Benoît Coquard : « Les classes populaires rurales et les sympathisants de gauche tendent à s’éloigner »

Commune du Val d’Oingt (69) vue du ciel. © Lucas Gallone

Souvent résumées par des termes misérabilistes, comme « France périphérique » ou « France des oubliés », les campagnes françaises en déclin sont devenues des bastions du Rassemblement National. Alors que la gauche s’interroge sur la façon d’y reprendre pied, le sociologue Benoît Coquard, rappelle le rôle central que jouent les sociabilités locales et quotidiennes dans le vote, mais aussi sur la perception du monde en général. Rejetant les explications purement géographiques, il invite à se pencher sur les dynamiques de classe qui existent dans les campagnes en difficulté. Rapport ambigu à l’État, repli sur des petits groupes ou encore valorisation de la débrouillardise… Très souvent, les classes populaires rurales sont mal comprises par le monde intellectuel, qui plaque des idées toutes faites sur elles. Dans cet entretien-fleuve, celui qui arpente au quotidien les campagnes de l’Est de la France les présente telles qu’elles sont.

Le Vent Se Lève – La carte des législatives 2024 a été largement commentée autour du prisme d’un clivage entre les métropoles et les campagnes françaises. Bien que ce constat mérite d’être nuancé, l’ancrage du RN dans certaines zones rurales est tout de même très net, par exemple dans le Nord-Est de la France, avec de nombreuses victoires dès le premier tour dans le Nord, l’Aisne, la Meuse ou la Moselle. A l’inverse, la gauche semble pratiquement imbattable dans la plupart des métropoles. Faut-il y voir un clivage géographique ou plutôt un clivage de classes ?

Benoît Coquard – Les deux car ces deux dimensions se recoupent. Mais il y a une certaine confusion : lors des élections, on fait beaucoup de cartes, qui donnent une représentation visuelle de la France toute noire, c’est-à-dire complètement RN. Or, cela cache la distribution des individus dans l’espace, puisque les villes rassemblent beaucoup plus de monde, mais cela cache aussi les déterminants du vote. Bien sûr que les riches et les pauvres ne vivent pas dans les mêmes quartiers, mais la France n’est pas aussi ségrégée que les États-Unis. L’économiste Olivier Bouba-Olga a montré pour les dernières élections européennes et législatives que le fait d’être rural ou urbain n’était explicatif que d’1,2 point du vote ! Le territoire seul arrive loin derrière le niveau de revenus et la catégorie sociale, qui sont les premiers déterminants.

L’effet de lieu dans le vote existe bel et bien, mais il est plus complexe que cela. Au-delà de la classe à laquelle vous appartenez, c’est aussi celles qui vous entourent qui vous influencent dans vos choix politiques. En sociologie, nous parlons de « morphologies sociales » ou « d’espaces sociaux localisés » : vous avez des coins, notamment dans les campagnes où il y a davantage d’ouvriers et d’employés, qui sont plus en contact avec la petite ou la moyenne bourgeoisie à capital économique. Dans la périphérie des grandes villes, vous avez également des classes populaires, mais qui sont davantage en contact avec des populations plus diplômées qui appartiennent à ce qu’on appelle le « pôle culturel » de l’espace social, pour reprendre la représentation de Pierre Bourdieu. Or, dans cet espace, on vote généralement à gauche et on influence ainsi les gens autour de soi à faire de même.

Cela signifie que le vote se construit aussi en fonction des milieux sociaux que vous côtoyez. Un ouvrier ne va pas fréquenter les mêmes personnes s’il habite dans une grande ville ou s’il habite loin de cette grande ville. De fait, les classes populaires des villes n’ont pas les mêmes emplois que les classes populaires rurales. Dans le rural, on trouve davantage d’ouvriers qualifiés et stabilisés, donc plus proches du petit patronat et des artisans. Ces fréquentations sociales encouragent le vote à l’extrême-droite. A l’inverse, le salariat précarisé et uberisé des grandes villes est moins attiré par l’offre politique du RN parce que les groupes sociaux qui jouent le rôle de leaders d’opinion locaux votent peu pour ce parti. Derrière la géographie, il y a donc toujours la question sociale.

« L’économiste Olivier Bouba-Olga a montré que le fait d’être rural ou urbain n’était explicatif que d’1,2 point du vote ! »

C’est pour cela que j’ai critiqué le concept de la « France périphérique », qui est pour moi un écran de fumée qui sert à gommer les clivages de classe et les autres rapports de domination, de genre et de race. Plus que la théorie en elle-même, je rejette surtout son usage qui oppose constamment les villes et les campagnes, en oubliant qu’au sein même des ruralités il y a des inégalités. Les véritables effets de lieux se jouent sur les fréquentations et les socialisations. Enfin, il faut bien comprendre que tout ce que je dis là se combine évidemment avec les caractéristiques individuelles de bases, évoquées au départ. Par exemple, si vous n’êtes pas blanc et que vous subissez du racisme, il est clair que vous serez moins enclin à voter pour l’extrême droite (ce qui ne signifie pas que vous voterez à gauche pour autant).

LVSL – La thèse de la « France périphérique » portée notamment par Christophe Guilluy, est d’ailleurs reprise par le RN pour opposer le mode de vie urbain, supposé « mondialisé », « bobo » ou « woke », à celui des campagnes, qui serait plus « enraciné », c’est-à-dire traditionnel. Ce discours trouve-t-il un écho dans les campagnes « en déclin » que vous étudiez ou s’agit-il plutôt de slogans électoraux qui ont peu de poids face aux sociabilités et aux effets de classe dans le choix du vote ?

B. C. – D’abord, je n’enquête pas sur le vote ou les avis politiques des gens, mais sur la façon dont ils socialisent au quotidien. En les côtoyant, j’observe bien sûr que la politique fait partie de la vie quotidienne mais que les questions de réputation ou de reconnaissance sociale sont plus importantes. Il y a d’ailleurs un lien entre les deux : en bas de l’échelle sociale, il y a toujours une forme de recyclage et d’imitation de ce qui se passe un peu plus en haut, dans le milieu social auquel on aspire. Les leaders d’opinion reconnus localement sont ces gens dont l’on considère qu’ils ont bien réussi leur vie, c’est-à-dire qu’ils ont une certaine stabilité économique, mais surtout qu’ils l’ont mérité au yeux des autres, parce qu’ils sont courageux au travail, qu’ils n’ont pas tout hérité de leurs parents, etc. Des valeurs qui sont souvent associées au vote pour le RN dans les campagnes que j’étudie.

Ces leaders d’opinion, qui concrètement sont surtout des hommes artisans, petits patrons, agriculteurs, ouvriers qualifiés ou contremaîtres, peuvent donc relayer la parole RN à leur manière en l’associant à des conflits locaux. Mais de façon diffuse, leur discours prend parce que les médias consommés par les gens que j’étudie véhiculent une grille de lecture très conflictuelle du monde et en accord avec l’idéologie d’extrême droite. Je vous cite quelques expressions qui reviennent pour justifier cela : « chacun voit midi à sa porte », il faut toujours « passer avant l’autre » pour se faire une place, d’où le succès aussi de privilégier les Français d’abord, d’être anti-assistanat, etc. Finalement le vote RN est aussi une stratégie perçue comme réaliste de promotion de soi-même, pour ne pas tomber dans le déclin qui caractérise notre territoire ou, a minima, avoir la garantie qu’il y aura toujours plus bas que nous… Elle est payante de suite, parce qu’elle n’implique pas une véritable amélioration de sa condition, mais simplement un transfert de honte sociale vers d’autres catégories de la population, ou vers ses semblables qui auront un peu moins de facilité à défendre leur respectabilité.

« Finalement le vote RN est aussi une stratégie perçue comme réaliste de promotion de soi-même, pour ne pas tomber dans le déclin qui caractérise notre territoire ou, a minima, avoir la garantie qu’il y aura toujours plus bas que nous… »

A force que des messieurs en cravate ou des dames qui « osent dire ce qu’elles pensent » à la télé répètent tout le temps ce type de discours, cela donne une légitimité à ce mode de pensée, qui a permis de construire l’hégémonie politique indétrônable du RN dans certains bourgs. On me reproche parfois de nier qu’il y ait des militants de gauche dans les milieux ruraux : bien sûr qu’il y a des campagnes qui votent à gauche et des campagnes où la bascule vers le RN est récente et où elle peut rebasculer, mais les endroits que j’étudie sont un peu des laboratoires d’une situation hégémonique Le FN puis le RN y est devenu la seconde force politique dès 1995 et très vite la première, sauf pendant l’épisode Sarkozy. Le bourg d’où je viens a voté à 60% pour le RN aux législatives et à plus de 50% au premier tour des présidentielles. Le reste des voix est par ailleurs à droite, il n’y a quasiment pas de gauche, c’est le miroir inversé du centre des grandes villes. Il y a des générations entières de familles qui dépendent essentiellement d’un seul employeur local et les secteurs qui emploient le plus sont l’aide à la personne et le bâtiment. Rien à voir avec les emplois diplômés des métropoles.

LVSL – Une différence majeure entre les campagnes et le cœur des métropoles est justement que ces dernières attirent très fortement les diplômés. Dans les campagnes que vous étudiez, les élites locales possèdent surtout des capitaux économiques : il s’agit de petits patrons, de médecins, de petits notables… Vous disiez que vos territoires de recherche ont basculé vers le FN, puis le RN, il y a déjà longtemps. Pourtant, à l’échelle nationale, il semble que les groupes sociaux qui s’en sortent bien économiquement ont basculé seulement récemment vers ce vote, qui séduisait surtout des couches populaires. Ces observations nationales correspondent-elles avec ce que vous observez sur le terrain ?

B. C. – C’est une très bonne question. Ceux que j’appelais juste avant les leaders d’opinion sont des gens qui dans leur style de vie et même dans leur condition matérielle d’existence ont été proches ou membres des classes populaires. Ils continuent à avoir des goûts, des modes de consommation et des aspirations très proches des classes populaires, même s’ils se sont relativement enrichis depuis. Ce sont ces gens que j’ai retrouvés sur les ronds-points dans les premières semaines du mouvement des gilets jaunes, avant que celui-ci ne soit taxé de mouvement de « fainéants » dans les discussions du coin. 

Ces personnes appartenant à la petite bourgeoisie économique se rejoignent avec les milieux populaires sur une vision du monde commune et parce qu’ils exercent des métiers assez semblables, même si les revenus ne sont pas les mêmes et que les rapports hiérarchiques existent bel et bien. Entre un auto-entrepreneur dans le paysagisme très précaire et un artisan maçon, qui vit en général beaucoup mieux, il y a des appartenances et des sensibilités communes, auquel le RN sait s’adresser, notamment en surfant sur l’idée qu’il est tellement pour ceux qui travaillent qu’il va plus durement que jamais ciblé celles et ceux que l’on suppose ne pas vouloir travailler.

Le sociologue Benoît Coquard (photo de profil X).

À l’inverse, le médecin, le notable local, le patron de l’usine, les dirigeants des institutions, le maire font partie d’un autre monde. A la campagne aussi, il y a des formes d’entre-soi bourgeois très fortes, y compris dans la bourgeoisie culturelle : même dans les campagnes RN, il y a des petits îlots d’artistes et de profs qui se fréquentent entre eux. Enfin, il ne faut pas oublier que la bourgeoisie de droite classique a peu de difficultés à se déplacer à l’extrême-droite. De fait, l’essentiel des votes RN viennent de l’ancienne droite, plus que de la gauche. Ce déplacement est d’autant plus facile aujourd’hui pour la bourgeoisie locale que le RN est désormais vu comme un parti libéral sur les questions de la retraite et des salaires et qui donne des gages aux propriétaires…

LVSL – Le cœur de votre travail concerne justement les sociabilités en zone rurale. Dans votre ouvrage Ceux qui restent, Faire sa vie dans les campagnes en déclin (La Découverte, 2019), vous abordez notamment la disparition d’espaces de sociabilité très divers – des clubs de sport aux collectifs de travail en passant par les bistrots – et le fait que la sociabilité se soit repliée sur l’espace privé et sur des bandes de potes « sur qui on peut compter ». Quels effets cette disparition des lieux de brassage social et ce repli sur des bandes ont-ils sur les représentations du monde extérieur ?

B.C. – Avant d’aborder ces aspects, je pense qu’il faut rappeler que les formes d’appartenance sont largement liées à la division du travail et à l’organisation économique. Dans les milieux que j’étudie, le salariat recule depuis les années 1990 du fait des délocalisations et des fermetures d’usines, ce qui engendre moins d’égalité dans les salaires et plus de concurrence directe pour les emplois restants. Les gens travaillent donc dans de plus petites entreprises qu’auparavant, ou à leur compte, ce qui fait décliner le syndicalisme et d’autres structures d’encadrement des classes populaires. Tout cela n’est pas inédit aux campagnes de France, on retrouve déjà ce constat dans le livre William Julius Wilson (sociologue, ndlr) When work disappears (1996), qui montrait, dans le cas des afro-américains de Chicago, que lorsqu’un monde industriel périclite, toutes les structures de reproduction sociale sont mises en péril, les liens sociaux, la solidarité et le sentiment communautaire se désagrègent.

Auparavant, dans les campagnes productives du Nord et de l’Est, et dans quelques poches à l’Ouest de la France, on pouvait faire sa carrière de génération en génération dans la même boîte et y finir contremaîtres. Cela avait des effets sociopolitiques importants : ces campagnes ont été laïcisées très tôt, l’emploi féminin y était massif et les femmes étaient relativement bien rémunérées, même si moins que les hommes. Désormais, nous sommes revenus à une situation où le chômage des femmes de moins de 35 ans est souvent le double de celui des jeunes hommes, elles sont donc plus précarisées donc elles dépendent davantage du couple et la domination masculine structurellement plus marquée. 

« Nous sommes revenus à une situation où le chômage des femmes de moins de 35 ans est souvent le double de celui des jeunes hommes. Elles dépendent donc davantage du couple et la domination masculine est structurellement plus marquée. »

Cela étant dit, je m’inscris aussi en faux contre les théories faites sans enquête de terrain sur ces populations, selon lesquelles ces pauvres « petits blancs » sont devenus individualistes parce qu’il n’y a plus de paroisse, plus d’usine, plus de syndicat, de café etc. En réalité, il ne reste pas rien, les sociabilités se sont recomposées. Vous devez toujours le fait d’accéder à un travail, de vous mettre en couple, de fonder une famille à des formes de reconnaissance sociale que vous avez des autres. Ceux qui sont les plus en difficulté, c’est ceux qui n’ont pas de potes, que personne ne soutient, qui ne sont pas dans des réseaux d’entraide qui jouent le rôle de structures informelles de reproduction sociale.

La différence, c’est que cette appartenance ne sera pas aussi stable qu’auparavant quand il existait une entreprise de 500 salariés dans un villages de 3.000 âmes. Par ailleurs, c’est objectivement très compliqué de maintenir des amitiés avec un grand nombre de personnes sur le temps long, notamment du fait de la concurrence sur le marché de l’emploi ou sur le marché matrimonial. On a du mal à faire groupe avec tout le monde. Comme m’ont dit les gens que j’ai interrogés « j’ai fait le tri entre ceux qui m’ont soutenu quand j’ai eu un conflit avec un tel ou quand ma famille avait un problème et ceux qui m’ont traité de branleur quand mon patron m’a viré ». Là encore, on voit que le fait d’appartenir à des réseaux de solidarité, comme les syndicats par exemple, est vraiment essentiel pour ne pas fracturer une classe sociale à niveau local.

Donc oui il y a une forme de repli, ou en tout cas de resserrement des liens, mais la disparition des lieux de sociabilité n’en est pas directement à l’origine. Cette disparition est elle-même une conséquence du fait qu’il y a moins de boulot et que les modes de vie ont changé : les collectifs de travail ont disparu donc les bars sont désertés. L’aménagement du territoire a aussi un impact : quand on construit une quatre voies, le boulot s’éloigne, les jeunes se garent le soir, repartent le matin et ne fréquentent plus le centre-bourg donc la vie villageoise n’est plus la même. Le néolibéralisme a détruit nombre de structures de reproduction sociale, mais aussi de sociabilité commune et donc de conscientisation d’intérêts communs.

« Il y a une forme de repli, ou en tout cas de resserrement des liens, mais la disparition des lieux de sociabilité n’en est pas directement à l’origine. Cette disparition est elle-même une conséquence du fait qu’il y a moins de boulot et que les modes de vie ont changé. »

Effectivement, cela pousse à se dire que « chacun voit midi à sa porte ». Vu que « tout le monde se tire dans les pattes » et donc autant se lier avec un petit nombre de personnes. De la même manière, s’il faut être pistonné pour avoir une bonne place sur le marché du travail, on ne va pas donner le « tuyau » à tout le monde, mais seulement à quelques potes avec qui on fait du travail au noir le week-end. Tout ce registre qui consiste à voir la solidarité comme forcément sélective, au détriment d’autres populations avec lesquelles vous êtes en concurrence, droitise beaucoup la population.

LVSL – Dans vos travaux, vous mentionnez également le concept de « capital d’autochtonie » qui existe dans les campagnes, c’est-à-dire les ressources qu’apportent l’appartenance à des groupes sociaux locaux. Concrètement, le fait de vivre depuis toujours dans un village apporte généralement des avantages dont les nouveaux arrivants ne disposent pas. Est-ce que l’éclatement des collectifs de travail et la disparition de nombreux espaces de brassage social ne nourrit pas un certain sentiment d’autochtonie et une méfiance à l’égard du reste du pays, notamment les grandes villes, qui peut contribuer à cette droitisation ?

B. C. – Oui, puisqu’on arrive à avoir de la reconnaissance sociale dans ces formes de sociabilité sélective, l’entre-soi est plutôt bien vécu. Cela peut conduire à rejeter les autres styles de vie tels qu’on les perçoit dans les autres classes sociales, notamment urbaines qui sont les plus lointaines géographiquement et socialement. Le fait d’être bien implanté à la campagne permet de critiquer le mode de vie urbain et de retourner de potentiels stigmates. Par exemple, j’ai souvent entendu que « la ville c’est nul » non pas parce que ça coûte trop cher, mais parce que le style de vie y serait une arnaque, à savoir qu’on y aurait pas de liberté et que les gens ne se connaissent pas donc ne se reconnaissent pas socialement. A la campagne, les gens s’appellent par leur prénom, tout le monde a un surnom et on est souvent identifié par rapport à ses parents… Tout cela contribue à fortement valoriser son appartenance locale, qui prend parfois un côté presque insulaire.

Par exemple, au début du mouvement des gilets jaunes, il y avait bien sûr des revendications de justice sociale et de redistribution des richesses, mais aussi un très fort sentiment d’être méprisé par des gens qui ne nous connaissent pas. L’opposition aux 80 kilomètres/heure sur les départementales incarne parfaitement cela : les gens considèrent qu’ils sont maîtres chez eux et rejettent une loi qui les contraint. Il connaissent les inconvénients de la voiture, mais ont souscrit à ce mode de vie et ne veulent pas être embêtés.

C’est la même chose sur la défense des services publics : le mot d’ordre est fédérateur, mais tout le monde ne met pas la même chose derrière. Si on parle d’une nouvelle ligne TGV ou de certains services sociaux, beaucoup de ruraux que j’ai interrogés sont contre. A l’inverse, quand l’hôpital ou l’école du coin ferme, il y des mobilisations, même si toutes les classes populaires n’y sont pas présentes. Le retrait de l’État n’est pas souhaité, mais il y a aussi une valorisation de la débrouille qui elle-même s’appuie sur le rejet des institutions étatiques.

LVSL – Dans un récent article dans le Monde diplomatique avec votre collègue Clara Deville, vous abordez justement le fait que de nombreux ruraux attendent surtout de l’État qu’ils les laissent tranquilles. C’est évident sur la question de la voiture, avec l’exemple des 80 km/h, et des zones à faibles émissions, mais aussi sur les services publics. La fermeture de nombreuses postes, écoles, gares, trésoreries ou maternités de proximité est un fait. Pourtant, vous écrivez que « l’enjeu est moins un abandon des campagnes que la polarisation foncièrement inégalitaire des ressources de l’État ». Pourriez-vous revenir là-dessus ? 

B.C. C’est une question qu’a traité ma collègue Clara Deville, qui a notamment trait à la dématérialisation des démarches administratives. La dématérialisation, ce n’est pas vraiment un abandon de la part de l’État, mais plutôt un redéploiement de l’État, qui met en concurrence les citoyens pour l’accès à leurs droits. Avec le numérique, les citoyens sont contrôlés plus étroitement et un jeu d’attentes et de menaces se met en place. Certains sont satisfaits par le fait de pouvoir faire leurs démarches depuis chez eux n’importe quand, tandis que d’autres ont un sentiment d’incompétence car ils ne peuvent pas se saisir de ces outils. 

« La dématérialisation, ce n’est pas vraiment un abandon de la part de l’État, mais plutôt un redéploiement de l’État, qui met en concurrence les citoyens pour l’accès à leurs droits. »

Clara montre très bien que pour les gens qui vivent dans la pauvreté rurale, se rendre à la sous-préfecture est déjà très compliqué… Et lorsqu’il n’y a plus de face à face humain possible, ça devient encore plus dûr. Et en face, le fait de critiquer l’État et de vouloir s’en passer, c’est aussi se montrer travailleur et autonome, donc se conformer à un moule social très présent dans les campagnes.

LVSL – Dans votre livre Ceux qui restent transparaît justement cette valorisation très forte de la débrouillardise dans les milieux populaires ruraux. Celle-ci peut prendre toutes sortes de formes : réparer une machine qui ne marche plus, retaper une maison avec des amis, bricoler, coudre, cultiver son potager… Bref, plein de situations dans lesquelles on se passe de l’État, mais aussi assez largement du système marchand. Ces formes de débrouillardise ont toujours existé dans les milieux populaires, notamment car elles permettent d’économiser de l’argent, mais aussi car faire quelque chose soi-même apporte une grande fierté. Si on revient sur le terrain politique, on pourrait imaginer que la gauche anti-libérale se saisisse de cette fierté et la valorise, parce qu’il s’agit d’entraide, d’une forme de dé-marchandisation et d’écologie, quand on répare des objets plutôt que de les jeter. Est-ce que les personnes que vous rencontrez politisent cette débrouillardise ordinaire ?

B.C. – Le problème est que si la gauche s’en saisit, ce sera à travers le prisme bourgeois qui la caractérise et elle en fera quelque chose qui va rebuter les classes populaires. Je vois très bien comment le fait de produire local peut être traduit d’une autre manière que ce que les classes populaires valorisent : ce n’est pas tant le fait que ça soit produit sur place ou que ça soit le fruit de leur travail qui les intéressent, mais plutôt le fait que cela montre qu’on est habile et qu’on est pas un fainéant. Dans les milieux populaires, beaucoup de gens ont une autre activité en plus de leur travail, pour des raisons de subsistance bien sûr, mais aussi pour la reconnaissance sociale que cela apporte. Depuis que je fais de la sociologie, je m’intéresse beaucoup à ce qui se fait dans la sociologie des quartiers populaires et je reconnais en partie le vocabulaire que l’on retrouve à la campagne, comme le fait d’être démerdards, de travailler vite et bien, mais aussi parfois de gruger l’État et le fisc. Si le travail au noir est souvent bien vu, c’est parce qu’il démontre des compétences à faire soi-même, sans attendre quelque chose de la part des institutions.

Je reviens à votre question : pour que la gauche puisse réellement se saisir de cette fierté populaire, cela impliquerait qu’elle soit plus proche des milieux populaires, ce qui me semble compliqué étant donné le monde social rural que nous avons décrit plus haut. Les classes populaires, et notamment les petits artisans, valorisent déjà cette débrouillardise et si la gauche se penche là-dessus, elle le fera sans doute avec misérabilisme, tandis que l’extrême-droite le fait avec démagogie (ce qui marche mieux électoralement). Parmi mes enquêtés, je retrouve surtout la volonté de se tenir la tête haute et de ne pas se laisser « phraser » comme on dit chez moi : ne pas écouter les intellectuels, tels que les journaliste ou politiques, qui font de longues phrases sans contenu, tout comme les officiels qui représentent l’État, est une attitude valorisé, qui montre votre autonomie de jugement et une conscience réaliste de la trahison des discours.

« Les classes populaires, et notamment les petits artisans, valorisent la débrouillardise. Si la gauche se penche là-dessus, elle le fera sans doute avec misérabilisme, tandis que l’extrême-droite le fait avec démagogie, ce qui marche mieux électoralement. »

Je vais dire une phrase un peu vide de sens pour le coup, mais je pense qu’il y a une vraie nécessité de comprendre à quoi les gens aspirent réellement… On dit, à tort, qu’il n’y a plus de sens du collectif dans les milieux populaires et que la politique pour y répondre se résume à viser des petits segments avec des mesurettes de compensation spécifiques à chaque groupe social. En réalité, les gens valorisent le fait d’être capable de s’aider les uns les autres, de défendre les copines quand elles se font calomnier, les copains quand ils se font virer, etc. Si la gauche ne s’appuie pas là-dessus, c’est parce qu’elle ne connaît pas ce monde-là.

Là encore, je ne parle pas du prisme géographique, mais social. Il ne suffit pas de venir des campagnes désindustrialisées et des classes populaires pour comprendre les gens qui y vivent, la question est : où es-tu maintenant, qui fréquentes-tu au quotidien pour te faire une idée du monde? C’est pourquoi la petite bourgeoisie économique occupe le haut du pavé et peut distribuer les bons points : elle côtoie au concret les classes populaires rurales. C’est là qu’est le vrai enjeu : les mouvements démographiques tendent à éloigner les classes populaires rurales et les sympathisants de gauche. Même quand ils s’établissent à la campagne, ces derniers vont plutôt dans des campagnes attractives où ils retrouvent des gens qui leur ressemblent.

Pour y remédier, il y a aussi une nécessité de mieux reconnaître et valoriser les savoir-être et les savoir-faire populaires. Quelqu’un comme François Ruffin veut montrer qu’il est plus proche du terrain que pas mal de ses collègues de gauche et sait s’appuyer sur des exemples de gens qu’il a rencontrés. Sa limite à mon sens, c’est qu’il parle surtout, par la force des choses, de ce qu’ils ont perdu, qu’il arrive au moment où quelque chose ferme et qu’on définit finalement toujours les gens qu’on entend représenter par rapport au manque et à ce qu’il y avait de mieux avant.

Ce qui devrait nous intéresser, c’est ce que les gens valorisent chez eux et qui existe encore. Quand on parle des classes populaires, on a toujours l’impression qu’elles sont oubliées, qu’il faudrait qu’elles soient sauvées par d’autres… Or toute cette rhétorique de la « France invisible », des « oubliés », glisse facilement vers celle des « petits blancs » laissés de côté au profit d’autres qui bénéficieraient davantage des aides sociales, a été imposée par le RN. On devrait plutôt s’interroger sur ce qui, chez les dominés, est valorisé, notamment dans leur capacité de résistance quotidienne face à la précarité statutaire et aux calomnies qu’ils subissent. La débrouillardise, par exemple, doit être vue telle quelle, sans l’embourgeoiser.

LVSL – Le mouvement des gilets jaunes est une bonne illustration de ce que vous décrivez : ils n’attendaient pas d’être sauvés, n’espéraient pas grand chose de l’État ou des partis politiques, peu importe leur orientation. Au contraire, ils cherchaient plutôt à s’auto-organiser, ne déléguaient pas leur parole à des représentants, la plupart parlaient en leur nom et leur principale demande collective était le RIC, qui permet à chacun de voter en conscience. Nous évoquions la distance qu’ont les classes populaires rurales vis-à-vis des institutions : le mouvement des gilets jaunes n’est-il pas l’expression la plus pure de ce rapport distancié à la politique et de la volonté d’auto-organisation ?

B.C. – Ce qui fait effectivement l’originalité du mouvement des gilets jaunes, c’est qu’il venait d’en bas et qu’il avait une forte défiance vis-à-vis de la gauche – et du reste du champ politique – à raison puisqu’ils se sont faits calomnier au départ par la gauche, avant que cela ne se transforme en un mouvement de manifestations soutenues par la CGT et la France insoumise. Le fait d’occuper les ronds-points et les péages autoroutiers n’était pas habituel non plus. 

Les initiateurs aussi étaient de nouvelles têtes : vers chez moi, le groupe Facebook qui organisait les gilets jaunes a été créé par deux femmes, l’une d’entre elle venait de perdre son emploi, l’autre était auto-entrepreneuse, avec ses enfants à charge car le père est parti. C’est improbable que des personnes comme ça se soient retrouvées à monter un mouvement de si grande ampleur : toute la sociologie politique montre qu’elles font souvent face à des impasses, théoriquement elles auraient dû être abstentionnistes et ne jamais être sur le devant de la scène. Mais très vite, ces femmes-là, ont été débordées par une majorité de mecs avec des grosses voix qui travaillent dans le transport notamment. Ainsi des logiques sociales plus fortes, notamment le patriarcat, sont revenues en force. De même, les journalistes qui ont couvert le mouvement allaient interroger des personnes qui étaient proches de Paris et qui savaient bien s’exprimer dans les médias, donc cela impose une certaine sociologie des leaders symboliques du mouvement.

La droite était contre le mouvement étant donné que les gens se mobilisaient pour leurs intérêts, même si les médias ont parlé en bien des gilets jaunes durant les premiers jours,avant de les abandonner quand il se sont rendus compte que le mouvement n’était pas la contestation fiscale qu’ils espéraient. La gauche, elle, n’était pas là, elle n’avait pas senti ce qui se passait au départ par manque de proximité sociale avec ces classes populaires. L’extrême-droite et les milieux complotistes ont essayé très vite de récupérer le mouvement, mais le RIC s’est imposé comme une revendication démocratique et les autres propositions sont restées plus en retrait. La question de classe était centrale dans le mouvement : puisque les gens ne pouvaient pas ouvrir leur gueule au travail, ils me disaient le faire sur les rond-points. 

Pour que la gauche les représente, il aurait fallu que beaucoup de gj soient devenus députés ou du moins candidats. Historiquement, dans le Parti Communiste, il y avait un vivier d’ouvriers qui finissait par accéder aux plus hautes fonctions. De la même manière que les partis font attention à ce que tous les candidats aux élections ne soient pas des hommes et pas blancs (pour les partis de gauche), je pense qu’il faudrait limiter l’accès de certaines classes sociales (les professions dites intellectuelles, les cadres, les professions libérables) et de certaines professions qui sont surreprésentées en politique, que ce soit à l’Assemblée, mais aussi dans les sections locales. 

J’ai conscience de la difficulté de cette « parité sociale ». Même ceux qui prêchent pour une révolution de la représentation, à savoir que les milieux les plus majoritaires dans le pays, les ouvriers et les employés, soient les plus représentés en politique, seraient certainement surpris ou gênés par certaines maladresses des néophytes. Et même si l’on envoie plein d’ouvriers à l’Assemblée du jour au lendemain, la transformation du système sera plus lente. Le champ politique gardera son propre fonctionnement,les savoir-être et savoir-faire populaires feront toujours face à une remise en cause, puisque ce monde n’est pas le leur et qu’il base son fonctionnement sur leur exclusion. C’est comme à l’école : si on n’est pas proche du milieu scolaire dans son milieu familial, être bon à l’école suppose toute une acculturation et une socialisation pour intégrer un monde qui n’est pas le nôtre. Cela demande de profonds changements sur la façon dont on juge la compétence et la légitimité en politique. Mais cela me semble fondamental si la gauche entend représenter les classes populaires. Sinon la droite réussira à continuer d’imposer non seulement son ordre économique, mais aussi sa hiérarchie symbolique, tout en récupérant de nouvelles figures, qui ne servent qu’à cacher que nous sommes dans une société fondée sur la reproduction sociale et l’entretien des privilèges à la naissance pour les classes dominantes.

Luc Rouban : « Le RN cherche à récupérer l’image de “droite sociale” et protectrice associée au gaullisme »

Affiches électorales pour les élections législatives de 2024. © Free Malaysia Today

Alors que les dirigeants du Rassemblement national, dont Marine Le Pen, comparaissent devant le tribunal correctionnel de Paris pour « détournement de fonds publics », on peut s’interroger sur l’avenir d’un parti politique, qui, il y a quelques mois encore, semblait aux portes du pouvoir. Le RN aurait-il atteint ses limites ? C’est la thèse de Luc Rouban, qui publie « Les ressorts cachés du vote RN ». Entretien [1].

Vous décrivez le RN comme un « trou noir » qui attire des votes toujours plus nombreux. Qui sont ses nouveaux électeurs ?

J’ai voulu comprendre l’expansion du vote RN, particulièrement notable entre 2022 et 2024. Il a atteint près de 11 millions de voix au premier tour de la présidentielle et près de 8 millions de voix au second tour des législatives en 2024. C’est considérable par rapport aux législatives de 2022. Or, ce vote n’est plus celui de l’électorat de l’ancien Front national, qui était très populaire. Le noyau dur de l’électorat populaire est encore là, mais on a un vote RN qui concerne désormais les classes moyennes et supérieures. Au premier tour des législatives, les cadres ont voté RN à plus de 20 %. Ensuite, le RN a énormément progressé sur des espaces favorables à la gauche, comme la fonction publique, y compris chez les cadres de catégorie A et chez les enseignants (pour 18 % d’entre eux).

Les clés d’analyses appliquées au Front national ne fonctionnent plus selon vous. Notamment sur la question du racisme…

Effectivement, aucune étude ne signale une explosion d’un racisme systémique qui aurait brusquement saisi les Français. Toutes les enquêtes sociologiques montrent une forme de tolérance plus grande dans la société française et moins de racisme, moins d’antisémitisme, moins de xénophobie. Un autre élément probant, c’est que le RN fait des scores très importants dans les DOM-TOM, notamment à Mayotte et aux Antilles. On ne peut pas imaginer que ces électeurs soient devenus racistes !

Si la question de l’immigration joue un rôle si important dans le vote RN, c’est parce qu’elle s’inscrit dans le rejet d’une mondialisation non maîtrisée, avec l’arrivée d’une nouvelle pauvreté, mais aussi d’une nouvelle précarité. Cela crée des tensions dans la confrontation de socialités différentes mais cela vient aussi révéler l’échec de l’intégration républicaine. L’immigration révèle les défauts d’un système sociopolitique finalement peu solidaire et marqué par la désocialisation. Elle renvoie l’image d’une société ouverte en bas, confrontée à de nouvelles concurrences sur le marché du travail, mais fermée en haut, où la mobilité sociale est plus difficile qu’ailleurs. La France souffre du libéralisme mondialisé, qui pousse à la précarisation et aux mobilités forcées, sans avoir les avantages d’un libéralisme favorisant l’initiative et la réussite individuelle.

Est-ce que le vote RN s’inscrit dans un vaste mouvement international « populiste » ou « néo-fasciste » ?

Ces concepts et cette grille d’analyse n’expliquent pas le phénomène RN. Le populisme historique ne colle pas avec ce que nous montrent les enquêtes. Le fascisme, le nazisme ou les populismes de gauche en Amérique latine impliquent un culte du leader fort, une image de peuple uni. Dans les enquêtes que nous avons menées, on voit que l’électorat RN ne demande pas un leadership fort mais un leadership de proximité, un contrôle de l’action politique au niveau local.

« L’immigration révèle les défauts d’un système sociopolitique finalement peu solidaire et marqué par la désocialisation. »

La demande des électeurs RN est proche de celle des « gilets jaunes », avec des demandes de démocratie directe, le référendum d’initiative citoyenne, tous les outils censés – parfois de manière utopique – permettre de contrôler l’action publique au quotidien. Réduire le vote RN à un néo-fascisme, c’est oublier que les électeurs – je dis bien les électeurs – que l’on a interrogés ne recherchent pas la fin des libertés publiques ou de la magistrature indépendante. Ils attendent avant tout de l’efficacité et la définition d’une règle du jeu social.

Vous analysez le vote RN comme fortement corrélé à une perception subjective de la réussite sociale…

Le rapport subjectif au politique a remplacé le vote de classe. Ce n’est plus la position objective en termes de catégorie socioprofessionnelle qui va déterminer le vote, mais le regard que les électeurs portent sur leur propre situation au sein de la société. Par exemple en termes de mobilité sociale et de réussite, ceux qui sont en bas votent RN ou LFI, ceux qui sont en haut votent Macron.

La question de la perte d’identité professionnelle jouerait un rôle majeur dans le vote RN…

Le rapport au travail est un élément fondamental de l’identité sociale. Or la France, c’est vraiment le pays où le travail est le plus mal reconnu, le plus mal récompensé, le plus décevant, au point qu’on a mythifié la retraite perçue comme le dernier espace d’autonomie et de liberté.

Regardez aussi tout ce qui s’est passé avec les agriculteurs : ce n’est pas seulement une question de rémunération mais une question de reconnaissance sociale. L’agriculteur est reconnu parce qu’il est dans un territoire, dans une petite commune rurale. Le fonctionnaire, l’instituteur, le policier, autrefois, même s’ils étaient mal payés, étaient reconnus. C’est ce que la gauche n’a pas su incarner. Le RN est devenu le porte-parole de cette attente de respect social, de protection de l’identité face à au mépris d’une certaine élite mondialisée.

Le RN incarnerait une « critique sociale » de droite…

Absolument. Ce qu’on peut appeler une « critique sociale de droite » s’est développée, et la gauche ne l’a pas vue arriver. Cette critique porte sur le fait que la mécanique sociale fonctionne pour une petite minorité de privilégiés. C’est ce que confirment les données de l’Insee : le travail ne permet plus l’enrichissement, contrairement à l’héritage et au patrimoine financier. Or les électeurs RN portent un regard critique sur la mobilité sociale et sur le mensonge social qui se cache derrière l’idée de « méritocratie » républicaine.

Les électeurs RN sont très en demande de « politique » et d’État protecteur…

L’un des ressorts principaux du vote RN, c’est la recherche d’une maîtrise du destin collectif et des destins individuels. C’est une recherche d’action politique qui s’oppose fondamentalement au macronisme perçu comme une perte de maîtrise face à la mondialisation, à l’immigration, à une perte d’identité professionnelle et à un certain déclassement social. Tous ces phénomènes se conjuguent et les électeurs appellent à retour de l’État.

« L’un des ressorts principaux du vote RN, c’est la recherche d’une maîtrise du destin collectif et des destins individuels. »

Or le macronisme, mais aussi une partie du PS, incarnent une forme d’affaiblissement de l’État. Les électeurs RN refusent un discours « économiste » selon lequel, dans le fond, le politique aurait disparu derrière des intérêts économiques, qu’un enrichissement général allait profiter à tout le monde.

Cette demande d’État serait aussi renforcée par de nouvelles menaces extérieures à la nation ?

Le contexte international renforce cette demande d’État. Le RN n’a pas plus de solutions (et peut-être moins) que les autres, mais il incarne un refus. On nous a longtemps expliqué que le commerce international allait régler tous les conflits, que c’était « la fin de l’histoire ». On assiste à un retour des nationalismes, des guerres et de la « realpolitik » avec l’invasion de l’Ukraine, le conflit au Moyen-Orient ou les tensions en mer de Chine. Le rapport au monde a changé. Il exprime une nouvelle anthropologie du pouvoir. C’est toute la question du réchauffement climatique, qui incarne lui aussi une perte de maîtrise sur la nature. Le RN incarne le refus de changer nos modes de vie face à cette évolution, alors que la gauche, les écologistes ou le centre appellent à s’adapter.

Le RN aurait, d’après vous, capté l’héritage gaullien ?

Le gaullisme évoque une période de grandeur de la France sur la scène internationale. Emmanuel Macron a essuyé de nombreux revers diplomatiques et la nation semble décliner sur le terrain international, au Moyen-Orient et en Afrique, notamment. La nostalgie d’une France forte est captée par le RN.

Par ailleurs, le RN cherche à récupérer l’image de « droite sociale » et protectrice associée au gaullisme, ce qui lui permet d’occuper un espace stratégique sur l’échiquier politique. Le RN s’est ainsi positionné contre la réforme des retraites ou pour la défense des services publics, abandonnant le néo-libéralisme de l’ancien FN et piégeant Les Républicains. Pour l’instant, le RN est en position de force.

Pensez-vous que le RN soit aux portes du pouvoir ?

Je ne crois pas. Tout d’abord, il ne s’est pas complètement « désulfurisé », comme en témoigne le procès mené au sujet des assistants parlementaires. Il reste suspect de double discours. Par ailleurs, le RN a un point de faiblesse très important : il n’est pas crédité d’une véritable capacité gouvernementale et manque de soutiens dans les élites sociales. Sa parole porte, son analyse de la société séduit, mais sa capacité à changer réellement les choses est considérée comme assez basse. Selon moi, il a peut-être atteint son point culminant et va devoir désormais affronter un glissement politique au profit de LR si Michel Barnier réussit son affaire.

[1] Entretien republié depuis le site The Conversation.

Le terrorisme de caste en Amérique par Loïc Wacquant

Système Jim Crow - Le Vent Se Lève
© Joseph Édouard pour LVSL

Suite à l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, les Noirs du Sud ont été soumis à la législation raciale la plus stricte que le monde occidental ait connue. Elle reposait sur une ségrégation omniprésente, ponctuée de lynchages spectaculaires, et fondée sur la surexploitation économique de travailleurs agraires noirs – sous le régime du péonage. Aurait-on sous-estimé la spécificité de ce « système Jim Crow » (d’après le surnom donné à une caricature des Noirs américains) ? C’est l’une des thèses que défend le sociologue Loïc Wacquant dans son dernier ouvrage Jim Crow. Le terrorisme de caste en Amérique (Raisons d’agir, 2024). Il estime que les chercheurs en sciences sociales ont relégué le système Jim Crow au rang d’une expression de « racisme systémique » parmi d’autres. Au risque de passer à côté de sa spécificité : son caractère « terroriste » et la prévalence de la règle de la « goutte de sang », qui déterminait la pureté raciale par l’absence d’une quelconque ascendance noire.

Avec le meurtre de George Floyd par la police américaine en mai 2020 et l’essor consécutif du mouvement Black Lives Matter, les études postcoloniales ont connu un regain d’intérêt de part et d’autre de l’Atlantique. Parmi les chercheurs en sciences sociales et les militants antiracistes, un consensus théorique semble s’être formé autour du concept de « racisme systémique » ou de « racisme structurel », utilisé pour désigner la « production sociale d’une inégalité fondée sur la race dans les décisions dont les gens font l’objet et les traitements qui leur sont dispensés ».

Dans son ouvrage, Loïc Wacquant déplore le recours, presque spontané, à ces « notions floues et grumeleuses »1 pour qualifier indistinctement tous les phénomènes de domination raciale. Plus précisément, le « racisme structurel » est un concept très général qui peut s’étendre à toutes les sociétés pourvu qu’elles soient traversées par des clivages, des hiérarchies et des dynamiques d’oppression ethno-raciales.

Présente en acte ou en puissance dans toutes les relations du quotidien, la violence fait constamment peser sur les Afro-Américains « le spectre de la mort blanche »

Qu’il soit « euphémisé ou agressif, paternaliste ou punitif, direct ou indirect »2, tout régime de domination raciale procède d’un racisme structurel. Parce qu’elle est générique, cette notion ne dit rien des spécificités de chaque système de domination. Elle est par conséquent inopérante sur le plan théorique et inefficace sur le plan pratique. À travers une enquête qui mêle sociologie et histoire, Loïc Wacquant révèle les particularités du régime de ségrégation et de domination raciales qui s’installe dans les Etats de la « Cotton Belt » après la guerre de Sécession (1861-1865).

La période « Jim Crow » a fait l’objet d’une littérature scientifique foisonnante, particulièrement dans la recherche anglosaxonne, tant dans ses structures générales que dans ses mises en œuvre locales. La bibliographie proposée par Loïc Wacquant regorge de travaux historiques, de monographies et d’études sectorielles portant sur les modalités de la violence raciste, sur les formes d’exploitation économique, sur la ségrégation ou sur les rapports entre Noirs et Blancs. L’intérêt de l’ouvrage réside donc moins dans l’apport de nouvelles données empiriques que dans la construction d’un cadre théorique robuste au sein duquel elles prennent sens.

En s’inscrivant dans le sillage de Max Weber et de Pierre Bourdieu, Loïc Wacquant élabore un idéal-type de la société du Sud des Etats-Unis entre la fin du XIXe siècle et le début des années 1960. Il aspire ainsi à faire saillir les structures qui portent le régime de domination raciale et les mécanismes qui le reproduisent dans le temps.

Pour ce faire, le sociologue adopte une démarche analytique qui se déploie en trois temps. D’abord, il distingue les différents éléments qui composent le système Jim Crow pour les étudier séparément. Le premier chapitre est ainsi consacré aux modes de classification et de stratification de l’espace social, c’est-à-dire aux critères de définition des groupes et à leur positionnement hiérarchique respectif. Jim Crow opérait une classification raciale des individus en deux catégories mutuellement exclusives – Blancs et Noirs – par une « application stricte du principe d’hypo-descendance »3. En d’autres termes, les enfants métisses étaient automatiquement assimilés à la catégorie inférieure, socialement déconsidérée. La règle de la « goutte de sang » établit de manière immuable l’appartenance des individus à l’un ou l’autre des deux groupes et détermine complètement leur destinée dans l’ordre racial.

Le deuxième chapitre s’attarde sur l’infrastructure économique du système Jim Crow. En milieu rural, le métayage poursuit, sous une forme rémunérée, l’exploitation esclavagiste de la main d’œuvre noire et perpétue sa dépendance absolue aux propriétaires. Loïc Wacquant revient également sur l’endettement chronique des travailleurs agricoles, qui banalise la pratique du péonage, c’est-à-dire l’affectation, par l’employeur, des salaires au paiement du principal et des intérêts. Sur ces fondements économiques se déploie un ensemble d’institutions et de mécanismes sociaux qui entérinent la subordination des Afro-Américains ainsi que la suprématie blanche.

Dans son troisième chapitre, l’auteur revient en détails sur ses trois piliers ; d’une part un principe de « moindre éligibilité raciale » – qui fait du Blanc le plus bas dans l’échelle sociale le supérieur naturel du Noir le plus élevé –, d’autre part un dédoublement organisationnel qui s’installe dans tous les aspects de la vie publique, et enfin le devoir, pour la caste inférieure, de manifester déférence et docilité dans les interactions quotidiennes avec les Blancs.

Le chapitre suivant est consacré à la superstructure politique et judiciaire qui « verrouille » le système et empêche sa mise en cause par la caste subalterne. Bannis des urnes, victimes du pouvoir discrétionnaire et partial des juges blancs, astreints au travail forcé lorsqu’ils sont incarcérés, les Afro-Américains se trouvent dans l’incapacité de contester l’ordre racial. Par l’action complémentaire du contrôle social, informel et décentralisé, et des mécanismes institutionnels légaux, leur agentivité est neutralisée et la domination raciale peut se perpétuer.

Ces diverses composantes structurelles du régime Jim Crow sont ensuite replacées dans un ensemble cohérent dont la violence constitue la clé de voûte. Comme il le montre dans les chapitre 5 et 6, la violence – qu’elle soit légale, extralégale, verbale, physique ou symbolique – cimente toute l’architecture de Jim Crow. C’est elle qui fait tenir le système en maintenant la caste des Afro-Américains dans l’infériorité et la dépendance. Présente en acte ou en puissance dans toutes les relations du quotidien, la violence fait constamment peser sur les Afro-Américains « le spectre de la mort blanche »4, nourrissant un climat de terreur que John Dollard décrit brillamment dans Caste and Class in a Southern Town. « Ce qui compte », affirme-t-il, « c’est la peur de la violence extralégale, le fait de ne pas savoir quand et comment le danger peut apparaître, le fait de ne pas pouvoir s’organiser par rapport à lui, l’incertitude et la brume d’anxiété soulevée dans de telles conditions. »5

Sur cette base, Loïc Wacquant est en mesure de caractériser très précisément le système Jim Crow sans s’embarrasser des notions fourre-tout qu’il a écartées en introduction. Pour lui, la domination raciale y prend la forme d’un « régime de terrorisme de caste »6 dont il précise la définition dans son dernier chapitre. Le terme de caste renvoie, dans son raisonnement, à une « ethnicité naturalisée spécialement rigide et hiérarchique »7. Elle implique l’imputation à la naissance de l’appartenance raciale selon l’ascendance de l’individu, l’endogamie stricte et l’élaboration d’un système de croyances qui consacre la pureté du groupe supérieur et jette le déshonneur sur le groupe inférieur.

La qualification de terrorisme se justifie quant à elle par l’omniprésence de la violence, dont la menace pèse constamment sur les Afro-Américains, et par la fonction socio-politique de cette dernière. Souvent ritualisée, comme dans le cas des lynchages publics, la violence est porteuse d’un message destiné non seulement aux Noirs – dissuader toute tentative de rébellion – mais également aux Blancs. Les lynchages, les passages à tabac, les chasses à l’homme et tous les autres déchaînements de violence, dont la cruauté dépasse l’imagination, ont pour effet de renforcer la solidarité de la caste dominante et de réaffirmer l’hostilité envers la caste inférieure. Le terrorisme est donc un « rite d’institution », au sens de Bourdieu, qui tend à légitimer, à naturaliser une frontière sociale arbitraire.

Loïc Wacquant inscrit son analyse dans une perspective que l’on pourrait percevoir comme structuraliste, mais il souligne la spécificité historique de son objet d’étude : « c’est la thèse fondamentale de cet ouvrage, affirmer l’historicité de la domination raciale et de ses effets par le démontage analytique »8. Son travail est un dialogue permanent entre la méthode sociologique et les acquis historiographiques. À travers cet ouvrage, le système Jim Crow se révèle être un ensemble de structures dynamique, qui connaît une phase ascendante à la fin du XIXe siècle, un apogée dans l’entre-deux-guerres et une phase de déclin précipitée par la Seconde Guerre mondiale.

les États-Unis ont institué une « démocratie pour le peuple des seigneurs » (Losurdo) qui légitime l’oppression et les privations à l’égard de ceux qui en sont exclus.

Replacé dans le temps long, Jim Crow peut être finement étudié dans ses variations spatio-temporelles et mieux compris dans sa spécificité par rapport aux régimes de domination raciale antérieurs (l’esclavage, par exemple) et postérieurs (les ghettos des grandes villes du nord des Etats-Unis ou la relégation contemporaine des prolétaires afro-américains). Flirtant parfois avec une analyse marxiste (tout en rejetant un quelconque déterminisme spécifique par les structures économiques), Loïc Wacquant explique les transformations diachroniques du système Jim Crow par le développement des forces productives. Ainsi, « la mécanisation de l’agriculture et l’exode rural ont sapé ses fondements économiques, l’urbanisation et l’évolution des conceptions de la personne ont rendu l’extraction de la déférence problématique » – quand « l’élévation du niveau d’éducation » couplée à « la diffusion des idéaux démocratiques » ont concouru à l’essor du Mouvement des droits civiques dans les années 19609.

Par ailleurs, dans l’épilogue, l’auteur revient sur l’hypothèse d’une alliance de classes entre le prolétariat blanc et les Afro-Américains pour l’invalider immédiatement. Le « contrat racial » propre au Sud des Etats-Unis rendait un tel rapprochement totalement invraisemblable. Pour la masse des travailleurs blancs du Sud, la subordination des Noirs servait, en quelque sorte, de compensation symbolique à leur propre exploitation par la bourgeoisie. Elle a fait accepter aux travailleurs blancs le rapport de production capitaliste, de sorte que s’opposer à Jim Crow revenaient pour eux à scier la branche sur laquelle ils étaient assis. En ce sens, « la subordination rigoureuse des descendants d’esclaves [était] le pilier de la structure de classes »10.

Sur le plan de la méthode, la sociologie se conjugue à l’histoire en inscrivant les éléments empiriques récoltés par l’historien dans un cadre d’analyse pertinent. Cette association « permet d’échapper à l’alternative du théoricisme empiriquement vide et l’hyper-positivisme théoriquement aveugle »11. Sociologue, Loïc Wacquant attribue le beau rôle à sa discipline et semble parfois réduire l’histoire à une compilation de données factuelles, vaguement « guidé[e], nolens volens, par un modèle du phénomène recherché, fût-il vague et inchoatif »12.

C’est cependant faire bien peu de cas de l’effort conceptuel porté par la communauté historienne. Si la conceptualisation de Jim Crow par les historiens américains n’était sans doute pas suffisamment aboutie, le sociologue n’est pas le seul, loin s’en faut, à chercher l’explication et l’interprétation des phénomènes par un travail théorique. Les exemples ne manquent pas. Que l’on pense simplement à l’école des Annales en France ou aux historiens marxistes anglosaxons comme Edward P. Thomson ou Eric Hobsbawm. Plus que de simples chroniqueurs des temps révolus, ces chercheurs ont su donner du sens aux évènements en les replaçant dans leur compréhension théorique de l’histoire. Malgré tout, la réunion des disciplines est réussie dans cet ouvrage et donne accès à une connaissance actualisée de la domination raciale sous Jim Crow.

Portés aux nues par les défenseurs du libéralisme, les États-Unis font aujourd’hui figure de parangon de démocratie. Depuis ses origines, l’individu y serait protégé par la Constitution et respecté dans sa liberté naturelle et inaliénable. L’étude de cas menée par Loïc Wacquant amène à reconsidérer cette image d’Épinal sur la démocratie américaine au XXe siècle. En suivant la réflexion du philosophe italien Domenico Losurdo, il est possible de questionner le caractère libéral d’un État qui nie l’universalité du genre humain, en instaurant un clivage racial insurmontable, et qui refuse le droit à la liberté et à la dignité pour toute une partie de sa population13.

En réservant la pleine jouissance des droits civiques et des libertés fondamentales à la communauté blanche, et parmi elle en particulier à la classe possédante, les États-Unis ont institué une « démocratie pour le peuple des seigneurs » (Losurdo) qui légitime l’oppression et les privations à l’égard de ceux qui en sont exclus. Revenir sur le terrorisme de caste qui a maintenu les Afro-Américains dans l’infra-humanité pendant plus de 80 ans rend intelligible l’incompatibilité apparente entre le régime politique étasunien – républicain et démocratique – et le traitement barbare réservé aux Noirs. Comment concevoir qu’un peuple si attaché à l’autodétermination et au respect de la personne privée n’ait pas senti la contradiction flagrante entre la domination raciale et ses idéaux ?

C’est qu’en Amérique, la démocratie n’existait effectivement qu’au sein des frontières raciales du monde civilisé ; frontières tracées par les Blancs pour en bannir définitivement l’ensemble des personnes de couleur (colored people). Les contemporains de cette période rappellent constamment l’infériorité des Noirs tout en insistant sur leur perversité, leurs pulsions de violence, leur prétendue bestialité et, bien évidemment, sur le danger qu’ils représentent pour les « honnêtes gens ». Dès lors, il n’existe plus aucune raison de leur octroyer l’égalité politique et sociale avec les citoyens blancs. De toute évidence, dans les Etats-Unis de Jim Crow, la liberté n’était pas la chose du monde la mieux partagée.

Notes :

1 Loïc Wacquant, Jim Crow. Le terrorisme de caste en Amérique, Paris, Raisons d’agir, 2024, p. 22

2 Ibid., p. 25

3 Ibid., p. 53

4 Ibid., p. 107

5 John Dollard, Caste and Class in a Southern Town, 1937; cité par Loïc Wacquant, p. 138.

6 Loïc Wacquant, op. cit., p. 125

7 Ibid., p. 126

8 Ibid., p. 154, souligné dans le texte

9 Ibid., p. 142

10 Ibid., p. 152

11 Ibid., p. 144

12 Ibid., p. 144

13 Domenico Losurdo, Contre-histoire du libéralisme, Paris, La découverte, 2014

Bruno Latour, symptôme d’une écologie déboussolée

Bruno Latour -- Le Vent Se Lève
© Joseph Edouard pour LVSL

Nous vivons sous un « Nouveau Régime Climatique », qui impose de repenser notre rapport à la politique et à la nature. Celle-ci n’est plus une ressource passive, c’est un système qui réagit à nos actions. Les agents non-humains cessent d’être des choses inertes : ils contestent à l’homme son statut prédominant. Cette rupture avec les fondements de la « modernité » (caractérisée par un « Grand Partage » entre nature et culture) implique d’abandonner les « classes sociales » traditionnelles, fondées sur le concept étroitement matérialiste de la « production ». Il faut leur préférer la notion de « classe écologique », qui englobe l’ensemble des agents souhaitant œuvrer à l’habitabilité de la Terre. Ces leitmotivs, développés par Bruno Latour, ont été relayés dans la sphère médiatique avec une complaisance surprenante. Derrière cette ontologie politique, on trouve autre chose qu’une énième attaque contre la sociologie au nom de l’environnement – ou une nouvelle manière d’édulcorer la critique écologique du capitalisme.

Partons d’un constat sommaire mais révélateur. Latour, absent du numéro sur les « penseurs de l’écologie » de la revue Sciences humaines en 2010, est devenu omniprésent dans la pensée écologiste contemporaine. On compte une multiplicité de publications et de collections (parfois elles-mêmes critiques envers Latour) qui s’inspirent de ses thématiques.

Repenser notre « condition terrestre » et rejeter les classes sociales ?

« Habiter la terre en commun », définir une « nouvelle condition terrestre » dans un monde où « nous ne sommes pas seuls », « penser avec la terre » en se réappropriant « la part sauvage du monde » : de quoi ce foisonnement d’expressions est-il le nom ? On pourrait ajouter à ces expressions une liste (non exhaustive) d’ouvrages : « penser comme un iceberg », « être un chêne », « être forêts », et même « s’enforester » au point de « suivre la piste animale »… autant de tentatives pour tenter de « vivre dans un monde abîmé », tout en cueillant « les champignons de la fin du monde ».

Cette nouvelle manière d’être est censée tracer les contours d’un nouvel horizon d’émancipation. Un exemple parmi d’autres : « Nous avons la sensation d’être pris en étau. Entre d’un côté un héritage […] révolutionnaire mais très anthropocentrique, qui éprouve la plus grande difficulté à déplacer ses cadres de pensée, du fait d’un attachement à une tradition de lutte humaniste ou classiste. Et de l’autre, une sensibilité au vivant, où l’humain n’est plus au centre ».

La sortie de cet étau préfigurerait l’émergence « d’un nouveau camp politique à part entière », celui des « Terrestres », qui refuserait de rabattre le politique sur le social et tiendrait compte de « l’agentivité » de toutes les formes de vie1. Cette littérature en plein essor se caractérise par un rejet des sciences sociales qui la conduit à disqualifier comme « marxiste » toute théorie privilégiant la puissance d’agir du « peuple » à celle des « choses ». Voyons alors les transformations que ce « récit de l’Anthropocène » entend apporter.

Bruno Latour se fonde sur le postulat suivant : la sociologie, telle qu’elle s’est développée chez les Modernes, serait incapable de comprendre les basculements du monde et ses multiplicités. Penchons-nous sur la « classe écologique » théorisée par Latour et Schultz dans leur Mémo sur la classe écologique, qui a suscité de nombreux débats. S’il peut paraître futile de s’intéresser à une notion dont ses concepteurs avouent qu’elle est « fictionnelle et spéculative » – au point de se demander : « est-ce qu’elle existe, cette classe écologique ? » –, elle fait apparaître les principales impasses du raisonnement de Latour et ses procédés argumentatifs 2.

Le productivisme a des caractéristiques bien précises qui ne tiennent pas à la « modernité ». Elles tiennent à l’accumulation illimitée du capital.

Latour et Schultz s’interrogent : pourquoi la thématique écologique ne donne-t-elle pas lieu à un large mouvement social ? Leur réponse consiste à mettre en cause le cadre de pensée des Modernes, prisonniers d’un décentrage issu de Galilée, qui aurait versé dans un universalisme abstrait et une conception géométrique de la nature empêchant de prendre en compte la spécificité de la « condition terrestre ». Ils prennent conjointement pour cible la sociologie, dernier avatar de cette modernité, qui entérinerait l’idée d’un monde culturel distinct de la nature et qui se rendrait coupable de raisonner à partir de concepts obsolètes comme les « classes sociales ». Ils rejettent celles-ci, « profondément liées à la notion et à l’idéal de la production3 ». Au matérialisme de la lutte des classes, ils substituent une « nouvelle matérialité » propre au « Nouveau Régime Climatique », qui se définirait non par la production et la reproduction des conditions matérielles d’existence, mais par « les conditions d’habitabilité de la planète Terre4 ».

Citons-les in extenso : « Ce n’est plus la même matérialité ! […] La survie et la reproduction humaine étaient pour Marx le principe premier de toutes les sociétés et de leur histoire. […] Or nous nous trouvons aujourd’hui dans une tout autre configuration historique. […] La production ne définit plus notre seul horizon. Et surtout ce n’est plus la même matière à laquelle nous nous trouvons confrontés5 ». Face aux classes sociales définies par les rapports de production, la classe écologique, « classe pivot », serait à même de « réorganiser la politique autour d’elle » et de redéfinir « l’horizon politique6 ». Elle se caractériserait par le fait qu’elle conteste la « notion de production » pour créer les conditions de l’émancipation autour de « l’habitabilité » de la Terre.

Le problème ici n’est pas seulement que Latour et Schultz ignorent la vaste littérature sociologique qui documente les mobilisations écologistes existantes, mais surtout que cette ignorance leur permet d’affirmer, sans autres preuves, que l’enjeu écologique n’est aucunement lié aux classes sociales traditionnelles. La « classe écologique » découle de ce postulat anti sciences sociales (et anti marxiste, le marxisme étant la cible la plus explicite des auteurs)7. Mais peut-on réellement penser l’écologie en-dehors des rapports de domination du capitalisme ? Si l’écologie ne mobilise pas davantage, n’est-ce pas parce qu’elle est dominée par les classes dominantes et qu’elle en promeut une vision « bourgeoise8 » ou un « environnementalisme des riches9 »?

« La situation écologique est extraordinairement dure pour tout le monde »

Latour et Schultz doivent affronter une objection de taille : les préoccupations écologiques, sur le climat, l’énergie ou la biodiversité, sont omniprésentes, au point que « les conflits prolifèrent » à propos de la nature. Et de citer les protestations des jeunes ou des Gilets Jaunes en France, des agriculteurs en Inde, des communautés autochtones contre la fracturation hydraulique en Amérique du nord, etc. Leur argument pour expliquer l’absence de mobilisation écologique est le suivant : la multitude des conflits ne prend pas la forme d’une « mobilisation générale10 » car cette diversité « empêche de donner à ces luttes une définition cohérente » et de ramener les conflits « en une unité d’action compréhensible pour tous11 ».

Sur ce point, l’argumentation reste impressionniste : des personnes appartenant à une même classe comprendraient différemment l’écologie, tandis que des activistes que tout sépare se reconnaîtraient dans les mêmes luttes12. On cherchera en vain une référence aux travaux sur les inégalités sociales face à l’environnement, aux différenciations sociales en matière d’appropriation de l’écologie13 ; on cherchera tout autant une analyse un peu précise de la construction de la « question climatique » ou des déterminants sociaux des mobilisations sociales en faveur de la « cause écologique14 ». De nombreuses enquêtes abordent pourtant ces thématiques, avec des résultats qui ne sont pas négligeables15.

Jean-Baptiste Comby et Sophie Dubuisson-Quellier ont ainsi montré dans quelle mesure les mobilisations écologiques, auparavant accusées de dépolitisation pour se centrer plus sur la défense de la nature que des groupes sociaux, se rapprochent désormais de la conflictualité des luttes sociales16. La « démultiplication des collectifs et engagements écologistes » depuis les années 2010 déplace en réalité les clivages, entre écologies compatibles avec le capitalisme (souvent qualifiées de « bourgeoises »), et écologies critiques porteuses de rupture avec le capitalisme (et elles qualifiées de « populaires »).

L’ignorance des problématiques soulevées par les travaux existants conduit à une forme de prétention intellectuelle qui consiste soit à ignorer soit à réinventer, à partir de rien, des thèmes qui ont pourtant déjà fait l’objet d’une importante attention sociale et sociologique. De nombreuses enquêtes sur les conflits environnementaux, qui représentent un domaine d’étude à part entière, ont par exemple documenté « l’exposition disproportionnée des populations défavorisées17 » aux risques occasionnés par les activité industrielles, forestières, minières, etc., et les rapports coloniaux ou néocoloniaux de domination dont elles relèvent.

Tout en inscrivant les principes de justice sociale dans les luttes écologiques, ces travaux montrent la politisation ambivalente sur laquelle la problématique environnementale débouche : dans le cas des activités extractives des pays du sud, il n’y a ainsi ni soutien inconditionnel des populations aux projets miniers, ni adhésion spontanée à la cause écologique. Les leviers des mobilisations résident dans des thématiques de danger au travail ou de rémunérations18 ; de même, les inégalités urbaines d’accès à l’eau suscitent des mobilisations qui relèvent plus d’une « politisation par nécessité » liées à des enjeux de reconnaissance des quartiers périphériques que de la défense d’une ressource considérée comme un bien commun19.

Ainsi, les injustices environnementales n’apparaissent pas seulement dans la différenciation sociale des contributions à la dégradation du monde, mais aussi dans les inégales capacités à se mobiliser pour faire face à cette dégradation. La sociologie des mobilisations écologiques révèle ainsi l’ancrage des dispositions à agir dans une pluralité de rapports au monde et de significations, inégalement distribués socialement. Ce n’est qu’au prix de la réduction de cette complexité sociale à une unique condition terrestre qu’il est possible de parler de « classe écologique ». Ou plus précisément, c’est le refus – ou le déni20 – de toute sociologie des enjeux écologiques qui permet d’en formuler l’idée.

Le mérite d’une perspective sociologique – que rejettent précisément Latour et Schultz – réside dans le fait qu’elle permet de comprendre qu’un problème public ne devient politique que s’il affecte les puissants. Or Latour se caractérise par son insensibilité à cette dimension de classe, qui est invisibilisée par sa mise en accusation générale et englobante de la modernité21. Son analyse de la catastrophe en cours le conduit à affirmer que « la situation écologique et sociale dans laquelle nous sommes est extraordinairement dure pour tout le monde 22». Il ne lui vient pas à l’idée que la situation n’est pas également « dure pour tout le monde ». On ne trouvera, sous la plume de Latour, pas une seule occurrence du terme « injustices environnementales », pas davantage que le mot « capitalisme » à propos de qu’il qualifie pourtant d’« énorme machine du développement et du progrès23 ».

Les philosophes Paul Guillibert et Frédéric Monferrand font une analyse incisive et précise de la critique latourienne de Marx, et de ses contresens. Ils prennent au sérieux la question selon laquelle le maintien de l’habitabilité de la Terre nécessite de rompre avec le développement productiviste, mais ils questionnent le diagnostic de Latour : « les écologistes sont-ils voués à devenir la nouvelle classe dominante ou bien doivent-ils lutter avec les autres dominés pour abolir les classes ?24 »

Comme caractéristique du capitalisme, le productivisme, orienté non seulement vers la satisfaction des besoins mais vers « la valorisation de la valeur investie en salaires et en moyens de production », a des caractéristiques bien précises qui ne tiennent pas à la « modernité ». Elles tiennent à l’accumulation illimitée du capital. Ainsi « une formation sociale peut être “capitaliste” sans être totalement “moderne” au sens ici esquissé : c’est le cas de l’Inde ou du Japon », notent les deux philosophes, qui rappellent combien l’analyse marxiste de la reproduction élargie montrait les logiques impérialistes d’épuisement de la terre et des travailleurs.

Au-delà de la simplification qui consiste à ramener « la pensée occidentale » au « naturalisme », la réduction de l’idée de « nature » à celle de Galilée ignore à peu près deux siècles de recherche en sciences du vivant. Ils poursuivent : « Si l’on ajoute alors que cette ruine perpétuelle s’accompagne notamment d’une émission exponentielle de CO2 dans l’atmosphère, on conclura qu’à la différence de ce que suggère Philippe Pignarre25, il n’est pas trivial d’affirmer que le capital détruit les natures humaines et non-humaines par l’extractivisme ou l’agriculture intensive, la pollution atmosphérique ou l’accumulation de déchets. C’est même ce qu’exige un minimum de réalisme intellectuel et politique, tant les conditions d’habitabilité de la planète sont directement menacées par la continuité de la production, c’est-à-dire de l’injustice et de l’exploitation. Il n’y a donc pas d’alternative entre préserver les premières et interrompre la seconde : les deux luttes doivent être menées de front. “L’écosocialisme” dont Latour et Schultz ne disent pas un mot n’a jamais rien dit d’autre26 ».

Ces dynamiques d’accumulation et ces luttes sont absentes du Mémo sur la classe écologique, et plus généralement de l’œuvre de Latour, qui ignore ainsi les revendications de ceux que les problèmes écologiques affectent en premier lieu, qui souhaiteraient avant tout que l’on combatte les injustices environnementales. Il accorde peu d’importance au rapport à l’écologie que l’on observe chez les plus fortunés, en dépit de quelques pages quelque peu caricaturales sur le « séparatisme social » des élites dans Où atterrir27 ? Peut-on réellement penser que l’on renforcera les mobilisations en faveur de l’environnement en posant un voile sur cette conflictualité fondamentale ?

De « l’ontologie des non-humains » à « l’hypothèse Gaïa »

Ce rejet des classes sociales se fonde sur une critique du « Grand Partage » entre nature et culture, et justifie pour Latour la réhabilitation des « non-humains » comme acteurs à part entière. Ce « Grand Partage » découlerait d’une vision mécaniste de la nature développée à partir du XVe siècle, solidaire de l’émergence du productivisme. Citons Latour : « Un Moderne en développement se sentait à l’aise dans la nature. Son modèle cosmologique, si l’on voulait prendre un exemple canonique, ce serait le plan incliné de Galilée. »28

Ainsi, le diagnostic délaisse l’analyse politique, pour entrer de plein pied sur des considérations à la fois épistémologiques et ontologiques. Selon Latour, les gauches avaient une vision trop abstraite du monde matériel pour pouvoir résister aux logiques capitalistes : elles n’ont pas vu la « métamorphose de la définition même de la matière, du monde, de la terre sur laquelle tout reposait », au cours de leurs luttes où étaient opposés conflits sociaux et conflits écologiques.

Pour expliquer pourquoi le lien ne se fait pas entre « les vieux briscards de la lutte des classes » et « les nouvelles recrues des conflits géo-sociaux », Latour invoque le « rôle que les uns et les autres ont prêté à la “nature” ». « Voilà l’un des cas où, littéralement, les idées mènent le monde », ajoute-t-il : « une certaine conception de la “nature” a permis aux Modernes d’occuper la Terre d’une façon telle qu’elle a interdit à d’autres d’occuper autrement leur propre territoire »29. Ainsi, il faudrait prendre le tournant inauguré par les zadistes et leur « slogan génial » : Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend. À l’encontre des gauches traditionnelles qui auraient adopté une vision trop abstraite de la nature (comme ressource) et trop mécaniste du « progrès », ceux-ci remettraient en cause le « Grand Partage » entre nature et culture.

Latour fonde cette ontologie sur une épistémologie spécifique. Faisant appel à la sociologie des sciences, il affirme que la vision d’une nature extérieure et objective « n’est pas une donnée de l’expérience mais le résultat d’une histoire politico-scientifique très particulière qu’il convient d’examiner brièvement pour redonner à la politique ses marges de manœuvre »30. Or l’épistémologie ordinaire emprisonnerait la science dans « une conception de la “nature” impossible à politiser puisqu’elle a été justement inventée pour limiter l’action humaine grâce à l’appel aux lois de la nature objective qu’on ne saurait discuter ». Il évoque ici sa critique du « Grand Partage », entre nature et culture, nécessité et liberté, dont il reprend les principes à l’anthropologie de Philippe Descola.

Citons celui-ci : « Le naturalisme a été la condition de possibilité du capitalisme, son soubassement »31. Son ouvrage Par-delà nature et culture (2005) vise à faire état de la variété des ontologies prémodernes, études ethnographiques à l’appui : animiste (communautés amazoniennes), totémisme (tribus australiennes), analogisme(sociétés sibériennes). Cette multiplicité est brutalement restreinte lorsqu’il aborde la « pensée occidentale », réduite, dans son ensemble, au seul naturalisme.

Une telle simplification donne lieu à une sorte de lieu commun sur un supposé « Grand Partage nature/culture » dont on trouve désormais de nombreuses formulations routinisées : « L’idée de nature telle qu’elle nous est léguée par le langage et l’histoire, s’attache plutôt à un ordre régulier et fixe, à la répétition invariable des mêmes causes et des mêmes effets. La Terre tourne autour du soleil, les pommiers font des pommes, les renards chassent les poules, le Gulf Stream apporte de l’eau chaude dans l’Atlantique nord-est. Or, dans les interstices de ces grandes régularités apparaissent des grandes nouveautés : des cours d’eau disparaissent, des plantes génétiquement modifiées se défendent contre leurs prédateurs, des ours polaires vont chercher refuge hors de leur banquise, l’activité cyclonique est exacerbée. Il ne faut pas en déduire que la nature n’est plus ce qu’elle était, mais que sous notre influence grandissante, les arrangements infiniment complexes entre le vivant et son milieu ont dévié d’une trajectoire que l’on croyait inaltérable32. »

Au-delà de la simplification qui consiste à ramener « la pensée occidentale » (depuis le XVe siècle !) ou la « modernité » au « naturalisme », la réduction de l’idée de « nature » à un corps mobile sur plan incliné étudié par Galilée ignore à peu près deux siècles de recherche en sciences du vivant, des écosystèmes, de la biosphère, etc. D’où la « redécouverte » par Latour de « l’hypothèse Gaïa » présentée comme une révolution, à partir des travaux du physicien James Lovelock, pourtant fortement critiquée parmi les biologistes33.

D’inspiration cybernétique, cette « hypothèse » vise à penser la Terre comme un système complexe géant et auto-régulé, une entité non mécanique, habitée d’une multitude d’êtres qui tendent vers une harmonie essentielle. Elle fait intervenir les « vivants » et leur agency, en rompant avec une vision anthropocentrique qui pose une coupure entre nature et culture : « avec des objets galiléens comme modèle, on peut bien prendre la nature comme “ressource à exploiter”, mais avec des agents lovelockiens, c’est n’est pas la peine de se bercer d’illusions : ils agissent, ils vont réagir34 ».

Un tel refus de la sociologie n’est ni si étonnant, ni très nouveau. Comme le remarque J-L Fabiani, « dès l’origine, l’environnement comme question épistémologico-politique a porté le fer au cœur de la forteresse sociologique ».

Cette révélation de « Gaia » permet à Latour de poser une égalité ontologique entre les vivants, faisant ainsi sortir la question écologique de la question sociale et déniant la prévalencedes rapports sociaux – notamment économiques – et leur action sur la nature. Contre une vision mécaniste de l’univers, « Gaïa » permet de saisir, pour Latour, « la chaude activité d’une terre enfin saisie de près35 » – sans préciser en quoi cette appréhension se différencie d’une vision vitaliste qu’il critique par ailleurs…

Repeindre de vert une critique ancienne de la sociologie

Même si elle ne concerne pas de prime abord l’écologie, la critique de la sociologie faite par Latour fait apparaître une cohérence en matière de questions ontologiques et épistémologiques. Dans son entreprise de réhabilitation de la pensée de Gabriel Tarde contre la sociologie d’Émile Durkheim36, il remet en cause la distinction entre les deux niveaux « micro » et « macro » que les sociologues utiliseraient, au profit d’une étude des « associations »37. Il vise en particulier, l’approche allant du micro au macro, qui serait « la plus fréquemment utilisée de nos jours », et qui partirait d’entités atomiques pour en étudier les règles d’interaction dont la stabilisation constituerait une structure – ce qui correspond très grossièrement à une approche « individualiste méthodologique ». Il n’envisage pas le cheminement inverse (qualifié parfois de « holiste » ou « structuraliste »), dont il ignore de toute évidence l’épistémologie, et qui pose la primauté analytique d’un système social dont les relations entre les éléments définissent la valeur prise par chaque élément.

Selon Latour, la théorie alternative de Tarde n’aurait pu être développée faute « d’outils empiriques adéquats », et les « traces numériques » laissées par les « acteurs » dans les bases de données pourraient désormais résoudre le problème : les nouvelles techniques numériques et l’analyse des réseaux permettraient une approche « par un niveau » de l’ordre social. Un « acteur » serait défini par son « réseau » et l’étude de son « profil » permettrait de naviguer parmi les données sans faire appel à une réalité ontologique supérieure. L’activité de collecte des données ferait apparaître un phénomène collectif, celui des « monades » qui se chevauchent et partagent des attributs. Il n’y aurait donc pas de différence ontologique entre individus, groupes et institutions.

Les institutions ne seraient que des trajectoires de monades circulant dans les bases de données : « les “totalités” ne sont rien de plus que d’autres moyens de traiter les profils entrecroisés. C’est ce type de navigation auquel Tarde a donné le nom ambigu d’imitation38 ». Il n’est pas difficile de voir pourquoi Latour peine à comprendre les fondements sociaux des mobilisations (et en particulier des mobilisations écologiques), s’il ne dispose pour cela que de la très sommaire idée « d’imitation ». Il y a pourtant de nombreux débats (et théories) sur l’action collective et les mouvements sociaux (au-delà des mobilisations écologiques déjà évoquées), que Latour se garde bien de mentionner.

Plus que le caractère ici également très impressionniste de cette vision « monadique » des « associations », le problème concerne l’épistémologie mobilisée : l’assimilation de la société à un réseau numérique permettant la saisie immédiate des « données » renvoie à une mécompréhension de ce que signifie construire un « fait social » – et ce que signifie le saisir à travers un ensemble d’indicateurs ou de variables. Il ne s’agit pas seulement ici du refus de la « construction d’objet » et de la « coupure épistémologique », mais d’une analyse des sciences qui est bien une « associologie », pour reprendre l’expression de Frédéric Vandenberghe, et qui s’avère tout à fait compatible avec le développement du « techno-capitalisme39 ».

Sur ce point on peut noter, à la suite de Jean-Marie Harribey, que le rejet de la notion de la vision dialectique des classes sociales au profit d’une définition d’une classe écologique définie par sa finalité (l’habitabilité), se situe non seulement dans un « hors-sol social » mais profile aussi « un monde apaisé où le souci du climat, de l’énergie et de la biodiversité, mettra les humains sur un même bateau, sans aucun conflit entre eux ». « On le sait », ajoute-t-il, « le “même bateau” est la métaphore des intérêts communs si souvent répandue par l’idéologie dominante40 ».

Un tel refus de la sociologie n’est au final ni si étonnant, ni très nouveau. Comme le remarque Jean-Louis Fabiani, « dès l’origine, l’environnement comme question épistémologico-politique a porté le fer au cœur de la forteresse sociologique, en mettant en question le présupposé de l’autonomie du social41 ». Cette « méfiance à l’égard de l’instance sociale » a déjà donné lieu à des tentatives pour rendre obsolète la représentation de la société en classes au profit des mouvements sociaux écologistes, mais l’originalité du Mémo de Latour et Schultz est de l’inclure dans la quête d’un nouveau paradigme et d’une nouvelle articulation entre nature et société.

La logique du double-sens et du sous-entendu permet à des mots du langage ordinaire de fonctionner dans deux registres savamment unis et séparés : « mettre en forme philosophique, c’est aussi mettre des formes politiquement ».

On pourrait disqualifier l’entreprise latourienne d’un revers de main, en soulignant combien est grossière, et approximative, sa réduction de la « modernité occidentale » à un pur naturalisme42 ; on pourrait aussi, avec davantage d’indulgence, relever les quelques « fulgurances », que l’auteur lance souvent par pure provocation, ce qui est souvent invoqué pour expliquer le « charme » du personnage. On défendra ici une autre ligne interprétative : la connexion établie par Latour entre sa sociologie et une nouvelle ontologie exprime bien plutôt un état du champ intellectuel, dans lequel il trouve un contexte favorable à son déploiement comme entreprise éditoriale, politique et académique.

L’ontologie politique de Bruno Latour : éléments pour un programme de recherche sur le champ intellectuel français

Si le « saut ontologique » défendu par Latour connaît un tel succès, c’est sans doute parce qu’il se trouve à la confluence de trois courants théoriques, dont il faudra explorer l’articulation, et les modalités d’importation, dans le champ intellectuel français : le tournant ontologique en anthropologie, avec, en France, Philippe Descola comme tête de proue ; la critique de la rationalité occidentale d’un point de vue « décolonial » développée par plusieurs ontologies politiques issues d’Amérique Latine, à travers Viveiroz de Castro (souvent cité par Descola), mais aussi Mario Blazer, Marisol de la Cadena, Arturo Escobar, etc. ; le réalisme spéculatif et les « nouveaux matérialismes » (expression employée par Latour), qui réhabilitent l’ontologie contre l’épistémologie et le néo-kantisme43.

Reste désormais à comprendre les ressorts de cette ontologie politique latourienne. Si l’ontologie est une partie de la philosophie (la métaphysique) dédiée à l’étude de l’être et de ses propriétés générales (existence, possibilité, durée, etc.) indépendamment de ses déterminations particulières, on peut reprendre l’expression oxymorique « d’ontologie politique », utilisée par Pierre Bourdieu dans un ouvrage dédié à l’analyse de Martin Heidegger44, pour désigner le travail d’euphémisation à l’œuvre dans le champ philosophique qui dévoile en les voilant des pulsions politiques.

La logique du double-sens et du sous-entendu permet à des mots du langage ordinaire de fonctionner dans deux registres savamment unis et séparés : « mettre en forme philosophique, c’est aussi mettre des formes politiquement ». La spécificité de Latour est d’être moins dans la dénégation de la politique (comme Heidegger) que dans la perspective de faire advenir une autre politique (le « Terrestre » dans un « Nouveau Régime Climatique ») face à l’épuisement supposé du projet de transformation sociale, autrefois porté par une gauche de lutte des classes. Dans un champ intellectuel français où s’entremêlent fortement les logiques académiques, politiques et éditoriales45, la promotion des idées latouriennes constitue une véritable entreprise collective, relativement bien organisée sur les plans institutionnel et scientifique.

Ce processus de retraduction dans le champ considéré donne lieu à un « travail d’euphémisation » très spécifique, dont la mise en forme philosophique46 permet de comprendre les fondements sociaux du « succès » intellectuel et éditorial de Latour, au moins dans le domaine de l’écologie depuis le milieu des années 2010. Car si les critiques de la sociologie latourienne des sciences ne manquent pas (du sociologue des sciences David Bloor, pourtant défenseur du programme fort, au philosophe Paul Boghossian en passant par Pierre Bourdieu et Yves Gingras47), il n’en va pas de même en matière d’écologie politique, et il s’agit de comprendre comment il peut désormais être présenté (après s’être lui-même présenté) à la fois comme le penseur de la catastrophe environnementale, et son prophète.

Dans un entretien pour la revue Tracés (2006), Latour déclare que « la controverse est le grand moyen pour entrer à l’intérieur de la science qui se fait (…) C’est important aussi dans des questions classiques, dont on nous rebat les oreilles, mais qui restent importantes, comme le réchauffement global. L’écologie est d’ailleurs arrivée pour moi comme un don du ciel : c’est la controverse non plus à l’intérieur du laboratoire, mais étendue à la planète ! ». Quelques années plus tard, dans un autre entretien, il surenchérit : « il y a un moment où j’ai voulu être le Marx de l’écologie ! Mais ça a été un échec parce que les Verts ne lisent pas contrairement aux anciens communistes. (…) Les écologistes ignorent même les fondateurs de leur propre domaine. Le pedigree est, il est vrai, assez compliqué : les grands auteurs de l’écologie politique vont de l’extrême droite à l’extrême gauche, donc ce n’est pas forcément facile. Mais je ne considère pas que ma démarche a échoué parce que c’est un projet qui continue et que nous poursuivons avec Richard Descoing en visant à construire enfin un grand Institut d’études politique de la Terre48 ». Richard Descoing, l’ancien directeur de Sciences po Paris, dont le soutien a été déterminant dans la diffusion mondaine des idées latouriennes49.

Ces quelques éléments permettent de comprendre d’où vient la force de conviction de Latour. Elle réside dans le fait d’opérer à plusieurs niveaux à la fois, et de naviguer de l’un à l’autre, en maniant en virtuose l’art de l’amphibologie : 1) une régression épistémologique (le « réel » contre les catégories néo-kantiennes et la construction d’objet), qui par ailleurs économise le détour par de véritables confrontations théoriques au profit d’une posture esthète et délibérément désinvolte ; 2) une réduction ontologique de l’écologie (la nature comme plan incliné), dépolitisée et débarrassée de ses ancrages sociaux ; 3) une vision politique apparemment ouverte mais en réalité très conservatrice, nourrie par une hostilité non dissimulée à l’égard de « la Science » des Modernes – dans un entretien avec François Ewald, Latour affirme ainsi qu’il pense « le monde, mais pas la nature… C’est sans doute ce en quoi je suis catholique50 ».

En jouant sur ces différents registres, au gré des objections qui lui sont opposés, Latour exprime à son insu, quelque chose d’essentiel dans les transformations en cours du champ intellectuel : un brouillage généralisé des prises de position théoriques et politiques, sous couleur de subversion. Il a beau jeu, dès lors, de se demander « où atterrir ? ». Car il s’agit surtout d’occuper un point de vue se prétendant au-delà de tous les points de vue – la radicalité toute rhétorique et polysémique des « Terrestres » n’autorise-t-elle pas de « s’égailler dans toutes les directions51 » ?

On ne peut dissocier les réflexions et la posture prophétique de Latour d’une entreprise de restauration politique qui fait feu de tout bois, de l’anthropologie des sociétés prémodernes à une ontologie qui réhabilite à la fois un vitalisme à la Henri Bergson et une monadologie à la Gabriel Tarde – ces étendards de tous les conservateurs depuis que la sociologie existe. Ce faisant, Latour peut ainsi se poser contre la science, contre les classes sociales et, finalement, contre toute tentative d’élaborer une science sociale digne de ce nom. Son succès, qui est au fond davantage éditorial, commercial et politique que proprement scientifique, tient alors au caractère peu subversif des perspectives d’émancipation qu’il dessine au sujet de l’écologie. Son œuvre constitue moins une boussole, comme certains l’ont cru, que le symptôme d’une écologie déboussolée.

Notes :

1 Léna Balaud, Antoine Chopot, Nous ne sommes plus seuls, Paris, Seuil, 2021, p. 17-19.

2 Bruno Latour et Nicolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, Paris, Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2022, p.9 et 35. Bruno Latour, Habiter la terre. Entretiens avec Nicolas Truong, Paris, Éditions LLL/Arte Éditions, 2021.

3 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.18.

4 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.20-23.

5 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.21.

6 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.9 et 35.

7 Pour une critique de cette vision, voir Paul Guillibert et Frédéric Montferrand, « Camarade Latour » Terrestres, 16 juin 2022. Daniel Tanuro, L’impossible capitalisme vert, Paris, La découverte, 2012. Ou encore Jean-Marie Harribey, « De quoi la classe écologique de Bruno Latour est-elle le nom ? », Alternatives économiques, 20 janvier 2022.

8 Jean-Baptise Comby, La question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public, Paris, Raisons d’agir, 2015 

9 Franck Poupeau, « Ce qu’un arbre peut véritablement cacher », Le Monde diplomatique, septembre 2020

10 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.11-12.

11 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.12.

12 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.15.

13 Voir par exemple Jean-Baptiste Comby et Hadrien Malier, « Les classes populaires et l’enjeu écologique », Sociétés contemporaines, 124, 2021, p.1-30 ; et aussi le volume coordonné par Philippe Coulangeon et al., La conversion écologique des Français. Contradictions et clivages, Paris, PUF, 2023.

14 Voir par exemple Sylvie Ollitrault, Militer pour la planète, sociologie des écologistes, Rennes, PUR, 2008 ; Jean-Baptise Comby, La question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public, Paris, Raisons d’agir, 2015 ; Johanna Siméant-Germanos, « Penser les ingénieries de l’environnement en Afrique à l’aune des sciences sociales du développement », Zilsel, 6/2, 2019, p. 281-313 ; Jean Foyer y David Dumoulin Kervran, « ¿ Ambientalismo de las ONG versus ambientalismo de los pobres ? », in Paul Almeida, Allen Cordero Ulate (eds), Movimientos sociales in América Latina. Perspectivas, tendencias y casos, Buenos Aires, Clacso, 2017, p. 391-412.

15 On citera, entre autres travaux récents non pris en compte dans le Mémo : Joan Martinez Alier, L’Écologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde, Paris, Les Petits Matins, 2014 ; Dorceta Taylor, Toxic Communities. Environmental Racism, Indus- trial Pollution and Residential Mobility, New York, New York University Press, 2014; Luke Yates, « Rethinking Prefiguration: Alternatives, Micropolitics and Goals in Social Movements », Social Movement Studies, 1/1, 2015, p. 1-21; Édouard Morena, Le Coût de l’action climatique. Fondations philanthropiques et débat international sur le climat, Paris, Éditions du Croquant, 2017 ; Sylvaine Bulle, Irréductibles. Enquête sur des milieux de vie, de Bure à Notre-Dame-des-Landes, 2020, Grenoble, UGA Éditions ; Margot Verdier, Le Commun de l’autonomie. Une sociologie anarchiste de la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2021 ; Hadrien Malier, « No (Sociological) Excuses for not Going Green: How do Environmental Activists Make Sense of Social Inequalities and Relate to the Working-class? », European Journal of Social Theory, 24/3, 2021, p. 411-430 ; Flaminia Paddeu, Sous les pavés, la terre. Agricultures urbaines et résistances dans les métropoles, Paris, Seuil, 2021. Pour des recherches encore plus récentes que Latour et Schultz ne pouvaient pas connaître, voir la note suivante.

16 Voir Jean-Baptiste Comby et Sophie Dubuisson-Quellier, Mobilisations écologiques, Paris, PUF, 2023. Ce livre contient une bibliographie actualisée et commentée, ainsi que des textes faisant état de recherches récentes.

17 J.-B. Comby et S. Dubuisson-Quellier, Mobilisations écologiques, op.cit., p.12.

18 Voir entre autres travaux, Doris Buu-Sao, « Face au racisme environnemental : Extractivisme et mobilisations indigènes en Amazonie péruvienne », Politix, 131, 2020, p. 129-152.

19 Franck Poupeau, Altiplano. Fragments d’une révolution (Bolivie, 1999-2019), Paris, Raisons d’agir, 2021.

20 Sur ce déni, voir Paul Cary et al., Pour une sociologie enfin écologique, Paris, Érès, 2022.

21 Bien qu’il fasse succinctement état dans Où atterrir ? (2006) avec l’idée de classes « géo-sociales », dont la définition n’est jamais vraiment donnée.

22 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.34.

23 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.46.

24 Paul Guillibert et Frédéric Monferrand, « Camarade Latour ? », Terrestres, 18/07/2022 : https://www.terrestres.org/2022/07/18/camarade-latour/ Sauf précision, les citations suivantes sont tirées de ce texte en ligne.

25 Philippe Pignarre, « La Terre, notre camarade. Lettre ouverte à mes amis marxistes », Terrestres, 26 janvier 2022. Pour le détail des références, se reporter à l’article cité : https://www.terrestres.org/2022/07/18/camarade-latour/

26 Il faudrait mentionner deux autres critiques de la classe écologique, qui ne peuvent être développées ici faute de place : d’une part, la dépendance commune à des infrastructures ne crée pas d’intérêt commun; d’autre part définir une classe écologique en soi ne fait pas sens dans la mesure les classes sociales se définissent de manière relationnelle et oppositionnelle.

27 J-B Comby…, op.cit.

28 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.52.

29 Bruno Latour, Où atterrir ? Paris, La Découverte, 2017, p. 68.

30B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.85.

31 Philippe Descola, « Une petite partie de l’humanité, par sa gloutonnerie, remet en cause la possibilité d’habiter sur Terre », Basta, novembre 2022 (entretien avec Barnabé Binctin).

32 Pierre Charbonnier, Culture écologique, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2022, p.8.

33 Frederic Neyrat en a analysé les ambiguïtés dans La part inconstructible de la terre (Paris, Seuil, 2016).

34 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.99.

35 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.95.

36 Voir la participation de Bruno Latour à la table-ronde « Le débat Tarde Durkheim », CRASSH, Cambridge, 2007 : http://www.bruno-latour.fr/fr/node/435.html

37 Bruno Latour et al., « ’’Le tout est toujours plus petit que ses parties’’. Une expérimentation numérique des monades de Tarde », Réseaux, 177, 2013, p.197-232. Sur les associations, voir aussi B. Latour, Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La découverte, 2006.

38 B. Latour et al., « ’’Le tout est toujours plus petit que ses parties’’… », art. cité.

39 Frédéric Vandenberghe, Complexités du posthumanisme. Trois essais dialectiques sur la sociologie de Latour, Paris, L’Harmattan, 2006, p.16.

40 J-M Harribey…, op.cit.

41 Jean-Louis Fabiani, « Rural, environnement, sociologie », Ruralité, nature et environnement, p. 111-132, 2017.

42 Pour une vision un peu complexe de ces sujets, on peut se référer à la monumentale Histoire des sciences et des savoirs (Paris, Seuil, 2015, 3 tomes) co-dirigée par Dominique Pestre et al.

43 B. Latour, Où atterrir ?… op. cit., p. 79.

44 Pierre Bourdieu, L’Ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988.

45 Boris Attencourt, « Badiou vs. Finkielkraut. Débat du siècle ou débat dans le siècle ? » Zilsel, 2017/1, p.117-152.

46 L’analyse de champ évite de comparer les auteurs terme à terme, comme le fait Søren Riis qui, dans « The Symmetry Between Bruno Latour and Martin Heidegger: The Technique of Turning a Police Officer into a Speed Bump » (Social Studies of Science, 28/2, 2008, p.285-301), affirme qu’ontologiquement parlant, Latour et Heidegger convergent dans l’analyse de l’articulation des êtres.

47 David Bloor, « Anti-Latour », Studies in History and Philosophy of Science, 30/1, 1999, p. 81–112 ; Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997 ; Yves Gingras, « Un air de radicalisme », Actes de la recherche en sciences sociales, 108, 1995, p. 3-18 ; Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001 ; Paul Boghossian, La Peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance, Marseille, Agone, 2009.

48 Bruno Latour et al, « Bruno Latour : une pensée politique exégétique », Raisons politiques, p. 115-148, 3, 2012, p.139.

49 Paul Pasquali, Héritocratie, Paris, La découverte, 2021. François Denord et Paul Lagneau-Ymonet, Concert des puissants, Paris, Raisons d’agir, 2016.

50 Bruno Latour, entretiens avec François Ewald, Un monde pluriel mais commun, Paris, Éditions de l’Aube, 2003, p.64.

51 Bruno Latour, Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, Les empêcheurs de penser en rond, 2021, p.153.

En finir avec la « classe écologique »

Classe écologique - Le Vent Se Lève

Le décès de Bruno Latour, le 9 octobre 2022, a déclenché une vague d’hommages appuyés dans le monde politique et médiatique. Sociologue des sciences, Latour a surtout été encensé comme penseur de l’écologie politique. De quoi cet engouement politico-médiatique est-il le nom ? Dans cet article, l’économiste Jean-Marie Harribey analyse la notion de classe écologique, défendue par Bruno Latour et revendiquée par une partie du mouvement écologiste institutionnel. Introuvable sur le plan empirique, ce concept donne lieu à des confusions massives. Sa fonction idéologique est en revanche manifeste : enterrer la vieille lutte des classes, en laissant croire que les anciennes classes sociales, fondées sur les rapports de production, sont désormais obsolètes.

Les dégâts sociaux et écologiques du capitalisme sont devenus en ce début de XXIsiècle si importants et hypothèquent tellement la perpétuation de conditions soutenables de la vie sur notre planète que jaillissent de partout des propositions théoriques et politiques pour reconsidérer notre vision du monde et notre insertion dans celui-ci. Menace d’un effondrement pour les uns, changement de paradigme ou sortie de la modernité pour d’autres, tels sont quelques-uns des thèmes qui remplissent les tribunes médiatiques, à défaut de nourrir les propositions politiques des partis en compétition électorale.

Parmi les thèses énoncées par des personnalités de renom, il y a celle de Bruno Latour et Nikolaj Schultz, qui viennent de publier Mémo sur la nouvelle classe écologique [1]. L’objet de cet essai est précisé en sous-titre : Comment faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle même, dont la cible est indiquée en couverture de l’ouvrage : « Membres des partis écologiques et leurs électeurs présents et à venir ». Il se présente sous la forme de 76 petits libellés formant mémorandum pour ne rien oublier d’essentiel.

Changer de paradigme

L’objectif des auteurs est de justifier l’abandon de la grille de lecture habituelle qui, selon eux, a consisté à voir le monde comme structuré autour de la production et de sa répartition, considérées comme des finalités partagées par les « anciennes classes » en lutte, sans tenir compte des limites de la Terre. Certes, « les préoccupations écologiques – en tout cas le climat, l’énergie et la biodiversité – sont omniprésentes » (p. 11), mais la paralysie règne, alors que « le monde dont on vit exige d’être inclus dans le monde où l’on vit » (p. 42). Plutôt que d’attendre la catastrophe, « c’est le devoir de la classe écologique de diagnostiquer la source de cette paralysie et de chercher un nouvel alignement entre les angoisses, l’action collective, les idéaux et le sens de l’histoire. » (p. 27). Autrement dit, il s’agit, pour « continuer la promesse d’émancipation, maintenir l’idéal de liberté » de « passer brusquement des promesses du développement à celles encore floues de l’enveloppement » (p. 41, aussi p. 30). Cela signifie que « la classe écologique libère les acteurs à la fois de l’extériorité radicale de la nature et, en même temps, de sa limitation  au seul rôle de ressource. » (p. 70).

Mais où se trouve cette classe écologique et comment la définir ? Ici commencent les problèmes et la discussion.

Les auteurs affichent leur volonté de conduire à « une prodigieuse extension du matérialisme » (p. 17), ce qui est parfaitement justifié au regard des contraintes matérielles imposées par notre Terre unique, et ils affirment que « la classe écologique reprend la tradition matérialiste » (p. 85). Il s’ensuit que « si elle veut s’autonomiser, l’écologie doit accepter un sens nouveau au terme de classe » (p. 17), tout en assurant qu’« il y a bien continuité » car « la nouvelle lutte de classe doit être aussi matérialiste que l’ancienne » p. 20). Qu’est-ce à dire ?

Définition à géométrie variable

La définition de la classe écologique qu’élaborent les auteurs est à géométrie variable. Parfois, la classe écologique se définit par opposition aux « anciennes classes dirigeantes ». Mais qui sont celles-ci ? Tantôt, c’est la classe bourgeoise, celle des « globalisateurs » (p. 37) ; on pourrait comprendre facilement cela. Mais, le plus souvent, les « anciennes classes dirigeantes », se définissant dans les rapports de production, désignent non pas la classe bourgeoise et ses affidés, mais les deux classes fondamentales en lutte, la vraie classe qui domine, et l’autre classe, jamais nommée en tant que classe ouvrière ou prolétariat ou simplement classe salariale. Jamais nommée mais toujours présente car sous-entendue, accusée plus ou moins explicitement d’avoir succombé aux charmes de la production promettant la félicité ; cette vision justifierait de considérer que la classe dominée traditionnellement antagonique à la bourgeoisie serait en fait membre des « classes sociales dirigeantes », puisqu’elle en partagerait les hypothèses d’occupation du monde. La classe écologique se définirait donc comme substitut à la vieille conception des classes. N’est-ce pas renvoyer au musée de l’histoire Marx, les partis, les syndicats ? Au final, exit les rapports de production pour définir les classes. La « nouvelle » classe « conteste la notion de production » (p. 17). « Le point de clivage qui dresse la nouvelle classe écologique contre toutes les autres, c’est qu’elle veut restreindre la place des rapports de production, et que les autres veulent l’étendre. » (p. 31). Ici, même le « rapport de production » est pris à contresens, dont la « place » n’est importante que dans le cadre de l’analyse marxiste, tandis que l’idéologie dominante l’a toujours ignorée.

Définir une classe seule, sans l’opposer à une autre, n’avait jusqu’ici aucun sens. C’est pourtant ce qu’ont réussi à faire Bruno Latour et Nikolaj Schultz.

On sait que le concept de classes sociales n’a jamais fait l’unanimité dans les sciences sociales et dans la vie politique. Nié par les plus acharnés des partisans du capitalisme – à ce titre, les auteurs se trompent quand ils parlent des « classes antagoniques, celles de Marx et des libéraux » (p. 31), ces derniers ayant toujours plus ou moins récusé le concept même –, la notion de classes fut remodelée par la sociologie se focalisant sur les classes moyennes [2]. Mais, hors de l’idéologie la plus outrancière, il y avait au moins une hypothèse relativement admise dans les sciences sociales qui n’avaient pas totalement jeté aux orties l’enseignement de Marx : les classes ne pouvaient être comprises que dans une dialectique les unes par rapport aux autres. Définir une classe seule, sans l’opposer à une autre, n’avait jusqu’ici aucun sens. C’est pourtant ce qu’ont réussi à faire Bruno Latour et Nikolaj Schultz. Parce que « la classe écologique est donc celle qui prend en charge la question de l’habitabilité » (p. 33). Donc elle ne se définit pas par une relation dialectique, mais par un objet, une finalité qu’elle se fixe à elle-même, se désignant ainsi comme la « classe-pivot » de l’émancipation à construire.

Certes, les auteurs indiquent que « la classe écologique entre en conflit avec les anciennes classes qui ont été incapables de saisir les conditions réelles de leurs projets » (p. 33). Mais comme on a vu que ces anciennes classes étaient mal définies ou définies de manière incohérente, le « conflit » dans lequel « entre » la soi-disant classe écologique n’a aucun contour ou bien se prête à n’importe quelle interprétation : s’agira-t-il d’entrer en conflit contre les globalisateurs et autres pollueurs ou bien contre les rescapés des anciens paradigmes mis à égalité par les auteurs : libéraux comme socialistes, représentants officiels respectivement des classes bourgeoise et populaire ? Dans l’esprit des auteurs, vraisemblablement, il s’agit de tout ce petit monde-là, pardon, de tout ce monde très nombreux ! En effet, ils pensent que la classe écologique, par son projet, « peut, elle aussi, à son tour, espérer entraîner les autres classes derrière elle » (p. 36). On voit donc que toute pensée dialectique est exclue : la société conduite par la classe écologique deviendra exempte de conflits de classes, d’intérêts et de rapports de forces. En bref, il s’agit de ressusciter la mythologie de la société sans classes par la vertu entraînante de la classe écologique.

Définition non dialectique

Pourtant, quant les auteurs font le compte des « divisions » (p. 62), ils ajoutent les activistes jeunes contre le réchauffement du climat, les zadistes, et c’est tout, pour dire que la classe écologique est « potentiellement majoritaire » (p. 55). Mais pour « pouvoir enfin “se compter” » (p. 55), les auteurs enrôlent comme premiers « alliés naturels » (p. 56) « les prolétaires dans la production de la richesse, au sens des traditions socialistes » (p. 56), et cela après avoir assimilé ces prolétaires aux anciennes classes dirigeantes structurées dans les rapports de production, après avoir récusé la « notion de production », et mis un signe égal entre traditions libérales et socialistes. L’imbroglio est total.

Peut-on sortir de cet imbroglio ? Les auteurs ne semblent pas avoir conscience de celui-ci car ils ajoutent : « les membres potentiels des peuples (écologiques) sont déjà immensément nombreux à condition de bien souligner la continuité entre les différents mouvements qui les ont rendus visibles » (p. 57). Il me semble que l’imbroglio est encore accru, car au lieu de continuité, on nous avait assuré auparavant qu’il fallait engager une rupture avec les anciens fondements de l’émancipation.

Les auteurs sont suffisamment cultivés et avertis pour ne pas voir les difficultés de leur entreprise intellectuelle et, par suite, politique. Mais il est assez surprenant, pour ne pas dire cocasse, que, afin de contourner le problème du nombre, ils considèrent que la classe écologique qu’ils appellent de leurs vœux (car tout le monde a compris qu’elle n’a aucune réalité) doit être une « classe-pivot ». Ainsi, ils admettent : « reconnaissons-le, les foules ne sont pas si nombreuses à se reconnaître dans ces fiers slogans » (p. 62). Aussi, « ce peuple, c’est ce que la classe écologique doit accepter de représenter si elle joue son rôle de nouvelle classe-pivot » (p. 91), et cela « si elle veut avoir une chance un jour d’exercer le pouvoir » (p. 54). Est-ce que je me trompe si je dis que cette classe-pivot ne me semble pas être plus prometteuse que l’ancienne avant-garde de type léniniste, pourtant brocardée à juste titre par les auteurs ?

La constitution d’un « bloc gramscien » ne se réduit pas à un effet performatif

On ne peut pas prendre en défaut la culture de Bruno Latour et de Nikolaj Schultz. Ils connaissent leurs classiques, Marx qui théorise la lutte des classes comme moteur de l’histoire, et Gramsci qui théorise la construction d’une hégémonie culturelle pour pouvoir révolutionner les rapports matériels de production. Mais ce qui affaiblit la cohérence latourienne, c’est, d’une part, comme on l’a vu plus haut, l’abandon de toute vision dialectique dans l’émergence et le développement des classes (au-delà même de leur définition), et, d’autre part, la transformation du principe gramscien associant rapports de production et culture en un simple effet performatif : on gagnera la bataille culturelle « en s’intéressant un peu au choix des mots »[3].

« Si l’on fait le bilan, écrivent les auteurs, on s’aperçoit que la classe écologique en voie de formation n’a rien de marginal. Pour reprendre un mot célèbre : “Un spectre hante l’Europe et le reste du monde : l’écologisme !”, il ne lui manque que de se définir comme la majorité. » (p. 61). Les auteurs le soulignent, il faut « se » définir et le tour est joué : la classe écologique sera « réellement et non pas potentiellement majoritaire » (p. 92-93).

On a peine à le dire, une théorie qui se pare de matérialisme mais qui est largement hors-sol ne peut être, philosophiquement, qu’idéaliste. Bien sûr, elle n’est pas hors-sol territorialement parlant puisque son point de départ est la catastrophe en cours des conditions matérielles de vie sur Terre, mais elle est hors-sol social. Elle est donc bancale et ne pourra faire la jonction entre la critique de l’exploitation de la force de travail et celle de l’exploitation de la nature. Mon hypothèse a toujours été que la première ne peut aller sans la seconde et réciproquement. Et c’est aussi l’hypothèse fondamentale de Marx, contrairement à tous les discours convenus des écologistes qui, sous prétexte que la préoccupation écologique ne doit pas être subordonnée à la préoccupation sociale, recréent une nouvelle subordination inverse.

C’est également l’implicite de nos auteurs, en dépit de leurs affirmations contraires. Un indice, sinon une preuve : sauf erreur de ma part, le capitalisme est totalement absent de leur Mémorendum. Ainsi les rapports sociaux de production ne sont plus rien dans la définition de la prétendue nouvelle classe, qui n’a plus aucun vis-à-vis puisque « les écologistes ne tirent pas vers eux les autres classes, au contraire, ils les rejoignent enfin » (p. 93). Doit-on en conclure que nous allons vers un monde apaisé où le souci du climat, de l’énergie et de la biodiversité, mettra les humains sur un même bateau, sans aucun conflit entre eux ? On le sait, le « même bateau » est la métaphore des intérêts communs si souvent répandue par l’idéologie dominante. La perspective gramscienne est donc bien loin ! Pour Latour et Schultz, il n’y a sans doute pas de domination de l’économie capitaliste, il n’y a qu’une « domination de l’économie » (p. 87) tout court, ou une « économisation » (p. 92) [4] sans autre qualificatif. Une économie dont les cadres institutionnels actuels sont si peu interrogés par les auteurs qu’ils se livrent à un plaidoyer sans nuance en faveur de l’Union européenne : « L’Europe unie est pour la classe écologique l’exemple d’une expérience en vraie grandeur où la redistribution de l’intérieur et de l’extérieur des États lui prépare son rôle de future classe-pivot capable d’entraîner les autres classes derrière elle. » (p. 83). Grâce à la concurrence libre et non faussée de l’énergie, des transports, etc. ? Avec l’outil de la politique agricole commune ?…

Une classe écologique introuvable

Que l’on ne se méprenne pas : je prends appui moi aussi sur la nécessité de reconsidérer la rupture entre la culture et la nature ou entre la société et la nature [5]. Mais l’« extériorité radicale de la nature » dont parlent Latour et Schultz ne peut balayer le « métabolisme » que l’humain entretient, selon Marx, avec elle, qui exige de considérer que ce métabolisme s’exerce toujours dans des rapports sociaux. Ce métabolisme est-il autre chose autre chose que « Nous disons que la question de la production est encastrée dorénavant dans une autre : celle des conditions d’habitabilité de la planète »[6] ? Toutefois, Marx reste encore supérieur car le « dorénavant » est faux si l’on retient l’idée que l’insertion dans la nature est inhérente à toute activité humaine, quelle que soit l’époque.

Ce n’est pas faire un mauvais procès aux auteurs de relever que la transformation à opérer relève d’une addition des volontés et pratiques individuelles : « La description des conditions de vie est d’abord une autodescription qui révèle le porte-à-faux entre le monde où vous vivez et le monde dont vous vivez, et donc redessine qui vous êtes, sur quel territoire, à quelle époque, et vers quel horizon vous vous préparez à agir. Décrire ce n’est pas seulement se voir de l’extérieur, objectivement, s’est aussi se repérer et s’orienter avec et contre les autres en train de procéder aux mêmes épreuves d’autodescription. Ces descriptions partagées entraînent donc une profonde transformation des positions de chacun et des affects politiques associés à une mutation cosmologique. C’est seulement quand les liens d’interdépendance avec les pratiques d’engendrement se sont multipliés que l’on commence à discerner les nombreuses lignes de partage entre continuer la production ou s’attacher à maintenir les conditions d’habitabilité et la prospérité qui en est la conséquence. » (p. 88). On notera d’ailleurs que cette prospérité à la place de la croissance économique, du développement et même de la production n’est jamais précisée, sauf de manière assez elliptique : « Prospérer, c’est justement ce que l’obsession pour la production destructrice rend impossible pour la plupart des gens », même si Latour précise que « toutes les inégalités dites “sociales”sont des inégalités géosociales. Elles portent toutes sur les mêmes objets mais rematérialisés : habitat, nourriture, éducation, mobilité, travail, relations familiales, division des genres. »[7]

La classe écologique espérée par Bruno Latour et Nikolaj Schultz est introuvable sur le plan empirique. Et, telle qu’elle est définie, elle relève d’une philosophie idéaliste parce qu’elle est déracinée du contexte social fait de rapports de forces, dans lequel elle serait pourtant appelée à émerger sous la seule impulsion d’un discours performatif, une « fiction mobilisatrice »[8], comme dit Latour. Mais, demande-t-il, « qui définit ce qu’est un problème “social” ? Avant les féministes, “social” ne comprenait pas la question genre. Avant les décoloniaux, “social” ne comprenait ni la race, ni l’emprise coloniale »[9]. Or, la question difficile n’est pas « est-ce qu’il faut intégrer ces aspects ? » – la réponse est à l’évidence positive -, elle est plutôt « comment s’articulent-ils ? ». Et plus difficile encore : « pourquoi l’écologie pensée comme Latour serait-elle plus à même de les intégrer qu’une pensée du social qui ne serait pas réduite au versement de bons salaires ? ».

De quoi la classe écologique latourienne est-elle le nom ? D’une épistémologie peut-être plus idéaliste que scientifique. Il est en effet assez contradictoire de théoriser une soi-disant « nouvelle lutte de classes » tout en considérant qu’il s’agit d’« une lutte de classements » (p. 9, paragraphes 1 à 7), ou bien : « On passe d’une lutte de classes bien définie à une lutte de classements, où les incertitudes sur qui est allié et qui est adversaire deviennent mobiles. […] La question politique, c’est de discerner quelle composition de vivants est vivable, encore une fois au sens propre, et laquelle est invivable. Je ne vois pas en quoi être anticapitaliste qualifie mieux pour aborder ces questions que l’analyse méticuleuse des entremêlements avec des vivants bien spécifiques.»[10]

Il faut reconnaître que la science traverse une mauvaise période par temps de pandémie délégitimante. Mais cela n’autorise pas à tenir n’importe quel discours. Celui de l’écologie politique, par ses politiques ou ses théoriciens [11], ne brille pas toujours par sa lucidité en imaginant des fictions, comme si elles étaient de nature à réenchanter le monde : de la nature qui « travaille », donc  mérite « salaire » et « droits », à l’« animisme écologique »[12] et à la « classe écologique », il y a de quoi rester pensif… pour repenser tout cela.

Cet article a été originellement publié sur le blog de Jean-Marie Harribey hébergé par Alternatives économiques le 20 janvier 2022.

Notes :

[1] Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, janvier 2022. Ce Mémorandum a été accompagné d’un long entretien de Bruno Latour, « L’écologie, c’est la nouvelle lutte des classes », Entretien avec Nicolas Truong, Le Monde, 11 décembre 2021.

[2] Sur la critique du concept de classe(s) moyenne(s), voir Jean-Marie Harribey, Le trou noir du capitalisme, Pour ne pas y être aspiré, réhabiliter le travail, instituer les communs et socialiser la monnaie, Lormont, Le Bord de l’eau, 2020.

[3] Bruno Latour, « L’écologie, c’est la nouvelle lutte des classes », op. cit.

[4] Et Ibid.

[5] Voir Jean-Marie Harribey, En finir avec le capitalovirus, L’alternative est possible, Paris, Dunod, 2021 ; « Les pieds sur terre, Lire Abondance et liberté  de Pierre Charbonnier », 17 décembre 2020  ; « Un livre pour l’été 2020 : Manières d’être vivant de Baptiste Morizot », 10 juillet 2020 ; ainsi que le dossier que j’ai coordonné « Vers la fin de la séparation société/nature ? », Les Possibles, n° 26, Hiver 2020-2021.

[6] Bruno Latour, « L’écologie, c’est la nouvelle lutte des classes », op. cit.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Voir Jean-Marie Harribey, « L’écologie peut-elle être sauvée par une pensée magique ? », 10 juin 2021 ; « Le travail et le rapport de classes dans l’économie politique », 8 octobre 2021 ; « Le travail au prisme de l’écologie politique », 27 octobre 2021.

[12] Voir Jean-Marie Harribey, « La nature entre animisme et fiction », AOC, 9 décembre 2021 ; « La nature travaille-t-elle ? », 8 décembre 2021.

Antonio Casilli : « La menace d’un grand remplacement par les robots est une manière d’assurer la discipline »

© Malena Reali pour LVSL

Le récent engouement autour de ChatGPT a de nouveau ravivé l’éternel débat sur la fin à venir du travail humain, remplacé par des intelligences artificielles et des robots. Pour le sociologue Antonio Casilli, auteur de En attendant les robots : Enquête sur le travail du clic (Seuil, 2019), ces annonces relèvent surtout d’un discours téléologique vénérant excessivement le progrès et de slogans marketing. Ayant étudié finement le fonctionnement concret de ces outils digitaux, il montre combien ceux-ci s’appuient sur du travail humain, généralement gratuit ou très mal rémunéré et reconnu. Plus qu’une disparition du travail, nous devons selon lui craindre, une plus grande précarisation et atomisation de celui-ci.

LVSL : Les médias spéculent régulièrement sur une fin à venir, sans cesse repoussée, du travail humain. Par exemple, en relayant l’étude The future of employment: how susceptible are jobs to computerization qui voudrait que 47% des emplois soient susceptibles d’être automatisés. Comme le titre de votre ouvrage semble l’indiquer (En attendant les robots), vous ne partagez pas cette analyse. Pourquoi ?

A. Casilli : Pour commencer, le titre n’est pas de moi. Ce n’était censé être à la base qu’un des chapitres de cet ouvrage, en l’occurrence le dernier. Cette référence renvoie à deux ouvrages majeurs : d’une part la poésie de Kavafys « En attendant les barbares » et de l’autre la pièce de Beckett « En attendant Godot », deux œuvres majeures du XXe siècle dans lesquelles on évoque une menace qui n’arrive jamais. Il s’agit d’une présence transcendante expliquant l’ambiguïté qui demeure aujourd’hui sur ce type d’automatisation qu’on attend tantôt avec impatience, tantôt avec crainte, mais qui finit toujours par être repoussée.

Moi-même, dans ma jeunesse j’ai eu droit aux vagues de rhétorique sur la fin du travail, à travers notamment l’ouvrage « La fin du travail » de Jeremy Rifkin (1995), qui annonçait la même chose que l’étude de Frey et Osborne dans « The future of employment ». Le message revenait à dire que l’automatisation anticipée allait être telle qu’un nombre important d’emplois disparaitrait sous peu, selon une logique de substitution. Mais si l’on avait face à nous une personne qui aurait vécu par exemple depuis le début du XIXe siècle, elle aurait pu témoigner de rhétoriques et de prophéties comparables parce qu’il n’a pas fallu attendre les intelligences artificielles pour se retrouver face ce type d’annonces.

Ce type de communication s’adresse avant tout aux investisseurs, dotés de ressources matérielles et d’un imaginaire constamment sollicité. L’investisseur est une personne qui doit, comme disait Keynes, se soumettre aux esprits animaux, se démarquer et les suivre dans une espèce de quête chamanique. De l’autre côté, ce discours s’adresse aussi à une force de travail qui a besoin d’être disciplinée. Dans ce contexte-là, la menace d’un grand remplacement par les robots est une manière d’assurer la discipline en les ramenant à une condition purement machinique, à un travail sans qualité, sans talent, sans compétences. C’est donc une manière de déprécier ce travail et de démontrer son inutilité alors qu’il s’agit bien d’un travail nécessaire.

« La menace d’un grand remplacement par les robots est une manière d’assurer la discipline ».

C’est en me concentrant sur ce travail vivant nécessaire qui nourrit la nouvelle vague d’innovation qui émerge avec les intelligences artificielles au début du XXIe siècle, en montrant « l’essentialité » (c’est-à-dire le fait qu’ils requièrent du travail humain, ndlr) de ces métiers de la donnée, que je m’efforce de montrer que l’innovation n’est pas forcément destructrice de travail. Plutôt elle déstructure l’emploi – ou en tous cas la version formalisée et protégée du travail, qui cesse alors d’être un travail encadré selon des principes établis par de grandes institutions internationales comme l’OIT. Ces avancées technologiques rendent le travail de plus en plus informel, précaire, sujet à un ensemble de variabilité et de fluctuations qui répondent autant au marché classique qu’à un nouveau type de marché, celui des plateformes, qui ont leurs propres fluctuations, dues à des logiques moins économiques qu’algorithmiques.

LVSL : Dans ce que vous évoquez justement de déstructuration du travail, en parlant de « travail numérique » nous désignons souvent les travailleurs ubérisés soumis au capitalisme de plateforme, mais vous rappelez aussi dans votre livre qu’il existe d’autres types de « travailleurs du clic ». Lesquels ?

A. Casilli : Ce que je cherche à faire dans cet ouvrage, c’est prendre comme point de départ le travail de plateforme visible qui concerne les métiers de la logistique, des passeports, des mobilités en général. Cela concerne parfois les métiers des services personnels comme ceux du « care » qui soignent des personnes ou s’occupent de tâches domestiques, etc. Tout cela fait partie de la première famille de métiers qu’on qualifie parfois d’« ubérisés ». C’est un terme qu’un industrialiste français, Maurice Levy, a choisi et que l’on a imposé à tout, en « brandisant » c’est-à-dire en attribuant une marque à un phénomène social.

Mais je m’efforce de dire : « Regardons aussi ailleurs ». Le travail plateformisé visible, les nouveaux métiers du clic ou de l’algorithme ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Tout le reste est composé de travailleurs qui sont sous la surface de l’automatisation. Il existe deux grandes familles sur lesquelles se concentre la partie centrale de cet ouvrage : d’une part le nombre vraiment important de personnes qui, partout dans le monde, préparent, vérifient et parfois imitent les intelligences artificielles – ce sont les annotateurs de données, les personnes qui génèrent des informations pour entraîner les algorithmes ou pour conduire l’intelligence artificielle.

Dans la continuité de cela, il y a un travail de moins en moins vu, connu, reconnu et payé, tellement informel qu’il devient presque un travail de bénévole voire d’utilisateurs-amateurs, comme chacun et chacune d’entre nous l’est à un moment ou à un autre de sa vie et de sa journée. Par exemple le fait de se servir d’un moteur de recherche en améliorant la qualité des résultats, comme cela arrive à chaque fois qu’on utilise Google, ou de s’insurger contre une intelligence artificielle comme ChatGPT en améliorant par la même occasion la qualité de ses réponses. Il y a donc une continuité entre les personnes qui ne sont pas payées pour réaliser du clic, pour réaliser de l’amélioration de contenu et de service algorithmique, et les travailleurs du clic des pays émergents ou à faible revenu, généralement payés 0,001 centime la tâche. Sur le papier, la différence est vraiment minuscule mais c’est important de la souligner.

« Afin de rendre les travailleurs interchangeables, il faut faire en sorte que l’activité humaine soit standardisée et réduite à son minimum, son unité minimale est alors le clic. »

© Marielisa Ramirez

LVSL : Pour reprendre les termes que vous utilisez dans le livre, vous distinguez trois formes de « travail digital ». Le travail des petites mains du numérique, c’est-à-dire le travail à la demande (prestation de petites interventions comme Uber, Deliveroo, etc.) ; le micro-travail qui fournit le soutien aux algorithmes par des tâches standardisées de mise en relation de données et le travail social en réseau qui est la participation des usagers à la production de valeur. Dans la droite lignée du taylorisme, ces nouvelles tâches témoignent-elles d’une nouvelle organisation du travail qui n’est pas aboli par le numérique mais simplement fractionné et décentralisé à un degré supérieur ?

A. Casilli : Oui, vous avez bien résumé les trois familles de travail, mais on peut encore faire un effort supplémentaire pour caractériser cette activité dont on parle. Pour qualifier ce « travail numérique », on peut aussi bien employer deux autres adjectifs. C’est un travail qui est « datafié » et « tâcheronisé ». « Datafié » signifie qu’il produit de la donnée et qu’il est lui-même produit par la donnée. « Tâcheronisé » c’est-à-dire atomisé, segmenté en petites tâches. Afin de rendre les travailleurs interchangeables, il faut faire en sorte que l’activité humaine soit standardisée et réduite à son minimum, son unité minimale est alors le clic.

Sommes-nous là face à une continuation du taylorisme ? La réponse est un peu compliquée dans la mesure où le taylorisme, tel qu’on le connaît historiquement, était synthétiquement dû à la gestion scientifique et non à la gestion algorithmique. Il y a une différence importante entre ces deux conceptions parce que la définition de Taylor était celle d’un travail sur plan, avec un cahier des charges pour des personnes intermédiaires puis des exécutants et des ouvriers. Il y avait une chaîne hiérarchique et une manière d’organiser ce travail par des échéances précises : chaque semaine, chaque jour, chaque mois, chaque année. Il s’agissait donc d’un travail de plan tandis que le travail de plateformes qui sert à produire ces intelligences artificielles est un travail à flux tendu. Cela signifie que les manières d’associer un exécutant et une tâche passe plutôt par un modèle mathématique qu’est l’algorithme qui apparie un être humain et un contenu (ex : quel chauffeur va s’occuper de quelle course). Dans la mesure où cette logique est différente, elle bouleverse également l’équilibre politique auquel le taylorisme avait conduit, que l’on résume parfois par l’économie du fordisme-taylorisme qui repose sur une production de masse, qui, à son tour, produit des marchés de consommation de masse.

Là, on est face à une organisation plus compliquée et à des micro-marchés, des marchés de niche qui sont réalisés ad hoc, créés par l’algorithme même. Pour terminer, le type de protection sociale qui allait de pair avec le fordisme-taylorisme a été complètement abandonné pour la raison qu’on ne se trouve pas dans une situation dans laquelle il faut assurer un salaire stable afin que ces employés puissent se permettre de consommer la production même de leur propre usine ou de leur entreprise. Aujourd’hui, ce n’est pas à Uber de s’occuper de donner suffisamment d’argent à une personne pour qu’elle puisse s’offrir des produits ou des services Uber. Il y a effectivement une séparation totale entre ces deux aspects, ce qui débouche sur un travail beaucoup moins protégé, qui offre beaucoup moins de certitudes quant à son existence même et à son activité, donc à sa rémunération. En outre, cela génère moins de protection sociale du point de vue de l’assurance, de la carrière, de la formation, de la retraite, et ainsi de suite. Tout ce qui faisait l’équilibre sociopolitique dans la deuxième moitié du XXe siècle – du moins dans les pays du Nord – est aujourd’hui laissé de côté et les plateformes qui produisent l’intelligence artificielle et qui se basent sur ce concept de « digital labour » sont finalement la réalisation et l’achèvement ultime de l’idéal néolibéral du chacun pour soi et du travail pour personne.

« Moi j’ai jamais rencontré les gens avec lesquels je travaille et encore moins les gens pour lesquels je travaille parce que, tout simplement, je me connecte sur un site et je coche des cases »

LVSL : Vous évoquez dans votre livre des tâches comme l’incorporation de données dans les IA, le tri des doublons, la mise en lien de recommandations, etc. Il s’agit d’un travail qui ne met pas directement en jeu les forces du travailleur mais plutôt des qualités cognitives comme la faculté de discernement, de jugement ou encore de discrimination. En outre, nous avons affaire à des personnes qui sont individualisées du simple fait qu’il s’agisse d’un travail qui s’effectue la plupart du temps seul, face à un écran. Par conséquent, face à la fois à ce changement de lieu de travail, à cette atomisation du travail et au fait que les facultés qui sont mobilisées sont d’ordre cognitives, est-ce pour vous le signe d’un nouveau prolétariat de type cognitif ou digital ?

A. Casilli : Je dirais qu’il y a clairement la formation d’une nouvelle subjectivité politique, qu’on peut appeler « nouveau prolétariat ». À la fin du livre, je fais d’ailleurs tout un effort pour étudier dans quelle mesure on peut parler de classe mais ma réponse est assez dubitative. Pour l’instant, j’insiste beaucoup sur le fait que la nouveauté présentée, par exemple par le microtravail plateformisé, c’est-à-dire des personnes qui se connectent sur des applications spécialisées où elles réalisent des micro-tâches rémunérées à la pièce, est un cas de freelancing extrême, parce qu’extrêmement fragmenté. Selon des estimations de nos collègues d’Oxford à peine en moyenne deux dollars par heure ; même si par ailleurs ils n’ont pas un contrat horaire mais sont payés à la pièce.

Vous ne travaillez plus par projet, même s’il demeure certaines caractéristiques du freelancing qui s’est imposé depuis l’arrivée du télétravail dans les années 90. Il s’agit alors d’un aboutissement, d’une version poussée à l’extrême de cette tendance. Il subsiste toutefois un autre élément important qui nous permet de complexifier ce qu’on peut dire aujourd’hui à propos de ce microtravail. Je le caractérise comme un travail en solitaire, où les personnes travaillent chacune depuis [leur] foyer, et nous avons par ailleurs réalisé avec France Télévisions un documentaire nommé Invisibles dans lequel nous avons interviewé des microtravailleuses. La première chose qu’une d’entre elles nous a dite est : « Moi j’ai jamais rencontré les gens avec lesquels je travaille et encore moins les gens pour lesquels je travaille parce que, tout simplement, je me connecte sur un site et je coche des cases ».

Quelle est l’autre caractéristique de ce freelancing extrême ? Et bien, c’est tout simplement que le travail se déplace vers les pays dans lesquels la main d’œuvre est moins chère. Comme les rémunérations sont à la baisse et que cela se transforme en une espèce de foire d’empoigne, les pays dans lesquels on rencontre un nombre plus important de microtravailleurs ne sont pas forcément les pays du Nord mais ceux de l’hémisphère Sud. On a beaucoup parlé de la Chine et de l’Inde mais ce sont des cas complexes dans lesquels vous avez autant de grandes startups qui font de la valeur ajoutée que des microtravailleurs. Il y a aussi des pays qui sont dans des situations d’extraction néocoloniale poussées à l’extrême.

Les pays sur lesquels nous avons travaillé avec mon équipe de recherche DiPLab sont des pays d’Afrique francophones et des pays d’Amérique latine. Dans les deux dernières années et dans la foulée de cet ouvrage, nous avons réalisé plusieurs milliers d’entretiens et de questionnaires avec des travailleurs dans des pays comme Madagascar, l’Égypte, le Venezuela, le Mexique, la Colombie et le Brésil. Dans ce dernier cas, on rencontre souvent de véritables fermes à clics responsables des faux followers sur Instagram ou des visionnages YouTube ou TikTok. C’est une manière de tricher avec les algorithmes bien qu’il s’agisse du bas de la pyramide, et ces personnes peuvent travailler depuis chez elles. Dans d’autres contextes par contre, à Madagascar ou en Égypte, de gros marchés de l’offshoring (externalisation ndlr) se sont créés. Là-bas, les microtravailleurs ne travaillent pas depuis chez eux, mais depuis des structures variées : certains travaillent depuis chez eux, certains depuis un cybercafé, d’autres vont taxer le wifi de l’université et certains ont de véritables bureaux avec des open spaces plus ou moins structurés. Il y a donc des situations très différentes, avec parfois des petits jeunes de banlieue d’Antananarivo qui organisaient une espèce d’usine à clics avec d’autres copains du quartier et d’autres personnes qui utilisaient une maison avec 120 personnes, vingt dans chaque pièce, réalisant des microtravaux. Cette atomisation semble donc concerner principalement les pays à plus hauts revenus. Dans les pays à plus faibles revenus, les formes de travail du clic sont très variées, du bureau classique à la plateforme.

LVSL : Cette diversité des travailleurs du clic semble assez symptomatique d’un milieu du numérique qui serait encore relativement une zone de non-droit du travail dans la mesure où il s’agit d’un domaine relativement récent et décentralisé. Le travail y est mal reconnu, souvent ingrat, organisé de manière nébuleuse, etc. Est-ce en raison de ce flou que le capitalisme y prospère ou est-ce que ce flou est lui-même un produit de la dérégulation capitaliste ?

A. Casilli : La question de la dérégulation a une longue histoire, c’est la doctrine du laisser-faire du XVIIe siècle dont la doctrine capitaliste hérite. Elle concerne principalement le fait d’enlever un nombre important de dépenses, de cotisations et d’impôts qui pèsent sur les entreprises et ensuite de laisser ces entreprises faire des profits et les redistribuer à leurs investisseurs. Ici, le problème se pose en termes très classiques selon la différence en économie politique entre profits et salaires. Grosso modo, cette dérégulation s’est soldée par un déplacement important de ressources qui faisaient partie des salaires, ce qu’on appelle le « wage share », la part des salaires vers les profits. Toute la rhétorique actuelle sur les superprofits porte aussi sur cela ; la montée en flèche lors des dernières décennies, des profits et des dividendes pour les investisseurs et les chefs d’entreprise. A contrario, on a vu une diminution drastique du salaire réel, du pouvoir d’achat et en général de la masse salariale. Pour réduire cette masse salariale, soit on vire des personnes – mais on ne peut pas virer tout le monde –, soit on remplace des personnes bien payées par des personnes moins bien payées. De cette manière-là, à parité des effectifs et de quantité de travail, on se retrouve à payer moins pour la masse salariale.

« On n’a pas vu une diminution drastique du travail en termes de temps de travail mais plutôt une diminution drastique du travail payé et une augmentation du travail non payé. Là est la base de cette économie des plateformes. »

Ce que je m’efforce de montrer, avec d’autres, c’est qu’on n’a pas vu une diminution drastique du travail en termes de temps de travail mais plutôt une diminution drastique du travail payé et une augmentation du travail non payé. Là est la base de cette économie des plateformes qui crée une concurrence entre les travailleurs pour revoir à la baisse leur rémunération, parce que l’algorithme va favoriser celui qui va réaliser la même tâche à un prix moindre, comme on le voit avec les livreurs express. C’est vrai notamment depuis le Covid, avec un nombre important de nouveaux inscrits sur ces plateformes et une baisse drastique des rémunérations en plus d’une réaction interne de conflictualité syndicale. La même chose se passe évidemment aussi sur les plateformes dites « de contenu », qui se disent « gratuites » mais ne le sont pas vraiment : parfois il faut payer pour y être et souvent elles payent les personnes qui sont actives d’une manière ou d’une autre. Le cas classique est celui de la monétisation des contenus qui est devenue un geste désormais banal pour pouvoir exister sur certaines plateformes comme Instagram, TikTok ou YouTube et y avoir une présence véritable. Cela signifie que l’on a une coexistence dans les mêmes espaces d’un travail non rémunéré, d’un travail faiblement rémunéré, d’un travail micro-rémunéré et tout ça crée une baisse progressive de la masse salariale pour une équivalence voire une augmentation de la production en termes de contenu, d’informations, de service, etc.

LVSL : Pour vous, la dérégulation est donc le produit de la structure et de son fonctionnement, elle n’est pas seulement le terreau dans lequel elle s’épanouit même si de fait elle crée un terrain qui est propice à sa propre perpétuation.

A. Casilli : Tout à fait. Si on regarde du côté des entreprises, on remarque qu’elles tendent à favoriser de plus en plus la redistribution de dividendes importants plutôt que le réinvestissement pour créer de nouvelles ressources, etc. Si l’on regarde ensuite comment les entreprises fonctionnent, on a des surprises qui sont parfois amères : durant nos recherches sur le travail de plateforme, on s’est rendu compte du chaos qui domine au niveau de la gestion de cette force de travail dans la mesure où les plateformes ne reconnaissent pas que ces microtravailleurs effectuent des tâches importantes pour la production de valeur de l’entreprise et donc ne les encadrent pas. Il n’y a donc pas de « ressources humaines ». Ce sont par exemple le responsable des achats ou les ingénieurs qui s’occupent d’organiser le pipeline pour la mise en place du machine learning.

Or, ce ne sont pas des personnes formées pour gérer des êtres humains donc ils engendrent des désastres parce qu’ils ne savent pas entendre les problématiques, ils ne comprennent pas que ces personnes-là sont habituées à une certaine protection de leur travail, en connaissance de leurs droits, ce qui est tout à fait normal. On a donc une forte conflictualité dans ces entreprises qui ne sont pas capables de gérer la transition vers la plateformisation totale.

Mobilisation des livreurs © Marion Beauvalet
Mobilisation de livreurs Deliveroo
© Marion Beauvalet

LVSL : Toutefois, il n’y a pas que les travailleurs du clic rémunérés : dans notre présence virtuelle, nous fournissons régulièrement des matériaux à des systèmes dits « collaboratifs » (cookies, avis, évaluations, etc.) qui mettent en place des systèmes de gratification affective (ce que vous appelez des « produsagers », contraction de « producteur » et « usager »). Le fonctionnement des plateformes numériques abolit-il la séparation entre travail et loisir ?

A. Casilli : C’est un peu plus complexe que cela car c’est comme si les plateformes cherchaient constamment à monter au maximum le volume tant du travail que du plaisir. L’exemple récent qui me vient à l’esprit, c’est ChatGPT. ChatGPT est une intelligence artificielle qui n’a rien d’extraordinaire sauf qu’elle fait bien semblant d’entendre et de répondre à des questions. C’est un système assez classique qu’on appelle « question answering » comme modèle de machine learning, mais entouré d’une espèce d’aura de grande innovation, voire de révolution. Cela oblige tout un tas de personnes à se connecter à ChatGPT, à interagir avec elle et par la même occasion à l’améliorer, puisque chaque réponse négative ou à côté de la plaque de ChatGPT est systématiquement dénoncée par la personne qui la reçoit, ce qui améliore l’IA.

« Tout ça n’est une opération de marketing de OpenIA, qui est arrivée à créer un engouement lui offrant une main d’œuvre non rémunérée massive pour tester ChatpGPT. »

Il y a là une espèce de joie perverse de jouer à ce jeu, de se faire mener un bateau par un système qui est seulement dominé par une logique de marketing. Tout ça, en effet, n’est qu’une opération de marketing de OpenIA, qui est arrivée à créer un engouement lui offrant une main d’œuvre non rémunérée massive pour tester ChatpGPT.

La dimension de travail se comprend bien si on voit la continuité entre les utilisateurs lambda et non rémunérés de ChatGPT et de l’autre côté les personnes qui sont dans le back office de ChatGPT : un mois et quelques après le lancement de cette intelligence artificielle, on a découvert que ça fait des années qu’OpenIA recrute systématiquement des microtravailleurs kenyans payés 1$ de l’heure pour sélectionner les réponses, taguer des contenus etc. À côté de cela, puisque ChatGPT est aussi un outil utilisé pour produire du code informatique, il y a eu un recrutement de personnes qui sont des tâcherons du code pendant l’année 2020. Ces tâcherons du code devaient produire des bouts de code, débuguer des codes alors qu’elles n’avaient parfois pas une compétence informatique très élevée. C’étaient parfois des petits étudiants en première année ou des personnes qui savaient à peine reconnaître que dans cette ligne de code il y avait une parenthèse qui ouvrait mais il n’y en avait pas qui fermait et c’était suffisant pour débuguer la ligne. Il y a un continuum entre ces tâcherons du clic et nous-mêmes, qui fait bien de ChatGPT avant tout une entreprise de travail humain vivant. J’aurais pu dire la même chose du moteur de recherche de Google mais il est là depuis un quart de siècle donc c’est un peu moins d’actualité.

LVSL : Avec cet entrelacs du producteur à l’usager qui s’est formé, l’outil numérique ne semble plus être une extension de la main de l’homme. Le travail humain tend au contraire à devenir une extension de l’outil. Identifiez-vous le travail digital comme une nouvelle forme d’aliénation double car le travailleur n’est plus seulement soumis à la machine (comme c’est déjà le cas depuis le taylorisme) mais disparaît derrière elle parce que l’aliénation ne concerne plus seulement le travailleur mais aussi le « produsager » qui n’est même pas reconnu comme travailleur ?

A. Casilli : Pour résumer, les deux types d’aliénation dont vous parlez sont une aliénation de la visibilité et une aliénation du statut pour faire court. La question de la visibilité est un problème important mais en même temps c’est aussi un problème qui nous permet d’identifier où est le nœud problématique. Ça fait longtemps qu’en sciences sociales, on s’occupe de reconnaître des formes de travail non visibles : on l’appelle shadow work, ghost work, virtual work, etc., chaque auteur a sa propre définition. Moi j’ai cherché à mon tour à parler de ce travail non ostensible, « unconspicuous labor », qui est une manière de jouer sur la notion de consommation ostentatoire. C’est une manière de dire que si notre consommation se fait visible, on s’affiche en train de consommer, on ne s’affiche pas en train de produire et on a presque honte de ce qu’on produit quand on le produit. C’est pour ça que nous-mêmes nous adhérons à la rhétorique du « C’est pas un travail, c’est un plaisir : je ne suis pas un journaliste précaire, je suis un blogueur », « Je ne suis pas une animatrice télé qui ne trouve pas d’emploi, je suis une influenceuse Twitch ».

C’est une [façon] de se raconter d’une manière ou d’une autre que la précarité est moins grave que ce qu’elle est. Il ne faut pas sous-estimer le côté aliénant de cela, surtout un terme de désencastrement des individus de leur réseau de solidarité et d’amitié qui est normalement assuré par les activités de travail formel. Je ne veux pas dire que la vie avec les collègues est un paradis, mais que le travail formel crée un cadre qui permet de situer un individu au sein d’un réseau de relations. Ce qui devient beaucoup moins simple à faire pour le travail du clic. Il y a un vaste débat dans ma discipline sur l’encastrement ou le désencastrement social des travailleurs des plateformes, qui porte sur cette confusion énorme qui existe entre le côté productif et le côté reproductif des plateformes. Le côté productif, on le voit à chaque fois qu’on nous demande de produire une donnée, mais parfois cette injonction est là pour stimuler notre plaisir, nos attitudes, nos désirs, nos envies de se mettre en valeur, de se mettre en visibilité, et ainsi de suite. Cela peut se transformer en loisir, dans une activité sociale, et qui est alors plutôt du côté de la reproduction. Là c’est effectivement une aliénation qui renforce cette confusion.

De cela découle directement la deuxième aliénation qui est l’aliénation de statut, c’est-à-dire la difficulté à obtenir un statut de travailleur de la reproduction sociale. Mais ce n’est pas impossible : regardons par exemple les combats féministes, qui ont fait en sorte que tout un tas d’activités auparavant considérées comme purement reproductives soit inscrites dans la sphère du travail socialement reconnu, avec des rémunérations et des protections sociales : le travail domestique, le travail de care, etc. Toutefois, cette rupture de l’aliénation n’arrive pas de manière spontanée, par simple progression du capitalisme vers des formes plus douces et sociales-démocrates, mais cela arrive au fil et au bout des luttes sociales.

LVSL : Puisque votre ouvrage critique une conception téléologique du progrès technologique où l’on avance vers la fin du travail, comment envisagez-vous l’avenir du travail numérique, surtout avec l’explosion récente des plateformes d’intelligence artificielle ?

A. Casilli : Pour ma part je pense qu’il faut se méfier des effets d’annonce médiatiques. Je suis assez bien placé pour savoir comment la fabrique médiatique de ces phénomènes sociotechnologiques est structurée à coups de communiqués de presse d’entreprises qui produisent un nouveau service, une nouvelle application, une nouvelle intelligence artificielle et de rédactions de journaux ou de presse qui, pour chercher à produire du contenu, cèdent au plaisir de se faire porte-voix de ce type d’allégations.

Je ne pense pas qu’il y ait une explosion de l’intelligence artificielle. Au contraire, je remarque que l’intelligence artificielle rame, qu’il y a des échecs de l’intelligence artificielle, il y a des domaines de l’intelligence artificielle qui se sont cassé la gueule, par exemple l’intelligence artificielle des machine learnings non supervisés dont on annonce toujours des trucs merveilleux qui n’arrivent jamais. Ou alors on a des effets de mode durant quelques temps, comme la blockchain récemment, qui est sujette à des échecs répétés tous les quelques mois. Je ne suis pas technophobe, mais plutôt dans une forme de scepticisme qui permet de voir l’innovation là où elle est vraiment. Or, l’innovation n’est pas dans l’intelligence artificielle, qui ne fait pas de progrès par pas de géants.

« Certains métiers du clic se sont aussi imposés comme des métiers essentiels, par exemple la livraison ou la modération de contenus. »

En revanche il y a eu des chocs exogènes, par exemple le Covid, la crise sanitaire, la crise économique et la crise géopolitique qui ont suivi. Ces enchaînements de catastrophes ont fait en sorte que le marché du travail de 2023 soit assez différent par rapport aux marchés du travail des années précédentes : en 2019, le nombre de personnes employées formellement était supérieur à toutes les époques précédentes de l’humanité, ce qui est évident parce qu’il y a aussi un nombre plus important d’êtres humains. Avec le Covid, on a eu d’abord un moment d’arrêt généralisé des échanges internationaux et parfois des croissances importantes de certains pays en termes de performances industrielles et d’autre part on a vu aussi ce prétendu « triomphe du télétravail », qui ne s’est pas soldé dans une espèce de dématérialisation de toutes les activités mais qui nous a aidés à identifier certaines activités qu’on appelle aujourd’hui « essentielles » (logistique, commerce, agroalimentaire, santé…).

Mais certains métiers du clic se sont aussi imposés comme des métiers essentiels, par exemple la livraison ou la modération de contenus, tous des travailleurs qui ont été classifiés comme « essentiels » par de grandes entreprises telles que Facebook et YouTube comme prioritaires pour revenir au travail en présentiel, alors que les autres ont été tranquillement mis au télétravail pendant deux ans et demi, avant d’être licenciés. C’est quelque chose d’important car on peut difficilement se passer du travail de modération, qui est d’ailleurs difficile à faire à distance, parce qu’il est difficile de modérer des vidéos de décapitation quand derrière vous il y a vos enfants qui jouent, ou de regarder des contenus vraiment problématiques, violents, déplacés alors qu’on passe à table. À moyen terme, je ne vois pas ce travail disparaître, je le vois devenir de plus en plus central, mais malheureusement je ne le vois pas non plus devenir plus digne et reconnu pour autant.

« Les microtravailleurs ne sortent pas dans la rue mais on les voit beaucoup dans les tribunaux, lors d’actions de recours collectif ou d’actions pour la reconnaissance de leur travail. »

C’est là le nœud conflictuel des prochaines années, celui de la reconnaissance de ces travailleurs. Plusieurs signes indiquent qu’on est face à de nouveaux conflits sociaux au niveau international, car on commence à avoir une structuration précise et cohérente des travailleurs et de nouvelles luttes sociales émergent. On voit notamment apparaître beaucoup de revendications qui passent par les cours de justice. Les microtravailleurs ne sortent pas dans la rue mais on les voit beaucoup dans les tribunaux, lors d’actions de recours collectif ou d’actions pour la reconnaissance de leur travail. Au Brésil, on a eu une victoire importante contre une plateforme de microtravail qui a été obligée de requalifier comme « salariés » quelques milliers de travailleurs.

LVSL : Au fondement de toutes ces activités, les algorithmes reposent essentiellement sur une approche positiviste du monde où tout est classable, identifiable et mesurable. En mettant en lumière le travail des tâcherons du numérique qui trient et jugent en support des algorithmes, ne révélez-vous pas l’insuffisance de cette vision positiviste ?

A. Casilli : J’ai, si l’on veut, une approche un peu plus « irrationnaliste » du tissu social. Je pense que la mise en données est une entreprise qui a une longue histoire : elle puise ses racines dans le positivisme historique à la fin du XVIIIe siècle, début XIXe, au niveau de la création d’une attitude positiviste et en même temps des ancêtres de ce qu’on appelle aujourd’hui les intelligences artificielles. Dans le nouveau livre sur lequel je travaille, je m’intéresse aux origines du travail du clic, par exemple le fait qu’en France et dans d’autres pays d’Europe, on avait créé à cette époque des ateliers de calcul dans lesquels des centaines de personnes, souvent pas des mathématiciens du tout, des personnes qui avaient d’autres formations (des ouvriers, des instituteurs ou institutrices souvent), qui calculaient un peu tout : des tables trigonométriques pour le cadastre de Paris, les positions du Soleil pour l’observatoire de Greenwich, etc. On pourrait l’interpréter comme une mise en chiffres du réel, mais celle-ci est d’un type particulier car il ne s’agit pas seulement d’une quantification faite par le biais des grandes institutions statistiques étatiques : recensements, mesures, etc. Ce ne sont pas des géomètres ou des statisticiens qui ont opéré cette mise en donnée du monde, ce sont souvent des personnes dont on n’a pas conservé le nom ou les coordonnées, qui ont calculé pendant des années et des années des entités mathématiques qui ont été nécessaires pour créer un type particulier de machines, par exemple les machines à calculer ou pour observer certains phénomènes astronomiques, des machines balistiques pour l’armement, etc. Ce fut un grand élan de mise en données qui ne fut pas seulement de la quantification, mais une manière de créer de la connaissance précalculée qui est ensuite utilisée pour produire des machines qui calculent.

C’est le même principe que celui des intelligences artificielles d’aujourd’hui. ChatGPT s’appelle « GPT » parce que le « P » signifie « pretrained », tout ce que la machine sait faire a été précalculé par des êtres humains. On voit là réapparaître ce type de positivisme un peu particulier parce que ce n’est pas un positivisme de grands idéaux, de grands systèmes, mais un positivisme de la microdonnée, de la microtâche, du microtravail, quelque chose de beaucoup plus terre à terre et de beaucoup plus intéressé à un résultat économique assez immédiat. Si l’on veut, malgré les grands discours de colonisation de l’espace et de réforme de l’esprit humain par certains milliardaires de la Silicon Valley, on est en face de personnes qui cherchent à gratter un peu d’argent pour arriver à la fin du mois, même du côté des milliardaires.

« Avec Macron, nous avons franchi un cap dans la violence et le mépris de classe » – Entretien avec les Pinçon-Charlot et Basile Carré-Agostini

Se définissant eux-mêmes comme des « sociologues de combat », spécialistes de la bourgeoisie, Monique et Michel Pinçon-Charlot sont à l’affiche du film À demain mon amour, réalisé par Basile Carré-Agostini. Celui-ci revient sur les quatre premières années du quinquennat Macron qui s’achève, avec pour sujet principal l’engagement à la fois amoureux et politique de ce couple de chercheurs atypique, et en toile de fond les mobilisations sociales qui ont rythmé le dernier mandat, en particulier la crise des Gilets jaunes et la mobilisation contre la réforme des retraites. Dans cet entretien, ils reviennent tous les trois sur ce film original, tourné dans l’intimité du couple, et sur leur parcours de sociologues engagés. Entretien réalisé par Raphaël Martin et Léo Rosell. 

LVSL – Pourriez-vous nous raconter comment vous est venue l’idée de faire ce film, quelle était votre motivation principale et comment vous vous êtes rencontrés ? De votre côté, Monique Pinçon-Charlot, qu’est-ce qui vous a incité à accepter ce projet, qui n’est pas simplement un film sur les luttes mais aussi un film assez personnel et intime ? 

Monique Pinçon-Charlot – Nous avons été présentés par une productrice, Amélie Juan, avec laquelle nous avions déjà fait d’autres films pour la télévision. Nous venions de publier un livre sur la fraude fiscale, pour lequel nous avions travaillé, Michel et moi, avec de nombreux lanceurs d’alerte. Nous étions fascinés par ces hommes et ces femmes qui sont capables de se mettre en danger et de mettre en danger leurs familles pour lancer des alertes d’intérêt général. 

Finalement, le réalisateur pressenti n’a pas pu poursuivre le projet, et c’est alors que nous avons rencontré Basile, que nous avons appris à connaître et peu à peu nous nous sommes apprivoisés mutuellement. À partir de cette rencontre, le projet initial d’un film sur les lanceurs d’alerte a peu à peu évolué. 

Basile Carré-Agostini – En passant du temps avec Monique et Michel, j’ai vite senti, du fait de leur humour, de leur vivacité exceptionnelle, que je pourrais m’appuyer sur l’efficacité du duo, éprouvée en terme dramaturgique. L’analogie entre les idéaux des Pinçon-Charlot et la chevalerie errante m’est vite apparue, Monique et Michel en Don Quichotte et Sancho Panza, avec pour moulins les sirènes du néolibéralisme. À la différence que, dans leur couple, les rôles s’inversent régulièrement et que les dégâts de la macronie sont bien réels. 

Nous nous sommes rencontrés fin 2016, peu de temps avant l’élection d’Emmanuel Macron. Je leur ai proposé de traverser le quinquennat ensemble. Je ne voulais pas le subir comme le précédent.  Si j’ai eu peu de difficultés à convaincre les Pinçon-Charlot de me laisser approcher leur intimité d’amoureux quand tout va bien, en revanche, il a été beaucoup plus compliqué pour eux de me laisser entrer dans leur véritable intimité : celle de leur travail de recherche, dans leurs disputes, dans les tourbillons de leur pensée ou encore quand ils se font bousculer par le réel ou par les remarques d’autres penseurs, qu’ils soient poètes, intellectuels ou simples passants.  

Pour rendre le geste de cinéma possible et espérer projeter avec émotion les questions existentielles qui sont au cœur de ce film, il m’a fallu ce temps long pour contourner puis dépasser deux particularités de mes personnages que sont leur militantisme et la conscience d’être des personnages publics. Le militant n’est pas par essence la personne qui fait le plus facilement part de ses doutes, de de ses contradictions assumées ou non, et quand de surcroit il se sent investi d’une mission, celle de donner de l’énergie à son auditoire, il lui est d’autant plus compliqué de bien vouloir exposer ses faiblesses.  

© Basile Carré-Agostini

Au cours des repérages pendant lesquels j’ai pu petit à petit introduire une caméra dans leur couple, j’ai gagné la confiance de Monique et Michel Pinçon-Charlot. Au bout de quelques mois ils se sont davantage livrés, sans représentation. Montrer leurs fragilités, leurs doutes, est d’abord une manière de leur rendre justice : dans l’intimité de leur travail, il est peu de difficultés qu’ils n’osent affronter. Montrer leurs peurs, les moments où tout semble sur le point de s’effondrer, devant les injustices du monde moderne, c’est aussi indispensable pour les voir se relever. Parce que sans peur, le courage ne vaut rien.  

J’ai documenté les stratégies existentielles du couple avec l’espoir de transmettre au spectateur leur vitalité et leur endurance dans la lutte. La liste des exemples qui font que les Pinçon-Charlot sont plus forts à deux est longue. Le fait de les voir s’entraider est un des aspects de leur couple qui m’a le plus touché et intéressé. Sans trop s’en rendre compte, ils proposent un contre-modèle : leur couple est un début d’ensemble. Il illustre le primat du collectif sur l’individuel.  

Monique Pinçon-Charlot : « Avec Michel, nous avons toujours revendiqués le bonheur dans le statut de chercheurs que nous souhaitions donc le plus vivant possible ! » 

M. P.-C. – Nos recherches sur le fonctionnement de la classe dominante ont révélé des inégalités sociales et économiques devenues abyssales, au point qu’il nous est vraiment impossible de rester neutres. Nous avons toujours souhaité être du côté de l’agneau et non du côté du loup.  

Pour revenir sur le caractère intime du film, cela ne nous a finalement pas déplu d’oublier la caméra et d’être tout simplement nous-mêmes. Au fond, de nous montrer, y compris dans le plus simple appareil pour ce qui concerne Michel – que l’on voit à un moment en slip – est aussi une manière de revendiquer une forme d’humilité et d’humanité qui est tellement absente du monde de la recherche académique ! Cet univers vogue beaucoup trop avec le moteur de la prétention et de la concurrence, ce qui entraine de la sidération et de la paralysie. Le fait de travailler en couple nous a permis de nous échapper de ce que nous vivions comme un véritable corsetage. 

B. C.-A. – En effet, cela m’intéressait de les faire descendre, dès la première séquence, du piédestal sur lequel certains de leurs lecteurs habituels peuvent les placer. Cela permet de désacraliser la figure du chercheur, de montrer ses fragilités et ses doutes.  

Basile Carré-Agostini : « Ce que j’ai envie de faire naître chez le spectateur, c’est de la curiosité. » 

LVSL – Pour autant, peu de séquences sont consacrées à expliquer des concepts et aspects techniques de sociologie ou d’économie, même de façon pédagogique. Était-ce un choix de réalisation délibéré ?  

M. P.-C. – Je pense que la grande force du film de Basile est la façon dont il présente notamment la violence symbolique, à la fois dans les discours évidemment, mais aussi dans les actes et les images. C’est par exemple le cas quand il fait dialoguer le malaise que les lycéens, au début du film, ressentent quand ils découvrent pour la première fois les trottoirs des beaux-quartiers, avec plusieurs dizaines de minutes plus tard dans le montage, la séquence de l’Acte 2 des Gilets jaunes, où sur la même avenue Montaigne, les manifestants maintiennent cette fois-ci le regard des bourgeois et décident de rester droits devant la violence symbolique qui leur est imposée. C’est très fort d’avoir réussi à mettre en image un concept de sociologie de manière aussi limpide et vivante. 

B. C.-A. – De fait, l’objectif du film n’était pas de résumer ou de donner à voir autrement le contenu des livres écrits par les Pinçon-Charlot. Il y a nombre de chercheurs compétents mais aussi de journalistes qui font un très bon travail de vulgarisation de ce type de notions. Personnellement, ce que j’avais envie de faire naître chez le spectateur, c’est une émotion qui devait leur faire vivre ces concepts dans leur chair. 

Le film suggère le travail de Monique et Michel, mais il donne à voir surtout leur regard sur le monde, la réalité de notre pays différemment que dans les médias traditionnels. Il a fallu du temps pour confronter cette vie tranquille de chercheurs avec la violence de la vie politique et du fonctionnement de la société de notre pays. Mon film cherche à poser un regard tendre sur leur vision acérée de la société. Il y a un contraste intéressant entre ce petit antre qu’est le pavillon de Monique et Michel et la rue, ainsi que leur combat pour transmettre leurs connaissances dans des conférences, dans des usines, etc. J’y ai vu la possibilité d’un film vivant où l’intérieur et l’extérieur pouvaient s’alimenter. 

J’ai mis du temps à trouver la bonne distance, j’ai essayé différents types de caméra. J’ai dû trouver les bons axes dans la maison, réfléchir à comment les suivre à l’extérieur, dans les manifestations par exemple. J’ai finalement utilisé une caméra à petit capteur, pour éviter l’effet de flou qui les aurait isolés du monde qu’ils observent et, dans le même esprit, je les ai beaucoup filmés de dos pour donner à voir ce qu’eux regardent. À l’extérieur du pavillon, j’ai essayé d’enfiler leurs lunettes de sociologues, tandis que chez eux, je réenfilais ma veste de documentariste ethnographe. 

M. P.-C. – Cela correspond bien à ce que Michel et moi souhaitions. Nous avons toujours accordé de l’importance aux connaissances – nous avons écrit vingt-sept livres tous les deux – mais ce qui est décisif pour nous à travers le support cinéma, c’est précisément la question de la transmission. Il s’agit d’un maillon essentiel de la chaîne scientifique. 

B. C.-A. – À un moment, Monique et Michel prennent un café avec l’économiste Liêm Hoang-Ngoc, qui leur explique des aspects du CICE [Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, NDLR] et Monique lui demande de parler plus doucement parce que c’est important qu’elle comprenne bien pour pouvoir l’expliquer à son tour.

Cette séquence résume une grande partie de l’énergie déployée par Monique et Michel pour faire partager à leurs camarades leur vision, leurs lunettes sur le monde. Ils ont cette humilité que peu d’intellectuels ont et qui fait qu’ils ont même accepté de se faire filmer en position d’écolier. C’est l’image de l’insatiable curiosité de ce couple que j’ai reproduite avec cette séquence tout en documentant pour l’Histoire la violence de ce quinquennat. 

LVSL – Votre film a justement pour toile de fond les mobilisations sociales du quinquennat d’Emmanuel Macron, et montre de façon chronologique leur évolution sur quatre ans. En tant que réalisateur, quel était selon vous l’intérêt d’exploiter cette prise de temps vis-à-vis des événements, que l’on retrouve également dans le film d’Emmanuel Gras, Un peuple ? 

B. C.-A. – Je suis vraiment heureux que le film d’Emmanuel Gras, qui est un réalisateur que j’admire, et le mien, soient sortis en salle presque simultanément. Ce sont deux regards très différents sur le mouvement des Gilets jaunes. La totalité de son film y est consacrée, alors que dans le mien, il s’agit certes d’un grand moment, mais parmi d’autres mobilisations. Ce sont tous les deux des films qui tissent la puissance vitale qu’offre la lutte et la puissance du rouleau compresseur à laquelle ceux qui rêvent d’un monde meilleur sont confrontés.  

Monique Pinçon-Charlot : « Michel et moi étions deux boiteux, mais pas de la même jambe. Nous partagions une sorte de névrose de classe inversée. » 

Il y a visiblement une petite exposition au cinéma pour les documentaires politiques en ce moment. Peut-être est-ce dû au fait qu’ils disparaissent significativement de la télévision ? Emmanuel et moi avons ce point commun d’essayer de mêler vie et politique, joie, amour ou amitié dans nos films. 

LVSL – Quels sont, Monique Pinçon-Charlot, les ressorts et l’histoire de votre engagement ? 

M. P.-C. – Nous avons expliqué avec Michel dans nos Mémoires, Notre vie chez les riches, publiées au mois d’août dernier, qu’il s’agit de deux histoires bien différentes. Michel est originaire d’une famille ouvrière des Ardennes, et moi, plutôt la bonne petite bourgeoisie de province. Mon père était procureur de la République, autoritaire comme le patriarcat l’autorisait. Par la suite, il est même devenu avocat général à la Cour de sûreté de l’État. C’est d’ailleurs comme cela que j’ai rencontré l’historienne et sociologue Vanessa Codaccioni, spécialiste des juridictions d’exception. Ainsi, Michel et moi étions deux boiteux, mais pas de la même jambe. Nous partagions une sorte de névrose de classe inversée. 

Dès que nous nous sommes rencontrés, ça a été le coup de foudre. Mais en réalité, à travers le coup de foudre, rétrospectivement, soixante ans après, on comprend que l’on s’est tout de suite repérés, que l’on a dû se dire à ce moment-là, sans doute inconsciemment, que l’on allait se compléter et que cette solidarité nous permettrait de parvenir à une espèce de « revanche » de classe. 

Nous partions de quelque chose de négatif, que nous avons cherché à transformer en colère positive. Dès notre mariage, nous avons échangé sur nos désirs partagés de faire de la recherche avec le projet de personnifier l’exploitation capitaliste, c’est-à-dire d’arrêter d’employer des slogans sur le grand capital, sur le capitalisme monopoliste d’État, pour étudier et nommer les plus hauts responsables de ce système d’exploitation, comme Ernest-Antoine Seillière ou David de Rothschild, et de tous ceux qui figurent dans le Bottin mondain et le Who’s Who au plus haut niveau. Dès 1986, nous avons annoncé à ceux qui suivaient nos travaux de recherche au CNRS que désormais nous soumettrions à l’investigation sociologique, dans un travail de couple, les membres des dynasties fortunées de la noblesse et de la grande bourgeoisie. 

LVSL – Justement, comment parvenez-vous à concilier votre éthique de chercheur ou de chercheuse et votre engagement militant ?  

M. P.-C. – Tout d’abord, je trouve que les mots « engagé » et « militant » sont de jolis mots que je revendique. Même si ces mots sont aujourd’hui dévoyés par l’idéologie dominante par l’intermédiaire des médias qui appartiennent massivement à des milliardaires. Je pense que la meilleure façon de respecter la rigueur scientifique est de mettre toutes ses cartes sur la table afin que les lecteurs puissent se faire réellement leur opinion. 

Nous avons publié en 1997 un livre de méthodologie sur nos enquêtes aux Presses universitaires de France, aujourd’hui dans la collection Quadrige, Voyage en grande bourgeoisie. Après quatre ouvrages consacrés à l’aristocratie de l’argent et les diverses critiques dont ils ont fait l’objet, nous sommes lancés dans une réflexion d’épistémologie en actes, à une socioanalyse de nous deux, rompant ainsi avec le silence habituel qui règne sur les conditions pratiques de la recherche. La neutralité axiologique peut être parfois brandie pour ne pas avoir à déclarer des positions d’éditocrates dans des magazines appartenant à des oligarques. 

B. C.-A. – Je trouve cela plutôt honnête de la part de Monique et Michel d’affirmer leur engagement politique afin de ne pas se cacher derrière une pseudo-neutralité sur le sujet. Je sais qu’ils trouvent de l’énergie dans leur engagement pour faire un travail sérieux. 

Basile Carré-Agostini : « Comme Monique et Michel ont un visage connu, qu’ils attirent la sympathie, les gens viennent leur parler. L’immense majorité des échanges que j’ai pu filmer exprime une soif de résistance. »

Ce que je respecte énormément chez Monique et Michel, c’est qu’ils ne cachent pas leur idéologie. Ils l’assument. En ce sens, ils ne sont pas extrémistes. Ils défendent un idéal, que l’on peut nommer « communisme », mais surtout, ils sont bien conscients que c’est un choix de société parmi d’autres. 

Le film est construit autour de rencontres profondes et sincères. C’était une chance pour ma caméra. Comme Monique et Michel ont un visage connu, qu’ils attirent la sympathie, les gens viennent leur parler. L’immense majorité des échanges que j’ai pu filmer exprime une soif de résistance. Dans les quelques rencontres que j’ai déjà pu vivre avec le public, les spectateurs témoignent que le film leur donne envie de chercher des nouvelles formes de lutte et je suis heureux d’avoir fait naître ce désir en faisant le portrait de deux sociologues. 

Une séquence du film, celle du chauffeur de taxi, fait beaucoup parler lors des ciné-rencontres. Il y a une forme de fatalisme chez ce chauffeur de taxi, mais il dialogue avec Monique et Michel. Il apporte une contradiction à l’optimisme des Pinçon-Charlot. Cette scène placée à la toute fin du film est aussi le moment pour le spectateur de se positionner, de s’interroger sur son propre rapport à la lutte. J’aimerais que le spectateur se demande s’il trouvera la force de se battre ou si, inversement, il optera pour une forme de repli désabusé.  

Cette séquence alimente des notions qui nous sont chères à tous les trois : l’intelligence collective, la force du dialogue, le fait d’être capable de se parler même si on n’a pas les mêmes opinions. Si le constat existentiel du chauffeur de taxi est amer, mon film est un documentaire, pas une fiction, et en ce moment, si l’on désire être un peu sérieux avec le réel, il n’y a pas vraiment moyen de fabriquer des happy-ends... L’idée première de ce film est de trouver dans la robustesse de mes personnages la force de rester connecté au monde et au collectif et ce quelques soient les violences qui nous attendent mais qui sont surtout déjà bien présentes. 

M. P.-C. – Ce chauffeur de taxi, Noël, nous donne à tous les deux une leçon de courage qui est quand même extraordinaire. Parce qu’à la fin, lorsqu’il descend de son taxi, qu’il enlève son masque acceptant notre livre avec un grand sourire, il envoie un message qui rend optimiste et qui vient casser un discours fataliste si courant dans les classes populaires. J’espère qu’avec cette séquence et plus largement ce film, le spectateur s’interrogera sur son propre engagement et sur son propre courage. 

LVSL – Vous évoquiez votre livre Le président des ultra-riches : Chronique du mépris de classe dans la politique d’Emmanuel Macron (éd. La Découverte). Comment percevez-vous le mépris social qui est au cœur de l’action politique du gouvernement d’Emmanuel Macron ? Et comment évaluez-vous par ailleurs la casse sociale qui a eu lieu pendant ce quinquennat ? 

M. P.-C. – C’est exactement à ces deux questions que le livre tente de répondre. Pour ce qui est de la casse sociale, c’est d’abord évidemment la remise en cause de l’État comme étant au service de l’intérêt général, et qui se retrouve évidé de manière systématique pour servir les intérêts des plus riches. Les mesures antisociales de ce quinquennat n’ont fait qu’augmenter les inégalités déjà criantes dans ce pays, et la réponse donnée aux mouvements sociaux a systématiquement été la violence de la répression.  

Monique Pinçon-Charlot : « Les “fainéants”, “ceux qui ne sont rien”, “les derniers de cordée”, nous n’avions jamais entendu parler ainsi du peuple français. Ce n’est pas pour rien que les Gilets jaunes ont été aussi nombreux dès le départ. » 

Bien sûr, le mépris social est aussi lié aux politiques menées contre les plus pauvres. Nous n’avions jamais vu un tel niveau de décomplexion au niveau des mots employés, quant à la violence et la corruption du langage. Les « fainéants », « ceux qui ne sont rien », « les derniers de cordée », nous n’avions jamais entendu parler ainsi du peuple français. Ce n’est pas pour rien que les Gilets jaunes ont été aussi nombreux dès le départ. C’était aussi en réaction à ce mépris qui était dirigé contre eux remettant en cause leur dignité et leur honneur. On peut avoir faim, on peut avoir du mal à payer l’essence. Mais le mépris, ce n’est pas acceptable. La question du carburant n’a ainsi été que le déclencheur, la petite goutte d’eau qui a fait déborder le vase.  

Tout cela relève d’un processus qui s’est mis en place en 1983 avec « le tournant de la rigueur » sous la présidence de François Mitterrand pourtant membre du parti socialiste. La transformation de l’État providence par le néolibéralisme où tout est petit à petit marchandisé et financiarisé a été réalisée par la social-démocratie. Cela a même été théorisé dans un livre qui est maintenant épuisé et non réédité car jugé bien trop dangereux, La gauche bouge, et dont l’auteur, Jean-François Trans, n’est autre qu’un pseudonyme collectif renvoyant à Jean-Yves Le Drian, Jean-Michel Gaillard, Jean-Pierre Jouyet, Jean-Pierre Mignard et François Hollande. Il s’agit d’un chef-d’œuvre de néolibéralisme, dont toutes les recettes sont déjà là. Après, il n’y a plus qu’à aller placer les siens au FMI ou dans les grandes institutions de la finance mondiale pour les appliquer.  

B. C.-A. – C’est vrai qu’avec Emmanuel Macron, nous avons franchi un cap dans la violence et le mépris de classe. Peu de temps avant l’émergence du mouvement des Gilets jaunes, j’ai vu Monique et Michel analyser la violence des réformes en cours, nous avons entendu les insultes que le Président s’est autorisé à distiller par ses petites phrases au peuple français, rien ne bougeait. Monique et Michel, comme la nébuleuse contestataire que je découvrais grâce à eux, partageait un peu cette idée : « Ça y est, c’est fini, la bourgeoisie peut faire ce qu’elle veut, tout le monde est paralysé par la sidération. ». 

Cependant, il a suffi que le réel fasse irruption à la télévision pour que la France réagisse. Une des raisons de l’émergence du mouvement des Gilets jaunes tient à une erreur de diagnostic de la part des médias dominants, qui se sont dit que les Gilets jaunes étaient anti-écolos, anti-taxes et qu’ils pourraient alimenter la pensée réactionnaire des plateaux de télé. Ils les ont alors filmés et leur ont donné la parole pendant des heures et des heures d’antenne. 

© Basile Carré-Agostini

Des milliers de citoyens se sont sentis moins seuls en comprenant que leur situation sociale n’était pas le fruit de leur manque de volonté d’entreprendre, mais que s’ils étaient si nombreux à souffrir, c’était bien en raison d’un problème systémique dans ce pays. Quand la détresse qui est si habituellement cachée arrive à s’exprimer, une dynamique collective peut naître. Le réel est révolutionnaire. 

LVSL – Dans la perspective des élections à venir, pensez-vous qu’Emmanuel Macron constitue toujours celui qui représente le mieux la bourgeoisie, ou que cette hégémonie au sein du bloc élitaire peut encore lui être contestée par d’autres candidates ou candidats, tels que Valérie Pécresse ou Éric Zemmour ? 

M. P.-C. – La grande bourgeoisie telle que nous l’avons analysée Michel et moi est une classe qui est assez hétérogène, au niveau notamment des montants de richesse, mais aussi dans les traditions politiques, idéologiques ou religieuses. C’est d’ailleurs ce qui fait sa force. Si elle constitue un bloc mobilisé au sens sociologique, ce n’est pas le cas au niveau électoral car les nantis ne misent jamais tous sur le même cheval. Il leur en faut plusieurs afin de jouer au jeu du « face je gagne, pile tu perds ! »  

Regardez, lors des élections présidentielles de 2017, quand François Fillon est tombé, Emmanuel Macron est immédiatement devenu le candidat préféré des beaux quartiers. Toutes les composantes sont donc représentées, de l’extrême droite à la droite dure en passant par quelqu’un comme Emmanuel Macron qui a fait croire à l’alliance de la droite et de la social-démocratie ! 

L’agenda néolibéral des élections de 2022 est toujours celui des puissances d’argent qui détiennent les instituts de sondage, la majorité des médias sans parler du financement par les généreux donateurs qui peuvent déduire une grosse partie de ces dons de leurs impôts. Nous sommes donc finalement un peu les dindons de cette farce, puisque ce sont ceux qui ont le plus d’argent qui financent leurs camarades de classe en politique. Nous sommes face à un serpent qui se mord la queue. 

LVSL – Comment conservez-vous alors cet espoir si présent dans le film et dans votre discours ? 

M. P.-C. – Ce qui nous porte, à titre personnel, Michel et moi, c’est vraiment un diagnostic révolutionnaire, le capitalisme aujourd’hui en bout de course n’étant pas réformable. Ce sont les banques centrales qui ont fait tourner la planche à billets pendant la pandémie du Covid-19 pour payer les dividendes des actionnaires.  

© Basile Carré-Agostini

Toutes les formes du vivant, que ce soit l’humain et les mondes animal et végétal, ont été exploitées jusqu’à l’os. Et aujourd’hui, à cause de la déforestation, de cette exploitation irraisonnable de la terre et de la raréfaction des ressources, naturelles, nous sommes confrontés à des virus, à des guerres informatiques, à des conflits géopolitiques qui ont à voir avec la concurrence sur les matières premières. En tant que scientifique, j’ai été très émue de découvrir, le 20 février 2020, une tribune au Monde, signée par 1000 scientifiques travaillant dans différents domaines liés à la crise du climat, appelant à la désobéissance civile et au développement d’alternatives radicales contre le dérèglement climatique en rejoignant des associations comme Greenpeace ou Alternatiba.  

Si comme le déclarent ces chercheurs, « le futur de notre planète est sombre », il faut bien admettre que le système capitaliste basé sur l’exploitation de toutes les formes du vivant doit être aboli comme le furent l’esclavage et le colonialisme, au profit d’un autre système économique basé sur le partage, la solidarité et le respect de la planète. C’est ce à quoi invite le film de Basile : vivre heureux, vivre digne, vivre simplement dans l’amour et le bonheur de la plénitude de notre si bref passage sur terre !  

« Taxer l’héritage est une mesure de justice de classe et de genre » – Entretien avec Céline Bessière et Sibylle Gollac

Céline Bessière est sociologue et professeure à Paris-Dauphine, membre du laboratoire IRISSO. Sibylle Gollac est sociologue au CNRS et membre de l’équipe « Culture et sociétés urbaines ». Depuis leurs thèses respectives sur les enjeux de transmission d’une génération à l’autre, elles ont tiré un ouvrage Le Genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités (La Découverte, 2020). Le Vent Se Lève a rencontré les autrices de ce livre majeur, tant par sa méthode que par son analyse des mécanismes profonds à l’œuvre concernant l’héritage et la répartition du patrimoine et des richesses. Comment expliquer qu’une femme accumule au long de sa vie moins de capital que son conjoint ou son frère malgré un droit qui proclame l’égalité ? Entretien réalisé par Marion Beauvalet et retranscrit par Dany Meyniel.

Le Vent Se Lève Avant de parler de l’ouvrage, pouvez-vous aborder sa genèse ? Vous expliquez en introduction que c’est un travail de vingt ans. Comment est né ce projet et surtout, comment le mener sur une si longue durée ?

Sibylle Gollac – Ce n’est pas un projet, c’est quelque chose d’important à préciser. Au début des années 2000, nous faisions chacune une thèse dans le même laboratoire (1). Aujourd’hui on mène beaucoup de recherches “par projet”. Céline Bessière travaillait sur les exploitations viticoles dans la région de Cognac. Quant à moi, je travaillais sur les stratégies immobilières familiales : comment les trajectoires résidentielles et patrimoniales des gens sont prises dans des logiques familiales.

Nous discutions régulièrement de nos travaux et nous nous sommes rendu compte qu’un élément structurait nos travaux : la question de la place du capital économique dans la reproduction sociale. On s’apercevait également sur le terrain que ces enjeux de transmission du capital économique d’une génération à l’autre croisaient la question du genre, que les stratégies familiales de reproduction qu’on observait produisaient des inégalités entre femmes et hommes.

Ce sont des choses qu’on a eu envie de creuser. Comment les stratégies de reproduction familiale fonctionnent ? Notamment dans les familles d’indépendants sur lesquelles on travaillait, qui reposaient sur une mobilisation conjugale forte. Comment ces stratégies pouvaient résister aux séparations conjugales ?

C’est sur la base de cette question que nous avons voulu enquêter sur des dossiers de divorce, ce qui nous avait amenées à lancer et à participer à une recherche collective plus vaste sur le traitement judiciaire des séparations conjugales (2). Notre fil était toujours les enjeux économiques de ces séparations. Ensuite, on a constaté que ce qui nous manquait – on avait enquêté dans les tribunaux, auprès des avocats – c’étaient les notaires, qui étaient des acteurs-clefs sur tous les aspects patrimoniaux des séparations et sur les successions.

Nous avions commencé à croiser les notaires sur nos terrains de thèse respectifs et nous voulions approfondir, comprendre mieux leur activité en matière de succession et de séparation. Avec toutes ces enquêtes, nous nous sommes dit que nous avions la matière pour écrire ce livre. Nous avions la volonté, à cette étape de nos carrières, d’écrire un ouvrage de sociologie générale, c’est-à-dire pas seulement destiné aux collègues en sociologie de la famille, en sociologie économique ou en sociologie du droit, qui puisse parler aussi au-delà du champ scientifique.

Tout ce qui concernait la question des inégalités patrimoniales entre femmes et hommes était quelque chose de très peu documenté qui nous semblait central, et il nous importait notamment que les militant·es féministes puissent s’en saisir.

Céline Bessière – Je n’ai presque rien à ajouter si ce n’est que je pense que le début de la réponse était très important, surtout dans le contexte actuel des transformations de l’enseignement supérieur et la recherche. Il s’agit d’une recherche sur le temps long alors que tout nous pousse à faire des projets de court terme, très vite, où l’on connaît quasiment déjà les résultats avant de faire l’enquête. Là, c’est exactement l’inverse : il s’agit de vingt ans de recherche. Bien sûr, il y a vingt ans, nous n’avions pas l’idée que notre travail donnerait ce livre.

Le Vent Se Lève – Justement, depuis les années 2000, avez-vous observé des évolutions notoires concernant les sujets que vous commenciez à aborder ? Par exemple, dans l’introduction vous mentionnez Ingrid Levavasseur ainsi que les travaux de Thomas Piketty.

Céline Béssière – Au début des années 2000, nos deux thèses étaient un peu à contre-courant du type de thèse que l’on faisait à l’époque. Ma thèse sur les transmissions des exploitations viticoles en 2006 vient après vingt ans où il n’y a rien, ou pas grand chose, d’écrit sur les agriculteurs en sciences sociales.

La manière dont est perçu ce que je fais alors est très provincialisée, c’est-à-dire qu’on me dit que j’étudie des familles agricoles, en voie de disparition. Il a été fait le même reproche à Sibylle sur sa thèse : une manière de minorer son travail était de dire qu’elle étudiait des familles « particulières ». Il y avait toujours cette idée que ce sur quoi nous travaillions (à savoir les transmissions patrimoniales dans les familles) était anecdotique et que les familles que nous étudiions alors n’incarnaient pas la modernité.

Au fond, s’était imposée en sciences sociales l’idée que la place du capital économique dans la reproduction n’était plus si importante, ou alors seulement dans des milieux sociaux en déclin, que seul désormais le capital culturel importait.

Cette idée provient d’une lecture réductrice des travaux de Pierre Bourdieu par la sociologie de la famille dans les années 1990 et 2000. À cette époque, c’était François de Singly qui était le porte-voix de la sociologie de la famille en France. Il disait que les dépendances économiques étaient passées au second plan dans les relations familiales, alors même qu’il avait travaillé dessus au début de sa carrière (3).

Au début des années 2000, la sociologie de la famille dominante, voire quasi hégémonique en France, insiste sur l’émancipation des individus, leur individualisation au sein d’une famille relationnelle. La sociologie de la famille se désintéresse complètement de ces sujets. Notre travail paraît de facto un peu décalé. Malgré tout, nous avons écrit nos thèses qui ont été reconnues, publiées, mais il y a une espèce de volonté ambiante de dire que ce qu’on fait n’est pas très important.

Sibylle Gollac – Lorsque nous avons soutenu nos thèses, elles ont été mieux reçues en sociologie des classes sociales. Malgré tout, la thèse de Céline constituait une thèse de référence sur l’étude des groupes sociaux agricoles et indépendants. La mienne était lue en sociologie des classes populaires, sous le même angle que les travaux d’Anne Lambert sur l’accession des classes populaires à la propriété (4), par exemple, je parlais de la dimension spatiale de la stratification sociale.

Pour nous, la sortie de l’ouvrage de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, a constitué un changement important ainsi qu’une grande source de motivation.

Céline Bessière – Nous connaissions Thomas Piketty puisque nous étions dans le même département [de sciences sociales, à l’ENS]. Cela faisait longtemps que l’on connaissait ses travaux et nous avions échangé sur nos sujets respectifs. Quand le livre de Thomas Piketty sort en 2013, il rencontre un succès international : il a réussi à imposer dans le débat public l’idée que le patrimoine était essentiel dans les inégalités contemporaines et que la question de l’héritage n’était pas une question anecdotique. Bien au contraire, il démontre que la part de l’héritage dans la richesse nationale s’accroît.

Après cette parution dans le paysage universitaire, ce que nous faisions a pris un autre sens ! Nous ne sommes plus en train de travailler sur des familles hyper-particulières, nous sommes en train de décrire un mouvement de la société, du capitalisme contemporain. En s’intéressant au patrimoine, on s’intéresse à quelque chose de crucial dans la vie des gens, de plus en plus important. C’est notamment le cas pour le logement, parce que le prix de l’immobilier augmente, ce qui fait que la part de la richesse des ménages consacrée à l’immobilier a crû.

Le logement social n’a plus le vent en poupe, les politiques de logement privilégient l’accession à la propriété, donc il y a davantage de propriétaires. Le patrimoine est aussi de plus en plus crucial pour financer les études parce que le système d’enseignement supérieur gratuit perd du terrain dans les pays comme la France, où il existe encore (5). Partout, faire des études supérieures coûte de plus en plus cher. Aux États-Unis, les familles se saignent pour financer les études de leurs enfants (6). Même pour l’emploi, l’effritement de la société salariale donne une nouvelle importance au patrimoine pour créer son entreprise. Enfin, les attaques répétées contre le système de retraite par répartition donnent une importance cruciale au patrimoine.

Notre livre est sorti au moment de la réforme Macron des retraites : quand les systèmes de retraite par répartition perdent du terrain, le patrimoine prend de la place.

Ces enjeux patrimoniaux et ces enjeux de transmissions patrimoniales dans la famille deviennent vraiment très importants. L’idée du livre était aussi de porter un autre regard sur le patrimoine que celui qui a été imposé par les économistes ces dernières années. Les économistes, qui travaillent sur les inégalités patrimoniales à partir de données statistiques, ne sont pas allés regarder ce qu’il se passait dans les familles, alors que nous disposions de ces données. On a donc retravaillé nos matériaux puis on a mis en place des enquêtes supplémentaires, notamment dans les études notariales.

Le Vent Se Lève – Dans l’introduction de votre livre, vous formulez la proposition théorique qui suit : lier une approche matérialiste et intersectionnelle. Ce sont deux approches que l’on a tendance à opposer, notamment dans l’arène politique. Pouvez-vous revenir sur ces approches, comment avez-vous procédé ? Sont-elles si antinomiques ?

Céline Bessière – Pour nous, ce n’est vraiment pas antinomique. Il y a des volontés de mettre les gens dans des cases, ainsi que des effets de génération qui sont très forts. C’est ce qu’on raconte dans la conclusion du livre. Nous avons d’abord été formées à l’anthropologie de la parenté, à la sociologie de la famille, à la sociologie économique. Nous avons aussi une formation poussée en économie (nous sommes toutes les deux agrégées de sciences économiques et sociales) et en études de genre.

Pour ma part, cette formation en études de genre date du début des années 2000. Au cours de ma scolarité à l’ENS, j’ai fait un séjour aux États-Unis, à Duke University, notamment dans le département des Women’s studies. Eric Fassin a aussi joué un rôle crucial dans la formation de notre génération aux études de genre, notamment américaines, à l’École Normale Supérieure.

Au début des années 2000, notre génération a absorbé en même temps les féministes marxistes, matérialistes mais aussi les études queer ou intersectionnelles. Nous avons lu Christine Delphy en même temps que Judith Butler. Comme l’a écrit plus tard Laure Bereni, qui appartient à la même génération que nous, ce qui a été construit comme des oppositions ou bien des retours de bâton, voire des critiques, peut s’avérer cumulatif : lorsqu’on arrive avec la génération suivante, on peut déterminer ce qui nous sert de chaque côté pour avancer dans nos recherches (7).

Pour ce livre, la relecture des féministes matérialistes françaises des années 1970 sur le travail domestique s’avérait absolument essentielle pour qualifier le travail domestique de travail, pour compter ce travail, lui donner de la place. Les données de l’enquête « Emplois du temps » de l’INSEE permettent d’établir qu’aujourd’hui deux-tiers du travail des femmes n’est pas rémunéré, alors que ce n’est le cas que d’un tiers du travail des hommes. Notre approche par le patrimoine consiste à se demander ce que tout ce travail domestique gratuit fait à l’échelle d’une vie : des hommes qui accumulent du patrimoine, des richesses et des femmes qui n’accumulent pas parce que ce travail n’est jamais reconnu, pas rémunéré et même pas compté.

Nous nous approprions vraiment le féminisme matérialiste dans ce sens-là, nous reprenons à notre compte l’idée d’exploitation du travail des femmes par les hommes. Le moment des séparations conjugales constitue le moment où cela se manifeste.

J’ai découvert les approches intersectionnelles en 2000 au cours de mon séjour en Caroline du Nord, à Duke University. J’y ai découvert les travaux passionnant des historiennes des femmes du sud autour de la guerre de Sécession. J’en ai rapporté un texte que j’avais travaillé avec Éric Fassin en 2003, qui s’appelle « Race, classe, genre » (8). Il y avait vraiment très peu de textes sur ces thèmes à cette époque en France. J’avais lu Angela Davis, notamment, mais aussi toutes les historiennes qui travaillent sur les femmes de planteurs ou les femmes esclaves et qui essaient sur leur terrain d’articuler rapports sociaux de race, de genre et de classe.

L’articulation des rapports de genre et de classe est centrale dans notre livre, même si cela a été vraiment un travail d’écriture ardu que de tenir tout le temps, au fil de la démonstration, les deux dimensions.

On essaye aussi plus ponctuellement de tenir compte des rapports sociaux liés à l’âge ou à la génération. Ce qu’on ne fait pas suffisamment dans le livre, ou qu’on ne fait qu’effleurer, c’est la question raciale. C’est quelque chose qu’on a commencées à travailler plus systématiquement depuis, à partir des matériaux obtenus dans les tribunaux. On pense qu’il est important de chercher aussi dans cette direction (9).

Sibylle Gollac – Il y a deux passages dans le livre où on aborde ce sujet, mais nous n’avons pas les matériaux pour être systématiques, notamment parce qu’au moment où l’on a accumulé l’essentiel de nos matériaux de terrain, on – quand je dis « on » c’est un « on » collectif, en particulier dans le collectif « Rupture », dans le cadre duquel on a accumulé les matériaux sur la justice – on n’avait pas de notation systématique et uniformisée dans notre collectif des formes de racialisation des justiciables.

Nos matériaux n’étaient pas évidents à analyser sous cet angle. Nous travaillons à partir de matériaux ethnographiques et de matériaux statistiques. En tant que sociologue, on a l’habitude de travailler avec de grandes variables qu’on articule, et l’approche intersectionnelle nous donne les outils théoriques pour penser cette façon dont on articule les effets de ces grandes variables que sont le genre — de fait le sexe dans les statistiques — et la classe sociale ou la catégorie socio-professionnelle. Dans l’enquête Patrimoine de l’INSEE, nous n’avons rien sur les formes de racialisation dont peuvent être l’objet les enquêté·es.

Pour revenir à notre cadrage théorique, le féministe matérialiste s’imposait puisque notre question était de savoir comment, tandis que les femmes travaillent autant que les hommes, seuls ces derniers accumulent. L’intersectionnalité s’imposait car elle nous offrait des outils pour comprendre et analyser nos matériaux ethnographiques et statistiques.

Le Vent Se Lève – Ce passage est en effet très marquant dans l’introduction de votre ouvrage. Votre livre montre que l’on peut articuler matérialisme et intersectionnalité, loin des impossibles dialogues des sphères plus militantes. Comment s’approprier les deux dans la recherche ?

Sibylle Gollac – Pour ma part, je suis arrivée au féminisme par mes activités scientifiques. Je pense que pour des militant·es féministes qui luttent depuis des années et des dizaines d’années, il est évident que ce n’est pas facile de sortir de ces lignes de conflit, alors que depuis notre position scientifique, c’est plus facile.

Céline Bessière – Ce que tu dis se discute…Je pense que les lignes de fracture militantes et politiques sont aussi des lignes intellectuelles. Il y a dix ans nous avions participé à un congrès d’études féministes, où Christine Delphy et Elsa Dorlin se donnaient des noms d’oiseau par conférences interposées. En ressortant de ces conférences, nous en sommes venues à l’idée que ces oppositions théoriques, philosophiques doivent impérativement être remises sur le métier des sciences sociales, avec l’analyse de matériaux empiriques à l’appui.

En tant que sociologues, nous devons aussi avoir une ambition théorique. À nous de faire travailler ces concepts et de voir ce qu’ils nous apportent. Pour moi l’intersectionnalité n’est pas une religion, c’est un outil pour penser des choses et tant que ça m’aide à penser, je l’utilise abondamment.

Tout cela est devenu complètement délirant avec les accusations d’islamo-gauchisme portées par le gouvernement sur qui utilise ces outils ! Pour moi ce sont vraiment des outils de travail et politiques pour montrer les rapports de domination ainsi que leur fonctionnement.

Le Vent Se Lève Pour revenir à votre livre, estimez-vous que certaines femmes, en raison de leur milieu social d’origine, sont plus égales que d’autres vis-à-vis des hommes ?

Sibylle Gollac  Nous montrons dans le livre que les inégalités de genre traversent les différents milieux sociaux de façon différente. L’approche intersectionnelle sert justement à ça : il s’agit de montrer qu’il y a des inégalités dans tous les milieux sociaux, qui se jouent à chaque fois un peu différemment. Ainsi, il n’y a pas de milieu, il me semble, dans lesquels les femmes sont plus les égales des hommes que dans d’autres. Il est certain néanmoins qu’elles vivent des réalités matérielles très différentes.

Ce n’est pas la même chose d’être une femme au foyer à Neuilly, dépendante économiquement de son mari ou d’être une mère célibataire à Saint-Denis avec un travail de femme de ménage à temps partiel, c’est évident. Il y a aussi des formes d’émancipation et des ressources pour s’émanciper qui sont très différentes.

Il me semble que c’est un peu ce que donne à voir le livre. Dans les milieux les plus aisés, les ressources d’émancipation, dans les situations où les femmes se battent, sont des ressources notamment héritées de leur famille. Dans le pôle à fort capital économique des classes supérieures, ce sont des ressources économiques qui permettent de tenir la longueur des procédures. Ensuite dans le pôle à fort capital culturel des classes supérieures, il y a des femmes actives très diplômées qui, elles aussi, ont des ressources pour faire valoir leurs droits.

Dans les classes populaires, le fait de travailler donne une forme d’indépendance économique, mais en sachant que, pour l’obtenir, les temps de travail sont extrêmement extensifs. Il faut à la fois avoir une activité salariée et s’occuper des enfants sans possibilité de délégation. Mais les outils qu’ont les femmes, malgré tout, peuvent être un niveau de scolarisation supérieur à celui de leur ex-conjoint ou le fait de réussir à s’en sortir face aux administrations peut-être mieux que leur ex-conjoint. Tout cela se joue en définitive en augmentant leur temps de travail, puisque ce sont elles qui s’occupent de ce travail administratif.

Les femmes parviennent différemment, selon les milieux sociaux, à des formes d’autonomie financière, qui leur permettent d’affronter les séparations conjugales. Mais ce que l’on montre dans le livre, c’est qu’elles payent toujours ces séparations au prix fort, beaucoup plus que leurs ex-conjoints, parce que le travail gratuit qu’elles fournissent n’est pas reconnu, tandis que le patrimoine et la carrière professionnelle de leurs ex sont protégés, au nom de l’intérêt des enfants, de la famille.

Le Vent Se Lève  Dans votre ouvrage, vous montrez qu’il existe des lieux de sociabilisation principalement utilisés par les hommes, que ces derniers déploient des stratégies d’accumulation au cours de leur vie. De l’autre côté, beaucoup d’obstacles semblent se dresser pour les femmes. Ces dernières, lors de vos entretiens, vous ont-elles partagé des solutions qu’elles ont expérimentées ? Imaginez-vous d’autres pistes ?

Céline Bessière – C’est toujours cette vaste question qu’on nous pose, parce qu’on ne l’a pas traitée explicitement dans le livre : il n’y a pas cent pages de recettes pour s’en sortir en partie parce qu’il y a plein de niveaux différents. Le premier niveau, c’est la prise de conscience. Ce qui est intéressant dans les monographies de famille que nous faisons, ce sont ces femmes que nous rencontrons et qui nous racontent comment elles se sont fait avoir dans leur succession. Ce n’est pas un discours politique, elles nous relatent qu’en fait elles n’ont pas voulu se disputer avec leur frère, leurs parents.

Il y a beaucoup d’enjeux familiaux impliqués pour dire un sentiment d’injustice, mais qui n’est pas converti en quelque chose de politique, et je pense que l’effet du livre est de mettre tout ça bout à bout. Nous prenons aussi en compte les différents âges de la vie, depuis la mise en couple, la vie en couple, la séparation, les successions, et leur rapport avec les parents, les frères et sœurs. Je pense qu’il y a un effet d’accumulation dans le livre qui nous permet de se dire que c’est un fait social, ce ne sont pas juste des histoires individuelles. C’est le but de ce livre de politiser l’ensemble.

Les retours que nous avons sont positifs, un certain nombre de femmes découvrent qu’il y a un enjeu politique dans ce qu’elles vivent, là où la plupart des gens voyaient des questions personnelles ou techniques.

L’idée du livre, c’était déjà d’en faire un enjeu politique.

Une fois que la succession devient un enjeu politique, on peut espérer qu’un certain nombre de femmes et d’hommes, de groupes féministes se saisissent de cette question et fassent des propositions concrètes. Bien sûr, on peut décliner un certain nombre de propositions. Par exemple, il n’est absolument pas normal que l’allocation de soutien versée par la CAF en cas de non-paiement de la pension alimentaire ne soit plus versée quand il y a une remise en couple. Cela signifie quand même que c’est au nouveau conjoint de la mère de prendre en charge la contribution à l’entretien de l’enfant. C’est absurde, une réforme pourrait consister à individualiser ce droit tout comme d’ailleurs un ensemble de droits et de prestations sociales en France, qui sont sous conditions familiales (RSA, AAH…).

Pour la prestation compensatoire aussi, le livre pourrait contribuer à voir cela autrement. C’est intéressant parce qu’on travaille avec l’Institut national de l’audiovisuel (INA) en ce moment sur leurs archives. Nous avons visualisé ce qui avait été dit dans les journaux télévisés en 2000 au moment de la réforme de la prestation compensatoire, lorsqu’elle est passée d’une rente à un capital, ce qui a contribué à diminuer drastiquement ces prestations en termes de montant et puis aussi à limiter les bénéficiaires, puisqu’il n’y a plus que les femmes mariées à des époux riches qui peuvent en bénéficier. Notre livre pourrait inviter à voir autrement la prestation compensatoire, réfléchir à une extension de ce type de compensation aux couples non mariés, ce qui est une situation fréquente aujourd’hui. On peut aussi aller beaucoup plus loin sur un programme politique plus radical, comme taxer l’héritage plus fortement qu’il ne l’est actuellement ou aller vers des mesures du type revenu ou patrimoine universel.

Taxer l’héritage est à la fois une mesure de justice entre les classes sociales mais également une mesure de justice de genres. Supprimer l’héritage serait peut-être encore mieux mais mettre ce sujet à l’agenda politique en ce moment est peu réaliste.

Sibylle Gollac – Il y a deux problèmes : le fait qu’effectivement les femmes sont moins riches et le fait que la richesse donne du pouvoir. Pour lutter contre les inégalités de richesse, il y a ce dont parlait Céline comme l’augmentation des prestations compensatoires. Il y a aussi la sensibilisation des professionnel·les du droit qui interviennent au moment des séparations et des successions, au fait que leurs pratiques peuvent être productrices d’inégalités. On nous questionne souvent sur la réaction des professionnel·les à notre livre. Pour l’instant nous avons peu de retours mais c’est l’un des enjeux.

L’autre façon de voir le problème est de se demander comment faire pour que ces inégalités de richesse aient moins d’effets en termes de pouvoir, de conditions de vie : les inégalités de patrimoine sont d’autant plus cruciales que l’accès au logement social est de plus en plus difficile, que le système des retraites est fragilisé.

Notre réponse consiste à dire que c’est tout ce système de protection sociale qu’il faut renforcer, consolider. J’ai en tête l’exemple d’une enquêtée dans une famille de boulanger, dans laquelle le frère a été très nettement avantagé par rapport à ses sœurs. Une des sœurs c’est par elle que j’ai rencontré la famille me disait que le fait que son frère ait plus lui importait peu. Elle disait : « je lui laisse ça, et d’ailleurs j’ai divorcé deux fois et à chaque fois j’ai laissé la maison à mes ex-conjoints, au moins c’est vite fini et on n’en parle plus ». Il me semble important de préciser que cette dame était salariée de la SNCF, avec un statut de quasi-fonctionnaire, qu’elle habitait dans un logement social via son employeur.

Sa possibilité de divorcer sans s’inquiéter trop du fait qu’elle allait se retrouver sans logement, de laisser à son frère cette boulangerie sans s’inquiéter de ce qu’elle allait récupérer, était liée à la stabilité de son emploi et à l’accès à un logement social, qui lui permettaient justement de prendre ces libertés.

Ainsi l’enjeu de la protection sociale et de sa consolidation est important pour que les inégalités économiques que subissent les femmes ne se transforment pas, comme c’est trop souvent le cas, en violence économique : on sait qu’il y a tout un continuum entre cette violence économique et les violences conjugales.

Le Vent Se Lève  Votre livre semble être unique en France. Y a-t-il, dans d’autres pays, des recherches similaires en termes d’approches, de préoccupations (sur les mêmes thématiques) qui existent et, si oui, leurs conclusions sont-elles similaires aux vôtres en termes des systèmes de protection ?

Céline Bessière – Nous sommes en train d’essayer de faire traduire le livre en ce moment, donc on a un peu examiné cette question. Il n’y a pas d’équivalent de ce livre si on le considère dans son ensemble. Ce qui est très particulier dans ce livre, c’est d’avoir mis ensemble au service d’une même démonstration autant d’enquêtes et de matériaux empiriques très différents, c’est assez rare, parce que les sciences sociales sont devenues très spécialisées.

Donc, ce qui existe à l’international, ce sont des travaux en sociologie économique ou en économie sur le gender wealth gap, l’écart de patrimoine entre hommes et femmes. C’est un champ qui est en train de se développer assez vite et qui est fondé beaucoup sur des méthodes statistiques, ce qu’on fait, en partie, dans le livre quand on étudie l’enquête Patrimoine de l’INSEE. Il y a l’équivalent de ce type d’enquête déclarative sur les patrimoines dans la plupart des pays du monde, et il y a des chercheurs et des chercheuses surtout qui essaient d’aller regarder à l’intérieur des ménages (l’unité d’analyse), qui possède quoi.

La meilleure enquête de ce type vient d’Allemagne, parce que c’est aussi une enquête déclarative par ménage mais où les hommes et les femmes ont été interviewés individuellement, donc deux personnes dans le même ménage sur qui possède quoi. C’est très intéressant parce qu’ils ne déclarent pas la même chose. C’est quelque chose qu’on va essayer de promouvoir dans les enquêtes françaises à l’avenir pour creuser ce qu’il se passe à l’intérieur des ménages.

Il y a aussi beaucoup d’économistes du développement qui ont travaillé sur la richesse possédée par les hommes et celle possédée par les femmes dans le cadre d’une politique de développement. Souvent la question c’est : si on donne de l’argent, un pécule, vaut-il mieux le donner à l’homme ou à la femme dans un couple et quels sont les effets produits ? Parce qu’ils ne vont pas le dépenser de la même façon.

Ces travaux ne sont pas reliés aux travaux de sociologie de la famille ou d’anthropologie de la parenté qui peuvent travailler, un peu comme on le fait dans le début du livre avec des monographies de famille, en faisant des longues interviews pour savoir ce qui se passe dans les familles en matière d’arrangements économiques familiaux.  

Enfin, il y a un troisième volet dans notre livre, le volet sur les professionnel·les du droit et plus largement ce qu’il se passe dans les tribunaux, les cabinets d’avocat·es et de notaires.

Il y a toute une littérature internationale Law and society qui étudie comment travaillent les juges : est-ce qu’une juge femme travaille et juge comme un juge homme, que font les avocat·es, comment travaillent-ils avec leurs client·es, mais cela n’est pas connecté ni avec ce qu’il se passe dans les familles ni avec le gender wealth gap.

Ce qui fait le caractère unique de notre livre c’est d’avoir fait ces trois choses-là ensemble. Je pense que c’est indispensable pour mener la démonstration de bout en bout, c’est-à-dire pour comprendre cette inégalité de richesse entre les femmes et les hommes que nous saisissons dans les statistiques, nous avons besoin d’aller regarder et ce qui se passe dans les familles et ce que répond le droit à ces questions-là, de fait c’est très rarement relié dans la même analyse.

Sibylle Gollac  C’est ce qui permet de comprendre ces inégalités de patrimoine : comment elles se construisent dans la famille et comment elles existent dans un cadre juridique formellement neutre. Notre point de départ dans le livre, c’est de constater que les inégalités de richesse augmentent entre ménages pauvres et ménages riches en même temps que les inégalités de patrimoine entre femmes et hommes augmentent, en même temps qu’on a un cadre juridique qui se présente comme de plus en plus égalitaire.

Céline Bessière – Il y a énormément de travaux dans des pays où il n’y a pas un droit égalitaire, notamment dans les pays d’Afrique du Nord où de nombreux travaux sont en train de se développer actuellement en lien aussi avec des mouvements féministes qui réclament l’égalité du droit. Qu’est-ce que ce droit ? Comment le transformer ? Comment s’applique-t-il ? Au Maroc, en Tunisie, en Algérie, il y a de nombreux travaux en ce moment qui se développent sur les rapports des familles au droit et les transformations éventuelles de ce droit.

Le Vent Se Lève À vous lire, il peut sembler que le système économique mette au banc les femmes, les positionne en tant que dominées. Pensez-vous que ce système est réformable pour améliorer la place des femmes ou est-ce que le système économique porte en lui le fait que les femmes se retrouvent en position de dominées ?

Sibylle Gollac – Il est difficile de répondre à cette question. On nous l’a déjà posée sous d’autres formes : est-ce que le patriarcat et le capitalisme peuvent exister l’un sans l’autre par exemple ? On sait que le patriarcat peut exister sans le capitalisme, l’inverse on ne sait pas. Cette question nous paraît très théorique.

Le système capitalisme contemporain est intrinsèquement patriarcal, et il y a longtemps que les féministes marxistes ont montré que l’exploitation du travail dans le cadre capitaliste ne peut exister que grâce à l’exploitation patriarcale du travail des femmes dans la sphère domestique.

Toutefois, le capitalisme est plein de ressources et de rebondissements mais ces deux sujets restent intrinsèquement liés. C’est pour ça que dans la conclusion du livre, nous disons que si on veut combattre le patriarcat, il faut combattre le capitalisme et que si on veut combattre le capitalisme, il faut combattre le patriarcat.

Références :

1. Le « laboratoire de sciences sociales » (qui intégra plus tard le Centre Maurice Halbwachs), abrité par le département de sciences sociales de l’Ecole Normale Supérieure. Thèse de Céline Bessière : Maintenir une entreprise familiale. Enquête sur les exploitations viticoles de la région délimitée Cognac, thèse de doctorat de sociologie, Université Paris-Descartes, 2006, sous la direction d’Olivier Schwartz ; Thèse de Sibylle Gollac : La pierre de discorde. Stratégies immobilières familiales dans la France contemporaine, thèse ENS-EHESS, 2011, sous la direction de Florence Weber.
2. Voir les travaux de l’équipe “ruptures” puis “justines” ici : https://justines.cnrs.fr ; Cette recherche collective a donné lieu notamment à la publication de l’ouvrage suivante : Collectif Onze, Au tribunal des couples, Odile Jacob, 2013.
3. Voir notamment, François de Singly, Fortune et infortune de la femme mariée, PUF, 1987.
4. Anne Lambert, “Tous propriétaires!” L’envers du décor pavillonnaire, Seuil, 2015.
5. Collectif ACIDES, Arrêtons les frais ! Pour un enseignement supérieur gratuit et émancipateur, Raisons d’agir, 2015.
6. Caitlin Zaloom, Indebted, How Families Make College Work at Any Cost, Princeton University Press, 2019.
7. Laure Béréni, « Une nouvelle génération de chercheuses sur le genre. Reflexions à partir d’une expérience située », Contretemps, 2012 ; voir aussi Isabelle Clair et Maxime Cervulle : « Lire entre les lignes : le féminismes matérialiste face au féminisme poststructuraliste », Comment s’en sortir ?, n°4, 2017.
8. Céline Bessière, « Race, classe, genre. Parcours dans l’historiographie américaine des femmes du Sud autour de la guerre de Sécession », Clio, Histoire, femmes et sociétés, n°17, 2003, p. 231-258.
9. Pour une première analyse, voir Céline Bessière, Emilie Biland, Abigail Bourguignon, Sibylle Gollac, Muriel Mille & Hélène Steinmetz] «“Faut s’adapter aux cultures Maître”. La racialisation des publics de la justice familiale en France métropolitaine », Ethnologie Française, XLVIII, 1, 2018, p. 131-140.

« Les Makers politisent et démocratisent le processus de production » – Entretien avec Isabelle Berrebi-Hoffmann

Isabelle Berrebi-Hoffmann est directrice de recherches au CNRS et rattachée au LISE (Laboratoire Interdisciplinaire pour la Sociologie Économique) du CNAM. Sociologue du travail, elle s’est d’abord intéressée aux évolutions de la distinction entre sphère privée et sphère professionnelle en dirigeant notamment l’ouvrage collectif Politiques de l’intime – Des utopies d’hier aux mondes du travail d’aujourd’hui (2016). Depuis plusieurs années, elle enquête sur les nouveaux écosystèmes de travail qui se développent autour des makerspaces et du mouvement Maker. Ses recherches ont donné lieu à de nombreuses publications dont le très remarqué Makers – Enquête sur les laboratoires du changement social (2018), avec Michel Lallement et Marie-Christine Bureau. Alors que le confinement, les pénuries de masques et les difficultés d’approvisionnement ont forcé les Makers à jouer les premiers rôles pour pallier les insuffisances de l’État, nous revenons avec elle sur les bouleversements dans l’ordre productif et dans nos vies dont ce mouvement est porteur.

Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


Milo Lévy-Bruhl – Alors que 2020 s’achève, les crises passées ont mis en lumière un mouvement encore confidentiel en France, celui des Makers.

Isabelle Berrebi-Hoffmann – Jusqu’à la crise sanitaire, les termes de « Maker », « fablab » ou « makerspace » étaient peu connus du grand public et relativement peu compris par les élites politiques et économiques. Les médias les ont découvert durant le premier confinement lorsque plus de 5000 personnes qui s’identifiaient comme Makers et quelques 300 fablabs français se sont mis à produire des visières, des masques et du matériel médical en quantités importantes – près d’un demi-million de visières selon les estimations nationales – à l’aide d’imprimantes 3D. D’un coup, grâce à des plateformes virtuelles crées en quelques jours sur internet, des coordinations à distance efficientes et rapides se sont mises en place. Des particuliers confinés chez eux, des fablabs en région, des fablabs d’entreprise ou des coopératives productives ont contribué à des chaines de production locales travaillant à la commande en 24h. Le mouvement Maker a réussi à organiser la fabrication distribuée et la livraison rapide de produits essentiels à la demande, tandis qu’au même moment les chaines globales d’approvisionnement étaient défaillantes. Le Réseau Français des Fablabs a décrit ces initiatives comme une « micro-fabrication distribuée multi-acteurs »[1] et la presse a parlé de l’apparition d’une « usine géante », issue de la mobilisation exceptionnelle du mouvement. Cette mobilisation a brouillé l’image d’un mouvement considéré, auparavant, comme donnant lieu à des pratiques marginales de « bricolage » numérique individuelles et donc très éloignées de toute possibilité d’alternative productive.

M. L.-B. – Si ces évènements ont pu changer l’image du mouvement Maker, ils ont surtout permis de le faire connaître à beaucoup de Français qui n’en avaient jamais entendu parler. Vous faîtes partie des rares européens à avoir assisté à sa naissance aux États-Unis.

I. B.-H. – Il est vrai que Le mouvement Maker, ainsi que les ateliers de production collaboratifs qui lui sont liés (Fablabs, makerspaces, hackerspaces) sont des phénomènes récents qui sont apparus il y a moins d’une décennie en France et à peine quelques années plus tôt aux États-Unis. Commençons par l’origine du mouvement aux États-Unis, sur laquelle j’ai effectivement enquêté. Ce qui a donné naissance à un véritable mouvement autour de 2005, c’est la concordance de trois phénomènes.

D’abord l’apparition des machines numériques et de la fabrication additive – et de l’imprimante 3D. Ces technologies ont rendu tout d’un coup possible un vieux rêve un peu utopique : celui de pouvoir fabriquer par soi-même des objets de consommation courante – ou des pièces de rechanges pour en réparer d’autres – à l’unité, de façon personnalisée. Second phénomène, l’existence ancienne d’une tradition du Do it Yourself (le faire par soi-même) et de l’autonomie américaine qui, au milieu des années 2000, commence à se conjuguer avec une demande sociale plus politique de liberté d’accès à l’objet ; la lutte contre l’obsolescence programmée par exemple passe par la remise en cause de la consommation de masse d’une part et le questionnement de la séparation nette entre production et consommation héritée du capitalisme industriel d’autre part. Troisième élément, une culture de l’open source et du «logiciel libre », qui a fait ses preuves lors de la décennie précédente, lorsqu’internet et le web sont apparus au milieu des années 1990, et qui a permis l’émergence d’un droit de la propriété intellectuelle nouveau. Les licences libres et ouvertes – sous lesquelles des prototypes d’objets et de pièces élaborés par tout un chacun peuvent être enregistrés et mis en ligne à la disposition de toutes et tous – se multiplient et s’affinent. Les modèles et plans de fabrication mis en ligne sous licence libre ouvrent de nouveaux possibles productifs, que les brevets industriels propriétaire fermés de l’industrie n’autorisaient pas jusqu’ici. Un mouvement de «design libre » se développe tandis que l’open source engendre un second courant l’openhardware, c’est à dire l’accès à une fabrication d’objets matériels – et pas seulement de logiciels – dont les modèles sont mis à disposition en ligne sans frais ou droits à payer, tant que l’utilisation reste personnelle (et non commerciale).

Au sein du mouvement Maker, la tradition de la débrouille, de la bricole, du Do it yourself ou du détournement d’objet – le hacking et le tinkering – américaine va progressivement s’associer à cette culture du libre et de l’open source dans des lieux dédiés, ouverts, où les machines sont mises en partage. La puissance d’internet associée à des dispositifs de collaboration à distance est mise à profit pour développer une autre façon de fabriquer : on imagine un prototype à partir de modèles trouvés sur internet, on le fabrique sur place et on peut ensuite produire des pièces uniques personnalisées ou de toutes petites séries en un temps très court. Des tables, des pièces de rechange, des prothèses de mains, de pieds, des fauteuils roulants pour personnes handicapées, des vêtements, de l’électronique, des robots, des bijoux, mais aussi des « tiny houses », des maisons en bois habitables que l’on peut monter à deux – bref, tout ce que le numérique allié aux métiers du bois, des métaux, de l’électronique, du plastique permet de concevoir puis de produire –  y sont fabriqués à la pièce et à moindre coût, parfois un dixième du coût de produits similaires sur le marché.

M. L.-B. – À partir de ces dynamiques, le mouvement va se développer à travers des espaces dédiés et en s’appuyant sur ses propres institutions ou sur des relais institutionnels plus traditionnels…

I. B.-H. – Des espaces qui synthétisent esprit de bricole, idéal du partage et nouveaux outils de production numériques et qu’on appellera makerspaces, hackerspaces, hacklabs ou fablabs vont en effet s’ouvrir aux États-Unis. Accompagnés par des institutions comme la Fab Foundation à Boston, le magazine Make de Dale Dougherty ou par l’organisation de grandes conférences et congrès internationaux, ils vont donner naissance au mouvement Maker : un réseau transnational de lieux ouverts de fabrication collaborative et d’individus indépendants équipés d’imprimantes 3D et autres matériels numériques. Chris Anderson, figure du mouvement dont il se fait l’entrepreneur culturel enthousiaste dans plusieurs ouvrages, annonce qu’il va permettre dans un avenir proche de rendre obsolète l’un des principes fondateurs du développement des grandes firmes industrielle du siècle dernier, à savoir les économies d’échelle et la nécessaire course à la taille qui caractérise notre régime d’accumulation et de croissance actuel. L’auteur de Makers, prend l’exemple de la production du canard en plastique. Pour produire un canard en plastique, l’industrie traditionnelle va produire un moule pour 20.000 dollars, puis elle va produire des canards à 20 centimes l’unité. Pour amortir la production du moule, elle doit écouler plus de 100.000 canards identiques, pour un coût de revient final de deux dollars ; sans compter le coût unitaire, faible mais existant, les coûts de transports, les coûts annexes, la rentabilité recherchée, etc. Tandis que si le modèle est en open source et que vous produisez votre canard de façon distribuée sur une imprimante 3D pour deux dollars, vous n’avez pas besoin de produire en quantité. Pour le même prix, vous pouvez produire à la demande des produits à chaque fois différents, personnalisés, plus rapidement[2]. Vous ouvrez donc la voie à une production alternative émancipée des impératifs de rentabilité de la grande industrie et de sa standardisation. Telle est l’utopie productive Maker, qui dessine un horizon productif relocalisé, économe en ressources.

« Avec les mêmes éléments – des ruptures technologiques, l’esprit d’innovation – Barack Obama ne glorifie pas, comme en France, le modèle de la « start-up nation » mais celui de la « nation of Makers », nation d’inventeurs, de bidouilleurs, de gens qui innovent en fabricant autrement. »

Aux États-Unis, ce mouvement Maker va connaître une diffusion très rapide, notamment grâce au contexte. Barack Obama va être le premier VRP du mouvement. En 2013, le président américain annonce une politique en faveur de l’impression 3D et déclare officiellement les États-Unis « Nation of Makers » [3]. Avec les mêmes éléments – des ruptures technologiques, l’esprit d’innovation – il ne glorifie pas, comme en France, le modèle de la « start-up nation » mais celui de la « nation of Makers », nation d’inventeurs, de bidouilleurs, de gens qui innovent en fabricant autrement. Le mouvement Maker est également présent dans ce qu’on appelle le Detroit’s revival, la renaissance de la ville de Détroit. Après la crise de 2008, la ville va se reconstruire autour de tiers-lieux qui investissent des usines désaffectées, des gares abandonnées, des locaux d’immeubles vides. Des groupes vont investir la ville, récupérer des machines, faire de la retap’, relancer des productions sur de nouveaux modèles économiques et pas à pas se transformer en petites entreprises d’abord locale, puis nationales ou globales. L’entreprise Shinola par exemple qui aujourd’hui vend des montres et des pièces de vélo dans le monde entier est née sur les ruines de Détroit et a réembauché de nombreux travailleurs manuels qualifiés de l’industrie automobile au chômage. Dans ce contexte, le mouvement Maker va monter en puissance et de plus en plus de gens vont s’en réclamer.

M. L.-B. – Ce mouvement relativement récent actualise aussi des forces qui ont toujours été motrices dans l’histoire américaine…

I. B.-H. – Dans l’ouvrage Makers, nous avons effectivement cherché à faire l’histoire, à chaque fois nationale et différente de la philosophie du « faire par soi-même » ou Do it Yourself. Aux États-Unis, Les Makers peuvent être considérés comme les lointains descendants des Shakers. Les Shakers sont une secte protestante emmenée par une femme, Ann Lee, persécutée en Angleterre et arrivée dans le Massachussetts autour de 1775. Pauvres et ascétiques, les Shakers construisent leur propre mobilier dans une esthétique minimaliste, inventant notamment la pince à linge ou le fauteuil à bascule. Leur influence va être très importante sur le mouvement Arts&Crafts et jusqu’à aujourd’hui au MIT (ndlr : Massachussetts Institute of Technology). Mais d’une manière générale les Makers peuvent être considérés comme les héritiers de nombreux autres mouvements d’alternatives à la grande production industrielle standardisée. Ce qu’il faut noter, c’est que ces différents mouvements se manifestent presque toujours comme des résistances dans des moments d’accélération dans la standardisation de la production.

La philosophie Maker aux États-Unis fait également écho aux principes développés par l’un des premiers philosophes américain, Ralph Waldo Emerson, fondateur du courant transcendentaliste. La philosophie emersonienne encourage l’expérience de la sortie de la société et le retour réflexif sur soi pour trouver ses propres valeurs, ce qu’il nomme la self reliance[4]. La référence à Henry David Thoreau, disciple et ami d’Emerson et auteur de Walden ou la vie dans les bois est aussi présente. Il y a dans le mouvement Maker des traces de ces idéaux d’autarcie et d’autosuffisance.

Mais cela va aujourd’hui au-delà de la simple aspiration à des modes de vie et de production différents. Ce qui a intéressé la sociologue que je suis, c’est qu’à l’instar d’autres mondes sociaux, les Makers expérimentent désormais très concrètement de nouvelles façons de travailler, produire et consommer, mais aussi de s’organiser, de faire collectif avec des modes de fonctionnement particuliers que l’on rencontre aujourd’hui dans nombre d’expériences et espaces alternatifs liés au numérique. Ces modes de fonctionnement sont plus horizontaux, plus distribués, et articulent une économie du partage, de la récupération et une quête d’autonomie et de démocratisation du pouvoir productif. Les influences varient mais en Europe, elles entrent en résonance avec des ambitions de relocalisation de la production, de production économe, de décroissance, de circuits-courts et d’économie circulaire et parfois d’émancipation collective et de sortie de l’organisation productive dominante.

M. L.-B. – Dans le cas français, les makerspaces ont commencé à fleurir au début des années 2010. À quoi ressemblent-ils ?

I. B.-H. – En France, le premier fablab, Artilect, est ouvert en 2009 à Toulouse par un français revenu du MIT où il a assisté au développement de nombreux fablabs. Le mouvement, confidentiel au départ, va connaître une diffusion plus rapide notamment à partir de 2013, lorsque les pouvoirs publics, et les ministères d’Arnaud Montebourg et de Fleur Pellerin en particulier, vont chercher à s’y investir. Aujourd’hui, on dénombre à peu près 600 makerspaces en France, que ce soit des fablabs, volontiers héritiers de la tradition française du bricolage, ou des hackerspaces et hacklabs, où la dimension politique, notamment anarchisante ou libertaire, est parfois plus prégnante.

Les contours du mouvement Maker restent difficiles à définir. Presque tout le monde, étudiant, ingénieur, retraité bricoleur, start up innovante, association d’éducation populaire, fablab d’université ou d’entreprise, coopérative d’artisan, peut se déclarer « Maker ». Ces lieux sont en outre en évolution et structuration constante. Depuis la création des premiers fablabs ou hackerspaces en France à l’orée des années 2010, les makerspaces se sont diversifiés. Si on y trouve toujours des outils similaires (imprimante 3D, imprimante laser, fraiseuse numérique), tout autour les activités sont multiples : des activités numériques comme de la programmation, du bricolage avec des matériaux traditionnels (bois, fer, acier), du textile, du bricolage avec des matériaux électroniques, du biohacking, etc. Parfois les activités se mélangent, on y bricole aussi bien sa maison que des tissus cellulaires. A l’Électrolab de Nanterre, vous trouvez des artisans qui viennent fabriquer ou réparer une pièce d’ameublement mais aussi des jeunes geeks qui font du développement ou encore des designers qui viennent prototyper un produit sur une imprimante 3D. Tous ont en commun d’arriver avec un projet.

« Depuis la création des premiers fablabs ou hackerspaces en France à l’orée des années 2010, les makerspaces se sont diversifiés : on y bricole aussi bien sa maison que des tissus cellulaires. »

D’un makerspace à l’autre, c’est aussi le statut de propriété de ce qui est fabriqué et le degré d’ouverture de la communauté qui change. Chaque makerspace est organisé par une charte qui fixe les conditions d’accès à telle ou telle machine et les modalités de « documentation », c’est-à-dire de partage en ligne de ce qui est fabriqué dans le lieu. Certains s’inspirent de la charte des Fablabs conçue à Boston, d’autres de modèles coopératifs ou associatifs français, d’autres encore de modèles entrepreneuriaux. À Icimontreuil par exemple il y a énormément de Makers qui gagnent leur vie et des espaces du lieu dont l’accès est payant. Au Ping, à Nantes, au contraire, on est plus proches des pratiques de l’économie collaborative, du militantisme politique, des associations, de l’éducation populaire : dans le lieu on retrouve des jardins partagés, des recycleries, des ressourceries. Donc les machines et les usages peuvent se ressembler mais les ambitions politiques, les frontières avec les mondes économiques, associatifs, universitaires, varient.

Enfin, les trajectoires des Makers français sont multiples. On trouve aussi bien des actifs issus de formations scientifiques avancées que de formations artistiques ou techniques. Des étudiants, des associatifs, des militants mais aussi des personnes qui travaillent dans les milieux de l’animation et de l’association culturelle, de la recherche, de la coordination de projets, des ingénieurs, des universitaires, des artistes et des artisans. Ils ont en commun des parcours hybrides et une volonté affirmée de mêler des mondes qui s’ignorent.

M. L.-B. – On imagine néanmoins que quand ce mouvement se projette en France, il s’articule avec d’autres références locales. 

I. B.-H. – Oui, le mouvement Maker articule en permanence une dimension mondiale et un enracinement extrêmement local. Pour le comprendre, il faut donc à la fois connaître très précisément les contextes locaux, par exemple l’importance de l’éducation populaire dans notre pays, l’histoire nationale de l’économie informelle, les dynamiques régionales de l’économie sociale et solidaire, la façon dont la jonction se fait avec les acteurs publics et notamment l’État et les collectivités locales… mais inversement, et en même temps, il faut s’intéresser aux grands congrès internationaux dans lesquels les Makers se retrouvent. Les forums et les plateformes sur lesquelles ils échangent et s’initient à des technologies sociales et numériques sont une dimension fondamentale qui distingue le mouvement d’autres expériences locales associatives ou communautaires.

Le mouvement Maker porte également avec lui l’idée d’une organisation en communs ou « commons » en anglais. Notons qu’aux États-Unis, la notion a une consistance historique, bien antérieure aux travaux de l’économiste Elinor Ostrom qui popularisera le concept à l’international[5]. Les communs sont définis par des droits d’usage d’un bien (naturel, de connaissance…) dont la propriété est partagée. Aux États-Unis, un nombre conséquent de parcs nationaux, d’immeubles à San Francisco, de jardins publics, de zones littorales, de villages… ont le statut de communs et sont gérés par un groupe d’usagers qui en établit les règles d’entretien et d’accès. L’histoire institutionnelle française est différente. On a en France, traditionnellement, un acteur qui s’occupe des ressources qui doivent être protégées et partagées, c’est l’État. Aux États-Unis, en l’absence d’un État fédéral fort, c’est l’organisation de citoyens en « communs » qui fit historiquement barrage à l’appropriation individuelle et à la propriété privée. Mais en France la relation est ternaire, et le choix s’opère entre trois statuts : privé, commun et public. Si les communs sont plus ouverts que les lieux et biens à statut privé – par exemple un jardin partagé ou communautaire vis à vis d’un jardin privé – ils sont également moins ouverts et inclusifs que des lieux publics – l’accès à un jardin public est moins restrictif que dans un jardin partagé. Je ferme la parenthèse, mais tout ça pour dire que les effets locaux d’un mouvement transnational et de ses modèles idéaux associés (les communs par exemple) demandent à chaque fois une traduction locale et une adaptation de ses idéaux normatifs aux contextes nationaux.

M. L.-B. – Au cœur des pratiques des Makers on trouve néanmoins souvent un même rapport critique à l’ordre productif capitaliste et une volonté de faire la preuve, par l’expérimentation, de l’existence d’autres modèles productifs…

I. B.-H. – Du point de vue de la production, les makerspaces abritent deux utopies. La première c’est d’être capable de tout fabriquer soi-même, de ne plus rien acheter sur le marché. Donc si vous voulez fabriquer un ordinateur, il faut partir des matières premières et tout fabriquer, les pièces, les circuits, les puces, etc. pour accéder à la plus grande autonomie possible dans l’autoproduction. La deuxième utopie, c’est de pouvoir fabriquer absolument tout et n’importe quoi. Vous trouvez ça dans le succès du livre de Neil Gershenfeld, How to make almost everything et dans le crédo des fondateurs de l’Artisan’s Asylum, l’un des principaux makerspaces de la côte est, qui proclame : « la seule limite c’est votre imagination ». Aujourd’hui, grâce à ces machines, grâce à des techniques de fabrication additive, de recyclage, on pourrait fabriquer et réparer absolument tout.

« En France, pour des raisons cognitives, on est encore loin de prendre au sérieux la micro-production distribuée des makerspaces et c’est pourquoi on les associe trop souvent à des pratiques de loisirs, de hors-travail, c’est-à-dire quelque chose qui reste à l’écart ou en amont de la production. »

Mais cet idéal n’est pas seulement individuel, il porte en lui la promesse d’une émancipation collective. Derrière ces possibilités de production, les Makers entrevoient la sortie de l’industrie, des longues chaînes de productions standardisées. Et cette intuition ne se cantonne pas aux milieux alternatifs, les grandes entreprises, notamment chinoises, regardent avec beaucoup d’attention ce qui se passe dans les makerspaces. La Chine est l’un des premiers pays à avoir expérimenté, puis largement diffusée dans la région de Shenzhen, une organisation industrielle basée sur le prototypage, en détournant les modes de fonctionnement, pratiques et techniques, inventés dans les makerspaces[6]. En France, pour des raisons cognitives, on est encore loin de prendre au sérieux la micro-production distribuée des makerspaces et c’est pourquoi on les associe trop souvent à des pratiques de loisirs, de hors-travail, c’est-à-dire quelque chose qui reste à l’écart ou en amont de la production. De façon générale le travail contributif (numérique, gratuit, le partage de savoir…) propre à ces écosystèmes productifs et contributifs locaux brouille les définitions habituelles du travail, de l’emploi ou de la formation françaises. Il brouille également les frontières entre le marchand et le non marchand. En marge des catégories officielles, l’activité productive de ces lieux est rangée au mieux dans le bénévolat, ou dans les loisirs individuels. L’absence de catégorie publique pour désigner le travail contributif, conduit ainsi à l’invisibilité du travail et à l’impossibilité de penser ces lieux et activités comme lieux et activités productives. L’inadéquation en la matière de nos catégories de pensée nous amène à ne pas « voir » le caractère potentiellement substitutif des formes productives intégrées, de ces réseaux de micro-fabrication distribuée.

M. L.-B. – Pourtant les Makers font la preuve de leur efficacité. À ce titre, on peut les rapprocher des expériences socialistes du XIXe siècle qui ne se contentaient pas de critiquer le capitalisme mais qui voulurent faire la preuve par l’expérimentation de la possibilité d’autres modalités d’organisation sociale. Derrière ce que les marxistes appelaient le « socialisme utopique », on trouve des William Morris en Angleterre, des Etienne Cabet ou Charles Fourrier en France, qui tentèrent de faire pour l’organisation sociale, la démonstration que les Makers font pour la production : un autre modèle est d’ores et déjà possible.

I. B.-H. – Les utopies productives ont une longue histoire qui remonte au moins au début du XIXe siècle, lorsque saint simonisme, fouriérisme et autres utopies socialistes rêvent par exemple d’entreprises en « société par action » – l’ancêtre de nos S.A – ou de coopératives productives. C’est la question de la relation entre capital et travail qui est alors posée. Avec l’arrivée d’internet, l’utopie d’un travail libre, d’une organisation et d’un pouvoir distribués qui pousseraient un cran plus loin les aspirations à des modes de production alternatifs est en permanence présente dans les mondes numériques, mais d’une façon qui varie au cours du temps à la fois dans les récits, dans les acteurs qui les portent et dans les expérimentations qui se développent en marge ou au centre d’une économie capitaliste. Mais si on considère l’histoire longue de l’émancipation, l’effort des mondes Makers porte moins sur les rapports de production et l’exploitation du travail comme chez Marx, que sur la division du travail – notion chère aux sociologues – qui est aujourd’hui globale. La référence à William Morris comme nous le montrons dans l’ouvrage Makers, est effectivement centrale. L’enjeu des Makers c’est de politiser et de démocratiser le processus de production en tant que tel et il y a en effet dans ces mondes sociaux une façon de faire de la politique par l’expérimentation, par le « faire ». En ouvrant des ateliers, en créant des communautés ouvertes, on fait de la politique sans le dire. Les monde Maker semblent inverser le mot d’Austin « dire c’est faire » qui résume le pouvoir performatif des mots et du politique. Dans les mondes Maker on cultive, on explore, on réalise le fait que « faire, c’est dire ».

Mais j’irais plus loin, même si les réalités de terrain sont très diverses et en évolution constante, ce qui m’a intéressée dans ce mouvement issu de la société civile, c’est qu’en tirant le fil de la démocratisation de la production, ces expérimentations interpellent l’ensemble de nos systèmes productifs actuels. Démocratiser la production, « par le faire » amène à concurrencer les entreprises sur la fabrication de biens. L’exemple du marché de la bière artisanale et des brasseries coopératives ou communales (les IPA) aux États-Unis dont les ventes ont dépassé pour la première fois en 2018 celle des grandes marques industrielles – comme Kronenbourg – en sont un exemple. Les Makers ouvrent le produit (ses brevets, ses recettes, la boite d’un téléphone…), ils cassent les chaînes de production, ils réinventent le service après-vente par le recyclage, la bricole, etc. Certains refusent l’organisation de la chaîne de valeurs qui ne laisse de liberté que dans le choix entre des produits déjà fabriqués et proposés sur un marché. Et le meilleur moyen pour faire ça, c’est de donner accès au plus grand nombre, par l’échange, aux procédés de fabrication et c’est de fabriquer par soi-même en fonction de ses besoins. Fabriquer par soi-même, de manière collaborative, c’est s’émanciper de l’organisation productive dominante. C’est une utopie qu’avait décrite le philosophe André Gorz en 2008[7]. Bientôt, écrivait-il, on pourra fabriquer dans des ateliers collaboratifs locaux les biens nécessaires à chacun. Mais une utopie que des technologies nouvelles à la fois techniques – les machines numériques, internet et l’imprimante3D – et sociales – les méthodes et outils virtuels de coopération horizontale et distribuée – permettent d’expérimenter à plus grande échelle.

M. L.-B. – On comprend que le mouvement Maker a largement dépassé son stade utopique. Quels sont aujourd’hui les principaux obstacles qu’il rencontre dans son développement ?

Aujourd’hui alors que la question d’une relative sortie des chaines de valeur globale se repose à nouveaux frais, on s’interroge sur l’émergence éphémère de ces écosystèmes locaux de fabrication distribuée. Au-delà de l’expérimentation collective éphémère, est-il possible de les pérenniser ? Comment rendre soutenable pour les individus l’effort contributif, le rémunérer, le reconnaître ? Concrètement, cela pose évidemment une série de questions difficiles. Celle de la sécurité des produits en est une. Est-il souhaitable de laisser n’importe qui fabriquer n’importe quoi ? Est-ce même possible ? L’un des enjeux d’une pérennisation d’écosystèmes locaux repose sur leur articulation et homologation avec des institutions publiques de contrôle, Afnor ou autres.

« L’entreprise telle que nous la connaissons aujourd’hui et son statut juridique ont à peine un siècle. Pourquoi ne pas imaginer de nouvelles formes, au-delà des transformations récentes du statut de l’entreprise par la loi Pacte, qui répartiraient propriété, pouvoir de décision, participation et responsabilités différemment ? »

Autre question : La soutenabilité de ces écosystèmes qui reposent aujourd’hui sur un travail contributif, rarement rémunéré et encore moins salarié. Les expériences de production distribuée du premier confinement se sont arrêtées très vite dès la fin du confinement, car elles n’étaient pas soutenables pour les individus et collectifs qui les portaient, en dépit de leur efficience. La question d’une articulation possible de ces façons de fabriquer avec des mondes productifs plus traditionnels reste posée. Faut-il inventer un nouveau droit, des statuts à la fois pour ces constructions hybrides que sont les réseaux productifs locaux et pour les individus qui y travaillent ? L’entreprise telle que nous la connaissons aujourd’hui et son statut juridique ont à peine un siècle. Pourquoi ne pas imaginer de nouvelles formes, au-delà des transformations récentes du statut de l’entreprise par la loi Pacte, qui répartiraient propriété, pouvoir de décision, participation et responsabilités différemment ? Les Makers « bricolent » aujourd’hui les statuts existants notamment coopératifs, depuis les SCIC et SCOP et CAE et les statuts associatifs. On voit bien que ces questions ne concernent pas que les Makers. La question plus générale d’institutions adaptées à des formes de travail liées au numérique et à une division du travail globale et à distance se pose aujourd’hui dans l’ensemble des démocraties sociales; que ce soit pour reconnaitre des communs productifs ou au contraire pour réguler un capitalisme numérique décomplexé, alors que certaines entreprises de plateforme se jouent des catégories existantes de salariés, d’indépendant, de travail rémunéré ou gratuit en en transformant les frontières.

M. L.-B. – Après la démonstration qu’a constitué la mobilisation des Makers durant le confinement[8], ces questions prennent une toute autre importance. On voit à côté de quelles forces productives nouvelles on passe à les négliger.

I. B.-H. – Durant le confinement, les Makers français ont mis en place, à travers des plateformes ou des réseaux sociaux comme Discord, les modes d’organisation d’une production qui a permis la fabrication massive de masques et de visières au cœur de la pénurie- un demi-million donc – quand l’État n’avait plus de stocks et que les entreprises étaient incapables de s’approvisionner sur le marché. En même temps, ils ont pallié la défaillance de l’organisation logistique d’État en créant des plateformes locales avec les hôpitaux et les médecins de ville pour centraliser les commandes et les livraisons de matériel de protection qu’ils produisaient. Ils ont également équipé au-delà des restrictions, en fournissant les caissières, les pharmaciens en masques, visières et blouses. Le paradoxe c’est qu’ils ont répondu à la pénurie par une production de masse alors que jusqu’alors on les considérait surtout bons pour la production à la pièce ou de la petite série. Certes, leur effort a nécessité un immense engagement et a été éphémère mais ils ont fait la preuve d’une capacité de production distribuée et locale à grande échelle. Une preuve dont certains ont tiré les leçons puisque pendant le confinement, l’APHP s’est équipée en achetant soixante imprimantes 3D pour pallier de potentielles pénuries et pour faire de la micro-production sur-mesure. Mais les Makers ne se sont pas contentés de faire de la production de masse localement distribuée. Ils ont aussi participé à des plateformes multi acteurs publics-privés pour travailler sur des solutions communes en tirant profit de méthodes de collaboration développées dans les makerspaces, tels les Hackathons. Par exemple à Nantes, l’une de ces plateformes a mis au point en quatre semaines un respirateur, le MacAir, dont le coût de fabrication n’était que de 1000 euros. De son côté, l’État avait officiellement chargé Air Liquide de produire un nouveau respirateur et Air Liquide a proposé un respirateur dix fois plus cher et qui s’est finalement avéré ne pas pouvoir être utilisé sur des patients Covid. Et c’est comme ça que, dans la presse, les Makers se sont retrouvés associés aux modèles du fameux « Monde d’après ».

M. L.-B. – Peut-être à juste titre pour une fois. À vous entendre, ce qu’on voit se dessiner derrière les Makers, c’est un mouvement social de fond.

I. B.-H. – Quand vous faîtes l’histoire du capitalisme sur la longue durée, Fernand Braudel le montre bien, vous voyez des systèmes d’organisation qui coexistent pendant longtemps. L’économie de marché, à travers les foires et les colporteurs, a coexisté avec l’économie féodale organisée autour du servage durant de longues années, plusieurs siècles nous dit Braudel[9]. Les agents de cette économie de marché, essentiellement des colporteurs, des migrants et des femmes, étaient précisément ceux qui dans la société féodale avaient peu de moyens de subsistance et pas de statut social. Selon Braudel ces deux systèmes économiques se sont entrecroisés et ont existé en parallèle sur la longue durée, avant que l’efficience du capitalisme ne l’installe dans tous les aspects de la vie moderne. Cela n’est pas sans rappeler la séquence que nous vivons aujourd’hui : division internationale du travail à distance, communs productifs locaux, plateformes de données et chaines de production globales de l’économie traditionnelle coexistent certes, comme l’écrit Braudel, « en parallèle », faute d’institutions et de régulations renouvelées. Mais parmi ces deux systèmes économiques, lequel est dynamique ?

Nos institutions ont une verticalité qui repose sur un principe hiérarchique descendant qui a été pensé au XIXe siècle. Ce principe est rarement questionné. Le mouvement Makers est l’un des nombreux échos contemporains d’une perte de légitimité progressive du principe de subalternité, y compris méritocratique, dans une société démocratique d’égaux. Il est devenu difficile de justifier une organisation verticale où les décisions sont centralisées dans les mains de quelques acteurs alors que la demande de participation aux décisions, de démocratie, monte depuis plusieurs décennies. On continue pourtant à penser le principe hiérarchique comme condition du pouvoir, de l’autorité et de l’efficience de nos modes de production. On imagine difficilement des organisations productives et des pouvoirs plus horizontaux qui seraient aussi efficients. Nous sommes habitués sans même nous en apercevoir, à associer démocratie et lenteur de décision. Mais c’est pourtant l’inverse que les mondes numériques démontrent jour après jour : une efficience nouvelle et des modes de coordination rapides fondés sur la consultation et la participation d’un grand nombre peut conduire à des modes de décision et de production plus efficaces que des formes verticales centralisées. C’est aussi cela qui a propulsé le mouvement Maker sur le devant de la scène médiatique durant la crise : l’étonnement, la surprise créés par l’écart cognitif entre nos catégories de pensée et des réalités nouvelles dont les Makers sont emblématiques.

On peut donc effectivement le comparer à d’autres mouvements qui sont des mouvements sociaux mondiaux comme les mouvements Occupy ou plus récemment #Metoo, non pas sur le fond, mais sur leur mode de développement. Ces mouvements s’organisent et se diffusent de façon à la fois locale et virtuelle et sont d’emblée transnationaux. L’association de modes d’organisations et d’actions venus des États-Unis, du community organizing, et des réseaux numériques permettent une diffusion rapide globale. Mais ces mouvements mondiaux restent portés par des groupes d’actions locaux qui, à chaque fois, déclinent localement et physiquement leurs luttes et leurs projets, ce qui correspond exactement à ce que nous venons de décrire à propos du mouvement Maker. Sauf que la force transformatrice ou subversive des Makers ne porte pas sur les mœurs ou sur la justice sociale, mais sur nos systèmes productifs. Ils ne remettent pas en cause l’économie de marché mais seulement l’économie de rente, le capitalisme vertical et par extension les formes de pouvoir vertical, comme la firme, la bureaucratie ou le parti politique.

Dans La nébuleuse réformatrice, Christian Topalov a raconté comment, à la fin du XIXe siècle, des gens qui n’avaient rien à voir – aristocrates, hommes d’églises, féministes, sociologues, artisans – se réunissent pour construire les institutions sociales, juridiques concrètes du XXe siècle[10]. Notre temps ressemble davantage me semble-t-il à ce qu’ont été ces années réformatrices sous la IIIe République qu’aux années Trente que l’on cite souvent. On se retrouve aujourd’hui avec ce même besoin d’inventer des institutions du travail, de la production, des institutions sociales adaptées à un monde du travail et de la production transformés… et de nouveaux acteurs réformateurs qui les expérimentent, en dehors des radars intellectuels ou médiatiques.

[1]  Voir les sites suivants qui répertorient les plateformes et initiatives régionales des Makers durant la crise : Réseau français des Fablabs: http://www.fablab.fr/ ;  Histoires de citoyen.ne.s fabricants : https://recits-solidaire.dodoc.fr/ ; Fabricommuns : https://fabricommuns.org/

[2] Chris Anderson, Makers. La nouvelle révolution industrielle, Pearson, 2012. Rifkin J., La nouvelle société du coût marginal zéro : l’internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2014.

[3] Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau, Michel Lallement, Makers, op. cit.

[4] Ralph Waldo Emerson, « Self Reliance » in Essays : First serie, 1841, traduction française par Stéphane Thomas, Compter sur soi, Editions Allia, 2019.

[5] Elinor Ostrom, Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.

[6] Silvia M. Lindtner, Prototype Nation : China and the Contested Promise of Innovation, Princeton University Press, 2020

[7] André Gorz, Ecologica, Paris, Galilée, 2008, p. 40-41.

[8] Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement ont décrit la mobilisation des Makers durant le confinement dans un article pour AOC : https://aoc.media/analyse/2020/06/14/les-makers-contre-le-coronavirus-quelles-lecons-pour-demain/

[9] Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud, 1985.

[10] Christian Topalov, Laboratoire du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France (1888-1914), Paris, EHESS, 1999.

« La relance de la sociologie est une partie essentielle d’une nouvelle stratégie socialiste » – Entretien avec Francesco Callegaro

Jaures

Francesco Callegaro est philosophe. Originaire d’Italie, il s’est formé en France où il a soutenu une thèse sur l’autonomie sous la direction de Vincent Descombes. Il a ensuite rejoint le LIER-FYT, laboratoire de l’EHESS qui cherche à relancer l’ambition de la sociologie, par un croisement fécond avec la philosophie et l’histoire, la linguistique et le droit. Il a participé à ce travail collectif en publiant La science politique des modernes. Durkheim, la sociologie et le projet d’autonomie, puis en dirigeant le numéro de la revue Incidence Le sens du socialisme. Depuis 2016, il a quitté la France pour l’Argentine. Il enseigne philosophie, sociologie et histoire conceptuelle à l’Universidad Nacional de San Martin (UNSAM), Buenos Aires. Milo Lévy-Bruhl est doctorant en philosophie politique à l’EHESS. Sa recherche porte sur le socialisme français et la question juive. En croisant philosophie, sociologie et psychanalyse, ils confrontent dans cet échange en deux parties le populisme de Chantal Mouffe et Laclau au socialisme qu’ils repensent à nouveaux frais et à la situation politique actuelle en Argentine et en Europe. Deuxième partie. Entretien en collaboration avec Hémisphère gauche.


Milo Lévy-Bruhl – Si je résume votre critique de Chantal Mouffe, elle consiste à dire que son populisme de gauche ne sort pas du cadre du libéralisme. Il n’en serait qu’une variante égalitaire. C’est du même coup vers le socialisme qu’il faudrait se diriger. Le socialisme ne part pas de l’individu, comme le libéralisme, et pas non plus de la nation ou de l’Etat, comme le conservatisme, plus ou moins réactionnaire. Il part de la société, ce qui veut dire aussi des acteurs et des groupes qui la composent. C’est ce que dit son nom. Mais qu’en est-il alors du peuple ? 

Francesco Callegaro – La rencontre entre la société et le peuple s’est faite à la suite d’une « heureuse équivoque ». C’est l’expression qu’utilise Comte dans son Discours sur l’ensemble du positivisme, écrit en 48. Surtout en français, nous dit-il, « le mot peuple rappelle sans cesse que les prolétaires ne forment point une véritable classe mais constituent la masse sociale d’où émanent les diverses classes spéciales[1]». Ici, dans la sociologie naissante, le terme « peuple », comme l’a souligné à juste titre Bruno Karsenti, a pris une signification irréductible au sens hérité de la politique du droit naturel.[2]Si le peuple en tant que masse sociale n’a rien en commun avec le sujet politico-juridique du libéralisme, c’est qu’il n’en partage pas les traits constitutifs.Loin d’être le produit d’une abstraction qui rend tous les sujets homogènes, il se caractérise au contraire par son hétérogénéité interne. Surtout, ce peuple n’est pas universel, je veux dire qu’il n’inclut pas tous les individus : l’immense majorité, pour reprendre une expression que l’on retrouve souvent sous la plume de Saint-Simon et de Marx, comme de Durkheim et Mauss, pour être immense, n’est pas moins une partie. Ce n’est pas tous. C’est ce qui déplace la question du pouvoir : la démocratie n’est plus la souveraineté du peuple-tous, sur le plan de la représentation, c’est le gouvernement du peuple-partie, en dessous, à travers et au-delà de la représentation, l’autogouvernement de la masse sociale d’où émanent diverses classes spéciales. De ce point de vue, la véritable réactivation de la démocratie a été une répercussion du socialisme. C’est un fait historique attesté, même si l’on tend à l’oublier.

MLB – Cette définition de Comte, est-ce la définition sociologique du peuple ?

F.C. – Non, je n’irai pas jusque-là. Je dis seulement qu’au niveau historique, au niveau philologique, au sens de Gramsci, il y a une tradition alternative à la tradition libérale prédominante dans laquelle le peuple n’est qu’une construction politico-juridique, incluant tous les individus, donc aussi l’oligarchie à laquelle devrait s’opposer le peuple de gauche. Dans cette tradition alternative, le peuple a préservé son référent réel, sans être pour autant réductible à cette autre figure de l’homogène qui hante la pensée de Schmitt, la nation ethnique. C’est un peuple lié au travail, qu’on ne peut comprendre que si on y introduit la division qui rend possible la coopération : il y a ici un sens distinctif du lien social qui tient à la répartition et à la coordination des tâches en vue d’une œuvre commune. On en a fait une affaire de plans bureaucratiques, alors qu’il s’agit d’un mode de la solidarité, comme l’a d’ailleurs montré Durkheim. Cela dit, il faudrait suivre plus loin le destin de ce peuple, inséparable du destin d’une démocratie se situant en deçà et au-delà de la scène représentative. Le fait que cette tradition ait persisté dans le langage commun ne suffit pas à en démontrer la consistance.

MLB – Comment reprendre alors cette tradition ? Il en va de la possibilité de défier le dispositif libéral avec un populisme qui serait cette fois-ci solidaire d’un peuple réel.  

F.C. – On a besoin sur ce point d’une reprise sociologique. Car si le socialisme a réinventé la politique moderne, en logeant le savoir au cœur de la politique, il reste, malgré tout, une idéologie. C’est inexact de le réduire à un cri de douleur, à une série de plaintes et de demandes. Mais l’exigence d’un retour à l’action lui est aussi inhérente, ce qui veut dire qu’il s’expose aux risques d’une pensée pressée. La sociologie suppose un effort supérieur de distanciation, d’où sa proximité avec la philosophie. C’est la marque de sa distinction par rapport au socialisme. Pourtant, depuis cette distance, elle préserve un lien avec la source de son regard sur la réalité. De ce fait, la sociologie opère une rupture singulière vis-à-vis du sens commun. J’y faisais allusion la dernière fois, en parlant de retour au réel des rapports. C’est ce qu’a très bien décrit Bruno Karsenti dans l’introduction de son livre, D’une philosophie à l’autre[3]. Contrairement aux sciences naturelles qui se débarrassent des concepts ordinaires, la sociologie ne rompt avec le langage commun que pour en retrouver le noyau de vérité. Elle doit parler comme nous, en quelque sorte. C’est donc de son travail que l’on peut attendre une récupération du peuple. C’est elle qui devrait nous dire ce qui s’y cache, encore aujourd’hui, si l’on sort des fictions juridico-rhétoriques.

MLB – Si je reprends la tâche conceptuelle que Durkheim a placée au fondement de toute enquête sociologique, le premier problème à résoudre concernerait la définition du critère d’appartenance. Si ce n’est pas tous et chacun, comme dans la théorie libérale, il y a bien un principe qui doit faire le partage entre nous et eux.   

F.C. – C’est le problème qu’ont essayé de résoudre Laclau et Mouffe. Le terme de critère fait penser à des propriétés objectives qu’on pourrait établir abstraction faite de la relation que les sujets établissent avec la classification qui en résulte. Ce que Mouffe appelle anti-essentialisme revient à refuser la possibilité de classifications objectives de ce genre. Laclau et Mouffe ont pourtant oublié un trait singulier de ces sujets qu’ils cherchent à ne pas enfermer dans des classifications : c’est que les sujets se classifient eux-mêmes et parfois avec une satisfaction étonnante. On peut être tout à fait fier de faire partie du peuple, je veux dire de cette masse hétérogène qui soutient la société, le revendiquer et même y ordonner sa vie. C’est tout à fait sensible en Argentine. Cette appartenance y est d’abord liée au travail et à la lutte pour la participation et la justice.

« Le socialisme doit partir des mouvements sociaux et de leurs créations »

MLB – On pourrait alors chercher le peuple là où se donnent à voir des réponses aux logiques sociales qui produisent de l’injustice. Celles et ceux dont les conditions de vie sont prises dans les dynamiques sociales qui créent des injustices reconnaissables comme telles par la société, voilà le peuple.

F.C. – C’est une bonne hypothèse, à condition de préciser un point : l’analyse réflexive de la société, dont la sociologie est le corrélat, est précédée par le travail que font déjà les groupes présents dans la société pour dénoncer les injustices subies et surtout pour y remédier. On met trop l’accent sur les plaintes, on oublie qu’il y a un au-delà de la demande. Le désir de justice ne s’épuise pas dans la demande de réparation. Si vous reprenez le chapitre de Mauss sur le socialisme, ce qu’il souligne, en contrepartie de la perception du social, c’est l’extraordinaire créativité des masses. Mauss y met un accent à lui, mais les faits qu’il avance sont parlants : syndicats, mutuelles, coopératives, etc. Autrement dit, le socialisme doit partir des mouvements sociaux et de leurs créations, pour autant qu’ils sont le fruit de masses plus ou moins organisées. C’est dans cette activité que se produisent les réponses qu’il faudrait ensuite savoir synthétiser. On est très loin de la « chaîne d’équivalence » de Laclau et Mouffe.

MLB – Le peuple de gauche serait ainsi le lieu où l’on cherche à remédier activement aux injustices. Peut-on dire qu’il s’agit de l’endroit où l’on produit de la solidarité ?   

F.C. – Durkheim avait très exactement cette position. A ses yeux, les classes populaires jouissaient, du point de vue sociologique, d’un privilège certain, en ce qu’elles représentaient la voie d’accès à l’endroit de la société où s’élabore une idée plus élevée de justice, en réponse à des situations d’injustice. C’est bien de production de solidarité qu’il s’agit, en effet. Car quoi qu’on en dise, le concept de solidarité est indissociable d’une référence à la justice. Il ne s’agit pas d’un concept purement fonctionnel : l’interdépendance ne produit une forme spécifique de solidarité que parce que la coopération subvertit les relations d’exploitation inhérentes au capitalisme. Durkheim était sur ce point sur la même ligne de Marx. Il voyait la classe ouvrière comme le point le plus exposé d’une logique économique affectant la société dans son ensemble et du même coup le foyer d’une politique ayant à embrasser l’ensemble des sphères, du fait même que le capital, ce fait social totalisant, tendait à pénétrer partout. Pour rejoindre notre présent, il faudrait alors reprendre et même développer les analyses d’auteurs qui, comme Karl Polanyi, ont déployé une perspective sociologique analogue, pour écrire l’histoire du capitalisme au XXème siècle. C’est ce que fait mon collègue d’ici, le sociologue Alexandre Roig, en croisant Mauss et Polanyi avec l’Ecole régulationniste.

« Ce qui manque au socialisme c’est une organisation, des intellectuels, pas les aspirations socialistes »

MLB – Qu’en est-il dès lors de la politique, dans ce cadre aussi social que total? 

F.C. – L’adoption d’un regard à la fois socialiste et sociologique suppose un élargissement de la politique, Mauss y a insisté à plusieurs reprises. Dans cette perspective, le peuple se configure en effet comme la partie du tout où le tout commence à se penser en tant que tel, dans la solidarité qui l’innerve et doit l’innerver, à travers toutes les sphères d’interaction, bien avant que l’État n’intervienne. Il s’agit de la partie de la société dans laquelle surgit la politique, au sens non pas de cet affairement autour du pouvoir auquel se réfèrent les politistes qui ont lu Max Weber, mais bien en ce sens ancien, situé sur le bord de la modernité libérale, qu’évoque Mauss dans la dernière phrase de son Essai sur le don: l’« art suprême » en quoi consiste la « direction consciente » de la « vie en commun »[4]. C’est « la politique au sens socratique ». Cet art est démocratique lorsqu’il est pris en charge par la pluralité de groupes hétérogènes qui composent la masse sociale, se faisant peuple du fait même d’assumer une telle charge à un degré significatif. Telle est la définition du peuple et de la démocratie qu’on a perdu de vue suite à la glaciation politique des trente dernières années. Personne n’en parle, ni au Parti Socialiste, ni même à la France Insoumise.

MLB – Comment expliquez-vous cette glaciation ?

F.C. – Il faudrait l’expliquer sociologiquement. Cyril Lemieux a amorcé une recherche sur le socialisme en tant que tendance historique et sur les classes populaires comme le lieu, dans la société, où la conscience de la société commence à émerger. Il faudrait lui demander ce qu’une approche en termes pragmatiques, sensible aux classifications spontanées des acteurs auxquelles je faisais allusion tout à l’heure, permet de mettre en évidence quant à la persistance du peuple. L’hypothèse qu’on partage, c’est qu’il ne faut pas chercher le socialisme là où l’on croit le trouver, c’est-à-dire dans les discours et programmes des partis. Pour autant, le fait qu’ils ne rendent pas visible le peuple et même qu’ils tendent à l’occulter ne veut pas dire que le socialisme soit absent. Dans les pratiques et les discours, il y a des revendications de justice sociale, de démocratie réelle, des agencements surtout, où l’on peut identifier des traces significatives – mais il faudrait faire des enquêtes sérieuses pour le démontrer – du socialisme tel qu’on vient de le définir.

MLB – Le socialisme et son peuple sont donc absents sur le plan de l’expression explicite, politique et théorique, pas dans la réalité.  

F.C. – Ce qui manque, c’est une organisation, des intellectuels, pas les aspirations socialistes. Aspirations, pas au sens de rêveries, mais d’engagements et d’actions, de pratiques concrètes, voire d’institutions. C’est la symbolisation théorique qui manque, ce qui laisse la place libre à une capture par des discours et des programmes non socialistes. La sociologie est très en deçà de la tâche que lui avaient fixée ses fondateurs, du moins en France. Il y a des sociologues militants qui en sont venus à envisager leur fonction comme consistant à donner une voix aux sans-voix. C’est tout de même extraordinaire. On dirait qu’ils vivent dans un bocal à poissons. Alors que si l’on prend la peine d’écouter les discours des acteurs, on est fort susceptible d’y entendre quelque chose de ces traces dont on parlait.

MLB – Vous ne considérez pas que le populisme de gauche répond à cette attente de symbolisation ?

F.C. – Non, je crois même qu’il s’agit d’un symptôme assez frappant de la rencontre ratée entre les intellectuels et le peuple. Chantal Mouffe indique toute une série de phénomènes qui démontrent l’existence d’une réaction à la Réaction, qu’on voit bien dans la montée de l’extrême-droite. Ce sont ces éléments dispersés qu’elle a cherché à réunir sous l’étiquette de « populisme de gauche ». Elle aurait mieux fait, je crois, de revenir aux sources. Le populisme de gauche, c’est le socialisme. Mais il faut en tirer les conséquences : au peuple, il faut lui redonner sa consistance, c’est la condition de sa puissance, y compris en matière d’égalité de droits. Alors même qu’elle vient de passer quatre ans d’une rare brutalité, l’Argentine le démontre : la résistance singulière à la destruction néo-libérale y remonte à la présence de masses organisées qui se savent peuple et agissent en conséquence. Et je vous fait remarquer que le mouvement féministe n’y est pas exclu. C’est dire à quel point l’opposition à l’oligarchie, lorsqu’on la prend au sérieux comme procédant d’un sujet collectif en action, peut être inclusive.

MLB – La référence au peuple n’écrase pas les différences.

F.C. – Si je me réfère à l’expérience argentine, on voit bien qu’il y a des tensions, mais elles dynamisent le travail de la politique. Il faut dégager des entrecroisements, mettre à jour les joints, resserrer les nœuds de la volonté générale, ce qui suppose un retour sur soi des uns et des autres. L’un de ces joints est bien le travail, c’est-à-dire aussi bien le fait de l’exploitation que celui de la coopération. C’est ce qui a été condensé, pour revenir au féminisme, dans la grève internationale des femmes du mouvement 8M. La connexion peut aller si loin que Veronica Gago, sociologue et militante du collectif Ni Una Menos, a pu soutenir que le mouvement féministe, tel du moins qu’il se pratique en Argentine, recèle la possibilité de penser l’émergence d’un peuple effectif au-delà du peuple abstrait du populisme, par quoi elle entend faire référence à Laclau et Mouffe[5].

MLB – Etes-vous en train de dire que la réalité politique de l’Argentine ne correspond pas au populisme qu’envisage Mouffe ? C’est pourtant pour la rendre pensable que Laclau a élaboré sa théorie. 

F.C. – C’est tout le paradoxe. Laclau a fait un énorme effort intellectuel pour arracher la réalité politique de l’Argentine à la marginalité anomique à laquelle la destinait la science politique officielle, figée dans l’opposition entre démocratie et autoritarisme.Il a souvent rappelé cette inscription politique de sa pensée, ce qui est tout à son honneur. On l’oublie trop souvent lorsqu’on transpose les catégories qu’il a forgées à d’autres contextes. Il n’en reste pas moins qu’à partir de La raison populiste, Laclau a accusé une dérive qui, en l’éloignant du terrain social-historique, l’a conduit à la théorie politique. Pour sauver le populisme, il a essayé de lui donner une sorte de dignité ontologique, ce qui est une autre manière de le perdre. On ne saurait saisir le nœud vital du populisme effectif en s’orientant avec le schéma qu’il a mis en place dans son dernier ouvrage. Ce qu’on appelle ici « mouvement national-populaire » s’en écarte d’abord par ce seul trait, que le peuple n’y est pas perçu comme l’objet d’une construction discursive, suspendue à l’identification au signifiant du leader. C’est un sujet collectif de premier plan. Il a la consistance palpable de la masse sociale hétérogène dont parlait Comte.

« Le populisme latino-américain est organisé autour de trois pôles : le parti, les mouvements sociaux et les intellectuels »

MLB – C’est un populisme avec le peuple réel.

F.C. – C’est tout l’intérêt de ce mouvement. Loin d’être le résultat d’une construction discursive, il est toujours supposé dans tous les discours. Même l’analyse de la place nodale du leader serait donc à reprendre, car il n’apparaît pas comme cet objet d’identification qui condense en lui-même le peuple, ne serait-ce que parce qu’il en est plutôt l’interlocuteur. Le leader s’adresse au peuple, à la masse sociale en action, il ne le fait pas exister comme sujet politique. Cette relation repose sur une organisation qui la rend possible. Avant les revendications, c’est l’organisation qui marque l’originalité de ce qu’on nomme « populisme latino-américain », du moins pour ce que j’en vois en Argentine. Le peuple y figure, dans l’hétérogénéité qui le compose, comme le pôle d’une configuration complexe qui a comme contrepoint l’État en sa fonction de gouvernement, d’où la centralité du leader, mais aussi tous ceux qui portent la parole d’une multiplicité d’organisations sociales et politiques. Cette configuration inclut aussi l’Université, et plus généralement tous les lieux de production du savoir où travaillent les intellectuels qui ne cessent d’intervenir dans le processus de formation de la volonté générale. Bien loin de représenter une anomalie politique, fruit d’un débordement, c’est en matière d’organisation que ce mouvement a plus d’une leçon à nous donner.

MLB – Vous savez que ça m’intéresse. Concrètement, ça se passe comment ?

F.C. – L’image à laquelle on reste figé, ce sont les rassemblements océaniques où le leader s’adresse à une immense masse en fête. C’est très impressionnant, tout à fait décisif pour une compréhension adéquate du phénomène, mais aussi trompeur. Car l’essentiel se déroule dans les coulisses du quotidien. Il suffit d’ailleurs d’observer de plus près cette masse sociale pour s’apercevoir qu’elle n’a rien d’une multitude. On y distingue toute sorte d’organisations qui travaillent au jour le jour, de façon disséminée, pour faire vivre la politique. Il faudrait donc remettre en mouvement l’image arrêtée et suivre plutôt le processus, celui dont Laclau et Mouffe ont cherché à rendre compte par leur schéma logique, mais qui le dépasse très largement. Pour ne donner qu’un seul exemple, j’ai assisté l’autre jour à une réunion des équipes techniques du « Frente de todos », la nouvelle alliance du champ national-populaire. J’ai été frappé d’y rencontrer des centaines de personnes, travailleurs, représentants des mouvements sociaux, chercheurs, étudiants, figures politiques, etc., réunis dans les amphithéâtres de la Faculté de médecine pour débattre de l’ensemble des sujets de l’actualité : État, démocratie, éducation, sécurité, justice sociale, économie populaire, etc. Chaque intervention faisait valoir une expérience, une lutte, un savoir, un projet… Je ne sais pas quel sera le destin des synthèses qui ont été rédigées à la fin, mais le processus collectif me paraît en lui-même significatif. Comme ils partagent un même engagement et qu’il y a une organisation solide à l’arrière-plan, aucun des trois pôles – le Parti, les mouvements sociaux et les intellectuels – ne m’a semblé prendre le pas sur l’autre.

MLB – Pourquoi selon vous ce processus n’a pas lieu en Europe ?

F.C. – C’est une bonne question. L’un des obstacles de fond, il me semble, c’est la contradiction apparemment insurmontable entre parti et mouvement. On le voit bien à la profusion de mouvements qui ne veulent pas être des partis, alors qu’ils manient les rouages du pouvoir, comme le M5S en Italie. Prenons l’exemple de la déclaration de Mélenchon aux gilets jaunes : je ne veux pas les récupérer, je veux être récupéré. A quoi ils ont répondu : surtout pas. Ça fait penser à la lettre d’amur de Lacan : je te demande de me refuser ce que je t’offre, parce que ce n’est pas ça. C’est ce mur qu’il faudrait abattre. Car on est bien dans l’embarras : le parti ne veut pas récupérer un mouvement qui ne veut pas se greffer à un parti. Le résultat, c’est une sorte de perte entropique de puissance. Le parti sans le mouvement se vide d’expérience, en se décrochant du social, alors que le mouvement sans le parti, s’il n’est pas aveugle, il ne voit pas non plus très loin. En dernière instance, la responsabilité de cette impuissance incombe aux partis, parce qu’ils sont incapables de mettre en place une organisation vivante qui préserve la tension avec les mouvements sociaux, tout en s’en nourrissant. Cette incapacité, c’est la catastrophe des partis socialistes européens depuis plus de trente ans. Mais c’est la forme-parti même qui est à repenser, ce qui veut dire aussi le sens et la fonction de la représentation.

MLB – Alors que la spécificité d’un parti socialiste ce serait précisément ce branchement sur la société.

F.C. – Oui, il faudrait avoir un enracinement dans la société – vous sentez bien quelle dérive peut s’ouvrir si on entend par là la « société civile », le « marché » – et en particulier là où les nouvelles formes de solidarité sont en train d’émerger. Mais afin que les désirs puissent porter à conséquence, je parle des désirs qui s’expriment, au-delà de la demande, sur le plan des actes, la médiation des sciences sociales me paraît tout aussi indispensable. Et c’est là qu’on rencontre un second obstacle. En Europe, à gauche en particulier, c’est devenu un lieu commun de penser que le savoir, s’il fait une différence, c’est surtout en négatif. On a une sorte de terreur de l’autorité du savoir. Toute médiation savante est perçue d’emblée comme une médiation experte qui nous dessaisie de la vérité de l’expérience. C’est surtout à ce niveau qu’une rupture s’est consommée, par rapport à ce sens inédit de la politique dont le socialisme a été le porteur, selon l’analyse de Mauss. On soupçonne, parfois à juste titre, que la sociologie n’exprime pas le sens du social et même qu’elle l’étouffe.

MLB – Est-ce qu’il y a de la place pour une figure qui ne soit pas celle de l’expert ?

F.C. – Je poserais la question autrement. Est-ce qu’on peut se passer de médiations ? On ne peut pas, tout d’abord parce que l’idée d’expérience immédiate est un leurre : le langage est déjà médiation. Dans notre modernité, il a même atteint un degré de sophistication scientifique sans précédent. C’est dire que lorsqu’on croit en rester à l’auto-compréhension immédiate, on ne fait que reproduire les médiations hégémoniques. Ensuite et surtout parce que ce qui se présente sur l’autre front, le front néo-libéral, n’est pas une construction discursive, c’est un agencement très verrouillé. L’idéologie a sans doute un noyau fantasmatique, autrement elle n’attraperait pas le sujet, mais elle repose aussi sur des élaborations théoriques qui se matérialisent dans des dispositifs tout à fait opératoires. Bref, on manipule du savoir sans le savoir. Et c’est bien souvent un savoir expert : psychologie, économie, droit, etc.

MLB – Est-ce que la sociologie s’en écarte ?

F.C. – Le style de pensée sociologique se distingue, bien sûr, de l’intervention experte délivrant des informations quantifiées prêtes à l’emploi. En raison de son inscription sociale, elle se caractérise par un effort de problématisation qui vise à ouvrir l’horizon du pensable, à chaque fois que l’idéologie libérale tend à le fermer en occultant le réel des rapports. Comme l’avait déjà fait remarquer Mauss, le sociologue doit être à l’affut des « mouvements nouveaux des sociétés », car c’est là que se produisent les perturbations du sens commun libéral, du fait que la politique s’y réactive au plus près des problèmes qu’on doit affronter.

MLB – Doit-on s’en tenir dès lors à une articulation de ce qui émerge dans les mouvements sociaux ?

F.C. – Non, au contraire, il faut les accompagner avec un savoir qui les excède. On ne peut pas faire l’économie de l’économie, si je puis dire. Dégager les tendances du capitalisme, d’un point de vue décentré par rapport au discours de l’économie orthodoxe, reste une tâche incontournable. Il en va de même pour les métamorphoses de l’État et du droit. Pense-t-on pouvoir réaliser une réforme constitutionnelle sans aucune forme de médiation savante ? Bref, il nous faut retrouver la voie de la critique radicale, ce qui suppose pas mal de savoir, si on ne veut pas tomber dans les pièges du dispositif libéral. D’où le besoin, il me semble, de mettre en place quelque chose d’analogue à la circulation entre les trois pôles qui innerve la vitalité politique du dit populisme argentin.

MLB – Cette modalité d’organisation collective du travail politique et intellectuel, c’est donc ça le populisme argentin ?  

F.C. – Je crois bien, oui. Mais pour en en tirer les enseignements, encore faudrait-il vouloir changer la société, surtout ces « institutions secondes », comme les appelait Castoriadis, qui sont l’État et le marché. Est-ce que c’est vraiment le cas en Europe ? On a plutôt l’impression qu’on attend. Qu’est-ce qu’on attend ? Je ne sais pas, mais on attend. L’extrême droite a pris les devants parce qu’elle n’attend pas. On revient au problème de toute à l’heure : ce qui manque, ce sont moins les aspirations socialistes que leur élaboration tout à fait explicite, un travail situé à la frontière de la politique et de l’intellectualité. C’est le grand problème de notre situation : la réaction à la Réaction – le socialisme – est intellectuellement et politiquement désarmée…

« Tous les nœuds du discours doivent être refaits, depuis la société jusqu’au peuple et au leader, en passant par les groupes, le conflit, la représentation, la démocratie, etc. »

MLB – N’êtes-vous pas en train de dire que ce qu’il nous manque est bien une stratégie hégémonique socialiste ?

F.C. – À condition de garder à l’esprit les critiques formulées jusqu’ici, je serais d’accord, en effet. Dans leur ouvrage de 1985[6], Laclau et Mouffe ont eu le mérite de nommer le problème et d’indiquer une issue possible. A une époque où l’on commençait déjà à le laisser tomber, ils n’ont pas cédé sur le mot, « socialisme », et sur le besoin de mettre en place une nouvelle hégémonie, susceptible d’articuler les demandes de la pluralité de groupes au centre des nouveaux mouvements sociaux. Celle-ci reste la tâche actuelle de la gauche. Mais vous voyez bien ce qu’il faut repenser pour freiner la dérive libérale qui l’affecte depuis trente ans. Tous les nœuds du discours doivent être refaits, depuis la société jusqu’au peuple et au leader, en passant par les groupes, le conflit, la représentation, la démocratie, etc. C’est sur ce point que la médiation sociologique m’apparaît décisive. La relance de la sociologie et des sciences sociales est une partie essentielle d’une nouvelle « stratégie socialiste ».    

MLB – Je ne voudrais pas qu’on achève cet entretien sans avoir parlé du clivage gauche-droite. Vous avez préféré utiliser les trois idéologies modernes – libéralisme, conservatisme, socialisme – et vous avez développé ce qu’est la modalité spécifiquement socialiste d’organisation de la politique, qui repose sur une compréhension sociologique du réel. Les socialistes partent des mouvements sociaux et les éclairent grâce aux sciences sociales, au nom d’idéaux. Partir du réel pour faire triompher des idéaux, c’est bien ça la gauche socialiste.

F.C. – Je suis d’accord avec vous, mais il faudrait préciser alors le niveau de réalité auquel on situe le clivage gauche-droite. Gauche et droite de quoi ? De quel corps ? Il faut, ici encore, déborder le politique, selon l’expression que Dumont a repris de Mauss. On ne peut pas comprendre le socialisme si l’on cherche la gauche dans le Parlement, on risque même de le confondre avec le libéralisme. Le corps qu’il faut prendre en considération, c’est le corps social. La métaphore organique est très utile à ce propos : elle nous rappelle que la main gauche, comme l’a montré Robert Hertz, c’est la main soumise, donc la main des insoumis. Hors métaphore, c’est à l’intérieur de la société qu’on doit trouver la droite et la gauche comme deux manières incompatibles d’envisager la politique et pas seulement comme deux partis ou deux courants politiques.

« c’est surtout l’État social qu’il nous faut repenser, avec le degré requis de radicalité»

MLB- Quels sont alors les idéaux sociaux de la gauche ?

F.C. – Il faudrait arriver à répondre en saisissant quelque chose qui précède et dépasse le langage abstrait du droit, autrement on retombe dans les apories de la « souveraineté du peuple » et de l’« égalité ». L’idée de « solidarité » est un bon exemple de ce débordement du politique, d’autant plus significatif qu’elle préserve un lien étroit avec le droit, via la référence centrale à la justice. A cet égard, il me semble que c’est surtout l’État social qu’il nous faut repenser, avec le degré requis de radicalité. Vous connaissez tout le travail qui a été fait par la sociologie française sur cette question, mais aussi en Allemagne avec des figures comme Hermann Heller. Le livre de Mauss sur la nation était en fait une tentative de repenser la « République sociale ». C’est resté en chemin, contrairement à ce que laissent entendre les analyses qui réduisent cette anticipation sociologique à une préfiguration de ce qu’a été le Welfare State. Raison de plus pour s’y pencher de nouveau, alors que cette construction juridique est en crise.

MLB – Mais qu’est-ce donc qu’un idéal, s’il doit excéder les formules juridiques ?

F.C. –Pour répondre, nous avons besoin d’une approche croisant sociologie et psychanalyse. Les idéaux sont en effet des objets sociaux de désir. Il faudrait donner à « désir » son sens psychanalytique. Lacan l’a défini très exactement comme le reste de la demande. Est-il dès lors destiné, ce désir en excès, a être attrapé par les fantasmes de l’idéologie ? N’y a-t-il pas aussi une autre satisfaction, sur le plan de l’action et d’une action sociale ? Il faudrait revenir à Freud. La plateforme épistémologique qu’on esquisse depuis tout à l’heure, la plateforme de la critique radicale, n’est pas complète sans la psychanalyse.

MLB – Sur ce point vous rejoignez Laclau.

F.C. – Oui, mais seulement dans la mesure où il est passé à côté de Psychologie des masses. Présent dans l’ouverture de La raison populiste, Freud y est réduit à un penseur oscillant entre la foule et le peuple. Aux prises avec les limitations inhérentes à la théorie politique, Laclau n’a pas vu que Freud a cherché à penser aussi et peut-être surtout la structure libidinale de la société. Même Lacan est resté assez silencieux sur ce point pourtant si décisif. C’est l’objet de mon travail actuel que d’amener à jour cette structure, où se cache une politique de la psychanalyse qui se ne réduirait pas aux querelles d’École. On compte sur les doigts d’une main les analystes qui ont entrevu cette dimension de la pensée de Freud. Colette Soler[7]a écrit à ce sujet, mais c’est peu par rapport à la tâche qui nous incombe. Il en va de la possibilité de saisir l’inconscient du peuple. Sans ce socle, on ne peut pas comprendre la source des dynamiques sociales dont résulte l’existence même d’une gauche socialiste. On ne comprend pas non plus les impasses subjectives du libéralisme, car on ne mesure pas son incidence sur les affects.

MLB – On revient au sujet évoqué lors de notre premier entretien, le grand sommeil, l’apathie.

F.C. – En effet. Qu’est-ce qu’est l’apathie et comment on en sort ? Avec un discours sur l’égalité de droit ? Non. L’apathie, c’est un état du sujet, un sujet sans pathos. Il faut bien plus que la doxa libérale pour lui redonner quelque passion. Il faudrait d’ailleurs associer à chaque pôle du trièdre idéologique un affect spécifique. Quel est l’affect sous-jacent au libéralisme ? Si l’on s’en tient aux classiques, à Hobbes, il faudrait répondre la peur, voire la terreur. L’expérience sociale récente prouve qu’il s’agit aussi d’autre chose. Si l’on reprend ces pathologies qu’ont étudié les psychanalystes, les « pathologies du vide », au premier chef la dépression, on voit bien que la peur s’accompagne aussi d’autre chose, lorsqu’on ne se réfère plus au rapport à l’État, mais à la société civile qu’il engendre : l’envers de l’inquiétude de Locke, l’envers du seul désir envisagé par l’économie politique, l’envers de la poussée pour la conservation de la vie et l’accumulation des biens, c’est un dégout pour la vie même. C’est la mélancolie, comme on disait avant la médicalisation des affects. La biopolitique libérale fait circuler quand même quelque chose qui est de l’ordre de la pulsion de mort. Sur ce point, je crois que Freud a touché au plus profond : pour fixer un au-delà du principe mortifère du plaisir, il faut un objet au désir inconscient qui maintienne le sujet sous tension.

MLB – Vous décrivez une dynamique des affects qui échappe à la logique du discours.

F.C. – Le discours est décisif, mais en tant qu’il se greffe sur des corps. Il faut avoir du même coup des instruments – psychanalytiques – pour capter ces déplacements d’affects qui ne sont pas de l’ordre de la construction discursive. Le discours ne produit rien à lui seul, il ne permet que de faire émerger, comme il arrive en analyse. C’est un premier élément pour repenser ce que suppose la mise en place d’une nouvelle hégémonie socialiste, si elle doit être autre chose qu’un artifice rhétorique. Une fois de plus, elle suppose une plongée au milieu de la société. Car n’oublions pas que la société, comme le disait Mauss, c’est avant tout une affaire de corps et de réactions des corps, du fait même d’être constituée par des idées.

« C’est la tâche du grand législateur que de rendre possible le passage à l’acte du peuple »

MLB – Le leader de gauche doit alors être à la société ce que le psychanalyste est au sujet ?

F.C. – Ce dialogue entre politique et psychanalyse, on avait essayé de le nouer au milieu des années 60. Je pense au grand livre de Habermas, Connaissance et intérêt. Si l’on excepte les travaux de Castoriadis, c’est un programme qui est resté en gros sans suite. Il faut du même coup tout reprendre. En ayant en tête les failles de la théorie populiste de Laclau, j’ai récemment fait un premier essai, dans un article sur Rousseau et Durkheim consacré à la figure du législateur, l’être d’exception qui rend possible l’émergence du sujet collectif de la politique, le peuple[8]. Freud y est présent entre les lignes, mais il manque une prise en compte sérieuse de Psychologie des masses. A part un article saisissant de Karsenti[9], je n’ai pas trouvé à ce propos beaucoup de soutien.

MLB – C’est étrange d’associer la figure du législateur au nom de Durkheim. On croit souvent que sa sociologie repose sur l’exclusion du grand homme de la scène de l’histoire.

F.C. – On imagine mal qu’un sociologue qui a réussi à socialiser le suicide, acte individuel s’il en est, ait rencontré des difficultés à rendre compte de la signification sociale d’un chef politique. Durkheim l’a si peu occulté que dans les Formes élémentaires il en a esquissé le profil, jusqu’à en faire presque la théorie. En un mot, un individu qui rêve d’occuper la place du grand législateur ne peut y arriver que dans la mesure où il se fait la métonymie du groupe. Il doit savoir amener à l’expression les désirs qui s’y travaillent, notamment dans ces phases de crises que marquait, aux yeux de Durkheim, un degré élevé d’effervescence. Nous y sommes, presque. En ce sens, il ne peut être un leader démocrate que s’il porte la voix du peuple, tel que nous l’avons défini plus haut, ce qui suppose qu’il sache se brancher sur la société et ses groupes, en apportant des lumières autant qu’il en reçoit, là où il est question de solidarité. Mauss a repris cette conception. Dans son livre sur la nation, il dit du grand législateur qu’il exprime la « notion absurde » aussi bien que l’« illusion fondée » que l’« homme peut changer arbitrairement les sociétés ». Il y a toute la tension entre science et politique, sociologie et socialisme, dans cette phrase.

MLB – Est-ce aussi votre idée du législateur ?

F.C. – En profitant de la rigueur logique qui caractérise la réflexion juridico-politique moderne sur les conditions du contrat social, aussi bien que des brèches ouvertes par Rousseau, l’inquiet, dans la dogmatique libérale, j’ai essayé de faire du législateur le point logique et réel sans lequel l’idée d’une démocratie effective ne saurait se soutenir. La volonté générale d’un peuple agissant comme le sujet collectif de la politique ne se conçoit comme pouvant être consacrée par des lois que si elle émerge du fond de l’histoire d’une société déjà faite. C’est la tâche du grand législateur que de rendre possible le passage à l’acte du peuple. On n’a pas du tout besoin de penser qu’il s’agit d’un individu, et encore moins d’un homme, je veux dire d’un sujet marqué par ce que les analystes décryptent au titre de la jouissance phallique. Comme l’a montré Stefania Ferrando, en prolongeant les recherches de Luisa Muraro, c’est même sur le sens et la portée de l’autorité symbolique que le féminisme a laissé une trace singulière dans la pratique et la pensée politiques. C’est donc la fonction symbolique qui compte.

MLB – Cette figure exceptionnelle, hors normes, fait craindre le despotisme, l’autoritarisme. Le régime représentatif s’est érigé contre ce danger, d’où le primat de la « rule of law ». C’est le reproche qu’on adresse d’ailleurs aux populismes latino-américains que de mettre en danger la République, l’État de droit.      

F.C. – Le spectre de la soumission de tous à la volonté d’un seul procède d’une inversion exacte du législateur : c’est son ombre, plus que sa figure. Si l’on suit le raisonnement de Rousseau, tel qu’il a été repris par Durkheim et Mauss, il faut dire, au contraire, que ce personnage d’exception ne s’élève à une sorte de souveraineté singulière, extra legem, que parce qu’il est subordonné aux idéaux de la société. Ce n’est pas lui qui détient les clés de la volonté générale, il ne fait qu’en rendre possible l’émergence sur le plan du discours qui prépare l’adoption d’une loi. Il ne peut pas ne pas être subordonné à la société, s’il entend remplir ce rôle. C’est une relation où le primat est détenu, en fait et en droit, par la société. Si l’on se reporte à l’Argentine, on voit bien que le leader répond à une attente collective. C’est ce que la théorie du populisme de Laclau et Chantal Mouffe ne laisse même pas soupçonner.

MLB – Qu’est-ce que vous voulez dire ?

F.C. – Je veux dire que le schéma logique composé à partir de la pluralité de demandes, de la chaîne d’équivalence et du point d’identification ne permet pas de comprendre ce qui se passe dans cette rencontre étonnante entre le leader et le peuple à laquelle je faisais allusion plus haut. Ce qu’on attend, lors de ces rassemblements océaniques, c’est en effet un discours, mais au sens de la rhétorique classique : la place à part du leader se marque par une capacité sans égal d’articuler la parole et l’action, dans une synthèse permettant d’avoir tout à la fois une vision claire de la situation et de ce qu’elle exige, compte tenu de l’histoire de la société. Mauss en a fait un portrait très juste, au moment de souligner l’originalité de l’art politique. Le politique se signale, comme il le dit, par « son habileté à manier les formules, à trouver les rythmes et les harmonies nécessaires, les unanimités et à sentir les avis contraires »[10]. C’est ça un leader, pas un signifiant, mais un sujet qui parle et qui s’en sort d’ailleurs assez bien avec la parole pour dévoiler et recomposer, dans un seul discours, l’hétérogénéité du peuple, afin que la volonté soit en effet générale, ce qui est bien la condition pour qu’on passe à l’acte. Mais il faudrait préciser, bien sûr, car je m’imagine que cette description ne suffit pas à éloigner le spectre d’un plébiscite écrasant les droits de la minorité. Il faudrait développer, à ce propos, une autre conception du conflit, irréductible aux négociations pragmatiques dont parle Mouffe. La démocratie véritable est inséparable du vote à la majorité, comme l’a souvent souligné Castoriadis, ce qui veut dire aussi qu’elle suppose le conflit permanent avec la minorité. Il ne s’agit pas de nier les garanties constitutionnelles.

« En politique, on ne commande pas, d’ailleurs, on persuade. Et pour être capable de persuader, il faut d’abord savoir écouter et entendre. »

MLB – Le point clef de cette conception sociologique du chef, c’est donc son auto-compréhension comme dépendant de la société.  

F.C. – Exactement. C’est la différence que fait le gouvernement, comme l’a si bien expliqué, encore une fois, Giuseppe Duso. Ce renversement est capital, si l’on veut comprendre les conditions de constitution d’un leader qui ne serait pas un despote.  Le chef est un être de gouvernement, ce qui veut dire qu’il oriente et coordonne l’activité d’une pluralité de groupes hétérogènes dont la composition échappe à sa décision, car elle en est la condition. Ce n’est pas le point d’accumulation du pouvoir, déplacé depuis le parlement jusqu’à l’exécutif. La logique du gouvernement exige autre chose que l’accumulation du pouvoir de commander. En politique, on ne commande pas, d’ailleurs, on persuade. Et pour être capable de persuader, il faut d’abord savoir écouter et entendre. C’est tout l’art de la rhétorique. Il faut savoir saisir là où pointent les tendances, là où émergent les aspirations, afin que la puissance sociale s’exprime sur le plan politique.

MLB – Il me semble qu’il faudrait pénétrer davantage dans cette « ombre qui accompagne le législateur » dont vous avez parlé, pour comprendre ce qui arrive aujourd’hui. N’est-ce pas ce type de leader autoritaire qui caractérise le populisme de droite ?

F.C. – Oui, vous avez raison, il ne faut pas oublier « l’ombre du législateur ». Quant au populisme de droite, cette expression me paraît occulter ce dont il s’agit : on fait comme si le problème était sa conception du peuple, alors qu’il s’agit de sa conception de la nation. Le fait manifeste est une recrudescence du nationalisme. Karsenti et Lemieux ont eu raison de lever ce voile, car il nous empêche de prendre les mesures de ce qui nous arrive. Ne sachant pas penser la nation pour son propre compte, la gauche se trouve dans l’impasse : elle ne sait pas comment contrer l’attaque, au moment même où le renvoi à l’Europe paraît avaliser la pire compromission avec le néo-libéralisme.

MLB – Karsenti et Lemieux font référence à Mauss précisément sur ce point. Ils essayent de sauver la nation du nationalisme.

F.C. – Ils ont bien raison, car l’approche sociologique nous ouvre une perspective inédite sur la nation. En prenant ses distances du fétichisme nationaliste, Mauss a investi la nation de ce sens du social qui fait le propre du socialisme. Alors même que ses attentes ont été déçues par la montée du fascisme, l’essentiel de son message n’a pas perdu sa pertinence : il ne peut y avoir de nation insoumise, je veux dire de gauche, que si l’on travaille activement à la constitution de cette réalité de niveau supérieur, à cette fédération que Mauss appelait « Internation ». On peut y reconnaître un autre nom de l’Europe sociale qui peine aujourd’hui à émerger. L’alternative à cet internationalisme socialiste n’est pas la démocratie libérale, c’est la rechute dans le nationalisme souverainiste qu’on pense mal en l’appelant « populisme de droite ».

MLB – Vous parlez de « fascisme ». On entend quotidiennement crier à son retour…

F.C. – C’est une insulte libératrice, plus qu’une description satisfaisante. C’est souvent excessif, surtout lorsqu’on finit par embrasser, en raison de l’effet de miroir induit par la représentation, l’ensemble d’une société. On se croit entourés par une populace xénophobe, prête au pire. Cela dit, le rapprochement permet de cerner ce qui est à l’œuvre aujourd’hui.

MLB – À quoi pensez-vous ?

F.C. – À ce qu’a mis en évidence Georges Bataille, à l’époque où il a essayé de penser la communauté, ou plus exactement le « mouvement communionel », en croisant la sociologie de Durkheim et Mauss avec la psychanalyse de Freud. Lors d’une séance du Collège de sociologie, il a esquissé une définition du « pouvoir » qui, en excédant le langage du droit, me semble aller au cœur du phénomène sur lequel il nous faut de nouveau réfléchir. Le pouvoir prend forme, selon Bataille, lorsqu’un individu cherche à capter la puissance sociale dégagée par un mouvement d’ensemble, pour la freiner en la mettant au service de la conservation.

MLB – Cela ne suffit pas à cerner le fascisme.

F.C. – Vous avez raison, Bataille a ajouté d’ailleurs un autre trait, décisif : la « réunion institutionnelle de la force sacrée et de la puissance militaire en une seule personne »[11]. Or, à cet égard, il me semble que si l’on est bien en présence, à l’extrême droite nationaliste, de la formation d’un pouvoir qui cherche à capter la puissance au bénéfice de la conservation, de soi et des institutions, nous n’en sommes pourtant pas au pro patria mori. Il y a des signes inquiétants, c’est vrai, je pense notamment à la manipulation politique de la religion chrétienne, allant tout à fait à l’encontre de la lutte pour la libération qui marque, ici en Argentine, la signification politique de la théologie. L’accumulation du sacré ne me semble pourtant pas aller dans le sens de la guerre, à moins qu’on ne veuille penser sous ce chef la violence exercée sur les migrants. Car c’est surtout cette violence qui, en Europe, fait parler d’un fascisme renaissant. Tout ce qui compte, c’est de savoir intercepter ces signes, pour organiser la réponse.

MLB – C’est donc encore une fois une question d’organisation.

F.C. – Tout à fait. Il ne s’agit pas d’attendre l’homme providentiel. Dans la perspective que nous avons esquissée, la place centrale de la fonction de gouvernement que nous avons nommé « grand législateur » ne se rend intelligible que sur le fond de l’organisation préalable du mouvement d’ensemble, de cette puissance sociale que le pouvoir pas encore tout à fait fasciste à la fois capte et freine, alors qu’il s’agit, pour nous, d’en rendre possible la pleine expression, pour qu’elle puisse transformer la réalité instituée. On peut conclure sur ce point, car le terme d’« organisation » résume à lui seul la relation à distance entre socialisme et populisme. Il n’y en a pas d’autres en effet qui condense mieux ce qu’a été et voulu être le socialisme : au-delà de la phase critique, il devait y avoir une phase organisée. Organisation toujours déjà en cours d’ailleurs, à quelque degré, s’il est vrai qu’il s’agissait et qu’il s’agit de mesurer et régler les rapports entre idéaux et pratiques, futur et présent. La créativité des masses dont parle Mauss en a été le témoignage : toutes les inventions de la classe ouvrière n’avaient qu’une visée, produire en acte une nouvelle organisation. Mais c’est vrai aussi du féminisme comme de l’écologie. Et c’est bien ce que j’observe en Argentine, lorsque je suis ce processus politique qu’on résume en parlant de populisme. Des masses sociales hétérogènes aussi créatives qu’organisées. Nous avons esquissé tout à l’heure en quoi consiste cette organisation. C’est ce mode d’organisation qui me semble révolutionnaire, si vous voulez, et qu’il faudrait chercher à reprendre. S’il est vrai qu’historiquement le populisme de gauche, c’est le socialisme, le socialisme d’aujourd’hui ne peut à son tour retrouver son esprit qu’en étant bien plus populiste que ce qu’il n’est.

[1]A. Comte, Discours sur l’ensemble du positivisme, Paris, Librairie scientifique-industrielle, 1848.

[2]B. Karsenti, Politique de l’esprit. Auguste Comte et la naissance de la science sociale, Paris, Hermann, 2006.

[3]B. Karsenti, D’une philosophie à l’autre, Paris, Gallimard, 2013.

[4]M. Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris,1925.

[5]V. Gago, La potencia feminista, Buenos Aires, Tinta Limon, 2019.

[6]E. Laclau, C. Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy, Towards a radical democratic politics, London, Verso, 1985.

[7]C. Soler, Qu’est-ce qui fait lien ?, Paris, Éditions du Champ lacanien, 2012.

[8]F. Callegaro « Le législateur et l’inconscient du peuple. Rousseau avec Durkheim », Etica & Politica/Ethics & Politics, XX(2), “‘Civil’ Religion : an uneasiness of the Moderns ?”, 2018, p. 211-2443

[9]B. Karsenti, « Identification et reconnaissance. Remarques freudiennes. » L’injustice sociale. Quelles voies pour la critique(2013): 149-166.

[10]M. Mauss, « Division concrète de la sociologie », in Essais de sociologie, Paris, Minuit, 1968.

[11]D. Hollier, Le Collège de sociologie(1937-1939), Paris, Folio Essais, 1995.