Mirages de la « souveraineté numérique européenne »

Souveraineté numérique européenne - Le Vent Se Lève
La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen en compagnie du président des États-Unis Joe Biden © Compte Facebook de la Maison Blanche

« Souveraineté numérique » : cette notion est devenue centrale dans l’agenda de l’Union européenne (UE). Sa mise en place souffre pourtant des nombreuses faiblesses de la construction fédérale – notamment son caractère supranational, néolibéral et atlantiste. Si de nombreux commentateurs évoquent un supposé « tournant géopolitique » des élites européennes – qui auraient pris conscience de la nécessité de s’autonomiser des grandes puissances – la réalité est autre. Loin d’avoir conquis un semblant d’indépendance en matière numérique, le Vieux continent demeure largement dominé par les États-Unis. Une réalité que le conflit ukrainien est venue cruellement rappeler, et que les structures de l’Union européenne contribuent à pérenniser.

Un des éléments marquants des cinq dernières années en Europe fut incontestablement la montée en puissance de la thématique de la « souveraineté numérique européenne ». Dès sa candidature au poste de présidente de la commission, Ursula von der Leyen avait fait de la stratégie numérique l’une de ses priorités1, sur fond de défiance croissante face aux conséquences économiques, politiques et sociales de la domination écrasante des Big Tech, ainsi que du retard accumulé par l’Union européenne (UE) dans ce domaine.

Plusieurs facteurs ont ensuite contribué à renforcer l’importance de cette thématique au sein de l’UE, et surtout à en redéfinir la portée autour de la notion de souveraineté. Parmi ceux-ci, la crise du covid-19 aura été particulièrement déterminante pour au moins deux raisons. D’abord, parce qu’elle a conduit à une accélération sans précédent de l’emprise du numérique – et des entreprises qui le dominent – sur le moindre aspect de nos existences2. Ensuite, parce que cet épisode a également conduit à une réhabilitation de notions que trente ans de mondialisation néolibérale avaient contribué à occulter – une tendance également renforcée par la guerre en Ukraine – à commencer par celles de souveraineté, d’autonomie stratégique ou encore de sécurité d’approvisionnement.

Les dizaines de milliards d’euros prévus par le plan européen font pâle figure face aux centaines de milliards débloqués par les plans américain ou chinois

C’est donc dans ce contexte que la « souveraineté numérique » s’est progressivement imposée comme un élément déterminant de la stratégie numérique européenne. En février 2020, dans une tribune consacrée à ses propositions en la matière, Ursula von der Leyen concluait ainsi en affirmant que « tout ce qui précède peut se résumer par la notion de “souveraineté technologique”, qui désigne la capacité que l’Europe doit avoir de faire ses propres choix, fondés sur ses propres valeurs et respectueux de ses propres règles »3. De son côté, le Président du Conseil européen, Charles Michel, expliquait dans un discours un an plus tard que « La souveraineté numérique est au cœur de l’autonomie stratégique européenne »4, tandis que l’Allemagne et la France, notamment, ont placé la notion au centre de leur présidence tournante de l’UE, respectivement en 20205 et en 20226.

Maîtrise interne et influence externe

Selon la politologue d’Oxford Julia Carver, « le cœur du discours [sur la souveraineté numérique, ndlr] consiste à revendiquer un contrôle légitime sur l’environnement numérique interne de l’Union (par exemple, le “marché unique numérique”) ainsi que la possibilité de tracer sa voie dans le domaine numérique mondial – c’est-à-dire à pouvoir agir en tant qu'”acteur numérique” mondial »7. Concrètement, cela passe notamment par des régulations ambitieuses (et pour certaines inédites) visant à consacrer une « troisième voie » européenne entre le laissez-faire américain et l’autoritarisme chinois : DMA, DSA, Data Act, IA act, etc. Ce faisant, l’UE ambitionne en même temps de rattraper son retard sur ces deux acteurs en essayant de redéfinir les règles du jeu au niveau mondial, tout en jetant les bases de ce qui devrait être une authentique politique industrielle numérique européenne (que l’on pense simplement au Chips Act).

Outre leur ampleur et le rôle de « pionnier » qu’ils confèrent à l’UE en matière de régulation du numérique, ces efforts incarnent ainsi parfaitement le « tournant géopolitique » pris par l’UE ces dernières années, après des décennies d’aversion pour ces questions8. De la même manière, il s’agirait également d’une rupture décisive avec une vision trop longtemps véhiculée d’un internet comme enjeu apolitique dont les États ne devraient pas se mêler. Pour autant, les ambitions affichées par l’UE en matière de souveraineté numérique restent fragilisées par au moins trois caractéristiques inhérentes au projet européen : son caractère supranational, néolibéral et atlantiste.

Quelle(s) souveraineté(s) européenne(s) ?

Tout d’abord, si l’Union européenne est restée jusqu’à ce jour un « nain géopolitique », c’est en grande partie parce que son projet se caractérise par une tension fondamentale entre partisans d’un authentique fédéralisme européen et les tenants d’une approche intergouvernementale. Il en résulte ce partage de compétences typiquement européen entre un pilier exclusivement communautaire, un pilier exclusivement interétatique et un pilier « mixte » caractérisé par la co-décision entre le Conseil et le Parlement européens9.

Dans ce contexte, parler de « souveraineté numérique européenne » implique donc de se demander de quelle souveraineté il est question. Pour la Commission, la réponse va de soi – ou plutôt elle devrait aller de soi. Ce n’est qu’à l’échelle de l’UE que l’on pourrait être en mesure de déployer des ressources à mêmes de rivaliser avec les superpuissances numériques américaines et chinoises. Ainsi, comme l’explique à nouveau Julia Carver, « dans le cas de l’UE, le changement discursif en faveur de la souveraineté numérique peut également impliquer un passage des “souverainetés des États-membres” à la “souveraineté européenne” (au singulier) dans l’environnement numérique.

D’un point de vue réaliste, l’affirmation par l’UE d’une revendication de “souveraineté” pourrait refléter une logique de multiplicateur de pouvoir pour façonner les affaires mondiales, car elle démontre sa capacité à “parler d’une seule voix” et à agir conjointement au nom de ses 27 États membres. D’autres chercheurs ont souligné la manière dont les revendications de souveraineté numérique de l’UE ont intrinsèquement cherché à différencier l’UE d’autres pays, notamment les États-Unis, la Russie et la Chine »10.

Néanmoins, il est évident que cette ambition continue de se heurter à la prévalence des intérêts et des conceptions étroitement nationales en Europe, comme en témoigne le Chips Act, par exemple. Proposé en 2022 par la Commission européenne pour « pour redevenir leader mondial des semi-conducteurs »11, ce paquet législatif faisait suite à une grave pénurie mondiale de puces électroniques ayant alerté les différents Étas de la planète sur l’importance stratégique de ces composants et sur la concentration extrême de leur production, dans un contexte de rivalité géopolitique et technologique exacerbée12. Dans la foulée des États-Unis, de la Chine ou encore de la Corée du Sud, l’UE voulait donc elle aussi se doter d’un plan visant à réduire sa vulnérabilité dans ce domaine, en accroissant son contrôle sur les différents maillons de la chaîne de valeur de cette industrie hautement stratégique.

Las, le résultat final est très loin de pouvoir rivaliser avec la cohérence et les moyens dégagés par les autres puissances mondiales, notamment parce que des États comme la France ou l’Allemagne ont voulu garder la main sur leur propre stratégie industrielle. Les dizaines de milliards d’euros prévus par le plan européen font ainsi pâle figure face aux centaines de milliards débloqués par les plans américain ou chinois13, tandis qu’en parallèle les États européens se font concurrence entre eux pour attirer les investisseurs et les infrastructures à coup de milliards de subsides14.

Une Union constitutivement néolibérale

Le deuxième axe de tension qui fragilise la volonté de « souveraineté numérique » de l’Union a trait à son caractère néolibéral. L’UE est en effet l’entité politique qui a poussé le plus loin l’application – et même la constitutionnalisation – des dogmes néolibéraux, y compris au mépris de ses propres intérêts et de sa propre sécurité géopolitiques15. La faiblesse et l’incohérence de la stratégie industrielle (numérique) européenne, par exemple, ne sont donc pas uniquement dues aux forces centrifuges des États membres. Elles sont également l’expression de l’aversion historique de l’UE elle-même pour ces notions.

Pierre Régibeau, ancien économiste en chef de la commissaire Vestager, expliquait que « l’Europe [serait] mieux servie par une concurrence mondiale maximale », ajoutant : « si l’industrie lourde européenne disparaît, qu’il en soit ainsi, parce qu’il le faut »

On a ainsi beaucoup glosé sur le choix (effectivement douteux) de la commissaire Vestager de nommer l’américaine Fiona Scott Morton au poste d’économiste en chef de la concurrence, l’année dernière16. Beaucoup y ont vu un revirement incompréhensible de la part de celle qui s’était pourtant taillée une réputation de « bête noire des GAFAM ». Mais c’est se méprendre sur le sens de son « combat » contre ces entreprises, dont elle critique d’abord et avant tout les pratiques anti-concurrentielles au nom d’une vision idéalisée du « marché » typiquement néolibérale. Son précédent économiste en chef depuis 2019, le Belge Pierre Régibeau, expliquait d’ailleurs dans une interview récente qu’il continuait de croire que « l’Europe est mieux servie par une concurrence mondiale maximale », allant jusqu’à affirmer que « si l’industrie lourde européenne disparaît, qu’il en soit ainsi, parce qu’il le faut »17.

De la même manière, la croyance naïve de l’UE dans les vertus du libre-échange l’ont poussé depuis plusieurs années à défendre des clauses de libéralisation du commerce électronique conçues par et pour les géants essentiellement américains du numérique, notamment au sein de l’OMC depuis janvier 201918. Des clauses que les fonctionnaires européens jugeaient parfaitement compatibles avec les efforts de régulation interne entrepris au même moment au sein de l’UE… avant que les États-Unis eux-mêmes ne les abandonnent par crainte de se priver des marges de manœuvre nécessaires pour mieux encadrer leur propre industrie numérique19.

Même les législations les plus emblématiques de la volonté européenne de reprendre en main son destin numérique comme le DMA, le DSA ou encore l’AI Act peuvent être analysées à la lumière de ce biais néolibéral. Sans même évoquer la façon dont le lobbying éhonté des Big Tech a permis d’en atténuer souvent décisivement la portée20, ces législations se caractérisent toutes par un même objectif fondamental : s’assurer que le marché numérique européen fonctionne le mieux possible. Certes, il s’agit également de faire en sorte que les « droits fondamentaux soient respectés en ligne », mais dans une conception à nouveau typiquement néolibérale des droits entendus dans une perspective étroitement individuelle, marchande et « négative »21.

L’éléphant (atlantiste) dans la pièce

Enfin, « l’éléphant dans la pièce » du débat sur la souveraineté numérique européenne a pour nom les États-Unis. Il est en effet évident que c’est vis-à-vis de ces derniers et de leurs entreprises technologiques que l’UE est la plus dépendante et la plus vulnérable. Un exemple parmi tant d’autres : en mars dernier, le Contrôleur européen de la protection des données (CEPD) accusait la Commission d’avoir violé ses propres règles de protection des données dans son utilisation de Microsoft 365…22 Plus largement, que ce soit dans les domaines du cloud, des réseaux sociaux, de la recherche en ligne ou encore des systèmes d’exploitation et la bureautique, le marché numérique européen demeure quasi intégralement dominé par des acteurs américains – tandis que les révélations d’Edward Snowden, en 2013, ont montré la porosité qui existait entre ces acteurs et les services de renseignements des États-Unis.

Toute velléité de souveraineté numérique européenne devrait donc commencer d’abord et avant tout par s’émanciper de cette domination de fait. Un objectif qui se heurte à la persistance d’un alignement – voire d’une subordination – historique de l’UE aux intérêts géopolitiques américains, encore une fois y compris au mépris de ses propres intérêts, une situation que la guerre en Ukraine n’a, à nouveau, fait que renforcer.

Certes, les réactions courroucées des États-Unis accusant l’UE de cibler injustement leurs entreprises à travers des dispositifs comme le DMA ou le DSA (ou les projets de taxe numérique) pourraient donner à penser que l’UE s’est (enfin) décidée à prendre sérieusement les choses en main23. En réalité, elles révèlent plutôt le degré de suffisance impériale que peuvent s’autoriser les États-Unis vis-à-vis de l’Europe tant ces escarmouches limitées représentent plutôt l’arbre qui cache la forêt. L’élaboration et la mise en œuvre de la stratégie numérique européenne se fait en effet largement en concertation à la fois avec les entreprises et les autorités américaines, que ce soit à travers du lobbying24 ou des instances plus formelles comme l’EU-US Trade and Technology Council (TTC)25.

Une situation qui se traduit par des concessions majeures, voire à des capitulations pures et simples. En avril dernier, on apprenait par exemple que l’agence européenne pour la cybersécurité (ENISA) proposait d’abandonner les exigences de souveraineté dans son nouveau projet de certification de cybersécurité pour le cloud, facilitant ainsi d’autant plus l’accès des mastodontes américains du secteur aux juteux marchés gouvernementaux notamment26. En 2021 déjà, moins d’un an après que la France et l’Allemagne aient annoncé le lancement en grandes pompes du projet Gaia-X, censé réaffirmer la souveraineté de l’Europe dans le cloud face à la domination américaine, l’initiative était finalement ouverte… aux GAFAM et à leurs homologues chinois27.

De quoi donner à cette « souveraineté numérique européenne » des relents néocoloniaux, reposant sur l’illusion de renouer avec une hégémonie perdue ?

Mais l’exemple le plus frappant du privilège impérial numérique dont bénéficient les États-Unis en Europe se situe probablement dans la saga entourant le transfert de données entre les deux entités. Depuis 2015, la CJUE a déjà invalidé deux fois les accords conclus entre l’UE et les États-Unis pour encadrer le transfert de données personnelles au motif que ces derniers n’offraient pas un niveau de protection adéquat, faute d’une législation nationale sur la protection des données personnelles mais aussi en raison de lois comme le CLOUD Act, notamment. Or, malgré l’absence de changement sur ces différents points, la Commission a conclu un nouvel accord en 2022 qui risque à son tour d’être invalidé28.

Être souverain malgré, contre ou avec les autres régions du monde ?

On le voit, le projet de souveraineté numérique européenne est donc considérablement fragilisé par les trois caractéristiques fondamentales détaillées ci-dessus. Mais il pose également question dans sa relation avec d’autres régions du monde, en particulier au sein du « Sud global ». L’UE n’est en effet pas la seule à s’inquiéter de la domination croissante des États-Unis (et de plus en plus de la Chine) sur l’économie numérique mondiale, comme en témoignent les nombreuses réflexions et expériences menées sur ces enjeux aussi bien en Amérique latine qu’en Asie ou en Afrique29.

Or, comme l’explique le chercheur Alexandre Costa Barbosa, « dans sa volonté de prendre la tête du développement de la réglementation numérique (comme avec le RGPD, la loi sur les données, le paquet de lois sur les services numériques et la loi sur l’IA), l’UE semble ignorer les voies réglementaires extérieures »30. Pire même, sous couvert de coopération et d’aide au développement, l’UE cherche le plus souvent à imposer son approche à des pays ou à des régions pour lesquels elle n’est pas forcément la plus adaptée31, quand elle ne les enrôle pas purement et simplement comme fournisseurs de matières premières critiques pour ses seuls objectifs de « souveraineté » internes32.

De quoi donner à cette « souveraineté numérique européenne » des relents néocoloniaux, qui reposent toutefois largement sur l’illusion qu’entretiennent les dirigeants européens au sujet de leur capacité à renouer avec une hégémonie perdue. Pourtant, face à l’avance prise par les États-Unis et la Chine dans ce domaine – et aux menaces de « guerre froide numérique » que leur rivalité croissante fait peser sur le monde – le salut de l’UE passera bien plus sûrement par un authentique multilatéralisme respectueux des intérêts et de la souveraineté de chacun, y compris des pays du Sud. Une option que l’UE pourrait défendre avec d’autres dans le cadre des négociations à l’ONU pour un « Pacte numérique mondial »33, par exemple. Mais à condition de faire preuve d’humilité et d’oser un authentique « non-alignement numérique », deux options qui trancheraient radicalement avec les positionnements européens actuels34

Notes :

1 U. von der Leyen, « Une Union plus ambitieuse. Mon programme pour l’Europe : orientations politiques pour la prochaine Commission européenne 2019-2024 », Bruxelles, 2019.

2 À ce propos, lire, par exemple : J. Brygo, « Travail, famille, wifi », Le Monde diplomatique, juin 2020 ou encore N. Klein, « Screen New Deal », The Intercept, 8 mai 2020.

3 « Façonner l’avenir numérique de l’Europe: tribune de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen », Bruxelles, 19 février 2020.

4 « La souveraineté numérique est au cœur de l’autonomie stratégique européenne », Discours du président Charles Michel lors de l’événement en ligne “Masters of Digital 2021”, février 2021.

5 « Développement de la souveraineté numérique », site de la présidence allemande du Conseil de l’Union européenne : https://www.eu2020.de/eu2020-fr/europe-souverainet%C3%A9-num%C3%A9rique/2366044.

6 L. Xenou, « Le modèle de souveraineté numérique européenne promu par la présidence française du conseil de l’Union européenne », L’Académie des sciences morales et politiques éd., Annuaire français de relations internationales, 2023.

7 J. Carver, « More bark than bite? European digital sovereignty discourse and changes to the European Union’s external relations policy », Journal of European Public Policy, 2024 (c’est nous qui traduisons).

8 Lire, par exemple : F. Louis, « La transition géopolitique européenne », Le Grand Continent, 1er septembre 2022.

9 C. Leterme, « De quoi l’Union européenne est-elle le nom ? », Bulletin d’Attac-Québec, n°42, décembre 2013.

10 Carver, « More bark than bite… », op. cit. (c’est nous qui traduisons).

11 « EU Chips Act : le plan de l’Europe pour redevenir leader mondial des semi-conducteurs », Déclaration de la Commission européenne, Bruxelles, 8 février 2022.

12 E. Morozov, « Doit-on craindre une panne électronique ? », Le Monde diplomatique, août 2021.

13 Lire, entre autres : R. Loukil, « Le plan européen dédié aux semi-conducteurs n’est pas à la hauteur des ambitions, juge Roland Berger », L’usine nouvelle, 21 septembre 2022.

14 G. Renouard, « Le risque d’un manque de cohérence en Europe menace la réindustrialisation des pays de l’UE », La Tribune, 27 juin 2023.

15 F. Lordon, La malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2014.

16 « À Bruxelles, la nomination choquante de Fiona Scott Morton », Le Monde, 17 juillet 2023.

17 M. Verbergt, « Pierre Régibeau, l’ex-bras droit belge de Vestager: “Si l’industrie lourde européenne disparaît, qu’il en soit ainsi” », L’Echo, 4 août 2023.

18 C. Leterme, « Bataille autour des données numériques », Le Monde diplomatique, novembre 2019.

19 C. Leterme, « Protectionnisme numérique : quand les États-Unis tournent le dos à l’OMC », Le Vent Se Lève, 19 décembre 2023.

20 « Lobbying power of Amazon, Google and Co. continues to grow », Bruxelles, Corporate Europe Observatory, 8 septembre 2023.

21 C. Leterme, « Portée et limites de l’offensive européenne sur le numérique », La Revue européenne des médias et du numérique, n°61-62, printemps-été 2022.

22 J. Tar, « EU Commission breached data protection rules using Microsoft 365, EU watchdog found », Euractiv, 11 mars 2024.

23 S. Stolton, « US pushes to change EU’s digital gatekeeper rules », Politico.eu, 31 janvier 2022.

24 B. Vranken, « Big Tech lobbying is derailing the AI Act », Social Europe, 24 noivembre 2023.

25 « Tech lobby eyes opportunities created by new EU-US Trade and Tech Council », Bruxelles, Corporate Europe Obseratory, 28 septembre 2021.

26 F. Yun Chee, « EU drops sovereignty requirements in cybersecurity certification scheme, document shows », Reuters, 3 avril 2024.

27 C. Goujard & L. Cerulus, « Inside Gaia-X: How chaos and infighting are killing Europe’s grand cloud project », Politico.eu, 26 octobre 2021.

28 « European Commission gives EU-US data transfers third round at CJEU », Vienne, NOYB, 10 juillet 2023.

29 A. Costa Barbosa, « Popular Digital Sovereignty for a Left-Led Sustainable Re-Globalisation », Transform!’s Economics Working Group Blog Series. 12 janvier 2024.

30 Ibid.

31 En matière de commerce électronique, par exemple, lire : S. Scasserra & C. Martinez Elebi, Digital colonialism. Analysis of Europe’s trade agenda, Amsterdam, Transnational Institute, 2021.

32 A. Gonzalez & B.-J. Verbeek, « The EU’s critical minerals crusade », Amsterdam, SOMO, 15 mai 2024.

33 C. Leterme, « 2024 : année charnière pour la gouvernance numérique mondiale ? », La Revue européenne des médias et du numérique, n°69, printemps-été 2024.

34 L. Bertuzzi, « Pacte numérique mondial de l’ONU : l’UE veut imposer ses normes numériques à l’international », Euractiv, 22 mars 2023.

Protectionnisme numérique : quand les États-Unis tournent le dos à l’OMC

Protectionnisme numérique - Le Vent Se Lève

Coup de tonnerre, le 24 octobre dernier, dans le petit monde feutré des négociations commerciales internationales. Les États-Unis annoncent un revirement majeur dans leur position vis-à-vis de l’accord sur le commerce électronique en discussion au sein de l’OMC1. Partisan jusque-là des mesures les plus « ambitieuses » – comprendre « contraignantes » – en matière de « libre-circulation des données à travers les frontières », d’interdiction faite aux États d’imposer des mesures de stockage ou de traitement des données sur leur sol, ou encore de « protection des codes sources », Washington ne les soutiendra finalement plus. La raison invoquée : se donner davantage de temps et de marges de manœuvre pour mieux réguler en interne avant de se lier au niveau international. Derrière, on trouve également la volonté diffuse d’endiguer la progression de la Chine en matière numérique.

Un argument d’autant plus surprenant que c’est précisément un de ceux que mobilisaient jusqu’ici en vain les principaux opposants à ces négociations. Lancées en janvier 2019 en marge du Forum de Davos, celles-ci étaient accusées de faire le jeu des géants – essentiellement américains – du numérique, qui cherchent depuis une dizaine d’années à instrumentaliser les accords de libre-échange pour se prémunir contre deux menaces croissantes2. D’une part, les tentations de « protectionnisme numérique » en vogue dans de nombreux pays du Sud. D’autre part, les appels de plus en plus pressants à mieux réguler un secteur accusé de favoriser le pillage des données personnelles, l’abus de position dominante ou encore la désinformation en ligne.

Grâce à un travail de lobbying qui a porté ses fruits3, les grandes plateformes ont pu enregistrer des victoires importantes dans des accords comme le Partenariat Transpacifique (dont les États-Unis se sont toutefois retirés suite à l’élection de Donald Trump) ou le nouvel accord Canada-États-Unis-Mexique (qui a remplacé l’ALENA en 2020). Des traités qui reprennent quasiment mot pour mot les listes de doléances des entreprises du numérique dans les chapitres consacrés au « commerce électronique »4. Depuis 2017, cette offensive s’était donc également déplacée vers l’OMC, aboutissant en 2019 au lancement de négociations « plurilatérales », c’est-à-dire menées par un groupe d’États « volontaires », mais ouvertes à tous les États membres.

Un dispositif à la légalité douteuse, censé permettre de contourner l’opposition véhémente de nombreux pays du Sud – Inde et Afrique du Sud en tête – qui rejetaient le principe même de ces négociations au motif qu’elles étaient non seulement prématurées, mais aussi largement biaisées en faveur des États-Unis et de leurs entreprises technologiques. Or, voilà que le gouvernement américain semble leur donner raison ce 24 octobre, par la voix du porte-parole du représentant américain au commerce (USTR) : « de nombreux pays, dont les États-Unis, examinent leurs approches en matière de données et de code source, ainsi que l’impact des règles commerciales dans ces domaines. Afin de laisser suffisamment d’espace politique à ces débats, les États-Unis ont retiré leur soutien aux propositions susceptibles de porter préjudice ou d’entraver ces considérations de politique intérieure »5.

Vent de colère

Signe de l’importance et du caractère inattendu de cette décision, elle a immédiatement suscité l’ire des principaux lobbys du numérique aux États-Unis et de leurs nombreux relais au Congrès, tant du côté Républicain que Démocrate. Le sénateur démocrate de l’Oregon, Ron Wyden, qui préside l’influent comité sur les finances, a ainsi fustigé une décision qui, selon lui, « laissera un vide que la Chine sera plus qu’heureuse de remplir »6. Un argument également martelé par la Chambre de commerce américaine, qui s’insurge : « les règles commerciales numériques américaines bénéficient d’un large soutien bipartisan au Congrès, dans les milieux d’affaires et parmi les gouvernements alliés. Les abandonner, c’est saper les efforts déployés pour tenir en échec les gouvernements autoritaires et créer un vide qui cède le leadership à d’autres nations »7.

Une personne en particulier concentre l’essentiel des attaques : Katherine Tai. Cette jeune avocate a été nommée au poste de USTR par Joe Biden en 2020, après s’être fait un nom à la chambre des représentants en défendant un rééquilibrage de la politique commerciale américaine en faveur des travailleurs. Un objectif qu’elle entend poursuivre malgré les oppositions qu’il suscite jusqu’au sein même de l’administration Biden8. Mise sous pression suite au revirement du 24 octobre, on lui reproche d’avoir agi de façon unilatérale au risque de sacrifier les intérêts des entreprises américaines. Des accusations qu’elle balaye, en expliquant : « cela ne veut pas dire que nous n’aiderons pas nos grandes entreprises. Mais cela signifie que nous devons nous arrêter et nous poser la question de savoir si ce qu’elles veulent est dans l’intérêt des États-Unis. Parce qu’en fin de compte, je travaille pour Joe Biden, et il travaille pour le peuple des États-Unis. Je ne travaille pas pour ces entreprises »9.

Or, Mme Tai n’est pas totalement seule au moment de s’attaquer au pouvoir croissant des Big Tech. À la Federal Trade Commission (FTC, l’agence anti-trust), par exemple, une autre nominée « progressiste » de M. Biden, Lina Khan, s’en prend aux pratiques anti-concurrentielles des grandes plateformes, avec notamment un important procès qui vient de démarrer contre Amazon10. D’autres procédures similaires sont également en cours contre Google ou Meta, tandis que Joe Biden lui-même vient de signer un décret présidentiel visant à mieux encadrer le développement de l’intelligence artificielle (IA)11. Il est donc évident que le climat général est plutôt favorable à un meilleur encadrement des pratiques des Big Tech aux États-Unis, ce qui explique et justifie la volonté affichée par Mme Tai de ne pas corseter ces initiatives par le biais de traités commerciaux contraignants12.

Endiguer la Chine

Mais d’autres facteurs ont également pu jouer. Pour le chercheur indien Parminder Jeet Singh, par exemple, il faut également lire la récente décision américaine à la lumière de la rivalité entre les États-Unis et la Chine. En effet, selon lui, « Le monde plat faisait le bonheur des États-Unis lorsqu’il signifiait leur hégémonie numérique sur ce monde. Mais avec la Chine qui les talonne rapidement sur la voie de la superpuissance numérique, la situation est devenue plus complexe »13. Échaudés par la façon dont la Chine a su tirer profit de son admission à l’OMC, en 2001, pour se hisser au rang de deuxième puissance économique mondiale, certains dirigeants américains (dont Mme Tai) craignent la répétition d’un scénario similaire en cas de libéralisation du commerce électronique dont la Chine pourrait également bénéficier. Sans compter qu’un accord trop contraignant viendrait également compliquer la stratégie de « découplage technologique » promues par l’administration américaine depuis plusieurs années pour contenir la montée en puissance numérique de Pékin14.

Dans ce contexte, toujours selon Singh, « La déclaration historique des États-Unis peut donc être vue sous deux angles différents. D’une part, elle indique un consensus de plus en plus large sur le fait que la préservation de l’espace politique national en matière de flux de données, de code source et de localisation des installations informatiques est essentielle à la réglementation numérique. Il s’agit là d’une évolution tout à fait bienvenue. Mais à un autre niveau, ce qui est plutôt inquiétant, c’est qu’elle pourrait renforcer la division de l’espace numérique mondial, des structures et des chaînes de valeur en deux blocs concurrents – l’un dirigé par les États-Unis et l’autre par la Chine ».

Pour contrer ce risque, d’aucuns misent sur les Nations Unies, dont le secrétaire général vient justement d’annoncer un projet de « Pacte numérique mondial », censé fournir un cadre de référence pour une réelle gouvernance mondiale du numérique15. Mais si l’ONU constitue indéniablement une instance plus légitime que l’OMC pour aborder des problématiques à la fois mondiales et multidimensionnelles comme la gouvernance des données ou la régulation de l’IA, l’institution souffre également de ses propres contradictions. À commencer, ici aussi, par les rivalités géopolitiques, mais également par le rôle accordé aux multinationales du numérique dans le cadre d’une approche « multipartite » (multistakeholders) historiquement privilégiée en matière de gouvernance d’internet16.

En attendant, reste à savoir ce qu’il adviendra des négociations en cours à l’OMC. Les États-Unis ont bien précisé qu’ils ne remettaient pas en cause l’accord en lui-même, mais seulement les dispositions les plus litigieuses. Dès le 6 novembre, un nouveau texte circulait qui reprenait un langage beaucoup plus consensuel en matière de circulation des données ou de protections des codes sources17. Une capitulation, pour ce négociateur cité (anonymement) par le Third World Network : « La question est de savoir si vous voulez un accord avec des avantages commerciaux substantiels ou simplement un accord pour avoir un accord ».

Mais pour d’autres opposants au texte18, c’en est encore trop. Les clauses problématiques ne se limitent en effet pas aux domaines les plus sensibles visés par la récente décision américaine. La volonté de supprimer définitivement les droits de douanes sur les produits électroniques, par exemple, pourrait avoir des répercussions au moins aussi importantes pour de nombreux pays du Sud19. Et, plus largement, le besoin de se ménager des marges et des espaces de régulation internes pourrait concerner des domaines dont on n’a peut-être même pas encore conscience, tant les choses évoluent vite en matière de numérisation.

De quoi appeler à la plus grande prudence donc, y compris dans d’autres accords de libre-échange qui incluent des clauses sur le « commerce électronique », à l’image de ceux que négocie l’Union européenne. Jusqu’ici, celle-ci s’est plutôt faite le relais des exigences des lobbys numériques américains, quitte à fragiliser ses propres ambitions de régulation interne et de « souveraineté numérique »20. Une conséquence dont se défendait encore il y a peu la Commission, en affirmant qu’il est tout à fait possible de concilier les deux. La récente volte-face américaine sonne toutefois comme un désaveu cinglant de cette position – au mieux – naïve.

Notes :

1 D. Lawder, « US drops digital trade demands at WTO to allow room for stronger tech regulation », Reuters, 26 octobre 2023.

2 C. Leterme, « Bataille autour des données numériques », Le Monde diplomatique, novembre 2019.

3 En particulier sous la présidence Obama. Entre 2014 et 2017, le responsable de la politique commerciale numérique américaine n’était autre que Robert Holleyman, jusque-là président de la Business Software Alliance (BSA).

4 D. James, « Digital trade rules : a desastrous new constitution for the global economy, by and for Big Tech », Rosa Luxemburg Stiftung, Bruxelles, 2020.

5 Cité dans Lawder, « US drops digital trade demands at WTO… », op. cit.

6 « Wyden Statement on Ambassador Tai’s Decision to Abandon Digital Trade Leadership to China at WTO », United States Senate Coommitee on Finance, 25 octobre 2023.

7 D. Palmer, « Biden administration delivers U.S. business a digital trade loss », Politico, 26 octobre 2023.

8 R. Kuttner, « Will Katherine Tai Prevail Over the Corporate Undertow? », The American Prospect, 27 juin 2023.

9 D. Palmer & G. Bade, « USTR Tai on the defensive after digital trade move », Politico Pro, 17 novembre 2023.

10 B. Serrure & P. Neirynck, « Le procès contre Amazon, un test pour l’avenir de la Big Tech », L’Écho, 27 septembre 2023.

11 A. Leparmentier, « Joe Biden annonce un plan de mesures pour contrôler l’intelligence artificielle », Le Monde, 31 octobre 2023.

12 F. Stockman, « Should Big Tech Get to Write the Rules of the Digital Economy? », The New York Times, 27 novembre 2023.

13 P. J. Singh, « The U.S.’s signal of a huge digital shift », The Hindu, 10 novembre 2023.

14 C. Leterme, « Tik Tok ou l’escalade dans la « guerre froide numérique » », CETRI, 13 août 2020.

15 https://www.un.org/techenvoy/global-digital-compact

16 « Pragmatic Deal or Tragic Compromise? Reflections on the UN SG’s Policy Brief on the Global Digital Compact », IT for Change, 6 juin 2023.

17 R. Kanth, « WTO: “Domino effect” of US pullout of proposals from JSI e-com talks », SUNS (n°9894), 10 novembre 2023.

18 À l’image du réseau altermondialiste Our World is not for Sale (OWINFS) qui mobilise sur cet enjeu depuis de nombreuses années : https://ourworldisnotforsale.net/digital.

19 C. Leterme, « E-commerce à l’OMC : l’étau se resserre sur les pays en développement », IRIS, 10 mars 2021.

20 C. Leterme, « Numérique et libre-échange : schizophrénie européenne ? », La revue européenne des médias et du numérique, n°67, automne 2023.

Hubert Guillaud : « Fragmentation et intensification sont les deux caractéristiques de la division du travail numérique »

Hubert Guillaud © Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève 
Hubert Guillaud © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Zoom n’est pas seulement un outil de visioconférence. C’est aussi une nouvelle manière de travailler, de produire et, ce faisant, de reconfigurer les rapports de force caractéristiques du travail salarié. Dans Coincés dans zoom (Fyp, 2022), Hubert Guillaud, journaliste spécialiste des questions numériques et ancien rédacteur en chef du média InternetActu, décrit les tendances à l’œuvre dans le développement tous azimuts de ces nouveaux outils du télétravail. Possibilité d’inscrire un nouveau rapport à l’environnement traditionnel de travail ou risque d’une société de surveillance encore plus terrifiante que la nôtre, webcam oblige ? Autant de tensions sur lesquelles il est revenu dans cet entretien. Propos recueillis par Audrey et Simon Woillet. 

LVSL – Une récente étude très remarquée de la Fondation Jean-Jaurès décrit l’apparition d’une fatigue quasi-existentielle dans tous les secteurs de la société et qui pourrait aller jusqu’à affecter la productivité des Français. En vous lisant, on aurait tendance à penser au contraire que c’est la généralisation des outils et espaces de travail numériques qui, en s’accélérant, affectent la productivité et partant, le moral des Français. Qu’en pensez-vous ? 

Hubert Guillaud – Avant d’accuser les outils numériques, il faut se pencher sur le contexte global des rapports de force au sein du monde du travail qui est aujourd’hui assez délétère. Ce qu’étudie notamment Thomas Coutrot et Coralie Pérez dans leur ouvrage Redonner du sens au travail. Bien sûr, le déploiement des outils numériques et les changements incessants qu’ils permettent, en favorisant des comportements de surveillance et la mesure de la productivité par le biais d’indicateurs chiffrés participe à cette démoralisation. Mais si le moral n’est pas bon c’est en raison de la sape généralisée, depuis plusieurs années déjà, de tout ce qui concerne le travail.

Depuis les lois travail notamment, nous assistons à une attaque législative en règle des droits du travail, que l’on songe au plafonnement des indemnités prud’homales en cas de licenciement par exemple ou aux changements concernant les modalités d’attribution de l’assurance chômage qui viennent d’être votées ou encore au dialogue social qui est aujourd’hui quasi-inexistant à l’intérieur de beaucoup d’entreprises. Ce à quoi il faut ajouter la stagnation des salaires avec l’inflation, qui, pour beaucoup de professions, les AESH en particulier, signifie qu’il est de plus en plus difficile de vivre de son travail. 

« Pour 45% des Français, le salaire est la seule motivation pour travailler. Il y a trente ans, ils n’étaient que 30%. »

L’individualisation s’est exacerbée et la conflictualité jadis encadrée par le droit est aujourd’hui devenue le fait d’affrontements informels, voire laisse la place à une apathie mortifère pour les salariés. Un sondage IFOP paru en octobre indiquait que pour 45% des Français, le salaire est la seule motivation pour travailler. À titre de comparaison, il y a trente ans, ils n’étaient que 30%. On a tendance à réduire cette question à celle du pouvoir d’achat, mais ce que traduisent ces chiffres, c’est la résignation et la dégradation des moyens et des modalités de travail. Notre rapport au travail a donc changé ces dernières années, le numérique l’a fait basculer mais n’est pas le seul en cause. 

LVSL – Vous montrez dans votre livre qu’en faisant entrer Zoom et partant, tous les outils de télégestion numérique, dans le quotidien des travailleurs, la crise sanitaire a eu pour conséquence la dégradation des conditions de travail, y compris pour des professions supérieures comme les cadres. Peut-on dire que ces outils numériques dégradent le travail, voire nuisent à la productivité des travailleurs ? 

H.G. – Le télétravail ne dégrade pas la productivité, c’est même plutôt l’inverse. Le télétravail a permis aux professions supérieures de retrouver un espace de productivité qu’ils n’avaient pas réellement acquis dans la période précédente. Auparavant il fallait prendre une après-midi pour aller à une réunion. Désormais, il est possible d’enchaîner plusieurs réunions dans la journée. Et entre temps, vous avez du temps disponible pour travailler sur vos dossiers. Les réunions ne sont pas plus productives qu’avant, mais la productivité personnelle a, elle, explosé. 

C’est quelque chose que l’on voit depuis très longtemps dans le télétravail. Les chiffres montrent que les employés en télétravail – des cadres supérieurs la plupart du temps – ont une bien meilleure productivité que lorsqu’ils sont en présentiel. Le rapport à la productivité est donc un peu plus complexe. 

Reste que les outils numériques transforment la production et les manières de produire. La fragmentation et l’intensification sont les deux caractéristiques essentielles de la nouvelle division du travail numérique. Des micro-tâches de reporting apparaissent, qui consistent à découper le travail pour le confier aux uns et aux autres. Derrière les indicateurs de performance ainsi élaborés, vous êtes amenés à contrôler et à faire plus de choses. Le télétravail ou le travail avec les outils numériques démultiplie les tâches que l’on vous confie. Il y a donc une tension entre le gain apparent d’autonomie offert par ces outils et la réalité d’un travail toujours plus intensif en termes de micro-injonctions. 

LVSL – On a souvent tendance à penser que cette nouvelle culture de la visio permanente impose de nouvelles techniques de management. Qu’en est-il selon vous ? 

H. G. – Le management aujourd’hui y répond mal. Il se contente de la manière dont il sait faire, c’est-à-dire par du contrôle, de la surveillance et des process supplémentaires. C’est quelque chose qui est en contradiction avec ce que permettent ces outils, qui devraient normalement offrir une forme d’autonomie des cadres en leur permettant de mieux gérer leur charge de travail.

Le problème de Zoom, c’est qu’il a été vécu pour beaucoup d’entreprises comme très contraignant à utiliser. La plupart des outils ont servi à surveiller les salariés, notamment en les convoquant sans arrêt à des réunions pour vérifier qu’ils étaient bien à leur poste. Les cadres dirigeants des entreprises ont eu beaucoup de mal à répondre à la demande formulée par les salariés d’intégrer par ces outils plus d’autonomie dans le travail, parce qu’historiquement le discours managérial était plutôt opposé au télétravail. L’entreprise a toujours vu cela d’une manière assez négative. 

C’est quelque chose qui a changé sous la contrainte, lorsqu’on est monté à plus de dix millions de télétravailleurs au pire moment de la pandémie. Il y a eu d’un coup un appel d’air et le distanciel devient aujourd’hui un enjeu économique majeur pour les gestionnaires. La surveillance renforcée introduite avec ces nouveaux instruments va à l’encontre de l’autonomie et nous place face au risque de voir émerger un jour des outils d’évaluation et de surveillance en temps réel des attitudes émotionnelles des salariés, à travers la reconnaissance faciale notamment, à côté des outils déjà mis en place de monitoring de l’activité sur les documents ou les environnements de travail numériques.

« Ce que l’entreprise se met à scruter dans les réunions Zoom, c’est davantage que vos comportements, la manière dont vous représentez vos émotions, la manière dont vous parlez, la manière dont vos yeux regardent l’interlocuteur, les expressions du visage. »

Ce qui peut en partie expliquer cette montée de la surveillance c’est qu’au cœur de la crise sont montés sur ces outils de télétravail des gens qui n’en avaient pas la maîtrise, voire s’y trouvaient mis en défaut professionnellement, du dirigeant âgé à certains collaborateurs mal dégourdis avec l’outil informatique. Ou encore un certain nombre de professions intermédiaires, dont le travail, plus difficilement visible au quotidien pouvait laisser planer le doute d’une désertion. Alors qu’on pensait initialement accompagner le mouvement initié par le covid et donner plus d’autonomie aux employés, la réaction a finalement été de se dire qu’il fallait encore plus surveiller.

Cette panique vient donc en partie de l’élargissement des personnes concernées par le télétravail mais ce phénomène s’est depuis complètement refermé. Dans ces outils-là, vous n’avez plus que des cadres et des professions intellectuelles supérieures. Le problème est qu’il reste aussi des jeunes cadres, des gens qui ne sont pas tout à fait cadres et qu’il faut encadrer à distance. D’où la persistance de la surveillance via ces outils. 

Ces outils devraient servir à élargir l’autonomie de ceux qui ne sont pas cadres ou de ceux qui ne le sont pas encore. Autrement dit, permettre une prise de distance avec l’environnement de travail, qui garantirait aux travailleurs un nouveau rapport de force avec le management traditionnel. Ce n’est malheureusement pas encore ce que l’on observe. C’est cette tension qui devient un peu problématique. Est-ce que les outils vont se refermer dans une forme de contrôle absolu ou au contraire s’ouvrir, les dirigeants se convaincant que le plus important est que les salariés se sentent autonomes dans leur travail, qu’ils puissent le gérer comme ils le veulent ? C’est cette tension-là qui est en question dans la situation actuelle d’entre-deux.

Je suis assez pessimiste parce que je vois bien que les entreprises, vis-à-vis de ce type d’outils, ont plutôt tendance à refermer les possibles et à contrôler plus qu’autre chose. Ces outils ne font pour l’instant qu’accentuer encore le fonctionnement traditionnel du management dans ces entreprises. Pour certaines, le fonctionnement était assez libre et ouvert et il l’est resté. Pour la plupart, le caporalisme l’a emporté et ces outils sont restés aussi top down, aussi contraignants que l’entreprise elle-même. 

LVSL – Vous citez Laine Nooney qui dans un article intitulé « How the personal computer broke the human body » écrit que « Zoom n’est que la continuation d’une longue histoire de douleurs que l’ordinateur a infligé aux corps humains ».  Quelles sont selon vous les nouvelles formes de souffrance au travail liées à la numérisation des modes de production ? 

H.G. – L’introduction des outils numérique a depuis très longtemps induit des comportements et des modalités très variées de déplacement des corps dans le temps et dans l’espace. Dans les entrepôts et bâtiments de logistique par exemple, les employés portent soit des casques à commande vocale, soit des bippers. Le travailleur du XXIe siècle est de manière générale de plus en plus suivi par ces outils qui lui imposent une forme d’intensification du travail. Il faut faire ce que la machine vous dit de faire. Telle est la première contrainte qui s’applique sur les corps. Dans le télétravail, cette contrainte s’ajoute à d’autres, plus triviales. Celle par exemple d’être assis, d’être à distance, etc. Ce qui ne manque pas de s’accompagner de nombreuses pathologies de la sédentarité. 

Mais ces outils ne s’emparent par seulement des corps, ils convoquent également un « travail émotionnel » portant sur la manière dont vous vous comportez et dont vous vous présentez. Zoom est un outil vidéo. Ce que l’on voit, ce sont des visages. Ce que l’entreprise se met à scruter dans les réunions Zoom, c’est davantage que vos comportements, la manière dont vous représentez vos émotions, la manière dont vous parlez, la manière dont vos yeux regardent l’interlocuteur, les expressions du visage. Jadis, le taylorisme contrôlait les mouvements productifs des salariés et les cadences dans l’entreprise. Désormais ce sont les visages, les postures et les expressions émotionnelles qui sont surveillés.

Cette question de la gestion des émotions au travail et du travail de la présentation de soi a été explorée par tout un champ universitaire, notamment par Arlie Hochschild. Ce qui nous est demandé dans ces outils, c’est d’être souriant, d’être poli, de poser des questions convenablement… Ce qui transforme aussi les rapports sociaux. Aujourd’hui plus personne ne s’énerve dans une téléréunion alors que c’était monnaie courante dans des réunions en présentiel. Il y a donc bien une nouvelle discipline du corps et des expressions qui est ici engendrée par ce nouveau milieu sociotechnique. 

LVSL – Qu’en est-il des outils qui n’en passent pas par la vidéo, de type Telegram ou Slack ? Ne mobilisent-ils pas pareillement un travail émotionnel ? 

H.G. – Dans les messageries de type Telegram et Slack qui se sont généralisées pendant le covid, il faut pouvoir gérer des conversations multiples avec des émojis, c’est-à-dire avec des symboles qui peuvent être mal interprétés étant donné qu’à distance, il y a toujours une forme d’opacité des intentions. Il en va de même qu’avec les perceptions sensorielles liées à la vidéo où peuvent se loger des signaux non-verbaux difficilement lisibles. Cela peut être des expressions du visage dont il semble qu’elles veulent dire quelque chose alors qu’elles signifient parfois le contraire de ce que l’on y voit, faute d’une bonne connexion.

« La montée des contenus et des applications vidéo qui vont des plateformes comme Youtube, aux plateformes de consommation de divertissement quasi-instantané comme TikTok montrent bien que la racine du rapport social à internet est encore et toujours l’audiovisuel. »

De même, les expressions écrites des messageries et les mails déclenchent souvent de petites guerres ou des incompréhensions très fortes dont la responsabilité incombe à la distance induite par ce nouveau cadre de travail. Ces outils impliquent donc de la part de leurs utilisateurs de faire des efforts supplémentaires pour expliciter leurs intentions. 

LVSL – Vous expliquez dans votre livre que les logiciels de visioconférence modernes ressemblent plus au paradigme de la télévision que du navigateur web et vous explicitez la logique « d’inter-passivité » qui constitue selon vous la sociabilité et la communication propre à ces outils. Peut-on dire qu’à la suite de la télévision et d’Internet, l’ère de Zoom constitue un changement de paradigme dans notre rapport social à l’information et à la communication ? 

H.G. – Le changement de paradigme s’est fait avec Internet. Nous sommes passés d’une promesse d’un internet coopératif, collaboratif très fort avec, dès le début, des systèmes dans lesquels il était possible de travailler ensemble comme les wikis, à un internet marchand et individualiste. Aujourd’hui, ce qui se transforme vraiment, c’est le côté télévisuel de l’internet. Zoom le montre bien. La montée des contenus et des applications vidéo qui vont des plateformes comme Youtube, aux plateformes de consommation de divertissement quasi-instantané comme TikTok montrent bien que la racine du rapport social à internet est encore et toujours l’audiovisuel.

On voit une transformation de ce web des pionniers avec la promesse d’une démocratisation qui n’a pas eu lieu, tant la complexité des infrastructures et des langages cachés par le web sémantique et ses avatars contemporains recouvre encore inexorablement le problème de l’illectronisme massif auxquelles nos sociétés sont aujourd’hui confrontées, jusque dans nos élites dirigeantes. 

Aujourd’hui, nous tombons dans une sorte « d’internet-télévision » dans lequel tout est fait par vidéo, ce qui nécessite des formes de compétences qui ne sont pas très partagées socialement. Tant en termes de savoir-faire matériels que de savoir-être posturaux, scéniques. 

Hubert Guillaud © Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève 
Hubert Guillaud © Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève 

C’est cet internet-là qui prend aujourd’hui le pas. La conséquence, c’est cette « inter-passivité » qui impose à tout le monde d’être passif à l’égard des normes de production de ce qui est consommé, c’est-à-dire, ici, regardé et écouté. Zoom par exemple est un outil qui sert davantage à écouter les autres qu’à réellement prendre la parole. Nous utilisons ces outils sans mobiliser les mécanismes de friction, de critique, de questionnement, de compréhension, qui sont pourtant nécessaires. 

Nous regardons notre fil TikTok, mais nous n’y agissons pas réellement. De même avec Zoom, nous pouvons être en plusieurs endroits à la fois, sans pour autant être impliqué véritablement nulle part. Comme dans le modèle de la télévision, cela renforce le pouvoir de celui qui a la main sur l’éditorialisation. Celui qui peut couper le micro, distribuer la parole, etc. Ces outils sont très top down, très classiques. Ils donnent le pouvoir à celui qui l’administre. On peut vous couper la parole, on peut vous exclure très facilement. Il y a peut-être encore moins qu’avant la possibilité d’une contestation et de réactions.

La promesse du Web 2.0 et de la démocratisation des outils numériques tels que l’ordinateur personnel et le smartphone reposait sur un transfert de responsabilité des éditeurs vers les consommateurs, par rapport à la télévision, c’était l’usager qui allait « composer librement » sa grille de programmes culturels. Le retour en force de la verticalité cachée derrière l’apparence faussement naïve des contenus des plateformes de divertissement et des nouveaux instruments du management informatique, constitue une forme de retour du refoulé de la verticalité sociale au cœur du monde numérique actuel.

LVSL – La volonté de dire qu’on ne peut pas tout faire porter sur le numérique est très présente dans votre livre. Sans dire que la technique est neutre, il faut reconnaître qu’il lui préexiste une certaine philosophie dégradée du travail qui est d’abord à analyser et c’est peut-être la focale que doit prendre la pensée critique aujourd’hui. 

H. G. – Oui, il est certain qu’il faut autant analyser l’impact de ces outils, ce qui les caractérise et ce qui les renforce mais les outils ne sont pas hors du monde. Le travail se dégrade depuis plusieurs années. Ces outils y participent également mais ils ne sont pas premiers non plus. La première cause de dégradation du travail, c’est la législation, pas les outils. Si la législation était bien plus forte, les outils pourraient être un peu plus libérateurs.

C’est typique de notre société du « laisser-faire » ultra-libéral : les accords de télétravail dans les entreprises sont très peu contraignants pour les employeurs et restent dans une logique d’individualisation des conditions de travail, pour éviter de raisonner en termes de droits collectifs des travailleurs. Quelques règles ont été définies à droite et à gauche, des règles de remboursement ou des frais qui sont pris en charge. Souvent assez mal et très faiblement. La plupart du temps, ce sont des choses qui se discutent d’une manière très individuelle. Le fait de pouvoir être à deux ou trois jours en distanciel ne dépend pas de ce que vous faites mais de qui vous êtes dans la structure. 

LVSL – Zoom s’est aujourd’hui fait rattraper par Teams qui a pris le monopole sur les outils de télétravail et qui offre des méthodes de plus en plus subtiles de surveillance du temps de travail et d’encadrement des tâches. Ces outils ne sont-ils pas aussi le signe d’un capitalisme de la donnée avec une contractualisation double du travailleur, avec son employeur, mais aussi avec ces solutions américaines qui revalorisent ces données pour leur propre compte ? 

H. G. – Zoom n’est pas un GAFAM mais effectivement Teams appartient à Microsoft et est devenu leader du marché bien devant Zoom. Zoom est une entreprise valorisée à plus de 116 milliards de dollars. Ce n’est pas autant que les plus gros, mais cela lui donne un confort sans précédent et cela lui permet de fonctionner comme bien des plus gros avec des équipes dédiées à l’évolution du logiciel. On est donc dans cette logique-là, bien que les niveaux stratosphériques de valorisation entre les uns et les autres soient encore discriminants pour les nouveaux acteurs, la tendance à la concentration monopolistique reste néanmoins l’horizon existentiel de ce secteur.

Dans Slack, comme dans Microsoft Teams ou Zoom, les données appartiennent à la fois aux entreprises, à l’administrateur de la session mais aussi à l’entreprise qui loue le service. Donc cette dernière peut également exploiter les données et c’est comme ça qu’ils essayent de faire l’avenir de leurs outils. C’est en exploitant ces données qu’ils vont créer de nouvelles fonctionnalités, créer de nouvelles formes de dépendances, de contrôle ou de surveillance et eux-mêmes pouvoir revendre les données à d’autres acteurs.

Ce sont donc bien des outils numériques dont le but, comme les autres, est de renforcer la productivité, de créer de l’efficacité par tous les moyens possibles, tout en récoltant au passage les données les plus précises possibles sur les comportements des utilisateurs. Avec bien évidemment des effets de bord qui sont l’exploitation de ces données par les acteurs ou entreprises qui peuvent fermer des canaux Slack ou contrôler les canaux dits privés dans ces outils. Leur modèle vise à créer en effet, une dépendance au sentier caractéristique de leur visée monopolistique.

LVSL – Pour Norbert Elias, la curialisation des guerriers transforme le comportement corporel et psychologique, en passant d’une logique de force à une logique de séduction courtisane, pour s’affirmer à la cour. L’outil technique lié à ce phénomène historique était selon Elias l’invention des couverts modernes. Il explique ainsi que dès qu’il y a une transformation technique qui agit sur les corps, même le trottoir dans l’espace urbain, l’énergie nerveuse est contrainte, puis déplacée vers de nouveaux horizons d’investissement individuels, déterminés par la culture et les normes socio-politiques dominantes. Mais ce processus d’euphémisation progressive de la violence au cours de l’histoire ne détruit pas l’énergie qui est ainsi remodelée. De nouveaux modèles d’agressivité correspondent ainsi aux nouveaux paradigmes sociotechniques. Ici, cette violence, où se retrouve-t-elle lorsqu’elle est euphémisée par les émojis, par les messageries ou par Zoom ? 

H. G. – Cette énergie se retrouve dans la dégradation des conditions de travail, dans des tensions, dans un rapport au travail qui se distend de plus en plus. Les outils numériques ne sont pas les seuls à distendre ce rapport au travail, c’est une continuité d’action de toute la sphère politico-sociale qui produit ces transformations. Le fait qu’il y a de moins en moins de justice au travail, avec des rapports qui sont davantage caporalistes et autoritaires font que cette violence structurelle de l’exploitation économique se transforme jusqu’à un stade qui suppose moins d’implication des individus dans le travail. Nous l’avons vu avec la grande démission qui a touché aussi bien les cadres que les professions intermédiaires.

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève 

En réalité, derrière les titres racoleurs, il n’y a pas une moindre implication au travail mais le sentiment d’un travail dégradé et très individualisé. Le collectif disparaît au profit de personnes qui sont convoquées les unes avec les autres et qui doivent faire sens commun, sans que la société, l’État ou les entreprises ne leur en donnent véritablement les moyens, faute d’une véritable vision commune des enjeux.

Le boom des outils de partage, de mise en commun, de travail en commun n’est que le symptôme d’une incapacité des classes dirigeantes à produire une interprétation moderne et juste de la division sociale du travail dans la période actuelle. Ce sont les individus qui sont convoqués au travail et non pas réellement les groupes, ce qui se fait au détriment de la coopération et de la collaboration réelles. Ces outils s’intègrent par ailleurs dans des process qui sont eux-mêmes individualisants : les primes, les tâches, les jours de télétravail sont individualisés. Où est le collectif ? Où est la socialisation ? C’est cela qui se délite dans ces outils. On peut donc dire qu’ils sont le témoignage d’un individualisme triomphant, dans une époque qui appelle au contraire un retour des cadres collectifs et du partage.

Evgeny Morozov : « L’Union européenne a capitulé face aux géants de la tech »

Evgeny Morozov © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

Auteur d’ouvrages influents sur la Silicon Valley, Evgeny Morozov analyse les conséquences de la mainmise des géants américains de la tech sur les sociétés occidentales [1]. Il met en garde contre les critiques qu’il estime superficielles de cette hégémonie, focalisées sur la défense de la vie privée ou de la souveraineté du consommateur, tout en restant silencieuses sur les déterminants économiques et géopolitiques de la domination des Big Tech américaines. Nous l’avons interrogé dans le cadre de sa venue à Paris pour une intervention lors de la journée de conférences organisée par Le Vent Se Lève le 25 juin dernier. Entretien réalisé par Maud Barret Bertelloni, Simon Woillet et Vincent Ortiz, retranscrit par Alexandra Knez et Marc Lerenard.

Le Vent Se Lève – En 2021, l’annonce par Joe Biden du démantèlement des Big Tech et la plainte contre Facebook intentée par la procureure démocrate Letitia James avaient suscité un important engouement médiatique. Cette volonté de briser le pouvoir des géants de la tech semble cependant appartenir au passé, en particulier depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Comment faut-il comprendre l’agenda de Biden sur les Big Tech ? Était-il une simple annonce médiatique, ou le symptôme de tensions grandissantes entre l’État américain et les entreprises de la tech ?

Evgeny Morozv  Le débat sur les Big Tech aux États-Unis – tout comme en Europe – est fonction de nombreux intérêts divergents et concurrents. Il résulte des conflits entre différentes factions du capital : certaines appartiennent au capital financier, d’autres au capital de type entrepreneurial (start-ups, capital-risque) ou à des industries qui ont un intérêt dans les données, comme le secteur pharmaceutique. La deuxième dimension du débat est géopolitique : elle tient à la volonté de maintenir le statut hégémonique des Etats-Unis dans le système financier international. Après 4-5 années de politiques incohérentes de l’administration Trump, il faut d’une part comprendre ce que l’on fait de la libéralisation des échanges, des traités bilatéraux ou encore des pactes commerciaux, et de l’autre ménager la puissance chinoise qui se profile à l’horizon, comme rivale possible à cette hégémonie.

Au vu des forces en présence, je ne m’attendais personnellement à aucune cohérence quant à l’agenda Biden sur les Big Tech – une farce progressiste, qui renouvelle une critique libérale éculée du capitalisme dominé par les grandes sociétés. Les différences factions du capital, nationales et internationales, tirent dans des directions opposées. La faction qui souhaite maintenir l’hégémonie américaine s’oppose à toute forme d’affaiblissement des Etats-Unis et de renforcement conséquent de la Chine ; cela n’a rien de nouveau. Quand Mark Zuckerberg se rend au Congrès avec une note qui dit déclare en substance : « ne nous démantelez pas, sinon la Chine gagnera », il ne fait que reconduire une vieille stratégie. Pendant les audiences du Congrès de l’ITT, dans les années 1973-74, les cadres de cette entreprise utilisaient la même rhétorique, déclarant que si l’on affaiblissait ITT, Erickson allait arriver et dominer les marchés américains [2].

LVSL – Par rapport au contexte des années 1970, comment caractériseriez-vous la relation actuelle entre l’État américain et les entreprises de la tech ? On a aujourd’hui une idée assez claire des contours du complexe militaire-industriel de l’époque, avec l’investissement de l’État dans la R&D (recherche et développement) et un important financement académique. Quelle est la nature de ce soutien aujourd’hui ?

EM – Il y a toujours d’important financements à travers la National Science Foundation, quoique bien inférieurs aux dépenses de Guerre froide. Walter Lippmann, l’un des penseurs les plus lucides de l’hégémonie américaine, soulignait dans un essai au début des années 1960 à quel point ce n’est que grâce à la Guerre froide que les États-Unis ont véritablement innové et développé la recherche et l’industrie nationales dans le domaine de la science et des technologies. D’une certaine manière, il trouvait ce contexte de Guerre froide bienvenu : une fois terminée, aucun de ces efforts de R&D ne survivrait. La Chine prend aujourd’hui le relai. Des individus comme Peter Thiel ont parfaitement compris que la menace chinoise est l’argument le plus simple pour mobiliser de l’argent pour le financement des entreprises privées. Elle est nécessaire pour maintenir artificiellement en vie les projets bancals du capital-risque – et la valorisation qui leur est associée – ainsi que pour soutenir la Silicon Valley ou la bulle du Bitcoin, qui risqueraient autrement de s’effondrer.

Je ne pense pas que l’Europe ait un quelconque pouvoir face à l’agenda des Big Tech. Il n’y a aucun lobby qui pèse en ce sens, si l’on met à part quelques militants à Bruxelles.

Évidemment, il n’y a pas de compétition nucléaire. Les Chinois ne font pas le poids en termes de capacités militaires. Ils pourraient envahir Taiwan, mais cela n’a rien à voir avec le niveau de compétition que l’Union soviétique imposait aux États-Unis. J’ajoute qu’avec le contexte actuel, les Big Tech elles-mêmes subventionnent la recherche dans les universités sur des thématiques telles que le respect de la vie privée ou la lutte contre les trusts !

LVSL – Nous observons une augmentation des taux d’intérêts, après deux décennies de taux très bas, qui permettaient à l’Etat américain de soutenir les Big Tech dans leur financement. Comme analyser la décision de la FED, après des années de contexte économique qui a permis aux Big Tech prospérer ?

EM : Je ne pense pas que la FED conçoive sa politique de taux d’intérêt en ayant les Big Tech à l’esprit. Les raisons qui la conduisent à relever ses taux ont trait au prix de l’énergie et à la guerre en Ukraine. Leur remontée aura évidemment des conséquences sur l’industrie de la tech : observez la manière dont la bulle des cryptos a explosé ! Cela va certainement engendrer de la pression sur les liquidités, et de nombreuses banques (celles à taux subventionné) vont en souffrir, ainsi que les acteurs qui dont la rentabilité reposait sur la capacité à emprunter de la monnaie à taux faible, investir et satisfaire les investisseurs avec une période d’attente de 5 à 10 ans.

Evgeny Morozov © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

À plus petite échelle, la plupart des acteurs du capital-risque suivent la même logique. Lorsque l’argent coûte plus cher, il est plus difficile de justifier le financement d’une start-up en état de mort cérébrale, alors qu’il est au contraire aisé d’acheter des obligations. Nous avons traversé une période d’accélération massive de cycles de développement technologique associée à un environnement de taux d’intérêt faibles de long terme, ce qui a fait oublier à beaucoup de personnes que l’argent que ces projets attiraient n’avait rien à voir avec leurs mérites ou ceux de leur industrie. On n’avait simplement nulle part ailleurs où investir cet argent. Quand le fonds souverain qatari devait décider où placer son argent, il n’avait pas beaucoup d’autres d’options que de le donner à des banques à taux subventionnés, qui ensuite le réinvestissaient. Il y désormais de nombreuses autres voies pour l’investir. Je m’attends à ce que ce que l’on entre dans une période très dur, avec de nombreux licenciements. Les start-ups n’auront plus d’argent, et celles qui auront besoin de se refinancer ne vont pouvoir le faire qu’à une valorisation plus faible…

LVSL – On peut conjecturer qu’un effet de concentration dans le secteur va en résulter, comme au moment du crash de la bulle internet en 2001. Quelles seront ses conséquences sur le développement technologique ?

EM – Les Big Tech sont toujours assises sur une montagne de cash. Ils continuaient jusqu’à présent d’emprunter parce que ce n’était pas cher. Maintenant ils vont emprunter beaucoup moins et réinvestir leurs bénéfices non distribués au lieu de réinvestir l’argent qu’ils empruntent. Les petites et moyennes entreprises et les start-ups seront les plus affectées, mais ce n’est pas forcément pour le pire : il y aura moins d’idiots en concurrence pour des fonds et les fonds pourront être investis dans des projets qui comptent. C’est difficile de juger de l’impact que cela aura.

LVSL – Mais qu’en est-il de la concentration de données, d’infrastructures de calcul et de travailleurs qualifiés dans ces rares entreprises ?

EM : Cela n’a rien avoir avec la profitabilité du secteur. Du point de vue d’une start-up, la concentration pourrait engendrer un accès bon marché à des biens d’équipement. Plutôt que de les développer, elles pourront emprunter à bas coût des capacités de reconnaissance faciale, de reconnaissance vocale de base, d’analyse d’image, etc. La concentration pourrait aussi permettre de réduire les coûts de transaction, avec un fournisseur unique pour tous ces services. Je n’ai à ce jour trouvé aucun argument convaincant pour dire que la concentration des données dans les mains de ces sociétés technologiques réduit les possibilités de développement technique.

LVSL – Mais l’effet de concentration dans le développement technologique revient à mettre tout acteur extérieur aux Big Tech dans une position d’utilisateur final, comme c’est le cas avec les modèles pré-entrainés dans le domaine du machine learning

EM – On se trouve en position d’utilisateur final à chaque fois que l’on emploie des biens d’équipement. Lorsque, dans une usine, j’utilise une machine, lorsque dans une mine j’utilise un camion, je me trouve dans une position d’utilisateur final. Pourquoi ce fétiche de tout vouloir construire soi-même ? Je ne vois pas pourquoi réduire les coûts d’accès aux biens d’équipement aurait, en soi, des conséquences négatives pour l’économie. Ce serait le cas si l’on pensait à un modèle de conglomérat gigantesque, où certaines sociétés sont présentes dans chaque industrie. On croyait autour de 2012 que ce serait le cas, mais la plupart des entrées des Big Tech dans la santé, l’éducation ou le transport n’ont pas été un succès. Où est cette Google car que tout le monde attend depuis 12 ans ?

LVSL – L’Europe et les États-Unis ont récemment signé un nouvel accord sur les transferts transatlantiques de données, après la révocation de l’accord Privacy Shield l’an dernier en raison du manque de garanties en matière de protection des données. Comment comprenez-vous la situation actuelle ?

EM – Je ne pense pas que l’Europe ait un quelconque pouvoir en la matière. Il n’y a aucun lobby qui pèse dans ce sens, si l’on met à part quelques militants à Bruxelles et peut-être quelques juges allemands attachés la question. L’Europe a cherché à sauver la face en affichant une forme d’exceptionnalisme européen. Poussée dans ses derniers retranchements – c’est ce qui est arrivé il y a quelques mois au moment de ce nouveau compromis – elle a capitulé. Cela est lié à l’existence d’une faction qui essaye de pousser pour une renaissance des traités commerciaux comme le TTIP, le TPP, etc. La libre circulation des données a été mentionnée dans ces traités, peut-être pas de manière très sophistiquée, mais ils pourraient à présent permettre de relancer le sujet de manière beaucoup plus forte.

Au-delà de cela… La vie est trop courte pour y penser : c’est un combat perdu d’avance et je ne sais pas que faire de cette information, pour être honnête.

LVSL – Christine Lagarde, présidente de la Banque Centrale Européenne (BCE), affirmait récemment que « les cryptos ne valent rien ». Comment analysez-vous l’explosion de la bulle des cryptos après des années d’enthousiasme en la matière ?

EM – Peu importe à quel point vous comptez sur les crypto-monnaies ou sur la monnaie numérique d’une banque centrale… tant que vous avez une mauvaise banque centrale. Peu importe si c’est 100% cash, ou 50% cash et 50% crypto, ou 40% crypto et 10% de monnaie numérique de banque centrale (MNBC), tant que la politique monétaire reste orientée vers la stabilité et la stabilisation des prix.

Le débat sur les crypto-monnaies en ce moment, à gauche, substitue un débat sur les imaginaires à un débat de substance. La question est de savoir quelle politique monétaire nous voulons. Qu’est-il possible de faire avec l’euro ? Comment allons-nous le mobiliser pour la reconstruction de l’État-providence ? C’est cette vision plus large qui manque actuellement. Une fois qu’on aura la réponse, alors là, oui, cela deviendra presque un problème technique : compte tenu de la quantité d’émissions de CO2 sur laquelle nous voulons nous engager, compte tenu de l’argent dont nous disposons, compte tenu de l’état de notre pénétration technologique – nous pourrons déterminer les outils techniques appropriés.

Je ne vois pas ce que la gauche gagne à présenter certaines parties du capitalisme actuel comme rétrogrades et impures, comme « féodales ». Dans la théorie marxiste, le féodalisme a une dynamique très particulière que l’on peut étudier et comprendre : ce n’est pas la dynamique que nous vivons.

LVSL : Mais les crypto-monnaies ne sont-elles pas actuellement dans une position critique ? La déclaration de Christine Lagarde risque-t-elle de fragiliser les efforts de stabilisation et de marketing des crypto-activistes avec les grandes entreprises financières ?

EM – Cela dépend de jusqu’où cela va chuter, mais cela, je ne peux pas le prédire. À l’heure actuelle, on trouve encore beaucoup d’acteurs pour les défendre, ainsi que des institutions qui y ont un intérêt direct. Il reste encore beaucoup de résilience institutionnelle et elle n’est pas près de s’estomper. Il y a aussi probablement des hordes de lobbyistes pour cette industrie qui est, ne l’oublions pas, toujours aussi riche qu’auparavant. Andressen Horowitz a encore un fonds de crypto à 3 milliards – avec 3 milliards, vous pouvez acheter beaucoup de lobbyistes [3]. Une fois que vous possédez ces lobbyistes, vous pouvez alors agir par la voix des politiciens.

LVSL – Dans un récent article pour la New Left Review, vous critiquez le recours à gauche au terme de « techno-féodalisme » pour décrire l’économie numérique et le système politique qui lui est associé [4]. Pourquoi estimez-vous qu’il ne rend pas compte de la réalité ?

EM – Je ne vois pas ce que la gauche gagne à présenter certaines parties du capitalisme actuel comme rétrogrades et impures, comme « féodales ». Comme si rendre le capitalisme plus évolué et plus pur pouvait changer quelque chose ! Cela ne me semble pas être une position défendable pour la gauche.

La conclusion principale qui découle de l’analyse en termes de techno-féodalisme est que nous devons combattre les rentiers et les monopoles, faire respecter la concurrence et nous assurer que les données constituent un terrain de jeu équitable. C’est ce que l’on retrouve par exemple dans les essais de Cédric Durand – auteur de Techno-féodalisme – : il fait allusion à de nouvelles formes de planification et ne veut pas démanteler les GAFAM – même s’il veut en quelque sorte faire quelque chose avec eux, mais quoi, il ne nous le dit pas… Si c’est à cela que doit nous amener le diagnostic du techno-féodalisme, je ne vois pas ce que l’on gagne à légitimer cette critique à gauche.

Evgeny Morozov © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – On retrouve le concept de féodalisation sous la plume d’Alain Supiot. Dans La gouvernance par les nombres, il soutient que la numérisation relie les individus à des structures d’allégeance variables, sur un mode féodal…

EM – Des critiques intéressantes du pouvoir peuvent découler de positions comme celle de Supiot. Elles offrent un antidote à des positions comme celles de Fukuyama ou de Steven Pinker, qui pensent que le monde avance de manière téléologique et que tout s’améliore obligatoirement.

Elles peuvent être utiles pour leur rappeler au contraire que la répartition du pouvoir dans la société est moins démocratique aujourd’hui qu’il y a 30 ou 40 ans, et qu’en ce sens il s’agit d’un retour en arrière. Mais c’est un retour en arrière dont on s’aperçoit en analysant les effets du capitalisme ; ce n’est pas un nouveau mode de production qui serait féodal dans son fonctionnement. Dans la théorie marxiste, le féodalisme a une dynamique très particulière que l’on peut étudier et comprendre : ce n’est pas la dynamique que nous vivons.

LVSL – En quoi consisterait un programme de gauche en matière de technologie ?

EM – La gauche est prisonnière d’une vision étriquée de l’action sociale, d’inspiration wébérienne : elle croit passionnément que l’action est rationnelle et que l’action économique consiste à maximiser cette action, par le biais d’une planification centrale. Cela revient à s’assurer que tous les besoins sont satisfaits… et ce n’est que par la suite que l’on pourra retirer la raison instrumentale de l’ordre du jour. Les gens seront ces types créatifs, buvant du vin l’après-midi et écrivant de la poésie, tout en chassant. Mais en attendant, il faut d’abord s’occuper des besoins. Cette vision est profondément étriquée. Elle ne correspond en rien à la manière dont les gens rationnels agissent : je n’agis pas en ayant un objectif et en analysant le meilleur moyen de l’atteindre. Non, je commence quelque chose pour atteindre cet objectif et je me rends compte ce faisant que c’est le mauvais objectif, je passe alors à un autre objectif, je reviens en arrière… L’expérience humaine typique est marquée par le jeu, la créativité, l’ingéniosité.

Cette façon naturelle d’agir devrait être soutenue par la technologie et le big data. Si vous parvenez à permettre aux gens de s’engager dans une forme de collaboration, vous produirez bien plus de valeur et bien plus d’innovation qu’avec une planification centrale. Pour moi, ça devrait être cela le programme économique de la gauche ! Les technologies pourraient permettre à chacun d’agir, de se réaliser. L’approche actuelle les aliène les uns des autres, de la technologie et de l’infrastructure.

LVSL – Comment expliquez-vous dans ce cadre que la souveraineté numérique ne soit pas défendue par la gauche ?

EM – Quand on parle de souveraineté technologique, on désigne le plus souvent la capacité d’une nation à avoir accès aux technologies les plus avancées, pour la production industrielle. Mais si vous quittez le jeu de la compétition industrielle, pourquoi en auriez-vous besoin ? Si les services sont la seule chose qui vous intéresse, quel besoin de souveraineté numérique ? Prenez le cas de la Lettonie : ils ont une industrie bancaire, ils ont des touristes et ils ne prévoient pas d’avoir une industrie lourde. Quel est leur besoin de souveraineté numérique ? Ce genre de chose est plus facile à expliquer en Amérique latine. Ils ont essayé l’industrialisation dans les années 50 et 60 – avec la CEPAL et autres – mais ils ont été bloqués dans cette voie par de nombreux coups d’État militaires. Pourtant ils ont essayé de relancer tout le processus. Vous avez encore des gens là-bas – des personnes de 95 ans aujourd’hui – qui se souviennent de cette tradition, des gens qui ont travaillé dans les bureaux de la CEPAL à Santiago en 1965, des gens comme Calcagno et d’autres, qui savent ce que cela représentait dans le temps.

En Europe ce débat n’a pas eu la même ampleur, il a toujours été mené par les corporatistes, des gens comme François Perroux et d’autres. On ne peut plus y faire grand-chose maintenant. La vraie question en la matière est de savoir – et j’utiliserai une expression très populaire en Amérique latine dans les années 70 – quel style de développement souhaitons-nous ? Or, je ne pense pas que la gauche en Europe ait du tout pensé à un style de développement. Elle a un style de défense, oui : défendre le droit que les travailleurs ont acquis et l’État-providence, mais à part ça, les gauches ne savent pas ce qu’elles veulent.

Si vous allez demander aux gauches du monde entier : quel genre de nouvelles industries voulons-nous développer ? Elles vous diront ce dont elles ont besoin dans leur économie – d’informatique quantique par exemple – mais si vous leur demandez sur le fond, si vous interrogez comment cela se relie au développement économique et social, elles n’ont aucune réponse. Elles ne se demandent plus : faut-il des industries qui emploient plus de monde, ou moins de monde, etc. ? En Europe, ce débat a été gagné par les néolibéraux, tout le contraire de ce qui se passe en Amérique Latine. Le débat n’a pas été complètement gagné en Chine. Mais, franchement, en Europe, je pense que c’est une cause perdue.

Notes :

[1] L’aberration du solutionnisme technologique : pour tout résoudre, cliquez ici, Fyp, 2014 et Le mirage numérique : pour une politique du Big Data, Fyp, 2015.

[2] ITT (International Telephone and Telegraph), entreprise américaine de télécommunications, a permis aux États-Unis d’asseoir leur hégémonie dans une partie importante du monde non soviétique au cours de la Guerre froide.

[3] Entreprise américaine de capital-risque fondée en 2009.

[4] La thèse du techno-féodalisme, telle que défendue notamment par Cédric Durand, présente les géants de la tech comme le symptôme d’une régression féodale des économies contemporaines. Par opposition à des entreprises capitalistes plus traditionnelles, qui croîtraient par l’innovation, les tenants du techno-féodalisme estiment que les géants de la tech s’enrichissent par la rente, comme les propriétaires terriens d’antan.

Cyberattaques : quand les Européens paient leur absence de souveraineté

© Bastien Mazouyer pour Le Vent Se Lève

Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la cyberguerre s’est renforcée jusque dans l’arrière-front européen. Face à cette arme de déstabilisation massive, le monde physique prend soudainement conscience que la cybersécurité est à l’autonomie stratégique ce que le char de combat est à la guerre. Il suffit qu’une ligne de code s’infiltre dans une infrastructure régalienne, et c’est un barrage hydraulique qui peut s’effondrer. Qu’un programme malveillant s’introduise dans les bases de données d’une multinationale, et elles peuvent toutes disparaître. Ces cyberattaques se doublent d’une guerre de l’information menée par tous les camps. Pour la réguler, les plateformes numériques de la Silicon Valley et le législateur américain entendent bien accroître leur contrôle sur l’internet occidental. Face à une Chine numériquement indépendante, une Russie en voie d’autonomisation et des États-Unis en situation de quasi-monopole sur le reste du monde, les Européens payent une nouvelle fois le prix de la négligence de leur souveraineté.

En 1918, à quelques kilomètres du front, dans une usine réquisitionnée pour l’industrie de l’armement, des femmes remplacent les hommes dans les manufactures et fabriquent des obus. Telle est l’image qui définissait hier encore dans les livres d’histoire « l’effort de guerre » des lignes arrières dans une guerre totale. En 2022, la Russie envahit l’Ukraine. L’armée, l’économie et les civils sont touchés mais qu’en est-t-il des lignes arrières européennes ? Si de nombreux pays subissent le revers des sanctions économiques, il reste une arme de déstabilisation massive dont on ne prononce pas assez le nom.

Derrière la guerre conventionnelle, des opérations de cyberattaques multiformes

Le 24 février 2022, à 4h du matin, les chars russes entrent en Ukraine depuis la Biélorussie. A 10h, la filiale française de l’entreprise de télécommunication Nordnet signale un dysfonctionnement sur un satellite suite à une cyberattaque coupant des milliers d’internautes français et européens d’internet. Quelques heures après le discours officiel de Vladimir Poutine annonçant l’opération en Ukraine, 6000 éoliennes allemandes sont touchées par une cyberattaque. Les jours qui suivent sont marqués en Ukraine par des attaques systématiques sur les organes informatiques du pays, au travers de « wiper », un logiciel malveillant capable d’effacer toutes les données d’un ordinateur. La Lituanie et la Lettonie reportent à leur tour des répliques de logiciels malveillants.

En France, des entreprises de cyber sécurité signalent une explosion des flux toxiques sur les sondes de leur pare-feu, destinées à filtrer les entrées et sortie potentiellement malveillantes. Le 3 mars, Taïwan subit une panne de courant privant d’électricité 5,5 millions d’habitants et ce à quelques heures de la diffusion télévisée de la rencontre entre le Prédisent Tsai Ing-wen et le secrétaire d’État américain Mike Pompeo. Un « détail » qui alimente pourtant les fantasmes d’une attaque chinoise, dont le directeur de la CIA met en garde sur la détermination de Xi Jiping à s’emparer de l’île. Le 8 mars, Netflix, Canal+, Amazon, Whatsapp, YouTube et Wikipédia sont touchés par des ralentissement simultanés reportés par le site Down Detector. Le lendemain, c’est au tour de Spotify, et TikTok, la Societé générale et encore Netflix de connaitre de forts ralentissements. Il y a donc fort à parier que les prochains jours réservent des surprises de plus ou moins grande intensité.

Comment expliquer une telle sérénité de la part des organismes informatiques officiels français, quand même les organes équivalents allemands, l’Office fédérale de la sécurité des technologies de l’information (BSI), porte à l’« orange » le niveau de la menace cyber ?

Le récit serait joliment ficelé si un unique responsable pouvait être pointé du doigt. La Russie elle-même est l’un des pays les plus attaqué informatiquement. Le collectif de hackers Anonymous a par exemple revendiqué le 6 mars la diffusion de messages s’opposant à la guerre, infiltrés sur des chaînes de télévision russes en direct telles que Russia 24, Channel One, Moscow 24, ainsi que des plateformes de streaming comme Wiki et Ivi. Des attaques par « déni de service » (DDoS) ont aussi visé les sites russes du Ministère de la défense, du Kremlin, de la Douma, les rendant inaccessibles pendant quelques heures.

Bien que l’entrisme russophone ait taillé sa réputation depuis des années, il ne doit pas faire oublier que l’enjeu est global – et les victimes mondiales. Le chaos et la discorde favorisant l’ingénierie sociale et la déstabilisation numérique, ces attaques peuvent être considérées comme des « dommages collatéraux » de la guerre en Ukraine, dressant tous les experts du milieu en état d’alerte.

Tous ? Non. Le Directeur de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’informations française (ANSSI), Guillaume Poupard, a déclaré qu’« aucune cybermenace visant les organisations françaises en lien avec les récents événements n’a pour l’instant été détectée (…)». De son côté, le secrétaire d’État au numérique, Cédric O, disait « craindre » des cyberattaques sur le territoire français et redoubler de vigilance. Une déclaration sans suite concrète, si ce n’est l’annonce de la démission de ce dernier quelques jours après. En pleine cyberguerre, comment espérer une vigilance si aucune sensibilisation ni initiation cyber n’est démocratisée de manière massive ?

Une majorité des français sont « non-initiés » à toute vigilance cyber, voire totalement déconnectés du risque que comportent les outils numériques qui rythment leur quotidien. Déjà en 2020, l’ANSSI déclarait une augmentation de 255% des ransomwares, les logiciels malveillants réclamant une rançon sous menace de la perte de données d’un ordinateur. Il y a aussi le phishing, un faux mail capable de manipuler un individu pour avoir accès à ses données – de fausse demandes de dons à l’attention de familles ukrainiennes ont notamment circulées. Les worms, virus qui s’installent dans des machines permettant de les commander à distance sont aussi particulièrement utilisé dans l’espionnage. De même que le spoofing, qui vole des informations numériques pour usurper une identité.

Le niveau de ces attaques n’a cessé d’augmenter et 67% des internautes français considèrent aujourd’hui que l’État néglige une partie de la sécurité informatique. Comment expliquer une telle sérénité de la part des organismes informatiques officiels français, quand même les organes équivalents allemands, l’Office fédérale de la sécurité des technologies de l’information (BSI), porte à l’« orange » le niveau de la menace cyber ?

Cyberattaques et guerre de l’information

Plus précautionneuse, la communication en temps de guerre privilégie l’union sacrée et l’unité nationale au profit du moral et de la sécurité des lignes arrières. S’agissant du numérique, il est pourtant question des supports en charge de l’ensemble des systèmes régaliens du territoire sur lesquels transitent les données des individus. Transport, hôpitaux, télécommunications, énergie, tout ce qui fait marcher l’économie et la société dépend merveilleusement du numérique et de facto de pays étrangers. Réelle ou fantasmée, la menace flotte au-dessus des citoyens dont la sensibilisation à la protection des données personnelles et à l’intégrité numérique est quasi nulle.

Même dans ce contexte, appréhender la possibilité d’un nouveau format de guerre et s’en prémunir n’est pas interdit. Et pour cela, la sensibilisation est le meilleur des boucliers si l’on en croit les résultats d’un sondage impliquant l’erreur humaine dans 90% des cyberattaques. Car si le champ militaro-stratégique de la cyberguerre ne lésine pas sur les néologismes martiaux de la cyber : « armée informatique », « l’arsenal numérique », aucun terme ne nomme ni ne galvanise la « victime cyber », civil pourtant touché par la cyberattaque. Qu’elle soit une entreprise ou un particulier, la cybervictime, fait partie des « dommages collatéraux » des guerres hybrides ou non-conventionnelles.

Le constat est très différent pour la France et l’Europe, vassaux numériques de leurs alliés américains. Comme le déclarait Tariq Krim sur Bsmart : « tout ce qu’on fait à la Russie, quelqu’un, peut-être le successeur de Biden, pourrait très bien le faire pour l’Europe ».

Plus pernicieuses, les attaques informatiques doivent être appréhendés sous tous leurs angles sans les restreindre au seul champ du cyber proprement dit. Économique tout d’abord, puisqu’une attaque peut mettre à mal financièrement une entreprise, un secteur et une population, au travers de rançongiciels – logiciels malveillants réclamants une rançon – ou simplement au travers d’opération de sabotage, tel que le désormais populaire wiper. Les répercussions sont aussi informationnelles, car le champ numérique est aussi détenteur de l’opinion à travers le traitement médiatique qu’il entend diffuser.

À ce titre, la cyberguerre fait partie intégrante de la guerre de l’information en cours – comme en attestent les nombreuses images de guerre détournées, parfois non vérifiées, et servent d’un camp à l’autre, à décrédibiliser l’ennemi. TikTok est notamment devenu la gazette de la « guerre de l’information », proposant des récits de soldats aux mises en scènes parfois dignes d’un conte philosophique de Voltaire. Des images de l’explosion du port de Beyrouth ont aussi été diffusées pour tromper et faire croire à des bombardement en Ukraine. Mais la guerre de l’image prend un sens particulièrement politique dans cette vidéo choc de Paris sous les bombes, diffusée sur les réseaux. Le but était de faire réagir la France sur la décision de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) de ne pas « fermer » le ciel, accusant les pays otaniens de se préserver d’une entrée en guerre totale.

On aurait tort de réduire cette guerre de l’information aux cyberattaques stricto sensu. Moins visibles, mais sans doute plus déterminants, les algorithmes des grandes plateformes numériques régissent les contenus en amont, pouvant accroître leur visibilité ou au contraire les invisibiliser. Le déréférencement comme arme n’est pas nouveau ; en novembre 2017 déjà, M. Eric Schmidt, président d’Alphabet (société mère de Google) annonçait selon Les Echos vouloir prénaliser les contenus de la chaine Sputnik.

Cyberguerre et souveraineté numérique

À la fin du mois de février 2022, suite à l’invasion de l’Ukraine, les chaines russes considérées comme relais des propagandes de la Russie étaient exclues de l’Union Européenne après la déclaration d’Ursula Von der Leyen : « [Ils] ne pourront plus diffuser leurs mensonges pour justifier la guerre de Poutine et pour semer la division dans notre Union». Un voeu dont Google et Youtube n’ont pas attendu qu’elle se traduise par un texte de loi pour l’exaucer, interdisant Russia Today (RT) et Sputnik dans la foulée. Nombreux sont les réseaux tels que Snapchat, Facebook, Twitter ou TikTok à user du « shadow ban », c’est-à-dire de méthode pour invisibiliser ou réduire l’audience de certains comptes. Au nom du fact-checking, de la protection des Ukrainiens ou simplement par solidarité internationale, les paramètres des contenus évoluent et censurent.

Afin de limiter la haine en ligne, les réseaux sociaux se mobilisent depuis quelques années pour traquer les menaces de mort et les contenus violents. Pourtant depuis le 10 mars, Facebook a autorisé exceptionnellement dans un communiqué, les insultes et menaces de mort à l’encontre des soldats russes et des présidents Vladimir Poutine et Alexandre Loukachenko. Ainsi un porte-parole de Meta déclarait : « À la suite de l’invasion russe de l’Ukraine, nous avons pris la décision d’autoriser temporairement des formes d’expression politiques qui ne seraient pas acceptées en temps normal, comme « mort aux envahisseurs russes ».

La nouveauté du terrain informationnel que représente internet brouille les pistes et fait croire que des coordonnées radicalement nouvelles sont apparues. Un regard jeté sur les guerres précédentes ferait pourtant ressortir des permanences difficiles à ignorer.

La guerre psychologique et l’union sacrée contre l’envahisseur ne datent pas d’hier simplement le cyberespace leur confère une autre dimension. L’infrastructure des réseaux internet européens n’a jamais été autant menacée. Tous les projecteurs se braquent sur l’ennemi russe potentiellement capable de couper « l’internet à l’Europe ». Toutefois, le halo que provoque cette euphorie aveugle la domination, plus pernicieuse, des États-Unis sur le numérique européen. La relative autarcie de la Russie en termes numériques est rendue possible par une autonomisation partielle à l’égard des géants américains du numérique. Le retrait de la Russie des leaders du cloud computing d’une part (Amazon, Google, IBM) et de la société Lumen Technologies d’autre part, (ralentissant massivement le trafic vers la Russie) en est le prix à payer.

Le constat est très différent pour la France et l’Europe, vassaux numériques de leurs alliés américains. Comme le déclarait Tariq Krim sur Bsmart : « tout ce qu’on fait à la Russie, quelqu’un, peut-être le successeur de Biden, pourrait très bien le faire pour l’Europe ». En effet, les infrastructures et logiciels dont est tributaire le numérique français, sont en majorité américains. Ainsi les Européens applaudissent-ils à une cyberguerre à laquelle ils sont en réalité pieds et poings liés.

Les grands gagnants de cette guerre non conventionnelle

Tariq Krim évoque dans un entretien les enjeux du splinternet – terme dont les origines s’inspirent du modèle bipolaire qui a scindé le monde sous la Guerre froide. Le splinternet renvoie à l’idée d’un internet divisé en plusieurs blocs, pour des raisons idéologiques, sécuritaires et de protection des intérêts nationaux. Les États-Unis, qui contrôlent l’essentiel de l’infrastructure numérique mondiale et joue de l’extra-territorialité de leur droit, sont parvenus avec un certain succès à étendre leur modèle datavore et monopolistique sur une grande partie du monde. Mais la Chine a inauguré une balkanisation de l’internet en créant son « grand pare-feu », visant à lui assurer une souvearineté numérique. Quant à la Russie, la loi de 2019 sur l’internet souverain l’autorisait à se détacher architecturalement de l’infrastructure mondiale d’internet. Plusieurs rumeurs font état d’essais de déconnexion de la part de la Russie, visant à tester sa possible indépendance numérique.

Personne n’avait donc pensé qu’en s’éloignant de la Russie, le monde occidental pousserait Moscou dans les bras de Pékin ? Les grands gagnants de cette cyberguerre ne sont ni l’Europe, ni la Russie, ni les États-Unis, mais bien la Chine. Les États européens en portent la responsabilité, pour avoir trop longtemps ignoré l’importance des mots souveraineté et numérique, se reposant sur l’échelon européen en déplorant par ailleurs son impuissance.

Alexandre Soljentsyne écrivait : « […] Aussi surprenant que cela paraisse, la doctrine marxiste selon laquelle le nationalisme s’estompe ne s’est pas réalisée. Au contraire, à l’ère de la recherche nucléaire et de la cybernétique, il a, pour une raison quelconque, prospéré »1. On retrouve en permanence chez l’auteur de l’Archipel du Goulag, qui portait un regard pessimiste sur les relations russo-ukrainiennes, l’idée de nation et d’impérialisme dont la guerre froide était empreinte. Dans cette cyberguerre moderne, il est toujours questions de nations et d’impérialisme. La nouveauté du terrain informationnel que représente internet brouille les pistes et fait croire que des coordonnées radicalement nouvelles sont apparues. Un regard jeté sur les guerres précédentes ferait pourtant ressortir des permanences difficiles à ignorer.

Notes :

1 L’Archipel du Goulag, 5e partie, chapitre 2 (écrit en 1968 ; publié en 1974)

Le droit américain, une arme de guerre économique ?

Le 15 janvier 2022, Le Vent Se Lève organisait une série de conférences sur la souveraineté numérique en partenariat avec l’Institut Rousseau, le Portail de l’intelligence économique et Le Vent du Changement à l’Université Panthéon-Assas. La troisième avait pour objet l’extra-territorialité du droit américain, et la manière dont elle s’appuie sur les géants numériques de la Silicon Valley. L’affaire Pierucci, l’affaire Snowden, le récent scandale des écoutes transitant par les câbles sous-marins scandinaves, ou encore le système de paiement électronique SWIFT, sont autant de piqûres de rappel douloureuses de l’ascendant des États-Unis en la matière. Dans le contexte du rapport de force avec les blocs numériques russe et chinois, c’est à un alignement passifs des États européens sur le grand-frère américain que nous assistons – au mépris de leur souveraineté industrielle et numérique. Sont intervenus à cette conférence Frédéric Pierucci – Fondateur du cabinet Ikarian, ancien cadre dirigeant d’ALSTOM et auteur du Piège américain (JC Lattès, 2019) -, Juliette Alibert – avocate, affiliée à la Maison des lanceurs d’alerte et au collectif Interhop – et Jean-Baptiste Soufron – avocat spécialisé dans la défense des droits numériques, ancien secrétaire général du Conseil national du numérique. La discussion a été animée par Arnaud Sers, membre du Portail de l’intelligence économique.

Souveraineté numérique : les enjeux géopolitiques

© Le Vent Se Lève

Le 15 janvier 2020, Le Vent Se Lève organisait une série de conférences sur la souveraineté numérique en partenariat avec l’Institut Rousseau, le Portail de l’intelligence économique et Le Vent du Changement à l’Université Panthéon-Assas. La lutte pour l’indépendance numérique engage désormais l’avenir industriel, démocratique et géopolitique des nations. Des données critiques de nos services publics (en particulier de santé et de sécurité) à celles de nos grandes entreprises industrielles, rien ne semble échapper à la prédation des géants numériques américains. Durant cette première conférence consacrée aux enjeux géopolitiques de la souveraineté numérique, Tariq Krim (entrepreneur et pionnier du web français), Ophélie Coelho (membre du conseil scientifique de l’Institut Rousseau), Clothilde Bômont, (chercheure au centre de recherche GEODE) et Jean-Paul Smets (fondateur de Nexedi et créateur du logiciel libre ERP5) sont intervenus. La discussion a été modérée par Simon Woillet, directeur de la rubrique Idées du Vent Se Lève.

Souveraineté numérique : découvrez l’événement co-organisé par Le Vent Se Lève

Menaces pour nos démocraties, enjeux écologiques, souveraineté économique et politique industrielle… Le 15 janvier, nous vous donnons rendez-vous pour une journée de réflexion sur les enjeux politiques de la souveraineté numérique. Au programme : quatre tables rondes qui balaieront les enjeux géopolitiques, démocratiques, et écologiques que charrient désormais les choix industriels et politiques en matière de numérique. L’événement est co-organisé par Le Vent Se Lève, Le Vent du Changement, l’Institut Rousseau et le Portail de l’Intelligence Économique. Il aura lieu toute la journée à l’Université Panthéon-Sorbonne. L’inscription est obligatoire et peut être effectuée ici.

Infos pratiques

📆 Quand ? Le samedi 15 janvier 2022, toute la journée.

🎯 Où ? À l’Université Panthéon Assas, 12 Place du Panthéon, 75005, Paris – Amphithéâtre IV.

Un passe sanitaire valide vous sera demandé pour accéder au lieu des conférences.

Table ronde n°1 : Géopolitique du numérique | 9h30-11h

Les GAFAM sont-ils autre chose que le versant numérique des enjeux géopolitiques contemporains, ou contribuent-ils à les modifier ? Il est aujourd’hui clair que les GAFAM ne sont aucunement des entités non-étatiques. Dans quelle mesure sont-ils l’instrument de la géopolitique des États, et comment contribuent-ils à influer celle-ci ? Il s’agit dans cette conférence de désenchanter la vision naïve des GAFAM qui prédomine, comme une production technologique immanente issue de la coopération entre États et entreprises : montrer l’ensemble des rapports de force qui sont à l’oeuvre… et l’accroissement de la domination des centres géopolitiques sur les périphéries, que permet la constitution de « centres numériques » par rapport à des « périphéries numériques ».

Avec les interventions de :

Tariq Krim, Entrepreneur et pionnier du web français. Fondateur de netvibes, jolicloud et polite. Initiateur du mouvement slow web. Ancien vice président du Conseil national du numérique.

Ophélie Coelho, Chercheuse indépendante et membre du conseil scientifique de l’Institut Rousseau.

Julien Nocetti, Enseignant-chercheur à l’Académie de Saint-Cyr et spécialiste de la diplomatie du numérique.

Table ronde n°2 : Démocratie et numérique | 11h30-13h

Les nouvelles technologies de l’information et de la communication numérique bouleversent les stratégies et tactiques conventionnelles du marketing et de la mobilisation politique. Qu’on songe à l’influence des réseaux sociaux révélé par l’affaire Cambridge analytica ou aux logiques de désintermédiation apparentes entre leader politique et électeurs à l’image de ce que font Alexandria Ocasio-Cortez, Barack Obama, Emmanuel Macron, Donald Trump et Salvini, notre époque impose de nouvelles grilles d’analyse des relations entre sphère publique et conquête du pouvoir à l’ère numérique. Un des problèmes les plus criants auxquels nous sommes aujourd’hui confronté est la crise que ces technologies provoquent dans le modèle jusqu’alors dominant de conception de la démocratie : la parole journalistique auparavant garante d’une relation transparente et critique avec les différentes formes de pouvoir politique, semble aujourd’hui secondarisé par rapport aux nouvelles formes d’interactions et commentaires massifiés des réseaux sociaux.

Avec les interventions de :

Diana Filippova, Romancière et essayiste, auteure de Technopouvoir. Dépolitiser pour mieux gouverner, (Les liens qui libèrent, 2019).

Fabienne Greffet, Maître de conférence en Sciences Politiques, spécialiste des campagnes électorales en ligne et du militantisme numérique.

Table ronde n°3 : Droit, régulation et extraterritorialité | 14h-15h30

Le modèle américain de projection juridique de sa puissance sur les territoires étrangers semble aujourd’hui dépendre pour l’essentiel de l’hégémonie mondiale des gafam. L’affaire Pierucci, l’affaire Snowden et le récent scandale des écoutes d’informations transitant par les câbles sous-marins scandinaves ou encore le système de paiement électronique SWIFT, dessinent toutes le contour d’une crise du modèle unipolaire post-89. Face au rapport de force entre les blocs numériques russes et chinois, nous assistons impuissants à un alignement passifs des États nations européens sur l’idée éculée d’un nouveau monde libre suivant une vision naïve des rapports de force en jeu, et qui laisse de nombreux citoyens insatisfaits en regard de la violence que l’allié américain impose à la souveraineté industrielle et numérique de ces États. Quelles solutions alternatives ?

Avec les interventions de :

Juliette Alibert, Avocate spécialisée dans les Droits de l’Homme, affiliée à la Maison des lanceurs d’alerte et au collectif Interhop.

Jean-Baptiste Soufron, Avocat spécialisé dans la défense des droits numériques, ancien secrétaire général du Conseil national du numérique.

Frédéric Pierucci, Fondateur du cabinet de consulting Ikarian en compliance et prévention de la corruption, ancien cadre dirigeant d’ALSTOM et auteur du Piège américain (JC Lattès, 2019).

Table ronde n°4 : Écologie et numérique | 16h-17h30

La « transition numérique » est-elle réellement compatible avec la transition écologique ? L’impact environnemental du numérique est longtemps demeuré une tâche aveugle de l’écologie politique. Aujourd’hui, il n’est plus possible de nier que l’industrie du numérique contribue à l’accroissement de C02 dans l’atmosphère – que l’on pense à l’énergie consommée par les serveurs informatiques ou aux conditions polluantes dans lesquelles s’effectue l’extraction de métaux rares. Dans ces conditions, comment penser une réorganisation de l’industrie numérique soumise à une régulation environnementale ? Un tel changement de paradigme est-il concevable dans un monde où les chaînes de valeur sont globalisées et dominé par une technologie numérique américaine ?

Avec les interventions de :

Gauthier Roussilhe, Chercheur spécialisé dans les enjeux environnementaux de la numérisation.

Richard Hanna, Chargé de mission interministérielle numérique écoresponsable à la DINUM.

Adrien Jahier, Consultant et auteur d’une note pour l’Institut Rousseau sur la sobriété numérique.

« L’accès massif aux données de santé pourrait accentuer les inégalités » – Entretien avec Interhop

Nous avons interrogé Adrien Parrot, fondateur du collectif Interhop et Juliette Alibert, avocate spécialiste des questions numériques, qui défendent une vision engagée de la souveraineté technologique et juridique sur les données de santé produites par les institutions médicales françaises. Interrogés par les commissions d’enquête parlementaires sur la souveraineté numérique, porteurs de recours auprès d’institutions telles que le Conseil d’État, ils agissent au quotidien pour défendre l’autonomie stratégique nationale et la protection des données personnelles. Par Audrey Boulard et Simon Woillet. 

LVSL – Ces dernières années, vous avez été identifiés par la presse et une bonne partie des institutions démocratiques françaises comme les tenants d’une ligne de pensée et d’actions alternatives face à une forme de laissez-faire solutionniste du gouvernement, dans le cadre de la numérisation des politiques de santé, et même en matière de respect de la cybersécurité et de l’autonomie stratégique du pays, par rapport par exemple aux questions de cloud. Est-ce que vous pourriez présenter en quelques mots les missions que se donnent le collectif Interhop et les actions que vous vous êtes menées jusqu’à présent, à la fois sur les plans institutionnels, et éventuellement sur les plans plus opérationnels ? 

Adrien Parrot – Le collectif s’est désormais structuré en association loi 1901 et comprend d’abord un volet technique, qui vise à proposer des alternatives centrées autour du logiciel libre à des outils numériques pour la santé. Notre activité rejoint ce que peut faire Framasoft[1], ou le collectif des Chatons[2], avec une contrainte supplémentaire, qui est que les données de santé doivent être hébergées sur des serveurs certifiés pour la santé. Le cœur du volet technique de l’association consiste donc à louer des serveurs certifiés pour les données de santé, et à les proposer pour des projets informatiques que nous jugeons pertinents. L’objectif est la promotion du logiciel libre et des communs numériques. Nous développons nous-mêmes nos technologies, et réalisons leur installation auprès des collectifs que cela intéresse. L’idée est aussi d’être en capacité de mettre en commun les serveurs certifiés pour la santé – parce que ce sont des choses qui coûtent assez cher – afin de diminuer la marche technique d’entrée pour le logiciel libre en santé. Notre association comporte ensuite un volet militant et juridique qui concerne la diffusion des idées et le fait de porter des actions en justice. 

NDLR : Lire sur LVSL l’article d’Audrey Boulard, Eugène Favier-Baron et Simon Woillet : « Le Health Data Hub ou le risque d’une santé marchandisée »

Juliette Alibert – Ce second volet est un volet de plaidoyer, d’accès au droit et de vigie sur les aspects de protection et de préservation des données, qui peut aller jusqu’au contentieux stratégique. Interhop est une association qui veut agir sur les enjeux de préservation de la vie privée, de protection des données et du secret médical. Sur le terrain de la santé, plusieurs actions stratégiques ont été menées : l’action sur le Health Data Hub, l’action sur Doctolib, et récemment le signalement d’IQVIA. Mais nous cherchons aussi à favoriser l’accès au droit. Nous réalisons des demandes stratégiques de droits d’opposition, des demandes d’ouverture de certains codes sources… L’idée est de jouer un rôle citoyen pour aider à faire changer la loi, le droit ou a minima lorsque ce n’est pas le cas, faire en sorte que le Règlement général sur la protection des données (RGPD) soit effectif, et qu’il soit bien implémenté quand il touche à des enjeux de santé publique. 

LVSL – Dans votre audition à la commission de l’Assemblée nationale qui a débouché sur le rapport Philippe Latombe[3], vous insistez sur le risque d’une perte de confiance des patients dans le système de santé, qui selon vous est lié à la manière dont sont collectées et gérées leurs données les plus intimes. Vous avez notamment participé à rendre publiques les pratiques de collecte de données permanentes auprès des pharmaciens français par la multinationale américaine IQVIA. Est-ce que vous pouvez nous dire en quoi la logique du consentement par défaut qui semble primer dans la majorité des cas de ces gros acteurs de la donnée de santé pose un problème démocratique majeur selon vous ? 

Adrien Parrot – Avec l’arrivée du RGPD et dans un contexte de développement de l’intelligence artificielle, de collecte et d’utilisation de gros volume de données, un nouveau concept est apparu : celui des entrepôts de données de santé. Ces entrepôts sont des objets que l’on peut critiquer positivement ou négativement, mais qui doivent néanmoins être remis en question dans la mesure où ils entraînent un effacement du motif du consentement des personnes au profit de la notion d’intérêt public[4]. Le traitement des données est alors subordonné à l’information des personnes, qui ont le droit de s’opposer à ce traitement. C’est là une question de fond des entrepôts de données de santé en général, qui vaut pour IQVIA[5], le Health Data Hub, mais aussi pour l’entrepôt de donnée de l’AP-HP dans lequel j’ai travaillé. Dans ce cadre-là, le consentement disparaît entrainant un changement de paradigme dans l’idéologie de traitement des données.

Il n’est pas possible – sous couvert d’état d’urgence lié à la crise sanitaire – de forcer le droit commun à des normes exorbitantes, à aller vite sans justification préalable.

Autre nouveauté : ces entrepôts centralisent désormais l’ensemble des données de santé, soit à l’échelle régionale pour l’AP-HP par exemple – qui centralise l’ensemble des données des hôpitaux de Paris – soit à l’échelle nationale avec IQVIA et le Health data hub. Il existe par ailleurs une deuxième couche de centralisation avec le droit américain[6] dans la mesure où des entreprises comme IQVIA y sont directement soumises et que le Health Data Hub y est soumis indirectement via leur hébergeur qui est Microsoft Azure. 

Juliette Alibert – Sur cette question du consentement, l’association Interhop s’est positionnée contre la mise en place précipitée du Health Data Hub. Alors que nous devrions normalement attendre le cadre réglementaire, le gouvernement utilise des régimes exorbitants du droit commun pour pousser le droit à implémenter directement le Health Data Hub. Interhop entend faire valoir que cela ne doit pas se faire à tout prix et sans respect du cadre juridique. La recherche n’a pas attendu le Health Data Hub pour fonctionner. Au moment où nous avons lancé des actions sur le Health Data Hub, très peu de bases étaient exploitées. Il n’était donc pas possible d’avancer l’idée selon laquelle cela ait pu être un outil en réponse à la crise. Nous ne nous opposons pas au fait qu’il faut faire de la recherche en santé publique et la promouvoir, mais il n’est pas possible – sous couvert d’état d’urgence lié à la crise sanitaire – de forcer le droit commun à des normes exorbitantes, à aller vite sans justification préalable. Au sein d’Interhop, nous prônons une politique d’ouverture du code informatique permettant d’avoir un cadre transparent pour comprendre le fonctionnement de l’intelligence artificielle, la manière avec laquelle les données sont traitées. Parallèlement nous militons pour un cadre extrêmement sécurisé pour les données avec un modèle de chiffrement de bout en bout quand c’est possible. Nous pensons que c’est la conjonction de ces deux modalités de traitement de la donnée qui permet de garantir un cadre respectueux du droit à la protection des données personnelles. 

LVSL – Vous pointez aussi le risque d’une implosion du modèle de sécurité sociale à la française, qui est fondée a priori sur l’inconditionnalité de l’accès aux soins, au profit d’un modèle fondé sur la responsabilité individuelle et de ce fait sur une marchandisation croissante de tout le parcours de santé. Est-ce que vous pouvez préciser un peu cet aspect de votre analyse ? 

Juliette Alibert – Le modèle de sécurité sociale à la française repose sur la collectivisation des risques. Or le fait de recourir à des algorithmes en santé, qui peuvent être traités par des sociétés privées avec des intérêts lucratifs, est un risque au regard de cette solidarité. Grâce au profilage dont sont capables ces technologies liées au données massives à l’intelligence artificielle en santé, il serait tentant d’aller vers un régime où nous payons en fonction des risques que l’on prend pour sa santé, dans une logique proche du système de pollueur payeur. Pourquoi devrait-on payer plus que tel patient fumeur, que tel patient qui a des pratiques addictives ou des pratiques alimentaires déconseillés par les médecins ? En parallèle, l’accès à ces données massives par des entreprises privées pourrait accentuer les inégalités sociales. Les États-Unis connaissent déjà des dérives importantes de ce type. Il nous semble qu’un cadre de gouvernance qui ne pointeraient pas ces risques et ferait un usage exacerbé du big data en santé pourraient à terme mettre à mal notre propre système de sécurité sociale. Aujourd’hui, même si les données sont pseudonymisées, le risque de réidentification reste pour nous important. Il suffit aujourd’hui de cinq variables (le sexe, l’âge, le fait que la personne ait ou non un emploi et une ville de résidence) pour ré-identifier une personne.

Adrien Parrot – Cette idée est aujourd’hui reprise par le directeur de l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information (ANSSI) Guillaume Poupart, qui soutient que les géants du numérique et les GAFAM s’intéressent de plus en plus aux assurances en santé. Or le rêve d’un assureur privé, c’est d’être en mesure de maximiser ses gains et de minimiser ses pertes. Pour un assureur privé, les gens qui ont des risques de maladie importants ne présentent donc pas d’intérêt. Pourtant, comme le montre le documentaire La Sociale de Gilles Perret, la Sécurité sociale tient uniquement grâce à la mutualisation des risques, parce que les petits risques sont solidaires avec les grands risques. Ce n’est pas le modèle qui prédomine auprès des gens du numérique et du secteur privé. 

LVSL – Vous avez récemment produit un recours d’urgence au Conseil d’État contre le ministère de la santé et qui portait sur la gestion par Doctolib des données de santé lié à la politique de vaccination actuelle. Est-ce que vous pouvez nous rappeler votre analyse des risques qui selon vous sont liés à l’utilisation des services d’AWS, le cloud d’Amazon ? 

Juliette Alibert – Nous avons attaqué Doctolib par l’intermédiaire du ministère de la Santé parce que cette société avait recours pour l’hébergement de ses données à une solution américaine, la société AWS, qui, même si ces données sont stockées sur le sol français, doit respecter le droit américain[7]. Or depuis la jurisprudence Schrems II qui date de juillet 2020, le droit américain a été reconnu incompatible avec le RGPD. Ce n’est pas le seul grief qui a été opposé devant le juge. Je défendais également la Ligue des droits de l’Homme, plusieurs syndicats de médecins et des associations de patients. Notre objectif était de faire reconnaitre une atteinte grave, manifestement illégale, à la vie privée et à la protection des données.

« La Sécurité sociale tient uniquement grâce à la mutualisation des risques, parce que les petits risques sont solidaires avec les grands risques. Ce n’est pas le modèle qui prédomine auprès des gens du numérique et du secteur privé. » 

Aujourd’hui il n’existe aucune garantie juridique ou technique pour empêcher l’accès aux données. Les clauses contractuelles qui servent de garantie juridique n’ont aucun poids dans la hiérarchie des normes face aux lois et à un décret présidentiel. Et du point de vue technique, les techniciens d’Interhop ont montré que les données étaient accessibles en clair sur les serveurs et qu’Amazon pouvait avoir accès aux données. Cela a donné lieu à un contentieux devant le conseil d’État et nous avons malheureusement perdu. À cette occasion le juge a fait valoir que les données de santé, dans le cas de la prise de rendez-vous du Covid-19 n’étaient pas des données de santé, revenant donc sur le RGPD, sur l’analyse de la CNIL, et même sur l’Ordre des médecins. C’est quelque chose qui nous semble très dangereux parce que ces données donnent directement une information sur le fait qu’une personne est ou non vaccinée. Et il n’est pas difficile par ailleurs de déduire la pathologie d’un patient qui, présentant des co-morbidités, se serait fait vacciner au début de la campagne de vaccination. 

Adrien Parrot – J’aimerais revenir sur la garantie technique dont parle Juliette et qui réside dans le chiffrement des données, c’est-à-dire dans le fait que les données au repos soient rendues illisibles pour qui ne possède pas les clés de chiffrement et de déchiffrement. Pour nous cette garantie n’est pas remplie parce que c’est Amazon Web Services qui détient les clés de chiffrement et de déchiffrement nécessaires pour traiter les données. La situation est donc la suivante : le coffre-fort et les clés du coffre-fort sont détenus par une société soumise au droit américain. Mais d’autres problèmes se posent. Par exemple, sur un point très précis qui est celui de Cloudflare, une entreprise américaine qui permet de faire de l’anti-DDOS, c’est-à-dire de l’antiattaque par déni de service qui consiste dans le fait de saturer les serveurs par de multiples requêtes sur ce serveur. C’est un peu comme si vous cherchiez à faire entrer beaucoup d’eau dans un tuyau pour que l’eau rentre. Cloudflare s’emploie à faire cela et est utilisé par Doctolib. Or pour fonctionner Cloudflare a besoin d’avoir accès aux données en transit ; Cloudflare voit toutes les données de Doctolib en clair. Donc quand vous entrez votre mot de passe et votre nom d’utilisateur, ces éléments sont transmis chez Cloudflare, une société américaine. Le problème de Cloudflare dépasse Doctolib car une part importante du trafic mondial passe par cette solution. Cloudflare a été attaqué dans le cadre d’un contentieux au Portugal et il a été déclaré illégal par la CNIL portugaise. 

LVSL – Pensez-vous que la feuille de route de cloud de confiance proposée par le gouvernement va affaiblir un peu plus les acteurs français et européens aux bénéfices des acteurs américains historiques, comme certains observateurs le font remarquer ? 

Adrien Parrot – Il y a quand même dans toute cette histoire une petite victoire, même si elle est en trompe-l’œil. La ministre a reconnu que le « cloud de confiance » avait été mis en place à la suite du recours contre le Health Data Hub. Elle reconnaît donc que le cloud du Health Data Hub n’est pas un cloud de confiance et qu’il faut augmenter les garanties juridiques et techniques, qui ne sont pas suffisantes avec Microsoft. Ceci dit, nous restons dans l’inconnu puisqu’aucun des clouder français ou européen ne remplit les conditions décrites par Bruno Le Maire, Cédric O et Amélie de Montchallin pour être labellisé cloud de confiance.

« Le problème fondamental – qui reste inchangé – est que le droit américain a la possibilité de s’appliquer en dehors de ses frontières et qu’il y a des collectes généralisées de données dans le cadre du FISA américain. »

De notre côté, nous avons de gros doutes sur la capacité d’une société américaine qui fournit des services dans les pays européens à remplir ces conditions. Quels vont être les pare-feux pour contourner l’extraterritorialité du droit américain dont on sait qu’elle est très large ? Comment tout ceci va-t-il être mis en place ? En Allemagne, Microsoft a obtenu la licence cloud de confiance pour ses technologies et les prix se sont complètement envolés. L’Allemagne a donc arrêté d’utiliser ce principe de licence. En France, les délais, les prix et les garanties juridiques et techniques d’une telle solution demeurent suspendus à de nombreuses incertitudes. Une société s’est créée autour de Capgemini, Orange et Microsoft Azure pour proposer une solution au Health Data Hub. Lors de la conférence de presse, il a été annoncé que le cloud de confiance serait mis en place sous douze mois. Mais Orange a annoncé dans un communiqué que cela ne serait pas prêt avant fin 2022 – c’est-à-dire pas avant 2023 étant donné que ce type de chantier prend toujours du retard. En attendant, que fait-on du Health data hub dont le décret d’application dans son régime de fonctionnement normal hors d’état d’urgence sanitaire a été annoncé en juillet ? Que fait-on des données de santé maintenant qu’il est admis par nos autorités que le cloud actuel n’est pas un cloud de confiance ? Dans ces conditions il nous semble évidemment déraisonnable de continuer à utiliser Microsoft. 

LVSL – Suite à l’arrêt Schrems II qui a invalidé le privacy shield, les négociations entre le lobby industriel du secteur et les institutions européennes et américaines a abouti à la refondation des modèles qui régissent désormais de gré à gré entre entreprises la circulation des informations entre l’Europe et les États-Unis mais qui ne prennent pas encore réellement les exigences des CNIL nationales ou plus généralement du RGPD. Comment sortir d’une forme d’inertie bureaucratique européenne qui semble en permanence soucieuse d’éviter un véritable rapport de force avec le secteur numérique et surtout avec les autorités numériques américaines ? 

Juliette Alibert – Le problème est que nous sommes sur un sujet très technique, difficile d’accès à la plupart des citoyens. Moi-même qui suis avocate, j’ai beaucoup appris en travaillant auprès des informaticiens et experts au sein d’Interhop. Tous ces enjeux techniques peuvent rapidement paraître illisibles, immatériels et donc difficile à saisir. Il y a indéniablement un travail de pédagogie à faire pour que l’ensemble des citoyens européens soient conscients des enjeux forts liés aux données de santé et aux données à caractère personnel. Il y a donc un effort de sensibilisation, de mobilisation et d’intégration des acteurs de la société civile au sein des instances décisionnaires – ce qui peut se faire au niveau européen mais aussi au niveau national – pour qu’il y ait véritablement une gouvernance qui soit pensée de façon horizontale avec l’ensemble des acteurs et non pas les seuls lobbys industriels. 

Adrien Parrot – Sur les clauses contractuelles types (CCT), notre analyse – corroborée par Max Schrems qui a dit que ces CCT allait constituer plus de paperasse, sans changer la problématique fondamentale – c’est que cela donne plus de poids aux entreprises pour valider, se renseigner et connaître les modalités de traitement des données qui vont être soumises au Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA), et donc aux géants du numérique. La responsabilité incombe donc désormais aux entreprises, mais le RGPD le faisait déjà puisqu’il était déjà dit qu’il fallait partir si les garanties n’étaient pas suffisantes ou en cas de traitement illicite. Ces clauses contractuelles types ne font donc qu’insister sur ce qui avait déjà été dit par ailleurs. Cependant, le problème fondamental – qui reste inchangé – est que le droit américain a la possibilité de s’appliquer en dehors de ses frontières et qu’il y a des collectes généralisées de données dans le cadre du FISA américain. Ce ne sont donc pas des clauses contractuelles types, qui lieraient des entreprises entre elles qui vont changer les choses face à ces textes fondamentaux. 

Juliette Alibert – Avec le RGPD nous étions de toute façon passés à un modèle dans lequel la responsabilité incombait aux personnes qui font le traitement ou la sous-traitance des données. Ces nouvelles clauses ajoutent une complexité supplémentaire et nécessitent une appréciation concrète de l’état de la législation dans le pays. Elles répètent, complexifient et rendent inintelligible la bonne application du RGPD. Il est même envisageable que ces clauses contractuelles servent à certaines sociétés de droit de veto, alors qu’elles devraient s’appliquer au cas par cas. Au niveau des patients, qu’est-ce que cela change ? Va-t-on pouvoir s’opposer à des demandes s’accès incompatibles avec le RGPD ? Les acteurs économiques qui font du traitement et la sous-traitance de données et ne respectent pas le RGPD reportent la responsabilité sur les patients – lesquels ne sont pas toujours informés. Pour déposer plainte auprès de la CNIL, il faut s’y connaître un minimum – savoir citer les outils et bien connaître la problématique. Le RGPD n’a selon moi pas réussi à responsabiliser les acteurs et à leur faire prendre conscience des enjeux. Nous ne sommes pas encore parvenus à une protection optimale des données de santé. Avec l’affaire autour de IQVIA et des données des pharmacies, nous avons récemment pu constaté la vulnérabilité des données de santé face aux cyberattaques des hôpitaux. Le dysfonctionnement du logiciel Dedalus a conduit à la fuite de plus de 500 000 fichiers patients. Les enjeux sont donc forts aujourd’hui et c’est en ce sens que l’association Interhop, parmi d’autres acteurs, agit et défend les droits des personnes. 

Adrien Parrot – Et pour revenir sur le Health Data Hub, Microsoft aussi a subi des failles de sécurité avec Solar Wind. Sur ces enjeux de sécurité on voit bien qu’aucun acteur n’est épargné. 

Notes :

[1] Collectif historique de défense du logiciel libre français.

[2] Le collectif des Chatons propose des alternatives libres aux solutions de stockage et traitement des données informatiques par les GAFAM. 

3] Récent rapport parlementaire sur la souveraineté numérique paru en 2021 dont le rapporteur est le député UDI Philippe Latombe.

[4] La notion de « groupement d’intérêt public » mobilisée par les promoteurs du Health Data Hub dans le rapport de préfiguration au projet pose de nombreux problèmes en termes de définition et de flou dans l’appréciation juridique de ce terme. Cette notion a pour conséquence d’ouvrir les financements et les données du Health Data Hub à des acteurs privés divers, industriels, assurantiels, pharmaceutiques, en vue de rentabiliser dans un modèle intégré de circulation de l’information, la production de valeur économique issue de la collecte nationale de nos données de santé. Par ailleurs cette notion d’intérêt public permet le recours à une logique de « consentement présumé » des citoyens à la collecte d’information personnelle de santé, sur le modèle du don d’organes par défaut, par les administrations gérant ou alimentant le Health Data Hub. On parle de logique « d’opt out », de signalement explicite du refus de la collecte, après coup seulement, par le citoyen. Les récentes polémiques autour de la collecte des données personnelles de prescription médicales des patients par les logiciels informatiques de nombreuses pharmacies françaises, comme révélé par les équipes de Cash investigation, pose le problème démocratique du niveau d’information du public quant à l’existence même de ces procédures et leur bien fondé.

[5] IQVIA est un des leaders mondiaux de la collecte et traitement de données de santé. Ils développent un panel de services qui vont de l’analyse de bases de données par des technologies d’intelligence artificielle, à l’offre de prestations d’encadrement de soins ambulatoires par des contractuels infirmiers ou médecins en téléconsultation. Le modèle économique de cette entreprise donne à voir au public ce que nos dirigeants ont en tête à travers les politiques de restriction permanent de l’accès au soin hospitalier et de réduction des coûts de la santé publique. [1] Plusieurs lois américaines allant du Patriot act post-11 septembre au FISA (Foreign Intelligence Security Act), en passant par le Cloud Act, font planner le doute sur de possibles captures des données personnelles détenues par les services des GAFAM qui leur sont soumises. Les motifs de lutte anti-terroriste, anti-corruption (comme dans le cas Alstom), ou de défense des intérêts stratégiques de l’État peuvent contraindre les multinationales américaines à rompre leur secret professionnel au bénéfice des administrations américaines. 

[6] Plusieurs lois américaines allant du Patriot act post-11 septembre au FISA (Foreign Intelligence Security Act), en passant par le Cloud Act, font planner le doute sur de possibles captures des données personnelles détenues par les services des GAFAM qui leur sont soumises. Les motifs de lutte anti-terroriste, anti-corruption (comme dans le cas Alstom), ou de défense des intérêts stratégiques de l’État peuvent contraindre les multinationales américaines à rompre leur secret professionnel au bénéfice des administrations américaines. De récentes affaires médiatiques ont révélé l’existence de gag orders de la justice américaine, d’ordre de silence sur la divulgation de données personnelles aux administrations par ces entreprises.

[7] C’est-à-dire qu’elle est soumise au Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA) et à l’Executive order 12333, qui permettent à tout moment aux États-Unis de demander l’accès aux données et de faire de la collecte massive de données, de façon discrétionnaire et non compatible avec le RGPD.

Industrie 4.0 : les ambitions dévorantes de l’Allemagne

La chancellière Angela Merkel en visite dans la “Digital Factory” du groupe Siemens en 2015. Capture d’écran Youtube /DR © Siemens

Avec le programme « Industrie 4.0 », l’État allemand soutient la numérisation et l’automatisation de ses chaines de production afin de renforcer la compétitivité de son industrie. Ce projet d’ampleur s’accompagne d’une offensive politique à l’échelle européenne, où Berlin propose de construire une « souveraineté numérique » face à la Chine et aux États-Unis. Cette stratégie sert pourtant davantage les intérêts de l’économie allemande que ceux de ses partenaires.

Au lendemain de la crise économique majeur qu’a traversé le monde en 2008, nombre de cabinets de consulting ainsi que d’économistes adaptent radicalement leurs préconisations. Plutôt que d’inciter les pays occidentaux à des stratégies de désindustrialisation et de délocalisation, politique par ailleurs largement créatrice de chômage de masse, ils se font les chantres d’une « réinvention » de l’industrie manufacturière. Dès 2011, le World Economic Forum de Davos met ainsi en place les stratégies « Futur de l’industrie manufacturière » et « Commission d’agenda global relatif à l’industrie manufacturière » auxquelles sont associées de nombreuses multinationales. L’objectif de ces initiatives est de numériser les entreprises dans l’espoir incertain de voir leur productivité augmenter. Dans des usines connectées, des machines dites intelligentes coordonnent de façon autonome des chaînes de production. Tandis que la plupart des opérations de montage sont automatisées et que des véhicules de transport autonomes gèrent logistique et flux de matériaux, les êtres humains supervisent la production et n’interviennent qu’en cas de défaillance du système.

En visite dans « l’usine digitale » du groupe Siemens en 2015, Angela Merkel assène que « l’automatisation permise par le numérique va considérablement transformer la production industrielle » (les citations suivantes sont extraites de ce même discours, ndlr). Cette déclaration résume l’objectif principal du programme « Industrie 4.0 » : gonfler la productivité de l’économie d’Outre-Rhin. Cette « numérisation » de l’industrie demeure avant tout une stratégie nationale d’hégémonie économique face à la concurrence étrangère. La chancelière allemande déclarait ainsi : « Nous devons faire en sorte de gagner la course en Europe et surtout en Allemagne. Cette compétition se déroule entre ceux qui sont actuellement en avance dans l’économie de l’Internet et nous, qui sommes en avance dans de nombreux domaines de l’économie réelle ». En clair, si l’industrie allemande veut conserver ses avantages actuels dans les circuits capitalistes européens et mondiaux, elle doit numériser leurs chaînes de production.

Pour l’Allemagne, la numérisation de l’industrie est impérative

En février 2015 déjà, Merkel annonçait : « L’Allemagne fait encore partie des pays avec une très forte production industrielle, et nous voulons maintenir cela ». Représentant 15 millions d’emplois directs et indirects, l’industrie allemande est en effet présente dans tous les domaines. L’automobile, la construction mécanique (portée par des entreprises comme Siemens, ThyssenKrupp et Bosch), l’industrie chimique (BASF), électrique (Siemens) ou pharmaceutique (Bayer) ainsi que la sidérurgie (ThyssenKrupp) sont autant de secteurs où l’Allemagne conserve un avantage certain face à ses partenaires européens. Avec les bouleversements anticipés dans les processus de création de valeur, l’Allemagne table sur une augmentation de la productivité estimée à 78 milliards d’euros d’ici 2025 et sur une croissance supplémentaire de 1,7 % par branche en moyenne. Une seule conclusion s’impose alors à la dirigeante du gouvernement fédéral : « nous devons franchir le pas vers de la numérisation de la production. Elle est essentielle à notre prospérité. Nous appelons cela “Industrie 4.0”. Maintenant il s’agit de définir des normes et de trouver les bons partenaires de coopération pour donner avant tout aux moyennes et aux grandes entreprises une plateforme commune. Je suis ravie de voir que l’industrie allemande y contribue très activement ».

Afin de parfaire ce programme économique, l’Etat allemand a mis sur pied une alliance avec les industriels, les institutions de recherche et les syndicats.

Depuis 2011, les responsables politiques allemands ont ainsi fait de ces nouvelles technologies une priorité absolue. Dans le cadre des deux programmes de financement « Autonomik für Industrie 4.0 » (« autonomique pour Industrie 4.0 ») et « Smart Service Welt » (« monde smart service »), le Ministère fédéral de l’économie met à disposition près de 100 millions d’euros de financements publics dans l’objectif de faire avancer la recherche et le développement d’innovations importantes dans ce domaine. Le ministère fédéral de l’Éducation et de la Recherche a quant à lui subventionné plus de 470 millions d’euros de recherches autour de l’économie 4.0. Dans toute l’Allemagne, 26 centres de compétence subventionnés par ce ministère proposent aux petites et moyennes entreprises (PME) des offres complètes de sensibilisation, d’information et de formation sur les applications de l’industrie 4.0. Afin de parfaire ce programme économique, l’État allemand a mis sur pied une alliance avec les industriels, les institutions de recherche et les syndicats. Jörg Hofmann, le président du puissant syndicat IG Metall, fait ainsi partie du comité de direction du programme. Ce dernier, dénommé la Plateforme pour l’industrie 4.0, a pour objectif de mettre en place un cadre juridique ainsi que des infrastructures nécessaires à cet objectif de numérisation et d’automatisation de l’industrie. L’industrie 4.0 s’apparente donc à un programme gouvernemental visant à catapulter le capital allemand au sommet du marché mondial grâce aux débouchés offerts par les nouvelles technologies.

Selon la chancelière allemande, cette « numérisation des processus de production ainsi que des processus entre les entreprises et les clients » a permis à l’économie outre-Rhin de se doter « de nombreux champions mondiaux ». Néanmoins, l’Allemagne reste largement fière de ses Mittelstand, des entreprises de taille moyenne qui renvoient à l’idéal d’un capitalisme familial et patriote. Angela Merkel constate ainsi que son pays « n’a peut-être pas encore fait autant de progrès que nous le devrions pour faire avancer la masse des entreprises de taille moyenne ». Selon cette dernière, il est ainsi primordial « de voir les grands pionniers entraîner les autres » dans la numérisation de leurs activités.

Une féroce concurrence intra-européenne

La numérisation de l’économie n’est pourtant pas l’apanage unique de l’économie allemande. Partout dans le monde, les nations soutiennent leur capital national dans la compétition pour la croissance avec des programmes dédiés. En 2014, un projet américain dénommé Industrial Internet Consortium a été lancé, tandis que l’équivalent français, l’Alliance Industrie du Futur ainsi le programme chinois Made in China 2025 ont tous deux vu le jour en 2015. 

Cette peur d’être en retard en matière de digitalisation a progressivement amené l’Allemagne à déguiser son programme national d’hégémonie économique en coopération européenne.

Sous Donald Trump, de nombreux États américains sont devenus de vastes champs d’expérimentation pour les véhicules autonomes, l’une des technologies numériques les plus prometteuses. Les capitaux accumulant le plus de kilomètres d’essai sont susceptibles d’avoir les meilleures chances de dominer le marché automobile à l’avenir. Sous cette même administration, les attaques contre les capitaux chinois se sont multipliées. L’offensive du gouvernement américain contre TikTok en est un exemple frappant dans le secteur des technologies de l’information. L’interdiction de la plate-forme, qui compte plusieurs millions d’utilisateurs aux États-Unis, a été évitée uniquement parce que Donald Trump a « convenu » avec le propriétaire chinois Bytedance le transfert de ses activités américaines à une société dont le siège sera vraisemblablement au Texas. Le nouveau président américain Joe Biden, alors qu’il révise la politique de son prédécesseur dans d’autres domaines, poursuit explicitement une ligne dure contre la Chine. Ces dernières années, la Chine est passée du statut d’atelier de l’Occident à celui de son concurrent le plus féroce. Avec son programme « Chine 2025 » et sa récente mise à jour en 2020, la Chine vise le sommet. Avec sa stratégie de « double circulation », elle veut renforcer son marché intérieur (première circulation) et intensifier sa coopération avec d’autres pays asiatiques dans le domaine de la numérisation (seconde circulation) afin d’intensifier la guerre commerciale contre les États-Unis. Avec toutes ces mesures, la Chine poursuit au final le même objectif que les États-Unis : dominer le marché mondial en tant que puissance technologique de premier plan.

Cette peur d’être en retard en matière de numérisation face à d’autres puissances mondiales a progressivement amené l’Allemagne à déguiser son programme national d’hégémonie économique en coopération européenne. Selon les termes de la chancelière, il est ainsi « toujours important pour nous, en Allemagne, d’utiliser les avantages du marché unique européen. […] Après tout, les 500 millions de personnes qui composent le marché unique européen constituent déjà une force du marché. Et cela nous donne aussi la possibilité de nous affirmer au niveau mondial. »

Cette « souveraineté numérique » ne se matérialise actuellement qu’en tant que concurrence entre pays-membres de l’UE.

L’émergence d’un marché unifié du numérique à l’échelle européenne est en effet un des objectifs majeurs des dernières années. L’Union européenne (UE) a ainsi annoncé le lancement de sa « stratégie numérique » en 2014. Six ans plus tard, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, proclamait l’objectif de « souveraineté numérique ». L’UE a ainsi prévu de subventionner ces efforts à hauteur de 55 milliards d’euros dans le cadre du programme DigitiseEU. Concrètement, outre un programme d’expansion de l’infrastructure numérique dans toute l’Europe (déploiement de la fibre et de la 5G notamment), les institutions européennes cherchent à bâtir un cadre juridique européen commun à tous les États, afin que les entreprises puissent utiliser ce marché et se développer en conséquence. Les entreprises européennes pourraient ainsi acquérir une taille critique et seraient alors capable de rivaliser avec les géants américains (Amazon, Google ou Facebook) ou chinois (Tencent, Alibaba ou Baidu).

Pourtant, cette « souveraineté numérique » ne se matérialise actuellement qu’en tant que concurrence entre pays-membres de l’UE ayant avant tout tous l’intention d’utiliser le marché commun dans leurs propres intérêts nationaux. La construction de la « superpuissance européenne numérique de demain », selon les termes du secrétaire d’État français chargé du numérique Cédric O, cache en réalité une rude concurrence à l’échelle européenne, dans laquelle les entreprises allemandes sont très bien positionnées. Le ministre fédéral des Affaires européennes Michael Roth appelle ainsi à « surmonter l’esprit des particularismes nationaux et à regrouper la multitude de programmes et de stratégies à travers l’Europe dans une politique commune ». Or, une telle politique conduit les États européens les moins industrialisés et numérisés à devenir de simples ateliers pour les entreprises allemandes.

Protection des données, taxation des GAFAM… l’Allemagne donne le ton

Les normes sont l’un des moyens que les entreprises ont à leur disposition pour se procurer un avantage au sein de la concurrence mondiale. Avec sa propre norme, une entreprise tente d’exclure les autres producteurs et fournisseurs afin de disposer exclusivement de sa propre norme comme moyen de réussite. Les multinationales comme les États ont intérêt à imposer leurs normes et à les rendre compatibles avec le plus grand nombre possible d’autres produits afin d’obtenir des effets de réseau. Les différents câbles de recharge ainsi que des câbles de connexion demeure un exemple bien connu de cette stratégie. Avec son connecteur Lightning, Apple tente d’enfermer les clients dans ses propres produits, car seuls ceux-ci peuvent communiquer directement entre eux sans produit intermédiaire. De cette stratégie économique découle une autre pour les États. Ces derniers étant responsables de définir le cadre juridique de l’approbation et de l’utilisation des produits vont alors essayer que le pouvoir de marché de leurs propres entreprises nationales soit assuré dans ce processus. Il est alors évident que l’Allemagne cherchera à définir des normes juridiques à même de protéger son industrie. Comme l’analysait Angela Merkel, si l’économie allemande veut parfaire la numérisation de ses activités économiques, il est alors primordial de « faire évoluer certaines normes ». Une fois ces normes définies et mises en place au niveau national, la chancelière préconisait alors de « les ancrer au niveau européen ».

Dans le domaine numérique, les clouds, ces services d’hébergement de données ou logiciels en ligne, sont un nouveau terrain d’affrontement. Pour l’instant, quatre fournisseurs américains (Amazon, Google, Microsoft et IBM) ainsi que le chinois Alibaba dominent près de 75% du marché mondial. Avec le projet Gaia-X, l’Allemagne et la France ont pour objectif de développer un cloud européen et d’établir une norme européenne dans ce domaine. Ce projet, dirigé contre la dominance des GAFAM, se retrouve cependant confronté à une contradiction évidente : créer une infrastructure de données susceptible de pouvoir concurrencer les entreprises dominant ce secteur nécessite une masse immense de capital. Afin que leur cloud atteigne une taille critique pour être compétitif, les Européens ont donc associé les GAFAM au projet Gaia-X. Ainsi, la concurrence européenne contre les GAFAM aboutit donc… à coopérer avec eux !

NDLR : Pour en savoir plus sur le projet Gaia-X, lire sur LVSL l’article de Florent Jourde : « l’Allemagne en quête de souveraineté face aux GAFAM ». 

Force est de constater que l’Allemagne cherche avant tout à réunir les conditions nécessaires à la mise en place de ses ambitions globales. Le gouvernement allemand considère que la législation de ses partenaires reflète une « mentalité de petit État ». Les entreprises allemandes utilisant le marché intérieur afin de créer et de consolider leur poids économique global sont gênées par le manque de cadre juridique uniforme ou de normes communes qu’ils considèrent être un frein à leur croissance. Si le ministre fédéral de l’Économie, Peter Altmeier, affirme que « nous avons besoin de technologies d’avenir ‘Made in Europe’ » et qu’il faudrait « créer par des incitations à l’investissement des projets européens communs tels que la production de cellules de batteries, la microélectronique et le projet GAIA-X pour une plus grande souveraineté numérique », il est évident que celle-ci fait avant tout avancer les intérêts allemands.

Berlin souhaite en réalité que ces « champions européens », c’est-à-dire des capitaux compétitifs au niveau mondial, soient sous la direction d’entreprises allemandes comme Infineon (leader mondial des composants pour cartes à puce). L’espoir repose désormais également sur les “licornes”, ces start-ups non cotées en Bourse valorisées plus d’un milliard de dollars : Celonis (traitement de données), Trade Republic (investissement), N26 (banque) ou FlixMobility (transport). Les législations des autres États membres, avec lesquelles ceux-ci veulent rendre leurs sites attractifs pour les capitaux d’entreprises numériques étrangères, à l’image de l’Irlande ou les Pays-Bas avec des impôts sur les sociétés peu élevées, sont accusées de « dumping fiscal ». En revanche, dans les domaines où le capital américain est supérieur, l’Europe défend ses propres règles contre les États-Unis.

Etant donné le retard de l’UE, et plus spécifiquement de l’Allemagne dans la data economy, l’adoption de règles de protection des données particulièrement strictes est peu surprenante.

Parmi les normes européennes sur le numérique, le RGPD (Règlement Général sur la Protection des Données, voté en 2016 par le le Parlement européen) a fait date. Ce texte est pour l’heure l’une des lois les plus strictes en matière de protection de la vie privée des utilisateurs. D’aucuns pourraient ainsi avoir l’impression que la politique économique allemande est guidée par des impératifs éthiques. C’est du moins l’impression que l’on a en écoutant le ministre allemand des Affaires européennes : « Notre chemin doit être centré sur l’individu, s’appuyer sur des principes éthiques clairs, des normes élevées de protection des données et de sécurité. […] Ce faisant, nous nous différencions clairement du capitalisme des données des géants américains de la technologie et du modèle chinois basé sur le contrôle de l’État et la répression numérique. » Pourtant, plutôt que de représenter un regain d’intérêt pour les libertés numériques de la part de l’UE, cette décision est en réalité guidée par des motifs économiques. En effet, si l’industrie 4.0 allemande repose surtout sur la mise en réseau des usines, Berlin conserve un net désavantage vis-à-vis des États-Unis en matière de technologie business-to-consumer, illustré par la domination des GAFAM dans ce domaine. Etant donné le retard de l’UE, et plus spécifiquement de l’Allemagne dans la data economy, l’adoption de règles de protection des données particulièrement strictes est donc peu surprenante.

Il ne faut cependant pas se fourvoyer quant aux bénéfices attendus d’une numérisation de l’économie. Il y a fort à parier que la stratégie L’industrie 4.0 bénéficiera avant tout à la bourgeoisie nationale allemande et non à ses travailleurs. Les voix qui professent que cette numérisation permettra une réduction des accidents au travail et l’avènement d’une « société de loisirs » se trompent fortement. La mise en œuvre du plan « Industrie 4.0 » répond en effet à des impératifs capitalistes primaires : la technologie sera principalement utilisée pour économiser les coûts de fonctionnement et pour contrôler la masse salariale. De même, cette « quatrième révolution industrielle » reposant sur des infrastructures digitales très polluantes et énergivores, est-elle compatible avec les objectifs environnementaux que l’Humanité s’est fixée ? Cette doctrine de la numérisation de l’industrie, si elle permet d’indéniables progrès en matière de productivité, risque donc de bénéficier à une petite poignée de groupes allemands, au détriment de leurs concurrents étrangers, des travailleurs et de la nature.