Cambodge : chronique d’une dictature annoncée

portrait Hun Sen, ©T. Ehrmann, Flickr

À l’approche des élections qui se tiendront en juillet 2018, les dernières répressions au Cambodge semblent avoir eu raison de la liberté d’expression. Journalistes condamnés, médias fermés, opposants assassinés… Dans un rapport de 26 pages paru cette semaine, l’ONG Reporters sans frontières alerte la communauté internationale. Depuis des années, le pays bascule toujours plus vers l’autocratie, de manière exponentielle ces derniers mois avec un musèlement total de l’opposition. Après une ère de semblant de démocratie, le temps d’une génération, la partie est finie. À la fois dans l’ombre et la lumière, Samdech Hun Sen avance. Depuis plus de 30 ans, c’est lui qui mène la danse, le pays dans ses pas. ONG et médias l’augurent, il est aujourd’hui prêt à tout pour rester en place.


Depuis six mois, le pouvoir entend bien éteindre les quelques dernières voix médiatiques qui s’élevaient contre sa politique. Pour ce faire, il n’hésite pas à élever un arsenal législatif afin de paralyser les médias d’opposition. Des pressions financières ubuesques poussent de grands journaux et radios à la faillite. En septembre 2017, le journal The Cambodia Daily mettait la clé sous la porte, contraint de payer une taxe de 6,3 millions de dollars. Une facture que le titre conteste. Deborah Krisher-Steele, la fille du fondateur et directrice du journal, explique n’avoir reçu aucun avertissement avant la présentation de ce qu’elle nomme un « faux avis de taxation ». D’après elle, le pouvoir « vise à intimider et à harceler The Cambodia Daily et ceux qui osent dire la vérité ». Aucune échappatoire, « Descente en pleine dictature » sera leur dernière une. La chute en enfer du journal indépendant est rapidement suivie par celle de Radio Free Asia, le même mois. En quelques jours, ce sont plus de trente radios cambodgiennes qui cessent d’émettre sur les ondes.

Un avertissement brutal au spectre médiatique cambodgien

Lors d’une conférence de presse, quelques mois auparavant, le premier ministre n’avait pas hésité à déclarer à deux journalistes : « Maintenant, vous deux… Qui travaillez pour Radio Free Asia et The Cambodia Daily… Notez bien ce que je vous dis. Vous pourrez vous en souvenir. Inutile de chercher plus loin quelles sont les bêtes noires du pouvoir ». À l’échelle nationale comme à l’internationale, Hun Sen est habitué aux déclarations mordantes. Malheureusement, ses paroles sont souvent suivies par des actes.

Le 3 et le 4 septembre 2016, deux journalistes du Cambodia Daily sont arrêtés à Phnom Penh, dont le premier lors d’un raid de la police en pleine nuit.

La dernière une du Cambodia Daily, “Descente en pleine dictature”.

Accusés d’incitations au crime, d’espionnage mais aussi, par Hun Sen lui-même, de participer à une machination américaine pour renverser l’État. Une charge que le premier ministre réitérera contre des opposants politiques. Pour cette raison, il a fait adopter au parlement un amendement permettant au gouvernement de dissoudre ses rivaux politiques. En outre, au moins 3 opposants politiques ont été arrêtés ; d’autres sont partis en exil, à l’image de Sam Rainsy, ancien président du parti d’opposition Parti du Sauvetage National et actuellement réfugié en France.

Le premier ministre et chef du Parti du Peuple Cambodgien n’hésitera pas à se justifier au sujet de ces nouvelles mesures lors de son discours pour l’anniversaire de la chute des Khmers rouges, le 7 janvier 2018 : pour celui qui est au pouvoir depuis 33 ans, cette politique vise tout simplement à « protéger la démocratie ». Dès novembre 2017, face au risque de sanctions internationales, Hun Sen rend visite à son plus gros donateur, la Chine. Il faut savoir que le Cambodge est un des pays qui reçoit le plus d’aides au développement ; mais que ces dernières années, ce pays encore pauvre malgré une croissance toujours plus forte (+7 %) s’est détourné de ses donateurs historiques (la France et les États-Unis). Un virage économique qui s’accompagne d’un alignement sur la politique internationale menée par Pékin, notamment dans le dossier sensible des mers méridionales.

Pour Samdech Hun Sen, qui est de plus en plus souvent surnommé « Sadam Hun Sen » en référence au dictateur irakien, l’opposition populaire grandissante est un problème non négligeable qui exige des solutions radicales. En juillet 2016, le commentateur politique Kem Ley, opposant politique au Parti du Peuple Cambodgien, est tué de deux balles dans une station-service à Phnom Penh. Un assassinat politique qui générera un grand émoi à travers le pays, des dizaines de milliers de personnes participant à une grande marche. Un marcheur interviewé par le Phnom Penh Post dira :

« Kem Ley était l’homme le plus important du Cambodge car il parlait de ce qui était noir et de ce qui était blanc. La liberté, c’est quand les gens s’expriment, et il était un exemple pour nous. »

Depuis 2000, trois activistes ont été assassinés au Cambodge, dont un activiste écologique et un leader syndicaliste.

En 2017, 40 % du peuple khmer s’informait via Facebook. Dans ce pays où la moitié de la population a moins de 20 ans, l’information a toujours trouvé un chemin grâce aux réseaux sociaux. Des pages et médias alternatifs ont émergé, leur salut revenant notamment aux journalistes-citoyens qui offraient un regard neuf et indépendant. Mais, pour des raisons bassement lucratives, ces outils de libération sont aujourd’hui devenus les garde-fous du régime autoritaire.

Facebook est-il conscient de faire le jeu des dictatures ?

Lors d’un test à travers 5 autres pays (Bolivie, Guatemala, Serbie, Slovaquie et Sri Lanka), la plateforme a décidé d’instaurer la fonctionnalité « Explore ». Sur le fil d’actualité principal, seuls les organes officiels et sponsorisés persistent, reléguant les contenus d’information indépendante dans un espace dédié et peu accessible, une sorte de « second fil d’actualité ». Une véritable catastrophe pour la presse libre. Ainsi, depuis l’arrivée d’Explore, le Phnom Penh Post, dernier média indépendant du pays, a perdu 45 % de ses lecteurs et vu son trafic baisser de 35 %. Le journal parle de « mauvaise nouvelle pour le Cambodge »,

Cette fonctionnalité va « pénaliser les ONG et journaux indépendants même si on les like (…) alors que les élections approchent »

Ainsi, pour avoir accès à la même audience qu’avant, il faut dépenser de grosses sommes d’argent, ce qui est impossible pour un média indépendant. Résultat : 85 % des lecteurs de journaux cambodgiens sont aujourd’hui aspirés par quatre titres, dont les dirigeants sont tous affiliés au clan Hun Sen.

Malgré les effets d’annonce, la mise à jour de Facebook ne semble pas non plus lutter contre les faux comptes. En 2018, la page du premier ministre cambodgien a généré près de 60 millions de clics avec des pics de like à 10 millions, ce qui le place en troisième position mondiale derrière Donald Trump et le premier ministre indien Narendra Modi. Une popularité forcément factice puisque le petit pays ne rassemble que 15 millions d’habitants, et que l’accès à internet concerne surtout les jeunes. Afin de prouver que Hun Sen a acheté des millions de « j’aime » à des fermes à clics en vue des élections, l’ancien chef de l’opposition a déposé un recours au tribunal fédéral de San Francisco contre Facebook.

Le Cambodge est au 132ème rang sur 180 pour la liberté de la presse, selon le classement de RSF en 2017. Une place qui devrait fortement reculer cette année (voir le rapport ici). Au pouvoir depuis 1985, l’ancien soldat khmer rouge a placé sa famille à la tête des plus grandes entreprises publiques et privées du pays. Ainsi, sa fille Hun Mana règne sur 22 firmes et détient un capital évalué à 66 millions de dollars en 2015 selon le Phnom Penh Post. Alors que dans le pays on estime à 50% la part de la population vivant sous le seuil de pauvreté (1 $ par jour), la famille Hun Sen est officiellement à la tête d’un empire capitalisant au moins 200 millions de dollars. Pour le journal, il ne s’agit que de la partie émergente de l’iceberg, car elle disposerait de nombreux prête-noms.

Des chiffres qui indignent le peuple : Manifestations fortement réprimées, contestation grandissante, la jeunesse s’organise

« Est-ce que quelqu’un oserait lancer une révolution de couleur avec moi ? Un jour, dans un futur proche, je lancerai une révolution de couleur pour changer ce régime vulgaire. Même si je suis emprisonné ou si je meurs, je dois le faire », avait écrit un étudiant cambodgien sur Facebook. Il sera condamné à 1 an et demi de prison ferme. D’autres, étudiants eux aussi pour la plupart, subiront le même sort pour leurs publications sur des réseaux sociaux. Les plus jeunes sont particulièrement visés : en 2013, ils avaient voté majoritairement en faveur de l’opposition aux législatives. Élections remportées frauduleusement par le parti de Hun Sen selon cette même opposition.  En 2016, un sénateur cambodgien issu de ses rangs a écopé de sept ans de prison pour avoir publié sur Facebook un faux document sur la frontière entre le Cambodge et le Vietnam, dont les limites restent aujourd’hui encore controversées. Hong Sok Hour, qui est aussi citoyen français, a été condamné pour « falsification de documents publics, utilisation de faux documents et incitation au chaos ».

Le Roi est mort, vive le premier ministre !

2012 reste dans l’histoire du pays l’année de décès du monarque Norodom Sihanouk, figure charismatique qui représentait le Cambodge depuis plus de 50 ans à l’international. Pour certains historiens, ce qui le liait au premier ministre était une alliance politique : Hun Sen dirigeait le pays, Sihanouk siégeait sur le trône. À la mort de ce dernier, le fils Sihamoni est rentré de France où il était ambassadeur a l’UNESCO, son père ayant abdiqué quelques années avant de mourir. Totalement apolitique, passionné de danse et nostalgique du Marais, c’est à contrecœur que le nouveau monarque Sihamoni siège aujourd’hui dans le Palais. Pour David Chandler, historien spécialiste du Cambodge,

« Sihamoni n’a aucune liberté d’action (…) Il est admirable et astucieux mais sans ambition. Il n’a jamais voulu être roi. Hun Sen, par précaution, l’a grosso modo enfermé dans une boîte ».

Et Virak, président du Centre cambodgien pour les droits de l’Homme (CCHR), souligne : « Hun Sen est maintenant plus puissant que jamais ». Selon l’historien Hugues Tertrais, « Hun Sen pourrait être une sorte de Sihanouk sans titre. Il a résisté à toutes les époques et toutes les transformations ». Une démarche royaliste que le premier ministre assume : il n’hésite pas à se faire représenter par un de ses deux fils à certains événements politiques. Car avec ces derniers, pour Hun Sen, la relève est assurée (Hun Manet est général et Hun Mani est député). Le premier ministre avait déjà annoncé que le pays allait sombrer en guerre civile s’il n’était pas réélu, aujourd’hui il espère encore rester au moins une dizaine d’années au pouvoir, et ensuite imposer sa dynastie.

Dans ce petit pays d’Asie où tous les intellectuels ont été massacrés par les Khmers rouges, l’espoir démocratique n’aura pas longtemps survécu. Missionnaire du peuple et contre le peuple, Samdech Hun Sen avance. Avec pour meilleur allié politique la Chine et pour plus fidèle serviteur Facebook. Les médias en laisse, il n’a rien à craindre. Au Cambodge, le monarque absolu, c’est lui.

Crédits photos : portrait Hun Sen, ©T. Ehrmann, Flickr

 

“La puissance étatique est l’instrument pour limiter les crises” – entretien avec Dany Lang

©Vincent Plagniol pour LVSL

Dany Lang est maître de conférences à l’Université Paris 13 et professeur à l’Université de Saint Louis (Belgique). Il enseigne actuellement la macroéconomie, l’économie européenne, la modélisation macroéconomique, les politiques économiques, et co-anime parallèlement l’axe « Dynamiques du capitalisme et analyses postkeynésiennes » du Centre d’Economie de Paris Nord (UMR CNRS). Membre actif des Economistes atterrés depuis leur création, il a participé à de nombreux ouvrages dont Changer l’Europe, L’Europe mal traitée, ou encore le Nouveau manifeste des économistes atterrés.

LVSL – Vous faites partie d’un courant hétérodoxe de la pensée économique qu’on appelle les « post-keynésiens ». Quels sont les grands positionnements des économistes post-keynésiens au regard des économistes dominants ou des autres courants hétérodoxes (théorie de la régulation, économie des conventions, etc.) ?

Aujourd’hui les Post keynesiens sont un courant majeur au sein de l’hétérodoxie, en particulier aux Etats-Unis et en France. Le plus grand post keynésien, le canadien Marc Lavoie, est aujourd’hui enseignant chercheur à Paris 13. L’objectif principal est de continuer les travaux menés par Keynes et ses principaux disciples : Joan Robinson, Nicholas Kaldor, Michal Kalecki et Hyman Minsky.

Pour résumer leurs principaux apports, les post-keynésiens considèrent que les inégalités jouent un rôle central. Elles ne sont pas neutres, leur influence sur la croissance et sur l’emploi est non négligeable. D’autres thèmes majeurs sont mis en avant, comme la répartition de la valeur ajoutée entre profits et salaires, et son impact sur la croissance, le rôle délétère de la finance… Généralement, les post-keynésiens ne croient pas en l’efficience des marchés. Le capitalisme nécessite d’être mieux encadré, car ce système va de lui-même à sa destruction. Leurs apports théoriques insistent d’ailleurs sur la prise en considération de la dette privée, absente des théories dominantes actuelles et pourtant indispensable pour penser le capitalisme contemporain.

Les post keynésiens sont donc assez critiques vis-à-vis d’un courant dominant qui souhaite limiter la régulation pour ne pas entraver les mécanismes de marchés. Le marché peut être efficace dans certains domaines, mais lorsqu’il s’agit de santé, d’éducation et de sécurité sociale : l’intervention de l’Etat est requise. La puissance étatique est l’instrument pour limiter les crises, pour que ne se reproduise pas ce que l’on a connu en 1929 et depuis 2007-8.

Entre les post keynésiens et les autres courants de l’hétérodoxie, il y a des interactions certaines. Nous partageons les mêmes bases, le refus de se conformer au mouvement dominant et à cette vision du marché efficient. Les régulationistes ont formé de nombreux post-keynésiens et utilisent parfois leurs mêmes outils. De nombreux post-keynésiens s’appuient sur des concepts issus de la pensée des Régulationnistes. Nous approuvons, et reprenons, par exemple, l’idée que nous sommes passés d’un régime d’accumulation fordiste à un régime d’accumulation financiarisé.

©Vincent Plagniol pour LVSL

Il y a une filiation et peu de différences sur le fond de pensée. La distinction réside peut-être dans un mode de raisonnement plus littéraire chez les Régulationnistes, quand les post-keynésiens mettent leurs intuitions sous forme de modèles et d’équations. Mais un travail commun est tout à fait possible ! L’ouvrage L’entreprise liquidée : La finance contre l’investissement en est un bon exemple. Il a été co-écrit par Tristan Auvray, héritier à la fois du post-keynésianisme et du régulationnisme, Thomas Dallery, post kéynésien, et Sandra Rigot, héritière intellectuelle de Michel Aglietta, une figure de l’Ecole de la régulation.

Vis-à-vis des courants marxistes, des rapprochements sont possibles. Les post-keynésiens considèrent le conflit entre le capital et le travail comme absolument central pour comprendre la répartition de la valeur ajoutée ou les dynamiques d’inflation. Mais nous ne croyons pas, comme certains marxistes orthodoxes, à la baisse tendancielle du taux de profit. Quant à l’Economie des conventions, nous considérons leurs contributions comme essentielles. Notamment sur le principe de détermination des cours [des prix des actifs, ndlr] sur les marchés financiers, domaine dans lequel l’approche de l’économie des conventions est bien plus pertinente que le modèle proposé par la théorie néoclassique basé sur l’offre et la demande.

Ce qui nous différencie des autres modèles hétérodoxes est notre attachement à produire des modèles alternatifs, formalisés, mathématiques. Ce que ne font pas forcément les autres courants. Notre but est réellement de fournir des outils pour les institutions. L’Agence française pour le développement en France utilise des modèles post-keynésiens pour penser sa politique, les résultats sont très intéressants. Les Banques centrales comme la Bank of England ou la banque centrale hongroise sont en train de mettre en place des modèles stock-flux cohérents d’inspiration keynésienne.

LVSL – Certains de vos travaux des années 2000 portent sur l’économie danoise, qu’on cite souvent en exemple d’économie scandinave vertueuse. Quelles sont selon vous les principales leçons de ce modèle ? Peut-on « importer » les modèles scandinaves en France et cela est-il souhaitable ?

Sur l’économie danoise, j’ai produit des travaux plus institutionnels au moment où l’on essayait d’importer le modèle de « flexisécurité » en France. Certes, les réformes danoises des années 90 avaient pour but une plus grande flexibilité, qui s’accompagnait effectivement d’une facilitation des licenciements. Toutefois, ces mesures ne se sont pas faites « à l’américaine », mais plus progressivement et avec de réelles contreparties pour les salariés : prise en compte de l’ancienneté, etc. Surtout, ces réformes ont été accompagnées simultanément d’une vraie politique de relance budgétaire.

Ces réformes ont pu être tenues au Danemark grâce à la tradition de négociation entre le patronat et les syndicats. Les syndicats sont extrêmement puissants et donc, de fait, représentatifs. Par exemple, pour toucher les allocations chômage, être syndiqué est un prérequis. Cette force a construit une véritable culture du dialogue au sein des entreprises depuis une centaine d’année. A contrario, en France, on s’attend à ce que l’Etat s’interpose entre syndicat set patronat. Ce dernier, à travers le MEDEF, n’est pas dans une logique de dialogue mais de véritable lutte des classes.

De manière plus générale, la transposition de réformes est une erreur fondamentale. On peut envisager de mener une politique conjoncturelle de relance budgétaire dans des pays structurellement différents, mais lorsqu’on touche à des politiques plus structurelles comme le marché du travail, il faut tenir compte des structures institutionnelles, et donc de l’histoire et de l’état des relations sociales. En France, nos relations sociales ne permettent simplement pas d’importer le modèle danois, le modèle suédois ou même le modèle allemand. Qu’on essaie de donner le même pouvoir aux syndicats que dans les entreprises allemandes, on nous traiterait de bolcheviks révolutionnaires !

LVSL – L’un de vos thèmes de recherche est le marché du travail. Selon vous, quels sont aujourd’hui les problèmes sur le marché du travail français ? Les ordonnances Macron répondent-ils à ces problèmes ou les aggravent-ils ?

Selon moi, le problème du chômage est un problème macroéconomique. Je suis en cela resté fidèle à Keynes et au message des postkeynésiens. Pour le courant dominant, le chômage est un problème d’incitations au plan microéconomique. Il aurait pour origine un état social trop fort, versant des allocations chômages trop généreuses ou fixant un SMIC trop élevé. Ces théories sont justes fausses : ce n’est pas parce que nous avons eu un pic de feinéantise en 2007-2008 que le chômage a augmenté !

©Vincent Plagniol pour LVSL

Donc avant tout, le chômage est un problème d’ordre macroéconomique qu’on ne résoudra pas en facilitant les licenciements. Pourquoi ne pas favoriser la flexibilité interne dans certains cas en modulant le nombre d’heures travaillées ? Mais globalement la flexibilité numérique externe (la facilité de licencier) n’est pas une solution. Les réformes structurelles du marché du travail ne constituent pas, pour moi, la priorité. Je n’ai jamais cru à l’existence de ce taux de chômage naturel qui obsède le courant dominant et dont on parle depuis les années 1970 sans avoir pu l’évaluer sérieusement. Lors de la campagne présidentielle, Henry Sterdyniak et moi-même avons eu une controverse avec les économistes de Macron sur ce sujet, dont le point de départ est notre note Emmanuel Macron, l’économie en marche arrière. La réponse à cette note de Marc Ferracci démontre clairement qu’ils sont convaincus de l’existence, qui n’a jamais pu être prouvée, de ce taux de chômage naturel à 7%.

Le chômage n’est pas une question de réformes structurelles mais de politiques macroéconomiques. Lorsqu’on baisse les dépenses publiques en période difficile, lorsqu’on augmente les impôts pour les ménages les plus pauvres et les classes moyennes, on ne fait qu’aggraver le problème. Le contre-exemple est très clair : le Portugal. Ce pays a arrêté les politiques d’austérité et est passé sous la barre des 10% de chômeurs en approchant les 3% de taux de croissance. Ils ont rétabli un salaire minimum, passé aux 35 heures, réhabilité les services publics qui avaient été particulièrement atteints par les coupes budgétaires. Bien sûr, tout ne va pas bien au Portugal et le pays continue la politique du gouvernement précédé en matière de défiscalisations. Mais le cadre européen pousse au dumping fiscal et le cours de l’euro est inadapté à la situation de l’économie portugaise.

Les réformes structurelles du marché du travail ne sont pas la solution pour faire baisser le chômage. Je crois beaucoup plus à la combinaison d’une politique budgétaire de relance et d’une véritable politique industrielle. Mais mener une politique industrielle ciblée est extrêmement difficile dans l’Union européenne actuelle.

LVSL – Vous avez, à ce sujet, participé à la rédaction de plusieurs ouvrages des Économistes atterrés sur l’Union européenne et enseignez par ailleurs l’’intégration européenne à l’université Paris 13 et à l’Université catholique de Louvain. C’est un débat particulièrement fort parmi les progressistes sur la sortie de l’Union européenne, de l’euro, ou la réforme d’une « Europe sociale ». Quelle est votre position ?

La question de l’euro est une question complexe, que j’aimerais – pour une fois – penser en termes d’équilibres économiques. Les économistes aiment penser les dynamiques économiques en termes d’équilibres vers lesquels convergent les systèmes. Ces équilibres peuvent être stables ou instables. Par rapport à la question de l’euro, il y a aujourd’hui trois équilibres, deux stables et un instable. L’équilibre actuel est intenable – et cette idée fait consensus au sein des économistes atterrés. Nous sommes dans une situation que Michel Dévoluy et moi avons appelée « fédéralisme tutélaire ». Dans cette situation, les institutions européennes imposent, en se fondant sur les traités, des contraintes extrêmement fortes aux Etats. Un des exemples les plus flagrants aujourd’hui est le semestre européen [prévu par la réforme du pacte de stabilité et de croissance en 2011 dans le but de synchroniser les politiques nationales en matière de budget, de croissance et d’emploi, ndlr], qui permet notamment un regard et des demandes de correction de Bruxelles sur les budgets nationaux. L’existence même de cette possibilité est délirante du point de vue de la souveraineté, et donc du point de vue démocratique – car il n’y a point de démocratie sans respect de la souveraineté populaire. Cette situation n’est pas tenable car on ne peut durablement imposer l’Europe par la contrainte et le déni des instances démocratiques.

Face à ce constat, deux solutions sont envisageables et elles correspondent à deux équilibres. D’abord celui d’une Europe vraiment fédérale, y compris au niveau démocratique. Cela implique de donner beaucoup plus de pouvoir au Parlement européen, la fin du monopole d’initiative pour la Commission, et surtout une réelle réflexion sur un gouvernement européen. Si l’on fait ce choix, il faut mettre fin au système intergouvernemental représenté par Conseil européen. Cet organe qui réunit les chefs d’Etats et de gouvernement, a l’initiative des politiques menées et donne les grands orientations européens. Il est clairement utilisé par les chefs d’Etat pour faire passer des réformes impopulaires vis-à-vis de leurs populations pour dire ensuite que c’est de la faute de l’Europe. La situation actuelle est intenable, ne serait-ce que parce que l’on partage une monnaie commune, une politique de change commune, et que la politique budgétaire, dernier levier des états, est fortement sous le contrôle des institutions européennes. Ce dispositif est clairement délirant et inadapté au regard des situations très différentes des économies européennes.

Les partisans de la monnaie unique étaient conscients depuis le départ, depuis le rapport Wermer de 1971, de la nécessité d’un budget à 10% ou 15% du PIB, soit un réel budget européen suffisant pour être en cohérence au sein de la zone et permettre des transferts budgétaires entre les régions qui vont bien et celles qui vont mal. Dans l’état actuel des choses, cette solution me semble souhiatble mais hélas guère envisageable car les rapports de force permettant cela ne sont pas réunis. J’ai longtemps pensé qu’on pouvait obtenir plus de fédéralisme démocratique. Mais en 2015 les choix anti-austérité du peuple grec ont été foulés aux pieds et le gouvernement humilié ; ce traitement ne donne pas beaucoup d’espoir pour cette construction européenne-là.

L’alternative est donc la sortie de l’euro, le retour à une monnaie nationale, en construisant une monnaie commune et non pas une monnaie unique, comme le préconise, entre autres, Frederic Lordon. Cette monnaie serait utilisée pour les échanges extérieurs. Avec l’euro, on nous a vendu l’idée de la fin de la spéculation sur les monnaies. C’est vrai, mais cette spéculation s’est déplacée sur la dette publique. Il nous faut revenir à un système de change interne qui ressemblerait au Système monétaire européen, avec des changes fixes mais ajustables. Ce mécanisme existe toujours dans les Traités, il s’agit du mécanisme de change européen II (MCE II). La dévaluation est possible mais soumise à l’accord des autres pays de la zone. Cette solution risque bien sûr de déplaire aux libéraux puisqu’elle impliquerait que les pays mettent en place des restrictions aux mouvements de capitaux et remet ainsi en cause l’hypothèse d’efficience des marchés.

©Vincent Plagniol pour LVSL

LVSL – Avec les politiques non conventionnelles, la BCE a calmé la spéculation sur la dette publique. Le danger principal ne serait pas plutôt la faiblesse de l’inflation et le risque d’une spirale déflationniste, d’une spirale à la Fisher, par exemple dans les pays du sud comme l’Italie ?

Certains intervenants dans le débat public sont obsédés par l’inflation, ce qui est délirant. Entre les deux tours de la Présidentielle, j’ai débattu sur la Chaîne parlementaire avec Agnès Verdier-Molinier [directrice depuis 2007 de la Fondation IFRAP, laboratoire d’idées libéral, ndlr] qui craignait que les politiques de la BCE ne créent de l’inflation !

Le principal risque est pourtant bien la déflation. Elle est causée en grande partie par le niveau élevé et extrêmement préoccupant de la dette privée. Le réflexe premier de désendettement chez les ménages et les entreprises endettés limite la consommation et l’investissement. Le rôle de l’Etat dans ces conditions est de prendre le relais de cet investissement et de cette consommation qui font défaut, par la dépense publique. Pour autant, Macron, Merkel et les autres continuent de baisser la dépense publique, à tel point que la déflation est aujourd’hui une hypothèse qu’on ne peut plus exclure. Le risque de déflation est, selon moi, autant lié à la déflation par la dette expliquée par Fisher en 1933 qu’aux politiques d’austérité. L’Etat ne fait qu’aggraver ces problèmes, avec des politiques qui n’ont aucun sens en période difficile.

LVSL – Vous être l’un des auteurs d’un article de recherche qui a pour titre « Le marché est-il vraiment un bon enseignant ? », qui devrait sera publié en 2018 dans le Journal of evolutionary economics. Quelle est votre réponse à cette question ? Dans quels cadres le marché est-il une institution bénéfique, et dans quelles situations faut-il s’en passer ?

Cet article de recherche est motivé par des travaux de l’économiste Alchian dans les années 1950s. Son interprétation évolutionniste des mécanismes de marchés s’est scindée en deux branches. La première, incarnée par M. Friedman, correspond à une certaine confiance dans le marché qui va finir par « retomber sur ses pattes ». La deuxième, dont nous sommes proches, est l’économie évolutionniste développée par Nelson et Winter [An Evolutionary Theory of Economic Change en 1982 ndlr].

Sur la base des idées d’Alchian, On a souhaité s’appuyer sur ces travaux pour reprendre et modéliser les mécanismes de marché. Dans notre modèle qui est à la fois évolutionniste et post-keynésien, les mécanismes de marché conduisent les entreprises à adapter leurs stratégies d’endettement en réaction à l’environnement macroéconomique. Elles doivent répondre à la fois à un impératif de croissance mais aussi à un impératif de sécurité, qui est contradictoire avec le premier car les entreprises doivent prendre des risques quand elles investissent. Dans cette estimation, Isabelle Salle, Pascal Seppecher et moi faisons référence à l’auteur post-keynésien Hyman Minsky pour distinguer trois types d’entreprises : les entreprises au comportement financier sain, les entreprises spéculatives qui prennent des risques importants, et enfin les entreprises Ponzi, qui menacent le marché dans son ensemble.

Les comportements d’endettement des entreprises évoluent avec l’environnement macroéconomique que ces comportements contribuent à créer. Le résultat est un système où, comme dans la réalité, le système est fortement et violemment cyclique en raison des cycles d’endettement. Donc, dans les systèmes complexes en évolution, on constate que le marché ne permet pas toujours de sélectionner les comportements les plus efficaces au vu de la situation. La définton même des comportements efficients change avec le cycle économique. Nous en tirons une caractérisation évolutionniste des crises comme étant le point où l’évolution du système dans son ensemble dépasse en vitesse la capacité d’adaptation des agents qui le composent.

Le rôle de l’Etat est alors de réguler ces fluctuations. Dans le détail, les modalités de régulation dépendent du marché considéré. Sur le marché du crédit, cela pourrait se traduire par exemple par la limitation de la titrisation à un degré (on ne titrise pas des actifs déjà titrisés) ; les banques resteraient ainsi responsables des risques qu’elles prennent.

Entretien réalisé par Antoine Pyra et Lenny Benbara

La souveraineté populaire est l’enjeu de ce siècle – Entretien avec Roland Weyl

Docteur en droit et avocat depuis 1939, Roland Weyl est doyen du barreau de Paris. Il est aussi premier vice-président de l’Association internationale des juristes démocrates (AIJD) dont il est membre depuis 1946, année de son adhésion au PCF.


LVSL – Vous êtes membre du Mouvement de la paix et de l’Association internationale des juristes démocrates, que vous inspire, à l’aune de votre engagement et votre expérience, l’état actuel des relations internationales ?  

Roland Weyl – C’est très simple : Le monde donne le spectacle d’un abominable chaos, livré aux rapports de force entre puissances, avec les pires dangers.

Pourtant, à l’épreuve des tragédies des deux guerres mondiales, les puissances s’étaient accordées pour instituer une légalité internationale qui mette la guerre hors la loi. C’est la Charte des Nations Unies adoptée en 1945 au motif magnifiquement énoncé dans son préambule : «  Nous peuples des  Nations Unies, résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui par deux fois en l’espace d’une vie humaine a infligé à l’Humanité d’indicibles souffrances … avons décidé d’unir nos efforts ». Et la Charte crée l’ONU pour que les peuples y unissent leurs efforts par le moyen de leurs États.

Seulement elle n’a donné aux peuples que le pouvoir politique et non le pouvoir économique que les États soumis aux puissances financières leur avaient réservé par les Accords de Bretton Woods qui ont créé le FMI, la Banque Mondiale, l’OMC, et qui confisquent leurs États aux peuples pour en faire leurs instruments de pouvoir, marginalisant l’ONU ou même la détournant pour en faire leur instrument de gouvernance mondiale.

Et l’on se trouve comme avant 1945, comme s’il n’y avait pas de légalité internationale.

LVSL – Vous attachez une grande importance à la Charte des Nations-Unies. Alors que l’ONU semble souvent impuissante, pourquoi celle-ci peut-elle toujours être un outil au service de la paix ?  

RW – L’outil existe et la question n’est pas d’en faire un autre, ou de changer celui-là car il serait semblablement confisqué ; Il n’y a pas d’alternative au combat des peuples pour exercer le pouvoir qui leur est confié et l’arracher à ceux qui le leur prennent ; Mais pour cela, il faut d’abord qu’ils le sachent et le rôle des médias est ici essentiel. Or ils entretiennent l’idée conforme aux vœux et besoins du capitalisme mondialisé d’une gouvernance mondiale (verticale) sur les peuples au lieu d’une concertation inter-nationale (horizontale) des peuples. D’où notre responsabilité dans la bataille de l’information.

LVSL – La question de la souveraineté populaire et nationale semble au cœur de votre engagement, comme avocat anticolonialiste d’abord, mais aussi plus tard en opposition à la construction européenne libérale. Le concept de souveraineté fait parfois débat à gauche. À l’heure où il semble être redécouvert, pourriez vous nous dire pourquoi il vous apparaît essentiel ?  

RW – J’ai récemment commis un petit livre édité par les Éditions de l’Humanité sous le titre Droit, pouvoir, citoyenneté, où j’insiste sur le fait que dans tous les domaines de toute organisation sociale est fondamentale l’alternative entre pouvoir d’en haut et pouvoir d’en bas, c’est à dire le pouvoir citoyen.

La « démocratie » n’est pas seulement un catalogue de libertés, c’est la définition d’un pouvoir, celui du peuple (du grec ancien « demou », du peuple, « kratos », le pouvoir) ; Quand la bourgeoisie a confisqué pour elle la Révolution de 1789, toute la bataille du 19è siècle (en 1848 comme en 1851 et surtout en 1871) a été pour donner son contenu de souveraineté populaire (souveraineté du peuple) à la démocratie. Et c’est plus que jamais l’enjeu contemporain, quand on veut substituer aux partis politiques, qui sont les structures par lesquelles s’organisent dans leur diversité les instruments de la souveraineté populaire, des mouvements populistes qui consistent à demander au peuple de suivre un chef auquel ils délèguent leur pouvoir dont l’origine populaire fournit une apparence de caution.

Lorsque la Charte des Nations Unies fonde le droit international sur la souveraineté des peuples, parce que ce sont eux les principales victimes des guerres, elle porte la souveraineté populaire au rang de valeur universelle. Et la souveraineté nationale est la définition de la souveraineté populaire en prenant en compte qu’il n’y a pas un peuple mondial mais des peuples différents, chacun ayant seul le droit de gérer ses affaires sur son territoire et dans ses relations avec les autres, dans une obligation de respect mutuel et un intérêt à la coopération, ce qui est le contraire du nationalisme qui les oppose les uns aux autres.

C’est pourquoi on ne doit pas parler de citoyenneté mondiale – qui renverrait à une gouvernance mondiale dans laquelle chacun ne serait qu’un individu, alors que l’un des premiers droits de l’Homme est le droit de l’individu aux droits de son peuple – mais de la part internationale de l’exercice de la citoyenneté nationale. 

LVSL – Vous avez publié avec votre épouse, Monique Weyl, Se libérer de Maastricht pour une Europe des Peuples en 1999. On peut dire que vos critiques de l’époque à l’égard de L’Union Européenne étaient en avance. À cet égard, le Non au traité constitutionnel de 2005 et son contournement par le traité de Lisbonne ont fait office de révélateurs. Comment vous positionneriez-vous aujourd’hui sur la question d’une sortie ou d’un changement des institutions européennes actuelles ?  

RW – C’est très simple : Cela renvoie à l’alternative entre pouvoir d’en haut et pouvoir d’en bas et aussi à celle entre le vertical et l’horizontal.

Pour briser la possibilité par les peuples de résister par leurs États à la soumission à la loi de la jungle du libéralisme économique, l’Union Européenne est conçue comme un pouvoir supérieur, qui impose à l’État le respect de la « concurrence libre et non faussée », au détriment de nos services publics, de nos choix budgétaires, etc… En cela elle est contraire au droit international institué par la Charte qui repose sur le droit absolu des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Il ne s’agit pas d’ignorer l’appartenance européenne, mais d’y substituer au vertical l’horizontal, et le modèle existe : c’est tout simplement l’Acte final de la Conférence d’Helsinki de 1975 qui avait été signé par tous les chefs d’État, dont Giscard d’Estaing et Brejnev, et qui comportait 3 corbeilles de coopération entre tous les peuples d’Europe par leurs États : dans le domaine du désarmement et des mesures de confiance mutuelle, des Droits de l’Homme et des échanges à ce sujet, et d’accords commerciaux. Cela n’est jamais passé dans la réalité pour des raisons que l’on peut comprendre, Mais ce qui était possible au temps où l’Europe était coupée en deux devrait l’être à plus forte raison aujourd’hui, et d’ailleurs des esprits avisés parlent d’un « Helsinki 2 ».

LVSL – Historiquement d’ailleurs le PCF a longtemps été à l’avant garde de la contestation d’une construction européenne d’inspiration fédéraliste et libérale comme l’a illustré la campagne victorieuse contre la Communauté Européenne de Défense (CED) dans les années 1950. Aujourd’hui, l’UE tente de se relancer par le retour à un projet de défense commune. Quelle est donc votre appréciation sur ce sujet ? 

RW – D’abord, puisqu’à été évoquée la campagne contre la CED, je voudrais souligner combien elle et son résultat ont une valeur de référence que je cite souvent car elle illustre à la fois le rôle des partis et la nature du pouvoir citoyen, qui ne consiste pas à élire des députés pour leur donner le pouvoir mais pour l’exercer en permanence par leur intermédiaire ;

C’est en 1952 qu’a été lancé le projet d’une Communauté Européenne de Défense. Le PCF (avec les Gaullistes de gauche) a mené une campagne considérable de réunions et de pétitions. Cela a été facilité par le fait que la constitution de la 4è, quoi qu’on en prétende, a été la plus démocratique, comme d’ailleurs le fonctionnement de l’Assemblée qui était saisie longtemps à l’avance et travaillait publiquement.

Quand la ratification est venue devant l’Assemblée, il y avait une majorité pour, mais pendant les 3 jours de débats, il y a eu devant l’assemblée Nationale une queue de délégations porteuses des pétitions de leur village ou de leur atelier, et qui demandaient à parler à leur député, et la majorité a basculé et la CED a été rejetée.

Il ne doit pas y avoir d’Europe de la Défense, parce que chaque peuple doit être le seul maître de sa sécurité. D’ailleurs la Charte des Nations Unies exclut toute défense préventive parce qu’on sait trop comment des agressions peuvent avoir pris comme prétexte une craintre d’etre attaqué. Et nous ne pouvons pas être liés par l’obligation d’épouser des querelles qui ne seraient pas les notres. De plus cela remplacerait le droit inter-national par un droit inter-continental.

D’ailleurs ce ne serait qu’un remake de l’OTAN avec l’alibi que ce serait sans les Etats-Unis. Mais l’OTAN est illégale et pas seulement en raison de la présence des Etats-Unis. Comme rappelé ci-dessus, la Charte interdit le recours à la force dans les relations internationales et réserve au seul Conseil de Sécurité le droit de recourir à la force et seulement pour maintenir (par des interpositions) ou rétablir la paix. L’OTAN est donc ce que serait une bande armée dans un pays, et une force européenne le serait également .

LVSL – Vous avez adhéré au PCF en 1946 et traversé des périodes très différentes. Autant dire que vous devez avoir des anecdotes à raconter sur celui-ci ! Qu’est ce qui à motivé un engagement aussi constant ? Alors que la gauche semble aujourd’hui en pleine recomposition, quel rôle souhaitez vous voir le PCF tenir dans la prochaine période ?   

RW – J’aurais peut-être beaucoup d’anecdotes, mais je m’en tiendrai à deux questions : pourquoi j’ai choisi d’être communiste, et pourquoi je le suis plus que jamais.

Mon adhésion a été l’aboutissement logique d’un long cheminement commencé dès mon enfance : avec un père de formation républicaine de gauche, sans engagement politique mais de gauche comme anti-droite, et dans la mouvance de pensée de ce que représentait dans les années 1900 Camille Pelletan, radical-socialiste du courant « pas d’ennemis à gauche ». Une famille judiciaire d’où découlait une exigence d’universalité de la justice, donc incluant la justice sociale, le tout nourri d’un culte de 1789.

En même temps une éducation de fierté nationale (en dépit du colonialisme), nourri par l’anti-germanisme d’une origine alsacienne après les guerres de 70 et 14-18 mais aussi contre la domination US ; avec cela une mère qui après la première guerre mondiale était obsédée de paix et m’en avait nourri ; en 1934 au lycée, sous la menace de l’exemple allemand, la participation aux pugilats dans la cour de récréation contre  les « Action Française » et les « Croix de feu » , puis la joie du Front Populaire ; puis la découverte de l’internationalisme aux Auberges de la Jeunesse,  une modeste activité de résistance hors les communistes mais à leur coté, et surtout, à la libération, les communistes porteurs du programme du CNR et le rejet de la compromission de tous les autres avec n’importe qui pour faire alliance contre les communistes.

Rien ne peut mieux le résumer que la citation commune de Vaillant-Couturier et d’Aragon: « nous continuons la France », et la conscience, qui fut celle de tant d’intellectuels, de ce que le Parti était le porteur de l’alternative de civilisation.

Et si je suis resté communiste plus que jamais c’est que l’alternative demeure, et que le PCF par toute son histoire en est le poteur. Certes, ce n’a jamais été sans des accrocs, mais selon l’adage « errare humanum est », se tromper est humain et rien n’est aussi redoutable que le dogme de l’infaillibilité.

L’un des plus sérieux avatars a été récemment la crise de la « mutation », tendant à une social-démocratisation, comme l’a vérifié l’évolution ultérieure de son initiateur. Mais la solution n’était pas de quitter le navire, avec des dispersions groupusculaires, mais de faire son possible chacun à sa mesure, pour aider à en reprendre et redresser la barre. Ce dont le PCF est le porteur, dans la continuité de son histoire, terreau fertile de son avenir et des responsabilités qui lui incombe, c’est l’unité de la lutte de classes avec la démocratie et une mise en cohérence entre souveraineté nationale et internationalisme…

Enfin, la vérification de la nécessité du PCF est la façon dont les médias aujourd’hui l’ignorent et l’occultent. C’est la meilleure preuve de ce qu’il est gênant, et donc de son importance.

Le post-néolibéralisme et la politique de la souveraineté

Article de Paolo Gerbaudo paru initialement le 28 février 2017 dans la revue italienne Senso Comune. Nous avons décidé de traduire cet article car il offre un point de vue riche sur la réémergence du concept de souveraineté. Traduction réalisée par Valerio Arletti.

La crise de la mondialisation néolibérale est en train de se manifester à différentes latitudes. Elle a été démontrée de manière éclatante par la victoire du Brexit au Royaume-Uni et par le succès de Donald Trump aux élections présidentielles américaines, a ressuscité une des notions politiques les plus anciennes et poussiéreuses : l’idée de souveraineté.

Habituellement entendue comme autorité et capacité de l’État à gouverner sur son territoire, la souveraineté a longtemps été considérée comme un résidu du passé dans un monde de plus en plus mondialisé et interconnecté. Mais aujourd’hui ce principe est invoqué de manière quasi obsessionnelle par l’ensemble des nouvelles formations populistes et des nouveaux leaders qui ont émergés à gauche et à droite de l’horizon politique suite à la crise financière de 2008.

La campagne pour le Brexit au Royaume-Uni, avec sa demande de “reprendre le contrôle”, s’est focalisée sur la reconquête de la souveraineté contre l’Union européenne, accusée de priver le Royaume-Uni du contrôle sur ses propres frontières. Dans la campagne présidentielle américaine, Donald Trump a fait de la souveraineté son leitmotiv. Il a soutenu que son plan sur l’immigration et sa proposition de révision des accords commerciaux garantiraient «prospérité, sécurité et souveraineté» au pays. En France, Marine Le Pen prononce le mot “souveraineté” à chaque occasion possible lors de ses divagations contre l’Union européenne, les migrations et le terrorisme, et elle a clairement affirmé que cette idée est son la clef de voute de sa campagne présidentielle. En Italie le Mouvement 5 étoiles a souvent fait appel au principe de souveraineté. Un de ses leaders, Alessandro di Battista, a récemment déclaré que «la souveraineté appartient au peuple» et que l’Italie devrait abandonner l’euro pour reconquérir le contrôle sur sa propre économie.

La question de la souveraineté n’a pas seulement été l’apanage des formations de droite et du centre. Des demandes de récupération de la souveraineté sont aussi venues gauche, un champ dans lequel ce principe a longuement été regardé avec une grande méfiance, à cause de son association au nationalisme. En Espagne, Pablo Iglesias, le leader de Podemos, la nouvelle formation populiste de gauche fondée au début de 2014, s’est souvent qualifié de “soberanista” [N.D.L.R. souverainiste]. Il a adopté un discours très patriote, en faisant appel à l’orgueil et à l’histoire nationale. Tout en refusant le Brexit, Iglesias a soutenu que les États nationaux doivent récupérer leur «capacité souveraine» à l’intérieur de l’Union européenne. Aux États-Unis, Bernie Sanders a critiqué férocement la finance globale et, de façon similaire à Donald Trump, le commerce international. En ce qui concerne le Partenariat Trans-Pacifique (TPP), un traité commercial entre les États-Unis et onze pays de la zone Pacifique, Sanders a soutenu qu’il «minerait la souveraineté des États-Unis».

La revendication progressiste de l’idée de souveraineté peut être reliée au soi-disant “mouvement des places” de 2011, une vague de protestations qui inclut le Printemps arabe, les indignados espagnols, les aganaktismenoi grecs et Occupy Wall Street. Même si ces mouvements ont été décrits comme étant “néo-anarchistes”, en continuité avec la longue vague de mouvements antiautoritaires, anarchistes et autonomes post-1968, une de leurs caractéristiques principales a été la demande de caractère typiquement populiste, plutôt que néo-anarchiste, de récupération de la souveraineté et de l’autorité politique au niveau local et national en opposition aux élites financières et politiques.

Les résolutions des assemblées populaires d’Occupy Wall Street ont souvent invoqué le préambule «We the People» de la Constitution américaine, et ils ont demandé une récupération des institutions de l’État de la part du peuple et une réglementation du système bancaire pour contrer la spéculation financière et immobilière. A l’occasion des acampadas également, la souveraineté a émergé en tant que question centrale dans les discussions sur comment résister au pouvoir de la finance et de la Banque centrale européenne, accusées de frustrer la volonté du peuple.

Cette abondance de références à la souveraineté à droite aussi bien qu’à gauche de l’échiquier politique montre comment la souveraineté est devenue le signifiant clé du discours politique contemporain : un terme qui constitue un champ de bataille discursif et politique dans lequel se décidera le sort de l’hégémonie politique dans l’ère post-néolibérale, et qui déterminera si la bifurcation post-néolibérale prendra une direction progressiste ou réactionnaire.

Ce nouvel horizon soulève des questions brûlantes pour la gauche, alors que jusq’ici celle-ci a été tiède à embrasser la question de la souveraineté. L’association de la souveraineté avec l’État-nation, avec sa longue histoire de conflits internationaux et de contrôles répressifs sur les migrants, a conduit de larges secteurs de la gauche à conclure que ce principe est inconciliable avec une politique réellement progressiste. Toutefois, il faut remarquer que la souveraineté – et en particulier la souveraineté populaire – a constitué un concept fondamental dans le développement de la gauche moderne, comme on le voit dans le travail de Jean-Jacques Rousseau et dans son influence sur les jacobins et sur la révolution française. La revendication de souveraineté à laquelle on a assisté à l’occasion des protestations de 2011, dans les discours de Podemos et dans ceux de Bernie Sanders, peut-elle annoncer l’émergence d’une nouvelle gauche post-néolibérale qui se réapproprie la question de la souveraineté comme un élément clé pour construire un pouvoir populaire, combattre les inégalités extrêmes et le déficit démocratique qui  tenaillent nos sociétés ? Quelles formes de souveraineté peuvent-elles être réellement récupérées dans un monde interconnecté au niveau global ? Et jusqu’à quel point est-il vraiment possible de développer l’idée de souveraineté dans un sens progressiste ?

 

Reprendre le contrôle d’un monde où “tout fout le camp”

 

Le retour de la question de la souveraineté dans les débats politiques contemporains révèle que nous nous trouvons face à une profonde crise du néolibéralisme, qui est en train de nourrir la demande de contrôle démocratique sur la politique et sur la société.

La crise financière de 2008, avec les dégâts sociaux qu’elle a engendrés pour des millions de gens, a mis à nu beaucoup de contradictions de fond qui étaient partiellement visibles dans les années 1990 et au début des années 2000, quand le néolibéralisme était triomphant. Les anxiétés qui caractérisaient cette phase de transition se concentrent notamment sur une série de flux – commerce, finance et personnes – qui constituent le système sanguin de l’économie globale.

A l’apogée de l’ère néolibérale, ces flux – et notamment les flux financiers et commerciaux – étaient présentés par la classe dirigeante – et perçus par la majorité de la population – comme des phénomènes positifs et comme une source de richesse. Aujourd’hui, dans un monde caractérisé par la stagnation économique, l’insécurité et l’instabilité géopolitique, la mondialisation et ses flux apparaissent aux populations comme une source de risque plutôt que comme une source d’opportunités. Cela est aggravé par le fait que ce sont des forces qui entravent toute prétention de contrôle des institutions politiques sur le territoire dans leur juridiction.

C’est à partir de cette perception d’absence de contrôle que découle ce désir de “reprendre le contrôle” qui est le leitmotiv du populisme contemporain, ainsi que nous avons pu le voir au cours de la campagne du Brexit. Il s’agit de reprendre le contrôle comme réponse à un monde qui apparaît de plus en plus hors contrôle à cause de l’effet déstabilisant des flux globaux qui fuient le contrôle des institutions démocratiques.

La perception d’une perte de contrôle territorial reflète la manière par laquelle la mondialisation néolibérale a scientifiquement démoli les différentes formes d’autorité et de régulation territoriale, dans l’espoir de transformer la planète en un “espace lisse”, facilement traversé par des flux de capitaux, de marchandises et de services. La souveraineté a été de fait l’ennemi juré du néolibéralisme, comme on le voit dans les fréquentes attaques lancées contre ce principe dans la théorie économique néoclassique et dans la philosophie néoconservatrice qui a accompagné le développement du néolibéralisme. Des auteurs tels que Ludwig von Mises, Friedrich von Hayek et Milton Friedman ont considéré les institutions souveraines comme des obstacles aux échanges économiques et aux flux financiers, et comme des interférences à la primauté du marché et à la liberté économique des entrepreneurs et des consommateurs. Selon eux, les États-nations devraient laisser de l’espace à un marché global, le seul souverain légitime selon la Weltanschauung [N.D.L.R. la vision du monde] néolibérale.

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Ce projet a trouvé son application concrète dans les politiques néolibérales de déréglementation économique et financière qui ont été développées à partir de la fin du régime de Bretton Woods et de la crise pétrolière de 1973, pour enfin se généraliser dans les années 1980 et 1990. Les grandes entreprises multinationales qui se sont développées après la Seconde Guerre mondiale ont rapidement constitué une menace pour le pouvoir territorial des États-nations. Ces entreprises ont souvent fait un chantage aux Etats en les menaçant de transférer ailleurs leurs activités pour obtenir des normes fiscales et des normes sur le travail plus favorables à leurs intérêts. La création des paradis fiscaux, qui est allée de pair avec le développement des multinationales, a servi comme moyen pour rendre vain le contrôle souverain sur la fiscalité et sur les flux de capital. Comme le décrit Nicholas Shaxson dans les Îles au trésor, les paradis fiscaux ont bouleversé le système de souveraineté territoriale, en retournant ce principe contre lui-même et en revendiquant la souveraineté pour des petites îles ou des micro-États tels que le Liechtenstein ou Saint-Marin, utilisés comme une sorte de repaire de pirates : des territoires extraterritoriaux dans lesquels il est possible de cacher les gains frauduleux soustraits aux trésors nationaux. Les expédients utilisés dans les dernières années par des entreprises numériques telles que Google, Facebook et Amazon pour l’évasion fiscale ne sont que le dernier chapitre de cette attaque de longue date à la souveraineté fiscale.

En outre, la libéralisation commerciale, réalisée à travers une série de traités commerciaux globaux et à travers la création de l’Organisation Mondiale du Commerce, a également eu pour but d’affaiblir la souveraineté des États-nations, en les privant de toute capacité de protéger leurs industries locales par l’utilisation de tarifs douaniers et d’autres barrières commerciales. Cela, tout en exposant les travailleurs à une course globale au moins-disant en ce qui concerne les salaires et les conditions de travail.

En conséquence, malgré la suspicion qui demeure à gauche à l’égard de l’idée de souveraineté, il est évident que ce vide a été le facteur qui a permis les effets les plus néfastes du néolibéralisme. C’est la démolition des juridictions souveraines à travers les paradis fiscaux et les traités de libre commerce qui a permis l’accumulation d’immenses richesses dans les mains des super-riches au détriment des gens du commun, tout en amenant à une situation dans laquelle, comme un fameux rapport de l’ONG britannique Oxfam publié en janvier 2016 le documente, 62 personnes contrôlent le 50% du patrimoine mondial.

À la lumière de ces effets néfastes de la guerre menée par le néolibéralisme contre la souveraineté, personne ne devrait être surpris du fait que, face à la crise de l’ordre néolibéral, la souveraineté soit vue de nouveau comme étant un élément central pour construire un ordre politique et social alternatif. Au centre de cette nouvelle politique de la souveraineté, il y a la demande de nouvelles formes d’autorité territoriale pour contrôler les flux globaux.

La demande de souveraineté est le point nodal de la politique de l’ère post-néolibérale et le point de superposition entre le populisme de droite et de gauche, entre la politique de Trump et celle de Sanders, entre la vision du Mouvement 5 étoiles et celle de Podemos. Cependant les nouveaux populistes de droites et de gauches sont en profond désaccord à l’égard de ce qu’ils entendent exactement par souveraineté et à l’égard de la définition des flux globaux qui constituent effectivement un risque pour la sécurité et le bien-être, et qui devraient par conséquent être contrôlés. Si l’idée de souveraineté est au centre de la conflicutalité politique, la bataille qui se joue autour de ce concept repose notamment sur le sens qui lui est donné, et sur le contenu politique qui en découle.

 

La souveraineté populaire contre la souveraineté nationale

 

Ce que les discours sur la souveraineté de Trump et Sanders, de Podemos et des Brexiters, ont en commun, est l’idée selon laquelle, pour construire un nouvel ordre social sur les décombres de la globalisation néolibérale, il est nécessaire de revendiquer le droit des communautés politiques définies sur une base territoriale à gérer leur vie collective de façon relativement autonome vis à vis des interférences extérieures. Cette similitude explique pourquoi, malgré leurs énormes différences, il y a des points de superposition entre les populistes de droite et les populistes de gauche. Par exemple, Trump et Sanders ont tous les deux proposé des formes de protectionnisme économique, et des formes d’intervention de l’État sur l’économie, à travers notamment la construction de nouvelles infrastructures.

Exception faite pour ces éléments de similitude, la gauche populiste et la droite populiste sont en profond désaccord sur ce que signifie vraiment souveraineté, et sur le type de contrôle territorial qui doit être reconstruit. Pour les populistes xénophobes de droite, la souveraineté est d’abord la souveraineté nationale, projetée sur un imaginaire ethnique Blut und Boden (“sang et sol”), qui, hormis quelques exceptions de nations politiques, sont souvent définies par des liens ethnico-culturels mobilisés contre ceux – étrangers et migrants – qui semblent mettre en cause l’homogénéité et la sécurité du peuple. La vision de la souveraineté qui s’associe à cette logique politique relève de la philosophie politique de Thomas Hobbes, pour lequel la souveraineté se fondait sur la garantie et la protection offerte par le souverain à ces sujets.

“Il s’agit de revendiquer la souveraineté comme souveraineté populaire et pas uniquement comme souveraineté nationale.”

Les flux globaux que cette vision réactionnaire de la souveraineté considère comme la menace principale sont évidemment les flux migratoires . La souveraineté dans cette perspective signifie d’abord la fermeture des frontières aux migrants, y compris les réfugiés qui fuient des guerres, mais également la mise à l’écart des minorités internes perçues comme non désirables, notamment les musulmans, suspectés de mettre en danger la sécurité et la cohésion sociale. Cette vision xénophobe de la souveraineté était évidente au cours du débat sur le Brexit, où la campagne “Leave” a aussi gagné en exploitant la peur contre les migrants, notamment polonais, perçus et pointés du doigt comme les responsables de la baisse des salaires et de la dégradation des services publics.

La vision progressiste de la souveraineté, qui est au centre des mouvements populistes de gauche, de Podemos à Bernie Sanders, a un sens très différent différente. Il s’agit de revendiquer la souveraineté comme souveraineté populaire et pas uniquement comme souveraineté nationale. En outre, cette vision promeut la souveraineté comme un moyen d’inclusion plutôt que d’exclusion. Cette demande progressiste de souveraineté tire son origine dans les premières lueurs de la gauche moderne, entre la fin du XVIII siècle et le début du XIX siècle. L’idée de souveraineté populaire a été développée dans les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau, dans lesquels l’idée que le pouvoir devait passer des mains du monarque à celles du peuple était centrale. Rousseau a, par ailleurs, profondément influencé les jacobins, la Révolution Française et les insurrections populaires du XIX siècle.

Malgré cela, l’idée de souveraineté est tombée dans le discrédit auprès de nombreux mouvements radicaux pendant l’ère néolibérale. La souveraineté a été vue comme un concept autoritaire, étranger à une politique d’émancipation, ainsi qu’elle était présentée dans la critique au concept de souveraineté développée par Michael Hardt et Antonio Negri dans Empire. Toutefois, la nouvelle gauche populiste qui s’est levée après le krach financier de 2008 a redécouvert la question de la souveraineté, et elle s’est convaincue qu’une vraie démocratie est impossible sans la récupération des formes d’autorité territoriale.

La récupération progressiste de l’idée de souveraineté, comme elle est proposée par des phénomènes tels que ceux de Sanders et Podemos, a comme principal ennemi les banques, les entrepreneurs sans scrupules et les politiciens corrompus à leur solde, et non les étrangers, les réfugiés et les minorités ethniques. Les flux financiers et commerciaux, plutôt que les flux migratoires, sont ceux qui sont vus comme la principale menace au bien-être et à la sécurité des communautés. En ce contexte, la souveraineté est perçue comme une arme qui peut être utilisée par le Peuple contre l’Oligarchie, par le plus grand nombre contre les 1%, par l’ensemble des citoyens contre les élites qui contreviennent à la volonté populaire.

Si les leaders populistes progressistes tels qu’Iglesias et Sanders ont souvent utilisé les sentiments patriotiques et s’ils ont vu l’État-nation comme qu’espace central de mobilisation contre le système néolibérale, leur vision de la souveraineté est certainement plus à multi-échelle et plus inclusive que celle des populistes de droite. Elle comprend le niveau local, régional, national et continental. En effet, la souveraineté a souvent été invoquée au niveau local par les formations “municipalistes” qui ont conquis les mairies de Madrid et de Barcelone. Les administrations de Manuela Carmena et d’Ada Colau ont utilisé le pouvoir des juridictions locales pour soutenir l’économie locale, pour limiter les processus de gentrification, et pour lutter contre la rapacité des entreprises de la pseudo “sharing economy”, comme Airbnb et Uber. Par ailleurs, Bernie Sanders a fait appel à la souveraineté des communautés des natifs américains, à l’occasion des manifestations contre la construction de la Dakota Access Pipeline (DAPL).

Il est évident que, dans un monde mondialisé et interconnecté comme celui dans lequel nous vivons, une véritable souveraineté populaire, pour être efficace, doit être exercée également au niveau supranational. Le chaos provoqué au Royaume-Uni par le Brexit, et l’incertitude qu’il a engendré sur le futur économique du pays, démontre que ce n’est pas possible dans l’ère contemporaine d’opérer un simple retour à l’échelle nationale, ou du moins cette option n’est pas possible pour les États-nations européens, qui sont trop petits pour pouvoir exercer un contrôle réel sur les processus économiques à l’échelle planétaire. Une politique progressiste de la souveraineté doit trouver le nécessaire équilibre entre le niveau national et celui supranational. C’est la raison pour laquelle les demandes de démocratiser l’Europe, telles que celles avancées par le mouvement DIEM25 guidé par l’ancien ministre grec des Finances Yanis Varoufakis, sont importantes.

 

Des frontières perméables

 

Une vision progressiste de la souveraineté doit admettre que l’État-nation n’est pas le seul espace d’exercice de la souveraineté, et que dans le monde contemporain la souveraineté fonctionne à différentes échelles, toutes également légitimes et utilisables comme des moyens pour poursuivre un programme politique progressiste. Du reste, nous vivons dans une époque dans laquelle le lieu de la souveraineté est incertain et dans laquelle le concept même de souveraineté fait l’objet luttes de définition. En ces temps, nous sommes appelés à repenser et à réinventer la souveraineté pour l’adapter aux contours changeants des territoires, des droits et des institutions. Nous devons construire des nouvelles territorialités, conçues non pas comme des espaces à fermeture étanche, mais plutôt comme un espace délimité par des frontières perméables, qui peuvent être ouvertes aux migrants et aux réfugiés et simultanément fermées sur les flux de capitaux spéculatifs et sur les formes dangereuses de commerce global.

“La gauche a un besoin urgent de construire une vision progressiste de la souveraineté”

Le futur nous dira quelle vision de souveraineté s’imposera dans le panorama post-néolibéral et si ce sont les populistes de droite ou de gauche qui gagneront cette bataille pour l’hégémonie dans cette nouvelle phase. À l’heure actuelle, c’est la droite populiste qui semble prendre de l’avance. Cela est dû d’un coté au fait que la majorité des personnes continue d’associer la politique de la souveraineté avec l’État-nation et le nationalisme, et d’un autre côté aux hésitations des forces de gauche et des mouvements sociaux dans la revendication du principe de souveraineté.

Ce qui est clair est que la gauche ne peut pas se permettre de laisser le discours souverainiste à la droite. La demande de récupération de la souveraineté découle d’une expérience réelle de souffrance et d’humiliation déclenchée par la démolition néolibérale des formes de protection qui étaient offertes par l’État-nation. Pour répondre à la colère et au désordre provoqué par la crise économique, politique et morale du néolibéralisme, la gauche a un besoin urgent de construire une vision progressiste de la souveraineté, dans laquelle le contrôle du territoire n’implique pas l’exclusion des étrangers et des minorités ethniques et religieuses, mais l’inclusion des différentes communautés au niveau local, national et transnational dans tous les processus de décision qui les concernent.

Crédit photo : http://www.senso-comune.it/paolo-gerbaudo/post-neoliberismo-la-politica-della-sovranita/

 

 

 

 

 

 

Comment le Brexit a sauvé le travaillisme anglais

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Le 8 juin dernier, lors des élections au Parlement britannique, les travaillistes ont remporté 40% des suffrages et près de treize millions de voix. Bien qu’insuffisants pour prendre le pouvoir, de tels résultats n’avaient pas été vus pour le Labour depuis la victoire de Tony Blair en 1997. Quels sont les clefs d’un succès qui pourrait déboucher sur un gouvernement travailliste en Grande-Bretagne dans les prochaines années ? Assurément, la refondation du Labour effectuée par Jeremy Corbyn depuis deux ans commence à porter ses fruits. Nul doute, cependant, que le vote du Brexit l’année dernière (suivi par la dissolution de l’extrême-droite anglaise) a permis aux travaillisme de dépasser ses hésitations sur la question de la souveraineté et de porter un discours social dénué d’ambiguïté europhile à l’attention des classes populaires du pays. 

Le tournant souverainiste du Labour

Interviewé sur BBC One le 23 juillet 2017, Jérémy Corbyn a surpris son monde. Bien que favorable à un nouvel accord de libre-échange entre la Grande-Bretagne et les pays européens, le leader travailliste a déclaré qu’il ne s’opposait pas à la sortie du Marché Unique de l’Union Européenne. “La participation au Marché Unique dépend de l’appartenance à l’UE” a-t-il affirmé — ce qui implique qu’il ne s’oppose plus ni à la sortie de l’un ni à la sortie de l’autre. Conséquence logique d’un Brexit qu’il convient désormais d’entériner, cette rupture permettrait d’élever le niveau des règlementations commerciales en matière d’écologie et de droits humains. Par ailleurs, en cas de prise de pouvoir, Corbyn a affirmé que les travaillistes renforceraient la sortie du Marché Unique par une interdiction du travail détaché : “il n’y aura plus cette importation à grande échelle de travailleurs sous-payés venus d’Europe centrale  qui est effectuée dans l’objectif de détruire les conditions de travail, particulièrement dans le bâtiment” a-t-il ajouté face au journaliste Andrew Marr.

Comme l’on pouvait s’y attendre, ces déclarations ont fait bondir les derniers carrés du camp anti-Brexit. Les Libéraux-Démocrates, les indépendantistes écossais et certains députés blairistes (comme Chuka Ummuna) ont sauté sur l’occasion pour attaquer Corbyn et lui reprocher son alignement sur les positions conservatrices de Theresa May. Bien sûr, le procédé est malhonnête. Alors que les conservateurs veulent quitter le Marché Unique pour raffermir les lois d’airain du néolibéralisme grand-breton, la sortie travailliste chercherait au contraire à se défaire des pauvres règlementations économiques de l’UE pour rediriger le commerce britannique dans un sens écologiquement et socialement soutenable.

En somme, la position nouvellement défendue  par Jérémy Corbyn s’apparente à celle d’un « Lexit » à retardement. Pendant la campagne précédant le référendum sur le Brexit, le « Lexit » (left-exit) fut la position inaudible de ceux qui prônaient une sortie de l’UE sur une base progressiste. En proie à l’indécision et à la fronde qui sévissait alors à la droite du parti travailliste, Corbyn n’avait su se lancer dans la direction souverainiste et sociale ouverte par la possibilité du Brexit. Un an plus tard, malgré les cris d’orfraies des derniers européistes britanniques, le Labour a enfin pu s’autoriser une volte-face inattendue et accepter le résultat du référendum de 2016 jusqu’à abandonner le Marché Unique. La situation britannique offre donc un contre-exemple parfait à la réaction de la sphère politique française suite au référendum de 2005. Alors que l’UMP et le PS eurent tôt fait d’enterrer le vote des Français, les Conservateurs et les Travaillistes se revendiquent désormais de la décision du peuple anglais pour justifier leurs réorientations stratégiques respectives : ultra-libéralisme xénophobe pour les uns, socialisme insulaire pour les autres.

Du Brexit au retour du travaillisme

Comment expliquer la volte-face du Labour Party sur la question européenne et la capacité de Corbyn à imposer la ligne du « Lexit » qui était encore ultra-minoritaire il y a moins d’un an ? La réponse se base sur un constat simple : le Brexit a sauvé le travaillisme, et les travaillistes l’ont compris.

Le référendum sur l’appartenance à l’UE a eu deux conséquences principales — et positives — pour le Labour. Premièrement, il a conduit à l’autodissolution de l’extrême droite anglaise qui depuis près d’une décennie détournait l’électorat ouvrier délaissé par le Labour. Deuxièmement, il a tranché la question de la souveraineté et permis à Corbyn de se concentrer sur la question sociale pour reconquérir son électorat perdu.

En effet, l’importance historique majeure représentée par la chute du UKIP (United Kingdom Independence Party) aux élections de juin dernier n’a que trop peu été relevée. Après avoir succédé au BNP (British National Party) comme capteur du ressentiment populaire face aux politiques libérales conservatrices et blairistes, le parti de Nigel Farage avait réussi, au début des années 2010, à créer un innovant cocktail idéologique à base de xénophobie identitaire et d’euroscepticisme patriote. Cet alliage prospère, bien connu en France, avait su  rallier aussi bien des ruraux conservateurs du sud de l’Angleterre qu’une partie du prolétariat des anciens bastions industriels du pays. Entre autres exemples, aux élections de 2015, avec 22% des voix à Barking, circonscription populaire de l’est londonien, 30% des voix à Rotherham et 32% à Rochdale, anciennes régions minières et textiles du nord, la stratégie du UKIP montrait toute son abilité à subvertir les bastions historiques du travaillisme. Un an plus tard, le vote en faveur du Brexit remportait 60% des voix à Rochdale, 62% à Barking, 68% à Rotherham, et ainsi de suite pour la grande majorité des bastions désindustrialisées de l’Angleterre et du Pays de Galles qui votèrent contre la ligne pro-européenne du Labour.

Malgré leur incurie et leur incapacité à s’être saisis du référendum sur le Brexit pour combattre l’extrême-droite et renouer avec leur base populaire, les travaillistes furent sauvés par la nature politique du UKIP. Contrairement au FN, le UKIP ne s’est jamais véritablement pensé comme un parti apte à conquérir le pouvoir et à réformer le pays. Le parti de Nigel Farage ne s’est pas construit autour d’un programme, mais autour d’une mission : sortir la Grande-Bretagne de l’UE. C’est donc logiquement que, le 4 juillet 2016, le leader charismatique du UKIP déclara sa « mission accomplie » et démissionna de la présidence de son parti. À cette autodissolution de la droite radicale anglaise, couplée au rôle historique jouée par cette dernière dans la résolution de la question souveraine qui n’avait cessé de tracasser la gauche britannique (à l’instar de la gauche française) depuis les années 1980, Corbyn est sans doute bien plus redevable qu’il ne pourrait se permettre de publiquement l’avouer.

Alors que les conservateurs eurosceptiques et les libéraux pro-UE (les blairistes, libéraux-démocrates et indépendantistes écossais) se jetèrent sur l’os du Brexit sitôt les résultats tombés, Corbyn eut l’intelligence d’esquiver les prises de positions hâtives et de concentrer ses efforts sur la reconquête des voix populaires un temps séduites par le UKIP devenu astre mort. De Juillet 2016 à Juin 2017, alors que l’essentiel des commentateurs politiques n’avaient d’yeux que pour les conséquences diplomatiques du référendum et conspuaient Corbyn pour son apparente inaptitude à s’emparer du sujet, le Labour raflait la véritable mise du Brexit. Sur les ruines d’un UKIP disparu sous ses propres lauriers, Corbyn a su déployer une langue émancipatrice nouvelle. En phase avec les préoccupations d’une classe ouvrière qui avait pris la porte du Brexit comme un ultime espoir et les sentiments d’une jeunesse qui, malgré son attachement à l’UE, ne fait pas du libre-échange européen l’alpha et l’oméga de ses choix, le travaillisme a retrouvé son souffle. Le 8 juin 2017, le Labour a remporté Barking avec 67.8% des voix, le meilleur résultat depuis 1994. De même, à Rotherham et à Rochdale, la victoire a été acquise avec 56 et 53% des voix, du jamais vu depuis 2001.

Alors même qu’il devait son aisance à la résolution du problème européen, le discours social de Corbyn a su raviver la flamme du travaillisme sans avoir à se brûler les doigts sur la question souverainiste. Mis devant le fait accompli alors que le UKIP disparaissait et que les Conservateurs étaient relégués au rôle technocratique de la gestion de l’après-Brexit, le Labour n’avait plus qu’à dérouler un programme social offensif sans pâtir des contradictions que connaissent les autres forces de transformations sociales européennes face à la question nationale.

Vers un “Lexit” à retardement ? 

Certes, cela ne fut pas suffisant pour l’emporter. Malgré de grandes difficultés, les conservateurs ont également bénéficié des reports de voix du UKIP, notamment dans les zones rurales et au Pays de Galles, et ont pu former une coalition précaire avec les protestants nord-irlandais. Par ailleurs, la situation écossaise, qu’il convient de traiter à part, reste une épine dans le pied travailliste, en dépit de certains bons résultats. Face à la fragilité des conservateurs, Corbyn a cependant toutes les cartes en main pour s’assurer la franchise d’une victoire prochaine. Sa prise de position récente sur les négociations post-Brexit témoigne de cette nouvelle position de force. Alors qu’un an auparavant, la remise en question de l’appartenance au Marché Unique et du libre-mouvement de la main d’œuvre bon marché lui aurait sans doute coûté sa place, Corbyn a désormais la légitimité populaire pour faire entendre sa voix dans la cour souveraine. Alors que le premier acte des négociations post-Brexit a été inauguré par les conservateurs, il n’est pas à exclure que l’acte final soit signé par les travaillistes, ce qui constituerait une spectaculaire victoire à retardement du Lexit.

Le Labour Party a donc bénéficié des retombées positives de la rupture entre la Grande-Bretagne et l’Union Européenne avant même d’effectuer son propre tournant souverainiste. Telles sont les conséquences d’une décision populaire dont la radicalité inattendue a laissé l’extrême-droite incapable de proposer une alternative au modèle qu’elle prétendait contester à travers l’UE. Seuls dans un boulevard historique que lui permet d’occuper le retour à un véritable programme de transformation sociale, le Labour peut désormais prendre le large et proposer un nouveau modèle insulaire. À son corps défendant, le parti a réalisé un coup de maître.

Crédit image : © Chatham House. Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license. https://en.wikipedia.org/wiki/Jeremy_Corbyn

Rhétorique identitaire et souveraineté au XXe siècle

La notion d’identité est devenue omniprésente. Beaucoup y trouvent un substitut commode à la souveraineté. Un substitut parfaitement soluble dans le projet européen : qu’il s’agisse des rengaines civilisationnelles (une civilisation européenne à défendre) ou des régionalismes antinationaux. Mais le substitut identitaire semble aussi soluble dans le projet national lui-même. Il est nécessaire, pour le comprendre, de replonger dans l’histoire du XXe siècle.

Jacques Benoist-Méchin, ancien collaborationniste, s’est beaucoup intéressé au Moyen-Orient. Intérêt qui le pousse à écrire deux ouvrages biographiques en prison : l’un sur Mustapha Kemal et l’autre sur Ibn Saoud. Il s’agit de Mustapha Kemal, la mort d’un Empire[1] et d’Ibn Séoud, la naissance d’un royaume[2]. La thèse du premier est somme toute assez répandue et admise : une volonté de renoncer aux ambitions impériales ottomanes pour construire un véritable territoire turc (bien que certains nationalistes turcs fussent aussi des nostalgiques de l’Empire ottoman). Un patriotisme turc bâti sur la mort de l’Empire ottoman. Le général de Gaulle, qui avait une certaine admiration pour Benoist-Méchin (il fit réimprimer son Histoire de l’armée allemande malgré l’opprobre de la Collaboration), aurait lu ce livre. Après son retour au pouvoir en 1958, un certain nombre de missions dans le monde arabe auraient été confiées à Benoist-Méchin. Parmi ceux qui ont affirmé l’intérêt du général pour les travaux de Benoist-Méchin, citons le journaliste Gilbert Comte.

La décolonisation gaulliste contiendrait donc des éléments kémalistes : une construction nationale qui passe par une sorte de délestage. Il s’agit de se débarrasser du poids des anciennes colonies, tout comme la Turquie s’est débarrassée de celui des anciens territoires ottomans. Il est possible de citer le général de Gaulle lui-même et ses Mémoires d’espoir : l’idée d’un retour aux affaires en 1958 avec la ferme intention de délivrer la France de son empire. Le général l’exprimait dans ces termes : « En reprenant la direction de la France, j’étais résolu à la dégager des astreintes désormais sans contrepartie que lui imposait son Empire […] Bref, quelque mélancolie que l’on pût en ressentir, le maintien de notre domination sur des pays qui n’y consentaient plus devenait une gageure où, pour ne rien gagner, nous avions tout à perdre. »[3]

On peut parler ici d’un principe territorial qui coïncide avec un principe identitaire. Si l’État territorial s’est construit contre les considérations identitaires à l’époque moderne (contre les principes civilisationnels et religieux –avec un catholicisme aux prétentions universelles–) et s’il préfère la maîtrise territoriale à l’invocation identitaire, le recours à la nation est lui-même en partie identitaire. Et c’est pour cette raison que la sortie de l’empire (comme dans le cas français) ne coïncide pas seulement avec une réorganisation de la maîtrise territoriale (une question de souveraineté), mais aussi avec une redéfinition –« définition » pouvant être pris au sens photographique aussi– du caractère d’une population (une question d’identité).

L’historien américain Todd Shepard[4], qui s’est beaucoup intéressé à la question franco-algérienne, utilise le verbe « blanchir ». La nation française aurait été blanchie par la décolonisation. La Ve République n’est pas qu’une affaire de nouvelles institutions, mais aussi d’une nouvelle population, d’une nouvelle identité : une France spectaculairement plus européenne émerge. Une France « libérée » du poids de son empire colonial, une France au nouveau visage. Pour reprendre une opposition déjà opérée par Jean Gottmann[5], le territoire platonicien (refuge) prend le dessus sur le territoire aristotélicien (plateforme d’expansion). Seulement, et c’est toute l’ironie de l’histoire, si la décolonisation a européanisé la population française avec le détachement de l’Algérie, une importante immigration s’est chargée d’empêcher le « blanchiment » évoqué par Shepard.

Les liens qu’entretiennent les notions de souveraineté et d’identité sont ambivalents. Il ne faudrait pas les associer ou les dissocier trop hâtivement. La souveraineté est une notion éminemment territoriale. Malgré son héritage religieux, analysé par Jacques Derrida qui rappelle que « pour Hobbes, le Léviathan imite l’art naturel de Dieu »[6], c’est une notion qui invite à la maîtrise profane plutôt qu’à la référence identitaire. Le territoire exige une présence dans un espace circonscrit et une action. L’identité est une référence. L’édit de Nantes d’Henri IV en 1598 (édit de tolérance) est déjà le signe d’une première territorialisation (ici une pacification) face à la référence religieuse (et aux conflits religieux).

Jean Baudrillard distingue très bien les deux notions dans un précieux livre de 1999 : « On rêve d’être soi-même quand on n’a rien de mieux à faire. On rêve de soi et de la reconnaissance de soi quand on a perdu toute singularité. Aujourd’hui, nous ne nous battons plus pour la souveraineté ou pour la gloire, nous nous battons pour l’identité. La souveraineté était une maîtrise, l’identité n’est qu’une référence. La souveraineté était aventureuse, l’identité est liée à la sécurité […] L’identité est cette obsession d’appropriation de l’être libéré, mais libéré sous vide, et qui ne sait plus ce qu’il est. »[7] Baudrillard, théoricien de la mort du réel, souligne ici une évolution importante : l’action, le contrôle et la maîtrise deviennent obsession de soi. Pour bien comprendre le rapport de force entre ces deux notions (et l’évolution de l’une à l’autre), intéressons-nous aux exemples québécois et algérien.

Avant la « Révolution tranquille » et l’émergence d’un souverainisme québécois dans les années 1960 et 1970, on parlait de « Canadiens français » (qui allaient, avec la demande de souveraineté, devenir des Québécois). Le substantif (« Canadiens ») désignait le territoire et l’adjectif (« français ») l’identité. Autrement dit, une identité française dans un Canada souverain. Petit à petit, le Québec a émergé à travers une revendication proprement territoriale : le combat pour un Québec souverain. Contrairement au Canadien français, le Québécois ne se définissait plus par son identité, par un adjectif, mais par une volonté de contrôle sur son territoire. D’y voir sa langue et son travail respectés. Pour le dire encore autrement, c’était une affaire de domination sur un territoire (l’indépendantisme québécois ressemblait beaucoup aux luttes anticoloniales) bien plus qu’une affaire d’identité.

Il est intéressant d’observer une évolution semblable en Algérie. La décolonisation, ce processus de « blanchiment » et d’européanisation de la France, a transformé des « Français musulmans » en Algériens. Là encore, on passe d’une identité (« musulmans » dans un territoire français) à une souveraineté (Algériens dans un territoire indépendant). D’une référence à un contrôle territorial. Ce processus est d’ailleurs aussi valable pour les Palestiniens qui connaissent, en même temps que les Québécois et les Algériens (dans les années 1960), un même réveil (cette fois encouragé par la défaite des armées arabes lors de la guerre de 1967) : la notion de « peuple palestinien » prend le dessus sur le panarabisme.

Nous avons là des combats pour la souveraineté. Et nous assistons aujourd’hui, comme l’écrivait Baudrillard en 1999, à un processus inverse. L’identité est devenue un paradigme incontournable. Dans le cas québécois, les débats identitaires jouent le rôle d’ersatz (un ersatz de souveraineté) : ils tournent notamment autour de la question de la laïcité et de la place de l’islam. En Algérie, où l’indépendance a pourtant bien été réalisée, les crispations identitaires ont largement pris le dessus sur l’exercice réel de la souveraineté : un islam omniprésent.

[1] Jacques Benoist-Méchin, Mustapha Kemal, la mort d’un Empire, Paris, Albin Michel, 1954.

[2] Jacques Benoist-Méchin, Ibn Séoud, la naissance d’un royaume, Paris, Albin Michel, 1955.

[3] Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, Tome 1, Paris, Plon, 1970, p. 41.

[4] Todd Shepard, 1962 : Comment l’indépendance algérienne a transformé la France, Paris, Payot, 2008.

[5] Jean Gottmann, The Significance of Territory,  Charlottesville, The University Press of Virginia, 1973.

[6] Jacques Derrida, Séminaire. La bête et le souverain : volume 1 [2001-2002], Paris, Galilée, 2008, p. 78.

[7] Jean Baudrillard, L’Échange impossible, Paris, Galilée, 1999, p. 72.

Sortir de l’euro : le premier pas vers une politique sociale

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Loin d’être une dangereuse dérive fasciste, sortir de l’euro constitue le premier pas obligatoire pour toute politique sociale ambitieuse. (suite…)

Qu’est-ce donc que le “souverainisme” ?

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La liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix

Avec les différentes crises qui ébranlent l’Union Européenne, la notion de souverainisme redevient objet d’intérêt à la fois du côté des « experts » et des mouvements politiques, à droite mais aussi à gauche. Incontestablement, nous vivons un moment souverainiste. Il s’agit de cerner les contours de cette idée fourre-tout, que les éditorialistes assimilent aussi bien à Donald Trump qu’à Jean-Luc Mélenchon ou Nigel Farage.

« Le souverain, c’est celui qui fait et casse les lois » écrivait Jean Bodin, précurseur de la pensée démocratique. Ces dernières années, on ne compte plus les recours et les appels à la notion de “souveraineté”, de la gauche à la droite, des libéraux aux antilibéraux, des conservateurs aux progressistes. Et pourtant, dans le même temps, c’est la course folle à l’éloignement du pouvoir. Le citoyen est non seulement trompé, mais aussi dépossédé. Le système ordo-ibéral, dont l’Union Européenne est le fer de lance, lui confisque sa dernière liberté en lui déniant tout espoir de pouvoir un jour faire évoluer sa condition sociale.

Etat-nation et justice sociale

La gauche de transformation sociale issue de la Résistance considérait que les Etats-Nations des Trente Glorieuses ne constituaient nullement la panacée, mais qu’ils permettaient au moins de laisser s’affronter des visions du monde antagonistes, ce qui laissait aux peuples la possibilité de choisir leur organisation économique et sociale. Il faut certes reconnaître qu’alors le rapport de force était favorable au mouvement ouvrier. Le sang versé pour la Libération de la France et la puissance des organisations ouvrières lui ont permis d’imposer des réformes sociales radicales et des augmentations de salaire au pouvoir gaulliste. En Allemagne, il parvint à rallier la droite allemande de Monsieur Adenauer, le temps d’une campagne électorale, à l’idée que le système capitaliste est « injuste et problématique ». Il y avait bien sûr un contre-modèle en place, susceptible de corrompre la jeunesse et de contaminer le “monde libre” si les masses ne se voyaient pas octroyer un minimum de ce qui leur était dû. En bref, personne ne songeait à entretenir une illusion du consensus entre les forces sociales, ou à se dire «  ni de droite, ni de gauche ». Voter De Gaulle ou voter pour le PCF, cela n’exprimait pas le même choix de société. Et in fine, c’étaient les Français qui décidaient. Il y aurait bien sûr à redire sur l’organisation constitutionnelle de la France, mais là n’est pas la question. Il s’agit ici de savoir si le peuple français est toujours son propre maître.

C’est par l’Union Européenne que la première brèche fut ouverte

Le débat sur la création d’une « armée européenne » dans les années 1950 (la fameuse « Communauté Européenne de Défense”, abrégée CED), soit moins d’une dizaine d’années après la victoire sur la barbarie nazie, fut la première tentative de porter un coup à la souveraineté nationale. Le rôle de l’armée, la question de sa constitution et de son commandement, sont en effet des éléments centraux pour comprendre ce qu’est l’exercice de la souveraineté nationale. Jean Jaurès, en 1898, définissait l’armée ainsi : «  l’armée, la véritable, c’est l’ensemble du peuple organisé pour la défense du sol ». C’est l’idéal d’un peuple qui défend son territoire et sa souveraineté, et non d’un peuple qui chercherait à “exporter” son modèle via de belliqueuses expéditions. Mais revenons-en à notre CED, qui devait être un bouclier contre le « totalitarisme » soviétique et le retour de la barbarie, le tout sous l’égide et le commandement d’anciens officiers de la Wehrmacht. La communauté européenne de défense déchira l’opinion publique en France, et a même compliqué l’élection du second président du conseil de la IVè République, puisqu’elle a nécessité 13 tours de scrutin ! Le débat, transcendant la droite et la gauche, aboutit à un vote de refus du Parlement en août 1954. Très tôt, cette question de la perte de la souveraineté nationale, menacée par une armée qui passerait sous le commandant de la future CEE et de l’OTAN, fut posée par des juristes comme Charles Eisenmann, disciple de Hans Kelsen, ou René Capitant. Ils considéraient que la mise sous tutelle de l’armée, l’une des instances d’exercice de la citoyenneté nationale, menaçait la souveraineté populaire française. Accepter la CED, c’était revoir toute notre architecture d’organisation de l’Etat.

Union Européenne et souveraineté démocratique

« Il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens ». C’est ainsi que Jean-Claude Juncker, président de la Commission Européenne, a réagi à l’élection d’Alexis Tsipras avec SYRIZA en Grèce en janvier 2015. Là où le protocole implique de féliciter le vainqueur d’une élection, le président de l’instance qui fixe le caractère démocratique d’un Etat comme une de ses conditions d’adhésion déclara en quelque sorte que certains choix démocratiques sont supérieurs à d’autres. Le vote des Grecs constituait un refus de la politique d’austérité imposée par les instances supranationales que sont l’UE, la BCE et le FMI. Verdict confirmé par le référendum de juillet 2015, au cours duquel le peuple grec s’est prononcé à 62% contre l’austérité. L’Union Européenne, Allemagne en tête, n’en avait que faire et la Grèce dut subir une nouvelle cure d’austérité, plus dure encore que les précédentes.

« Il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens ». Autrement dit, si vous votez librement dans votre pays, l’Union Européenne pourra invalider votre vote au motif qu’il est contraire à tel ou tel règlement ou traité. La solution, répondent les partisans de l’Union Européenne, réside dans le Parlement Européen : si une majorité opposée à l’austérité néolibérale était élue au Parlement Européen, l’Union Européenne deviendrait une institution opposée au néolibéralisme. Il faut ne pas avoir lu les Traités Européens pour penser que les choses se dérouleraient de cette manière. Ce n’est pas le Parlement Européen élu au suffrage universel qui possède l’initiative des lois  mais la Commission Européenne, non élue. L’élection d’une majorité antilibérale au Parlement Européen ne changerait pas grand chose aux règles économiques de l’Union Européenne, puisque le Parlement possède tout au plus le pouvoir d’amender les lois produites par la Commission Européenne.

Souverainisme et progrès social

La reconquête de souveraineté nationale-populaire face aux règles d’acier de l’Union Européenne apparaît comme une condition sine qua non pour un changement de politique économique. Le souverainisme est ainsi le corollaire de la quête de justice sociale. Jean Jaurès définissait la République, comme « le droit de tout homme à avoir sa part de souveraineté ». L’allergie de l’Union Européenne envers toute forme de “souverainisme” est ainsi tout à fait cohérente. Conçue comme un libre marché entre oligarques du charbon et de l’acier, elle est devenue cage de fer pour toute politique opposée au néolibéralisme, même la plus modérée. L’Union Européenne est devenue une sorte de proto-Etat gardien des privilèges de la caste dominante. La politique ne devient ainsi rien d’autre que le relai non pas de l’économie, mais d’une conception de l’économie dont la fonction est de défendre l’ordre inégalitaire actuel. Le politique disparaît, puisque son champ d’action est réduit à l’accessoire : sont exclues du débat démocratique les questions économiques et sociales, pourtant essentielles à la vie de la cité.

La fin de la société ?

Dépolitisation, austérité et violence vont de pair. On tente de créer une société non politique alors que, comme le disait Jules Renard, dire « ne pas s’occuper de politique, c’est comme dire ne pas s’occuper de la vie ». C’est en quelque sorte ce principe aristotélicien – « l’homme est un animal politique » – , au coeur de l’ethos démocratique, qui est nié par cette conception ordolibérale. Les notions de droite et de gauche semblent à ce stade (et uniquement à ce stade) dépassées par un nouveau clivage entre souverainistes, c’est-à-dire les défenseurs de la démocratie, et européistes, dont le projet politique aboutit de facto à une forme de tyrannie des marchés.

La souveraineté, rétorquent les partisans du projet européen, doit être refondée à l’échelle européenne par la constitution d’un “peuple européen”. On pourrait donc si l’on suit ce raisonnement au pied de la lettre, considérer qu’un seul parlement pourrait représenter aussi bien les Français que les Lettons. Passons sur le contre-argument de l’éloignement des lieux de décisions balayé par certains fétichistes de la « révolution numérique ». Un peuple unique donc ? Empiriquement, une telle perspective ne semble pas être du goût des principaux concernés. Ceux-ci se définissent d’abord par leur nationalité avant de se définir comme « européens ». En France, selon une enquête de 2014 réalisée par Le Monde, le CEVIPOF et TERRA NOVA, 46% des sondés déclarent se sentir « plus Français qu’Européens » et 19% affirment même se sentir seulement français. De même, les Grecs, les Anglais, les Espagnols et 48% des Allemands ont une mauvaise opinion de l’UE selon le sondage de juin 2016 du « Pew Research Center ». C’est donc la grosse Bertha qui est sortie pour la propagande. Plus les peuples refusent le glacis de l’UE, plus il faut faire peur. A la gentille pédagogie par l’Erasmus succède la pédagogie de la peur et du mépris. La technocratique UE, en vilipendant et en refusant tel ou tel choix de nations qui la composent, fait justement ce qu’elle refuse à ses adversaires, à savoir de la politique.

 

Le Christ-Macron ou la politique de l’an 1600

Crédits : SciencesPo
Macron à Sciences Po pour un débat sur l’Europe. Crédits non nécessaires

Dans un entretien étonnant accordé au Journal du Dimanche, Emmanuel Macron nous livre sa vision du pouvoir : «J’ai toujours assumé la dimension de verticalité, de transcendance, mais en même temps elle doit s’ancrer dans de l’immanence complète, de la matérialité. (…) La dimension christique, je ne la renie pas ; je ne la revendique pas».

Ces termes philosophiques sont agréables à lire et tranchent radicalement avec la tonalité médiocre des discours politiques actuels. L’homme qui rappelle à la moindre occasion qu’il a été l’assistant du philosophe Paul Ricoeur tient à sa réputation, et la nourrit à coup d’interviews sur des thèmes profonds qui laisseraient sans voix la plupart de ses rivaux.

Mais vouloir réconcilier la transcendance et l’immanence, tout en assumant une part christique dans la conquête et l’exercice du pouvoir, voilà qui interpelle, et appelle quelques définitions simples avant que toute discussion soit possible.

Le candidat venu d’ailleurs

L’immanent est ici, le transcendant est au-delà ou au-dessus du monde ; il est ailleurs. La transcendance évoque l’idée de dépassement de notre réalité, pour atteindre un ordre supérieur dont notre monde dépendrait étroitement mais qui serait la plupart du temps inaccessible. Soit on considère que tout est ici, soit l’on imagine qu’il peut y avoir quelque chose ailleurs qui explique ce monde-ci. L’un et l’autre sont deux conceptions du monde qui peuvent difficilement se conjuguer ; ce d’autant que l’immanent semblait l’avoir définitivement emporté depuis des siècles dans la sphère politique. L’évocation du Christ, qu’Emmanuel Macron ne « renie pas », illustre cette synthèse a priori impossible : à la fois homme et Dieu, il serait l’incarnation de quelque chose qui nous dépasse absolument, mais qui s’est fait homme.

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Le Christ Pantocrator de la Basilique Sainte-Sophie esquisse un geste de bénédiction, dont les deux doigts levés indiquent sa double nature : immanente et transcendante

Nul n’ignore d’ailleurs le caractère originairement religieux de la transcendance. Or, nous sommes les héritiers d’un grand mouvement de sécularisation, bien analysé par les démographes Emmanuel Todd et Hervé Le Bras ou par l’historien Michel Vovelle. L’organisation de la vie sociale, et par conséquent de la vie publique, s’est progressivement détachée des préoccupations religieuses dès le début du XVIIIe siècle. Cette sécularisation, couplée à l’alphabétisation de masse, a entraîné, à terme, l’émergence des principales forces politiques contemporaines. L’apparition des grandes idéologies au cours du XIXe et du XXe siècle est directement corrélée à la diminution de la pratique religieuse dans les différentes régions d’Europe.  Les désaccords sur la vie commune s’expriment désormais dans des programmes, des orientations, telles que la social-démocratie, le conservatisme ou le libéralisme. 

Cette nouvelle conception du fait politique marque un progrès indiscutable des consciences collectives dans la connaissance du monde.

En effet, rien n’est au-delà, tout est ici. «Nous sommes au monde, on nous l’a assez dit», chantait Léo Ferré.  La conséquence politique de cette affirmation est claire : il n’y a pas d’autorité naturelle, le charisme dépend des qualités des hommes et non d’une inspiration divine.

L’incarnation ici et maintenant

L’incarnation reste possible ; on peut même la qualifier de « transcendante » si l’on joue sur les mots et qu’on est peu honnête. Car qu’incarne-t-on dans un monde qui n’a pas d’arrière-monde ? Des aspirations collectives, des idées, un programme. Tout ce qu’Emmanuel Macron refuse de proposer pour l’instant, affirmant même que «c’est une erreur de penser que le programme est au coeur d’une campagne». L’incarnation, sans transcendance, doit s’appuyer sur quelque chose. Elle ne peut pas être la seule affaire d’une «dimension christique», sauf à croire en son destin providentiel.

Parce qu’un homme seul n’est plus en contact avec les forces surnaturelles, il ne peut tirer l’énergie de gouverner et la force d’exercer le pouvoir que du soutien des puissances naturelles de ce monde-ci. La plus grande force ici-bas, pour un aspirant au pouvoir suprême, est celle des hommes qui partagent ses idées, souhaitent l’aider à les appliquer, ou consentent du moins à déléguer leur puissance. Les théories du contrat social, qui naissent précisément lorsque la sécularisation commence à produire ses effets politiques, en sont la conséquence directe.

Pouvoir immanent, révolte imminente ?

Boetie_1Plus radical encore que les contractualistes, Étienne de La Boétie exprime crûment que tout homme, aussi providentiel fût-il, n’a que deux yeux, deux bras, deux jambes. Dieu ne prête pas ses bras à ceux qu’il élirait. Sans puissance supérieure, ce sont les forces de ce monde-ci qui imposent ou non une autorité politique. Ce sont nos bras, nos jambes, notre force qui appuient le pouvoir, quel qu’il soit. L’action politique n’est jamais un «chemin» solitaire qui aurait une dimension «christique».

Dans un second temps seulement, les manifestations de ce pouvoir, venu du consentement de la base sociale qui l’appuie, semblent tomber d’en-haut et, pourquoi pas, d’ailleurs. Mais ce sentiment de «transcendance» est trompeur : le pouvoir est toujours immanent. Prétendre comme le fait M. Macron qu’il devrait être concilié avec une dimension transcendante, c’est perpétuer un mensonge dont nous pensions être définitivement délivrés. Celui du Roi à qui l’on doit obéissance parce qu’il est roi, ou de l’homme au destin déjà écrit que la Providence a désigné pour nous diriger (suivez mon regard).

L’immanence effective et définitive du pouvoir emporte plusieurs conséquences politiques, bien décrites par Frédéric Lordon relisant Spinoza et La Boétie. Ces conséquences sont si subversives qu’on comprend que le candidat de l’extrême-centre, tout enivré de ses récents succès sondagiers, souhaite conférer une part de « transcendance » à son action publique.

Hinrichtung_Ludwig_des_XVI
Tout l’attirail supposément transcendant d’une monarchie millénaire n’a pas suffi à préserver le trône ni la vie de Louis XVI.

D’abord, le pouvoir politique n’est légitime que lorsqu’il s’appuie sur une majorité qui lui accorde suffisamment de puissance. Ensuite, ce même pouvoir tombe de lui-même lorsqu’il n’est plus perçu comme légitime, quand bien même il se parerait de tous les ornements d’une autorité naturelle, divine ou supérieure. On a vu des rois choir de leur trône millénaire alors qu’ils prétendaient le tenir du Seigneur.

On voit bien les liens nécessaires entre la démocratie et cette conception immanente du pouvoir. Les institutions démocratiques formalisent un processus qui, sans cela, s’exprimerait violemment lorsqu’on atteint un point de rupture. Sans acceptation du pouvoir politique, ce dernier s’effondre. S’assurer du soutien de la majorité n’est pas seulement le moyen d’affirmer une orientation programmatique ; c’est aussi la garantie que le pouvoir continue de s’exercer sans être confronté à une révolte majoritaire, donc plus puissante que le pouvoir devenu minoritaire.

Le vote de chacun est la concrétisation de sa délégation volontaire de puissance et de confiance vers un individu qui ne devrait jamais oublier d’où il tire sa légitimité. Ce transfert de puissance du bas vers le haut, qui explique que le pouvoir s’exerce, est l’autre nom de la souveraineté, dont on voit bien ici qu’elle est nécessairement populaire pour être authentique.

L’ambiguïté du Christ-Macron

Il est vrai qu’Emmanuel Macron n’a jamais daigné se présenter au suffrage universel avant 2017, l’élection présidentielle étant la seule qui, à ses yeux, mérite qu’il s’y attarde un peu. Et que sa conception de la souveraineté mérite pour le moins d’être éclaircie…

On comprend mal, à le lire, comment il compte concilier la transcendance et l’immanence. Soit il y a quelque chose au-delà du monde, une inspiration divine, qui dépasse les hommes, soit il n’y a rien de tel, et l’incarnation politique n’est qu’une transcendance de façade.

L’évocation du Christ et d’une « ruse de l’Histoire » (comprendre d’une Histoire capable de ruse, de réflexion, d’orientations, en un mot une histoire providentielle) ne paraît pas plaider pour le choix de l’immanence. Peut-être ne s’agit-il là que d’un habillage philosophique permettant d’expliquer a posteriori son relatif succès politique, en se donnant l’étoffe d’un Président et en se proclamant lui-même le chouchou du destin, à défaut d’être resté celui de François Hollande.

On peut cependant accorder le bénéfice du doute au candidat centriste. La transcendance qu’il évoque n’est peut-être qu’un abus de langage pour parler d’une incarnation d’aspirations terrestres, « ancrées dans l’immanence complète ». Auquel cas il devient urgent de nous dévoiler quelles sont ces aspirations, quel est ce programme qui n’est « pas au coeur » de sa campagne. Sans cela, la course au pouvoir d’Emmanuel Macron risque de nous renvoyer à une conception datée de l’action politique, d’avant les premières vagues de déchristianisation du XVIIIe siècle, loin de l’hypermodernité qu’il revendique par ailleurs. L’incantation christique pouvait encore fonctionner en 1600 ; aujourd’hui, sans programme et sans Dieu, Emmanuel Macron risque bien de n’incarner que lui-même.

Pour aller plus loin :

TODD Emmanuel, L’invention de l’Europe, Paris, Seuil, 1990

TODD Emmanuel et LE BRAS Hervé, Le Mystère français, Paris, Seuil, 2013

LORDON Frédéric, Imperium. Structures et affects des corps politiques, Paris, La Fabrique, 2015

VOVELLE Michel, Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle. Les attitudes devant la mort d’après les clauses des testaments, Paris, Plon, 1973

Crédits

http://www.leparisien.fr/politique/ils-se-levent-tous-pour-macron-11-12-2016-6440592.php

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Hinrichtung_Ludwig_des_XVI.png

https://fr.wikipedia.org/wiki/Christ_pantocrator#/media/File:Christ_Pantocrator_Deesis_mosaic_Hagia_Sophia.jpg

https://fr.wikipedia.org/wiki/Discours_de_la_servitude_volontaire#/media/File:Boetie_1.jpg

 

Nationalisons pour rétablir la souveraineté et réduire le chômage

©Pieter van Marion. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 2.0 Generic license.

Dans le contexte de la mondialisation néolibérale qui dissout la souveraineté des peuples, les nationalisations sont devenues une urgence à la fois économique et démocratique. C’est un des moyens, pour les peuples, et à travers leur État, de peser sur leur destin.

Nous vivons un « moment souverainiste ». Depuis les attentats en effet, l’État est de retour : état d’exception, police et armée sont au cœur des discours et des actes politiques. Mais quid des questions économiques, l’État ayant déserté la sphère économique qu’il a laissé à des actionnaires privés focalisés sur la rentabilité à court terme ? En effet, refuser l’intervention de l’État dans le domaine économique, c’est refuser d’être pleinement souverain tout en actant la domination de l’économique sur le politique. C’est comme marcher sur une seule jambe. Alors que depuis 1995, les candidats promettent tous de résorber la « fracture sociale » et de réduire le nombre de chômeurs, on assiste à une hausse de la pauvreté, du chômage et au recul généralisé de la puissance publique dans les sphères de création de richesse.

C’est d’ailleurs l’un des traits caractéristiques des gouvernements successifs : privatiser toujours plus, céder des fleurons de l’économie à des actionnaires privés et étrangers, et après regretter avec des trémolos dans la voix la montée du chômage. On se contentera de rappeler les choix de la “gauche gouvernementale” qui privatisa pour 210 milliards de francs sous Lionel Jospin, battant les records des gouvernements de droite. Aussi, évoquer les nationalisations, qu’elles s’effectuent dans un cadre d’économie semi-dirigée de type keynésien ou dans un cadre visant à rendre aux travailleurs la propriété effective des moyens de production et d’émission monétaire, revient en grande partie à définir ce que signifie concrètement une politique de rupture. Il faut pour cela faire un bref détour historique.

L’Etat aime tellement les entreprises qu’il les préfère dans son giron :

Si la première nationalisation à caractère économique en France remonte à 1907, 3 dates sont essentielles pour comprendre l’importance de ce processus dans l’histoire économique française, coïncidant avec des victoires électorales de la gauche: 1936, 1945 et 1982. Vainqueur des élections législatives de 1936, le Front Populaire nationalise des entreprises d’armement par la loi du 11 aout 1936, puis des entreprises de transport, ce qui abouti en 1937 à la création de la SNCF dont l’Etat possède au départ 51% du capital. Mais c’est à la Libération que vient se mettre en place des nationalisations massives afin de « gagner la bataille de la production » comme le disait l’un des slogans en vogue à l’époque.

Le programme du Conseil National de la Résistance impliquait en effet « le retour à la nation des grands moyens de production monopolisés, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurance et des grandes banques ». Charbonnages de France, Renault, onze grandes compagnies d’assurance ainsi que la Banque de France et les quatre plus grandes banques françaises sont ainsi nationalisées. Le cas des nationalisations est en outre intéressant en matière de procédure, surtout lorsque l’on nous parle sans cesse des « longueurs » de l’administration et de la procédure législative qui rendraient impossible toute nationalisation bancaire sans fuites massives de capitaux.

Le projet de loi de nationalisations du secteur bancaire fut déposé le vendredi 30 novembre 1945 au soir après fermeture de la bourse, voté le 2 décembre et publié au Journal Officiel le lendemain. Parfois ces nationalisations sont aussi des sanctions vis-à-vis de patrons compromis dans la Collaboration comme Louis Renault dont les usines jouèrent un rôle important dans l’effort de guerre nazi. Renault devient ainsi régie publique (sans compensation, ce qui donne lieu à des débats sur le caractère de « nationalisation » de cette mesure qui s’apparente plutôt à une « confiscation » car la nationalisation implique compensation financière selon la juriste Sophie Nicinski).

Le retour de la gauche au pouvoir en 1981 amorce la dernière grande vague de nationalisations avec la loi effective le 13 février 1982 qui touche de nombreux secteurs de l’économie : dans l’industrie avec Thomson , Rhône-Poulenc ou Usinor (qui fusionne ensuite avec Sacilor) ; dans le secteur bancaire avec le CIC et le Crédit du Nord. L’État accroit de surcroit son poids dans le secteur en récupérant le capital des entreprises qu’il ne détenait pas encore totalement comme la Société Générale, le Crédit Lyonnais ou la BNP. Ainsi en 1983, 25% des salariés travaillaient dans une entreprise publique. Cette politique fut contestée par une droite qui avait définitivement rompu avec le gaullisme et l’esprit du CNR, qui saisit le Conseil Constitutionnel, lequel autorisa les nationalisations en donnant un cadre juridique précis, rendant cette procédure très encadrée mais possible en régime capitaliste.

La nationalisation est possible en système capitaliste, mais il faut y mettre le prix.

Dans sa décision du 16 janvier 1982, le Conseil Constitutionnel a certes reconnu « le caractère fondamental de la propriété privée » mais a admis que celle-ci « admet des limitations exigées par l’intérêt général » afin par exemple de « combattre le chômage et de faire face à la crise économique ». Mais la contrepartie réside dans la compensation des actionnaires qu’il ne faut pas « spolier », cette compensation pouvant s’élever à la somme des valeurs boursières et dividendes majorés de 14% – cas de 1982.

Nationaliser a un coût mais porte aussi des bénéfices en termes de souveraineté économique et sociale. Bien entendu l’UE considère selon Joaquin Almunia que si les traités « ne prévoient pas de définition de la propriété dans chaque État membre », il convient que l’État « se comporte comme un investisseur privé tant en ce qui concerne le prix d’acquisition que la gestion de l’entreprise ». On voit que la contrainte des propriétaires privés peut ainsi vite devenir une juteuse opération pour les actionnaires privés. L’argent que l’État investit dans la nationalisation, est de surcroit de l’argent en moins pour investir ensuite dans ces entreprises publiques. Aussi, la question centrale porte sur le modèle économique dans lequel s’effectue la nationalisation et sur son but.

Toute politique progressiste passe nécessairement par la nationalisation d’entreprises :

On nationalise à la fois pour juguler le chômage et pour empêcher la captation par des particuliers de « biens communs » comme les ressources naturelles. De même, nous l’avons vu, l’outil monétaire, ne saurait être soustrait à la Nation sans amputer la capacité du peuple français à se saisir de son destin économique. Aussi la nationalisation doit être un postulat pour toute politique de rupture. Mais là où la solution keynésienne peut dépenser des sommes astronomiques pour récupérer des entreprises, une alternative peut consister en la confiscation pure des actifs des actionnaires privés d’entreprises stratégiques dans certains cas très précis, c’est-à-dire d’entreprises dont les activités sont essentielles au développement de la Nation, et dont les objectifs doivent relever de la décision démocratique. Par exemple via la planification publique, planification dont usent d’ailleurs déjà tous les capitaines d’industrie.

On peut lier en effet la question des nationalisations à celle du développement de l’emploi, le tout de manière précise : si le conseil d’administration d’une entreprise X s’engage à ne pas licencier voire à embaucher sur une durée Y, la puissance publique ne pourra nationaliser, si elle le juge nécessaire, que sous le régime compensatoire. La rupture de cet engagement entre État et CA pourrait entrainer à l’inverse une prise en main pure et simple de l’appareil productif, surtout si la décision de licencier résulte d’une opération de maximisation du taux de profit et non d’une véritable phase de recul de l’activité de l’entreprise. L’État pose ainsi des critères de développement social de l’activité comme critères d’évaluation d’une nationalisation et de sa forme. La possession par l’État d’un vivier d’entreprises permet également la baisse significative du chômage par le recours au droit opposable à l’emploi.

Si le secteur privé ne peut proposer un emploi à qualification égale à un chômeur après une durée X que fixerait la loi, c’est l’État qui deviendrait employeur de facto de ce privé d’emploi en l’intégrant au sein d’une entreprise publique (on se rapporte aux travaux d’Hyman Minsky). Même le secteur privé y trouverait une aubaine car le pôle public constitué par fusion forcée des grandes banques privées pourrait par exemple prêter aux PME à un taux préférentiel. Bien entendu, la question du contrôle des activités économiques nécessitera une bonne coopération entre les salariés, leurs représentants légitimes et l’État. Cela exige des formes de participation démocratique dans l’entreprise, afin que les nationalisations soient aussi des socialisations, et pas uniquement des étatisations.

Pour aller plus loin :

 

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