de gestion néolibéral des hôpitaux publics. Outre le monde médical, Macron avait aussi salué avec emphase les travailleurs de « première ligne » durant le confinement qui faisaient tenir l’économie en annonçant que plus rien ne serait comme avant. Pourtant les prévisions orageuses à venir sur le marché du travail avec les multiples plans de licenciement ne semblent pas faire varier la politique du gouvernement. Cette atmosphère actuelle pourrait bien nous ramener plus loin dans l’Histoire de France. À l’été 1830, 15 ans après la Restauration monarchique des Bourbons, le peuple de Paris à l’initiative d’étudiants républicains et d’ouvriers se soulève contre Charles X.


Cette Révolution victorieuse qu’on appelle aujourd’hui les trois glorieuses fait suite à une crise institutionnelle et politique qui accroit la défiance des Parisiens sur un retour au monde d’avant 1789. Bien que cette révolution soit victorieuse, en coulisses, les députés de l’opposition libérale parviennent à maintenir un régime monarchique avec une nouvelle dynastie qui se veut plus libérale que celle des Bourbons avec la venue du Duc d’Orléans sur le trône qui devient Louis Philippe 1er, Roi des français.

Bien que devant sa couronne au peuple qu’il qualifie d’héroïque, Louis-Philippe et sa majorité bourgeoise se préservent de trop bouger les institutions politiques et sociales. Ils écartent alors rapidement les idées républicaines et se refusent à céder aux revendications sociales des ouvriers. Louis-Philippe tient pourtant à féliciter les combattants des barricades en leur distribuant à chacun une « médaille de juillet ». Cette médaille est alors moquée ironiquement voire refusée par certains combattants à l’image de militants républicains conscients de la dupe qui s’opère. Car durant les trois glorieuses, les républicains et les ouvriers se sont bel et bien fait dupés par les bourgeois libéraux qui parviennent à imposer leur ordre.

La chute de l’Empire et le retour du Roi

Adolphe Thiers © Eugène Disrédi

En 1821, Adolphe Thiers jeune avocat, âgé de 24 ans, originaire du sud de la France, qui inspirera à l’écrivain Honoré Balzac le célèbre personnage de Rastignac, arrive à Paris dans le but d’assouvir ses ambitions de gloire littéraire, de fortune et d’ascension politique. Si il est un grand admirateur de Napoléon pour son oeuvre politique et militaire, il a bien compris que dans ces temps de paix, pour acquérir de la célébrité, la plume a remplacé le sabre.

Il écrit alors Une Histoire de la Révolution Française de 1823 à 1827 qui paraît progressivement en 10 volumes. Ce livre connaît un grand succès et plusieurs rééditions avec des ventes atteignant des dizaines de milliers d’exemplaires. Dans son livre, le jeune Thiers salue l’esprit de 1789 en s’opposant aux Aristocrates, représentants de l’ancien monde religieux et ses privilèges. Il critique aussi fortement la République jacobine et Robespierre qu’il qualifie comme un des « êtres les plus odieux qui ait jamais gouverné des hommes ». En plus de cette activité d’historien qui lui permet  de faire fortune, le jeune Thiers se lie rapidement à l’opposition libérale en rejoignant le journal Le Constitutionnel.  Ce grand titre de presse dont le siège est à Paris a décidé de prendre le parti des libéraux contre les Ultras au cours des joutes politiques qui animent la Restauration.

Car si en 1815, après la défaite définitive de Napoléon 1er à Waterloo, les Bourbons sont rétablis, les évolutions politiques et sociales de la Révolution française et de l’Empire ne peuvent être occultées par le nouveau régime. Une Charte est alors promulguée à l’initiative de l’Angleterre, et du frère de Louis XVI, le nouveau Roi de France, Louis XVIII dans le but d’établir un compromis institutionnel, politique et social entre l’aristocratie et la grande bourgeoisie. Cela aboutit dans les faits à un semblant de monarchie constitutionnelle proche du modèle anglais avec une chambre des pairs (noblesse héréditaire nommée par le Roi) et une chambre des députés élue au suffrage censitaire par les électeurs les plus fortunés. Pour un pays d’environ 30 millions d’habitants durant la Restauration, seulement 100 000 français peuvent voter et 15 000 être éligibles.

Malgré des débuts houleux, ce système politique fonctionne plutôt bien durant les premières années du règne de Louis XVIII  (1814-1815; 1815-1824). Bien que non obligé par la Charte, le Roi se prête au jeu du parlementarisme en nommant des ministères issus de la majorité parlementaire. Les ministères Richelieu (1815-1818) et Decazes (1819-1920) soutenus par des royalistes modérés et des libéraux doctrinaires comme François Guizot, futur homme fort de la Monarchie de Juillet symbolisent la réussite d’une Monarchie tempérée qui parvient à maintenir une concorde sociale en obtenant le soutien de la bourgeoisie.

Louis XVIII en costume de sacre
Louis XVIII en costume de sacre

Libéraux vs Ultras : l’opposition systémique des années 1820

Pourtant différents évènements vont venir mettre fin à ce consensus. Le Duc de Berry, neveu du Roi et fils du Comte d’Artois (futur Charles X) est assassiné en février 1820 par un ouvrier bonapartiste. Cet évènement au retentissement politique énorme clôt l’épisode de la Monarchie modérée avec l’avènement durant la décennie 1820 de l’opposition entre les Libéraux et les Ultras. Ces derniers parviennent à travers le Comte d’Artois, futur Charles X à influencer Louis XVIII dans sa politique intérieure notamment en restreignant la liberté de la presse pour museler l’opposition libérale.

Le terme d’Ultras ou d’Ultras-royalistes désigne cette frange d’anciens nobles émigrés constituée d’aristocrates parisiens occupant les beaux hôtels particuliers du Faubourg Saint-Germain à Paris ou de ces hobereaux de province nostalgiques de la société d’Ancien-Régime d’avant 1789 fondée sur la terre et sur la religion catholique. Ils sont en outre influencés par des auteurs contre-révolutionnaires à l’image de Joseph de Maistre, pour qui le pouvoir résulte dans la « providence divine » et non dans la souveraineté du peuple. Louis de Bonald, grand pourfendeur du Contrat social de Rousseau qui prône un retour à une société traditionnelle basée sur les ordres inspire aussi grandement le parti Ultra. Ce parti méprise de fait la monarchie modérée de Louis XVIII et soutient le Comte d’Artois, chef du parti des Ultras qui accède au trône en 1824 sous le nom de Charles X.

Face aux Ultras, s’opposent les libéraux. Ils résultent à la chambre des députés d’une opposition plurielle entre Républicains ayant pour modèle la République américaine de George Washington comme le général Lafayette ou le député Jacques Manuel, d’anciens bonapartistes comme le Général Foy, et enfin des partisans d’une véritable monarchie libérale qui pourrait être placée sous l’égide de la branche cadette des Bourbons, les Orléans, plus sensible à la Révolution française et au libéralisme politique à l’image du Duc d’Orléans. Le Duc d’Orléans, quand à lui, dispose depuis la Restauration d’une grande fortune. Il est propriétaire de plusieurs grands domaines, en particulier du Palais-Royal à Paris, bâtiment dont les galeries marchandes ponctuées de cafés et de librairies sont des hauts lieux de sociabilités politiques de l’opposition sous la Restauration. Si le Duc d’Orléans se fait discret sur ses ambitions politiques, il manigance en secret des réseaux de soutien et reçoit chez lui de nombreux opposants à Charles X. Il déclare dès 1815 “Je ne ferai rien pour memparer de la couronne, mais si elle tombe, je la ramasserai.” (Bertrand JC, 2015, p.385). Pour les partisans d’une véritable monarchie constitutionnelle comme François Guizot ou le banquier Jacques Laffitte, ce régime permettrait d’en finir avec le spectre de l’ancien régime toujours agité par la menace des Bourbons surtout à partir de Charles X mais aussi de se protéger contre les excès de la République jacobine de 1793 avec son cortège de lois sociales que les libéraux abhorrent.

Jacques Laffitte
Jacques Laffitte

De fait si les libéraux condamnent la Révolution égalitariste sans-culotte, ils restent néanmoins attachés aux principes de 1789 et au Code Civil de Napoléon. Ils se font partisans d’un libéralisme politique (liberté religieuse, liberté de presse, monarchie constitutionnelle) mais aussi d’un libéralisme économique. Ils affichent aussi un grand anticléricalisme voltairien. On retrouve parmi les grands noms de cette opposition bourgeoise des notables qui ont bénéficié des formes modernes d’enrichissement : négoce, industrie ou banque. À titre d’exemple on peut noter le nom de grands banquiers comme Casimir Perier aussi actionnaire de la Compagnie des Mines d’Anzin ou Jacques Laffitte, fils d’un modeste charpentier du sud, qui possède dans les années 1820, une grande fortune d’environ 20-25 millions de francs.

Outre leur opposition à la chambre des députés, cette « aristocratie de comptoir » comme le nommera plus tard le journaliste Armand Carrel, fait un véritable travail de militantisme politique à travers des journaux d’opposition dont elle est actionnaire. Le Journal du Commerce ou Le Courrier Français sont ainsi tenus par des membres de l’opposition. D’autres journaux d’oppositions systémiques comme Le Journal des débats et Le Constitutionnel, dans lequel Adolphe Thiers se fait remarquer dans les années 1820, connaîtront de grands tirages à une époque où un exemplaire, du fait d’un coût trop élevé, peut être lu à voix haute dans un café ou échangé entre plusieurs dizaines d’individus.

Et le peuple dans tout ça ?

Pour l’opposition bourgeoise, la participation politique reste avant tout conditionnée par la richesse économique. Un des rares points d’achoppement entre les Libéraux et les Ultras, comme le fait remarquer l’historien Jean Bruhat, est la mise à l’écart des masses populaires qui ont connu un éveil politique durant la Révolution française à la campagne comme à la ville. Ces masses  populaires n’ont plus réellement voix au chapitre en France depuis les dernières insurrections sans-culottes à Paris lors du printemps 1795 contre la convention thermidorienne et la vie chère. Elles n’ont ensuite pu s’exprimer sous l’Empire qui a substitué l’engagement politique à l’engagement militaire (Noiriel, 2018) dans un contexte de guerre européenne. Enfin, Napoléon Bonaparte dans un contexte de régulation et de centralisation du pouvoir impose un contrôle strict de surveillance sociale avec la création du livret ouvrier (1803) qui vise à « domestiquer le nomadisme des ouvriers » (Woronoff, 1994). Outre ce contrôle social, les ouvriers ont interdiction de se regrouper en coalition depuis la Loi Le Chapelier (1791) qui n’a jamais été remise en cause par les régimes successifs.

Si la France de la Restauration diffère d’un Royaume-Uni déjà fortement industrialisé, en étant avant tout un pays rural fondé sur la petite propriété paysanne, le pays compte tout de même un certain nombre d’ouvriers partagés entre des activités traditionnelles et des activités industrielles nouvelles dans quelques foyers urbains comme Lyon, Lille, Rouen mais surtout Paris.

Une enquête préfectorale de 1823 établit ainsi à 244 000 (sur 730 000 à 750 000 habitants) le nombre d’ouvriers parisiens. Ce grand nombre d’ouvriers provient tout d’abord du secteur du bâtiment qui embauche chaque jour place de grève (Place de l’Hôtel de ville). On compte aussi des métiers artisanaux à l’image d’ateliers de chaudronnerie, d’orfèvrerie, d’ébénisterie, de chapellerie ou encore des métiers liés à industrie du luxe qui alimente ce qu’on appelle les « articles de Paris ». La ville de Paris voit aussi durant la Restauration l’apparition de fabriques issues de l’industrie nouvelle (produits chimiques, fonderie de métaux) au sud et à l’est du quartier de la Cité pouvant employer des centaines d’ouvriers.

Si des opérations de spéculation ont déjà pu avoir lieu durant la Restauration à l’image de celle du quartier de l’Europe, L’Haussmannisation qui a pour objectif de faire de Paris une ville segmentée socialement en renvoyant les prolétaires hors du centre urbain n’a pas encore débutée. De fait de nombreux immeubles de la capitale peuvent accueillir à la fois des ouvriers, des employés ou des bourgeois tandis que les quartiers du Centre-Ville comme l’île de la Cité ou celui de l’Hôtel de Ville sont surpeuplés. Cette visibilité des ouvriers dans le centre de Paris peut effrayer la bourgeoisie dont la peur est par ailleurs accentuée par la presse, productrice de l’opinion publique, à l’image du journal La gazette des tribunaux qui paraît  en 1825. Ce journal vendu à 12 000 exemplaires narre de nombreux faits quotidiens d’insécurité à Paris. Le crime semble désormais « émaner de la totalité des masses populaires » et les classes laborieuses deviennent irrémédiablement associées à des « classes dangereuses » (Chevalier, 1966). Adolphe Thiers, figure montante de l’opposition libérale dans les années 1820 se désole ainsi que l’autorité patronale « perd de jour en jour de sa force morale et de son influence sur le peuple » et que la classe ouvrière soit « travaillée et excitée au désordre ».

Si la classe laborieuse en France n’a pas encore une véritable conscience de soi comme cela sera progressivement le cas dans les décennies qui vont suivre, on peut déjà en observer plusieurs prodromes. À Paris, il existe en 1825, 180 sociétés de secours mutuel rassemblant 17 000 adhérents soit 10% de la population ouvrière masculine (Guicheteau, 2014). Enfin des expériences de grèves ont déjà eu lieu en France sous la Restauration comme dans la ville de Houlme en août 1825 lorsque 800 ouvriers d’une filature cessent le travail pour s’opposer à leur patron sur un allongement du temps de travail tout en désirant une augmentation de salaire avant de faire face à la répression.

En ce qui concerne la politisation des ouvriers, le socialisme utopique n’en est encore qu’à ces débuts à l’image d’un Charles Fourier qui rédige ses oeuvres dans les années 1820 et qui rencontrent très peu d’échos dans les catégories populaires. Les écrits de Saint-Simon sont quant à eux plus lus par la bourgeoisie qui rêve d’une aristocratie industrielle travaillant main dans la main avec les ouvriers.

Louis Robin Morhéry
Louis Robin Morhéry

Néanmoins comme l’a montré l’historienne Jeanne Gilmore dans son livre la République clandestine 1818-1848 certains ouvriers sont souvent liés à des étudiants de sensibilité républicaine et égalitariste. Ces deux groupes se rencontrent dans les quartiers étudiants comme le quartier latin ou dans des cafés. Par ailleurs des étudiants en médecine comme les jeunes républicains François Raspail ou Robin Morhéry pratiquent des soins gratuits dans les quartiers pauvres des Faubourgs, ce qui leur permet de rencontrer de nombreux ouvriers.

Ces étudiants et ouvriers bien qu’ayant des divergences politiques et sociales, affichent une sympathie pour l’opposition libérale à cause de son combat anticlérical et sa lutte en faveur de la liberté de la presse. Ainsi lors d’enterrements de personnalités d’oppositions ( Ex: Général Foy, Jacques Manuel) on retrouve dans les cortèges des notables libéraux mais aussi de nombreux étudiants et des ouvriers (Fureix, 2002). Enfin la police a parfois eu à faire à des manifestations violentes d’étudiants et d’ouvriers en réaction aux évènements qui touchent la chambre des députés. En 1820 lors des débats sur le scrutin (loi du double vote), un étudiant est tué par un soldat devant les Tuileries. En 1827 au quartier latin après la victoire des libéraux aux élections, des barricades sont érigées. Les affrontements voient 21 morts du côté insurgé dont une majorité issue du monde ouvrier. Ce type de manifestations peut de fait apparaître comme une répétition de ce qui va se passer lors des 3 glorieuses.

Du sacre de Reims aux trois glorieuses : la menace contre-révolutionnaire 

Louis XVIII meurt en septembre 1824. Sa mort donne naturellement lieu au règne de Charles X, chef du parti des Ultra. Son règne matérialise alors la crainte pour de nombreux libéraux d’un renoncement à la Charte et d’une pratique anti-constitutionnelle du pouvoir. Ces soupçons sont corroborés par plusieurs mesures politiques. Tout d’abord, la loi punissant le sacrilège de mort en 1825 et le retour des congrégations jésuites stimulent le sentiment anticlérical en France. De plus, la tentative de rétablir le droit d’aînesse en 1826, la loi du milliard qui indemnise les émigrés ayant perdus leurs bien durant la Révolution française et la suppression de la garde nationale font perdre définitivement au régime le soutien de la bourgeoisie. Face à cette politique réactionnaire, l’opposition libérale se renforce aux élections législatives de 1827. Après avoir tenté d’apaiser la situation en 1828, en jouant le jeu du parlementarisme, Charles X décide de rompre avec cette pratique parlementaire qu’il voit comme un prélude à une nouvelle révolution. Ainsi durant l’été 1829, il nomme comme président du conseil son ami Jules de Polignac, émigré de la première heure en 1789 et fils de l’amie intime de Marie-Antoinette ce qui provoque une vive émotion chez le peuple de Paris. Polignac est en effet considéré par l’opinion public comme le symbole de l’ancien monde bigot.

Charles X
Charles X © Horace Vernet

Charles X veut s’en tenir à une lecture stricte de la Charte de 1814 dans laquelle il peut renvoyer et nommer lui même ses ministres sans responsabilité face aux députés. Cela aboutit à une querelle institutionnelle et politique  entre la chambre libérale et le Roi durant le printemps 1830. Charles X décide de dissoudre la Chambre en espérant obtenir une majorité parlementaire mais le bloc libéral est vainqueur. Il décide alors avec ses ministres de faire un coup de force en publiant plusieurs ordonnances le 25 juillet : suspension de la liberté de la presse, nouvelle dissolution de la chambre. Enfin, le Roi supprime la patente du calcul du cens électoral ce qui est en défaveur de la bourgeoisie industrielle et commerçante d’opinion libérale et il réduit la chambre de 453 députés à 258.

Les trois glorieuses (27, 28 et 29 juillet)

Ces ordonnances du 25 juillet donnent de fait lieu à une confrontation entre la Couronne des Bourbons et ses opposants qui sont eux aussi préparés à résister à l’épreuve de force depuis des mois. Le banquier Lafitte, partisan de la solution orléaniste patronne avec Talleyrand à partir de janvier 1830 un quotidien Le National dirigé entre autres par Adolphe Thiers et qui s’oppose avec virulence à la politique ultra de Charles X. Au même moment, face à la crainte d’un coup de force de Charles X, se crée l’Association de janvier qui réunit des étudiants républicains comme Robin Morhéry et des ouvriers. Cette association s’organise militairement dans Paris avec une municipalité clandestine dans chaque arrondissement prête à passer à l’acte en cas de coup de force du Roi.

Combat devant l'Hotel de Ville
Combat devant l’Hôtel de Ville de Paris © Jean Victor Schnetz

Ainsi lorsque le 26 juillet, Le Moniteur, journal officiel du pouvoir publie les ordonnances, l’opposition libérale à la chambre est prise de court. Seulement 50 députés dont Laffitte et Périer sont encore à Paris du fait que la réunion des chambres est seulement prévue pour le 3 août. Différents journaux d’opposition se réunissent  et décident de publier une protestation pour le lendemain, ce qui provoquera la saisie des presses par le Préfet de Police. Pendant que les députés libéraux improvisent des réunions interminables sur la stratégie à entreprendre, espérant un retrait des ordonnances, l’Association de janvier lance une action révolutionnaire avec l’aide des ouvriers parisiens. Le 27 juillet, différentes barricades dans Paris sont construites tandis que des échauffourées ont lieu entre les ouvriers typographes mis au chômage par la censure et la garde royale devant le Palais-Royal. Le 28 juillet la situation dégénère. Paris est mis en état de siège. Le Maréchal Marmont envoyé la veille par Charles X cloitré à Saint-Cloud, pour rétablir l’ordre dans la capitale est dépassé par les évènements. Avec des troupes mal organisées et en manque de moyen matériel, les heurts deviennent de plus en plus incontrôlables tandis que les révolutionnaires gagnent le concours d’ancien officiers bonapartistes. L’Hôtel de Ville est alors pris par les insurgés qui hissent le drapeau tricolore symbole de la Révolution de 1789. Enfin le 29 juillet, le Maréchal Marmont abandonne la ville et le Louvre et les Tuileries, emblème du pouvoir royal sont pris par les insurgés.

Lien
La liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix

L’hésitation de 1830

«  Voici donc la bourgeoisie à l’œuvre et commençant, le jour même du triomphe populaire, son travail de réaction » écrit le romancier Alexandre Dumas, pour désigner l’atmosphère qui suit les trois glorieuses dont il est lui même participant. Tout d’abord, dans la ville de Paris, comme le montre l’historienne Mathilde Larrère, les notables bourgeois prennent le relais des combattants insurgés en recréant de façon autonome des légions de garde nationale dans chaque arrondissement. Ces actions ont pour but de rétablir l’ordre bourgeois et régulariser la victoire d’un peuple armé qui bien que vainqueur des Bourbons inquiète par sa force (Larrère, 2016). Le gouvernement provisoire place ensuite la garde nationale sous l’égide du Général La Fayette qui bien que se déclarant républicain est plus sceptique dans l’instant et prêt à se rallier à la solution orléaniste.

Duc d'Orléans
Arrivée du Duc d’Orleans à Paris le 29 juillet 1830

Ensuite, sur le plan politique, la victoire des étudiants républicains et des ouvriers dans les rues de Paris fait craindre le retour de la République jacobine et de la Terreur pour les bourgeois libéraux qui sont restés souvent attentistes durant la révolution. Mais une fois que l’insurrection a vraiment triomphé et que Charles X est en position d’infériorité, l’opposition libérale s’organise. Elle est réunie à Paris dans l’Hôtel particulier du banquier Jacques Laffitte et désire désormais voir triompher la solution orléaniste pour éviter la République. Les députés désignent ainsi une commission municipale qui s’apparente à un gouvernement provisoire. Cette commission qui siège à l’Hôtel de Ville dès le 29 juillet et dont sont membres les libéraux Guizot et Périer a pour but de prendre d’avance les Républicains. Ensuite après des contacts établis par l’intermédiaire de Thiers et de Talleyrand avec le Duc d’Orléans, qui se montre avenant, les députés libéraux le nomment Lieutenant général du Royaume. Cette décision est appuyée par l’affiche de Thiers collée partout dans les rues de Paris :  « Charles X ne peut plus rentrer dans Paris : il a fait couler le sang du peuple. La République nous exposerait à d’affreuses divisions : elle nous brouillerait avec l’Europe. Le duc d’Orléans est un prince dévoué à la cause de la Révolution Le duc d’Orléans ne s’est jamais battu contre nous. »

Le 31 juillet, La Fayette, commandant de la garde nationale trahit son discours républicain, en accueillant à l’Hôtel de ville le Duc d’Orléans. Il donne devant la foule réunie une accolade amicale qui légitime le Duc d’Orléans dans son pouvoir auprès du peuple parisien.

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Louis-Philippe, Roi des Français © François Gérard

Après le départ définitif de Charles X pour l’Angleterre, le terrain est enfin libre pour la chambre des députés qui révise la Charte malgré une opposition républicaine qui par une adresse à la chambre se lamente de ne pas voir la création d’une nouvelle assemblée constituante. Le 9 août le Duc d’Orléans prête serment devant la chambre des députés et la chambre des Pairs.  Il devient Louis-Philippe 1er, Roi des Français tandis que le drapeau tricolore remplace le drapeau blanc. Le 11 août, Louis-Philippe forme enfin son premier cabinet avec comme Président du conseil, le banquier Laffitte…

La Réaction orléaniste : la célébration puis la répression

Dans le journal lOrganisateur le Saint-Simonien Prosper Enfantin écrit le 15 août 1830 : « Qui a vaincu lors de ces trois journées de juillet? Les prolétaires, cest-à-dire le peuple. » tout en déplorant que  « La révolte sainte qui vient de sopérer ne mérite pas le nom de révolution ; rien de fondamental nest changé dans lorganisation sociale actuelle ; quelques noms, des couleurs, le blason national, des titres ; quelques modifications législatives […] telles sont les conquêtes de ces jours de deuil et de gloire. »

Outre plusieurs milliers de blessés, 1900 manifestants perdirent la vie durant les trois glorieuses dont la plupart étaient issus du monde ouvrier et artisanal (Noiriel, 2018). Ainsi en août la presse et le parti orléaniste célèbrent le peuple héroïque de Paris. Le National écrit « Le peuple a été puissant et sublime, cest lui qui a vaincu » tandis qu’un ministre de Louis-Philippe Charles Dupin écrit « Lorsquil arrive comme aujourdhui quune dynastie est fondée par suite de lhéroïsme des ouvriers, la dynastie doit fonder quelque chose pour la prospérité de ces ouvriers héroïques ». Les ouvriers parisiens attendent avec espoir dans les semaines qui suivent les trois glorieuses des mesures d’amélioration de leurs conditions de vie, qui plus est dans un contexte de crise économique. De nombreux groupements d’ouvriers et cortèges manifestent à l’image de 4000 serruriers parisiens qui viennent en août demander à la préfecture une réduction du temps de travail. On constate aussi des manifestations contre le machinisme. Enfin avec le retour de la liberté de la presse, plusieurs journaux ouvriers naissent dans la capitale dès septembre 1830 à l’image des journaux Le Peuple ou Lartisan, ce qui traduit la volonté de la classe ouvrière d’exprimer une parole et la revendication de droits sociaux dans le nouveau paysage politique.

Pourtant face à ce mouvement ouvrier qui suit les trois glorieuses, le pouvoir se contente de simples mesures cosmétiques en distribuant aux combattants des trois glorieuses les « médailles de juillet ». Sur le plan économique, il ne s’agit en aucun cas de dévier du libéralisme. Le nouveau préfet de la police de Paris, Girod de l’Ain, déclare le 25 août «  Aucune demande à nous adressée pour que nous intervenions entre le maître et louvrier au sujet de la fixation du salaire ou de la durée du travail journalier ou du choix des ouvriers ne sera admise comme étant formée en opposition aux lois qui ont consacré le principe de la liberté et de lindustrie. ». Le nouveau pouvoir après un discours d’ouverture tient ensuite à écarter les ouvriers de la vie publique en les excluant de la garde nationale dès mars 1831 qui devient une milice bourgeoise. Enfin le suffrage censitaire est toujours maintenu, fondé cette fois sur l’impôt non de 300 mais de 200 francs, ce qui augmente le nombre d’électeurs de seulement 90 000 citoyens.

Casimir Perier
Casimir Perier

En mars 1831, le banquier Casimir Perier devient président du conseil et fait régner l’ordre bourgeois en France. Il fait réprimer à Lyon l’insurrection des Canuts au nom de la liberté du commerce et des négociants. La répression fait 200 morts. Néanmoins Casimir Périer meurt quelques mois plus tard durant l’épidémie de Choléra qui frappe la France en 1832. L’épidémie qui fait environ 20 000 victimes rien qu’à Paris, dévoile la fracture sociale entre la bourgeoisie libérale et les ouvriers. Si les plus aisés ont quitté la capitale pour se réfugier à la campagne, les quartiers populaires comme l’île de la Cité insalubres avec de nombreuses rues étroites subissent une véritable hécatombe.

Après la mort de Casimir Périer, Adolphe Thiers qui dans les années 1820 s’était fait en tant que journaliste, le chantre des libertés publiques devient ministre de l’intérieur. Il mène alors une véritable politique de répression contre les journaux Républicains en intentant plus de 300 procès contre la presse et les sociétés républicaines (Gilmore, 1997). Stendhal, dans son roman Lucien Leuwen dont l’action se focalise sur les années 1830, écrit ce qui pourrait symboliser les premières années du règne de Louis-Philippe : « Depuis la révolution de juillet, la banque est à la tête de l’État – et la banque est la noblesse de la classe bourgeoise  (…) car le roi n’aime que l’argent ; il a besoin de beaucoup de soldats pour contenir les ouvriers et les républicains. »

Références :
CLÉMENT Jean Paul. Charles X. Le dernier Bourbon. Éditions  Perrin. 2015
GILMORE Jeanne. La République clandestine, 1818-1848. Éditions Aubier. 1997
GUICHETEAUX Samuel. Les ouvriers en France. 1700-1835. Éditions Armand Colin. 2014
LARRÈRE Mathilde. L’urne et le fusil: la Garde nationale de Paris de 1830 à 1848. PUF. 2016
NOIRIEL Gérard. Une histoire populaire de la France. Agone. 2018
WILLARD CLAUDE. La France ouvrière – Tome 1 – Des origines à 1920. Éditions de l’atelier. 1994

Pour aller plus loin :
PINKNEY David. La Révolution de 1830. PUF. 1988
BORY Jean-Louis. La Révolution de Juillet. Gallimard. 1972

Alexandria Ocasio-Cortez : une stratégie de communication féministe

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Alexandria Ocasio-Cortez © Ståle Grut

Alexandria Ocasio-Cortez, l’étoile montante du Parti démocrate aux États-Unis, s’est démarquée une fois de plus par sa réponse cinglante à un sénateur Républicain l’ayant insultée sur les marches du Capitole à Washington D.C. en juillet dernier. Son dernier coup de communication, une vidéo réalisée pour Vogue US où elle évoque maquillage, politique et acceptation de soi, démontre bien l’intelligence politique de l’élue pour s’adresser à un électorat jeune, mais pas moins engagé.


Alexandria Ocasio-Cortez n’est pas une femme politique comme les autres. Cette activiste américaine d’origine portoricaine née le 13 octobre 1989 dans le Bronx, à New-York City, est représentante du 14e district de New-York à la Chambre des représentants des États-Unis. À seulement 29 ans, elle devient ainsi la plus jeune candidate jamais élue au Congrès américain. Elle remporte les primaires démocrates en 2020, se faisant ainsi réélire avec plus de 73% des votes. Ex-collaboratrice de Bernie Sanders, qu’elle a soutenu pour les primaires présidentielles du Parti démocrate de 2020, elle se revendique du socialisme démocratique et est membre des socialistes démocrates d’Amérique, une organisation politique fortement marquée à gauche.

Entre storytelling et engagement

Son authenticité, son intelligence politique et sa proximité avec les classes moyennes (« working people ») lui ont permis de non seulement remporter un siège au Congrès américain, mais également de devenir l’une des figures de proue d’une nouvelle vague de femmes issues des minorités au sein du parti démocrate. Bousculant « l’establishment » – l’ordre – , ces élues redonnent espoir et intérêt en la politique à de nombreux américains.

Sa façon de communiquer sur les réseaux socionumériques est aussi un bouleversement. Sa première publicité de campagne – vue plus d’un million de fois – dénonçant le pouvoir de l’argent et des lobbies et la gentrification de la ville de New York, la met en scène en prenant le métro, troquant ses ballerines contre des chaussures à talons, dînant avec sa famille, allant à la rencontre des habitants de son quartier (le Bronx). Son slogan ? « We got people, they have money » (Nous avons les gens [avec nous], ils ont l’argent)[1].

À travers un storytelling bien rôdé et d’un nouvel écosystème communicationnel, Alexandria Ocasio-Cortez a su se démarquer politiquement et se présenter en porte-parole des minorités.

Avec une capacité à manier Twitter (8,5 millions d’abonnés) et Instagram (6,5 millions d’abonnés), elle a fait de son histoire personnelle un étendard, mettant en scène sa vie de « working girl » et de nouvelle élue au Congrès. En expliquant le fonctionnement de la Chambre des représentants dans des vidéos « live » sur Instagram, en parlant de son « Green New Deal » tout en partageant des recettes familiales, elle a permis à des millions de personnes de s’identifier à sa simplicité et à son passé modeste. À travers un storytelling bien rôdé et d’un nouvel écosystème communicationnel, Alexandria Ocasio-Cortez a su se démarquer politiquement et se présenter en porte-parole des minorités.

Des minorités, et des femmes justement. Que ce soit en campagne ou dans le cadre de ses fonctions, celle-ci a toujours mis au centre de sa politique son goût de l’engagement, de la conviction dans ses actions, et surtout la revendication de son identité, comme femme issue des minorités hispaniques et venant d’un milieu modeste.

Michel Foucault dans L’ordre du discours introduit l’idée que « la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité »[2]. Face à cette idée de production de discours, Ocasio-Cortez a fait sienne une forme d’expression intéressante et accessible à tous : l’argumentation. Nombre de ses prises de parole offensives ont été saluées, comme celle du jeudi 23 juillet 2020, où lors d’un discours implacable, “AOC” rappelait ses talents d’oratrice et son intelligence politique. Quelques jours plus tôt, cette dernière avait été insultée de « fucking bitch » par l’élu républicain Ted Yoho. Ce dernier s’était par la suite excusé à demi-mot, utilisant sa femme et ses filles comme bouclier anti-sexiste.

L’affirmation d’un féminisme politique

Lors d’une percutante prise de parole de dix minutes, Ocasio-Cortez replace cette insulte dans un cadre systémique et politique, rappelant que c’est le quotidien des femmes que de subir ce genre d’attaques, et ce, au sein de toutes les catégories sociales. En faisant de son cas l’incarnation d’une réalité plus vaste, elle soutient qu’ « avoir une fille ne rend pas un homme convenable. Avoir une femme ne rend pas un homme convenable. Traiter les gens avec dignité et respect est ce qui rend un homme convenable. » Dénonçant une culture de l’impunité, les conséquences du patriarcat et la structure soutenant ces violences, Ocasio-Cortez rappelle son féminisme et sa volonté de défendre les voix de celles et ceux qui ne peuvent s’exprimer. En refusant la silenciation et la prétendue « place » assignée aux femmes, l’élue bouscule l’ordre établi et les rapports de pouvoir.

Déjà, lors de la marche pour les droits des femmes à New York en 2019, Alexandria Ocasio-Cortez délivrait un discours poignant, mentionnant que « la justice n’est pas un concept qui se lit dans les livres […] la justice c’est aussi combien les femmes sont payées ». Elle rajoute qu’un « combat signifie qu’aucune personne ne soit laissée pour compte » et « qu’il ne s’agit pas seulement d’identité, mais de justice ». Dès lors, Alexandria Ocasio-Cortez semblait s’inscrire au sein de la branche intersectionnelle du féminisme, combattant les inégalités sociales, environnementales et économiques, et se plaçant dans un combat rassemblant toutes les luttes en s’attaquant à une multitudes d’oppressions simultanées.

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Alexandria Ocasio-Cortez à la marche mondiale des femmes à New-York, 2019. © Dimitri Rodriguez

Dernièrement, au travers d’une vidéo Youtube en collaboration avec le magazine Vogue américain, l’élue présentait sa routine maquillage tout en faisant une nouvelle démonstration de communication politique. Au-delà de quelque chose pouvant sembler frivole, elle évoque alors la « taxe rose » comme une inégalité supplémentaire et défend le « pouvoir de la féminité » et le maquillage comme outil de confiance en soi plutôt que comme injonction. Rappelant qu’il est difficile pour les femmes d’être prises au sérieux, d’autant plus lorsqu’elles sont jeunes et issues des minorités, Alexandria Ocasio-Cortez défend l’estime de soi comme acte militant au sein d’une société moralisatrice et sévère. Les enjoignant à s’émanciper d’une certaine norme et à faire les choses pour elles-mêmes et non pour le regard extérieur, elle délivre alors un discours libérateur.

L’importance de la communication politique dans la production de discours

Ainsi, dans son sens le plus large, la communication politique est un flux continu de circulation, de représentations et de symboles contribuant à affecter les registres de la légitimation politique. Les origines d’Alexandria Ocasio-Cortez sont son étendard : femme, hispanique, issue d’un milieu modeste, elle rassemble tous les critères de genre, race, classe, lui permettant à la fois de comprendre et de défendre les populations marginalisées de son district et au-delà.

Par ailleurs, une des forces d’Alexandria Ocasio-Cortez est d’amener ses abonnés dans le processus politique, sans condescendance, et de les convaincre qu’eux aussi, pourront un jour être à sa place. En mettant en avant le pouvoir de la communauté plutôt que de l’individu et en partageant les informations qu’elle reçoit à tous, elle sort du schème classique du politicien technocrate qui semble loin des réalités des citoyens.

Alexandria Ocasio-Cortez a saisi l’importance de la dimension communicationnelle au sein de la politique tout en préservant son intégrité et ainsi, sa légitimité. La communication, surtout au sein d’un environnement politique, est régulièrement acculée et discréditée, perçue comme une arme visant à « manipuler les individus et les masses ». Tout l’enjeu pour les femmes et les hommes politiques et leurs communicants est de réussir à communiquer d’une façon intègre, honnête et acceptable[3]. La communication politique se trouve bousculée à l’ère des fausses nouvelles, de la sur-communication et de la rapidité à laquelle se propagent les informations. Il semblerait que les pratiques participatives soient une solution à ce déficit de légitimité ou de crédibilité dont certains élus peuvent souffrir. Au travers des réseaux socionumériques bien sûr, par la mobilisation de ces plateformes et en interagissant avec les citoyens pour créer de l’engagement.

Le pouvoir d’Alexandria Ocasio-Cortez réside ainsi dans son capital politique. En apparaissant comme radicale et en impliquant les citoyens au travers des réseaux socionumériques, elle parvient à capter l’attention médiatique et à placer ses propositions au centre des débats. Les membres de son parti, bien que réticents à ces dernières, sont bien conscients qu’ils ne peuvent trop résister à des projets fondamentalement sociaux, au risque de paraître déconnectés de leur électorat. Ainsi, en faisant preuve de transparence et d’honnêteté, en continuant de communiquer chaque jour sur son quotidien et en emmenant ses abonnés dans les coulisses de la vie politique, elle démontre sa légitimité et sa proximité avec les citoyens. En s’emparant de sujets sociaux très actuels comme le féminisme ou l’environnement, elle prouve sa capacité à parler à une jeune génération avide de leaders qui se préoccupent de leurs électeurs. Nul doute donc que ces qualités lui permettront de continuer à s’imposer comme figure majeure de la vie politique américaine.


[1] Stéphanie Le Bars, Alexandria Ocasio-Cortez, l’étoile montante de la gauche américaine, Le Monde, 22 Mars 2019.
[2] Michel Foucault, L’ordre du discours, 1971.
[3] Benoit Denis, “Une éthique de la communication : la requête (ou revendication) impossible…”, Market Management, 2006/4 (Vol. 6), p. 37-53

Juin 1848, la guerre sociale en France

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Le pont de l’Archevêché gardé par des troupes durant la révolution de 1848. Auteur inconnu. © Musée Carnavalet

L’élection de Macron en 2017, le mouvement des gilets jaunes, le résultat des européennes en 2019 à Paris : tous ces évènements semblent illustrer un affrontement idéologique, politique et social entre un bloc élitaire et un bloc populaire dans la France du XXIe siècle, selon l’expression de Jérôme Sainte-Marie. Face à cette résurgence de la lutte des classes que la chute de l’URSS et le nouvel esprit du capitalisme (Boltanski, Chiapello, 1999) n’ont pas réussi à clore définitivement, il est opportun de se replonger dans ce que Marx interprétait comme la première bataille moderne entre la bourgeoisie et le prolétariat, les journées de juin en l’an 1848. 1848 apparaît comme l’épilogue d’un cycle de l’Histoire de France débuté en 1815 qui, malgré la chute de l’Empire et la restauration des Bourbons, voit l’aristocratie française perdre l’hégémonie économique et politique au profit de la petite et haute bourgeoisie française tandis que le prolétariat devient de plus en plus nombreux et conscient de sa force matérielle. Ces contradictions de classes explosent dans le sang en juin 1848 à Paris dans une véritable guerre sociale entre les ouvriers parisiens et la bourgeoisie française.


Le 27 janvier 1848, Alexis de Tocqueville, député de la Monarchie constitutionnelle déplore dans un discours célèbre un gouvernement dont l’esprit figé pourrait conduire vers l’abîme la France en déclarant : « Je crois que nous nous endormons sur un volcan ».

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Louis-Philippe, Roi des Français © François Gérard

Si la monarchie constitutionnelle de Louis-Philippe apparaît à sa création en 1830, après la Révolution des Trois Glorieuses, davantage proche des aspirations libérales du pays que ne l’était la dynastie des Bourbons, le régime reste très inégalitaire en raison de l’élection au suffrage censitaire qui consacre par le vote seulement 250 000 Français, propriétaires et rentiers tandis que sur ce chiffre seulement 58 000 sont éligibles. Au fil des ans, le régime se voit usé par l’impopularité croissante des élites corrompues et taxées d’immoralisme. Ce climat politique en dégradation est en partie lié à l’emprise croissante de la haute bourgeoisie financière sur la Monarchie de Juillet à travers la spéculation et les crises boursières. Marx écrit de façon romancée à propos de la Révolution de 1830 : « Après la révolution de Juillet, lorsque le banquier libéral Laffitte conduisit en triomphe son compère le duc d’Orléans à l’Hôtel de Ville, il laissa échapper ces mots : « Maintenant, le règne des banquiers va commencer. » Laffitte venait de trahir le secret de la révolution ».

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Alexandre Ledru-Rollin, opposant à Louis-Philippe © Angélique Mongez

Cette brèche politique est élargie par la grande crise économique et commerciale de 1847 qui touche fortement la petite bourgeoisie et les ouvriers. En demande de reconnaissance politique par l’extension du suffrage censitaire et une libéralisation accrue de la société, la petite bourgeoisie devient davantage critique du pouvoir en place. Les artisans, les clercs de notaire seconde zone, les petits fonctionnaires, les boutiquiers parisiens représentent les légions de cette classe. L’écrivain Honoré de Balzac, dans son oeuvre monumentale La Comédie Humaine, a analysé les prétentions hégémoniques de cette petite bourgeoisie de 1815 à 1848 à l’image de romans comme César Birroteau (1839) ou Les Employés (1838), présentant le peuple des boutiquiers parisiens ou des petits fonctionnaires avides de se frayer une promotion sociale et d’obtenir une reconnaissance politique entre le déclin de la noblesse historique et l’essor de la haute bourgeoisie financière et industrielle. Certains membres de cette petite bourgeoisie et des petits propriétaires ruraux se reconnaissent par ailleurs politiquement dans l’héritage de la Grande Révolution de 1789, le suffrage universel et l’idée républicaine en soutenant l’opposant républicain Alexandre Ledru-Rollin et son programme social-démocrate tout en maintenant un attachement à la propriété privée.

D’autre part, dans un contexte d’industrialisation, le prolétariat urbain en expansion est aussi durement frappé par cette crise économique. Cette nouvelle couche populaire se développe en France dans plusieurs villes telles que Lille, Roubaix, Tourcoing, liées à l’industrie du textile ou encore à Saint-Étienne, haut-lieu de l’industrie minière. Mais cette classe est, sous la Monarchie de Juillet, localisée principalement à Paris dans les quartiers de l’est et dans les faubourgs populaires (Faubourg Saint-Antoine, Saint-Marcel) avec des ouvriers travaillant dans les secteurs de la métallurgie, du bâtiment ou encore du luxe. Cette classe paupérisée par une quasi-absence de droit du travail et sans possibilité de se syndiquer ou de se coaliser (Loi Chapellier, décret Allarde) est par ailleurs assimilée en grande partie par la bourgeoisie libérale à une « classe dangereuse » (l’expression vient d’Honoré Antoine Frégier, ouvrage de 1842) qui répand le crime et des comportements immoraux. La peur de la classe ouvrière en développement apparaît dès son expansion, comme en atteste un article de Saint-Marc Girardin qui se désole dans La Revue des Deux Mondes en 1831 que « Les barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières ». 

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Louis Blanc. © Julia Gómez Sáez

À cette image effrayante s’oppose la réalité. La classe ouvrière est relativement éduquée puisqu’en 1830, 87% des ouvriers savent lire et écrire. En outre, certains ouvriers s’instruisent politiquement via les clubs tels que la Société des droits de l’Homme, les journaux à l’image de La Ruche populaire, L’Atelier, ou par un intérêt porté au socialisme utopique et ses auteurs que sont Charles Fourier, Pierre Leroux ou encore Louis Blanc. Ce dernier, écrit en 1839 L’organisation du travail, prônant la création d’ateliers sociaux autonomes où le personnel est élu par les ouvriers eux-mêmes. De fait, les ouvriers parisiens, s’ils ne sont pas encore rassemblés dans des grandes exploitations ou usines, commencent à acquérir l’idée d’une conscience commune et d’intérêts convergents, ce que Marx appelle le passage d’une classe en soi à une classe pour soi. Cette classe pour soi s’est par ailleurs déjà manifestée dans la ville de Lyon, très industrialisée grâce au textile, à l’image des deux révoltes des canuts en 1831 et 1834 durement réprimées successivement par le fils de Louis-Philippe, le Duc d’Orléans et par un certain Adolphe Thiers, qui organisera quelques décennies plus tard la répression de la Commune.

La crise économique dynamise alors l’opposition dynastique qui se mobilise à travers la campagne des banquets débutée en 1847 afin d’élargir le suffrage censitaire et de protester contre la corruption de la Monarchie de Juillet. Si cette campagne est usitée pour s’opposer à la politique monarchique, elle ne vise pour autant à l’établissement d’une République. Il est observé en de nombreux endroits des toasts à Louis-Philippe et le paiement d’un droit d’entrée aux banquets limite la fréquentation ouvrière de ces évènements politiques. Pourtant, les appelés à la tribune sont très hétérogènes politiquement : aux libéraux dynastiques à l’image d’Odilon Barrot succèdent des républicains jacobins à l’instar d’Alexandre Ledru-Rollin ou des socialistes comme Louis Blanc. 

L’interdiction d’un banquet dans la capitale en février 1848 voit les organisateurs dépassés. La protestation contre l’interdiction du banquet parisien provoque une révolution spontanée du 22 au 25 février 1848 et débouche sur la démission du ministre conservateur François Guizot et l’abdication de Louis-Philippe. La République est alors proclamée le 25 février 1848 avec dans son gouvernement provisoire des membres du journal Le National (droite républicaine modérée) et des membres du journal La Réforme (républicains à tendance jacobine). Face à la pression populaire lors du choix des membres, on retrouve dans le gouvernement Louis Blanc, socialiste utopique et même un ouvrier Alexandre Martin dit l’« ouvrier Albert » qui devient dans l’histoire de France le premier ouvrier à rentrer dans un gouvernement.

Les illusions de la fraternité : février 1848 ou le conte de fées républicain

La naissance de la République avec la devise « Liberté, Égalité, Fraternité », symbolise ce qu’on pourrait appeler « l’esprit de 48 ». Karl Marx, qui arrive à Paris après la révolution de février écrit dans Les Luttes de classes en France

« Le mot qui répondait à cette suppression imaginaire des rapports de classe, c’était la fraternité, la fraternisation et la fraternité universelles. Cette abstraction débonnaire des antagonismes de classes, cet équilibre sentimental des intérêts de classe contradictoires, cette exaltation enthousiaste au-dessus de la lutte de classes, la fraternité, telle fut vraiment la devise de la révolution de Février. ».

Alphonse de Lamartine, célèbre poète romantique, auteur des Méditations et député à fibre sociale sous la monarchie de Juillet devient membre du gouvernement provisoire. Il symbolise plus que tout autre cet esprit de 48 par le lyrisme républicain qui émane de ses discours. Il refuse en outre le 26 février, pour symbole de la jeune République le drapeau rouge pour le drapeau tricolore au nom de la gloire et de la liberté de la patrie devant une foule d’ouvriers conquis. Néanmoins, deux conceptions philosophiques de la République s’opposent rapidement : République libérale et institutionnelle face à la République démocratique et sociale.

Les ouvriers parisiens organisés en délégations professionnelles, en clubs, en sociétés secrètes ont foi en l’avenir et désirent améliorer leurs conditions de vie en révolutionnant l’organisation du travail. Ils se rendent le 28 février à l’Hôtel de Ville, siège du gouvernement provisoire pour appuyer leurs revendications du droit au travail et une nouvelle organisation du travail plus humaine. Face à la pression populaire, Lamartine et le gouvernement provisoire décident de mettre en place une Commission pour les travailleurs au palais du Luxembourg pour canaliser les tensions sociales, avec Louis Blanc comme président, assisté de l’ouvrier Albert. Pourtant cette commission ne dispose d’aucun réel pouvoir. 

Marx ironise sur cette mesure cosmétique : « à côté de la Banque et de la Bourse, s’élevait une synagogue socialiste dont les grands prêtres, Louis Blanc et Albert, avaient pour tâche de découvrir la terre promise, de proclamer le nouvel évangile et d’occuper le prolétariat parisien. Tandis que le Luxembourg cherchait la pierre philosophale, on frappait à l’Hôtel de ville la monnaie ayant cours. ». Cette journée du 28 février est donc un jeu de dupes brillamment orchestré par le gouvernement provisoire.

Face à la crise économique qui n’est pas résolue, de nombreux ouvriers sont au chômage. L’industrie du luxe parisienne réputée à l’échelle européenne occupait une partie importante des ouvriers parisiens. Or, avec la chute de la monarchie de Juillet, le secteur est en plein déclin. Cette situation inquiète grandement le gouvernement provisoire alors que le climat révolutionnaire est loin d’être refroidi. Pierre Marie, ministre des travaux publics, avec l’aval du gouvernement provisoire, décide alors de créer les ateliers nationaux. Cette organisation centralisée et au fonctionnement hiérarchisé, dirigée par l’ingénieur Émile Thomas vise à faire travailler les ouvriers au chômage, toujours plus nombreux, à des travaux de nivellement ou de ravalement en les payant 1,50 franc par jour et en les nourrissant. Rapidement, la confusion s’opère dans l’opinion publique entre le projet des ateliers sociaux de Louis Blanc, discuté à la Commission du Luxembourg avec les délégués ouvriers et cette mesure du gouvernement provisoire que Karl Marx qualifie de « workhouses anglais en plein air ». De nombreux journaux bourgeois se désolent de cette réforme en y voyant la création d’un assistanat organisé. À cela s’ajoutent des caricatures qui représentent des ouvriers qui passent leurs journées à jouer aux cartes et boire du vin en plein air. La France rurale, plus encadrée par les notables et l’Église, taxée d’un impôt de 45% voue alors une forte haine à l’égard des ouvriers parisiens.

La montée aux extrêmes à Paris

Rapidement les tensions montent entre la bourgeoisie parisienne et les ouvriers lorsqu’un décret du 13 mars fait perdre le monopole de l’élection des officiers aux classes aisées dans la Garde nationale, tandis que le ministre de l’Intérieur Ledru-Rollin ravive une réthorique montagnarde digne de 1793. Le 16 mars, 60 000 gardes nationaux, « les bonnets à poil », issus des quartiers de l’ouest bourgeois manifestent de manière violente devant l’Hôtel de Ville pour un retrait du décret. Le lendemain, le 17 mars, le Paris populaire avec 200 000 manifestants formés des clubs et des corporations viennent manifester devant l’Hôtel de Ville pour afficher un soutien au gouvernement et demander le report des élections. Il y a ensuite un long défilé dans les rues de Paris. Une nouvelle opposition frontale a lieu le 16 avril 1848 lorsqu’a lieu un rassemblement d’ouvriers sur le Champ de Mars pour des élections de la Garde nationale et qui compte se rendre ensuite à l’Hôtel de Ville. Des rumeurs répandent un complot qui vise à envahir l’Hôtel de Ville. 100 000 membres de la Garde nationale des quartiers bourgeois viennent alors défendre le gouvernement provisoire, prêts à faire feu. Cette journée répand une peur du communisme en France et une animosité envers la Commission du Luxembourg et ses projets d’Organisation du travail.

Le 23 avril ont lieu les élections législatives à participation élevée (83%) où la majorité républicaine modérée l’emporte. L’historien Maurice Agulhon synthétise bien la situation en écrivant : « La France a voté conformément à la ligne de la majorité du gouvernement provisoire : République libérale, sans révolution sociale, ni réaction monarchique ». 

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Le vote ou le fusil

On compte sur 900 députés, 450 Républicains modérés, 200 orléanistes ou Républicains du lendemain qu’on appelle le parti de l’Ordre, 50 légitimistes et 200 Républicains avancés. Ce résultat est en partie lié au fait que les élections ont lieu le dimanche de Pâques dans une France à majorité rurale encadrée par les notables et l’Église. L’estampe Le vote ou le fusil de Marie Louis Bosredon où l’on observe un insurgé qui abandonne son fusil pour mettre son bulletin témoigne de la victoire d’une République institutionnelle contre une République du citoyen engagé en arme. Le journal de l’arrondissement traduit la satisfaction de la bourgeoisie française à la suite des élections, qui peut désormais s’accommoder du suffrage universel : 

« Le suffrage universel, loin de limiter l’influence de la bourgeoisie, l’étend et l’affermit au contraire. L’expérience, les lumières, les connaissances pratiques de la bourgeoisie, lui assurent pour longtemps encore la prépondérance et une influence décisive dans les affaires, dans le gouvernement du pays, en usant de son influence dans l’intérêt de tous, en se faisant le guide et l’initiatrice des classes populaires. »

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Auguste Blanqui © Amélie Suzanne Serre

L’Assemblée nationale se réunit le 4 mai, dominée par les Républicains modérés et le parti de l’Ordre. Elle met alors directement en œuvre son désir d’en finir avec les tentations socialistes en excluant du nouveau gouvernement, appelé Commission exécutive, Louis Blanc et l’ouvrier Albert tandis que le montagnard Ledru-Rollin est sauvé de justesse par l’aura de Lamartine. Le 15 mai, lors d’une manifestation populaire en faveur d’une intervention militaire en Pologne, l’Assemblée nationale est envahie dans la confusion. Toutes les grandes figures de révolutionnaires professionnels comme Auguste Blanqui, Raspail, Barbès ayant participé à la manifestation sont arrêtées. Le lendemain, la Commission du Luxembourg est officiellement fermée. Le 7 juin, l’Assemblée vote l’interdiction des attroupements populaires dans la capitale.

Le 20 juin après une première tentative avortée fin mai, les Républicains modérés qui se rapprochent de plus en plus du parti de l’Ordre votent la suppression des ateliers nationaux qui accueillent toujours plus d’ouvriers (117 000 en juin) face à la poursuite de la crise économique. Ils y voient une aberration économique en les surnommant les « rateliers nationaux ». La Commission exécutive y met fin par un décret le lendemain. Ce décret doit envoyer les plus jeunes s’enrôler dans l’armée et les plus vieux réaliser des travaux de terrassement en province.

Juin 1848, la guerre sociale en France

Les ouvriers, après différentes discussions lors de rassemblements improvisés, en concluent qu’ils sont mis devant le fait accompli. Louis Pujol, membre des ateliers nationaux, déclare : « La République démocratique et sociale devait pour toujours soustraire le peuple à la servitude. Aujourd’hui les travailleurs s’aperçoivent qu’ils ont été indignement trompés ; c’est pour vous dire qu’ils sont prêts à faire tous les sacrifices même celui de leur vie, pour le maintien de leurs libertés ».

Lorsque une délégation d’ouvriers des ateliers nationaux vient rencontrer le ministre du Travail Alexandre Marie pour demander des explications, il déclare que si les ouvriers n’acceptent pas la suppression des ateliers nationaux, la force sera employée. La rupture est alors consommée et la guerre sociale devient inévitable.

Ainsi dans l’est parisien, à la fois les hommes et les femmes montent des barricades de manière très stratégique sans l’égide de l’avant garde révolutionnaire, Auguste Blanqui et les autres figures radicales étant en prison depuis la manifestation du 15 mai. Paris est alors divisé en deux camps. Les ouvriers armés inscrivent sur leurs drapeaux les anciennes devises de la révolte des canuts : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ». On note aussi comme inscription: « Vive la République démocratique et sociale ! ».

L’Assemblée nationale nomme le 22 juin Eugène Cavaignac, ancien gouverneur de l’Algérie, commandant en chef de l’Armée et de la Garde nationale et mobile. Cavaignac concentre alors les troupes au lieu d’attaquer directement en faisant venir des gardes nationales des départements limitrophes de Paris. Tocqueville, qui se rend devant les barricades pour encourager les soldats, écrit avec nostalgie :

« Je reconnus avec émotion, parmi eux, des propriétaires, des avocats, des médecins, des cultivateurs, mes amis et mes voisins. Presque toute l’ancienne noblesse du pays avait pris les armes à cette occasion et faisait partie de la colonne. Il en fut ainsi dans presque toute la France. »

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Les journées de Juin 1848 contre la fermeture des Ateliers Nationaux, réprimées par le général Cavaignac. Tableau de Horace Vernet. © Deutsches Historisches Museum

Les combats débutent l’après-midi du 23 juin tandis que le 24 juin les députés Républicains modérés issus du journal Le National et les députés du parti de l’Ordre mettent fin à la Commission exécutive et donnent les pleins pouvoirs à Cavaignac en mettant Paris en état de siège. Cavaignac  devient alors un dictateur au sens antique du terme, mandaté par l’Assemblée nationale pour rétablir l’ordre bourgeois dans la cité parisienne. Tous les moyens sont désormais utilisés pour gagner du terrain sur les insurgés avec l’utilisation de canons, d’obus.

La presse bourgeoise autorisée n’hésite pas à propager les plus folles rumeurs sur ce qu’elle appelle les « factieux » en les taxant de « violeurs », « voleurs », « pilleurs » allant jusqu’à parler d’actes de cannibalisme. Les combats se terminent alors le 26 juin avec la prise du faubourg Saint-Antoine. Les troupes de Cavaignac en supériorité numérique, technique et stratégique l’emportent alors sur la révolte ouvrière

L’historien Patrice Gueniffey estime le bilan humain à 4000 insurgés morts, 1 600 soldats et gardes tués dont 7 généraux, 1500 insurgés raflés et abattus sans jugement après la fin des combats dans ce qu’on pourrait appeler une chasse à l’homme où les gardes mobiles issus des quartiers populaires se donnent à cœur joie à des exécutions sommaires. En ce qui concerne la répression, 11 000 insurgés sont arrêtés et entassés dans des prisons de fortune en attendant d’être jugés. En trop grand nombre, les insurgés arrêtés sont enfermés dans des conditions inhumaines dans des caveaux le long de la Seine, comme les caves du château des Tuileries devant la Garde nationale. Gustave Flaubert décrit dans son roman L’Éducation Sentimentale la violence de la répression aux Tuileries : « Quand les prisonniers s’approchaient d’un soupirail, les gardes nationaux qui étaient de faction, pour les empêcher d’ébranler les grilles fourraient des coups de baïonnette, au hasard, dans le tas. »

Après juin 1848, la suite des évènements voit la fin d’une législation sociale esquissée puis en 1850 la fin du suffrage universel. Les ouvriers ne pardonneront pas à la République le crime de juin 48 et se manifesteront très peu lorsque le 13 juin 1849 face à l’intervention militaire pour défendre le Pape, les montagnards et Ledru-Rollin tentent de s’insurger. Enfin, lors du coup d’État du 2 décembre 1851 par Louis Napoléon Bonaparte, les ouvriers restent en majorité passifs et on compte seulement 70 barricades dans Paris, contrairement aux 1500 barricades érigées en majorité à l’est de Paris en février 1848. Pour désigner les responsables de la mort de la jeune République le 2 décembre 1851 dans son Histoire socialiste, Jean Jaurès écrit : « tuée par l’implacable égoïsme d’une bourgeoisie qui, plutôt que de faire sa part à la réforme sociale, aima mieux laisser peser sur la pensée française l’autoritarisme catholique et sur la vie de la nation le despotisme militaire. »

Les mémoires des journées de juin 1848

Les journées de juin sont aujourd’hui grandement oubliées. Elles sont peu évoquées dans le champ académique ou culturel. Cet événement est aussi rarement ranimé par la classe politique. Sans doute car le moment de juin 48 est une négation de l’idée de peuple et contrecarre un roman national qui tente de fédérer autour d’un peuple uni, fraternel sans clivage de classes. On retrouve enfin de grandes figures de l’opposition républicaine durant le Second Empire comme Victor Hugo ou Edgar Quinet présentes sur les barricades contre les ouvriers, tandis que les députés républicains à fibre sociale se montrent impuissants à empêcher le massacre ouvrier, à l’image d’un Pierre-Joseph Proudhon, désabusé. Occulter les journées de juin, permet ainsi de penser la République de façon monolithique de 1848 jusqu’au coup d’État de Louis Napoléon en 1851, sans y chercher les clivages sociaux qui ont précipité sa chute.

En ce qui concerne, la pensée socialiste, on peut voir les journées de juin comme un tournant où le socialisme utopique est désavoué, à l’image de Louis Blanc qui part en exil à Londres et ne retrouvera jamais son prestige politique. L’idée que la classe prolétarienne doit résoudre ses maux par elle-même va alors s’installer, ce qui préfigure l’hégémonie du socialisme scientifique de Marx et d’Engels.

Jaurès écrit à propos de l’année 1848 pour les ouvriers : « Un éclair d’espérance a traversé leur ciel sombre ; une lueur d’aurore a brillé sur leur horizon et leur a fait entrevoir un avenir de bonheur et d’égalité. Ils ont cru qu’ils allaient le toucher de la main ; et, quoiqu’ils n’aient pu le saisir de leur premier élan, ils ont conservé dans les yeux l’éblouissement de cette vision éphémère et dans le cœur la foi tenace qu’ils l’atteindront un jour ». Le combat de Jaurès est ainsi jusqu’à sa mort tragique en 1914 de retrouver cette espérance d’une République démocratique et sociale écrasée dans le sang en juin 1848.

Pour aller plus loin :

AGULHON Maurice. Nouvelle histoire de la France contemporaine, Tome 8 : 1848 ou l’apprentissage de la République, 1848-1852. Éditions du Seuil. 2002

MARX Karl. Les Luttes de classes en France. Folio Gallimard. 2002

NOIRIEL Gérard. Une histoire populaire de la France. Agone. 2018

RIOT-SARCEY Michèle, GRIBAUDI Maurizio. 1848, la révolution oubliée. La Découverte. 2008

SAINTE-MARIE Jérôme. Bloc contre bloc. Les éditions du Cerf. 2019.

ZANCARINI-FOURNEL Michelle. Les luttes et les rêves. Zones. 2016

« Le sénateur Sanders a passé le flambeau » – Entretien avec Lauren Ashcraft

La suspension de la campagne de Bernie Sanders marque un tournant dans cette année électorale aux États-Unis. Alors que le camp Sanders espère pouvoir négocier avec le candidat présumé Joe Biden des concessions sur son programme, les PACs (en anglais, political action committee) préparent les élections à la Chambre et au Sénat en présentant des femmes et des hommes progressistes. Parmi ces nouveaux visages, Lauren Ashcraft incarne une possible « seconde vague progressiste » après l’élection du quatuor du Squad il y a deux ans (Alexandria Ocasio-Cortez, Rashida Tlaib, Ilhan Omar, Ayanna Pressley). La jeune trentenaire d’origine américano-japonaise, candidate dans le 12e district congressionnel de l’État de New York, espère créer la surprise face à la démocrate Carolyn Maloney, élue depuis près de 28 ans. En partenariat avec Hémisphère Gauche.


Hémisphère Gauche – Pouvez-vous vous présenter rapidement pour celles et ceux qui ne vous connaissent pas encore ?

© Laurenashcraft.com

Lauren Ashcraft – Merci de me recevoir. Je m’appelle Lauren Ashcraft, je suis gestionnaire de projet, activiste, comédienne et je me présente à l’élection pour la Chambre des Représentants pour le 12e district congressionnel, qui couvre Brooklyn, Manhattan et le Queens. Je suis également une socialiste démocrate. Je me présente pour que mes amis et voisins du 12e district puissent bénéficier d’un logement abordable, d’un système de santé universel et faire passer l’humain avant le profit.

HG – Vous êtes membre de la section locale du Queens des Democratic Socialists of America et vous vous présentez comme socialiste démocrate. Qu’est-ce que cela signifie pour vous êtes socialiste ? Comment l’êtes-vous devenue ?

LA – Je suis devenue socialiste démocrate au moment où je travaillais pour le secteur financier. J’avais soutenu Bernie Sanders en 2016, mais ce n’est que lorsque j’ai été le témoin direct de l’influence politique et du pouvoir incontrôlé exercés par le secteur financier que j’ai réalisé que notre gouvernement ne servait pas les intérêts de la classe ouvrière, et que tant que les travailleurs ne seront pas en mesure d’apporter des changements, il continuera à céder aux exigences des entreprises.

J’ai rejoint les Democratic Socialists of America pour me battre en faveur d’un monde qui ne laisse personne derrière, et je suis entrée dans cette élection parce que l’élue actuelle (ndlr : Carolyn Maloney, démocrate) a décidé que la classe ouvrière ne valait pas que l’on se batte pour elle.

HG – Vous êtes partisane d’une Garantie fédérale à l’emploi (ndlr : Federal Job Guarantee, programme prévoyant que l’État est employeur en dernier ressort). Nous sommes au milieu d’une crise sanitaire mondiale et le chômage explose, tout particulièrement aux États-Unis où il touche désormais plus de 16 millions de personnes. Pavlina R. Tcherneva, docteure en économie (Levy Institute), avance qu’une garantie fédérale d’emploi coûterait moins cher que ce que coûte un chômage massif, mentionnant à ce titre la pauvreté, les problèmes de santé, etc. Un sondage national montre que plus de 70 % des électeurs soutiendraient une telle proposition. Que répondez-vous lorsque l’on vous demande : « Mais comment allons-nous payer pour cela ? » ?

LA – Une garantie fédérale d’emploi répondrait à de nombreuses questions et inquiétudes qui se posent à l’heure actuelle. « Que ferons-nous après ? », « Comment l’économie va-t-elle pouvoir redémarrer ? », « Est-ce que j’aurai un emploi après cette crise ? ». Les États et gouvernements locaux seraient en mesure de décider quels sont les emplois dont ils ont le plus besoin et les garantir à quiconque cherche un travail.

Cette garantie n’est imposée à personne, mais donne à la société tout entière la tranquillité d’esprit de pouvoir quitter ou perdre son emploi actuel tout en ayant un moyen de percevoir une rémunération.

Comment financer cette mesure ? De la même façon que nous finançons pour la guerre. De la même façon que nous finançons les subventions des entreprises : par un budget accordé par le Congrès.

HG – Par ailleurs, puisque nous parlons de la crise sanitaire actuelle : vous êtes en faveur d’un système de santé universel à payeur unique (Medicare for All). En Géorgie, Nabilah Islam, candidate pour le 7e district, a suspendu le démarchage physique au tout début de cette crise car elle ne dispose d’aucune assurance santé. En France, Alicia Wolf, activiste d’Our Revolution et France for Bernie a réalisé une courte vidéo à propos du système de santé universel français. Pour les personnes vivant en France, il peut être assez difficile de comprendre ce que vivre avec une assurance santé privée signifie. Imaginons : vous avez un problème de santé et avez besoin de vous rendre à l’hôpital. La facture totale s’élève à 2000$. Votre assurance prendra-t-elle en charge ce coût ?

LA – Réponse : Ça dépend. Si vous avez une « bonne » assurance santé et que vous subissez une intervention couverte par votre formule, c’est votre assurance qui paiera. Le plus souvent, cependant, votre assurance couvrira une fraction de vos factures médicales, disons 80 %, ce qui signifie, dans le meilleur des cas, que vous devrez payer le reste à charge quand bien même vous payez déjà un forfait mensuel. Vous pouvez contester auprès de votre assureur, mais cela prend du temps et des ressources que beaucoup d’entre nous n’ont pas, a fortiori si votre état de santé nécessite une prise en charge urgente. Aux États-Unis, la charge de la preuve incombe à l’assuré qui doit démontrer que son intervention est médicalement nécessaire, bien que ce que cela signifie varie souvent en fonction du prestataire d’assurance maladie que votre employeur ou que l’employeur de votre conjoint a choisi.

J’ai la chance de disposer d’une assurance santé par l’intermédiaire de mon compagnon. Pourtant, j’ai passé les quatre derniers mois à me battre pour la prise en charge de ma pilule contraceptive car il se trouve que la marque de pilule que j’utilise n’est pas couverte – bien que ce soit la seule marque qui traite mon alopécie. Maintenant, imagions que j’aie un cancer ou une autre maladie grave : peu importe que l’assurance me couvre ou non, j’aurai à suivre tous les traitements susceptibles de me sauver la vie et pour cela, à dépenser chaque dollar dont je dispose et à vider mon compte épargne. Au bout du compte, c’est la banqueroute. C’est une situation que des dizaines de milliers de familles doivent subir chaque année et qui remplit les poches du secteur de l’assurance maladie, qui pèse des milliards de dollars. La plupart de ces familles ont une assurance maladie. Celles qui n’en ont pas, soit quelque 44 millions d’Américains, s’en sortent encore plus mal.

HG – Parlons logement si vous le voulez bien. Vous considérez le logement comme un droit humain et êtes en faveur d’un encadrement des loyers. À Seattle, une proposition de loi déposée par l’élue municipale Kshama Sawant et votée récemment instaure une trêve hivernale des expulsions locatives. Vous prononceriez-vous en faveur d’une trêve hivernale au niveau fédéral ?

LA – Oui. Je suis également en faveur d’une Homes Guarantee, un programme permettant de mettre fin au « sans-abrisme » par la construction de 12 millions de logements sociaux, par l’amélioration des droits des locataires et au renversement de décennies de politique discriminatoire en matière de logement. Dans le contexte sanitaire actuel, cependant, je pense que toutes les expulsions devraient être arrêtées pendant cette pandémie et également par la suite, lorsque nous nous remettrons de la crise économique.

HG ­– Sur les réseaux sociaux, nous pouvons vous voir jouer aux jeux vidéo. Lorsque l’on consulte votre site de campagne, vous conviez les gens à vous rejoindre pour jouer à Fortnite. Est-ce une façon de montrer que la candidate Ashcraft est une « personne ordinaire » ?

LA – Je n’essaie pas de montrer quoi que ce soit, je me montre telle que je suis. J’ai décidé de mener cette campagne en étant moi-même et en mettant tout mon cœur à défendre ce en quoi je crois. Cela signifie aussi bien jouer ensemble aux jeux vidéo que trier les messages provenant de personnes qui désapprouvent mes positions — mais pour être claire, rien d’autre que les personnes pour lesquelles je me bats ne peut me faire changer d’avis.

HG – Le 23 juin, vous ferez face à Carolyn Maloney, élue depuis 2013. Il reste deux mois avant cette primaire. Quelles sont vos impressions à l’instant présent ?

LA Nous vivons une période d’incertitude et il est difficile de penser « business as usual », et encore moins à la politique en pleine crise de santé publique. Maintenant que la campagne est à cent pour cent virtuelle, je fais de mon mieux pour me coordonner avec les militants, mobiliser des bénévoles dans tout le pays, organiser des collectes de fonds et des assemblées publiques virtuelles, et montrer aux électeurs aux quatre coins du 12e district qu’après vingt-huit ans (nldr : Maloney est élue du 12e district depuis 2013 et fut élue du 14e district de 1993 à 2013), il est temps d’élire une représentante qui représente au mieux leurs intérêts.

HG – Bernie Sanders a suspendu sa campagne : est-ce que les élections à la Chambre et au Sénat sont la prochaine étape majeure pour le mouvement socialiste ? Selon vous, qui peut remplacer Sanders et incarner une révolution politique ?

LA – Bernie Sanders a mené une révolution politique – mais il n’était pas, en tant qu’individu, la révolution. La révolution fait rage. Pour citer le slogan de sa campagne : « Pas moi, nous ». Il nous incombe à toutes et tous – fonctionnaires, élus, électeurs progressistes et ouvriers de tous les États-Unis – de continuer à nous battre bec et ongles pour ce en quoi nous croyons. La semaine dernière, le sénateur Sanders a passé le flambeau. Peu importe qui gagnera les élections en novembre. C’est à nous de poursuivre le combat.

La socialiste Kshama Sawant fait voter la première trêve hivernale des États-Unis

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L’élue socialiste du conseil municipal de Seattle, Kshama Sawant. © Seattle city council

Portée par Kshama Sawant, la seule élue socialiste du conseil municipal de la ville de Seattle (Seattle City Council), une proposition adoptée à l’unanimité interdit toute expulsion locative durant l’hiver. Seattle devient la première ville américaine à se doter d’une loi aussi ambitieuse en la matière, à l’heure où le logement s’impose comme un défi crucial pour les socialistes américain·e·s.


Introduit le 6 décembre 2019, le Council Bill 119726, qui prévoit l’interdiction des expulsions locatives en période hivernale, a été définitivement adopté à l’unanimité lundi 10 février.

C’est à travers des considérants particulièrement forts que la conseillère Kshama Sawant, qui s’est appuyée sur le récent rapport Losing Home a rappelé au conseil municipal la réalité brutale des personnes expulsées à Seattle. La majorité d’entre elles devient sans-abri, une situation de détresse qui touche majoritairement les femmes et les personnes de couleur. La ville, qui a recensé 194 décès de personnes sans-abri en 2018, se doterait ainsi selon elle d’une disposition législative capable de protéger les personnes vulnérables en interdisant les expulsions en période hivernale.

Ménages modestes : le « fardeau » du logement

La question du logement demeure un sujet crucial aux États-Unis. Malgré des signes de progrès — accession à la propriété stimulée par les faibles taux d’intérêts, reprise progressive des constructions, atténuation de la charge financière liée au logement… —, les ménages à faibles revenus restent dans une situation particulièrement difficile, note le Joint Center for Housing Studies de l’université Harvard. Confrontés à une pénurie de logements abordables (le nombre de logements dont le loyer est inférieur à 800 dollars a diminué de près de 20 % en neuf ans), les ménages locataires sont chaque année plus nombreux à devoir assumer un loyer élevé. En 2017, 40 % des foyers dont le revenu annuel était compris entre 15 000 et 29 999 dollars avaient un loyer dont le montant représentait plus de 50 % de leurs revenus. Ce taux dépassait les 70 % en ce qui concernait les ménages les plus fragiles (revenu annuel inférieur à 15 000 dollars).[1]
Un fardeau (burden) de plus en plus difficile à supporter pour des millions de femmes et d’hommes, puisque près de 30 % des Américains ont un revenu inférieur à 35 000 dollars par an.[2]

À cela s’ajoute l’augmentation du coût du loyer dont la progression dépasse celle des salaires. En 2018, le loyer médian a progressé de 2,1 % quand le salaire médian, lui, n’a progressé que de 1,6 %. À Seattle, 83,6 % des personnes interrogées dans le cadre du rapport Losing Home ont rapporté avoir connu au moins une augmentation de loyer durant les deux dernières années[3]. Sans surprise, la grande majorité des procédures d’expulsion (86,5 %) a pour motif un non-paiement de loyer. Parmi les faits remarquables, des démarches de procédure d’expulsion entamées pour 10 dollars d’impayés.

Dans le comté de King (King County), où se situe Seattle, le nombre de décès de personnes sans-abri a été multiplié par 4 entre 2010 et 2018, passant de 49 à 196. Parmi les causes, les problèmes d’addiction et les causes dites naturelles (liées à des maladies) représentent respectivement 32 % et 38 % des décès.

https://www.kingcounty.gov/depts/health/examiner/annual-report/~/media/depts/health/medical-examiner/documents/2018-annual-summary-homeless-deaths.ashx
Causes des décès de personnes sans-abri dans le King County en 2018. Les personnes souffrant d’addiction(s) ou de maladies représentent 70 % des décès recensés. Source : kingcounty.gov

En dépit de cet état des lieux, la proposition portée par Sawant s’est heurtée à une série d’amendements qui en ont réduit la portée.

Une proposition votée mais amendée

Le texte introduit par Kshama Sawant prévoyait, dans sa version initiale, une trêve de cinq mois (1er novembre – 31 mars), période durant laquelle la température moyenne relevée à Seattle est inférieure à 10° C. Au terme de six amendements, le texte adopté interdit toute expulsion locative pendant trois mois à compter du 1er décembre pour les personnes qui perçoivent un revenu annuel inférieur au revenu médian (soit 70 000$ pour une personne seule)[4].

Peu de temps avant la réunion du conseil, Jenny Durkan, maire démocrate de Seattle, s’est fendue d’une lettre adressée aux membres afin de leur faire part de préoccupations d’ordre juridique au sujet de la mise en application de la loi. En d’autres termes, le texte pourrait faire l’objet d’un veto de l’édile qui obligerait le conseil à procéder à un nouveau vote, lequel devrait réunir au moins 6 voix sur 9 afin de passer outre.

« À la fin de la journée, ce que nous aurons achevé si cette proposition est votée sera un vote historique sans précédent dans ce pays et qui n’a, en vérité, que peu de précédents dans le monde » avait déclaré Kshama Sawant quelques instants avant le vote, mentionnant implicitement la France et sa loi du 3 décembre 1956 qui instaure la trêve hivernale. Si l’élue socialiste s’est réjouie de ce vote à l’unanimité (7-0, deux membres du conseil manquaient à l’appel), elle exprime toutefois des regrets concernant les amendements qu’elle considère comme autant d’« échappatoires ». Parmi ceux-ci, l’amendement n° 3 déposé par Alex Pedersen exclut du champ d’application de la loi les propriétaires possédant moins de cinq biens en location.

Dans le hall d’entrée de la mairie, un petit groupe de propriétaires prend acte du résultat du vote avec une certaine amertume : « Petits propriétaires, nous avons contracté un crédit pour acheter un bâtiment de six appartements et les loyers que nous collectons paient à peine le prêt et l’entretien », nous dit Jessica Froehlich, qui possède une société immobilière avec son conjoint. « Si un locataire fait défaut, cela ne nous dispense pas de payer notre mensualité de crédit et nous n’avons pas les fonds nécessaires pour avancer l’argent que le locataire ne nous verse pas. Si nous ne payons pas, la banque saisira le bien et ce seront six foyers qui se retrouveront expulsés », ajoute-t-elle.

Dans la salle du conseil, associations de locataires et membres de l’organisation Socialist Alternative à laquelle appartient l’élue Kshama Sawant ont fait acte de présence pour assister au vote du texte et exultent. « C’est une importante victoire pour les locataires », souligne Jon Mannella, membre de l’union des locataires de l’État de Washington (Tenants Union of Washington State).

Seattle, à l’avant-garde de la gauche

À travers ce vote, la ville de Seattle réitère son statut de pionnière et souligne la capacité de la gauche radicale à s’imposer dans le débat public. En effet, en juin 2014, la ville la plus peuplée de l’État de Washington fut la première à voter une hausse du salaire minimum horaire, porté à 15$. Appelée de ses vœux par plusieurs organisations dont Fight for $15 et 15 Now, la hausse du salaire minimum a récemment fait l’objet d’une résolution votée à la Chambre des Représentants.[5]

Conscient·e·s des enjeux liés au logement, les candidat·e·s à la primaire du Parti démocrate ont toutes et tous développé un programme sur ce sujet : programme d’aide à l’accession à la propriété, renforcement des droits des locataires, fonds d’urgence pour le paiement des loyers, plan de rénovation et de construction de logements à bas coût, encadrement des loyers, augmentation des fonds destinés aux personnes sans-abri… On ne trouve cependant nulle part une proposition en faveur d’une trêve des expulsions locatives. En devenant la première ville américaine à imposer une trêve hivernale, la victoire de Sawant apparaît comme hautement symbolique : si certaines juridictions des États-Unis restreignent les expulsions en fonction des conditions météorologiques, aucune autre ville n’avait jusqu’ici instauré de trêve. Le vote de la proposition n° 119726 n’a donc rien d’anecdotique et pourrait mettre ce sujet au cœur du débat public tout en incitant d’autres villes à voter une mesure similaire.


[1] 2019 State of the Nation’s Housing, Joint Center for Housing Studies, p.5
[2] Source : Table HINC-01, 2018 Household Income Survey” U.S. Census.
[3] Losing Home: The Human Cost of Eviction in Seattle, KCBA/Seattle Women’s Commission, p. 37
[4] Le texte s’appuie sur la définition des « foyers à revenu modéré » (moderate-income household) inscrite dans le code municipal de la ville de Seattle.
[5] La Raise the Wage Bill (H.R.582) n’a toutefois que peu de chance d’être votée par le Sénat, à majorité républicaine.

Pourquoi Sanders peut gagner et changer l’Histoire

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Bernie Sanders ©Gage Skidmore

Alors que dans un mois commencent les primaires démocrates dans l’Iowa, la victoire de Bernie Sanders lors des élections américaines 2020 n’est plus un rêve lointain. La faiblesse de la concurrence, les leçons tirées depuis 2016 et l’enthousiasme suscité par sa campagne permettent d’esquisser un chemin vers une victoire aux primaires puis aux élections générales face à un Donald Trump affaibli. L’histoire du monde en serait changée. Par Alcide Bava.


En ce début d’année 2020, si vous devez parier votre fortune sur le nom du futur vainqueur des élections américaines, vous devriez miser sur Donald Trump. Le Président américain bénéficie en apparence d’un bilan économique avantageux, sa collecte de fonds atteint un niveau historique, très supérieur à tous les candidats démocrates, et le Parti Républicain soutient quasi-unanimement sa candidature. Aucun challenger d’envergure ne s’est annoncé dans le cadre d’une primaire républicaine et tous les Représentants républicains ont voté contre la mise en accusation du Président pour impeachment. Cette candidature consensuelle à droite pourrait, de plus, affronter à gauche celle de Joe Biden, fragile à bien des égards. Enfin, il n’est pas rare aux Etats-Unis que les Présidents soient réélus : Barack Obama, Georges W Bush, Bill Clinton et Ronald Reagan en ont donné l’exemple dans la période récente.

Ne soyez pas all in, cependant. Le scenario Trump est encore loin d’être certain.

Une victoire de Joe Biden pour un « troisième mandat Obama » ne peut être exclue. L’ancien Vice-Président est le favori des sondages. Il domine de 10 points tous ses concurrents démocrates dans les enquêtes sur la primaire, et de 4 points dans les enquêtes nationales l’opposant à Trump (RealClearPolitics – RCP). L’échec d’Hillary Clinton en 2016 a cependant montré que ces sondages conduits un an avant l’élection et ne tenant pas compte de la géographie du vote dans un système de vote local pouvaient conduire les analystes à des prévisions erronées. La faiblesse du candidat Biden, sur laquelle nous reviendrons, pourrait confirmer ce diagnostic.

Plus sûrement, le scenario Trump pourrait être remis en cause par Bernie Sanders. Le seul Sénateur socialiste de l’histoire des États-Unis est en effet en situation de remporter la primaire démocrate puis les élections générales. Voici les raisons de croire en l’impossible.

Aucun candidat démocrate ne parvient à susciter un enthousiasme comparable à la campagne de Bernie Sanders

Joe Biden, en dépit d’une base électorale très solide, ne semble pas capable de générer de l’enthousiasme autour de sa candidature. Il continue certes de représenter un tiers des intentions de vote. Une partie de l’électorat démocrate, les plus modérées, les plus de 45 ans et la communauté noire du grand sud, voit en effet en lui le candidat le plus à même de battre Donald Trump dans le cadre d’une « chasse aux électeurs centristes » promue par les médias démocrates que sont MSNBC et CNN. À l’ombre d’Obama, il incarne aussi un retour à la normalité et le refus du changement économique brutal promu par les millenials. Cependant, enfermé dans une communication has been, sa campagne rappelle celle de Bill Clinton dans les années 1990 dans ses meilleurs moments… ou d’Hillary dans ses plus mauvais. Chaque slogan et chaque débat est pour lui une souffrance et la preuve qu’il est un homme du passé. Il demeure enfin la gaffe-machine qu’il a été tout au long de sa carrière. Il a par exemple déclaré en 2019 que « les gamins pauvres sont tout aussi intelligents et ont tout autant de talents que les gamins blancs » (sic)… mais aussi « comment ne pas aimer le Vermont » en meeting dans le New Hampshire. Il a encore fait part publiquement de sa nostalgie pour l’époque où il collaborait avec des sénateurs ségrégationnistes et n’a pas hésité à qualifier, lors d’une réunion publique, un électeur de « gros tas » avant de lui proposer un test de QI.

Le centriste Joe Biden demeure donc logiquement déconnecté des électorats jeunes, latinos et populaires. Sa victoire possible lors de la primaire n’est ainsi pas assurée.

L’emballement autour de la candidature d’Elisabeth Warren semble aussi retombé. La Sénatrice du Massachussetts, qui fut un temps conservatrice, a longtemps incarné l’aile gauche du Parti démocrate. Supplantée dans ce rôle par Bernie Sanders, elle mène néanmoins une campagne énergique et très active sur le terrain. Sa candidature initialement reléguée a même décollé à la fin de l’été 2019 en atteignant la première marche des sondages, devant Biden et Sanders qui souffrait alors d’un malaise cardiaque. Novembre et Décembre ont cependant replacé la Sénatrice en troisième position (15.1% RCP), en raison d’une remontée de Sanders et du flou de sa position sur le système de santé : promotrice du Medicare for all, elle s’en est éloignée en novembre. Ses chances sont donc relatives mais non nulles : en cas d’effondrement de Biden dans les premières primaires, elle pourrait constituer une solution par défaut pour l’establishment démocrate et ses influenceurs.

Pete Buttigieg plafonne également malgré un profil séduisant et le soutien de Wall street. Trentenaire diplômé de Harvard, vétéran, maire de South Bend, petite ville de l’Indiana, homosexuel assumé en politique, ce qui est rare et courageux aux États-Unis, il s’inscrit dans la lignée de ces candidatures « à la Kennedy » qu’adore l’électorat démocrate : Obama, Clinton, Kennedy, etc. Soutenu par l’attitude bienveillante des médias démocrates fascinés par ce trentenaire qui en rappelle un autre en France, il bénéficie aussi de soutiens importants à Wall Street. Il incarne ainsi le désir d’un candidat modéré mais plus frais que ne l’est Biden. « Mayor Pete » plafonne cependant toujours autour de 8.3% (RCP) en raison de scores proche de zéro parmi les moins de 35 ans et les minorités. Ses chances sont donc relatives mais non nulles : misant beaucoup d’argent sur l’Iowa, où il est en tête des sondages, il pourrait construire un momentum et profiter d’un effondrement de Biden.

Le milliardaire Michael Bloomberg, également dans l’attente d’un effondrement de Biden, dispose certes d’une capacité financière illimitée mais souffre d’un haut niveau d’opinions défavorables et de l’absence de base militante.

La modérée Amy Klobuchar s’est elle distinguée par des performances réussies lors des différents débats, et l’entrepreneur Andrew Yang crée de l’intérêt par des propositions audacieuses, notamment le revenu universel, et une forte activité numérique mais ces candidats, sous les 5% dans les sondages, n’ont cependant pas de chances réelles.

La campagne de Bernie Sanders a retenu les leçons la défaite 2016 et a désormais les moyens nécessaires à la victoire

Bernie Sanders a logiquement perdu la primaire démocrate 2016 à l’avantage d’Hillary Clinton. Le Sénateur du petit État du Vermont à la frontière du Québec, socialiste, non-membre du parti démocrate, faiblement entouré, et longtemps ignoré par les médias, n’avait en effet aucune chance. Les primaires démocrates devaient avaliser le choix de l’establishment du parti. Elisabeth Warren, candidate pressentie de la frange progressiste du parti démocrate, s’y était elle-même résolue en ne se présentant pas. Mais des résultats serrés en Iowa, au Nevada et les victoires du camp Sanders au New-Hampshire, au Colorado ou au Michigan ont finalement conduit à une désignation tardive et contestée d’Hillary Clinton, qui remportera ensuite le vote populaire mais pas la majorité des délégués face à Donald Trump.

En 2020, les conditions initiales de la primaire sont cependant bien différentes. Lors des quatre dernières années, l’équipe de Bernie Sanders a créé l’infrastructure nécessaire pour une campagne réussie la fois suivante. La grassroots campaign de 2016, faite de thèmes fortement marqués tels que Medicare for All, d’un discours populiste contre les 1% et le népotisme, de militants très actifs et d’une foule immense de donateurs de petites sommes, a été amplifiée et institutionnalisée au sein du mouvement Our Révolution. Son infrastructure de campagne n’est plus construite de bric et de broc dans la surprise du succès, mais constitue une véritable armée, dotée d’un budget deux fois supérieur à celui de la campagne Biden et quadrillant l’immense territoire américain comme aucune autre campagne ne le peut. Ainsi, en dépit de l’absence de soutien des super-PACs[1], la campagne de Bernie Sanders bat des records de levé de fonds[2] : 74 millions de dollars pour Sanders en 2019 contre 60 millions pour Warren, 51 millions pour Buttigieg et 38 millions pour Biden. Le nombre de volontaires, d’évènements organisés, de démarchage téléphonique et de porte à porte réalisés est aussi nettement supérieur à celui des autres candidats démocrates.

Les règles des primaires ont par ailleurs été réformées sous la surveillance de l’équipe de Bernie Sanders, à l’issue de la primaire 2016 : les élus et dignitaires du parti démocrate n’éliront plus ces « super-délégués » qui rendaient impossible la victoire d’un candidat rejeté par l’establishment démocrate.

Sa notoriété est également désormais équivalente à celle de l’ancien vice-président. Si le candidat Sanders est encore ignoré par les médias démocrates, il n’est plus un candidat inconnu. Il est soutenu par des figures montantes de la politique telles qu’Alexandria Occasio-Cortez et par des personnalités aussi populaires que Cardie B. Il dispose du plus haut niveau d’opinions favorables, 74% contre 72% pour Biden, 64% pour Warren et 47% pour Buttigieg[3], et malgré un malaise cardiaque survenu début octobre, sa courbe d’intentions de vote demeure stable autour de 19,1%, contre 28,3% pour Biden et 15,1% pour Warren.

Dans le même temps, les propositions minoritaires de Bernie Sanders en 2016 sont devenues majoritaires au sein de l’électorat. Sa proposition signature, Medicare for all, une véritable assurance santé universelle, à la française, est désormais soutenue par une majorité d’américains toutes tendances politiques confondues, c’est-à-dire entre 51% et 70% selon les sondages, et par 70% des démocrates. Sa proposition d’un salaire minimum élevé à 15$ de l’heure a également été mise en place par plusieurs États fédérés.

La candidature de Bernie Sanders est en effet portée par des évolutions de long terme des forces sociales aux États-Unis. L’appauvrissement patent des moins 35 ans (Cf Graphe 1), pousse cette catégorie sociale à demander des politiques radicales telles que l’annulation de la dette des étudiants.

Part du revenu national détenue par chaque génération.

L’importance prise par les latino-américains dans la vie sociale et dans l’électorat favorise également les candidats porteurs de politiques d’immigration compréhensives.

En conséquence, Bernie Sanders est aujourd’hui, avec Joe Biden, la personnalité dont la candidature est la plus solide. Cette dynamique est d’ailleurs si prégnante que, selon Politico, la résilience de Bernie Sanders dans la campagne inquiète désormais ouvertement l’establishment démocrate[4].

 

Dans ce contexte, un scénario Sanders lors de la primaire démocrate peut être envisagé

Les sondages nationaux plaçant Sanders 9 points derrière Biden sont moins défavorables qu’il n’y parait. D’abord, le vote Sanders, jeune et populaire, pourrait être sous-estimé par des sondeurs visant l’électorat traditionnel du parti démocrate lors de leurs enquêtes. Ensuite, si Sanders demeure 9 points derrière Biden en moyenne, il est le second choix des électeurs de Warren à hauteur de 31%[5] ainsi que de Biden pour 27% d’entre eux. Le vote Sanders est aussi fortement croissant du taux de participation. Il lui reste donc encore de la marge pour convaincre et élargir sa base. D’ailleurs, alors que 76% des démocrates ne sont pas encore certains de leur vote définitif, cette incertitude est beaucoup plus faible au sein de l’électorat de Sanders qu’elle ne l’est pour les candidatures de Warren et Biden.

Le séquençage particulier des primaires démocrates pourrait alors permettre d’envisager un scénario Sanders.

En février le ton est donné par 4 primaires/caucus, qui distribuent seulement 4% des délégués mais qui sont scrutés de près et peuvent construire (Obama 2008, Sanders 2016) ou affaiblir une candidature.

Le 3 mars 2020, le Super Tuesday, au cours duquel a lieu le vote de 14 États dont le Texas et la Californie pour la première fois, décide de l’attribution de 40% des délégués. C’est le tournant stratégique de la campagne.

D’autres primaires en mars commencent à établir le rapport de force définitif qui sera finalement fixé, sauf surprise, fin avril, avant d’être confirmé en mai et juin. Le caractère disputé de la primaire 2020 pourrait cependant pousser jusqu’à ces derniers instants l’incertitude de la nomination, prononcée en juillet lors de la Convention démocrate où se réunissent les délégués. En février, une victoire de Sanders dans au moins deux primaires sur quatre est impérative pour ébranler les certitudes de la candidature Biden. Ce défi est loin d’être impossible.

Dans le caucus de l’Iowa, premier État à se prononcer, Sanders est certes second derrière Buttigieg dans les sondages, mais la forme du caucus favorise les candidats dont la base est la plus dévouée. À la différence d’une primaire classique, les caucus obligent en effet les votants à rester de longues heures pour débattre et soutenir les candidats. En outre, le mode de désignation des caucus oblige parfois à voter en faveur de son second choix, ce qui, on l’a vu, favorise également Bernie Sanders. Une première demi-surprise pourrait donc venir d’Iowa. Pour la primaire du New Hampshire, Sanders est logiquement le favori des sondages. Dans cet État voisin du Vermont, où le nombre de vétérans est élevé, la politique étrangère et sociale du Sénateur socialiste devrait lui assurer la victoire, comme en 2016.

Lors du caucus fermé du Nevada, la victoire sera plus incertaine. Si Sanders bénéficie du soutien de certains syndicats très présents au Nevada et souvent décisifs, ainsi que de la forte présence de l’électorat latino où il est majoritaire, il est encore relégué derrière Joe Biden dans les sondages. Porté par une double victoire en Iowa et au New Hampshire, le Nevada ne parait néanmoins pas hors d’atteinte. En revanche, dans la conservatrice Caroline du Sud où l’électorat afro-américain domine, la victoire est acquise à Biden. Sanders pourrait cependant, selon les derniers sondages, dépasser le minimum de 15% permettant de recueillir des délégués et limiter ainsi la casse.

Bernie Sanders pourrait donc être en tête avant le Super Tuesday, où se jouera l’essentiel de la primaire, et bénéficier d’un momentum. D’autres facteurs lui offrent l’occasion de maintenir cet avantage.

Le premier est le périmètre du Super Tuesday, où Sanders avait déjà remporté en 2016 le Colorado, le Vermont et l’Oklahoma, sera élargi cette année à la Californie, grand pourvoyeur de délégués. Or, Sanders est le favori des sondages dans cet État progressiste et pourrait frapper un grand coup, notamment si l’un de ses rivaux n’atteint pas les 15% nécessaires.

Le second est l’entrée en lice de Michael Bloomberg à l’occasion du Super Tuesday qui pourrait aussi diviser le vote modéré à l’avantage du vote progressiste. Sa campagne, qui fait l’impasse sur les États de février, a en effet d’ores et déjà dépensé plus de 100 millions de dollars en publicité en quelques semaines dans les États du Super Tuesday, ce qui représente un record historique.

Enfin, la puissance financière de la campagne de Sanders sera eun avantage important alors qu’il faudra couvrir en même temps le tiers des États-Unis de publicités pour la télévision. Seul Michael Bloomberg pourra rivaliser avec lui sur ce terrain.

S’il est délicat de formuler des conjectures plus avancées[6], il existe donc un chemin vers une victoire du camp Sanders aux primaires démocrates. En toute hypothèse cependant, cette victoire ne pourrait être que relative, e c’est là que réside la plus grande fragilité du scénario faisant de Sanders le candidat du parti démocrate. Le sénateur du Vermont ne pourra probablement pas réunir 50% des délégués sous son nom. Dans le cas d’une victoire relative de Sanders, le parti démocrate investirait-il Biden arrivé second, par une alliance des contraires et un mélange des délégués fidèles à la ligne du parti ? Ou un ticket Sanders-Warren permettrait-il de sauver cette victoire relative ? Dans les deux cas, le paysage politique américain en serait profondément et durablement modifié.

Lors des élections générales, Bernie Sanders serait le candidat idéal pour battre un Trump affaibli[7]

En France comme aux États-Unis, Donald Trump exerce une certaine fascination. Sa victoire surprise et son style grotesque invitent parfois à conclure hâtivement à son génie et souvent à son irrémédiabilité. Pourtant, Donald Trump est un candidat faible. Sa popularité est très moyenne comparée aux précédents présidents américains en fin de mandat :

Niveau d’approbation de chaque président américain.

Cette impopularité est d’ailleurs cohérente avec l’échec de la politique économique du président Trump dans un contexte très favorable. Son succès arithmétique, forte croissance et recul du chômage en particulier, masque mal en effet l’accroissement de la fracture économique intergénérationnelle, l’absence de répartition des fruits de la croissance qui la rend vaine pour les classes populaires, l’effondrement de la qualité des services publics, l’augmentation corrélative du coût des soins, d’éducation et de logement, et l’approfondissement des déficits budgétaire, commercial et écologique :

Popularité du président Trump.

Surtout, au plan national, le vote Républicain semble désormais structurellement inférieur au vote démocrate[8]. Lors des 30 dernières années, en 7 élections, les Républicains n’ont remporté qu’une seule fois le vote populaire : c’était en 2004, dans un contexte d’unité nationale et de guerre contre le terrorisme. Les dernières alternances, en 2000 et en 2016, montrent que les Républicains ne peuvent gagner qu’en comptant sur la géographie électorale singulière des États-Unis. Mais, alors qu’il suffit aux démocrates de remporter certains de ces États pour gagner, les Républicains doivent eux réaliser un carton plein pour l’emporter d’une courte tête, ainsi que l’a fait Trump en 2016. Or, dans les swing states, la popularité de Trump a reculé, de sorte qu’il est plus impopulaire encore dans la plupart de ces États que dans le reste des États-Unis :

Swing states Taux d’approbation de la présidence Trump en novembre 2019 (Morning Consult) Taux d’approbation de la présidence Trump en janvier 2017(Morning Consult) Victoire de Trump en 2016
Arizona 46% 55% Oui
Floride 49% 56% Oui
Ohio 46% 51% Oui
Maine 42% 48% Oui
Michigan 41% 48% Oui
New Hampshire 41% 45% Non
Caroline du Nord 47% 53% Oui
Pennsylvannie 45% 49% Oui
Wisconsin 41% 47% Oui

 

La faiblesse du candidat Trump que nous venons de constater pourrait néanmoins être épargnée si le Parti démocrate ne parvenait pas à désigner un candidat suscitant l’enthousiasme… un(e) Hillary Clinton bis. Avec le recul, la défaite d’Hillary Clinton doit en effet d’être analysée non pas comme la victoire de Donald Trump, qui a reçu 1.3 millions de voix de moins que Mitt Romney en 2012, mais comme l’impuissance d’Hillary Clinton à mobiliser l’électorat démocrate, en particulier dans les swing states : Hillary Clinton a mobilisé 300 000 électeurs de moins en 2016 dans le Michigan que Barack Obama en 2012, et 200 000 électeurs de moins dans le Wisconsin, perdant ainsi ces deux États et l’élection.

À cet égard, la candidature de Joe Biden pourrait être une aubaine pour Donald Trump. Comme Hillary Clinton, il bat certes Trump largement dans les sondages nationaux mais, incapable de susciter l’enthousiasme au-delà des démocrates modérés, il est à parier que l’électorat centriste qu’il mobiliserait de surcroit ne suffirait pas à battre Trump dans les états décisifs. L’expérience Hillary Clinton l’a, encore une fois, démontré : l’essentiel pour gagner n’est pas de courir après les indépendants mais de mobiliser la base démocrate, et en particulier ceux qui sont le moins susceptibles de voter, les classes populaires et les jeunes.

Sanders en revanche, nous parait être le candidat idéal pour battre Donald Trump. Cela pour 3 raisons. D’abord, à l’instar de Joe Biden, il bat Trump de plus de 7 points dans 26 sondages nationaux. Le vote populaire lui serait donc probablement acquis.  Ensuite, son discours populiste électrise la classe ouvrière de la rust belt où les démocrates ont perdu les dernières élections (Michigan, Pennsylvannie, Wisconsin).  Un exemple éclatant, illustrant les sondages en la matière, en a été donné au printemps lors d’un « Town hall » organisé en Pennsylvannie par la chaine de télévision conservatrice Fox News. Au sein d’un public que l’on devine populaire et majoritairement républicain, Medicare for all reçut alors un véritable engouement du public, à la grande surprise des présentateurs :

Enfin, Bernie Sanders est le mieux placé pour discuter le bilan de Donald Trump : il ne nie pas la croissance continue des États-Unis lors des 30 dernières années et sous le mandat du Président Républicain, et ne promettra pas de l’accroitre. Il pourra cependant, mieux que ses concurrents, pointer que cette croissance n’a profité qu’à une minorité et qu’il existe des solutions pour y remédier : la fiscalité, des services publics de qualités et une sécurité sociale universelle.

Une entrée de Sanders à la maison blanche ne peut donc plus être exclue. Or, si ce scénario venait à se concrétiser, l’Histoire du monde en serait changée.

La politique internationale, qui reste largement à la main du Président américain, serait bouleversée. Les États-Unis poursuivraient leur retrait des théâtres secondaires et rempliraient plus fidèlement la mission de paix qu’ils se sont donnés. Une lutte franche contre les paradis fiscaux et la fin des accords de libre-échange pourraient être également envisagées. Les États-Unis s’engageraient enfin dans la lutte contre l’urgence climatique en rejoignant l’accord de Paris et en lançant peut-être un Green New Deal digne du plan Marshall.

Sur le plan interne, les États-Unis se rapprocheraient du modèle européen. Les marges de manœuvre d’un cabinet Sanders, en dépit de l’élargissement des fonctions constitutionnelles du Président par Donald Trump, seront tout de même réduites par des négociations très difficiles avec un congrès extrêmement hostile. Considérant la popularité du Medicare for All, ce combat pourrait être néanmoins remporté. La régulation des superPAC pourraient être aussi engagée mais rencontrerait la résistance d’une Cour Suprême qui demeurerait conservatrice. L’annulation de la dette étudiante, la relance des investissements publics et la reconstruction des services publics pourraient être commencées mais nécessiteraient un deuxième mandat pour obtenir des effets significatifs. La régulation de Wall Street et celle des géants du numérique se heurteraient peut être, en revanche, à des lobbies trop importants.

Surtout, d’un point de vue politique, l’élection de Bernie Sanders mettrait un terme au cycle néolibéral engagé notamment par l’élection de Ronald Reagan. Des échos politiques pourraient alors en être ressentis en Amérique du Sud et en Europe.

Affaire à suivre, donc !

 

[1] Véhicules juridiques qui permettent un soutien financier déplafonné des plus grosses entreprises et des super-riches.

[2] Campagne la plus rapide de l’histoire à atteindre 1 million de donateurs.

[3] Morning Consult.

[4] https://www.politico.com/news/2019/12/26/can-bernie-sanders-win-2020-election-president-089636

[5] Morning Consult

[6] Il est encore trop tôt pour envisager une suite en mars et en avril à ce scenario déjà très spéculatif. Il est néanmoins certain qu’un financement basé sur de petites donations garantit à Bernie Sanders de pouvoir rester dans la course jusqu’à la fin de la primaire. Ce ne sera pas nécessairement le cas des candidats financés par des super-PACs (Biden, Buttigieg) qui se retireront dès lors que le ciel s’assombrira.

[7] Nous faisons ici l’hypothèse d’une victoire de Bernie Sanders aux primaires démocrates et d’un échec au Sénat de la procédure d’impeachment engagée contre le Président Trump.

[8] Ce constat pourrait même être aggravé dans le futur par les percées démocrates dans des états conservateurs (à l’exemple du Texas).

Aaron Bastani : « Nous sommes en train de vivre les dernières décennies du capitalisme »

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©Jwslubbock

Aaron Bastani est un des fondateurs de Novara Media, turbulent média qui agite la politique britannique à l’ombre du Labour. Il est aussi l’auteur d’un ouvrage à succès, Fully Automated Luxury Communism, qui a provoqué un débat important sur les nouvelles technologies et la possibilité d’une société post-travail. Nous l’avons rencontré à Brighton, pendant la conférence annuelle du Labour. Traduction par Guillaume Ptak et Nicolas Clément.


LVSL – Vous avez récemment publié un livre intitulé Fully Automated Luxury Communism[1] [ndlr, « communisme de luxe automatisé »]. Cette formule a un caractère provocant, qu’est-ce que vous entendez par-là ? Est-ce que qu’il s’agit d’une vision épique, ou utopique, du futur de l’humanité ? Ou est-ce qu’il s’agit d’un projet à l’ordre du jour pour notre génération ?

Aaron Bastani – Le livre est composé de trois parties. Le premier tiers porte sur la crise dans laquelle nous nous trouvons, qui est une crise de notre modèle économique qui commence en 2009 et qui ne semble pas prête de s’arrêter. Il y en a d’autres, que je présente dans le livre comme des défis existentiels pour le capitalisme : le changement climatique, le vieillissement démographique, l’impact de l’automatisation sur le marché du travail, et la façon dont celle-ci va probablement accroître les inégalités… Cela crée également une multitude de problèmes en lien avec la crise du travail, les maladies qu’elle peut engendrer ou l’épuisement des ressources.

À n’importe quelle autre époque, une seule de ces crises aurait été dramatique, mais le 21ème siècle va en connaître 4 ou 5. Qu’il s’agisse de la France, du Royaume-Uni ou des États-Unis, ce constat est unanimement partagé. Les libéraux au pouvoir, les grands patrons, les conservateurs d’extrême droite et la gauche radicale sont tous d’accord. Ce que j’affirme dans le deuxième tiers du livre, et qui fait un peu plus débat est qu’en parallèle de ces crises nous assistons à l’émergence de ce que Marx aurait appelé un nouveau mode de production. De la même façon que le capitalisme ou le féodalisme sont des modes de production avec un début, un milieu et une fin, j’affirme que nous assistons potentiellement à la fin du capitalisme comme mode de production. Le capitalisme repose sur deux piliers que sont la vente de la force de travail contre un salaire et la production pour le profit. Depuis le début des années 2000, nous assistons de plus en plus à une « démarchandisation » involontaire au sein des marchés, à une rupture du mécanisme des prix, etc. Ce phénomène va se généraliser. Avec l’automatisation et la généralisation de l’intelligence artificielle, le prix obtenu par un travailleur pour sa force de travail chute soudainement.

En plus de ces crises, les contradictions inhérentes au capitalisme nous permettent d’identifier la fin du capitalisme et l’émergence de quelque chose d’autre. Ce n’est pas inévitable, mais je pense que c’est plausible. Cela dépendra des politiques mises en place, et des actions que nous entreprenons, mais c’est possible. Cela exige une politique révolutionnaire, qui est le communisme. Le communisme est clairement différent du capitalisme en cela qu’il ne nécessite pas de vendre sa force de travail contre un salaire, il n’y pas de production pour le profit, et à cause de certaines variables technologiques que je mentionne dans le livre, je pense que c’est l’ensemble des paramètres au sein desquels les progressistes et socialistes doivent constituer leur projet pour le 21ème siècle. En substance, qu’est-ce que cela signifie pour le « communisme de luxe automatisé » ? Est-ce un objectif réalisable pour notre génération ? Pour notre génération, probablement pas. Cela revient à demander si l’économie de marché était réalisable pour la génération d’Adam Smith, sans doute que non. Mais ce qu’Adam Smith a pu faire dans les années 1770, c’était identifier un nouveau mode de production. Je crois que c’est aussi ce que nous pouvons faire au XXIème siècle. À partir de là, nous devons œuvrer pour des politiques adéquates, des relations sociales, des formes de solidarité et un rapport à la nature adapté, qui nous permettront de faire progresser la justice sociale. D’une certaine façon, le « communisme de luxe automatisé » est censé être provocateur, et c’est mon but, mais ce n’est pas juste une formule marketing. Je situe mon analyse dans une perspective marxiste, dans ce que Marx a dit au sujet du communisme qui est distinct du socialisme. Dans le livre, le socialisme est pensé comme un pont vers le communisme, car ce sont des systèmes assez différents. Il s’agit bien d’un véritable état politique que nous pouvons atteindre. À quelle vitesse ? Nous verrons bien. Mais en même temps, je plaide coupable pour l’usage de cette formule pour faire réfléchir les gens, pour changer leurs préjugés.

 

LVSL – Vous avez suggéré qu’une série d’avancées technologiques, dont l’intelligence artificielle, l’automatisation, l’agriculture cellulaire et les manipulations génétiques offrent des leviers pour émanciper l’humanité du travail et de la rareté. Cependant, et en accord avec la loi de Moore, les progrès dans les technologies de l’information ont montré leur compatibilité totale avec de longues journées de travail, un ralentissement de la croissance de la productivité, et des conditions de vie qui stagnent. Pour quelles raisons les transformations technologiques des 50 années à venir seraient-elles plus libératrices ? Est-ce que vous n’exagérez pas le potentiel qu’ont ces innovations technologiques à transformer des relations sociales ?

A.B. – Ce sont trois choses différentes. Au sujet de la productivité, il y a une très bonne citation qui dit « la révolution de l’information est partout, mais la productivité n’est que statistique ». L’argument que je défends dans le livre est que les valeurs d’usage créées par la troisième disruption, par ces nouvelles technologies, ne peuvent être captées. Leur valeur ne peut être appréhendée à travers le modèle traditionnel de la productivité. Alors, qu’est-ce que la productivité ? La productivité est le PIB par personne par heure travaillée. Mais Wikipédia par exemple n’apparaît pas dans les statistiques du PIB. De même pour un groupe Facebook, qui vous permet de coordonner votre projet. Chez Novara [ndlr, le média au sein duquel Aaron Bastani travaille], nous utilisons Whatsapp. Ces outils sont généralement gratuits. Historiquement, ils auraient requis des institutions, ou une sorte de transaction monétaire à travers le mécanisme du prix. À travers notre compréhension obsolète du PIB et donc de la productivité, une grande part de cette valeur n’est pas prise en compte. C’est pourquoi nous devons laisser tomber ce concept de productivité. En revanche, en matière de conditions de vie, de salaires et de durée de travail, la situation s’est dégradée. Cela met en lumière un point très important, dont je parle dans les premiers chapitres du livre : j’y fais la distinction entre John Maynard Keynes et Karl Marx. En 1930, Keynes affirme que dans 100 ans, nous n’aurons besoin de travailler que 6 à 10 heures par semaine. En fait, il dit même que nous n’aurons quasiment pas besoin de travailler, ou du moins juste pour satisfaire notre besoin psychologique de travail. Keynes pense que, grâce à la technologie et à ce qu’il appelle les « intérêts composés », donc grâce aux progrès intrinsèques du capitalisme, nous arriverons à un monde débarrassé du travail et de la pénurie. Keynes, le plus puissant économiste bourgeois du XXème siècle parle donc de post-capitalisme. Il ne parle pas de communisme, qui est une chose différente, mais de post-capitalisme. Dans les années 1860, Marx évoquait un débat assez similaire à travers le progrès technologique et sa signification. Selon Marx, celui-ci n’implique pas nécessairement de meilleures conditions de vie, moins de travail et plus d’avantages pour les travailleurs. Il affirme que les travailleurs les plus qualifiés faisant usage des technologies les plus modernes, s’ils sont assujettis aux relations sociales capitalistes, peuvent avoir une vie plus difficile que les « sauvages ». Par elle-même, la technologie ne permet pas d’améliorer les conditions de vie. Il faut avoir des politiques publiques, la lutte des classes, des formes d’organisation sociale, etc. Marx dirait donc à Keynes qu’il est un « déterministe technologique ». Isolées, ces technologies ne peuvent pas émanciper l’humanité. Elles ne mèneront pas à une société post-travail.

LVSL – Ce qui ne répond pas à la question fondamentale sur les technologies futures…

A.B. – Parce que nous n’avons pas eu les politiques publiques nécessaires, voilà pourquoi. Nous pourrions d’ores et déjà avoir une semaine de 25 heures. Il existe beaucoup d’emplois socialement inutiles. Il y a beaucoup de captation de valeur qui est complètement improductive. L’essentiel de la finance n’aide vraiment pas la production utile et la création de valeur. Si nous parlons de dégradation des conditions de vie et de baisse des salaires, c’est donc en raison de la nature des politiques publiques mises en place. Il faut comprendre qu’après la fin des années 70, nous avons subi une contre-révolution. Moins en France, évidemment, vous avez eu Mitterrand au début des années 80. Mais dans l’ensemble du monde occidental, nous avons assisté à une contre-révolution. Cette contre-révolution est une réponse à une révolution. Les 65 premières années du XXème siècle sont révolutionnaires : elles sont révolutionnaires du point de vue du suffrage universel, des droits des femmes, des droits des LGBT, des luttes anticoloniales, etc. Elles sont aussi révolutionnaires du point de vue technologique. Le fordisme est une forme révolutionnaire du capitalisme en 1900, mais elle est tout à fait normale en 1960. Qu’est-ce que le Fordisme ? C’est l’idée selon laquelle un travailleur peut consommer les produits et services qu’il a lui-même créés, et que la demande induite crée une sorte de stabilité au sein du système. C’est une idée très radicale en 1900, mais tout à fait normale en 1965. Elle se conjugue très bien avec le keynésianisme. Tout cela est très bien : les travailleurs obtiennent une part du gâteau plus importante en 1965 qu’en 1900. Ce sont des gains très graduels.

Si nous avons reculé, c’est donc à cause d’une contre-révolution. Cette contre-révolution a su mettre à profit les technologies que j’évoque dans mon ouvrage. Prenons par exemple la mondialisation : nous assistons à une mondialisation du marché du travail, avec l’apparition de la conteneurisation, de formes globales de communication en temps réel, de formes globales de distribution, de stockage et de livraison. Tout cela dépend de la technologie. Et au lieu de permettre aux travailleurs de travailler moins, d’investir leur énergie dans des activités socialement utiles, ces technologies ont été récupérées par la contre-révolution pour servir les intérêts des 1% les plus riches. Le meilleur exemple est celui du charbon en Grande-Bretagne. Évidemment, le Royaume-Uni devait se débarrasser du charbon et aller vers les énergies renouvelables. C’est en partie ce qui s’est produit avec le thatcherisme, mais pas avec une transition socialement équitable, qui aurait bénéficié aux travailleurs, qui aurait amélioré la qualité de l’air qu’ils respirent et leur aurait donné des bons emplois syndiqués. Cela s’est produit comme un moyen permettant à Thatcher de conduire une guerre de classe. Les technologies en elles-mêmes ne sont pas émancipatrices, elles peuvent même participer à l’asservissement. Elles peuvent tout à fait servir les intérêts des élites. Ce que j’essaie de mettre en lumière dans le livre, c’est que les technologies que nous voyons émerger aujourd’hui, qui permettent une disruption potentielle du projet politique du XXème siècle, si elles ne sont pas accompagnées d’une véritable volonté politique, ne vont pas améliorer les choses. Au contraire, elles vont les empirer. C’est un point très important à mentionner lors de conversations avec les utopistes technologiques dont je ne fais pas partie.

LVSL – L’imposition de la rareté à la société n’est pas seulement le produit des relations sociales du capitalisme, elle découle aussi du rapport de l’être humain à la nature et des limites matérielles de l’environnement à un moment donné. Alors que le changement climatique et d’autres crises environnementales deviennent de plus en plus menaçants, l’humanité ne s’oriente-t-elle pas précisément vers des ressources disponibles plus limitées, une abondance matérielle moindre et donc plus rare ? Comment répondez-vous aux appels des militants écologistes en faveur de la limitation de la consommation individuelle et de l’abandon des mantras du progrès matériel et de la croissance continue ?

A.B. – Je parle d’abondance publique, de luxe public. Qu’est-ce que cela signifie ? De façon très provocatrice, j’affirme que je veux des piscines « illimitées » pour tout le monde. Cela veut-il dire que je souhaite que chaque personne ait une piscine « illimitée » dans son jardin ? Vous avez tout à fait raison, nous n’avons pas les ressources matérielles pour nous le permettre, même si nous le voulions. Ce dont je parle, ce n’est pas d’universaliser le droit de posséder une piscine « illimitée », mais d’universaliser le droit d’accès à une piscine « illimitée ». Cela nécessiterait bien moins de ressources que ce que nous utilisons en ce moment, mais cela sous-entendrait nécessairement une certaine remise en cause des relations de propriété actuelles. Je vais vous donner un exemple. Certains biens ne sont pas rares. L’air par exemple n’est pas un bien sujet à la rareté. L’air est un bien public et non-rival. Je peux respirer autant que je le souhaite, et ça n’impacte pas votre capacité à respirer. Il existe beaucoup de biens qui ne sont pas rivaux. Permettez-moi de vous donner un exemple : Wikipédia. Mon utilisation de Wikipédia ne limite pas la vôtre. Alors qu’avec un livre de bibliothèque, si je l’emprunte, vous ne pouvez pas le lire. C’est une forme de rivalité économique : si j’ai le livre, vous ne pouvez pas le lire, alors que nous pouvons tous les deux lire le même article de Wikipédia, en même temps. De même avec Spotify : nous pouvons tous les deux écouter la même chanson, en même temps. Cela semble un peu puéril, mais ça illustre bien le propos sur la rareté. Auparavant, ces biens étaient rivaux, qu’il s’agissait d’un livre ou d’un CD. Si une personne y avait accès, une autre en était privée. Il y avait donc une rareté. En revanche, avec les biens numériques et notamment les biens informationnels, nous sommes dans une situation de post-rareté. Il y a donc une petite partie de l’économie où la rareté n’existe pas.

Dans le livre, j’affirme que l’information est de plus en plus un facteur central de la production. Ce n’est pas le travail ou la terre comme auparavant. Beaucoup d’économistes bourgeois soutiennent également cette idée. L’information est donc progressivement le facteur central de la production, mais elle est aussi de moins en moins chère et sa reproduction est presque infinie. On se rapproche donc de la post-rareté, mais dans le mode de production capitaliste, cela est de plus en plus le lieu de la création de la valeur. C’est un paradoxe incroyablement difficile à surmonter pour les capitalistes. Je vais vous donner un exemple : nous n’avons pas besoin d’imaginer les industries du futur, prenons l’industrie pharmaceutique. D’où provient la valeur des produits pharmaceutiques ? Elle ne provient pas du travail ou de la terre, mais de l’information. Et comment s’assure-t-on que les produits pharmaceutiques soient profitables ? On utilise l’excluabilité : on impose une rareté artificielle à travers les brevets, les droits de marque, les droits de reproduction, les droits d’auteur, etc. Nous voyons donc déjà des manifestations bien réelles de rareté imposée dans des conditions d’abondance potentielle. Je crois que cette centralité de l’information va se généraliser progressivement dans l’économie. On le voit également dans l’automatisation, dans l’apprentissage automatisé ou dans la manipulation génétique.

Le capitalisme va devoir offrir une réponse similaire à ces évolutions, de la même façon que dans le secteur pharmaceutique. Dans des conditions d’abondance, ils devront imposer une rareté artificielle. Au Royaume-Uni, n’importe quel ouvrage d’économie décrit l’économie comme la distribution de biens et de services dans des conditions de rareté. Mais dans certaines parties de l’économie, ces conditions ne s’appliquent plus. La question de la rareté se décompose donc en deux parties : premièrement, ces conditions ne s’appliquent pas nécessairement à tous les biens. Deuxièmement, quand elles s’appliquent, nous pouvons tout à fait avoir une plus grande abondance pour le plus grand nombre grâce au rôle de l’information. En revanche, il s’agit de droit d’accès, pas de droits de propriété. Tout le monde devrait avoir accès à un logement gratuit, à l’éducation gratuite, aux transports gratuits, et pas nécessairement à leur propriété.

Historiquement, la réponse serait « on ne peut pas payer pour ça ». La meilleure façon de commencer la transition vers le communisme automatisé de luxe est de mettre en place des services de bus gratuits. C’est une bonne méthode pour réduire la pollution carbone et pour améliorer la qualité de l’air. C’est une très bonne politique que le Labour ou la France Insoumise pourraient mettre en place dès demain, et ça ne coûterait pas si cher que ça. La réponse historique serait « on ne peut pas se le permettre ». Mais si vous regardez le rôle central de l’information et la chute des prix, qu’il s’agisse du prix des voitures autonomes, de la production physique du bus, et de la baisse du prix des énergies renouvelables, la réponse est « au contraire, nous pouvons nous le permettre un peu plus chaque année. » La chute spectaculaire du prix de l’information et cette tendance vers la post-rareté devraient donc être une base pour des politiques socialistes très radicales. Les services basiques universels sont donc de plus en plus abordables chaque année, parce que leur prix sont déflationnistes, et c’est quelque chose que nous observons depuis très longtemps.

LVSL – Votre livre s’approprie la conception marxiste du communisme, mais il n’envisage pas une lutte de classes entre le prolétariat et la bourgeoisie comme Karl Marx. Quelle en est la raison ?

A.B. – D’une part, je souscris à l’idée que les sociétés sont divisées en classes. J’adhère aussi à la conception selon laquelle deux classes structurent les sociétés capitalistes, à savoir : celle qui doit vendre sa force de travail pour vivre, et celle pour qui ce n’est pas nécessaire, la classe capitaliste. Je reconnais que même les « bons capitalistes » doivent également reproduire ce schéma. S’ils ne le font pas, leur manque de compétitivité les entrainera vers la prolétarisation. Il y a donc une structure fondamentale qui rend cette division inéluctable. À partir de cela, Marx nous dit qu’il existe un agent révolutionnaire : la classe ouvrière, fossoyeuse de la bourgeoisie. Ce sujet surgit sur la scène de l’Histoire par l’action de la bourgeoisie, qui creuse donc sa propre tombe. D’une certaine manière, je pense que c’est une réalité. Il me semble que la classe ouvrière, soit l’ensemble des individus condamnés à vendre leur force de travail, demeure toujours le sujet révolutionnaire.

Toutefois, je crois qu’il nous faudrait une compréhension plus approfondie de ce que cela signifie. Par exemple : je suis en désaccord avec cette idée des années 1990 et 2000, selon laquelle le précariat ou encore l’hémisphère sud seraient devenus les nouveaux sujets révolutionnaires. À vrai dire, cela me semble absurde. Je pense que le prolétariat industriel de Chine est un sujet révolutionnaire, je pense que les codeurs sous-payés de la Silicon Valley sont de potentiels sujets révolutionnaires, je pense qu’un agent d’entretien de Brighton où nous sommes actuellement est un sujet révolutionnaire. Ce que je défends dans mon livre, c’est que nous devons nous organiser autour du thème de la baisse du niveau de vie entrainée par le néolibéralisme, et nous diriger vers un projet radical de social-démocratie. Tout bien considéré, j’ai l’intuition que la conscience de classe se développera à travers les partis politiques. Je dis cela parce que j’ai la conviction qu’il existe une relative autonomie du politique. Je ne conçois pas le sujet révolutionnaire comme s’incarnant uniquement dans le rapport salarial et au travail. De ce point de vue, je serais probablement en désaccord avec quelqu’un comme Karl Marx. Quoi qu’il en soit, il n’est plus parmi nous et vivait vraisemblablement dans un monde bien différent du nôtre. C’est en tous cas sur ce sujet que j’aurais tendance à prendre mes distances avec certains aspects du marxisme orthodoxe.

En tout état de cause, je crois que cette classe ouvrière élargie est toujours une classe révolutionnaire. La question qui demeure étant : « comment établir un lien entre cette subjectivité révolutionnaire et l’enjeu de l’organisation ? ». C’est la problématique fondamentale à laquelle nous allons tous essayer de répondre collectivement. À mon avis, une partie de la réponse réside dans un socialisme enraciné dans le monde du travail, et une autre dans les mouvements sociaux. Il me semble également que les partis politiques devraient participer aux élections. Par ailleurs, c’est grâce aux gens comme vous qui gérez des médias que les idées bougeront dans les têtes. En tant que socialistes, nous croyons que les gens, sous réserve d’être correctement informés, agissent rationnellement selon leurs intérêts. Hélas, à cause de l’idéologie ou encore de la fausse-conscience, cela n’arrive que très rarement. Pour cette raison, je crois qu’une action politique significative doit être comprise dans ses différents aspects.

LVSL – Vous préconisez une forme populiste de construction politique, à déployer principalement sur le plan électoral. Vous plaidez ainsi pour un « populisme de luxe ». Votre bibliographie cite les écrits de Jacques Rancière sur le populisme, mais ne fait aucune référence à ceux d’Ernesto Laclau. Étant donné les contours flous de cette notion de populisme dans le débat public d’aujourd’hui, pourriez-vous nous expliquer ce qui est spécifique au populisme dont vous vous réclamez, et comment il peut s’agir d’une stratégie viable pour parvenir à un « fully automated luxury communism » ?

A.B. – Le populisme, tout comme les thèses de Rancière et Laclau, font souvent l’objet de vives critiques, n’est-ce pas ? Il me semble que nous projetions d’éditer Laclau, mais nous avons dû abandonner. Malheureusement, cela se produit souvent lorsque l’on travaille dans l’édition. Rancière défend l’idée selon laquelle le mépris du populisme peut être associé à une forme d’antidémocratisme, et qu’il existe différentes formes de populisme. Selon sa théorie, le prérequis nécessaire à toute action politique efficace est l’identification du sujet ou du groupe social qui incarne le peuple. Cette phase est absolument fondamentale et inévitable si l’on est un démocrate. Ainsi, la question est la suivante : qui est le peuple ? Mettons-nous un instant à la place d’un ethno-nationaliste français. Dans ce cas précis, le peuple serait constitué de blancs, parlant le français et étant issus d’un territoire précis. Ce territoire peut un jour se limiter à la simple France, un autre inclure des pans de l’Espagne, peu importe… Paradoxalement, le peuple correspond également à une invention des technocrates libéraux. Selon leur perspective, à quoi ressemble le peuple ? De toute évidence, il est pour eux constitué de tous ceux dont on doit s’assurer qu’ils n’aient aucun contrôle sur quoi que ce soit. Cela peut s’expliquer : le peuple est caricaturé par la doxa libérale et la politique traditionnelle comme « ceux qui sont représentés ». Suivant cette conception, le peuple n’apparait que périodiquement sur la scène de l’histoire, pendant les élections, lorsqu’il vote pour ses représentants. Ainsi, le peuple existe bel et bien dans la conscience libérale, mais seulement momentanément.

Quoi qu’il en soit, le peuple existe encore. Ils ne s’en débarrassent pas, mais le traitent d’une manière bien différente. En tant que populistes de gauche, il nous faut également inventer le peuple. C’est d’ailleurs ici que s’invitent les questions de la nation et de l’internationalisme. Quand nous parlons du peuple, nous parlons de la classe des travailleurs. C’est dans cette classe que réside le peuple, celui qui doit se réapproprier les moyens de productions, entrer sur la scène de l’Histoire et la construire en dehors du cadre qui lui est imposé. Si l’on souhaite disposer d’une stratégie politique efficace et fonctionnelle, il nous faut mobiliser un certain type de population. Il faut « inventer le peuple », dirait Rancière. La gauche devrait s’y atteler, plutôt que de dénoncer la dangerosité du populisme. Quand elle se manifeste, cette posture s’apparente toujours à un glissement vers des tendances antidémocratiques. Comment cela se traduit dans le « communisme de luxe entièrement automatisé » ? Dans cette perspective, on informe le peuple, la classe ouvrière, que notre système économique n’est pas seulement en sous-régime, mais qu’il enlise délibérément son propre développement. Il est tout à fait défendable de dire que le capitalisme a produit des choses détestables durant ces 250 dernières années. À l’inverse, il faut également admettre que ce système a réalisé de bonnes choses. Même le marxisme orthodoxe ne s’y oppose pas. Marx considérait que le capitalisme était un prélude nécessaire au communisme. Il voyait le communisme comme le dernier et le plus haut stade de l’Histoire.

Le réchauffement climatique, le vieillissement de la population et l’autonatisation doivent nous faire prendre conscience que nous sommes en train de vivre les dernières décennies du mode de production capitaliste. Ces éléments rendent aujourd’hui impossible le bon fonctionnement de sa dynamique interne. Le capitalisme a besoin de ressources gratuites, d’une nature gratuite et illimitée. Marx lui-même parlait des « dons de la nature ». Ce système a besoin d’une sécurité sociale gratuite, mais il doit toujours solliciter un nombre croissant de travailleurs sans jamais rémunérer ceux qui les font naitre, qui s’occupent d’eux et qui les élèvent. Avec la chute du taux de natalité, il y a de moins en moins de travailleurs. Toutefois, il y a de plus en plus de personnes âgées en incapacité de travailler, du moins de manière productive, pour qui il faudra payer. Dans la théorie de Rosa Luxembourg, le capitalisme est représenté par une roue. Lorsqu’elle tourne, cette roue crée constamment de la valeur, en générant de l’argent issu de la production de marchandises. Cependant, cette roue ne doit pas être la seule à être prise en compte. Il en existe d’autres qui participent à faire tourner la grande roue du capital, à créer de la valeur : l’argent génère toujours plus d’argent. Ces autres roues sont la reproduction sociale, ainsi que le travail non-rémunéré et historiquement genré : le colonialisme correspond en règle générale à la vision selon laquelle on peut disposer gratuitement des ressources du Sud Global. Concernant la question du climat, on retrouve une conception selon laquelle on peut détruire la planète en toute impunité, sans en souffrir les conséquences. Ces trois petites roues, qui contribuent au mouvement général de la grande roue de la valeur, sont peu à peu en train de s’enrayer.

À vrai dire, ce mouvement de ralentissement a commencé il y a un moment déjà. Je pense qu’il est fondamental d’y réfléchir en prenant en compte la baisse du taux de profit, le déclin du PIB par habitant, la baisse des salaires, etc. Cela nous ramène d’ailleurs à votre première question. Du fait des nouvelles technologies et des nouveaux enjeux que nous devons affronter, je ne crois pas que le paradigme politique actuel soit capable de proposer des perspectives. Il faut que nous vendions notre projet politique au peuple. Nous devons faire comprendre que la lutte contre le vieillissement, le réchauffement climatique et les inégalités nécessite une transformation complète du système. Cependant, il faudra insister sur le fait qu’il ne s’agit pas de faire des sacrifices. En d’autres termes : nous n’aurons pas une vie au rabais parce qu’il faut sauver la planète ou combattre le vieillissement de la population. Fondamentalement, ce qui rend la vie horrible, c’est le capitalisme. Certes, on ne pourra plus prendre l’avion cinq fois par an, il faudra voyager en train et cela prendra deux fois plus de temps. Certains pourraient considérer cela comme un sacrifice. Néanmoins, les problèmes fondamentaux de notre époque viennent du capitalisme. C’est ce type de populisme que je souhaite défendre. Les masses ont des problèmes divers, mais la cause première de leurs maux est le mode de production économique.

LVSL – Que pensez-vous de l’idée selon laquelle le clivage fondamental est désormais entre les métropoles à l’avant-garde du capitalisme et les périphérises délaissées ?

A.B. – Je crois que c’est un clivage fondamental, au sein duquel la France est à l’avant-garde. Elle l’est bien plus que la Grande-Bretagne, bien qu’il soit également visible ici. Les gens parlent souvent de la décomposition de l’Union européenne, n’est-ce pas ? C’est aussi un des clivages auxquels il nous faut réfléchir en Grande-Bretagne. L’Écosse souhaite devenir indépendante, le Pays de Galles s’interroge, l’Irlande va peut-être se réunifier. Même en Ecosse, le vote nationaliste est principalement issu des grandes villes : Glasgow et Dundee. Si on analyse les votes lors du référendum pour le Brexit, on s’aperçoit que les grandes villes telles que Londres, Liverpool et Manchester, ont essentiellement voté pour le « Remain ». Il me semble toutefois que les résultats de Birmingham étaient très serrés. Nous sommes donc face au même problème qu’en France. Les classes populaires qui ne vivent pas dans les métropoles sont en colère contre la mondialisation et l’échec de son système économique. Ils considèrent qu’ils ne partagent pas d’intérêts matériels communs avec ceux qui vivent dans les grandes villes. La gauche a une tâche historique à accomplir : elle doit faire converger ces luttes. Il faut qu’elle articule un projet politique qui dise : « vous partagez un intérêt commun ». Ce défi a marqué la limite de la gauche jusqu’à aujourd’hui. Du moins, cela a été la limite des politiques de la gauche libérale durant des décennies, et cela va également le devenir pour la gauche radicale, comme nous pouvons le constater avec le corbynisme.

Cette convergence est nécessaire. Nous pourrions réunir 52% des suffrages en adoptant une stratégie focalisée sur les grandes villes. Nous aurions le soutien des BAME (noirs, asiatiques et minorités ethniques), des étudiants et des jeunes. Cela pourrait fonctionner, durant une élection ou deux. Dans cette éventualité, nous pourrions en profiter pour effectuer de grandes réformes. Cependant, dans la perspective d’une transformation de la société, cela ne suffirait pas, du fait de la structure du capitalisme moderne. En effet, l’accumulation du capital est aujourd’hui concentrée dans des espaces géographiques restreints. Ces zones s’enrichissent, deviennent de plus en plus productives et les salaires tendent à y augmenter. Si l’on prend l’exemple de Londres durant ces dix dernières années, on s’aperçoit que la productivité de la ville a augmenté, tandis que celle du pays stagnait. Les investissements directs étrangers n’ont certes pas augmenté, mais sont restés tout à fait corrects. De plus, les salaires et le prix du logement étaient toujours supérieurs. Londres bénéficie d’une économie à part. La doxa libérale nous dit : « Londres indépendante ! Londres devrait rester dans l’UE et l’Angleterre devrait partir. L’Angleterre est réactionnaire ». De toute évidence, je suis en désaccord avec ce point de vue. La difficulté de cette tâche ne signifie pas qu’elle n’est pas nécessaire. Une fois de plus, nous sommes face à la grande question qui se pose à gauche depuis le siècle dernier : la question nationale, particulièrement pertinente concernant la situation de la France. Vous disposez d’un projet politique de gauche conséquent, qui parvient à articuler une dimension socialiste dans le cadre de la République française. Il est vrai qu’une partie de la gauche ne le voit pas d’un bon œil. Toutefois, vous faites face à une réalité politique à laquelle vous devriez au moins réfléchir : le fossé entre les classes populaires et les villes. On peut considérer que cette stratégie est mauvaise. Dans ce cas, il faut proposer une alternative. Pour l’instant, je n’en vois nulle part.

Il ne s’agit pas ici d’appeler à l’avènement d’un socialisme organisé autour de l’État-nation. Il est plutôt question de faire remarquer que l’on ne peut pas penser un socialisme qui rassemble les masses laborieuses sans réfléchir à la problématique de la nation. Nous croyons au socialisme et à l’auto-détermination. Mais qui gouverne ? Sont-ce les cités-États ? Pourquoi pas. Je pourrais m’en accommoder, c’est une forme de démocratie tout à fait cohérente. Est-ce l’État-nation ? Est-ce le fédéralisme, auquel cas nous bénéficierions d’un fort pouvoir local ? Il me semble que ce sont des débats que nous devrions avoir. Hélas, en tant que militants de gauche, nous n’y parvenons peut-être pas toujours. En Grande-Bretagne, je crois que notre approche se résume à un économisme par défaut. Nous sommes contre l’austérité et je suis d’accord avec cela. Cependant, nous ne traitons jamais des autres sujets qui n’ont pas vraiment de liens avec l’économie politique de la crise. Nous nous devons avoir une position concernant l’État écossais : en tant que socialiste, quel est ton avis sur l’indépendance de l’Écosse ? On ne peut pas se contenter de répondre : « laissez-les se débrouiller ». C’est une opinion défendable et je la partage. Néanmoins, dans l’absolu, je crois que ce pays, le Royaume-Uni, devrait adopter une politique de fédéralisme radical. Cela n’engage que moi, mais il me semble que cette forme d’auto-détermination est la plus efficace. Nous devons reconquérir les classes populaires avec un programme qui ne se borne pas aux problématiques économiques, mais qui propose également un projet de reconstruction politique. En France, cela pourrait correspondre à la 6ème République. En Grande-Bretagne, cela pourrait prendre la forme d’une convention constitutionnelle, bénéficiant d’une constitution écrite et d’une solution fédérale. La gauche ne peut ignorer ces enjeux et se focaliser uniquement sur l’économie politique. Parfois, il faut également traiter des problèmes relatifs à l’État.

[1]    https://www.versobooks.com/books/2757-fully-automated-luxury-communism. Voir aussi https://www.nytimes.com/2019/06/11/opinion/fully-automated-luxury-communism.html

Álvaro García Linera : « Les processus historiques se manifestent par vagues »

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©Matthew Straubmuller

Álvaro García Linera est l’actuel vice-président de Bolivie. Homme clé d’Evo Morales et architecte de la stratégie socialiste du gouvernement, nous avons souhaité l’interroger à la veille d’élections générales qui ont lieu après 13 ans au pouvoir. Réalisé par Iago Moreno et Denis Rogatyuk, traduit par Marie Miqueu et Rachel Rudloff.


LVSL – Nous souhaiterions débuter cet entretien avec une analyse du panorama politique actuel en Bolivie. Quel est le bilan du gouvernement par rapport aux promesses électorales des élections présidentielles de 2014 [triomphalement remportées par l’actuel président Evo Morales et son vice-président Álvaro García Linera ndlr] ? Pensez-vous que le terrain politique du MAS [Movimiento al socialismo, le parti au pouvoir depuis 2006] s’est réduit du fait de la progression de figures d’opposition comme Carlos Mesa ou Oscar Ortiz ?

Álvaro García Linera – Chaque élection a ses particularités et il n’est pas possible que les mêmes scénarios se répètent. Aujourd’hui, les opposants ont des visages différents de ceux d’il y a 5 ans ou 10 ans. Cependant, le point commun entre ces forces d’opposition reste l’absence d’un projet étatique, économique et social alternatif ; c’est là où réside leur principale faiblesse. Au-delà de la nouveauté ou de l’ancienneté des visages, des sigles et de la rhétorique, la grande limite des forces conservatrices réside dans le fait qu’elles n’ont pu dépasser l’horizon qui prévaut aujourd’hui : celui de l’État plurinational [depuis la réforme constitutionnelle de 2009 menée par le MAS, la Bolivie est un État plurinational ndlr]. Elles n’ont pas de projet alternatif à celui d’un État qui articule classes populaires et classes dirigeantes. Elles n’ont pas de projet alternatif sur le plan de l’économie, qui permettrait le dépassement de l’État comme acteur clef de l’économie et de la redistribution des richesses. Elles n’ont pas non plus de propositions alternatives, à l’émancipation et à la responsabilisation des peuples indigènes dans la construction de l’État.

La politique et l’économie de cette dernière décennie reposent sur ces trois piliers ; ils n’ont pas de contrepartie aujourd’hui, et il n’existe pas de projet alternatif. En ce sens, nous sommes plus ou moins dans la même situation qu’il y a cinq ans. Il reste à voir comment s’exprime le soutien populaire en termes électoraux, mais nous avons confiance dans le fait que les bases fondamentales du projet et de la structure hégémonique de la plurinationalité vont se maintenir.

LVSL – Pendant des années, une offensive idéologique et médiatique a été menée, ayant pour finalité le retour de l’Amérique latine dans la « longue nuit néolibérale » de laquelle elle était progressivement sortie dans les années 2000. Cependant, la victoire sans précédent d’Andrés Manuel López Obrador au Mexique, et le surprenant avantage obtenu par le Frente de Todos [le mouvement mené par Alberto Fernandez et Cristina Kirchner contre le président Mauricio Macri], à l’issue des primaires en Argentine, ont l’air de démontrer que cet inévitable retour au passé n’était rien de plus qu’une chimère. Comment voyez-vous le rôle de la Bolivie dans les nouvelles alliances régionales et la possibilité de reconstruire un nouveau bloc de pouvoir continental alternatif au néolibéralisme ?  

AGL – On assiste curieusement à une sorte de coïncidence philosophique entre le discours de la fin de l’histoire, mis en avant par les courants libéraux des années 1980, et certains courants progressistes, qui évoquent la fin d’un « cycle » progressiste. Je parle de coïncidence car ces deux courants portent un regard téléologique sur l’histoire, comme si elle était fondée sur des lois qui se situent au-delà de l’action humaine. Les discours néolibéraux et ceux qui évoquent la « fin d’un cycle » ont malheureusement coïncidé ; mais l’histoire a montré qu’elle n’évolue pas en fonction de lois, qu’il n’est aucune téléologie à l’œuvre. En réalité, c’est dans l’histoire même que réside la contingence, le renouveau, l’imprévisible et les probabilités.

Ainsi, au moment même où certains criaient à la fin du cycle des gauches et annonçaient une nouvelle ère conservatrice, on assistait aux victoires électorales du Mexique. Ceux-là ont alors répondu qu’il s’agissait d’un dernier sursaut avant la fin du cycle des gauches. Puis s’est produit la victoire des progressistes lors des primaires en Argentine. Nous souhaitons que cela se passe aussi en Bolivie et en Uruguay.

Ce que ces approches fantaisistes de la réalité ne prennent pas en compte, c’est que les processus historiques ne suivent pas des cycles ni des « lois » indépendantes de l’action humaine. Les processus historiques se manifestent par vagues. Face au concept de « fin de cycle », je propose celui de « vagues ». Les actions collectives et les luttes sociales se manifestent sous la forme de vague. Elles se mettent en marche, avancent, triomphent, arrivent au sommet, puis s’arrêtent, reculent, mais elles peuvent ensuite se remettre en marche avec une autre vague, et encore une troisième vague, etc.

Je pense donc que nous sommes en train d’assister – nous allons pouvoir le vérifier à la fin de ce mois d’octobre – à une nouvelle vague de processus progressistes dans un monde et une Amérique latine à la recherche de solutions, d’alternatives à l’inégalité, à la misère et à l’exploitation. C’est la raison pour laquelle je propose cette logique de « vagues », où le moteur de l’action se situe chez les personnes, et non dans des processus basés sur des « lois » que personne ne comprend.

Le deuxième problème de cette lecture en termes de « fin de cycle » est qu’elle conçoit les victoires conservatrices et le retour du néolibéralisme comme le début d’un long cycle qui pourrait durer une ou deux décennies. Les choses ne sont pas ainsi. Le grand problème de ce néolibéralisme 2.0, c’est qu’il n’accouche d’aucun projet de société. Il consiste avant tout en une action de vengeance, une manifestation de dégoût [à l’égard des processus progressistes] et une volonté de règlement de comptes. Ce n’est pas un projet qui provoque de l’enthousiasme : il interpelle seulement des émotions négatives dans le but de trouver des coupables aux problèmes et de les régler par des réponses démagogiques. Cela ne peut fonctionner qu’à court terme. On ne peut pas construire une hégémonie de longue durée, une acceptation morale des gouvernés par les gouvernants, avec pour seules bases la haine et la rancune. C’est pour cette raison que ce néolibéralisme 2.0 n’a pas d’avenir sur le long terme. Ses possibilités sont très limitées parce qu’il n’a pas réussi à créer une nouvelle proposition alternative de mode de vie et de société.

Il a été capable de le faire dans les années 1980, ce fut là sa force. Tandis que leurs adversaires cherchaient à conserver ce qui existait, les néolibéraux ont dit : « nous allons changer le monde de cette façon : libres entreprises, globalisation et économie de libre-échange ». C’était une proposition de mode de vie et de société qui a su provoquer l’enthousiasme, l’adhésion, et le consensus actif des secteurs subalternes des classes populaires. Mais aujourd’hui ce n’est plus le cas.

De plus, ce néolibéralisme 2.0 survient à un moment où le monde entier constate l’effondrement de la croyance en la fin de l’histoire basée sur des préceptes néolibéraux. L’Angleterre et les États-Unis, porte-drapeaux du libre-marché il y a trente ans, sont aujourd’hui devenus protectionnistes. L’économie planifiée de la Chine, avec un parti unique, est aujourd’hui le porte-drapeau du libre-échange. Les communistes sont devenus les libre-échangistes, et les partisans du libre-échange et de la démocratie libérale sont en train de devenir protectionnistes : c’est le monde à l’envers.

Ainsi, la proposition néolibérale n’est plus attractive, et ses modèles ne sont plus idéaux : l’Angleterre et les États-Unis, qui étaient vus comme un horizon à conquérir, se situent aujourd’hui à contre-courant. Dans ce scénario de chaos généralisé, d’effondrement du récit globalisateur néolibéral, les projets libéraux mis en place dans quelques pays ne possèdent plus l’éclat, la force, la conviction et l’intégrité d’antan. Ils n’arrivent plus à capter l’enthousiasme des gens.

Les classes aisées peuvent mettre des années à se venger des classes moyennes et populaires et à régler leurs comptes, mais elles ne pourront jamais emporter l’esprit collectif de la société sur le long terme. C’est pour cette raison que ce sont des projets de court terme, et qu’ils finissent par être confrontés à de nouvelles vagues de mal-être populaire, car ces projets génèrent une pauvreté généralisée.

LVSL – Le projet du MAS a combiné plusieurs dimensions de la politique révolutionnaire : la gestion de l’État, la lutte politique contre l’opposition, la prise en compte et la réponse aux demandes des mouvements sociaux. D’après vous, quels sont les principaux centres de gravité du pouvoir politique au sein du MAS, et quels sont les enjeux clefs qui se présentent au gouvernement d’Evo Morales ?

AGL – Un des divers enseignements que l’on peut tirer de l’expérience bolivienne repose sur le fait qu’on ne construit pas un gouvernement ni une stabilité sociale et politique en se fondant uniquement sur la force parlementaire. Le gouvernement et la stabilité sociale et politique se construisent par l’action collective, la présence dans la rue. Il s’agit d’un point décisif.

Les deux piliers de la forme de gouvernement que nous avons construite sont les suivants : une majorité parlementaire doublée d’une majorité sociale dans la rue. L’action collective dans la rue est un élément clef pour comprendre les nouvelles formes de démocratisation. Le second pilier consiste dans l’articulation complexe et flexible des organisations sociales au sein des structures de pouvoir et de décision. Les syndicats, corporations, confédérations, mouvements paysans, indigènes, juntes d’action communale, forment une structure de pouvoir dans l’État.

Cette articulation est flexible : parfois ces organisations se retirent, puis décident de se réincorporer au sein de l’État. La structure du gouvernement bolivien consiste dans une confédération flexible d’organisations sociales. Le MAS n’est pas vraiment un parti, mais plutôt une organisation fluide et souple, fruit de la négociation entre organisations sociales. C’est aussi quelque chose de nouveau dans les formes d’organisations collectives : les organisations sociales se font État, se font gouvernement, et donnent une autre dynamique au processus politique bolivien.

Quant aux défis, il y en a plusieurs. Le fait que le monde plébéien ait maintenant accès aux postes de pouvoir et de décision dans les parlements, les ministères, les mairies et les collectivités territoriales desquels il était en permanence exclu a créé un appétit pour la participation politique et la volonté de réaliser une forme de carrière : « je suis dirigeant ouvrier, et la prochaine étape est de devenir conseiller municipal, député, vice-ministre, ou ministre ». Je ne critique pas cette attitude, après 500 ans de marginalisation et de gestion publique aux mains d’une oligarchie d’à peine quelques familles, il s’agit d’un élargissement du droit d’être reconnu et de prendre des décisions.

Mais cela provoque un problème dans l’organisation sociale, car ce sont des militants, syndicalistes, paysans, ouvriers, indigènes, qui passent subitement d’une carrière syndicale ou sociale à la gestion de la politique étatique, délaissant ainsi leur domaine antérieur sans cadre politique. Cela se traduit par une dépolitisation lente et graduelle des structures sociales du pays. À moyen terme, ceci peut devenir compliqué.

Nous avons besoin d’une repolitisation permanente des secteurs sociaux. En Bolivie, tous les cinq ans, les députés, sénateurs, maires, conseillers municipaux et élus départementaux changent à 98%. Autrement dit, tous les cinq ans il y a un renouvellement de 98% des cadres politiques en moyenne. Cela se produit très rapidement, et l’on voit arriver de nouveaux visages au niveau des directions intermédiaires, encore et encore : cela produit des dirigeants avec moins de formation et moins d’expérience, une trajectoire moins importante, ce qui, avec le temps, pourrait fragiliser la structure organisationnelle des syndicats.

C’est pour moi l’un des risques qui nous impose, dans les cinq prochaines années, de soutenir les processus de repolitisation de la vie syndicale, de qualification des cadres dirigeants des syndicats, corporations et des communautés paysannes et indigènes. Ce serait un premier défi à relever.

LVSL – Vous avez confessé en 2017 l’envie de pouvoir libérer plus de temps pour vous dédier à « l’objectif de former de nouveaux cadres socialistes ». Entre-temps, les circonstances ont exigé un nouveau mandat de votre part en tant que vice-président. On sait que cela reste néanmoins une des grandes orientations que vous avez en tête, et par la même occasion l’un des défis fondamentaux pour la survie à long terme du processus de changement. Quels seraient, d’après vous, les limites de cette tâche, et quel rôle peuvent tenir les organisations de jeunesse autour du Movimiento del Socialismo (comme La Resistencia, Generación Evo, Siglo XXI ou Columna Sur) dans ce processus et leurs branches internationales, leurs initiatives de jeunesse à l’échelle mondiale ? 

Alvaro García Linera – Ces organisations de jeunesse sont une de nos grandes réussites. Elles sont une force vitale qui enrichit et renouvelle sans cesse les idées et les leaders, il faut les encourager. Cependant, il est aussi nécessaire de renforcer la formation politique, idéologique et collective dans les constructions de direction, de formations d’opinions dans les syndicats ouvriers, dans les communautés rurales, dans le leadership de quartiers.

Comme le MÁS est fondamentalement une structure prolétarienne où ceux qui prennent les décisions appartiennent à ces secteurs sociaux, c’est principalement là qu’il manque une organisation de formation de cadres. J’ai l’intention de créer une grande école de formation au cours des cinq prochaines années, avec autant de jeunes de ces différents secteurs, mais aussi des syndicalistes, des voisins, des travailleurs manuels et intellectuels. Ils recevront des cours intensifs et durables.

Il ne faut pas oublier que la première génération qui est entrée dans la structure de gouvernement du MÁS venait de deux versants. D’une part, de la vieille école de la gauche : ceux qui ont fondé les partis socialiste, communiste et la gauche partisane. D’autre part, de l’ancienne formation de cadres de la lutte syndicale : des manifestations, des blocages, des arrestations et des détentions du monde syndical. Ces deux versants ont été la pépinière qui a alimenté la première génération du gouvernement du MÁS.

Mais ce n’est plus le cas. Il n’y a plus de grandes manifestations et de blocages, et plus d’école pour former les cadres. La formation que donnait la gauche à ses cadres politiques au fil des décennies s’est aussi beaucoup affaiblie, c’est comme si le MÁS les avait absorbés, et ce militantisme, petit mais solide, n’a pas duré. Aujourd’hui, ce sont d’autres circonstances qui obligent à travailler sur ces deux aspects. D’abord avec la jeunesse, mais aussi avec les organisations sociales, dans une perspective de construction de nouveaux leaderships, idéologiquement réformés et politiquement bien préparés à la nouvelle bataille qui approche.

LVSL Aujourd’hui en Bolivie, après des années d’intrusion nord-américaine dans le processus de changement, les nouveaux « plans Condor » paraissent indiquer l’orchestration d’une sorte de « révolutions de couleur » financée et encouragée depuis l’extérieur. La privatisation de certaines universités par l’opposition, les campagnes de désinformation autour de la Chiquitania, le retour de la violence adverse et les grèves ont mis en évidence cette tendance. Quels sont les mécanismes d’autodéfense démocratique dont peut se servir le peuple face à ce type de harcèlement idéologique et culturel ?

Alvaro García Linera – En politique, les adversaires font tout leur possible pour nous affaiblir, sinon ils ne seraient pas des adversaires. Même si on ne les voit pas, ils le font.

De plus, je suis d’avis que quand quelqu’un lance un objet dur et solide sur un vase de verre, celui qui casse le vase de verre ne le fait pas grâce à la solidité de l’objet, mais grâce à la faiblesse du vase. Il faut construire un vase qui est durable, et qui résiste quand on lance un objet solide. C’est ainsi que j’imagine les processus révolutionnaires : il y aura toujours des attaques de part et d’autre. Des pays étrangers, des logiques impérialistes, il y en aura toujours. Je serais naïf si je n’anticipais pas toutes ces actions. Ainsi, il faut construire quelque chose qui sera en mesure de résister.

C’est ce que l’on a essayé de faire ces 13 dernières années, se débrouiller pour que le vase ne se casse pas, construire un vase qui n’est pas fragile face aux coups qu’il reçoit de l’extérieur. Il est évident que ces derniers temps, les forces conservatrices et l’intelligentsia planétaire – conservatrice elle aussi -, ont peaufiné leur stratégie. Ils utilisent aussi la culture et le sens commun pour construire un appui et une adhésion durables. C’est ce que faisait aussi la gauche qui tout au long de sa vie a été marginale, mais qui s’est employée à construire des idées-forces pour convertir les petites idées en horizons qui capturent des parties de l’imaginaire collectif. Dîtes-moi quelle influence vous avez sur le sens commun, et je vous dirai de quelle force politique vous disposez. La gauche s’est éloignée de ce travail. Nos débats théoriques, nos cours de formation, notre capacité à analyser la situation concrète visaient à figer les idées-forces qui peuvent irradier et capturer l’imaginaire des gens, l’ordre moral et la logique du monde. La droite le sait aussi, et c’est ce qu’elle essaie de faire, c’est pourquoi elle a changé. À la place des coups d’états, des dictatures, elle a compris que la bataille politique est une bataille pour des idées-forces, à travers le sens commun, pour l’ordre logique, moral, procédural et instrumental de la vie quotidienne des gens.

Ainsi, ils sont aujourd’hui plus sophistiqués, ce qui rend la bataille de la gauche d’autant plus compliquée, mais peu importe. Si je n’avais pas un adversaire intelligent en face, je deviendrais quelqu’un avec des limites évidentes. Ce sont les points forts de ton adversaire, ses stratégies, qui t’obligent à avoir des capacités pour pouvoir l’affronter et le vaincre.

Ces nouvelles tactiques de l’opposition ne me surprennent pas, on les attendait, elles étaient prévisibles, mais on doit les affronter avec de nouvelles stratégies et de nouvelles tactiques nous aussi, capables de de contrecarrer l’assaut, et ramener du côté progressiste le regard général sur le monde et sur le futur. Ce que nous sommes en train de vivre est nouveau, mais ce n’est pas surprenant, cela fait partie du monde infini mais limité des possibilités qui peuvent arriver dans la lutte politique.

LVSLEn parlant précisément des stratégies futures et de comment répondre aux nouvelles manœuvres de l’adversaire, nous voulions vous poser une question en lien avec les nouveaux défis liés aux réseaux sociaux et à l’émergence du cyberespace et de la domination d’internet. Les dernières élections brésiliennes ont démontré le tournant dangereux qui se joue dans cette nouvelle configuration. Après des années d’utopies optimistes, cet espace, que beaucoup décrivent comme paré d’une aura démocratique, s’est avéré être un terrain placé sous le contrôle d’une minorité d’entreprises multinationales et de pouvoirs globaux. Concrètement, aujourd’hui, ce sont les réseaux comme Facebook et Whatsapp qui utilisent massivement les bots, les appels téléphoniques, et qui sont le point de départ des campagnes d’intoxication massive de la sphère publique. Pour beaucoup de critiques, le manque de protection sur les réseaux de Bolivie s’est d’abord reflété dans la défaite du 21 février, puis dans la facilité avec laquelle les adversaires de l’Estado Plurinacional de Bolivia ont réussi à engager sur les réseaux sociaux une campagne de désinformation sur la Chiquitania. Est-ce que la période 2020-2025 sera aussi une période de domination des réseaux sociaux ? Le processus peut-il aussi rassembler des millions de personnes grâce aux réseaux sociaux ?

AGL – Il est certain que les réseaux sociaux ont introduit une nouvelle plateforme dans l’espace politique, un nouveau support technique de construction de l’opinion publique. En matière de construction de l’opinion publique, il y a d’abord eu le face à face et les joutes oratoires qui remontent à des milliers d’années, puis est apparue l’imprimerie, jusqu’aux journaux, ensuite la radio, puis la télévision et enfin les réseaux sociaux.

Il y a donc cinq supports technologiques fondamentaux de communication et chacun possède sa complexité, ses caractéristiques, ses vertus, ses limites et ses formes de manipulation. C’est un élément nouveau qu’il est important de comprendre. Je ne fais pas partie de ceux qui croient que les réseaux sociaux peuvent réinventer le monde, ce n’est pas vrai. Évidemment, ils peuvent créer des imaginaires, comme le faisait la radio à son époque ou la télévision. Ils peuvent déformer la réalité comme le faisaient les journaux, la radio et la télévision. Ils peuvent renforcer certains préjugés sociaux comme l’ont fait les autres plateformes et supports technologiques. De même que pour tous ces médias, qui a le plus d’argent a le plus de pouvoir.

Ceux qui peuvent contrôler l’intelligence artificielle pour repérer vos couleurs préférées, votre film préféré et vous envoyer des messages avec vos couleurs préférées à l’heure à laquelle vous êtes disponible et vous passez le plus de temps sur le portable pour regarder vos messages, aura le plus de marges de manœuvre. Le cas de l’entreprise Cambridge Analytica a démontré qu’il est facile de manipuler les réseaux avec un peu d’argent et un peu d’intelligence artificielle aux mains d’un certain nombre de personnes intelligentes qui savent construire ces mécanismes d’orientation de l’information.

Cependant, les réseaux ont besoin de s’appuyer un minimum sur la réalité pour rendre les choses crédibles, vraisemblable, ou au moins pour qu’elles génèrent des doutes. Elles ne peuvent pas inventer des choses extraordinaires, et l’intelligence artificielle ne peut pas manipuler les cerveaux de telle sorte qu’elle ferait changer d’avis radicalement quelqu’un d’un instant à l’autre. Ce n’est pas vrai. On disait la même chose de la télévision, « la boîte idiote ». Les gens ne sont pas stupides, nous ne sommes pas non plus des éponges sur lesquelles n’importe qui pourrait venir et laisser la marque qu’il veut. Les êtres humains ont toujours été des êtres de croyances, donc bien évidemment les réseaux sociaux sont un espace fantastique pour manipuler et réorienter ces dernières, mais elles doivent se fonder un minimum sur le terrain et sur la réalité pour être efficace. Elles nécessitent un encadrement matériel fondé sur la réalité qui permet que la manipulation et l’information soient efficaces.

Les réseaux sociaux jouent un rôle d’informateurs, et surtout un grand rôle de désinformateurs. Mais ils ne peuvent pas non plus créer un monde complètement manipulable et différent de celui que le citoyen vit tous les jours. Car ce dernier compare l’information qu’il vient de voir sur les réseaux sociaux avec ce qu’il vit quand il va acheter du pain, quand il monte dans le bus, quand il parle avec ses collègues de travail. En définitive, il ne retient que l’essentiel et ce qui correspond le plus à sa propre expérience.

Combien de personnes utilisent les réseaux sociaux ? 90% des gens. Quels sont les médias crédibles ? La Télévision, la radio et les journaux. Les réseaux sociaux apparaissent en dernier. Donc, ne cédons pas à l’image d’êtres humains uniquement constitués d’os et de muscles, avec une tête creuse remplie par les réseaux sociaux. Ce n’est pas le cas, les êtres humains n’ont jamais été et ne seront jamais des êtres sans capacités de discernement ou d’esprit critique. Bien sûr que les réseaux aident et peuvent approfondir à diffuser un mensonge. Ils peuvent déformer les choses mais ils ne sont pas tout puissants : ils ne peuvent pas créer un monde virtuel éloigné du monde réel. Sont-ils efficaces ? Oui, en partie car ils sont liés à la réalité des gens, mais s’ils s’en éloignent ils ne servent à rien.

C’est ce que nous avons appris. Pour nous, c’est un média technologique comme a pu l’être l’imprimerie, la télévision ou la radio. Désormais, nous disposons d’un nouveau média avec de nouvelles règles et technologies, de nouvelles formes de construction de la volonté collective et de l’information, plus sophistiquées, plus compliquées, plus difficiles, mais cela fait partie du système que l’humanité a créé petit à petit depuis cinq mille ans.  Ils jouent un rôle important, nous en sommes conscients et nous essayons d’y apparaître de plus en plus.

En ce qui concerne les manipulations de l’intelligence artificielle réalisées par certains gouvernements étrangers, entreprises ou partis ayant trop d’argent, il faut les contrecarrer avec l’utilisation de cette même intelligence artificielle pour y opposer une information plus véridique et vérifiable. Il faut lutter, car un nouveau monde s’est ouvert avec les réseaux sociaux, mais c’est un monde dont les règles du jeu et les tactiques d’occupation et d’affrontement ne sont pas si différentes de celles auxquelles Sun Tzu a fait face il y a 3 500 ans.

LVSL – Nous aimerions vous poser une question plus personnelle. Qui est Álvaro García Linera ? Vous avez été syndicaliste, soldat dans l’armée Túpac Katari, professeur et vice-président. Comment a évolué votre trajectoire politique ? Quelles références intellectuelles d’Europe et d’Amérique Latine se cachent derrière Álvaro García Linera ?

AGL – Depuis l’adolescence je suis socialiste et communiste. Je suis un homme qui sait qu’il vaut la peine de vivre en essayant de transformer les conditions de vie des personnes en vue d’améliorer l’égalité, la justice et la liberté. Tout le reste n’est qu’éléments, outils temporaires et contingents servant ces objectifs qui définissent le communisme et le socialisme.

De mon point de vue, le socialisme et le communisme n’impliquent pas de militer pour un parti mais de militer pour la société. Dans le cas bolivien, on ne peut pas être socialiste, on ne peut pas être communiste si on ne comprend pas la réalité, la justice, les rapports, les luttes, le mouvement ouvrier, le mouvement indigène et l’indianisme. En d’autres termes, on ne peut pas être communiste en Bolivie sans être en même temps indianiste.

Je suis quelqu’un qui essaie de constamment mélanger le débat contemporain, les luttes idéologiques et les avancées en sciences sociales. J’aime m’imprégner de savoir, mais il est clair qu’en même temps je ne peux pas comprendre, je ne peux pas rendre utile ce savoir comme dans un simple exercice de réflexion logique, de mots et d’idées. Cet exercice me semble trop simple. Je peux comprendre cet exercice d’idées, de concepts, d’auteurs afin d’enrichir ma compréhension de ce qui se passe en Bolivie, sur le continent, dans le monde, et ce qui se passe dans la Bolivie indigène, non indigène, ouvrière, pauvre, des élites, des interventions, du colonialisme…

J’ai donc toujours été quelqu’un qui a mêlé ces idées et cherché à les articuler avec d’autres expériences du monde. Je crois que cette articulation idéologique et spirituelle prend son origine dans mon militantisme au collège. Je n’ai pas changé depuis. À certains moments il y a des auteurs qui m’ont davantage influencé, certaines actions politiques me semblant plus marquantes. Puis le temps passe et d’autres auteurs m’ont davantage attiré : leurs politiques me surprennent et m’enthousiasment. Cependant, il y a un fil conducteur qui est celui du militantisme socialiste, communiste et indianiste. Je crois qu’à ce niveau-là je n’ai pas changé et je ne changerai pas. Mais nous verrons bien ce que nous réserve le futur.

« La relance de la sociologie est une partie essentielle d’une nouvelle stratégie socialiste » – Entretien avec Francesco Callegaro

Jaures

Francesco Callegaro est philosophe. Originaire d’Italie, il s’est formé en France où il a soutenu une thèse sur l’autonomie sous la direction de Vincent Descombes. Il a ensuite rejoint le LIER-FYT, laboratoire de l’EHESS qui cherche à relancer l’ambition de la sociologie, par un croisement fécond avec la philosophie et l’histoire, la linguistique et le droit. Il a participé à ce travail collectif en publiant La science politique des modernes. Durkheim, la sociologie et le projet d’autonomie, puis en dirigeant le numéro de la revue Incidence Le sens du socialisme. Depuis 2016, il a quitté la France pour l’Argentine. Il enseigne philosophie, sociologie et histoire conceptuelle à l’Universidad Nacional de San Martin (UNSAM), Buenos Aires. Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique à l’EHESS. Sa recherche porte sur le socialisme français et la question juive. En croisant philosophie, sociologie et psychanalyse, ils confrontent dans cet échange en deux parties le populisme de Chantal Mouffe et Laclau au socialisme qu’ils repensent à nouveaux frais et à la situation politique actuelle en Argentine et en Europe. Deuxième partie. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


Milo Lévy-Bruhl – Si je résume votre critique de Chantal Mouffe, elle consiste à dire que son populisme de gauche ne sort pas du cadre du libéralisme. Il n’en serait qu’une variante égalitaire. C’est du même coup vers le socialisme qu’il faudrait se diriger. Le socialisme ne part pas de l’individu, comme le libéralisme, et pas non plus de la nation ou de l’Etat, comme le conservatisme, plus ou moins réactionnaire. Il part de la société, ce qui veut dire aussi des acteurs et des groupes qui la composent. C’est ce que dit son nom. Mais qu’en est-il alors du peuple ? 

Francesco Callegaro – La rencontre entre la société et le peuple s’est faite à la suite d’une « heureuse équivoque ». C’est l’expression qu’utilise Comte dans son Discours sur l’ensemble du positivisme, écrit en 48. Surtout en français, nous dit-il, « le mot peuple rappelle sans cesse que les prolétaires ne forment point une véritable classe mais constituent la masse sociale d’où émanent les diverses classes spéciales[1]». Ici, dans la sociologie naissante, le terme « peuple », comme l’a souligné à juste titre Bruno Karsenti, a pris une signification irréductible au sens hérité de la politique du droit naturel.[2]Si le peuple en tant que masse sociale n’a rien en commun avec le sujet politico-juridique du libéralisme, c’est qu’il n’en partage pas les traits constitutifs.Loin d’être le produit d’une abstraction qui rend tous les sujets homogènes, il se caractérise au contraire par son hétérogénéité interne. Surtout, ce peuple n’est pas universel, je veux dire qu’il n’inclut pas tous les individus : l’immense majorité, pour reprendre une expression que l’on retrouve souvent sous la plume de Saint-Simon et de Marx, comme de Durkheim et Mauss, pour être immense, n’est pas moins une partie. Ce n’est pas tous. C’est ce qui déplace la question du pouvoir : la démocratie n’est plus la souveraineté du peuple-tous, sur le plan de la représentation, c’est le gouvernement du peuple-partie, en dessous, à travers et au-delà de la représentation, l’autogouvernement de la masse sociale d’où émanent diverses classes spéciales. De ce point de vue, la véritable réactivation de la démocratie a été une répercussion du socialisme. C’est un fait historique attesté, même si l’on tend à l’oublier.

MLB – Cette définition de Comte, est-ce la définition sociologique du peuple ?

F.C. – Non, je n’irai pas jusque-là. Je dis seulement qu’au niveau historique, au niveau philologique, au sens de Gramsci, il y a une tradition alternative à la tradition libérale prédominante dans laquelle le peuple n’est qu’une construction politico-juridique, incluant tous les individus, donc aussi l’oligarchie à laquelle devrait s’opposer le peuple de gauche. Dans cette tradition alternative, le peuple a préservé son référent réel, sans être pour autant réductible à cette autre figure de l’homogène qui hante la pensée de Schmitt, la nation ethnique. C’est un peuple lié au travail, qu’on ne peut comprendre que si on y introduit la division qui rend possible la coopération : il y a ici un sens distinctif du lien social qui tient à la répartition et à la coordination des tâches en vue d’une œuvre commune. On en a fait une affaire de plans bureaucratiques, alors qu’il s’agit d’un mode de la solidarité, comme l’a d’ailleurs montré Durkheim. Cela dit, il faudrait suivre plus loin le destin de ce peuple, inséparable du destin d’une démocratie se situant en deçà et au-delà de la scène représentative. Le fait que cette tradition ait persisté dans le langage commun ne suffit pas à en démontrer la consistance.

MLB – Comment reprendre alors cette tradition ? Il en va de la possibilité de défier le dispositif libéral avec un populisme qui serait cette fois-ci solidaire d’un peuple réel.  

F.C. – On a besoin sur ce point d’une reprise sociologique. Car si le socialisme a réinventé la politique moderne, en logeant le savoir au cœur de la politique, il reste, malgré tout, une idéologie. C’est inexact de le réduire à un cri de douleur, à une série de plaintes et de demandes. Mais l’exigence d’un retour à l’action lui est aussi inhérente, ce qui veut dire qu’il s’expose aux risques d’une pensée pressée. La sociologie suppose un effort supérieur de distanciation, d’où sa proximité avec la philosophie. C’est la marque de sa distinction par rapport au socialisme. Pourtant, depuis cette distance, elle préserve un lien avec la source de son regard sur la réalité. De ce fait, la sociologie opère une rupture singulière vis-à-vis du sens commun. J’y faisais allusion la dernière fois, en parlant de retour au réel des rapports. C’est ce qu’a très bien décrit Bruno Karsenti dans l’introduction de son livre, D’une philosophie à l’autre[3]. Contrairement aux sciences naturelles qui se débarrassent des concepts ordinaires, la sociologie ne rompt avec le langage commun que pour en retrouver le noyau de vérité. Elle doit parler comme nous, en quelque sorte. C’est donc de son travail que l’on peut attendre une récupération du peuple. C’est elle qui devrait nous dire ce qui s’y cache, encore aujourd’hui, si l’on sort des fictions juridico-rhétoriques.

MLB – Si je reprends la tâche conceptuelle que Durkheim a placée au fondement de toute enquête sociologique, le premier problème à résoudre concernerait la définition du critère d’appartenance. Si ce n’est pas tous et chacun, comme dans la théorie libérale, il y a bien un principe qui doit faire le partage entre nous et eux.   

F.C. – C’est le problème qu’ont essayé de résoudre Laclau et Mouffe. Le terme de critère fait penser à des propriétés objectives qu’on pourrait établir abstraction faite de la relation que les sujets établissent avec la classification qui en résulte. Ce que Mouffe appelle anti-essentialisme revient à refuser la possibilité de classifications objectives de ce genre. Laclau et Mouffe ont pourtant oublié un trait singulier de ces sujets qu’ils cherchent à ne pas enfermer dans des classifications : c’est que les sujets se classifient eux-mêmes et parfois avec une satisfaction étonnante. On peut être tout à fait fier de faire partie du peuple, je veux dire de cette masse hétérogène qui soutient la société, le revendiquer et même y ordonner sa vie. C’est tout à fait sensible en Argentine. Cette appartenance y est d’abord liée au travail et à la lutte pour la participation et la justice.

« Le socialisme doit partir des mouvements sociaux et de leurs créations »

MLB – On pourrait alors chercher le peuple là où se donnent à voir des réponses aux logiques sociales qui produisent de l’injustice. Celles et ceux dont les conditions de vie sont prises dans les dynamiques sociales qui créent des injustices reconnaissables comme telles par la société, voilà le peuple.

F.C. – C’est une bonne hypothèse, à condition de préciser un point : l’analyse réflexive de la société, dont la sociologie est le corrélat, est précédée par le travail que font déjà les groupes présents dans la société pour dénoncer les injustices subies et surtout pour y remédier. On met trop l’accent sur les plaintes, on oublie qu’il y a un au-delà de la demande. Le désir de justice ne s’épuise pas dans la demande de réparation. Si vous reprenez le chapitre de Mauss sur le socialisme, ce qu’il souligne, en contrepartie de la perception du social, c’est l’extraordinaire créativité des masses. Mauss y met un accent à lui, mais les faits qu’il avance sont parlants : syndicats, mutuelles, coopératives, etc. Autrement dit, le socialisme doit partir des mouvements sociaux et de leurs créations, pour autant qu’ils sont le fruit de masses plus ou moins organisées. C’est dans cette activité que se produisent les réponses qu’il faudrait ensuite savoir synthétiser. On est très loin de la « chaîne d’équivalence » de Laclau et Mouffe.

MLB – Le peuple de gauche serait ainsi le lieu où l’on cherche à remédier activement aux injustices. Peut-on dire qu’il s’agit de l’endroit où l’on produit de la solidarité ?   

F.C. – Durkheim avait très exactement cette position. A ses yeux, les classes populaires jouissaient, du point de vue sociologique, d’un privilège certain, en ce qu’elles représentaient la voie d’accès à l’endroit de la société où s’élabore une idée plus élevée de justice, en réponse à des situations d’injustice. C’est bien de production de solidarité qu’il s’agit, en effet. Car quoi qu’on en dise, le concept de solidarité est indissociable d’une référence à la justice. Il ne s’agit pas d’un concept purement fonctionnel : l’interdépendance ne produit une forme spécifique de solidarité que parce que la coopération subvertit les relations d’exploitation inhérentes au capitalisme. Durkheim était sur ce point sur la même ligne de Marx. Il voyait la classe ouvrière comme le point le plus exposé d’une logique économique affectant la société dans son ensemble et du même coup le foyer d’une politique ayant à embrasser l’ensemble des sphères, du fait même que le capital, ce fait social totalisant, tendait à pénétrer partout. Pour rejoindre notre présent, il faudrait alors reprendre et même développer les analyses d’auteurs qui, comme Karl Polanyi, ont déployé une perspective sociologique analogue, pour écrire l’histoire du capitalisme au XXème siècle. C’est ce que fait mon collègue d’ici, le sociologue Alexandre Roig, en croisant Mauss et Polanyi avec l’Ecole régulationniste.

« Ce qui manque au socialisme c’est une organisation, des intellectuels, pas les aspirations socialistes »

MLB – Qu’en est-il dès lors de la politique, dans ce cadre aussi social que total? 

F.C. – L’adoption d’un regard à la fois socialiste et sociologique suppose un élargissement de la politique, Mauss y a insisté à plusieurs reprises. Dans cette perspective, le peuple se configure en effet comme la partie du tout où le tout commence à se penser en tant que tel, dans la solidarité qui l’innerve et doit l’innerver, à travers toutes les sphères d’interaction, bien avant que l’État n’intervienne. Il s’agit de la partie de la société dans laquelle surgit la politique, au sens non pas de cet affairement autour du pouvoir auquel se réfèrent les politistes qui ont lu Max Weber, mais bien en ce sens ancien, situé sur le bord de la modernité libérale, qu’évoque Mauss dans la dernière phrase de son Essai sur le don: l’« art suprême » en quoi consiste la « direction consciente » de la « vie en commun »[4]. C’est « la politique au sens socratique ». Cet art est démocratique lorsqu’il est pris en charge par la pluralité de groupes hétérogènes qui composent la masse sociale, se faisant peuple du fait même d’assumer une telle charge à un degré significatif. Telle est la définition du peuple et de la démocratie qu’on a perdu de vue suite à la glaciation politique des trente dernières années. Personne n’en parle, ni au Parti Socialiste, ni même à la France Insoumise.

MLB – Comment expliquez-vous cette glaciation ?

F.C. – Il faudrait l’expliquer sociologiquement. Cyril Lemieux a amorcé une recherche sur le socialisme en tant que tendance historique et sur les classes populaires comme le lieu, dans la société, où la conscience de la société commence à émerger. Il faudrait lui demander ce qu’une approche en termes pragmatiques, sensible aux classifications spontanées des acteurs auxquelles je faisais allusion tout à l’heure, permet de mettre en évidence quant à la persistance du peuple. L’hypothèse qu’on partage, c’est qu’il ne faut pas chercher le socialisme là où l’on croit le trouver, c’est-à-dire dans les discours et programmes des partis. Pour autant, le fait qu’ils ne rendent pas visible le peuple et même qu’ils tendent à l’occulter ne veut pas dire que le socialisme soit absent. Dans les pratiques et les discours, il y a des revendications de justice sociale, de démocratie réelle, des agencements surtout, où l’on peut identifier des traces significatives – mais il faudrait faire des enquêtes sérieuses pour le démontrer – du socialisme tel qu’on vient de le définir.

MLB – Le socialisme et son peuple sont donc absents sur le plan de l’expression explicite, politique et théorique, pas dans la réalité.  

F.C. – Ce qui manque, c’est une organisation, des intellectuels, pas les aspirations socialistes. Aspirations, pas au sens de rêveries, mais d’engagements et d’actions, de pratiques concrètes, voire d’institutions. C’est la symbolisation théorique qui manque, ce qui laisse la place libre à une capture par des discours et des programmes non socialistes. La sociologie est très en deçà de la tâche que lui avaient fixée ses fondateurs, du moins en France. Il y a des sociologues militants qui en sont venus à envisager leur fonction comme consistant à donner une voix aux sans-voix. C’est tout de même extraordinaire. On dirait qu’ils vivent dans un bocal à poissons. Alors que si l’on prend la peine d’écouter les discours des acteurs, on est fort susceptible d’y entendre quelque chose de ces traces dont on parlait.

MLB – Vous ne considérez pas que le populisme de gauche répond à cette attente de symbolisation ?

F.C. – Non, je crois même qu’il s’agit d’un symptôme assez frappant de la rencontre ratée entre les intellectuels et le peuple. Chantal Mouffe indique toute une série de phénomènes qui démontrent l’existence d’une réaction à la Réaction, qu’on voit bien dans la montée de l’extrême-droite. Ce sont ces éléments dispersés qu’elle a cherché à réunir sous l’étiquette de « populisme de gauche ». Elle aurait mieux fait, je crois, de revenir aux sources. Le populisme de gauche, c’est le socialisme. Mais il faut en tirer les conséquences : au peuple, il faut lui redonner sa consistance, c’est la condition de sa puissance, y compris en matière d’égalité de droits. Alors même qu’elle vient de passer quatre ans d’une rare brutalité, l’Argentine le démontre : la résistance singulière à la destruction néo-libérale y remonte à la présence de masses organisées qui se savent peuple et agissent en conséquence. Et je vous fait remarquer que le mouvement féministe n’y est pas exclu. C’est dire à quel point l’opposition à l’oligarchie, lorsqu’on la prend au sérieux comme procédant d’un sujet collectif en action, peut être inclusive.

MLB – La référence au peuple n’écrase pas les différences.

F.C. – Si je me réfère à l’expérience argentine, on voit bien qu’il y a des tensions, mais elles dynamisent le travail de la politique. Il faut dégager des entrecroisements, mettre à jour les joints, resserrer les nœuds de la volonté générale, ce qui suppose un retour sur soi des uns et des autres. L’un de ces joints est bien le travail, c’est-à-dire aussi bien le fait de l’exploitation que celui de la coopération. C’est ce qui a été condensé, pour revenir au féminisme, dans la grève internationale des femmes du mouvement 8M. La connexion peut aller si loin que Veronica Gago, sociologue et militante du collectif Ni Una Menos, a pu soutenir que le mouvement féministe, tel du moins qu’il se pratique en Argentine, recèle la possibilité de penser l’émergence d’un peuple effectif au-delà du peuple abstrait du populisme, par quoi elle entend faire référence à Laclau et Mouffe[5].

MLB – Etes-vous en train de dire que la réalité politique de l’Argentine ne correspond pas au populisme qu’envisage Mouffe ? C’est pourtant pour la rendre pensable que Laclau a élaboré sa théorie. 

F.C. – C’est tout le paradoxe. Laclau a fait un énorme effort intellectuel pour arracher la réalité politique de l’Argentine à la marginalité anomique à laquelle la destinait la science politique officielle, figée dans l’opposition entre démocratie et autoritarisme.Il a souvent rappelé cette inscription politique de sa pensée, ce qui est tout à son honneur. On l’oublie trop souvent lorsqu’on transpose les catégories qu’il a forgées à d’autres contextes. Il n’en reste pas moins qu’à partir de La raison populiste, Laclau a accusé une dérive qui, en l’éloignant du terrain social-historique, l’a conduit à la théorie politique. Pour sauver le populisme, il a essayé de lui donner une sorte de dignité ontologique, ce qui est une autre manière de le perdre. On ne saurait saisir le nœud vital du populisme effectif en s’orientant avec le schéma qu’il a mis en place dans son dernier ouvrage. Ce qu’on appelle ici « mouvement national-populaire » s’en écarte d’abord par ce seul trait, que le peuple n’y est pas perçu comme l’objet d’une construction discursive, suspendue à l’identification au signifiant du leader. C’est un sujet collectif de premier plan. Il a la consistance palpable de la masse sociale hétérogène dont parlait Comte.

« Le populisme latino-américain est organisé autour de trois pôles : le parti, les mouvements sociaux et les intellectuels »

MLB – C’est un populisme avec le peuple réel.

F.C. – C’est tout l’intérêt de ce mouvement. Loin d’être le résultat d’une construction discursive, il est toujours supposé dans tous les discours. Même l’analyse de la place nodale du leader serait donc à reprendre, car il n’apparaît pas comme cet objet d’identification qui condense en lui-même le peuple, ne serait-ce que parce qu’il en est plutôt l’interlocuteur. Le leader s’adresse au peuple, à la masse sociale en action, il ne le fait pas exister comme sujet politique. Cette relation repose sur une organisation qui la rend possible. Avant les revendications, c’est l’organisation qui marque l’originalité de ce qu’on nomme « populisme latino-américain », du moins pour ce que j’en vois en Argentine. Le peuple y figure, dans l’hétérogénéité qui le compose, comme le pôle d’une configuration complexe qui a comme contrepoint l’État en sa fonction de gouvernement, d’où la centralité du leader, mais aussi tous ceux qui portent la parole d’une multiplicité d’organisations sociales et politiques. Cette configuration inclut aussi l’Université, et plus généralement tous les lieux de production du savoir où travaillent les intellectuels qui ne cessent d’intervenir dans le processus de formation de la volonté générale. Bien loin de représenter une anomalie politique, fruit d’un débordement, c’est en matière d’organisation que ce mouvement a plus d’une leçon à nous donner.

MLB – Vous savez que ça m’intéresse. Concrètement, ça se passe comment ?

F.C. – L’image à laquelle on reste figé, ce sont les rassemblements océaniques où le leader s’adresse à une immense masse en fête. C’est très impressionnant, tout à fait décisif pour une compréhension adéquate du phénomène, mais aussi trompeur. Car l’essentiel se déroule dans les coulisses du quotidien. Il suffit d’ailleurs d’observer de plus près cette masse sociale pour s’apercevoir qu’elle n’a rien d’une multitude. On y distingue toute sorte d’organisations qui travaillent au jour le jour, de façon disséminée, pour faire vivre la politique. Il faudrait donc remettre en mouvement l’image arrêtée et suivre plutôt le processus, celui dont Laclau et Mouffe ont cherché à rendre compte par leur schéma logique, mais qui le dépasse très largement. Pour ne donner qu’un seul exemple, j’ai assisté l’autre jour à une réunion des équipes techniques du « Frente de todos », la nouvelle alliance du champ national-populaire. J’ai été frappé d’y rencontrer des centaines de personnes, travailleurs, représentants des mouvements sociaux, chercheurs, étudiants, figures politiques, etc., réunis dans les amphithéâtres de la Faculté de médecine pour débattre de l’ensemble des sujets de l’actualité : État, démocratie, éducation, sécurité, justice sociale, économie populaire, etc. Chaque intervention faisait valoir une expérience, une lutte, un savoir, un projet… Je ne sais pas quel sera le destin des synthèses qui ont été rédigées à la fin, mais le processus collectif me paraît en lui-même significatif. Comme ils partagent un même engagement et qu’il y a une organisation solide à l’arrière-plan, aucun des trois pôles – le Parti, les mouvements sociaux et les intellectuels – ne m’a semblé prendre le pas sur l’autre.

MLB – Pourquoi selon vous ce processus n’a pas lieu en Europe ?

F.C. – C’est une bonne question. L’un des obstacles de fond, il me semble, c’est la contradiction apparemment insurmontable entre parti et mouvement. On le voit bien à la profusion de mouvements qui ne veulent pas être des partis, alors qu’ils manient les rouages du pouvoir, comme le M5S en Italie. Prenons l’exemple de la déclaration de Mélenchon aux gilets jaunes : je ne veux pas les récupérer, je veux être récupéré. A quoi ils ont répondu : surtout pas. Ça fait penser à la lettre d’amur de Lacan : je te demande de me refuser ce que je t’offre, parce que ce n’est pas ça. C’est ce mur qu’il faudrait abattre. Car on est bien dans l’embarras : le parti ne veut pas récupérer un mouvement qui ne veut pas se greffer à un parti. Le résultat, c’est une sorte de perte entropique de puissance. Le parti sans le mouvement se vide d’expérience, en se décrochant du social, alors que le mouvement sans le parti, s’il n’est pas aveugle, il ne voit pas non plus très loin. En dernière instance, la responsabilité de cette impuissance incombe aux partis, parce qu’ils sont incapables de mettre en place une organisation vivante qui préserve la tension avec les mouvements sociaux, tout en s’en nourrissant. Cette incapacité, c’est la catastrophe des partis socialistes européens depuis plus de trente ans. Mais c’est la forme-parti même qui est à repenser, ce qui veut dire aussi le sens et la fonction de la représentation.

MLB – Alors que la spécificité d’un parti socialiste ce serait précisément ce branchement sur la société.

F.C. – Oui, il faudrait avoir un enracinement dans la société – vous sentez bien quelle dérive peut s’ouvrir si on entend par là la « société civile », le « marché » – et en particulier là où les nouvelles formes de solidarité sont en train d’émerger. Mais afin que les désirs puissent porter à conséquence, je parle des désirs qui s’expriment, au-delà de la demande, sur le plan des actes, la médiation des sciences sociales me paraît tout aussi indispensable. Et c’est là qu’on rencontre un second obstacle. En Europe, à gauche en particulier, c’est devenu un lieu commun de penser que le savoir, s’il fait une différence, c’est surtout en négatif. On a une sorte de terreur de l’autorité du savoir. Toute médiation savante est perçue d’emblée comme une médiation experte qui nous dessaisie de la vérité de l’expérience. C’est surtout à ce niveau qu’une rupture s’est consommée, par rapport à ce sens inédit de la politique dont le socialisme a été le porteur, selon l’analyse de Mauss. On soupçonne, parfois à juste titre, que la sociologie n’exprime pas le sens du social et même qu’elle l’étouffe.

MLB – Est-ce qu’il y a de la place pour une figure qui ne soit pas celle de l’expert ?

F.C. – Je poserais la question autrement. Est-ce qu’on peut se passer de médiations ? On ne peut pas, tout d’abord parce que l’idée d’expérience immédiate est un leurre : le langage est déjà médiation. Dans notre modernité, il a même atteint un degré de sophistication scientifique sans précédent. C’est dire que lorsqu’on croit en rester à l’auto-compréhension immédiate, on ne fait que reproduire les médiations hégémoniques. Ensuite et surtout parce que ce qui se présente sur l’autre front, le front néo-libéral, n’est pas une construction discursive, c’est un agencement très verrouillé. L’idéologie a sans doute un noyau fantasmatique, autrement elle n’attraperait pas le sujet, mais elle repose aussi sur des élaborations théoriques qui se matérialisent dans des dispositifs tout à fait opératoires. Bref, on manipule du savoir sans le savoir. Et c’est bien souvent un savoir expert : psychologie, économie, droit, etc.

MLB – Est-ce que la sociologie s’en écarte ?

F.C. – Le style de pensée sociologique se distingue, bien sûr, de l’intervention experte délivrant des informations quantifiées prêtes à l’emploi. En raison de son inscription sociale, elle se caractérise par un effort de problématisation qui vise à ouvrir l’horizon du pensable, à chaque fois que l’idéologie libérale tend à le fermer en occultant le réel des rapports. Comme l’avait déjà fait remarquer Mauss, le sociologue doit être à l’affut des « mouvements nouveaux des sociétés », car c’est là que se produisent les perturbations du sens commun libéral, du fait que la politique s’y réactive au plus près des problèmes qu’on doit affronter.

MLB – Doit-on s’en tenir dès lors à une articulation de ce qui émerge dans les mouvements sociaux ?

F.C. – Non, au contraire, il faut les accompagner avec un savoir qui les excède. On ne peut pas faire l’économie de l’économie, si je puis dire. Dégager les tendances du capitalisme, d’un point de vue décentré par rapport au discours de l’économie orthodoxe, reste une tâche incontournable. Il en va de même pour les métamorphoses de l’État et du droit. Pense-t-on pouvoir réaliser une réforme constitutionnelle sans aucune forme de médiation savante ? Bref, il nous faut retrouver la voie de la critique radicale, ce qui suppose pas mal de savoir, si on ne veut pas tomber dans les pièges du dispositif libéral. D’où le besoin, il me semble, de mettre en place quelque chose d’analogue à la circulation entre les trois pôles qui innerve la vitalité politique du dit populisme argentin.

MLB – Cette modalité d’organisation collective du travail politique et intellectuel, c’est donc ça le populisme argentin ?  

F.C. – Je crois bien, oui. Mais pour en en tirer les enseignements, encore faudrait-il vouloir changer la société, surtout ces « institutions secondes », comme les appelait Castoriadis, qui sont l’État et le marché. Est-ce que c’est vraiment le cas en Europe ? On a plutôt l’impression qu’on attend. Qu’est-ce qu’on attend ? Je ne sais pas, mais on attend. L’extrême droite a pris les devants parce qu’elle n’attend pas. On revient au problème de toute à l’heure : ce qui manque, ce sont moins les aspirations socialistes que leur élaboration tout à fait explicite, un travail situé à la frontière de la politique et de l’intellectualité. C’est le grand problème de notre situation : la réaction à la Réaction – le socialisme – est intellectuellement et politiquement désarmée…

« Tous les nœuds du discours doivent être refaits, depuis la société jusqu’au peuple et au leader, en passant par les groupes, le conflit, la représentation, la démocratie, etc. »

MLB – N’êtes-vous pas en train de dire que ce qu’il nous manque est bien une stratégie hégémonique socialiste ?

F.C. – À condition de garder à l’esprit les critiques formulées jusqu’ici, je serais d’accord, en effet. Dans leur ouvrage de 1985[6], Laclau et Mouffe ont eu le mérite de nommer le problème et d’indiquer une issue possible. A une époque où l’on commençait déjà à le laisser tomber, ils n’ont pas cédé sur le mot, « socialisme », et sur le besoin de mettre en place une nouvelle hégémonie, susceptible d’articuler les demandes de la pluralité de groupes au centre des nouveaux mouvements sociaux. Celle-ci reste la tâche actuelle de la gauche. Mais vous voyez bien ce qu’il faut repenser pour freiner la dérive libérale qui l’affecte depuis trente ans. Tous les nœuds du discours doivent être refaits, depuis la société jusqu’au peuple et au leader, en passant par les groupes, le conflit, la représentation, la démocratie, etc. C’est sur ce point que la médiation sociologique m’apparaît décisive. La relance de la sociologie et des sciences sociales est une partie essentielle d’une nouvelle « stratégie socialiste ».    

MLB – Je ne voudrais pas qu’on achève cet entretien sans avoir parlé du clivage gauche-droite. Vous avez préféré utiliser les trois idéologies modernes – libéralisme, conservatisme, socialisme – et vous avez développé ce qu’est la modalité spécifiquement socialiste d’organisation de la politique, qui repose sur une compréhension sociologique du réel. Les socialistes partent des mouvements sociaux et les éclairent grâce aux sciences sociales, au nom d’idéaux. Partir du réel pour faire triompher des idéaux, c’est bien ça la gauche socialiste.

F.C. – Je suis d’accord avec vous, mais il faudrait préciser alors le niveau de réalité auquel on situe le clivage gauche-droite. Gauche et droite de quoi ? De quel corps ? Il faut, ici encore, déborder le politique, selon l’expression que Dumont a repris de Mauss. On ne peut pas comprendre le socialisme si l’on cherche la gauche dans le Parlement, on risque même de le confondre avec le libéralisme. Le corps qu’il faut prendre en considération, c’est le corps social. La métaphore organique est très utile à ce propos : elle nous rappelle que la main gauche, comme l’a montré Robert Hertz, c’est la main soumise, donc la main des insoumis. Hors métaphore, c’est à l’intérieur de la société qu’on doit trouver la droite et la gauche comme deux manières incompatibles d’envisager la politique et pas seulement comme deux partis ou deux courants politiques.

« c’est surtout l’État social qu’il nous faut repenser, avec le degré requis de radicalité»

MLB- Quels sont alors les idéaux sociaux de la gauche ?

F.C. – Il faudrait arriver à répondre en saisissant quelque chose qui précède et dépasse le langage abstrait du droit, autrement on retombe dans les apories de la « souveraineté du peuple » et de l’« égalité ». L’idée de « solidarité » est un bon exemple de ce débordement du politique, d’autant plus significatif qu’elle préserve un lien étroit avec le droit, via la référence centrale à la justice. A cet égard, il me semble que c’est surtout l’État social qu’il nous faut repenser, avec le degré requis de radicalité. Vous connaissez tout le travail qui a été fait par la sociologie française sur cette question, mais aussi en Allemagne avec des figures comme Hermann Heller. Le livre de Mauss sur la nation était en fait une tentative de repenser la « République sociale ». C’est resté en chemin, contrairement à ce que laissent entendre les analyses qui réduisent cette anticipation sociologique à une préfiguration de ce qu’a été le Welfare State. Raison de plus pour s’y pencher de nouveau, alors que cette construction juridique est en crise.

MLB – Mais qu’est-ce donc qu’un idéal, s’il doit excéder les formules juridiques ?

F.C. –Pour répondre, nous avons besoin d’une approche croisant sociologie et psychanalyse. Les idéaux sont en effet des objets sociaux de désir. Il faudrait donner à « désir » son sens psychanalytique. Lacan l’a défini très exactement comme le reste de la demande. Est-il dès lors destiné, ce désir en excès, a être attrapé par les fantasmes de l’idéologie ? N’y a-t-il pas aussi une autre satisfaction, sur le plan de l’action et d’une action sociale ? Il faudrait revenir à Freud. La plateforme épistémologique qu’on esquisse depuis tout à l’heure, la plateforme de la critique radicale, n’est pas complète sans la psychanalyse.

MLB – Sur ce point vous rejoignez Laclau.

F.C. – Oui, mais seulement dans la mesure où il est passé à côté de Psychologie des masses. Présent dans l’ouverture de La raison populiste, Freud y est réduit à un penseur oscillant entre la foule et le peuple. Aux prises avec les limitations inhérentes à la théorie politique, Laclau n’a pas vu que Freud a cherché à penser aussi et peut-être surtout la structure libidinale de la société. Même Lacan est resté assez silencieux sur ce point pourtant si décisif. C’est l’objet de mon travail actuel que d’amener à jour cette structure, où se cache une politique de la psychanalyse qui se ne réduirait pas aux querelles d’École. On compte sur les doigts d’une main les analystes qui ont entrevu cette dimension de la pensée de Freud. Colette Soler[7]a écrit à ce sujet, mais c’est peu par rapport à la tâche qui nous incombe. Il en va de la possibilité de saisir l’inconscient du peuple. Sans ce socle, on ne peut pas comprendre la source des dynamiques sociales dont résulte l’existence même d’une gauche socialiste. On ne comprend pas non plus les impasses subjectives du libéralisme, car on ne mesure pas son incidence sur les affects.

MLB – On revient au sujet évoqué lors de notre premier entretien, le grand sommeil, l’apathie.

F.C. – En effet. Qu’est-ce qu’est l’apathie et comment on en sort ? Avec un discours sur l’égalité de droit ? Non. L’apathie, c’est un état du sujet, un sujet sans pathos. Il faut bien plus que la doxa libérale pour lui redonner quelque passion. Il faudrait d’ailleurs associer à chaque pôle du trièdre idéologique un affect spécifique. Quel est l’affect sous-jacent au libéralisme ? Si l’on s’en tient aux classiques, à Hobbes, il faudrait répondre la peur, voire la terreur. L’expérience sociale récente prouve qu’il s’agit aussi d’autre chose. Si l’on reprend ces pathologies qu’ont étudié les psychanalystes, les « pathologies du vide », au premier chef la dépression, on voit bien que la peur s’accompagne aussi d’autre chose, lorsqu’on ne se réfère plus au rapport à l’État, mais à la société civile qu’il engendre : l’envers de l’inquiétude de Locke, l’envers du seul désir envisagé par l’économie politique, l’envers de la poussée pour la conservation de la vie et l’accumulation des biens, c’est un dégout pour la vie même. C’est la mélancolie, comme on disait avant la médicalisation des affects. La biopolitique libérale fait circuler quand même quelque chose qui est de l’ordre de la pulsion de mort. Sur ce point, je crois que Freud a touché au plus profond : pour fixer un au-delà du principe mortifère du plaisir, il faut un objet au désir inconscient qui maintienne le sujet sous tension.

MLB – Vous décrivez une dynamique des affects qui échappe à la logique du discours.

F.C. – Le discours est décisif, mais en tant qu’il se greffe sur des corps. Il faut avoir du même coup des instruments – psychanalytiques – pour capter ces déplacements d’affects qui ne sont pas de l’ordre de la construction discursive. Le discours ne produit rien à lui seul, il ne permet que de faire émerger, comme il arrive en analyse. C’est un premier élément pour repenser ce que suppose la mise en place d’une nouvelle hégémonie socialiste, si elle doit être autre chose qu’un artifice rhétorique. Une fois de plus, elle suppose une plongée au milieu de la société. Car n’oublions pas que la société, comme le disait Mauss, c’est avant tout une affaire de corps et de réactions des corps, du fait même d’être constituée par des idées.

« C’est la tâche du grand législateur que de rendre possible le passage à l’acte du peuple »

MLB – Le leader de gauche doit alors être à la société ce que le psychanalyste est au sujet ?

F.C. – Ce dialogue entre politique et psychanalyse, on avait essayé de le nouer au milieu des années 60. Je pense au grand livre de Habermas, Connaissance et intérêt. Si l’on excepte les travaux de Castoriadis, c’est un programme qui est resté en gros sans suite. Il faut du même coup tout reprendre. En ayant en tête les failles de la théorie populiste de Laclau, j’ai récemment fait un premier essai, dans un article sur Rousseau et Durkheim consacré à la figure du législateur, l’être d’exception qui rend possible l’émergence du sujet collectif de la politique, le peuple[8]. Freud y est présent entre les lignes, mais il manque une prise en compte sérieuse de Psychologie des masses. A part un article saisissant de Karsenti[9], je n’ai pas trouvé à ce propos beaucoup de soutien.

MLB – C’est étrange d’associer la figure du législateur au nom de Durkheim. On croit souvent que sa sociologie repose sur l’exclusion du grand homme de la scène de l’histoire.

F.C. – On imagine mal qu’un sociologue qui a réussi à socialiser le suicide, acte individuel s’il en est, ait rencontré des difficultés à rendre compte de la signification sociale d’un chef politique. Durkheim l’a si peu occulté que dans les Formes élémentaires il en a esquissé le profil, jusqu’à en faire presque la théorie. En un mot, un individu qui rêve d’occuper la place du grand législateur ne peut y arriver que dans la mesure où il se fait la métonymie du groupe. Il doit savoir amener à l’expression les désirs qui s’y travaillent, notamment dans ces phases de crises que marquait, aux yeux de Durkheim, un degré élevé d’effervescence. Nous y sommes, presque. En ce sens, il ne peut être un leader démocrate que s’il porte la voix du peuple, tel que nous l’avons défini plus haut, ce qui suppose qu’il sache se brancher sur la société et ses groupes, en apportant des lumières autant qu’il en reçoit, là où il est question de solidarité. Mauss a repris cette conception. Dans son livre sur la nation, il dit du grand législateur qu’il exprime la « notion absurde » aussi bien que l’« illusion fondée » que l’« homme peut changer arbitrairement les sociétés ». Il y a toute la tension entre science et politique, sociologie et socialisme, dans cette phrase.

MLB – Est-ce aussi votre idée du législateur ?

F.C. – En profitant de la rigueur logique qui caractérise la réflexion juridico-politique moderne sur les conditions du contrat social, aussi bien que des brèches ouvertes par Rousseau, l’inquiet, dans la dogmatique libérale, j’ai essayé de faire du législateur le point logique et réel sans lequel l’idée d’une démocratie effective ne saurait se soutenir. La volonté générale d’un peuple agissant comme le sujet collectif de la politique ne se conçoit comme pouvant être consacrée par des lois que si elle émerge du fond de l’histoire d’une société déjà faite. C’est la tâche du grand législateur que de rendre possible le passage à l’acte du peuple. On n’a pas du tout besoin de penser qu’il s’agit d’un individu, et encore moins d’un homme, je veux dire d’un sujet marqué par ce que les analystes décryptent au titre de la jouissance phallique. Comme l’a montré Stefania Ferrando, en prolongeant les recherches de Luisa Muraro, c’est même sur le sens et la portée de l’autorité symbolique que le féminisme a laissé une trace singulière dans la pratique et la pensée politiques. C’est donc la fonction symbolique qui compte.

MLB – Cette figure exceptionnelle, hors normes, fait craindre le despotisme, l’autoritarisme. Le régime représentatif s’est érigé contre ce danger, d’où le primat de la « rule of law ». C’est le reproche qu’on adresse d’ailleurs aux populismes latino-américains que de mettre en danger la République, l’État de droit.      

F.C. – Le spectre de la soumission de tous à la volonté d’un seul procède d’une inversion exacte du législateur : c’est son ombre, plus que sa figure. Si l’on suit le raisonnement de Rousseau, tel qu’il a été repris par Durkheim et Mauss, il faut dire, au contraire, que ce personnage d’exception ne s’élève à une sorte de souveraineté singulière, extra legem, que parce qu’il est subordonné aux idéaux de la société. Ce n’est pas lui qui détient les clés de la volonté générale, il ne fait qu’en rendre possible l’émergence sur le plan du discours qui prépare l’adoption d’une loi. Il ne peut pas ne pas être subordonné à la société, s’il entend remplir ce rôle. C’est une relation où le primat est détenu, en fait et en droit, par la société. Si l’on se reporte à l’Argentine, on voit bien que le leader répond à une attente collective. C’est ce que la théorie du populisme de Laclau et Chantal Mouffe ne laisse même pas soupçonner.

MLB – Qu’est-ce que vous voulez dire ?

F.C. – Je veux dire que le schéma logique composé à partir de la pluralité de demandes, de la chaîne d’équivalence et du point d’identification ne permet pas de comprendre ce qui se passe dans cette rencontre étonnante entre le leader et le peuple à laquelle je faisais allusion plus haut. Ce qu’on attend, lors de ces rassemblements océaniques, c’est en effet un discours, mais au sens de la rhétorique classique : la place à part du leader se marque par une capacité sans égal d’articuler la parole et l’action, dans une synthèse permettant d’avoir tout à la fois une vision claire de la situation et de ce qu’elle exige, compte tenu de l’histoire de la société. Mauss en a fait un portrait très juste, au moment de souligner l’originalité de l’art politique. Le politique se signale, comme il le dit, par « son habileté à manier les formules, à trouver les rythmes et les harmonies nécessaires, les unanimités et à sentir les avis contraires »[10]. C’est ça un leader, pas un signifiant, mais un sujet qui parle et qui s’en sort d’ailleurs assez bien avec la parole pour dévoiler et recomposer, dans un seul discours, l’hétérogénéité du peuple, afin que la volonté soit en effet générale, ce qui est bien la condition pour qu’on passe à l’acte. Mais il faudrait préciser, bien sûr, car je m’imagine que cette description ne suffit pas à éloigner le spectre d’un plébiscite écrasant les droits de la minorité. Il faudrait développer, à ce propos, une autre conception du conflit, irréductible aux négociations pragmatiques dont parle Mouffe. La démocratie véritable est inséparable du vote à la majorité, comme l’a souvent souligné Castoriadis, ce qui veut dire aussi qu’elle suppose le conflit permanent avec la minorité. Il ne s’agit pas de nier les garanties constitutionnelles.

« En politique, on ne commande pas, d’ailleurs, on persuade. Et pour être capable de persuader, il faut d’abord savoir écouter et entendre. »

MLB – Le point clef de cette conception sociologique du chef, c’est donc son auto-compréhension comme dépendant de la société.  

F.C. – Exactement. C’est la différence que fait le gouvernement, comme l’a si bien expliqué, encore une fois, Giuseppe Duso. Ce renversement est capital, si l’on veut comprendre les conditions de constitution d’un leader qui ne serait pas un despote.  Le chef est un être de gouvernement, ce qui veut dire qu’il oriente et coordonne l’activité d’une pluralité de groupes hétérogènes dont la composition échappe à sa décision, car elle en est la condition. Ce n’est pas le point d’accumulation du pouvoir, déplacé depuis le parlement jusqu’à l’exécutif. La logique du gouvernement exige autre chose que l’accumulation du pouvoir de commander. En politique, on ne commande pas, d’ailleurs, on persuade. Et pour être capable de persuader, il faut d’abord savoir écouter et entendre. C’est tout l’art de la rhétorique. Il faut savoir saisir là où pointent les tendances, là où émergent les aspirations, afin que la puissance sociale s’exprime sur le plan politique.

MLB – Il me semble qu’il faudrait pénétrer davantage dans cette « ombre qui accompagne le législateur » dont vous avez parlé, pour comprendre ce qui arrive aujourd’hui. N’est-ce pas ce type de leader autoritaire qui caractérise le populisme de droite ?

F.C. – Oui, vous avez raison, il ne faut pas oublier « l’ombre du législateur ». Quant au populisme de droite, cette expression me paraît occulter ce dont il s’agit : on fait comme si le problème était sa conception du peuple, alors qu’il s’agit de sa conception de la nation. Le fait manifeste est une recrudescence du nationalisme. Karsenti et Lemieux ont eu raison de lever ce voile, car il nous empêche de prendre les mesures de ce qui nous arrive. Ne sachant pas penser la nation pour son propre compte, la gauche se trouve dans l’impasse : elle ne sait pas comment contrer l’attaque, au moment même où le renvoi à l’Europe paraît avaliser la pire compromission avec le néo-libéralisme.

MLB – Karsenti et Lemieux font référence à Mauss précisément sur ce point. Ils essayent de sauver la nation du nationalisme.

F.C. – Ils ont bien raison, car l’approche sociologique nous ouvre une perspective inédite sur la nation. En prenant ses distances du fétichisme nationaliste, Mauss a investi la nation de ce sens du social qui fait le propre du socialisme. Alors même que ses attentes ont été déçues par la montée du fascisme, l’essentiel de son message n’a pas perdu sa pertinence : il ne peut y avoir de nation insoumise, je veux dire de gauche, que si l’on travaille activement à la constitution de cette réalité de niveau supérieur, à cette fédération que Mauss appelait « Internation ». On peut y reconnaître un autre nom de l’Europe sociale qui peine aujourd’hui à émerger. L’alternative à cet internationalisme socialiste n’est pas la démocratie libérale, c’est la rechute dans le nationalisme souverainiste qu’on pense mal en l’appelant « populisme de droite ».

MLB – Vous parlez de « fascisme ». On entend quotidiennement crier à son retour…

F.C. – C’est une insulte libératrice, plus qu’une description satisfaisante. C’est souvent excessif, surtout lorsqu’on finit par embrasser, en raison de l’effet de miroir induit par la représentation, l’ensemble d’une société. On se croit entourés par une populace xénophobe, prête au pire. Cela dit, le rapprochement permet de cerner ce qui est à l’œuvre aujourd’hui.

MLB – À quoi pensez-vous ?

F.C. – À ce qu’a mis en évidence Georges Bataille, à l’époque où il a essayé de penser la communauté, ou plus exactement le « mouvement communionel », en croisant la sociologie de Durkheim et Mauss avec la psychanalyse de Freud. Lors d’une séance du Collège de sociologie, il a esquissé une définition du « pouvoir » qui, en excédant le langage du droit, me semble aller au cœur du phénomène sur lequel il nous faut de nouveau réfléchir. Le pouvoir prend forme, selon Bataille, lorsqu’un individu cherche à capter la puissance sociale dégagée par un mouvement d’ensemble, pour la freiner en la mettant au service de la conservation.

MLB – Cela ne suffit pas à cerner le fascisme.

F.C. – Vous avez raison, Bataille a ajouté d’ailleurs un autre trait, décisif : la « réunion institutionnelle de la force sacrée et de la puissance militaire en une seule personne »[11]. Or, à cet égard, il me semble que si l’on est bien en présence, à l’extrême droite nationaliste, de la formation d’un pouvoir qui cherche à capter la puissance au bénéfice de la conservation, de soi et des institutions, nous n’en sommes pourtant pas au pro patria mori. Il y a des signes inquiétants, c’est vrai, je pense notamment à la manipulation politique de la religion chrétienne, allant tout à fait à l’encontre de la lutte pour la libération qui marque, ici en Argentine, la signification politique de la théologie. L’accumulation du sacré ne me semble pourtant pas aller dans le sens de la guerre, à moins qu’on ne veuille penser sous ce chef la violence exercée sur les migrants. Car c’est surtout cette violence qui, en Europe, fait parler d’un fascisme renaissant. Tout ce qui compte, c’est de savoir intercepter ces signes, pour organiser la réponse.

MLB – C’est donc encore une fois une question d’organisation.

F.C. – Tout à fait. Il ne s’agit pas d’attendre l’homme providentiel. Dans la perspective que nous avons esquissée, la place centrale de la fonction de gouvernement que nous avons nommé « grand législateur » ne se rend intelligible que sur le fond de l’organisation préalable du mouvement d’ensemble, de cette puissance sociale que le pouvoir pas encore tout à fait fasciste à la fois capte et freine, alors qu’il s’agit, pour nous, d’en rendre possible la pleine expression, pour qu’elle puisse transformer la réalité instituée. On peut conclure sur ce point, car le terme d’« organisation » résume à lui seul la relation à distance entre socialisme et populisme. Il n’y en a pas d’autres en effet qui condense mieux ce qu’a été et voulu être le socialisme : au-delà de la phase critique, il devait y avoir une phase organisée. Organisation toujours déjà en cours d’ailleurs, à quelque degré, s’il est vrai qu’il s’agissait et qu’il s’agit de mesurer et régler les rapports entre idéaux et pratiques, futur et présent. La créativité des masses dont parle Mauss en a été le témoignage : toutes les inventions de la classe ouvrière n’avaient qu’une visée, produire en acte une nouvelle organisation. Mais c’est vrai aussi du féminisme comme de l’écologie. Et c’est bien ce que j’observe en Argentine, lorsque je suis ce processus politique qu’on résume en parlant de populisme. Des masses sociales hétérogènes aussi créatives qu’organisées. Nous avons esquissé tout à l’heure en quoi consiste cette organisation. C’est ce mode d’organisation qui me semble révolutionnaire, si vous voulez, et qu’il faudrait chercher à reprendre. S’il est vrai qu’historiquement le populisme de gauche, c’est le socialisme, le socialisme d’aujourd’hui ne peut à son tour retrouver son esprit qu’en étant bien plus populiste que ce qu’il n’est.

[1]A. Comte, Discours sur l’ensemble du positivisme, Paris, Librairie scientifique-industrielle, 1848.

[2]B. Karsenti, Politique de l’esprit. Auguste Comte et la naissance de la science sociale, Paris, Hermann, 2006.

[3]B. Karsenti, D’une philosophie à l’autre, Paris, Gallimard, 2013.

[4]M. Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris,1925.

[5]V. Gago, La potencia feminista, Buenos Aires, Tinta Limon, 2019.

[6]E. Laclau, C. Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy, Towards a radical democratic politics, London, Verso, 1985.

[7]C. Soler, Qu’est-ce qui fait lien ?, Paris, Éditions du Champ lacanien, 2012.

[8]F. Callegaro « Le législateur et l’inconscient du peuple. Rousseau avec Durkheim », Etica & Politica/Ethics & Politics, XX(2), “‘Civil’ Religion : an uneasiness of the Moderns ?”, 2018, p. 211-2443

[9]B. Karsenti, « Identification et reconnaissance. Remarques freudiennes. » L’injustice sociale. Quelles voies pour la critique(2013): 149-166.

[10]M. Mauss, « Division concrète de la sociologie », in Essais de sociologie, Paris, Minuit, 1968.

[11]D. Hollier, Le Collège de sociologie(1937-1939), Paris, Folio Essais, 1995.