Jouer la comédie de la productivité : retour sur les bullshit jobs

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David Graeber nous a quittés en 2020 mais ses intuitions continuent d’alimenter les critiques du capitalisme. Ainsi celle du journaliste Nicolas Kayser-Bril, qui a publié en début d’année Imposture à temps complet, pourquoi les bullshit jobs envahissent le monde (éd. Faubourg), livre-enquête et réflexion sur le concept de l’anthropologue américain.

Le terme de bullshit job a été victime de son succès puisqu’il est parfois utilisé pour tout et n’importe quoi. Dans son essence, il désigne un emploi improductif, un boulot qui ne sert à rien. Il exprime le désespoir de travailleurs qui triment sans savoir dans quel but, qui errent « en quête de sens », selon l’expression à la mode. Une première tension apparait : le bullshit job relève-t-il du système de production et de ses failles, comme le pensait David Graeber dès 2013, ou tient-il plutôt de la psychologie des travailleurs et de leurs possibles vague-à-l’âme ?

L’aspect théâtral des bullshit jobs

Revenons à la définition de David Graeber qui était la suivante : un bullshit job, que l’on pourrait traduire par métier du baratin ou poste à la con, est une « forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou même néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien » (Bullshit jobs, 2018, p.39). Cette définition a été critiquée par des chercheurs en sciences sociales car elle repose sur le ressenti des travailleurs et ne constitue pas une théorie de la valeur sociale. Pour autant, elle permet d’approcher la réalité du phénomène car les gens ont généralement du mal à avouer que leur emploi est inutile : s’ils le disent, on peut raisonnablement les croire.

L’autre intérêt de la définition de David Graeber est son second volet, souvent oublié, portant sur l’aspect théâtral des bullshit jobs. En effet, ceux qui en occupent un doivent faire semblant qu’il n’en est rien. Nicolas Kayser-Bril reprend cette idée fondamentale en filant la métaphore du conte d’Andersen Les Habits neufs de l’empereur. Dans celui-ci, l’empereur se fait tisser des habits dans une étoffe extraordinaire, qui selon ses concepteurs n’est visible qu’aux personnes intelligentes. Personne ne voit ce tissu mais tout le monde se garde bien de le dire, de peur de provoquer le courroux de l’empereur. Les bullshit jobs provoquent les mêmes comportements : souvent au sein d’un service personne ne voit l’utilité de certaines choses, mais tout le monde se garde bien de poser la question, de peur de perdre sa crédibilité voire son emploi. Certains pensent aussi ne pas être légitime à juger de l’utilité de telle ou telle activité. Pourtant, c’est bien à nous tous en tant que peuple qu’il revient de décider ce que nous jugeons utile de produire ou non.

Quantifier la proportion de bullshit jobs

David Graeber utilise des sondages pour évaluer la proportion de bullshit jobs dans nos économies occidentales. Nicolas Kayser-Bril perçoit là une limite et essaie de construire une méthodologie plus robuste. Il se porte au niveau des tâches de travail, composant les postes : participent-elles à produire un bien ou un service utile à la collectivité, ou non ? Pour le déterminer, il classe les organisations (entreprise ou administration) selon deux critères : disposent-elles des ressources en augmentation ou en diminution ? et ont-elles une « mission » ou non ?

Ici, il faut entendre la « mission » comme un besoin social préexistant à l’entreprise et auquel celle-ci répond. Cette « mission » n’est pas celle des « entreprises à mission ». Dans ces dernières, la mission n’est bien souvent qu’un supplément d’âme affiché a posteriori pour « engager » leurs « talents », ceux-là mêmes qui sont « à la recherche de sens ». Ce nouveau statut juridique créé par le gouvernement Macron est une mauvaise façon de poser le problème du « sens » au travail, car celui-ci émerge de ce qui est produit et de comment il est produit. Le sens vient du contenu même de la production et pas des engagements éventuels de la direction d’une entreprise quand ils ne portent pas sur la production elle-même.

Ces deux critères (ressources et mission) créent donc quatre catégories d’organisations. Pour Nicolas Kayser-Bril, il faut qu’une organisation possède une mission et des ressources en croissance pour que les tâches valorisantes et utiles y soient possibles et favorisées. Dans une organisation avec des ressources mais sans mission, les tâches valorisantes sont selon lui encore possibles, mais simplement non encouragées. Enfin, les organisations où les ressources stagnent ou diminuent favorisent pour lui l’émergence des bullshit jobs et même rendent impossible les emplois valorisants quand, en plus, l’organisation n’a pas de mission.

Une question demeure alors : comment déterminer si tel ou tel employeur possède une « mission » ? Avec sa définition, Nicolas Kayser-Bril retombe sur le problème sur lequel avait buté David Graeber. Il doit revenir au niveau des individus pour leur demander quelle est, selon eux, la mission de leur organisation. Si, au sein d’une organisation, les réponses obtenues sont qu’il n’y en a pas ou sont contradictoires entre elles, on peut conclure qu’elle n’a pas de mission. Si les réponses sont de cette même teneur dans tout un secteur d’activité, on peut supposer que tout le secteur manque d’une mission.

Pourquoi le manque de ressources favorise les bullshit jobs

Cette matrice des organisations proposée par Nicolas Kayser-Bril et en particulier son critère des ressources ne sont pas efficaces pour traquer les bullshit jobs. Son argumentation est lacunaire sur ce point : pour lui, disposer des ressources pour mener à bien son travail est nécessaire pour établir des relations de confiance entre les salariés, confiance elle-même nécessaire pour permettre les emplois valorisants. Or on peut très bien imaginer une entreprise aux ressources stagnantes, voire en augmentation, avec une bonne entente entre ses membres, mais qui ne produirait rien de tangible pour l’extérieur. Ce cas avait été rapporté à David Graeber dans son enquête pour son livre de 2018 par des personnes déclarant être finalement plutôt satisfaites de leur bullshit job.

Son hypothèse mène Nicolas Kayser-Bril à une conclusion contestable selon laquelle l’émergence du thème des bullshit jobs dans les années 2010 tient à la crise économique mondiale de 2009, qui, ayant cassé la croissance et augmenté le chômage, a empêché les personnes occupant des bullshit jobs de démissionner, de peur d’avoir des difficultés à trouver un autre emploi. Pourtant, le concept du bullshit job a précisément touché une autre corde que celle des simples emplois mauvais, aux mauvaises conditions de travail (appelés les shit jobs, en opposition). La question fondamentale soulevée par les bullshit jobs est bien celle de la « mission » des organisations et on ne peut pas la mettre sur le même plan que celle des ressources.

Toutefois, ce premier chapitre contient également des conclusions intermédiaires intéressantes qui montrent que la réflexion sur les bullshit jobs est un renouvellement de la pensée critique du travail en régime Toutefois, ce premier chapitre contient également des conclusions intermédiaires intéressantes qui montrent que la réflexion sur les bullshit jobs est un renouvellement de la pensée critique du travail en régime capitaliste. Il montre par exemple que la théorie économique dominante se révèle totalement incapable d’admettre l’existence même des bullshit jobs.

En effet, un bullshit job est fondamentalement un poste surnuméraire. Son existence implique que l’employeur ait agi de manière « irrationnelle » du point de vue économique, en gardant un poste qui ne participe pas à la production et donc pas à la création de profit et à l’accumulation du capital. Or, le fondement néoclassique de la pensée économique dominante postule que les agents économiques sont parfaitement rationnels. Il est donc impossible pour elle d’admettre l’existence des bullshit jobs. Si ces hypothèses sont souvent dépassées dans la recherche aujourd’hui, elles sont importantes car elles composent toujours une partie de l’imaginaire économique collectif.

Les bullshit jobs, une activité ostentatoire

C’est ensuite dans le chapitre central que le livre de Nicolas Kayser-Bril révèle son plus grand intérêt. Il s’ouvre avec une enquête sur la profession de gestion de portefeuilles. La gestion de portefeuille est une activité de service visant à optimiser le rendement financier du patrimoine de ses (riches) clients, en choisissant les titres financiers dans lesquels investir.

Il est manifeste que les gestionnaires de portefeuille n’œuvrent pas pour l’intérêt général. Pour autant, la question des bullshit jobs est à la fois plus simple et plus exigeante : est-ce que telle activité a bien l’effet qu’elle prétend avoir ? Autrement dit, les gestionnaires de portefeuille permettent-ils à leurs clients d’augmenter le rendement financier de leur patrimoine ? La réponse à cette question est non, comme cela a été montré à plusieurs reprises par des expériences et rappelé par l’auteur. Les gains réels à la bourse cachent bien souvent des délits d’initiés et c’est d’ailleurs ainsi que les gestionnaires de portefeuille font gagner de l’argent à leur client, lorsque c’est le cas.

Les gestionnaires de portefeuille ont donc un bullshit job : ils ne produisent pas l’effet escompté, bien qu’ils doivent prétendre l’inverse pour honorer les termes de leur contrat. Pour Nicolas Kayser-Bril, cet exemple relève de ce que Thorstein Veblen nommait les consommations ostentatoires. Selon sa célèbre thèse, les membres des classes supérieures achètent des biens et services superflus pour afficher leur rang social. Or, la consommation ostentatoire c’est-à-dire non nécessaire implique une production non nécessaire[i].

Justifier sa position dominante par le travail

Pour comprendre la possibilité d’un travail ostentatoire, il faut revenir au temps où le travail n’était pas valorisé pour tous, en l’occurrence sous l’Ancien Régime. Dans la société d’ordres, seul le Tiers-État travaillait, les nobles et le clergé étant même défendus de le faire. Or comme l’explique la sociologue du travail Marie-Anne Dujarier, durant le Moyen-Âge « le développement du capitalisme marchand dans les villes européennes fait monter en puissance une nouvelle classe sociale qui vit dans les bourgs : la bourgeoisie. […] Contrairement à l’aristocratie et à l’Église, toutes deux caractérisées par leur relative oisiveté, la bourgeoisie conquérante construit sa place par un certain rapport à l’action et aux choses plus qu’aux gens ou à l’honneur. […] Désormais, œuvrer dur et avec régularité est considéré comme bon, bien et nécessaire dans la bourgeoisie ». Ainsi, « de manière spectaculaire, le sens et la valeur de la pauvreté, mais aussi de l’oisiveté, sont donc inversé dans l’Europe chrétienne : celles-ci, de moyens de perfection ascétique, deviennent désormais une transgression sociale »[ii]. Suivant ce développement historique, Nicolas Kayser-Bril conclut : « [Le travail] est devenu le mode d’existence sociale principal pour tout le monde, entre la fin du XVIIème et le XIXème siècle, suivant les régions d’Europe. Ne pas travailler revient à s’exclure de la société. […] Il faut travailler pour exister socialement, mais l’objet de ce travail n’a aucune importance ».

Pour Nicolas Kayser-Bril ce changement ouvra immédiatement une possible multiplication des bullshit jobs : les nobles cherchant des emplois adaptés à leur rang, et ceux-ci venant à manquer, ils durent en inventer de toute pièce, multipliant les postes inutiles. Il prend ainsi l’exemple du prince William, duc de Cambridge, qui met sans cesse en avant son « travail » comme pour justifier son existence.

Cette observation centrale en entraîne plusieurs autres. Plus une société est inégalitaire, plus elle est propice à ces bullshit jobs d’apparat. Une société sans ordres et sans classe n’en aurait pas besoin. Deuxièmement, les bullshit jobs recoupent les dominations déjà présentes dans la société. Les bullshit jobs sont accaparés par la classe dominante car ils sont pour la plupart associés à un statut social élevé, et réciproquement c’est parce qu’ils sont souvent occupés par des personnes au statut social élevé que ces postes peuvent être convoités. Donc, inversement, aujourd’hui les métiers les plus essentiels comme les métiers du soin sont pour beaucoup féminisés.

Cela ne signifie pas pour autant que les classes populaires soient exemptées de bullshit jobs. David Graeber l’avait remarqué, mais Nicolas Kayser-Bril observe qu’une discrimination raciale s’y ajoute, que David Graeber n’avait pas relevée. Par exemple, les hommes noirs non qualifiés sont cantonnés aux métiers de la sécurité privée, dont « la production de travail […] reste difficile à définir »[iii]. Troisièmement, les bullshit jobs ont tendance à s’agglomérer : pour avoir l’air de plus en plus puissant, un cadre d’une grande organisation voudra engager un maximum de subordonnés, qu’il ait une activité à leur faire faire ou non (c’est le cas déjà défini par Graeber des larbins).

Le travail, « mode d’existence social principal »

Par ailleurs, si le travail devient nécessaire pour les puissants, il n’en demeure pas moins moralement indispensable pour le reste de la société, et même encore plus qu’avant. Dès cette époque, la droite politique appuie cette injonction morale à travailler (la « valeur travail ») pour justifier les conditions de travail épouvantables dans les manufactures du XIXème siècle et elle continue de le faire aujourd’hui – le dernier exemple en date étant la proposition d’Emmanuel Macron de faire travailler les bénéficiaires du RSA 15 à 20 heures par semaine.

Cette injonction morale entretient les bullshit jobs, d’abord en les justifiant, ensuite en empêchant celles et ceux qui les occupent de s’en rendre compte. Nicolas Kayser-Bril résume ainsi que « l’existence [des bullshit jobs] n’est pas due à l’avidité des capitalistes ou à la loi de l’offre et de la demande, mais au besoin de distinction sociale des riches, au besoin pour les managers d’avoir des subalternes et à la nécessité politique de maintenir au travail la majeure partie de la population » (p. 122). Il rappelle en passant que la rémunération d’une personne n’a aucune espèce de lien avec son talent ou ses mérites mais bien plus avec les us et coutumes du secteur où il ou elle travaille et avec les inégalités structurantes de la société (de genre, de couleur de peau)[iv].

L’évaluation d’un bullshit job est l’évaluation d’un rôle

Le dernier tiers du livre de Nicolas Kayser-Bril s’attache ensuite à développer les conséquences que l’hypothèse des bullshit jobs, quand on la prend au sérieux, entraine dans la société. Cela porte tout d’abord sur le travail lui-même et son évaluation :« un employé travaillant dans une organisation sans mission ne peut pas s’attendre à être récompensé quand il accomplit un excellent travail » (p. 171). Car si son organisation n’a pas de mission, au regard de quoi son travail serait-il excellent ? On peut évaluer si la baguette d’un boulanger est trop cuite ou pas assez, etc. L’évaluation du travail du boulanger peut être biaisée voire malhonnête de la part de son patron, mais dans une certaine limite, car ce travail a des conséquences dans le réel, qui peuvent être observées par lui-même et par les autres.

Mais comment évaluer le travail d’un consultant, d’un gestionnaire de portefeuilles, d’un officier dans une armée en paix ? Si leur travail ne produit rien de tangible, il n’y a rien à évaluer. Dans ce cas, c’est la discipline du travailleur qui est évaluée. De plus, si personne ne peut donner son avis sur le travail effectué, et en particulier pas les gens du métier (puisqu’il n’y a pas de métier), alors tout le monde peut le faire (comme dans le cas des « évaluations 360 »).

Cette absence d’évaluation ne signifie pas pour autant qu’occuper un bullshit job soit de tout repos : faire semblant, donner l’impression qu’on sait ce qu’on fait, demande un entraînement et du travail (au sens de la peine qu’on se donne). C’est en revanche une désillusion pour ceux qui sont en bas de l’échelle et qui souhaiteraient gravir les échelons au mérite, ce mérite ne pouvant pas être défini par des critères réellement objectifs (si des grilles de compétences peuvent être utilisées, elles sont souvent bullshit elles-mêmes, c’est-à-dire absconses et inclarifiables). À l’inverse, pour ceux en haut de la pyramide, les postes vides de sens peuvent être une aubaine. Bullshitiser son propre poste permet de ne plus être pris en défaut et d’être assuré de conserver sa position. Les bullshit jobs cimentent les relations de pouvoir dans la vie professionnelle.

« Pas d’idée, pas d’emmerde » : le retour des liens d’allégeance au travail

Dans une organisation sans mission, ce qui est récompensé n’est donc pas le travail proprement dit (au sens d’œuvre, puisqu’il n’y en a pas) mais l’assiduité et la loyauté, par exemple par le présentéisme. La loyauté dans ce cas ne se manifeste pas à la cause de l’organisation (puisqu’elle n’en a pas), mais au chef. Elle peut amener les salariés à fermer les yeux sur d’éventuelles conséquences de leur action, pour ne pas risquer de froisser leur employeur.

Enfin, les bullshit jobs génèrent de la souffrance chez les salariés. Comme l’ont montré les travaux de la sociologie du travail, la grande majorité des travailleuses et travailleurs cherche en réalité à « bien faire » son travail. Le travail réel dépasse régulièrement les attentes du travail prescrit, comme la sociologie du travail l’a documenté. Mais ceci n’est plus possible dans une organisation sans mission : dans quel sens dépasser les prescriptions ? En faisant quoi ? Pire, la direction peut parfois voir ce comportement comme un manque de discipline. C’est ce qu’Alain Supiot a appelé la règle PIPE : pas d’idée, pas d’emmerde[v].

Dans le dernier développement de son livre, Nicolas Kayser-Bril reprend justement la thèse d’Alain Supiot sur le retour des liens d’allégeance caractéristiques des systèmes féodaux – développée notamment dans La gouvernance par les nombres, 2015, réed. 2020 Pluriel [lire sur LVSL un article du même auteur consacré à cet ouvrage NDLR]. David Graeber parlait quant à lui de « féodalisme managérial ». Alain Supiot montre que cette féodalisation est alimentée par la marchandisation du Droit, qui signe la fin du régime de droit (rule of law, plutôt qu’Etat de droit) c’est-à-dire du régime où l’individu est protégé de l’arbitraire par les lois. Sans ce régime de droit, l’individu doit chercher sa protection auprès de plus puissant que soi, d’où le retour des liens suzerain-vassal. La casse du code du travail alimente le phénomène dans les entreprises. Par la suite, Nicolas Kayser-Bril remarque qu’un régime qui repose sur les liens de dépendance personnels sans institution n’est pas le féodalisme mais la mafia, ou l’État-mafia. Cette remarque avait en réalité déjà été faite par Alain Supiot dans son ouvrage précédent, L’esprit de Philadelphie, la justice sociale face au marché total (Seuil, 2010, réed. Points).

Austérité dans les services publics et bullshitisation de l’Etat : qui est l’œuf de la poule ?

Notre auteur arrive à cette conclusion en remarquant que les institutions comme la Justice, l’Université ou encore l’hôpital sont de plus en plus vidées de leur substance par le manque de moyens et par la « nouvelle gestion publique » qui leur est imposée. Là encore, pour lui, c’est la diminution des ressources qu’on impose à ces institutions qui engendre la multiplication des tâches inutiles en leur sein.

Mais cette hypothèse est fragile. David Graeber avait intuité que le processus se produisait plutôt dans l’autre sens : l’arrivée des bullshit jobs accompagne voire précède la baisse des ressources. Ce phénomène a été démontré récemment par la commission sénatoriale d’enquête sur le recours aux cabinets de conseil (comme McKinsey) par les administrations centrales. Ce recours ne fait pas baisser la facture pour l’Etat, bien au contraire : les consultants coûtent bien plus cher que des fonctionnaires, alors même que la matérialité de leur production est difficile à établir.

Pourquoi ce recours aux prestataires externes alors ? Sans doute car, comme l’a dit la rapporteuse Éliane Assassi, le but de ce recours serait moins de faire des économies que de transférer un maximum d’activités de l’État vers le privé, supposé plus efficace, dans les discours du gouvernement. L’objectif de baisse des dépenses publiques serait alors un paravent amenant l’idée que les privatisations et délégations de services publics seraient nécessaires. Enfin, la méthodologie en apparence complexe des indicateurs de performance (inutiles), maîtrisée par les consultants, permet quant à elle de justifier qu’on ait recours à eux.

Que faire contre les bullshit jobs ?

Pour lutter contre les bullshit jobs il sera donc nécessaire de réduire le temps de travail, la bureaucratie, les inégalités sociales. Mais quelles options nous restent-ils, individuellement, lorsque nous occupons un bullshit job ? Trois selon l’auteur, qui revient à ce sujet en conclusion. Premièrement, on peut nier l’existence même du bullshit. Cela consiste à croire qu’on mérite sa position sociale, son salaire, et cela permet dans les faits de les solidifier. Sinon, on peut chercher à faire changer les choses, mais comme celui qui dit que le roi est nu, cela expose à des conséquences sur sa position sociale. Enfin, la dernière option est de se réfugier dans le cynisme, c’est-à-dire de voir les caractéristiques de ce monde mais de n’en tirer aucune conséquence. La plupart des gens choisissent cette option, mâtinée de déni, car il est très difficile d’avouer que son activité principale n’apporte rien d’utile à la société.

Faut-il toujours être productif ?

C’est donc collectivement que nous devons lutter contre les bullshit jobs. On peut se dire qu’il n’est pas en soi mauvais de ne pas être productiviste[vi] voire de ne pas être productif du tout. Les bullshit jobs sont réputés mauvais car ils ne produisent rien, mais leur problème plus sérieux est de faire dépendre la subsistance matérielle de ceux qui les occupent à une hypocrisie quotidiennement renouvelée quant à la justification de leur poste. C’est le sens de la conclusion remarquable tirée par Nicolas Kayser-Bril : faut-il supprimer le bullshit, ce langage inclarifiable ? Non selon lui car « le bullshit n’est un problème que si l’on est sommés de prétendre qu’il n’existe pas » (p. 242). Dans les bullshit jobs, le problème ne venait donc pas du bullshit, mais des jobs : devoir à tout prix faire croire qu’on produit pour avoir sa place dans la société.

David Graeber quant à lui présentait en ouverture de son ouvrage le revenu universel comme une réponse aux bullshit jobs, car il permettrait à n’importe qui de quitter son emploi s’il ne trouvait pas celui-ci satisfaisant. Or l’apparition des bullshit jobs, comme celle du dérèglement climatique, ne tient pas à nos comportements individuels, mais à l’organisation du système de production. C’est donc lui qu’il faut réformer. Pour ce faire, il faut choisir collectivement ce que nous produisons (c’est-à-dire ce nous jugeons utile de produire), comment nous le produisons et en quelle quantité. Il est essentiel de le faire pour que la lutte du travail ne se limite pas aux conditions dans lesquelles le travail s’exerce, mais qu’elle attaque également le contenu même du travail. Cette lutte pour réduire les tâches inutiles dans l’emploi doit aller de pair avec le mouvement historique de réduction du temps de travail[vii]. Ce « gouvernement par les besoins », qui a été appelé selon les contextes autogestion ou contrôle ouvrier, transformerait le système de production actuel pour mettre fin à ses absurdités.

Notes :

[i] Ce qu’avait relevé George Orwell dans les années 1930 en travaillant dans une brasserie du Montparnasse, restaurants alors accessibles uniquement aux classes supérieures. Dans la Dèche à Paris et à Londres, 10/18, chapitre XXII (p. 158).

[ii] Marie-Anne Dujarier, Troubles dans le travail. Généalogie d’une catégorie de pensée, PUF, septembre 2021

[iii] Sébastien Bauvet, sociologue, 2010 ; cité par N. K-B. p.40.Sur la « division raciale du travail », voir Lawrence Grandpre, cité p. 161.

[iv] À l’appui de ce point N. K-B. cite en p.119 le premier chapitre de Kessler-Harris, 1990.

[v] Anecdote rapportée lors de la conférence inaugurale des 24èmes rendez-vous de l’histoire de Blois, d’octobre 2021.

[vi] Laëtitia Vitaud, En finir avec la productivité, Payot, 2022

[vii] C’est la proposition politique de Juan Sebastián Carbonell dans son livre Le futur du travail, Amsterdam éditions, 2022.

Bernard Friot : « La souveraineté populaire sur le travail est une urgence »

Friot
Bernard Friot © Pablo Porlan | Hans Lucas

Alors que la rentrée politique a été marquée par un regain d’intérêt pour la question du travail, nous nous sommes entretenus avec Bernard Friot, sociologue du travail et économiste qui milite pour « émanciper le travail ». Professeur émérite à l’université Paris-Nanterre, Bernard Friot est aussi à l’initiative de l’Institut européen du salariat et de Réseau salariat, qui défend l’idée d’un « salaire à la qualification personnelle ». Dans cet entretien, il revient sur le début du deuxième quinquennat d’Emmanuel Macron et sur les perspectives politiques qui s’offrent à la NUPES, mais aussi sur les moyens qu’il promeut pour raviver la citoyenneté et garantir la souveraineté populaire sur le travail.

LVSL : Tout au long du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, vous avez fait partie des voix critiques qui se sont élevées contre sa politique sociale et économique. Comment avez-vous accueilli sa réélection à la présidence de la République ? Pensez-vous que celle-ci aurait pu être évitée ?

Bernard Friot : Je pense exprimer une opinion commune en disant que la réélection d’Emmanuel Macron aurait peut-être pu être évitée si la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (NUPES) s’était réalisée avant le premier tour de l’élection présidentielle et non après. Étant donnée la détestation de Macron dans notre pays, la qualification de Jean-Luc Mélenchon pour le second tour aurait peut-être enclenché une dynamique permettant son élection. Étant entendu que cette victoire électorale inattendue n’aurait eu de sens qu’accompagnée d’une mobilisation des travailleurs, comme pour le Front populaire. Sinon elle aurait été suivie d’un échec de plus pour la gauche, car on ne sort pas de l’État capitaliste par les urnes.

En tout cas, la présence de Mélenchon au second tour nous aurait préservé de la spectaculaire progression du Rassemblement national (RN) aux législatives : avoir empêché sa qualification est une faute politique majeure. Membre du Parti communiste français (PCF), je me suis formellement opposé à l’orientation du congrès de 2018 qui a décidé d’en finir avec le Front de gauche et de privilégier une stratégie identitaire, ce qui est un réflexe mortifère pour un parti en déclin. En être réduit à se saisir de la présidentielle comme d’une tribune signale une terrible perte d’audience. Comme le PCF était avec la France insoumise (LFI) au premier tour de 2017, il est évident que parmi les 800 000 voix de Fabien Roussel figurent les 400 000 qui ont manqué à Mélenchon en 2022. Pire, sa non qualification a été postulée dès le départ en donnant curieusement crédibilité aux sondages : Roussel est entré en campagne en répétant que la gauche ne serait de toute façon pas au second tour.

« Nous vivons dans une caricature de démocratie politique qui gangrène par ailleurs la vie des partis. »

Cela dit, parmi les facteurs de la réélection de Macron, il n’y a pas que l’attitude irresponsable des partis socialiste, communiste et écologiste vis-à-vis de LFI – et, symétriquement, bien des pratiques discutables de LFI en matière d’union. Sa réélection tient, plus profondément, au fonctionnement-même de l’élection présidentielle. Regardez comment les principaux médias ont méticuleusement organisé, depuis 2017 et dans la campagne du premier tour, le fait que Marine Le Pen soit la seule opposante à Emmanuel Macron, avant de s’écrier d’une seule voix, avant le second tour, qu’il fallait faire barrage au RN. Nous vivons dans une caricature de démocratie politique qui gangrène par ailleurs la vie des partis : nous voici maintenant au parti communiste avec un Fabien Roussel, bon communicant, qui entend bien occuper toute la place « au service de la notoriété du parti », évidemment, alors que c’est de plus d’horizontalité, de débat interne, d’intelligence collective effectivement à l’œuvre, dont nous avons absolument besoin.

Les signes se multiplient au contraire d’une volonté de faire du PCF le « parti de Fabien », de prolonger le funeste one man show propre à une campagne présidentielle dans une tournée régionale de « celui auquel les Français identifient le PCF » alors que l’enjeu est au contraire que le parti contribue à la suppression des chefs et des figures emblématiques dans la vie politique. Sur ce terrain démocratique décisif pour la conquête du pouvoir par en-bas fondatrice de la dynamique communiste, bien des associations sont très en avance sur le PCF comme sur tous les partis d’ailleurs, que la logique de l’élection présidentielle transforme en troupes au service de la notoriété d’un candidat. L’élection du président au suffrage universel est un cancer, elle doit impérativement être supprimée !

LVSL : En tant que militant communiste, quel regard portez-vous sur la dynamique de rassemblement autour de la NUPES, et sur sa capacité à constituer un véritable contrepoids parlementaire au pouvoir présidentiel détenu par Emmanuel Macron ?

B. F. : Tout d’abord, rappelons que Jean-Luc Mélenchon et LFI, mais aussi l’ensemble des forces de gauche qui composent la NUPES, s’inscrivent dans la logique présidentielle y compris pour réformer la Constitution. Jean-Luc Mélenchon n’a jamais non plus renié son allégeance à François Mitterrand. Et chacun sait que sa capacité à inscrire son action dans un processus de décision collective est limitée. Beaucoup de choses pourraient être discutées sur ce point.

« L’union de rupture avec le capitalisme n’a de sens que si la NUPES est l’expression politique de la multiplicité des initiatives alternatives au capitalisme et suscite le mouvement social de prise de pouvoir sur le travail, sans lequel les victoires électorales de gauche sont des illusions. Ce sont les occupations d’usines et les grèves de 1936 qui ont permis les principales réalisations du Front populaire. »

Toujours est-il que c’est à Jean-Luc Mélenchon et à LFI que nous devons la très heureuse nouveauté de la NUPES, comparée à « l’union de la gauche » des dernières décennies : l’union s’opère enfin sur une base de rupture avec le capitalisme. C’est considérable, quand on sait le désastre pour la crédibilité populaire de la gauche qu’a été le gouvernement de « gauche plurielle » de Jospin : Hollande y a certes ajouté sa touche par la suite, mais il n’a jamais fait qu’achever le travail commencé avec le tournant de la rigueur de Mitterrand, mis sur les rails avec Rocard et accompli avec Jospin. Dans le champ que j’étudie, le bilan de la gauche plurielle de Jospin est catastrophique : remplacement de la cotisation maladie par la CSG, installation des complémentaires avec la CMU, extension de la scandaleuse « insertion des jeunes » avec les emplois-jeunes, légitimité théorique de la réforme des pensions avec le Conseil d’Orientation des Retraites, exonération de cotisations patronales avec les 35 heures.

Bien sûr, l’union de rupture avec le capitalisme n’a de sens que si la NUPES est l’expression politique de la multiplicité des initiatives alternatives au capitalisme et suscite le mouvement social de prise de pouvoir sur le travail, sans lequel les victoires électorales de gauche sont des illusions. Ce sont les occupations d’usines et les grèves de 1936 qui ont permis les principales réalisations du Front populaire. Si la relative réussite électorale de la NUPES s’accompagne d’un surgissement populaire, sur les lieux de travail d’abord, et mobilise toute l’inventivité démocratique des dernières années dans le champ associatif et social, alors je crois qu’il sera possible de sortir, à terme, de la logique présidentielle, pas tant par un contrepoids parlementaire que par une affirmation de classe.

Encore faut-il que la NUPES soit réellement portée par les partis qui ont signé l’accord. Pour m’en tenir à mon parti, la direction actuelle du PCF fait contre mauvaise fortune bon cœur. Elle sait que, s’il n’avait pas adhéré à la NUPES, le parti n’aurait plus qu’une poignée de députés et pas de groupe parlementaire. Elle tente donc de sauver les meubles à travers cette alliance électorale qu’elle n’assume que par opportunisme tout en s’en démarquant, sur la forme à coup de petites phrases polémiques certes qui font de Roussel le bon client des médias dominants, mais surtout, sur le fond, par le refus de jouer le jeu d’une union de rupture où le parti est minoritaire. Roussel est l’élu d’un congrès qui a renoncé au Front de gauche par nostalgie de l’union de la gauche. C’est l’aile droite du parti, favorable à l’union avec le PS, qui l’a emporté en 2018, avec l’aide de la mouche du coche des quelques partisans de la faucille et du marteau, sous la houlette opportuniste d’André Chassaigne.

« J’appelle à ce que le prochain congrès du parti nous permette d’apporter une contribution communiste à l’union populaire de rupture avec le capitalisme qu’est en puissance la NUPES. »

Roussel, qui vient du cabinet d’une des ministres communistes de la gauche plurielle de Jospin, a d’ailleurs tenté de refaire le coup de l’union de la gauche en étant aux présidentielles le candidat du PCF, des radicaux de gauche, des rescapés de gauche du chevènementisme et d’anciennes personnalités du PS comme Marie-Noëlle Lienemann. Il en a obtenu le résultat mérité. Cet échec considérable est dû non pas au vote utile (est-ce le vote utile qui explique qu’il ait fait 4% dans les villes communistes alors que Mélenchon y faisait entre 40 et 70% ?) mais à l’inaudibilité populaire de sa campagne pour la « République sociale ». Le PCF ne peut faire entendre sa voix qu’en passant de l’union de la gauche à l’union populaire. Et donc en participant sincèrement et sur le fond au bouillonnement d’initiatives alternatives observable partout aujourd’hui et dont la NUPES peut devenir l’expression politique si elle se hisse à la hauteur de l’enjeu communiste. C’est pourquoi j’appelle à ce que le prochain congrès du parti nous permette d’apporter une contribution communiste à l’union populaire de rupture avec le capitalisme qu’est en puissance la NUPES.

LVSL : Vous avez signé, avec un collectif d’économistes, une tribune soutenant le programme économique de la NUPES. Qu’est-ce qui vous a motivé à le faire, et en quoi trouvez-vous ce programme plus pertinent et crédible que les autres ?

B. F. : J’ai signé cette tribune parce que cela relevait de l’évidence. D’un point de vue strictement électoral, il s’agissait de soutenir le seul mouvement qui était en capacité d’imposer éventuellement une cohabitation, du moins une opposition puissante et utile face à Emmanuel Macron. Et sur le fond, comme je viens de le dire, comment ne pas soutenir la dynamique d’une union de la rupture avec le capitalisme ?

Mais cette rupture est en puissance, et j’exprime nombre de réserves sur le programme de la NUPES, notamment parce qu’il s’inscrit toujours dans la même logique et le même imaginaire de la gauche « d’en haut », dont ni mon parti ni la NUPES ne sont sortis mais qu’il faudra bien finir par dépasser. Il s’agit encore de « prendre l’argent où il est », de lutter contre la fraude fiscale, de taxer les riches, de mieux partager les richesses, de créer un pôle public bancaire, de réaliser quelques nationalisations appuyant une politique industrielle volontariste, de relancer la demande par une hausse des salaires, des pensions et des minimas sociaux.

« La sortie du capitalisme suppose une conquête du pouvoir sur le travail dans toutes les entreprises, en actualisant et en étendant à toutes les fonctions collectives cette anticipation magnifique qu’a été la gestion du régime général par les travailleurs entre 1946 et 1967. »

Nous sommes en échec depuis quarante ans en persévérant dans cette croyance dans une bonne politique publique par en haut, alors qu’on ne va au communisme que par le communisme. La sortie du capitalisme suppose une conquête du pouvoir sur le travail dans toutes les entreprises, par en bas, et par un en haut géré par les citoyens, en actualisant et en étendant à toutes les fonctions collectives cette anticipation magnifique qu’a été la gestion du régime général par les travailleurs entre 1946 et 1967.

LVSL : Selon vous, par quels moyens pourrions-nous, aujourd’hui, renouer avec cette dynamique ?

B. F. : Une telle conquête passe par celle de l’attribution à tous les majeurs, comme droits politiques, de droits économiques nouveaux : qualification personnelle et salaire, propriété d’usage des entreprises, co-décision dans la création monétaire et toutes les institutions de coordination de la production. Or une telle conquête n’est malheureusement pas à l’agenda de la NUPES, ni d’aucun des partis qui la composent. Prenons l’exemple de la proposition de faire du contrat de travail un droit attaché à la personne qui est une proposition phare de FI et du PCF. Je m’en explique longuement dans un texte à paraître dans Salariat, la nouvelle revue de l’Institut européen du salariat dont le premier numéro [1], qui sort en octobre, porte précisément sur la question du droit au contrat ou du droit à la qualification. Car ce n’est pas du tout la même chose.

L’attribution à toute personne d’une qualification doit être bien distinguée de l’attribution à toute personne d’un contrat. L’idée de pérenniser les revenus par une continuité de contrats, que ce soit entre des contrats avec des entreprises et avec un État employeur en dernier ressort – pour ce qui est de la proposition de LFI – ou entre des contrats de travail et des contrats de formation – pour ce qui est de la sécurité emploi-formation défendue par le PCF –, cette idée de succession continue de contrats, incroyablement en dessous de la conquête du statut de la fonction publique, menace ce dernier alors qu’il est la cible principale de la classe dirigeante : c’est une proposition irresponsable. Dans la fonction publique, ce n’est pas le contrat qui est le support des droits d’une personne, mais la qualification dont elle est porteuse, en tant que personne. C’est pour cela que les fonctionnaires ont conservé leur salaire pendant le confinement, et c’est précisément cela qu’il faut généraliser à tous les majeurs : la continuité du salaire doit reposer non pas sur la continuité des contrats mais sur l’attachement du salaire à la personne dans la généralisation, comme droit politique du citoyen, du salaire à la qualification personnelle de la fonction publique.

La bourgeoisie, quand elle était classe révolutionnaire, a eu ce coup de génie de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en août 1789. Sur la base de cette déclaration, qui pose que les êtres humains naissent et demeurent libres et égaux en droit, l’abstraction de la citoyenneté a pu être progressivement construite avec la conquête du suffrage universel. Elle postule que tout majeur, indépendamment de tout autre critère, est considéré en capacité et en responsabilité de la chose publique. Cette citoyenneté-là, qui était au cœur de notre tradition républicaine, est en train de s’épuiser, un épuisement qu’il faut contrarier si nous voulons éviter le pire.

Si la citoyenneté s’épuise, c’est parce que les abstentionnistes ou les votants porteurs de l’illusoire « sortons les sortants » constatent l’impuissance d’une chose publique qui exclut le travail, qui exclut la production. La politique s’arrête à la porte de l’entreprise, ou à la porte des banques lors de la création monétaire, car la bourgeoisie capitaliste tient à conserver son monopole sur le travail, et ce d’autant plus violemment qu’il n’y a plus aujourd’hui adhésion au travail tel qu’elle l’organise. Une chose publique dans laquelle est absent le cœur même de la vie sociale, c’est-à-dire le travail et la production, décourage les citoyens et leur donne d’autant moins de raisons de faire de la politique que c’est sur le travail, précisément, qu’ils sont en désaccord. Avec en fond de scène le fascisme, joker de la bourgeoisie quand la vie politique perd ses repères.

L’enrichissement de la citoyenneté, nécessaire pour la sauver, doit procéder du même geste que celui des révolutionnaires de 1789 : le salariat, classe révolutionnaire d’aujourd’hui, doit inclure le travail dans la chose publique et proclamer que tout majeur est postulé comme étant en capacité et en responsabilité de produire, de décider de la production. Sur son lieu de travail bien sûr, et aussi à l’échelle méso et macroéconomique de la création monétaire, de l’implantation des entreprises, des accords internationaux de coopération et d’échanges.

« Le salaire à la qualification reconnaît la contribution à la production de valeur économique, il pose les travailleurs comme les seuls producteurs de la valeur, et il s’agit maintenant de les poser comme ses seuls responsables. »

Cela suppose des droits correspondant à cette responsabilité, dont le salaire à la qualification personnelle, car qui osera décider réellement du travail dans son entreprise si ses droits sont liés au contrat passé avec elle ? Nos droits économiques ne doivent être liés qu’à notre personne. Le salaire est certes une ressource, et la sécurité de cette ressource qu’assurera la continuité du salaire est importante pour sortir toutes les vies de la précarité. Mais ça n’est pas la seule dimension du salaire tel que le syndicalisme de classe l’a imposé au patronat au cours du XXème siècle. Le salaire à la qualification reconnaît la contribution à la production de valeur économique, il pose les travailleurs comme les seuls producteurs de la valeur, et il s’agit maintenant de les poser comme ses seuls responsables.

Et comme la fonction publique a inauguré un mouvement d’attribution de la qualification à la personne du travailleur, et non plus à son poste de travail, généralisons-le en posant tout majeur comme titulaire d’une qualification (et donc d’un salaire), comme responsable de la production de dix-huit ans à sa mort. Toutes les vies seront sorties de la précarité en même temps que la citoyenneté sera enrichie de la maîtrise de la production. Pour cela, la qualification personnelle, condition nécessaire, n’est pas suffisante : l’expression de cette citoyenneté enrichie, de cette responsabilité dans la production de la valeur, c’est trois droits économiques nouveaux à lier à tout majeur. Le premier est la qualification, et donc le salaire comme droit politique lié à la personne et non pas au contrat. Le second est la propriété d’usage de l’outil de travail et donc la décision dans l’entreprise. Le troisième est la décision dans les institutions de coordination de la production : création monétaire, jurys de qualification, instances territoriales de définition des biens et services à produire, etc.

Dès lors, le fait que chacun, à dix-huit ans, soit titulaire de ces droits et que ce soit des droits politiques inaliénables jusqu’à sa mort ne dépendra pas du tout de contrats de travail qu’il aurait ou qu’il n’aurait pas. Toute personne majeure sera en permanence en responsabilité de la production et titulaire des droits exprimant cette responsabilité. Bien sûr, sa qualification se concrétisera dans du travail et donc dans des contrats passés avec une entreprise, avec des fournisseurs ou des usagers. Mais ces contrats ne fonderont ni le salaire ni la qualification, ni non plus les conditions générales du travail qui relèvent d’un Code du travail interprofessionnel, grand conquis de la CGT naissante et depuis 1910 en permanence contesté par la bourgeoisie capitaliste. Dans le respect du Code du travail, le contrat de travail, évidemment débarrassé de la subordination qui le constitue aujourd’hui juridiquement, définira les conditions spécifiques dans lesquelles s’exerce tel travail concret, qui diffèrent d’une branche et d’une entreprise à l’autre. Le travail étant une activité collective, il suppose des règles et un contrat dans lequel les parties s’engagent à respecter ces règles, sans quoi des sanctions sont possibles.

Il faut donc distinguer soigneusement le contrat de travail et les droits économiques et politiques de la personne majeure que sont la qualification (et donc salaire), la propriété de l’outil et la décision dans les instances de coordination de la production. Le contrat est une institution tout à fait nécessaire pour organiser le travail concret dans le respect des règles du Code du travail, mais il ne doit pas être le support des droits économiques.

Au contraire, continuer de faire dépendre les droits économiques du contrat de travail, c’est laisser le cœur du capitalisme, qui pose les individus comme titulaires d’une force de travail sur le marché du travail. Ou pire, pour les travailleurs indépendants, sur le marché des biens et services, bien moins régulé que le marché du travail, avec des hauts et des bas spéculatifs permanents. Le fait que cette force de travail serait en permanence validée par la continuité des contrats, et que l’on aurait ainsi un revenu permanent, apporterait une régulation supplémentaire bienvenue au marché du travail mais ne changerait pas cette pratique décisive du capitalisme qu’est la définition du travailleur comme titulaire d’une force de travail subordonnée sur un marché, n’ayant droit au salaire que s’il le mérite par un travail productif. Ce que nous devons combattre, c’est précisément cette figure capitaliste du travailleur méritant son salaire par son travail, ce catéchisme de la « fierté de gagner sa vie par son travail », cette disqualification en « allocs » de la si précieuse déconnexion de l’emploi et du salaire qu’est le conquis du salaire continué du chômage, toujours plus menacé.

J’insiste sur le fait que l’irresponsabilité des saillies de Roussel à ce propos ne tient pas qu’à sa légèreté de communicant à laquelle on les réduit trop facilement. Elle tient au fond même des positions de la direction du parti, et singulièrement de sa section économique, sur le salaire, le travail et l’emploi. Là encore, je renvoie aux analyses du premier numéro de Salariat. L’emploi est la situation créée par les conventions collectives : au poste de travail est attribué une qualification et donc un salaire. C’est une conquête du siècle dernier sur l’infra-emploi du travail « indépendant » dépendant du marché des biens et services et de la rémunération à la tâche des CDD de mission et autres formes du salaire capitaliste. Mais c’est une conquête qui a été dépassée dans l’au-delà de l’emploi capitaliste qu’est l’attribution de la qualification, et donc du salaire, à la personne des fonctionnaires et des retraités du régime général, et, dans une moindre mesure, à celle des chômeurs.

Sauf à donner raison à Macron qui veut supprimer le droit au salaire des chômeurs, un chômeur n’est pas un « privé d’emploi » qui doit vite en retrouver un pour retrouver un salaire, c’est le titulaire d’un salaire – certes minoré et précaire – alors qu’il n’a pas d’emploi. L’enjeu décisif de lui garantir tant la continuité de ses ressources que l’exercice souverain d’un travail n’est pas de lui assurer un emploi qui demeurera capitaliste puisqu’il restera le support de ses droits, mais de lui assurer d’une part une qualification personnelle, support d’un salaire attaché à sa personne, et d’autre part le soutien dans la recherche d’un contrat de travail libéré de tout employeur par un service public de la qualification qui remplacera Pôle-emploi et l’actuel marché scandaleux de la formation professionnelle continue.

« Il s’agit de passer de la fierté de travailler pour mériter d’acheter à la fierté de décider de la production, la fierté de la souveraineté sur le travail dans des emplois communistes. »

Il s’agit de passer de l’emploi capitaliste à l’emploi communiste, exercice concret du travail sans employeurs par des citoyens qualifiés dans le cadre d’un contrat hors de toute subordination. Il s’agit de sortir du salaire capitaliste en poursuivant la conquête du salaire communiste, droit politique de toute personne majeure jusqu’à sa mort. Il s’agit de passer de la fierté de travailler pour mériter d’acheter à la fierté de décider de la production, la fierté de la souveraineté sur le travail dans des emplois communistes.

Poser le salaire comme un préalable au travail et non pas comme son résultat, voilà un nouveau front de l’action collective, difficile à assumer, je le constate. On le voit à la CGT : depuis vingt-cinq ans elle claudique sur le pied familier de la revendication du « plein emploi », dans lequel chacun est sur un poste qualifié, et sur le pied, affirmé comme prioritaire dans chaque congrès mais jamais réellement mis en œuvre, d’un nouveau statut du travailleur qui généraliserait le conquis du salaire à la qualification personnelle dans une « sécurité sociale professionnelle » portée par le mot d’ordre « la qualification doit passer du poste à la personne ». Une sécurité sociale professionnelle qui combat donc le marché du travail mais que la CGT a souvent du mal à distinguer de la « sécurisation des parcours professionnels » de la CFDT, qui elle le régule. Et qu’elle ne parvient pas non plus à distinguer du plein emploi car pour elle le contrat de travail demeure le support des droits économiques.

LVSL : Certes, mais n’est-il pas important que chaque majeur puisse exercer effectivement sa qualification dans un emploi ? N’est-ce pas comme cela qu’il faut comprendre la réticence devant la généralisation du salaire que vous entendez comme droit politique ?

B. F. : Oui, Fabien Roussel a répété dans la campagne présidentielle qu’il préférait le travail universel au revenu universel, et nombre de camarades craignent que la proposition d’attacher un revenu à la personne soit le signal d’un abandon de toute ambition en matière d’emploi pour tous, déjà hélas visible dans la fin de tout volontarisme de l’État en matière de production. Cette position très partagée appelle plusieurs remarques.

« Le salaire à la qualification personnelle n’est pas un revenu universel, reconnaissant des besoins de la naissance à la mort. Ce n’est pas en tant qu’êtres de besoins que les personnes sont reconnues, mais en tant que citoyennes décisionnaires sur le travail et la production, et c’est pourquoi la qualification est liée à la majorité politique. »

Premièrement, je le répète, ce n’est pas un revenu qu’il s’agit d’attribuer aux personnes majeures, mais une qualification et donc un salaire. Le salaire à la qualification personnelle n’est pas un revenu universel, reconnaissant des besoins de la naissance à la mort. Ce n’est pas en tant qu’êtres de besoins – comme dans le capitalisme qui voit dans le salaire un revenu, un pouvoir d’achat – que les personnes sont reconnues, mais en tant que citoyennes décisionnaires sur le travail et la production, et c’est pourquoi la qualification est liée à la majorité politique. Le salaire capitaliste, c’est un pouvoir d’achat dépendant de la validation de telle activité par la bourgeoisie, alors que le salaire communiste pose toute personne majeure comme qualifiée, c’est-à-dire décidant de la définition de ce qui a valeur et concourant à sa production.

Deuxièmement, il faut bien sûr qu’une production de valeur corresponde à la monnaie émise pour verser les salaires, et concourir à la production suppose que la qualification soit mise en œuvre dans des contrats de travail débarrassés de leur définition capitaliste par la subordination. L’exercice d’un travail concret validé comme productif par la décision commune a grande valeur anthropologique. « Le travail universel » est, lui, un mot d’ordre réactionnaire. Ce n’est pas le travail en tant que tel qui a valeur anthropologique – sinon vive l’esclavage ! –, mais le travail exercé en toute souveraineté, dont l’objet et les méthodes relèvent de la décision commune. Et qui est donc le fait de citoyens qualifiés, pas de titulaires d’une force de travail. Des citoyens qualifiés soutenus dans la mise en œuvre effective de leur qualification, à la fois par le syndicalisme et par un service public de la qualification.

Troisièmement, mettre en œuvre la souveraineté commune sur le travail, contre son monopole par la bourgeoisie capitaliste, suppose un déplacement de la pratique militante des organisations de travailleurs, jusqu’ici peu mobilisées sur la maîtrise du travail, tant concret qu’abstrait. La naturalisation de la désignation de l’aliénation au travail par le terme médical de « souffrance au travail » signale cette acceptation collective de mener des travaux avec lesquels on est en désaccord. Tant que, collectivement, les travailleurs accepteront de produire dans « la souffrance », soit des objets qu’ils récusent, soit dans des conditions qu’ils récusent, aucun passage significatif au communisme ne sera possible. L’urgence de la rupture écologique aidera, je l’espère, à ce déplacement. La rupture écologique ne peut pas passer par une bonne politique industrielle menée d’en-haut par un bon État assurant le plein de bons emplois, illusion qui reste malheureusement l’horizon de la gauche.

La clé d’une bonne politique industrielle permettant l’exercice par chacun de sa qualification dans le respect des conditions de notre vie sur la planète, ce sont des entreprises débarrassées de la mise en valeur du capital et gérées par les citoyens, et par eux seuls, et des fonctions collectives étatiques – de création monétaire, de choix des investissements, d’aménagement du territoire, d’échanges internationaux, etc. – gérées elles aussi par les seuls citoyens. Des citoyens qualifiés et donc titulaires de leur salaire : toute rupture écologique sera impossible tant que les droits économiques seront liés à l’emploi. Si le salaire reste lié à l’emploi, ce n’est pas moi qui irai faire la morale écologique à des travailleurs défendant leurs droits, et donc leur emploi, fût-il de merde. Je me bats pour que leurs droits, et au premier rang leur salaire, ne dépendent plus de leur emploi, et donc que les suppressions, conversions et créations d’activités selon les critères écologiques soient possibles.

Ma remarque finale, inséparable des précédentes, porte sur la marginalisation de la tentation fasciste, une urgence, là aussi. Toute proposition du type « le plus important, c’est que chacun ait un emploi afin que personne n’ait de ressources sans contrepartie productive » ne peut pas vaincre le ressentiment contre « les assistés », qui est une composante de l’adhésion au fascisme. Pourquoi ? Parce que cette proposition que chacun ait un bon emploi générant un bon salaire partage avec le ressentiment qu’elle veut combattre l’adhésion aliénée à la pratique capitaliste du salaire mérité par le travail. En finir avec le préalable au salaire que serait le travail, inverser une représentation à ce point aliénée à la pratique capitaliste du travail, poser le salaire communiste comme la condition de la production contre le salaire capitaliste posé comme sa conséquence, c’est un immense champ, aujourd’hui en friche, d’une action politique victorieuse contre la montée en puissance du fascisme.

LVSL : Justement, la rentrée politique a été marquée à gauche par un regain d’intérêt vis-à-vis de la question du travail, et de la place qu’elle doit occuper dans un projet politique émancipateur et tourné vers la victoire. Que vous inspire ce débat ? Pensez-vous qu’il puisse aboutir à ce que la gauche renoue avec la volonté d’« émanciper le travail », pour reprendre le titre d’un de vos ouvrages ?

B. F. : Le parti communiste n’a pas abandonné les travailleurs au bénéfice des victimes de discrimination au cours des dernières décennies : laissons cette accusation absurde aux pourfendeurs d’un wokisme fantasmé et à ceux qui disqualifient la si décisive lutte contre les discriminations comme une diversion de la lutte de classes. La souveraineté sur le travail ne peut pas se construire sans égalité des genres, des âges et des couleurs de peau. Pour m’en tenir à ce seul exemple, l’indifférence de la très grande majorité des travailleurs de la métropole au massacre de Sétif en mai 1945 a évidemment amputé, et pour longtemps, leur puissance de classe.

« Ce qui est sûr, c’est que la désindustrialisation, les délocalisations d’activités, ont considérablement affaibli les organisations de classes et leur capacité à susciter un vote de classe, alors qu’on ne peut pas laisser sans réagir fortement toute une fraction des travailleurs se tourner vers le RN. »

Que les choses bougent sur tous ces terrains ne peut être que salué comme une montée en puissance de la classe révolutionnaire. Quant à la question du poids du discours sur le travail dans les différences géographiques des résultats électoraux entre les métropoles et les périphéries, je laisse à des collègues spécialistes de sciences politiques le soin d’intervenir. Ce qui est sûr, c’est que la désindustrialisation, les délocalisations d’activités, ont considérablement affaibli les organisations de classes et leur capacité à susciter un vote de classe, alors qu’on ne peut pas laisser sans réagir fortement toute une fraction des travailleurs se tourner vers le RN. Comment restaurer cette capacité ?

Le prétendu débat sur le travail que vous évoquez a malheureusement été parasité par un concours de petites phrases qui témoigne, là encore, d’un déficit plus profond que la manie communicante. La gauche a sur le travail un discours et surtout des pratiques d’une extrême faiblesse. Vous évoquez à juste titre la volonté d’émanciper le travail : c’est pour moi le cœur de la question. Et il ne s’agit pas pour la gauche de « renouer » avec elle, car elle ne l’a jamais eue comme volonté prioritaire, pas davantage que les syndicats. Je renvoie aux travaux de collègues comme Thomas Coutrot qui a sous-titré un de ses ouvrages consacré à la liberté du travail « pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer ».

Je suis un chercheur passionné, et admiratif, des conquis des organisations de classe en matière de droit du travail et de droits des travailleurs. Mais ces conquis en matière d’emploi, dans le privé, ou de qualification personnelle, dans la fonction publique, n’ont pas leur équivalent en matière de travail. Et quand je parle de travail, c’est l’objet du travail, son contenu, pas simplement ses « conditions », que les entreprises libérées et autres logiques managériales sont prêtes à négocier.

« Des chercheurs comme Yves Clot font le même constat : quand est-ce que le savoir des travailleurs, leur métier, leur bonheur de bien travailler, sera posé par la gauche au cœur de la culture et de la politique ? »

Je constate que la conquête de la souveraineté sur le travail concret, sur son organisation, sur son objet, n’a été que très minoritairement à l’ordre du jour des mobilisations collectives. Et que la construction du travail comme temps libre est étrangère à une gauche qui identifie ce dernier au hors travail. Des chercheurs comme Yves Clot font le même constat : quand est-ce que le savoir des travailleurs, leur métier, leur bonheur de bien travailler, sera posé par la gauche au cœur de la culture et de la politique ? Quand est-ce qu’elle parlera de travail communiste, de salaire communiste, d’emploi communiste ? Quand est-ce que l’entreprise communiste et l’État communiste seront au centre de son programme ? Construire la classe révolutionnaire comme classe des travailleurs se joue sur la maîtrise du travail.

LVSL : À quelle échelle cette citoyenneté sur la production peut-elle s’exercer et comment peut-elle être encadrée ?

B. F. : Tout l’enjeu est justement de désencadrer, de susciter l’initiative, de la rendre désirable chez des citoyens qui ont été socialisés dès l’enfance à la délégation, à l’attente qu’un autre décide. La souveraineté sur le travail ne peut se construire que dans un processus de démocratisation de toutes les décisions. Pour en revenir au non-débat sur le travail qui vient d’affliger la gauche, lorsque sont par exemple évoquées à juste titre toutes les compétences professionnelles qu’il va falloir susciter, tous les emplois qu’il va falloir créer pour assurer la rupture écologique, la question de la décision démocratique n’est pas au cœur du propos : confiance est faite dans des assemblées territoriales de délégués d’organisations représentatives, dans l’expertise scientifique, dans les institutions de formation, dans un parlement débarrassé de ses godillots.

Mais ce sont précisément autant de lieux qui existent, qui assument aujourd’hui la folle fuite en avant capitaliste. Leur démocratisation est une entreprise aussi considérable que prioritaire, qui suppose au moins deux choses à notre portée parce que vivantes dans un déjà-là communiste. D’une part la généralisation à tous les majeurs du salaire comme droit politique, distribué, sans endettement, préalablement à l’acte de production. D’autre part, le bilan et la généralisation de toutes les procédures de décision collective et de dépassement des dominations naturalisées en train de s’expérimenter partout comme autant d’éléments de construction de la classe révolutionnaire.

« La création monétaire est également un enjeu de souveraineté populaire sur la production. »

Quant à l’échelle, il y a un exercice local et un exercice national de la chose publique, qui sont articulés mais différents. La citoyenneté économique doit donc s’exercer à plusieurs niveaux, et en premier lieu dans l’entreprise, évidemment. Je ne vois pas comment on pourrait être souverain sur le travail, si l’on n’est pas souverain sur le travail concret que l’on met en place dans l’entreprise. La création monétaire est également un enjeu de souveraineté populaire sur la production. Par conséquent, il doit revenir aux citoyens de décider de la création monétaire. C’est aussi le cas des enjeux territoriaux : continue-t-on la folie de la métropolisation et des déserts qui se forment autour des métropoles, ou diffuse-t-on le tissu économique de façon plus harmonieuse sur le territoire ?

C’est à tous ces niveaux que les citoyens doivent être les décideurs. Au niveau macro-économique, de telles fonctions collectives assurées par les citoyens eux-mêmes constituent l’État communiste que nous évoquons, Frédéric Lordon et moi, dans En travail [2]. Par exemple la gestion par les travailleurs du régime général de sécurité sociale entre 1946 et 1967 constitue des prémices d’un tel État communiste, contre l’« État social » que la classe dirigeante met en œuvre avec détermination depuis la Première Guerre mondiale, comme le montre Nicolas Da Silva dans La bataille de la Sécu [3]. C’est un ouvrage très roboratif dont je recommande la lecture, car il dessille les yeux de lecteurs nourris d’une image positive de l’État social alors qu’il est une arme de la classe dirigeante contre l’autonomie des travailleurs.

LVSL : Venons-en plus précisément à cet autre enjeu démocratique qu’est celui de la Sécurité sociale. L’actualité récente a montré le désir majoritaire, y compris au sein des institutions politiques et du gouvernement, d’en finir avec les mutuelles et complémentaires au profit du modèle de la Grande Sécu. Comment percevez-vous ce contexte général ? Que nous dit-il en termes de rapports de force historique entre ces acteurs et quels pièges éviter dans le projet de “Grande Sécu” proposé par Macron ?

B. F. : En 1946-1947, le régime général s’est construit contre la Mutualité, avec une gestion à base syndicale. Ce sont les fonctionnaires qui ont hélas sauvé la Mutualité : certes ils ont rejoint le régime général en matière de santé en décembre 1946, mais la loi Morice de 1947 a confié à leurs mutuelles la gestion au premier franc de l’assurance maladie. Depuis ce moment-là, les mutuelles de la Fédération nationale de la Mutualité française (FNMF) sont des concurrentes du régime général, auquel elles imposent en plus le coût des remises de gestion. Elles n’en ont jamais été des partenaires. C’est contre la Mutualité française d’ailleurs que la CGT, très présente dans le régime général, avait créé dans les années 1950 ses propres mutuelles, qui ont malheureusement rejoint la FNMF dans le grand bradage du patrimoine communiste opéré dans les années 1990.

Le 100% Sécu porté par la gauche suppose évidemment que les caisses et les personnels de la Mutualité, ses locaux, intègrent le régime général, tout comme, en 1946, les communistes ont intégré dans le régime général les multiples régimes qui existaient en matière de retraite, de santé et de famille. Et, par ailleurs, des mutuelles ont une pratique de centres de santé et de prévention tout à fait intéressante qu’il s’agit bien sûr de conserver. L’idée est que la Mutualité ne rembourse plus rien et que la Sécu rembourse absolument tout, sans reste à charge pour les soignés. Cela suppose bien sûr que la prétendue « convention de secteur 2 », qui permet des dépassements d’honoraires, soit supprimée et que la convention de secteur 1, redevenue unique, soit revalorisée.

« Le projet de Grande Sécu de Macron s’inscrit dans les politiques des quarante dernières années. Macron est un « bébé Rocard » : on ne comprend Macron que par Rocard. »

Chez Macron, il ne s’agit pas du tout d’en finir avec la Mutualité. Il s’agit au contraire de faire de la Mutualité le modèle du dispositif. Le projet de Grande Sécu de Macron s’inscrit dans les politiques des quarante dernières années. Macron est un « bébé Rocard » : on ne comprend Macron que par Rocard. En résumé, le démantèlement de l’assurance maladie au profit des mutuelles est une tragédie en trois actes, indissociable de ce qui s’est passé en matière de retraite avec les régimes complémentaires, posés eux aussi comme modèles à généraliser contre le régime général.

Le premier acte remonte à la révision du Code de la Mutualité en 1985 et à la loi Évin de 1989 qui crée un marché des complémentaires de santé. Avec dans la foulée l’invention de la distinction entre assurance maladie obligatoire (AMO) et assurance maladie complémentaire (AMC). Cette évolution sémantique des années 1990 n’est pas innocente. D’une part, elle est frauduleuse car dans le régime général, on cotise selon ses moyens et on est remboursé selon ses besoins alors que les mutuelles, comme les assurances capitalistes, remboursent en fonction du montant des cotisations choisi dans un menu. D’autre part, un espace légitime est ainsi ouvert face à l’assurance maladie qualifiée d’obligatoire alors qu’elle était jusqu’ici l’assurance maladie tout court : il n’y avait qu’une assurance maladie, celle du régime général, et elle était montée en puissance entre 1945 et les années 1980 à la place tant du reste à charge que des complémentaires. Conséquence du gel du taux de cotisation au régime général à partir des années 1980, c’est cette montée en puissance qu’entend stopper le gouvernement Rocard à la suite de ceux de la première cohabitation Chirac : le couple Rocard-Seguin est l’initiateur de ce que la novlangue va désigner comme « nécessaire réforme de la sécurité sociale ».

Le second acte est celui de l’extension à la santé de la Contribution sociale généralisée (CSG) avec la construction de la logique du « panier de soins ». Lorsque Lionel Jospin supprime la cotisation salariale à l’assurance maladie en 1997 pour la remplacer par la CSG, il opère un acte politique majeur contre le régime général d’assurance maladie. Le remplacement de la cotisation par la CSG accompagne une distinction née au début des années 1990 entre des « besoins universels » et des prestations spécifiques. Les besoins universels de soins sont financés par l’impôt à travers la CSG – c’est le « panier de soins » –, tandis que les prestations spécifiques doivent suivre la logique du marché : « j’ai cotisé tant, j’ai droit à tant ». Toutes ces distinctions (obligatoire/complémentaire, universel/spécifique que viennent redoubler les binômes non contributif/contributif et premier/second piliers) qui s’opèrent dans les années 1990 sont absurdes, sans aucun fondement autre que d’en finir avec l’originalité du régime général et de créer les conditions de la marchandisation capitaliste des soins.

Car, évidemment, les « prestations spécifiques » ont vocation à devenir majoritaires, le panier de soins étant en permanence rogné. Et les mutuelles en sont le cheval de Troie parce qu’elles apparaissent vertueuses, sans but lucratif. Pourtant, dans les faits, elles ont une logique financière identique à celle des gros assureurs privés comme AXA, et leurs directions viennent en général du monde de la finance. On trouve les mêmes tentacules européens dans ces mutuelles qui, parce qu’elles ont choisi d’appartenir au second pilier des institutions de prestations sociales, celui de la concurrence entre entreprises sur le « marché unique » (le premier pilier, la dite AMO, étant sorti du marché en invoquant la solidarité) n’ont plus rien de non-capitaliste dans leur fonctionnement.

« À la place de la logique du régime général de Sécurité sociale « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins » s’imposerait alors celle du « j’ai cotisé, j’ai droit », qui est une marchandisation capitaliste du rapport aux soins. »

Enfin, le troisième acte est celui de l’obligation du financement de la complémentaire par les employeurs. Là, c’est François Hollande qui est à la manœuvre lorsqu’il instaure en 2016 cette obligation légale pour le secteur privé, dans la foulée de l’Accord national interprofessionnel (ANI) passé en 2013 entre la CFDT et le MEDEF. Le projet de la classe dirigeante, qui s’appuie sur cette obligation, est tout à fait clair. Puisque depuis 1997 seuls les patrons financent par cotisations l’assurance maladie et que, d’autre part, ils financent la mutuelle, il s’agit de faire un seul pot, qui va s’appeler la Grande Sécu, en fusionnant mutuelle et assurance maladie, mais dans la logique des mutuelles. On conservera un panier de soins de base, qui sera de plus en plus de base, financé par la CSG, tandis que la couverture d’une part croissante des soins sera assurée par une cotisation unifiant les cotisations patronales à la mutuelle et à l’assurance maladie. À la place de la logique du régime général de Sécurité sociale « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins » s’imposerait alors celle du « j’ai cotisé, j’ai droit », qui est une marchandisation capitaliste du rapport aux soins.

Cette dérive de la branche santé de la Sécurité sociale est exactement la même que celle de sa branche vieillesse [4]. En 1947, le ministre communiste du Travail Ambroise Croizat inaugure un alignement des pensions du régime général sur celles de la fonction publique : elles sont calculées sans tenir compte des cotisations, comme remplacement d’un salaire de référence. Il le fait contre le régime des Assurances sociales qui reposait sur le « j’ai cotisé, j’ai droit », que le patronat s’empresse de réimposer dès 1947 dans le régime complémentaire de retraite des cadres, l’AGIRC, avant de l’étendre à tous les salariés du privé dans l’ARRCO. Nicolas Castel et moi avons montré dans le séminaire de la Bourse du Travail de Réseau Salariat, qui vient de paraître au Croquant sous le titre : Retraites, généraliser le droit au salaire, que toute la « nécessaire réforme » des pensions initiée par le couple Seguin-Rocard a distillé la petite musique du « j’ai cotisé, j’ai droit » contre le droit au salaire continué qui, malgré les coups de boutoir, représente encore les trois-quarts des pensions.

Tout cela aboutit à la réforme Macron de régime unique généralisant l’Arrco-Agirc. Qu’il dise aujourd’hui renoncer à l’unification, tout en mettant en extinction les régimes statutaires et le régime de la fonction publique, montre que le cap sera tenu : en finir avec la logique du salaire continué. Ce qui montre qu’une Grande Sécu de gauche doit évidemment concerner la retraite : suppression des régimes complémentaires et du « j’ai cotisé, j’ai droit », régime unifié de continuité du salaire. Et elle doit concerner aussi, bien sûr, le chômage : maintien de 100% du salaire entre deux emplois, contre la « nécessaire réforme » qui depuis plusieurs décennies met en cause le droit au salaire des chômeurs pour lui substituer un droit au différé de cotisations.

J’en profite pour souligner combien « la cotisation » n’est pas en soi une institution progressiste. Comme pour toutes les institutions du travail, il faut distinguer cotisation capitaliste et cotisation communiste. La cotisation qui fonde un différé de ressources est capitaliste, car elle vise soit à remettre le salaire dans le carcan de l’emploi (sans emploi, on n’a pas droit à du salaire mais au différé de cotisations) soit à créer un marché des prestations de soins (j’ai des droits à proportion de mes cotisations). Alors que n’est communiste que la cotisation qui dissocie le salaire de l’emploi pour l’attacher à la personne et qui dissocie la prestation du montant de la cotisation. Il faut même aller encore plus loin et s’interroger sur la nécessité d’une cotisation dans la dynamique de construction du communisme.

LVSL : En effet, vous faites allusion dans En travail à des travaux récents du groupe thématique « économie du salaire à vie » de Réseau Salariat…

B. F. : Jusqu’ici, notre réflexion à Réseau Salariat sur le financement du salaire à la qualification personnelle ne mettait pas en cause sa réalité actuelle : 45% du salaire total (qui ajoute au salaire brut les cotisations dites patronales) est constitué de prestations qui ne sont pas versées par l’entreprise mais par la caisse de sécurité sociale, grâce à une cotisation qui socialise le salaire en socialisant la valeur ajoutée. Nous proposons de poursuivre ce mouvement en changeant l’assiette des cotisations, qui ne serait plus la masse salariale mais la valeur ajoutée, et en augmentant massivement le taux de cotisation de sorte que le salaire à la qualification personnelle devienne le fait de tout majeur, 100% du salaire étant versé par la caisse de sécurité sociale.

Grâce en particulier aux contributions du groupe thématique « économie du salaire à vie » et du groupe local suisse à partir d’un ouvrage en cours d’écriture de Christian Tirefort, nous sommes en train de nous aviser que cette proposition de meilleure affectation de la valeur ajoutée reste aliénée au postulat qu’il y aurait un préalable à la distribution des salaires : la production. Il faudrait déjà produire une valeur ajoutée pour pouvoir, ensuite, distribuer des salaires. Or, ce préalable est au cœur de la marchandisation de la force de travail dans le capitalisme. Au contraire, il n’y a aucune raison que nos ressources dépendent d’une production préalable de valeur. Nos ressources sont la condition de la production, elles ne doivent pas en être le résultat. À ce titre, c’est le salaire qui est le préalable à la production, et non l’inverse.
Et cela ne vaut pas que pour les biens et services de consommation, mais aussi pour les biens de production de ces produits finaux, les machines et les consommations intermédiaires. Jusqu’ici, nous avons continué, à Réseau Salariat, à nous exprimer selon la terminologie classique d’affectation d’une partie de la valeur ajoutée au « financement de l’investissement ». Sauf qu’en nous inspirant de la large part de la création de l’outil hospitalier par subvention de l’assurance-maladie dans les années 1960, nous préconisons, en contradiction avec les pratiques dominantes, la suppression du crédit à l’investissement et sa subvention par socialisation de la valeur ajoutée. Cette fin de l’endettement des travailleurs est certes aussi importante que leur libération du marché du travail dans une dynamique de conquête de leur souveraineté sur la production, mais l’aliénation à l’inversion capitaliste demeure intacte. Qu’est-ce que j’entends par là ?

« L’acte même de travail, et les travailleurs, disparaissent sous les trois activités de prêt, d’investissement et de vente du produit final qui sont le monopole de la bourgeoisie capitaliste. Les seuls producteurs de la valeur, dépossédés de tout pouvoir sur elle, sont niés comme tels. »

L’inversion capitaliste est quelque chose qui apparaît comme tout à fait spectaculaire quand on se libère du catéchisme dont nous a biberonnés l’omniprésente religion d’État qu’est la religion capitaliste. La religion d’État nous enseigne ceci : au commencement était l’avance capitaliste par un prêt. Un prêt relevant soit de la création monétaire, soit d’une épargne « heureusement soustraite à la consommation irresponsable » et accumulée sur les marchés financiers. Cette avance à crédit, premier acte sacré, va permettre d’investir, second acte sacré, c’est-à-dire d’acheter les intrants de la production. Une fois le produit de cette production vendu – troisième acte sacré –, il faudra d’abord rembourser la dette et, avec ce qui reste, payer les travailleurs.

Le salaire arrive en dernier, et l’initiative de la production revient aux prêteurs-investisseurs-vendeurs. L’acte même de travail, et les travailleurs, disparaissent sous les trois activités de prêt, d’investissement et de vente du produit final qui sont le monopole de la bourgeoisie capitaliste. Les seuls producteurs de la valeur, dépossédés de tout pouvoir sur elle, sont niés comme tels. À l’inversion des choses – c’est du capital qui est avancé, et non pas des salaires – s’ajoute une inversion spectaculaire des mots : le travail est une dépense.

Il faut en finir avec cette religion d’État et son rituel sacré, mettre fin à l’avance à crédit et à l’investissement, dans les choses comme dans les mots. L’avance à crédit et l’investissement sont inutiles dès lors que, décidée par les citoyens-travailleurs, la création monétaire opère, sans aucun endettement, la distribution des salaires, seule avance nécessaire à toute la production, de l’extraction des matières premières à la fabrication des outils et à la production des biens et services finaux. Dans tout cela, il n’y a besoin que de salaires, des salaires préalables et non pas résultats.

« Il faut évidemment se préparer à mener une bataille à l’échelle européenne contre la dépolitisation de la Banque centrale, pour poser la création monétaire comme un des éléments au cœur de la citoyenneté. Mais sans attendre cette bataille frontale, nous devons retrouver à l’échelle nationale une capacité de création monétaire. »

Notre réflexion n’est pas totalement arrivée à maturité, mais en tout cas nous sommes en train de sortir d’une proposition de cotisation sur une valeur ajoutée préalable pour une proposition de création monétaire par distribution des salaires préalable à la production de valeur. Nous préconisons cette inversion complète de la logique capitaliste. De même que je mettais en cause la proposition chère à la gauche de prendre l’argent là où il est par la fiscalité, je pense maintenant que ce n’est pas la bonne cotisation qui va faire les choses, mais qu’il faut conquérir la souveraineté populaire sur la création monétaire, une création sans crédit. Qu’il soit public ou privé, il n’y a pas, en matière de production, de bon crédit : poser les travailleurs comme endettés avant même qu’ils travaillent relève de la même aliénation capitaliste que de les payer après qu’ils aient travaillé.

De ce point de vue, il faut évidemment se préparer à mener une bataille à l’échelle européenne contre la dépolitisation de la Banque centrale, pour poser la création monétaire comme un des éléments au cœur de la citoyenneté. Mais sans attendre cette bataille frontale, nous devons retrouver à l’échelle nationale une capacité de création monétaire. Des travaux comme ceux de Bruno Théret montrent que c’est possible, y compris dans le cadre des traités européens.

LVSL : Comment repenser la gouvernance de la « grande sécurité sociale » telle que vous la concevez avec ses fonctions élargies de socialisation de la valeur et de démocratie économique ? Faut-il par exemple ajouter des acteurs de la société civile, comme les associations de défense du climat, de la biodiversité, les représentants des organisations paysannes, et les chercheurs en santé environnementale pour prendre en compte l’impact systémique de l’alimentation sur la nature et la santé ?

B. F. : La fin de votre question ouvre fort justement le champ de la Grande Sécu très au-delà des branches actuelles, vieillesse, santé, famille. Ce sont toutes les productions qui peuvent être mises en sécurité sociale en reprenant les principes de la mise en sécurité sociale de la production de soins dans les années 1960 : part croissante des salaires en monnaie marquée solvabilisant les consommateurs et usagers auprès des seuls producteurs conventionnés, extension du salaire à la qualification personnelle à tous les professionnels conventionnés, que la caisse de sécurité sociale paie en même temps qu’elle subventionne leur investissement.

« Sortir de l’agro-business par une sécurité sociale de l’alimentation nous libérera de la malbouffe et aura des effets positifs sur notre santé, sur celle des sols et sur la biodiversité. »

Avec d’autres organisations, nous avons engagé à Réseau salariat une réflexion [5] sur une Sécurité sociale de l’alimentation, de la culture, du transport de proximité, du logement, des services funéraires, et bien d’autres fonctions collectives feront l’objet d’un même travail. Le séminaire de la Bourse du travail organisé par le groupe Grand Paris de Réseau Salariat va porter cette année sur la sécurité sociale de la culture [6]. Toutes ces sécurités sociales sont évidemment articulées les unes aux autres. Le lien que vous établissez entre alimentation et santé est très important. Sortir de l’agro-business par une sécurité sociale de l’alimentation nous libérera de la malbouffe et aura des effets positifs sur notre santé, sur celle des sols et sur la biodiversité.

Pour ce qui est de la gouvernance de cette « grande sécurité sociale », il en va de même que pour la totalité de nos institutions, de la gouvernance des entreprises, du service public, du lieu de création monétaire. Se pose d’abord la question d’une compétence territoriale ajustée, avec des assemblées qui soient au bon niveau territorial, parce que toute décision n’est pas nationale et toute décision n’est pas locale : une entreprise en réseau doit plutôt être gérée au niveau national, tandis qu’une boulangerie devrait évidemment l’être au niveau du quartier.

À ces compétences territoriales extrêmement diverses s’ajoute la diversité des codécidants, dont vous évoquez pour l’alimentation une liste avec laquelle je suis tout à fait d’accord. Les mises en sécurité sociale poseront des questions démocratiques très vives sur les critères de conventionnement, sur les biens et services à produire, tout comme les jurys de qualification devront établir des modes de fonctionnement laissant toujours ouvert le caractère politique de leurs décisions. Bien sûr les travailleurs concernés font partie des codécideurs : j’ai insisté sur le trésor de savoir-faire et de que-faire, aujourd’hui laissé à l’abandon, quand il n’est pas combattu par un management imbécile, et dont sont porteurs les métiers. Mais il serait mauvais de laisser seuls ces travailleurs. Par exemple on a très bien vu, pour le soin, combien le sida avait été l’occasion de poser les patients comme acteurs des décisions en matière de santé. Il s’agit de partir de ce type d’expériences, et de nombreuses initiatives qui ont eu cours pendant le confinement, de mise en lien d’acteurs associatifs, de la « société civile » et de chercheurs qui, jusqu’ici, communiquaient peu ensemble.

En tout cas, la démocratisation du travail, cœur du communisme, ne peut pas s’opérer par l’en-haut d’une postulée bonne politique d’État. Comme le montrent des travaux comme ceux de Barbara Stiegler, l’absurde gestion de la pandémie par Macron ne tient pas qu’au caractère autoritaire du personnage, c’est tout l’appareil de l’État capitaliste qu’il faut mettre en cause. Et là encore on ne s’appuie pas sur rien car, je le répète, toutes les initiatives prises aujourd’hui dans des champs et des institutions très divers pour organiser l’horizontalité dans la prise de décision font partie de la lutte de classes. La nécessaire dimension macrosociale du communisme passe par une radicale démocratisation de l’exercice des fonctions collectives qui va mettre en musique tout le foisonnement observé aujourd’hui en la matière : l’État communiste est à l’ordre du jour.

LVSL : Le secteur privé semble se positionner pour empêcher l’émergence d’une vraie sécurité sociale de l’alimentation, en confinant le débat public au « chèque alimentaire » prôné par le gouvernement et déjà récupéré et amendé par les intérêts privés. Comment distinguez-vous la logique du gouvernement et des industriels de votre modèle ?

B. F. : La sécurité sociale de l’alimentation suscite beaucoup d’intérêt. Je m’en réjouis et je ne me fais évidemment aucune illusion sur la tentative de récupération capitaliste dont elle va être l’objet. Le chèque alimentaire de Macron est aussi éloigné de notre proposition que l’est son pass’culture de la sécurité sociale de la culture à laquelle nous réfléchissons.

D’une part, le chèque alimentation cible « les pauvres ». Nous sommes là à l’opposé du régime général de Sécurité sociale de 1946, que nous voulons actualiser et généraliser à l’alimentation : il est universel précisément par refus d’une simple « solidarité avec les pauvres », cette pose répugnante de mépris de classe.

D’autre part, notre proposition d’abondement universel de la carte vitale pour accéder à une alimentation de qualité repose sur un conventionnement dont le but est de changer la production alimentaire, en ne conventionnant que des productions et des distributions alternatives à la grande distribution et à l’agro-business. Emmanuel Macron, au contraire, crée avec son chèque un marché captif pour l’agro-business et la grande distribution. On pourra le dépenser chez Carrefour, alors que Carrefour ne serait évidemment pas conventionné, comme toute l’alimentation industrielle (y compris le faux « bio » de la grande distribution), dans notre proposition. Le cœur de la sécurité sociale de l’alimentation est de sortir de l’agro-business et d’impulser une véritable démocratie de la production et de la consommation. Je vous renvoie aux travaux de Réseau Salariat et de partenaires comme Dominique Paturel, par exemple, qui ont produit un travail remarquable sur ces questions de démocratie alimentaire, du point de vue tant des mangeurs que des producteurs.

La nature du financement de ces sécurités sociales sectorielles est l’objet de discussions en cours à Réseau Salariat, comme je l’ai évoqué tout à l’heure. Dans l’ouvrage que nous avons co-écrit récemment avec Frédéric Lordon, En travail, conversations sur le communisme, j’expose une proposition reposant sur la nécessité d’augmenter d’urgence les salaires. Pour faire simple, une hausse des salaires, et en particulier du SMIC de 500€, pourrait ne pas être versée sur un compte en banque, mais prendre la forme d’une monnaie marquée : ces 500€ de hausse du SMIC seraient versés à des caisses de sécurité sociale de l’alimentation, du transport, de l’habitat ou de la culture, qui sont autant de besoins quotidiens et immédiats.

Mais il est hors de question qu’un tel dispositif ne concerne que les bas salaires. Si l’on décide de n’augmenter par exemple que les salaires inférieurs à 3 500 euros net, pour un salaire de 3 500€, l’alimentation de ces caisses sectorielles pourrait prendre la forme d’une conversion de 500 de ces 3 500€ en monnaie marquée. C’est-à-dire que l’intéressé disposerait de 3 000€ sur son compte et de 500€ sur sa carte. Avec, pour les situations intermédiaires entre les 1700 euros du nouveau SMIC et les 3 500 euros du plafond de la hausse, 500 euros de monnaie marquée correspondant à un mixte de hausse du salaire et de sa conversion partielle.

Si tous les salaires comportent 500€ de monnaie marquée supplémentaire – soit par une hausse des salaires, soit par une conversion d’une partie du salaire en monnaie marquée, soit par un mixte des deux – les nouvelles caisses de sécurité sociale disposeraient de plus de la moitié de ce dont dispose l’actuelle sécurité sociale. Parmi ces sommes, 80 milliards suffiraient à affecter 100€ par personne et par mois à une alimentation alternative, ce qui couvrirait le tiers du marché de l’alimentation.

LVSL : Face à cet enjeu de la répartition des alternatives sur l’ensemble du territoire, croyez-vous que l’on puisse se passer d’une impulsion de l’État pour créer une offre suffisante et également accessible ?

B. F. : Il faut d’abord qu’il y ait une impulsion monétaire : le capitalisme s’accommode parfaitement d’alternatives confinées dans la marge. Si l’on crée en matière d’alimentation un marché de 80 milliards d’euros réservé aux producteurs, distributeurs et restaurateurs alternatifs, cela va évidemment sortir de la marge toutes les alternatives actuelles en matière d’alimentation, et en encourager de nouvelles. Il faut également qu’une partie des sommes collectées par la caisse de sécurité sociale de l’alimentation aille non pas immédiatement à la consommation de biens alimentaires, mais à l’installation de nouveaux paysans (c’est très urgent si nous voulons éviter l’agriculture sans paysans que sont en train de nous concocter la FNSEA et ses alliés de la recherche et de l’enseignement agricoles) et à la conversion de producteurs et de distributeurs de l’agro-business vers une fourniture alternative d’alimentation.

En ôtant le tiers de son marché à la grande distribution capitaliste de l’alimentation, nous la mettrons heureusement en péril et nous aurons à soutenir ses salariés pour qu’ils convertissent leur entreprise en entreprise conventionnable, et donc, entre autres, sans actionnaires ni prêteurs capitalistes : occasion soutenue macro-économiquement d’une prise de pouvoir des travailleurs sur leur travail, ce lieu décisif du passage au communisme.

Cela vaut pour l’alimentation mais, à partir du moment où l’on parle de 500€ par salarié et par mois, il faut évidemment étendre la réflexion à d’autres champs, comme les transports de proximité et en particulier la mise en place du dernier kilomètre autrement que par la voiture individuelle. Le problème n’est pas de passer à la voiture électrique, une aberration écologique qui offre un incroyable débouché pour les entreprises capitalistes de l’automobile. Mais cette imposture ne peut être dénoncée que si on crée l’inutilité de la voiture individuelle. Cela suppose une gestion correcte du dernier kilomètre, parce que, de fait, aujourd’hui, la voiture individuelle est nécessaire notamment dans les territoires très peu reliés à des transports en commun commodes et à forte périodicité.

« C’est une affaire d’impulsion étatique, oui, mais à condition que les fonctions collectives d’État soient gérées par les intéressés eux-mêmes. Tant qu’il est capitaliste, l’État est un adversaire. Raison de plus pour continuer à construire un État communiste, comme nous avions commencé à le faire avec le régime général en 1946. »

Cela suppose encore une fois d’en finir avec le processus de métropolisation, et cela vaut d’ailleurs aussi pour tous les services publics : pour l’école, pour la poste, pour l’hôpital ou pour les maternités. Il faut renouer avec la dynamique de maillage territorial qu’avait su mettre en place la sécurité sociale du soin, quand elle n’était pas attaquée comme elle l’est depuis quarante ans. C’est une affaire d’impulsion étatique, oui, mais à condition que les fonctions collectives d’État soient gérées par les intéressés eux-mêmes. Tant qu’il est capitaliste, l’État est un adversaire. Raison de plus pour continuer à construire un État communiste, comme nous avions commencé à le faire avec le régime général en 1946 et comme, je le répète, l’actuel foisonnement des initiatives de délibération collective de la chose publique nous y invite.

LVSL : Vous avez évoqué votre dernier ouvrage, En travail, écrit avec Frédéric Lordon avec la volonté de remettre en avant l’idée de communisme. Pensez-vous que la conjoncture actuelle, qui met au centre des préoccupations le pouvoir d’achat et la question sociale, peut mener à une revalorisation positive de l’idée communiste ?

B. F. : Pour cela, il faudrait que le communisme soit à l’ordre du jour des mobilisations organisées par les syndicats et les partis de l’Union populaire, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui mais peut advenir, en tout cas je l’espère !

Le climat de cette rentrée ne déroge pas avec un constat très ancien : lorsqu’il y a proposition à gauche, c’est « l’écosocialisme », la « république sociale », la « démocratie avancée », le ou les « communs », en tout cas pas le communisme. Cette absence ne s’explique pas d’abord, comme on le dit trop souvent, par la disqualification du mot « communisme » assimilé à la dictature stalinienne. Mettre le communisme au cœur d’une proposition pour aujourd’hui (et non pas l’y « remettre » car précisément ça n’a jamais été le cas, et c’est bien le problème !), ça n’est pas simplement lever l’autocensure sur un mot. C’est se libérer de tout une culture militante séculaire qui se réclame volontiers de Marx mais ne pratique pas sa lecture dialectique du capitalisme.

Cette culture militante a construit ce que Bernard Vasseur [7] désigne à juste titre comme un « étapisme » : d’abord la prise du pouvoir d’État, puis le socialisme, enfin le communisme. Le communisme est un horizon éloigné, la présence ici et maintenant d’un déjà-là communiste est niée au nom du dogme : « pas d’îlot de socialisme, et évidemment de communisme, dans le capitalisme ». Le capitalisme est analysé comme un système où la reproduction l’emporte sur la contradiction, où la classe révolutionnaire est incapable d’imposer des institutions alternatives à celles du capital, car le préalable à une telle imposition est la prise du pouvoir d’État pour instaurer le purgatoire du socialisme avant le paradis du communisme, société de l’abondance sans travail et sans violence : le ciel non pas là-haut, mais plus tard, avec la fonction de tout ciel, consolation demain, renonciation aujourd’hui.

Lucien Sève a remarquablement montré que ce « marxisme-léninisme » construit par Staline n’a rien à voir avec Marx ni avec Lénine [8], mais le problème est que si les crimes du stalinisme sont depuis longtemps déjà condamnés par les organisations de classe des travailleurs, son imposture intellectuelle n’y a pas, jusqu’ici, été récusée, tellement le marxisme-léninisme a informé la pratique militante autour du préalable de la prise du pouvoir d’État. Dans le cas français, cela s’est traduit par l’emphase sur un programme gouvernemental de « démocratie avancée ». Toutes les anciennes et anciens de mon parti ont encore dans les yeux cette campagne d’affiches des années 1970 présentant dans un beau ciel bleu le slogan : « la France a un programme commun de gouvernement ».

Pourquoi est-ce que, cela dit, je suis confiant dans la venue du communisme à l’ordre du jour des mobilisations ? D’abord parce que je constate l’enthousiasme avec lequel les dissidents, aujourd’hui de plus en plus nombreux en particulier chez les jeunes, décidés à ne pas produire de merde pour le capital, accueillent les analyses du « déjà-là communiste » et contribuent à la proposition – et aux réalisations locales – de sa généralisation à laquelle travaille avec d’autres Réseau Salariat. Je l’ai déjà dit mais je le redis : je suis aussi ému qu’émerveillé de l’intelligence collective qui se déploie aujourd’hui autour du communisme.

Ensuite, parce que je pense que nos organisations de classe sont mûres pour un abandon de l’étapisme. Quarante ans d’échec, c’est long même pour des militants qui croient au communisme dans un futur radieux ! Qui parmi nous peut prendre pour autre chose qu’une pose de rentrée la proposition de financer la relance des services publics par une taxation des Gafam ? Alors que toutes les propositions de bonne fiscalité sont en échec depuis des décennies et qu’aucune campagne politique n’est lancée pour un statut communiste du citoyen. Dans lequel toute propriété lucrative est interdite. Dans lequel les seules ressources légitimes sont celles du salaire à la qualification, laquelle pourrait par exemple s’inscrire dans une fourchette de 1 à 3, avec donc un salaire maximum de 5 000 euros par mois si le salaire minimum est de 1 700 euros nets.

Qui peut adhérer à une dénonciation de l’enrichissement scandaleux des plus riches qui ne s’appuie pas sur le scandale qu’il suscite pour interdire les fondations, le mécénat, la propriété capitaliste des entreprises, et travailler à la popularisation d’une citoyenneté de la décision économique entre majeurs gagnants entre 1 700 et 5 000 euros par mois ?

À quel militant fera-t-on croire qu’un fonds européen pour le climat alimentera autre chose que du greenwashing (des voitures électriques, de la 5G « propre » et autres miroirs aux alouettes) dès lors que n’auront pas été conquis les droits de propriété d’usage des entreprises par des citoyens qualifiés ?
Tous les militants sont aujourd’hui saisis par le doute sur la légitimité de l’étapisme. Entre bien d’autres exemples je peux témoigner de l’intérêt croissant pour une mobilisation explicitement communiste, s’appuyant sur le déjà-là communiste du statut de la fonction publique et de la sécurité sociale du soin des années 1960, chez des militants en train de prendre conscience de ceci : le silence politique et syndical sur l’atteinte au statut de la fonction publique qu’est la suspension du traitement des fonctionnaires soignants suspendus pour non vaccination trouve son origine dans le refus des organisations de classe de voir le caractère communiste du statut et leur absence de volonté de le généraliser à tous les majeurs.

« Il n’y a plus adhésion au travail tel que la bourgeoisie capitaliste le définit et l’organise. Même les cadres n’y croient plus. Une partie croissante de la population souhaite sortir le travail de la folie, tant anthropologique qu’écologique, qu’il y a à produire pour le profit dans l’indifférence à l’utilité sociale. »

Enfin, la mise du communisme à l’ordre du jour de nos mobilisations immédiates est probable du fait de ce que j’ai remarqué dès le début de notre entretien : il n’y a plus adhésion au travail tel que la bourgeoisie capitaliste le définit et l’organise. Même les cadres n’y croient plus. Une partie croissante de la population souhaite sortir le travail de la folie, tant anthropologique qu’écologique, qu’il y a à produire pour le profit dans l’indifférence à l’utilité sociale de ce qui est produit. Que cela prenne la forme d’une « politique de la dissidence » [9] (avec quoi j’ai des divergences mais débattons-en !) ou d’une généralisation des débuts de politisation du travail qu’observent dans des entreprises Coralie Pérez et Thomas Coutrot [10], c’est tout un déplacement de la mobilisation collective qui est en train de s’opérer.

Quand une classe dirigeante ne suscite plus l’adhésion à ce qui fonde le fait qu’elle est classe dirigeante, à savoir la direction de la production, il y a évidemment péril démocratique car elle sort son joker fasciste, mais raison de plus pour que la lutte de classes s’inscrive clairement dans le passage au communisme, dans le changement du mode de production. Toute autre attitude serait irresponsable. L’aspiration à bien travailler et la prise en compte de notre devenir sur la planète ne peuvent trouver réponse que dans une dynamique communiste de souveraineté populaire sur le travail. Et pour ce faire, inutile d’inventer l’eau chaude, nous disposons, grâce aux conquis du siècle dernier et aux effervescences contemporaines, d’un déjà-là communiste à actualiser et à généraliser, dès maintenant.

Notes :

[1] Salariat, revue de Sciences sociales, n° 1 (octobre 2022) : « Droit à l’emploi, droit au salaire ? », Le Croquant.
[2] Bernard Friot, Frédéric Lordon, En travail, conversations sur le communisme, La Dispute, 2021.
[3] Nicolas Da Silva, La bataille de la Sécu, une histoire du système de santé, La Fabrique, 2022.
[4] Nicolas Castel et Bernard Friot (dir.), Retraites : généraliser le droit au salaire, Le Croquant, 2022.
[5] Voir par exemple, chez Riot Editions, Notre condition, essai sur le salaire au travail artistique d’Aurélien Catin (2020) et Régime général, pour une sécurité sociale de l’alimentation de Kévin Certenais et Laura Petersell (2021).
[6] Voir le calendrier sur le site de Réseau Salariat
[7] Bernard Vasseur, Sortir du capitalisme, actualité et urgence du communisme, Éditions de l’Humanité, 2022.
[8] Voir en particulier Lucien Sève, « Le communisme » ? Penser avec Marx aujourd’hui, tome 4, première partie, La Dispute, 2019.
[9] Bertrand Louart, Réappropriation, jalons pour sortir de l’impasse industrielle, Éditions La Lenteur, 2022.
[10] Thomas Coutrot et Coralie Pérez, Redonner sens au travail, une aspiration révolutionnaire, Seuil, La République des idées, 2022.

Ruffin, Binet : la gauche et le travail

À l’occasion de la sortie du dernier livre de François Ruffin, « Je vous écris du front de la Somme », aux Liens qui libèrent, Fakir, LVSL et le SNJ-CGT organisaient une conférence autour du rapport de la gauche et du travail. François Ruffin, député de la Somme, débattait avec Sophie Binet, secrétaire générale de l’UGICT-CGT. La conférence était animée par Laëtitia Riss, rédactrice en chef du Vent Se Lève. Découvrez la captation de cette conférence, donnée le 7 septembre 2022 à la Bourse du Travail à Paris.

Pouvoir d’achat : pourquoi les primes sont une arnaque

Manifestation de la CGT contre la réforme des retraites en janvier 2020. © Jeanne Menjoulet

Chèque inflation, prime carburant, « prime Macron »… Face à la diminution du pouvoir d’achat, les primes en tout genre se multiplient. Si un coup de pouce financier ponctuel est évidemment un bon moyen d’aider les plus démunis à court terme, l’inefficacité des petits chèques est désormais manifeste. Mais si les gouvernements successifs les apprécient tant, c’est d’abord car les primes ne constituent pas un salaire. Dès lors, bien que de plus en plus courantes, elles n’augmentent pas les revenus de manière pérenne et surtout ne comportent pas de cotisations sociales. Une focalisation excessive sur le pouvoir d’achat conduit ainsi souvent à nier l’importance du salaire comme vecteur de progrès social.

Alors que l’inflation atteint des niveaux non observés depuis des décennies et que les salaires stagnent, les Français s’inquiètent de plus en plus pour leur pouvoir d’achat. A l’approche des élections législatives, et alors que l’alliance de gauche promet de porter immédiatemment le SMIC à 1500 euros nets, le gouvernement évoque une future « loi pouvoir d’achat » afin d’attirer les suffrages. Si le texte n’est pas encore abouti, les mesures phares devraient être le versement d’un chèque alimentaire par l’Etat pouvant atteindre 60€ pour les foyers très modestes, la prolongation de la remise de 18 centimes par litre de carburant ou encore le triplement de la « prime Macron », défiscalisée et exonérée de cotisations patronales.

Ce type d’outils n’est pas nouveau : depuis le début des années 2000, les primes dont la vocation première est de lutter contre la diminution du pouvoir d’achat se sont multipliées. La première est créée sous le gouvernement de Lionel Jospin, en mai 2001 : la prime pour l’emploi. L’article unique de cette loi disposait ainsi : « Afin d’inciter au retour à l’emploi ou au maintien de l’activité, il est institué un droit à récupération fiscale, dénommé prime pour l’emploi ». Bien qu’issue d’un gouvernement de gauche, cette mesure pose plusieurs questions : d’abord, en excluant les chômeurs, le dispositif est conçu comme un moyen de creuser l’écart entre les prestations sociales et les revenus du travail. Ensuite, si ces derniers sont augmentés, cela se fait sans toucher au salaire minimum [2]. Enfin, la prime est originellement pensée comme étant un crédit d’impôt, et non un versement monétaire direct [3].

L’acharnement dans une voie inefficace

D’emblée, la mesure séduit jusque dans les rangs des plus libéraux ; Alain Madelin, par exemple, y est grandement favorable. Les gouvernements successifs de Jean-Pierre Raffarin (2003) puis de Dominique de Villepin (2006), décident tour à tour d’augmenter le montant de cette prime [4]. Pourtant, face à son efficacité toute relative, le dispositif fusionne finalement avec le RSA activité en 2015 pour donner naissance à la prime d’activité, encore en vigueur aujourd’hui.

De manière assez prévisible, Emmanuel Macron et le gouvernement d’Edouard Philippe ont prolongé cette série de primes pour le pouvoir d’achat au moment du soulèvement des Gilets Jaunes, dans l’espoir de calmer la colère. A l’automne dernier, face à l’augmentation forte des prix du carburant, c’est à nouveau une prime, de 100 euros, que le gouvernement a décidé d’instaurer. La future « loi pouvoir d’achat » n’invente donc rien.

La seule multiplication de toutes ces primes devrait faire figure de preuve par l’exemple qu’elles ne sont pas assez efficaces.

La seule multiplication et succession de toutes ces primes devraient a minima interpeller ou, mieux, faire figure de preuve par l’exemple qu’elles ne sont pas assez efficaces. Il ne semble en être rien dans les rangs de la droite. Pourtant, ces dispositifs présentent des défauts criants, à-mêmes de les disqualifier pour de bon.

Les primes contre le salaire

En premier lieu, ces primes sont pensées comme étant ponctuelles, alors même que l’aspect multifactoriel de l’inflation et de la pauvreté, dont elles aspirent à juguler les conséquences, tend à rappeler que le problème n’est pas uniquement conjoncturel. Des mesures simples et pérennes, comme la simple augmentation du SMIC, seraient ainsi autrement plus efficaces. C’est par exemple le point de vue de Noé Gauchard, qui affronte Elisabeth Borne pour la députation dans la sixième circonscription du Calvados, sous les couleurs de la NUPES. Pour lui, le constat est sans appel : « Toutes ces mesures sont évidemment nécessaires dans l’urgence, mais elles sont utilisées par l’exécutif actuel pour faire diversion. En refusant de porter le SMIC à 1500€, l’actuel gouvernement se rend coupable de ne pas permettre durablement à tous les travailleurs de remplir dignement leur frigo ».

Des mesures simples et pérennes, comme l’augmentation du SMIC, seraient autrement plus efficaces.

Par ailleurs, le caractère temporaire de ces primes maintient en permanence ses bénéficiaires dans l’insécurité. Gauchard estime ainsi que « l’imprévisibilité de tous ces dispositifs successifs et illisibles empêche les bénéficiaires de se projeter durablement et sereinement ». L’exemple de la prime Covid des personnels soignants est à ce titre éloquent : nombre de travailleuses et travailleurs ne savaient pas, jusqu’au dernier moment, s’ils toucheraient cette fameuse prime. La déception fut grande pour bon nombre d’entre elles et eux, en atteste le documentaire Debout les femmes.

Ensuite, ces dispositifs sont non seulement illisibles, mais également complexes – et donc coûteux – à mettre en œuvre. Les nombreux critères à prendre en compte, très stricts et techniques, génèrent une activité compliquée à gérer pour les administrations, alors qu’une simple augmentation du salaire minimum ne présenterait pas cet inconvénient.

En outre, ces primes, exclusivement orientées pour répondre au thème du pouvoir d’achat, sont orientées. Si la première prime pour l’emploi consistait en un crédit d’impôt, ses plus récentes déclinaisons sont bien des versements, mais le plus souvent sous forme de chèques à un usage pré-affecté. En effet, comme le rappelle le sociologue Denis Colombi, auteur de Où va l’argent des pauvres (Payot, 2020), le regard de la société sur la façon dont les plus modestes gèrent leur argent est souvent très moralisateur. Dans cette vision, les pauvres seraient avant tout des personnes incapables de bien gérer leur budget, comme l’illustrent les polémiques annuelles autour de l’allocation de rentrée scolaire. Ainsi, les aides financières apportées aux plus démunis ont de plus en plus tendance à être fléchées vers un poste de consommation.

Surtout, les primes, en plus de n’être que ponctuelles, sont aussi isolées et déconnectées de tout autre droit. Le salaire, au contraire, en tant que fruit d’une importante lutte syndicale, est le socle de beaucoup d’autres droits. La focalisation des discours libéraux sur le pouvoir d’achat tend ainsi à éclipser un constat autrement plus lourd de sens et de conséquences : le seul travail ne paie plus. Un constat corroboré par les chiffres de l’INSEE : en 2019, avant même les conséquences néfastes de la pandémie, dont on peine encore à mesurer toute la portée, 6,8% des salariés étaient pauvres, de même que 17,6% des travailleurs indépendants, c’est-à-dire plus que la moyenne de la population générale (14,6%).

C’est pourtant là le nœud de bien des problèmes sociaux : ces primes, temporaires et complexes à mettre en œuvre, ne peuvent prétendre les prendre à bras-le-corps dès lors qu’elles se focalisent sur le seul besoin traduit par le pouvoir d’achat et n’épousent pas une vision globale et sociale plus émancipatrice, tournée sur les salaires. Au-delà du pouvoir d’achat, la question qui se pose en creux est celle du pouvoir sur le travail.

Le salaire brut, foyer de droits impensés

Mais quand il est question de salaire, nombreux sont ceux à opposer salaire net et salaire brut. Le discours dominant se satisfait de la vision selon laquelle la part de salaire brut, à laquelle il faut soustraire les cotisations sociales (qui ne sont pas des impôts) pour obtenir le net, représente un coût – celui du travail, paraît-il. Toutefois le travail n’est un coût que pour celui qui l’exploite et partant, cette vision s’avère d’emblée biaisée et insusceptible d’apporter une réponse pertinente car ratant l’essentiel. D’Eric Zemmour à François Hollande en passant par Emmanuel Macron et Valérie Pécresse, les promesses d’augmentation du niveau de vie se fondant sur le rapprochement du salaire net vers le salaire brut, une obsession au moins relie tous ceux à qui le mot socialisation fait peur : la lutte contre les cotisations sociales.

Augmenter le salaire net en diminuant le brut est un cadeau empoisonné.

C’est pourtant ce salaire brut qui permet de financer le régime général de Sécurité sociale, c’est-à-dire de financer les allocations chômage et famille, les APL, les pensions de retraites ou l’hôpital public et d’alimenter nos cartes vitales. Bien peu lucide serait donc quiconque refuserait de voir le lien évident entre politique de baisse des cotisations d’un côté et destruction du système hospitalier aboutissant à la fermeture de toujours plus de maternités ou de lits d’hôpitaux de l’autre. En réalité, le salaire brut est le vecteur privilégié d’au moins deux éléments décisifs pour l’amélioration des conditions de vie et la rémunération du travail.

D’une part, le salaire brut fait partie intégrante du salaire. Au moment de payer avec la carte Vitale, c’est bien grâce au salaire socialisé par la cotisation au régime général que chacun de nous est solvabilisé en tant qu’usager du système de soins conventionnés. En supprimant ou allégeant les cotisations (c’est-à-dire en faisant triompher le net sur le brut), peut-être le salaire net s’en trouverait augmenté. Il n’en demeure pas moins qu’à chaque rendez-vous chez le médecin ou passage à la pharmacie, le coût en serait automatiquement renchéri. Dans ce sens, toute augmentation du salaire net serait mécaniquement contre-productive, car la mutuelle à laquelle il faudrait souscrire représenterait un coût plus important que la part de brut. Le programme défendu par les candidats de la NUPES s’inscrit ainsi à rebours de cette logique de destruction du système de protection sociale, en proposant au contraire d’instaurer un système de prise en charge intégrale des soins prescrits, en intégrant donc dans la Sécurité sociale les complémentaires santé qui renchérissent le coût des prestations, aujourd’hui non remboursées.

Augmenter le salaire net en diminuant le brut est un cadeau empoisonné et aurait pour première conséquence de supprimer ce qui fait l’hôpital public et ce qui le finance.

D’autre part, s’il ressort donc que le salaire brut est bien du salaire qui nous permet à chacune et chacun d’avoir accès à des prestations autrement souvent inaccessibles, le salaire brut permet surtout de générer du travail. C’est le cas du système hospitalier qui, financé par les cotisations, ne fonctionne que grâce à l’avance monétaire permise par le subventionnement des caisses du régime général à partir des années 1950-1960. Augmenter le salaire net en diminuant le brut est un cadeau empoisonné et aurait pour première conséquence de supprimer ce qui fait l’hôpital public et ce qui le finance. Si cette position constitue une proposition ultra-libérale, il est nécessaire d’insister sur un enchaînement qui ne peut être aisément démenti : défendre la diminution des cotisations en même temps que l’amélioration de l’hôpital public est un non-sens.

Travail contre capital : l’histoire de rémunérations rivales

Les défendeurs des projets libéraux se drapent souvent des meilleures intentions pour défendre ce qui relèverait d’une hypothétique « valeur travail ». Souvent partisans d’un dialogue « apaisé » et « raisonné », ils aspirent à contenter à la fois le syndicat patronal et les syndicats des salariés. C’est, là encore, commettre une erreur rédhibitoire relativement à la rémunération du travail.

L’augmentation pure et simple du salaire n’est pas la redistribution d’un impôt collecté, mais impose au contraire une nouvelle répartition primaire de la valeur dans l’entreprise.

En vérité, la valeur ajoutée produite par toute entreprise [5] est répartie entre les différentes parties prenantes. Ainsi, au-delà de l’autofinancement ou des taxes, la valeur ajoutée est notamment répartie entre les salaires à verser et les dividendes à distribuer. Les premiers rémunèrent le travail, les seconds le capital. Dès lors, il s’agit d’un jeu à somme nulle : défendre une meilleure rémunération du travail sans remettre en cause celle du capital est tout simplement impossible.

Finalement, l’augmentation du salaire minimum (et de tous les salaires en conséquence) permet donc de mieux rémunérer le travail, durablement, sans se contenter de primes subordonnées à la volonté imprévisible d’un exécutif par ailleurs réticent à accéder aux demandes du camp du travail. Surtout, les primes dites de pouvoir d’achat et versées par l’Etat présentent enfin le fâcheux inconvénient d’être financées par les contribuables eux-mêmes ! Au contraire, l’augmentation pure et simple du salaire, en plus de permettre l’augmentation de la cotisation donc l’amélioration de la protection sociale, n’est pas la redistribution d’un impôt collecté, mais impose une nouvelle répartition primaire de la valeur dans l’entreprise. C’est là un tout autre projet, véritablement social et émancipateur.

Notes :

[1] Le seuil de pauvreté correspond à 60% du niveau de vie médian.

[2] Se trouve ici illustré le mythe selon lequel les bénéficiaires des minimas sociaux, confortablement installés avec leurs quelques centaines d’euros mensuelles, préféreraient cette situation à celle de l’emploi.

[3] Toutefois, le IV de l’article unique de la loi du 31 mai 2000 prévoit que « si l’impôt sur le revenu n’est pas dû ou si son montant est inférieur à celui de la prime, la différence est versée aux intéressés ».

[4] Voir « Prime contre salaire. Histoire et sous-entendu d’une lutte menée au nom du pouvoir d’achat », article paru dans La vie des idées, mars 2022.

[5] Etant néanmoins entendu ici que l’entreprise lucrative n’est pas la seule entité productive où le travail est et doit être rémunéré. Ne doivent ainsi pas être oubliées les associations, les coopératives ou encore la fonction publique.

« Il y a une stratégie de mise en déficit du système de retraites » – Entretien avec Michael Zemmour

Manifestation contre la réforme des retraites le 24 janvier 2020 à Paris. © Force Ouvrière

Alors que le projet de réforme des retraites de 2019 consacrait un changement total d’architecture du système, Emmanuel Macron vient récemment d’abandonner cette stratégie systémique. Le décalage de l’âge de départ à la retraite à 64 ans – proposé par le candidat E. Zemmour – ou même à 65 ans – piste privilégiée par V. Pecresse et E. Macron – a désormais le vent en poupe. Michael Zemmour est maître de conférences en économie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et le coauteur du système français de protection sociale (La découverte, 2021). Ce dernier nous invite à reconsidérer certaines idées reçues sur le système de retraite français – insoutenabilité, hausse des dépenses… – tout en nous proposant quelques pistes de réflexion pour en améliorer l’architecture. Entretien réalisé par Jules Brion et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL : Dans vos travaux, vous montrez que la réforme des retraites voulue par Emmanuel Macron en 2019 entérinait le passage d’un régime à prestations définies à un système à cotisations définies. Ce nouveau paradigme fonctionnerait « en pilotage automatique » puisqu’aucun déficit ne serait possible en théorie. L’annonce récente du candidat Macron revient totalement sur cette volonté de changer l’architecture du système. Devons-nous pour autant nous réjouir de ce discours ?

Michaël Zemmour : L’intérêt du système en pilotage automatique est qu’il permet à la politique de se désengager des réformes. On met le système dans une trajectoire voulue et les ajustements se font automatiquement, sans débat politique. L’annonce qui vient récemment d’être faite met de côté cette volonté de changer l’architecture du système pour revenir à des discours plus habituels en France : on va faire des économies sur les retraites en décalent l’âge de pension. On assume frontalement la conflictualité. Est-ce que nous devons nous en réjouir ? Bien sûr que non, la réforme qui est proposée est plus dure dans ses paramètres que tout ce qui avait été proposé en 2019. Derrière la réforme Delevoye, il y avait une volonté de faire des économies mais celles qui sont proposées avec la retraite à 65 ans sont plus importantes. De tous les scénarios de 2019, aucun n’envisageait de décaler l’âge de la retraite à 65 ans en seulement neuf ans, comme cela a été récemment annoncé. Macron a durci sa position. C’est un véritable tournant car on va plus loin que l’objectif d’équilibre ; on veut carrément faire des économies sur les dépenses. Ceci peut s’expliquer par deux raisons. Soit c’est une sorte d’obsession pour la réduction des dépenses publiques qu’exprime souvent Bruno Le Maire, soit une volonté de mettre les gens au travail coûte que coûte, dans toutes les conditions.

LVSL : On se souvient que certains justifiaient la nécessité de mener à bien la réforme des retraites en 2019 par la volonté de ne plus faire de perdants, de mieux protéger les parcours atypiques et fragmentés. On sait en effet que le système actuel est loin d’être parfait. Comment pourrions-nous l’améliorer afin de protéger les plus précaires ?

M.Z. : Nous pouvons noter trois gros défauts du système actuel. Le premier problème c’est l’inégalité femmes-hommes qui n’est d’ailleurs pas spécifique au système français. Pour calculer les droits de pension, on prend comme référence une carrière typique masculine, plutôt ouvrière. Même si les personnes qui ne se conforment pas à ce modèle vont recevoir des aides pour qu’elles se rattrapent, elles ne seront pas au même niveau que les autres. Le deuxième problème sont les poly-pensionnés, à savoir les personnes qui passent d’un régime à un autre, en particulier du public au privé, ou qui ont un bout de leur carrière à l’étranger. Le calcul de la retraite pourra être très aléatoire pour ces dernières.

« Deux choses sont à craindre : une dégradation du niveau de vie des retraités et un glissement vers un système public-privé pour les plus fortunés. »

Pour l’instant, peu d’annonces laissent entendre une amélioration de la situation. Si de plus en plus de personnes sont dans des conditions défavorables, on pourrait mettre en place des minimas de pension généralisées plus élevées, à savoir qu’il n’y ait aucune retraite en dessous d’un certain montant. On pourrait également supprimer la décote, le coefficient de minoration des droits de la pension de retraite de base. Le dernier problème important du système c’est que, même sans réforme, le niveau des pensions est déjà orienté à la baisse.

LVSL : Justemment, le dernier rapport du COR (Conseil d’Orientation des Retraites) estime que, même en l’absence de réforme, l’âge moyen de départ à la retraite va atteindre près de 64 ans d’ici 2040. Ce résultat surprenant illustre l’impact des réformes passées et l’âge d’entrée dans le monde du travail qui se fait de plus en plus tardive. Assisterons-nous rapidement à un drame social ?

M.Z. : Un drame non, mais il y a un débat sur le rôle de la retraite qui a énormément évolué. A sa création en 1945, toute la population française n’arrive pas à l’âge de la retraite. Puis, dans les années 1970, 1980 et 1990, ça devient un nouvel âge de la vie. Aujourd’hui, la retraite dure quasiment vingt-cinq ans, le niveau de vie des retraités est comparable à celui des actifs et on vit uniquement de sa retraite publique sans compléter avec du privé. Il y a eu un vrai retournement dans les années 2010 : les retraites sont alors de plus en plus courtes et de moins en moins généreuses. Statistiquement, il y a une légère baisse du niveau de vie lors de la liquidation. S’en suit alors une dégradation du niveau de vie tout au long de la retraite puisque celle-ci est insuffisamment revalorisée.

Ce qui nous guette c’est que d’ici 20 ou 30 ans, les personnes qui passent de la vie active à la retraite subissent un réel choc économique. On va assister à une dégradation objective du niveau de vie des retraités. Les seules personnes protégées seront celles qui auront souscrit en parallèle à des offres de capitalisation. Deux choses sont donc à craindre : une dégradation du niveau de vie des retraités et un glissement vers un système public-privé pour les plus fortunés.

LVSL : On a l’impression que les réformes menées depuis plusieurs dizaines d’années nous éloignent de plus en plus du système actuel qui pense la retraite comme la continuation d’un salaire de référence.

M.Z. : Il existe deux paradigmes pour penser la retraite. Elle peut être la continuation du salaire de fin de carrière. L’exemple parfait c’est la fonction publique où l’on prend votre traitement des six derniers mois sans les primes et on vous en maintient 75% brut. C’est également un peu la logique de la retraite de base de la Sécurité sociale. Avec le deuxième paradigme, on pense la retraite comme une sorte de pseudo-épargne, comme une photographie de la carrière. Votre retraite est alors beaucoup plus contributive. Si vous avez une bonne carrière, vous aurez une bonne retraite. Par contre, si vous avez eu des chocs dans votre carrière, alors ils seront retranscrits à la retraite.

« On vit dorénavant dans un système où chacun est entrepreneur de ses droits sociaux. »

Dans les trente dernières années, on a assisté à un léger glissement de la retraite de base de la Sécurité sociale vers une approche basée sur la pseudo-épargne. De fait, les retraites de base étaient avant calculées sur les dix meilleures années, maintenant tout est calculé sur vingt-cinq ans. Il y a eu deux types de réformes : certaines visant à faire des économies, d’autres à promouvoir la capitalisation. Par exemple, une réforme de 1987 supprime subtilement l’indexation des retraites sur le salaire des Français par une indexation sur l’inflation. Depuis, les pensions de retraite décrochent par rapport aux actifs. La retraite perd son rôle de salaire puisqu’elle ne progresse plus avec la productivité. Il y a eu également l’idée d’avoir un fond de réserve des retraites, qui a assez vite été siphonné. On souhaitait créer une sorte de fonds par capitalisation pour amortir les chocs démographiques et macro-économiques. Ça a été lu par certains comme l’entrée d’une logique d’accumulation des propres capitaux dans le système de retraite français, qui est traditionnellement par répartition.

Quand on regarde à l’international, la France n’a même pas un an de retraite en réserve par capitalisation, on reste donc quand même dans un système très largement par répartition. Ce qui pourrait à terme renforcer le deuxième paradigme serait une réforme vers un système généralisé à points ou une plus grande place faite à la capitalisation. De fait, la capitalisation signifie que chacun est entrepreneur de sa propre retraite tout au long de sa vie. On touche ici à la manière de penser le social de Macron. Le montant de la prime d’activité varie en fonction du nombre d’heures travaillées, on va désormais calculer son assurance chômage en fonction du nombre de jours travaillés…On vit dorénavant dans un système où chacun est entrepreneur de ses droits sociaux. Si l’on a un accident de carrière, on a moins de droits.

LVSL : Existe-t-il un risque que nous nous rapprochions dangereusement du mode de calcul des pensions de l’AGIRC-ARCCO – la complémentaire retraite des salariés du privé – qui pense plutôt la retraite comme une épargne personnelle ?

Le système Agirc-Arrco fonctionne avec des points. Pour les salariés non-cadres, ça représente un petit quart de la retraite, pour les cadres c’est plus de la moitié. Si ce n’est pas complètement une pseudo-épargne, ça y ressemble fortement. Les droits à la retraite dépendent de chaque point acheté individuellement. La part qu’elle a prise a été croissante dans les années 1980, elle a été rendue obligatoire par les professions qui ne l’avaient pas et puis elle a aussi été rendue obligatoire pour les cadres avec un salaire très élevé.

De fait, certaines personnes à gauche critiquent ce changement en disant que, si les cadres vivent très vieux, alors pourquoi les faire bénéficier très longtemps de la solidarité collective ? A l’inverse, certains pensent – et c’est ma position – que nous avons intérêt à avoir tout le monde dans le système de Sécurité sociale. De fait, dès 1945, les cadres ne voulaient pas être dans le système des ouvriers et s’y mélanger. En Allemagne, ils ont obtenu des droits d’opting out : si vous êtes suffisamment riches, vous avez le droit de ne pas être dans le système. Il y a eu un débat similaire lors de la réforme Macron. Certains, à l’instar d’Antoine Bozio et de Thomas Piketty, pensent que la retraite ne doit concerner que les salaires jusqu’à deux plafonds de Sécurité sociale, donc jusqu’à quatre SMIC. Après, tous les gros salaires doivent se débrouiller pour gérer leurs biens en capitalisation. Cette piste était présente dans le projet Macron. Et ce n’est pas totalement aberrant :  on peut se demander pourquoi le système social offrirait aux riches de grosses retraites. De fait, qui a besoin d’une retraite de plus de quatre SMIC ? La vision alternative, bien plus socialisante, est de dire que tout le monde est dans le système socialisé pour ne pas alimenter le système par capitalisation. On remarque, en France comme ailleurs, que lorsqu’un système par capitalisation se développe pour les super-cadres, très vite les cadres s’en emparent et cela crée une concurrence entre le système social et celui par capitalisation

LVSL : Les complémentaires privées de retraite se sont-elles développées en France ?

M.Z. : Les retraites supplémentaires sont ce que chaque personne dans le privé, via son entreprise ou individuellement, peut souscrire sous forme de plan d’épargne retraite. En France ça ne se développe pas beaucoup par rapport à d’autres pays ; alors même qu’il y a eu de nombreuses réformes pour faire des incitations fiscales. Le phénomène progresse lentement et pourrait se développer si les gouvernements montrent leur volonté de réduire le niveau de la retraite…  Les cadres supérieurs pourraient alors s’en emparer.

« Il n’y a aucune hausse des dépenses de retraite. »

Deux raisons expliquent ce faible développement des complémentaires privées. La première c’est que les retraites de base sont de très haut niveau par rapport aux autres pays. Pour l’instant, les populations qui auraient les moyens de recourir à des retraites supplémentaires n’en ressentent pas le besoin. Deuxièmement, ceux qui souhaitent épargner pour leur retraite, les 10% à 20% des plus riches, utilisent d’autres véhicules comme l’assurance-vie et l’immobilier. Il y a donc un vrai sujet, celui de l’articulation entre l’immobilier et la retraite. 80% des retraités sont propriétaires de leur logement et ceux qui en ont les moyens vont même avoir du patrimoine constitué en assurance-vie.

LVSL : Il y a quelque temps, vous vous inquiétiez de la situation des NER (Ni Emploi ni Retraite). Ces 1,4 millions de citoyens, de 53 à 69 ans, ni salariés, ni retraités, dépendent souvent d’aides sociales diverses (chômage, RSA, pension d’invalidité…). N’existe-t-il pas un risque que le prolongement de l’âge de départ à la retraite n’engendre d’autres coûts annexes pour la Sécurité sociale ?

M.Z. : Nous avons constaté lorsque nous avons décalé l’âge de la retraite de 60 ans à 62 ans que les gens travaillent en moyenne deux ans de plus. Cela s’est fait au détriment de leur santé mais ça a permis d’augmenter le taux d’emploi des séniors. Par contre, les personnes qui étaient sans emploi restaient plus longtemps hors de l’emploi, souvent dans des situations socialement inconfortables. Si l’on est optimiste, on peut se dire que nous allons reproduire la même chose. Sauf que c’est plus compliqué de rester en emploi de 62 à 65 ans qu’entre 60 à 62 ans. De fait, vous êtes plus malades, plus fatigué, les employeurs veulent moins de vous. Il y aura inévitablement un coût social important pour ces NER.

Un relèvement de l’âge d’ouverture des droits de deux ans aurait induit en 2019 une augmentation des dépenses de prestations sociales hors retraite et assurance chômage de l’ordre de 3,6 milliards d’euros.

Drees, 3 janvier 2022.

En termes de coût économique pour la société, la Direction de la Recherche, des Études, de l’Évaluation et des Statistiques (DREES) a calculé qu’un décalage de l’âge de départ à la retraite de deux ans provoquerait de nombreux coûts annexes (RSA, Allocation Adulte Handicapé …). Ce qu’on gagne en retraite, on le perd ailleurs …

LVSL : Deux solutions sont souvent utilisées pour réformer la retraite : augmenter l’âge de départ ou modifier le niveau des pensions. Pourtant, une hausse du taux de cotisation est rarement, voire jamais évoquée. Serait-ce une solution souhaitable et si oui dans quelles conditions ?

M.Z. : Ce qui est fou, c’est que nous avons à notre disposition trois leviers et que nous nous privons complètement de l’un d’entre eux. On met en exergue un côté épouvantail : « vous voulez augmenter les prélèvements obligatoires ! »  Évidemment, personne n’est content de payer plus de cotisations, tout le monde préfère avoir plus d’argent, mais ce ne sont pas des choses qui sont nécessairement insupportables. Au moment de la réforme des retraites, j’avais calculé que pour empêcher les retraites de baisser dans les cinquante années à venir, il fallait augmenter le taux de cotisation de 0,2 points par an. Ce n’est pas rien mais ce n’est pas astronomique non plus, ça s’est déjà fait dans la fonction publique et personne ne s’en est rendu compte. Pendant dix ans, on a augmenté leurs cotisations de 0,27 points par an alors même que leur point d’indice était gelé.

« Il y a une stratégie de mise en déficit du système des retraites. »

On fait comme si on allait ruiner les actifs en augmentant les cotisations mais ce n’est pas ce qui va se passer : s’il y a de la croissance économique, les salaires augmentent et les retraites vont stagner ou baisser. Encore une fois, les retraites ne sont pas indexées sur le niveau des salaires mais sur l’inflation. Augmenter les cotisations, c’est juste un moyen de permettre aux retraités de suivre en partie la progression des salariés.

LVSL : De fait, le COR (Conseil d’Orientation des Retraites) estime que le déficit que va rencontrer le système entre 2025 et 2030 est davantage imputable aux baisses de ressources du système – baisse de l’emploi, des salaires dans la fonction publique et non-compensation des exonérations fiscales – que par une hausse des dépenses. Quelles conséquences en tirer ?

M.Z. : Il est clair qu’il n’y a aucune hausse des dépenses de retraite. Il y a eu un pic en 2020 et le COR montre que, depuis, les dépenses baissent. Pourquoi une telle situation ? La désindexation des pensions liquidées, la baisse des droits Agirc-Arcco, la durée de cotisation qui a augmenté … Si rien n’est fait, les dépenses de retraites en points de PIB sont censées diminuer de manière pérenne.

LVSL : On entend pourtant souvent dire que le système ne sera plus soutenable d’ici quelques dizaines d’années.

M.Z. : En fait c’est l’inverse :  si on lit bien les rapports du COR, les réformes ont équilibré le système. Même s’il y a toujours des ajustements à faire, on revient financièrement à l’équilibre en 2030. L’Etat contribue en partie au système pour la solidarité et pour la fonction publique et il aimerait se retirer pour payer tout simplement moins. Ce désinvestissement se traduit également une baisse du salaire des fonctionnaires. Il y a vraiment une stratégie de mise en déficit du système des retraites par de nombreux biais. On a développé des éléments de rémunérations, à l’image des primes, qui ne sont pas soumis à cotisations. Tout ça génère des pertes de recettes assez importantes…

La prime Macron, c’est vraiment une caricature de ce phénomène : on ne gagne pas de droit contributif, pas de droit retraite, pas de droit chômage et en même temps la Sécurité sociale ne gagne pas un centime. C’est une vraie menace. Les ordres de grandeur de ces cotisations qui ne sont pas payées ne sont pas très éloignés de ceux des déficits que nous constatons. Si l’on voulait plus de ressources, la première chose à faire serait de dire que tout élément de rémunération est inclus dans l’assiette des cotisations.

LVSL : La loi Veil de 1994 contraint l’Etat à compenser les exonérations de cotisations qu’il accorde aux entreprises. Pourtant, certains accusent l’Etat de déroger à cette promesse.

M.Z. : C’est vrai, mais c’est pour l’instant un phénomène marginal. Quand on a commencé à faire des exonérations dans les années 1990, il y a une loi qui a stipulé que toute exonération accordée doit être compensée par l’Etat à la Sécurité sociale. En 2018, le gouvernement a annoncé ne plus le faire automatiquement. Toutes les anciennes exonérations, qui sont quand même les plus importantes (les exonérations employeurs Fillon, le CICE…) restent compensées. Pourtant, beaucoup de nouvelles mesures ne le sont déjà plus.  

LVSL : Le rapport du COR de 2021 pointe du doigt « la forte dépendance du système de retraite à la croissance » économique. Pourtant il est maintenant de notoriété publique qu’une croissance effrénée provoque de nombreux dégâts environnementaux et sociaux. Existe-t-il des pistes pour penser un système de retraite résilient dans un monde sans croissance ou en est-il complètement prisonnier ?

M.Z. : De fait, la question des retraites est une pure question de répartition. On a un revenu produit par une société et la seule question à se poser est de déterminer la part de ce revenu que l’on affecte aux retraités, c’est-à-dire que l’on prend aux actifs. Il ne faut pas oublier que ces derniers sont en conflit avec le capital pour avoir une masse salariale plus ou moins élevée. Techniquement, l’absence de croissance n’est pas un problème, même si quelques réglages devront être modifiés, puisque le système français a été paramétré pour « voler » la croissance aux retraités pour faire des économies (du fait de l’absence d’indexation sur le niveau des salaires, ndlr).

Par contre, là où l’on va avoir un problème, c’est que l’on a pu développer le système de Sécurité sociale pendant les trente glorieuses. Nous étions dans une situation de forte croissance économique, on pouvait alors aisément dire aux capitalistes que leurs profits allaient augmenter, aux salariés que leurs salaires nets allaient augmenter et en même temps on pouvait augmenter les taux de cotisation pour faire face à de nouveaux besoins. Si l’on a des besoins qui augmentent, comme c’est le cas en ce moment (santé, retraite, dépendance, environnement, éducation…) et que notre croissance stagne, les capitalistes ou les salariés ne vont peut-être pas spontanément tomber d’accord. Il y a une réelle discussion à avoir pour déterminer la part du revenu national que l’on socialise.

Baisse du chômage : la fausse victoire d’Emmanuel Macron

© Aitana Pérez pour LVSL

Si le chômage a récemment diminué, cela s’est fait en contrepartie d’une précarisation croissante de l’emploi. L’intérim, l’auto-entrepreneuriat uberisé et l’apprentissage sont en effet les domaines qui recrutent le plus. Pour les partisans d’Emmanuel Macron, les politiques de libéralisation du monde du travail doivent être poursuivies durant un nouveau quinquennat, comme en témoignent les annonces sur l’assurance chômage et le conditionnement du RSA. Le développement de l’apprentissage, qui a joué un rôle essentiel dans la réduction du chômage risque par ailleurs de prendre fin dès l’année prochaine. Au « quoi qu’il en coûte » succédera l’austérité, qui mettra en danger les fragiles avancées obtenues en la matière. Concilier plein-emploi et protection des salariés est pourtant possible, à condition de lancer des politiques keynésiennes et d’instaurer une garantie d’emploi.

« Le taux de chômage atteint son plus bas niveau depuis quinze ans » a déclaré Emmanuel Macron lors de la présentation de son programme le 17 mars dernier. Depuis, cet élément de langage est depuis constamment repris par les membres de la majorité en brandissant le chiffre de 7,4% calculé par l’INSEE, afin de présenter le bilan économique du quinquennat comme un succès. Après des décennies marquées par le chômage de masse et l’échec de François Hollande à « inverser la courbe », les récents résultats semblent en effet de bonne augure pour celui qui brigue un nouveau mandat.

Une baisse en trompe-l’oeil

Si les indicateurs sont à première vue plutôt bons, avec un taux d’emploi des 15-64 ans historiquement haut (67,5%) et une chute importante du chômage des jeunes (15,9% chez les 15-24 ans), d’autres statistiques dessinent un tableau bien moins reluisant. D’abord, les statistiques de l’INSEE et celles de Pôle Emploi divergent de plus en plus depuis 2010, conduisant le pouvoir en place à toujours choisir le chiffre qui l’arrange le plus. De même, les chiffres mensuels du chômage évoqués dans les médias se limitent généralement à évoquer la catégorie A, qui concerne les personnes qui n’ont aucun emploi. Or, si le nombre de personnes dans cette case a baissé de 15% depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, la baisse n’est que de 6% si l’on prend en compte les catégories B et C, qui recensent ceux qui ont un peu travaillé mais souhaitent davantage d’heures de travail. De plus, le « halo du chômage », c’est-à-dire les personnes qui recherchent un emploi mais ne sont pas immédiatement disponibles – pour des raisons très diverses – continue de s’étendre et concerne désormais 1,9 million de personnes. Il faut également mentionner le cas des chômeurs radiés par Pôle Emploi, c’est-à-dire qui ne bénéficient plus d’aides, mais sont toujours sans emploi.

La France suit de plus en plus les pays anglo-saxons, où le chômage a été réduit au prix d’une forte précarité.

En outre, si la baisse récente inverse la tendance à la hausse observée depuis la crise de 2008, elle est largement obtenue au prix d’une précarisation accrue de l’emploi. Ainsi, l’INSEE révèle que les deux tiers des 107.000 créations d’emplois du dernier trimestre 2021 ont eu lieu dans l’intérim, où les contrats ont une durée moyenne de deux semaines. Si l’intérim apporte certes du travail, celui-ci n’est donc pas toujours synonyme de retour pérenne vers l’emploi. De même, le gouvernement s’est largement félicité du nombre historique de créations d’entreprises, qui a atteint un million en 2021. Mais près des deux tiers de ces créations sont le fait des auto-entrepreneurs, dont la rémunération moyenne est de 590 euros par mois et dont la protection sociale est très faible. La France suit donc de plus en plus les pays anglo-saxons, où le chômage a été réduit au prix d’une forte précarité.

Enfin et surtout, le recul du chômage semble reposer très fortement sur la montée en puissance de l’apprentissage : entre fin 2019 et fin 2021, le nombre de contrats en question a presque doublé, passant de 480.000 à 900.000 ! Un chiffre qui expliquerait à lui seul les deux tiers de la hausse de l’emploi salarié… Or, les salaires et les cotisations sociales des apprentis sont quasi-intégralement payés par l’État. Si un tel dispositif a des mérites, notamment en matière de formation, il n’est donc pas certain que les apprentis seront ensuite embauchés, surtout si l’employeur peut, presque gratuitement, les remplacer par de nouveaux apprentis. L’explosion de l’apprentissage depuis deux ans paraît en outre fortement dictée par une logique électoraliste : ces nouveaux contrats sont largement issus des milliards déployés dans le cadre du plan France Relance, à travers le dispositif « 1 jeune, 1 solution ». Mais ce plan de relance ne s’étend que jusqu’à la fin 2022 et le budget consacré à l’apprentissage aurait déjà été dépassé de quatre milliards selon l’Observatoire Français des Conjonctures Économiques (OFCE), qui qualifie la situation de « difficilement soutenable ». Qu’arrivera-t-il une fois que le plan de relance aura pris fin et que les élections seront passées ?

Tout pour les entreprises, rien pour les salariés

On l’a vu, la baisse du chômage mise en avant par le gouvernement est donc fragile et obtenue par la création d’emplois low cost. Mais qu’importe, pour Emmanuel Macron et ses soutiens, cette inversion de la courbe du chômage justifie les politiques antisociales mises en place depuis cinq ans, qui se déclinent en trois parties. D’abord, la doctrine de LREM en matière d’emploi s’articule autour de la fameuse flexibilité des contrats de travail, afin d’offrir le plus de liberté possible aux employeurs, au détriment des salariés. La première loi travail, sous François Hollande, puis les ordonnances Pénicaud dès 2017 ont donc considérablement affaibli le code du travail, notamment en simplifiant les licenciements et en inversant la « hiérarchie des normes », pour instaurer le rapport de forces à l’échelle de l’entreprise, c’est-à-dire là où les salariés sont les plus faibles. Ensuite, les « marcheurs » ont encore accentué la « politique de l’offre », qui consiste à multiplier les cadeaux aux entreprises pour espérer susciter des embauches. Leur action en ce sens a été particulièrement forte : pérennisation du CICE – pourtant très peu efficace en matière de création d’emplois -, baisse des impôts de production, loi PACTE, flat tax ou encore baisse de l’impôt sur les sociétés (de 33,3% à 25% entre 2017 et 2022)…

Enfin, il s’agit « d’encourager le retour vers l’emploi » des chômeurs, considérés comme des fainéants ayant besoin d’être mis au pied du mur pour se lancer dans la recherche d’un travail. La récente réforme de l’assurance chômage, qui a profondément durci les conditions d’indemnisation et leurs montants, va pleinement dans ce sens. En cas de réélection, Macron prévoit de poursuivre cette chasse aux chômeurs, via une nouvelle réforme et la transformation de Pôle Emploi en « France Travail, annoncée comme un « changement profond ». En outre, en conditionnant le RSA à 15 à 20 heures de travail hebdomadaire, le chef de l’Etat entend étendre la logique du workfare, c’est-à-dire du travail obligatoire en échange d’allocations. Une logique qui rappelle les « jobs à un euro » d’Outre-Rhin, mis en place par le gouvernement SPD-Verts de Gerhard Schröder dans les années 2000, et dont le bilan social est déplorable. Un tel changement conduirait en effet à accroître le dumping social, puisque les personnes concernées seraient moins payées que les smicards à mi-temps. Quant à ceux qui refuseraient ces heures de travail, ils risquent de basculer encore davantage dans la pauvreté, alors que le RMI, l’ancêtre du RSA, visait au contraire à assurer un revenu minimal aux plus en difficulté.

La focalisation sur la supposée mauvaise volonté des chômeurs occulte les autres raisons expliquant que certains emplois ne soient pas pourvus

Pour justifier cette chasse aux chômeurs, les soutiens du chef de l’Etat ne cessent de mentionner les emplois non pourvus et de reprendre les témoignages de chefs d’entreprise ayant du mal à recruter. En somme, comme l’a résumé crûment Emmanuel Macron face à un chômeur en 2018, il suffirait de « traverser la rue » pour trouver un emploi. Si cette petite phrase est évidemment empreinte de mépris de classe, elle symbolise finalement bien la mauvaise foi du discours macroniste autour du travail. Les emplois non pourvus, estimés à environ 300.000, sont bien trop peu nombreux pour employer les 3,2 millions de demandeurs d’emplois de catégorie A recensés par Pôle Emploi. Ce dernier chiffre est d’ailleurs amené à augmenter à nouveau en cas de réélection du Président sortant, puisque repousser l’âge de départ à la retraite à 65 ans conduira mécaniquement de nombreux seniors au chômage plutôt qu’à la retraite. 

La focalisation sur la supposée mauvaise volonté des chômeurs occulte par ailleurs les autres raisons expliquant que certains emplois ne soient pas pourvus. En effet, si certains secteurs ont indiscutablement des difficultés à recruter, les employeurs ont parfois une part de responsabilité : les conditions de travail, la rémunération, les trajets, les horaires, les possibilités d’évolution ou les diplômes demandés peuvent ne pas convenir aux salariés potentiels. Ce phénomène est par exemple particulièrement visible dans les « métiers du lien », où les salariés gagnent souvent bien moins que le SMIC malgré un dévouement considérable et des horaires à rallonge. Le secteur de l’hôtellerie-restauration connaît une situation similaire, le chômage forcé durant la crise sanitaire ayant conduit de nombreux employés à l’introspection sur leur travail et à plus d’exigences en matière de salaires et de conditions de travail lors de la reprise.

Allier plein emploi et protection des travailleurs

Faut-il en conclure que le plein-emploi est donc nécessairement inatteignable ? Ou que celui-ci ne pourrait se faire qu’en tordant le bras aux chômeurs pour les forcer à accepter n’importe quel emploi ? Non. Certes, la création d’emplois bas de gamme parvient à réduire le niveau d’inactivité. Mais elle a aussi pour conséquence de faire baisser le pouvoir d’achat – et donc la demande -, d’encourager le travail mal fait ou encore d’augmenter le nombre de maladies et d’accidents liés au travail, ce qui a des coûts importants pour la Sécurité sociale. Un tel scénario n’est donc pas souhaitable. Bien sûr, une adéquation parfaite entre les besoins des patrons et les souhaits des demandeurs d’emploi est impossible. Mais l’histoire économique nous rappelle que le chômage et la précarité de l’emploi n’ont rien d’une fatalité.

Le vivier d’emplois dans la reconstruction écologique et le renforcement des services publics est considérable.

Ainsi, face à un chômage de masse et à l’appauvrissement de la population américaine suite à la crise de 1929, le Président Franklin Delano Roosevelt (FDR) mit en place une protection sociale minimale et lança de grands projets pour relancer l’économie. Ce « New Deal » comportait bien sûr une vaste programme de construction d’infrastructures essentielles pour l’avenir du pays, telles que des routes, des barrages ou des réseaux électriques. Étant donné l’impréparation de nos sociétés face au changement climatique, de plus en plus violent, un programme similaire devrait aujourd’hui être une priorité. Concrètement, ce « Green New Deal » proposé par la gauche anglo-saxonne depuis quelques années consisterait à employer des millions de personnes pour isoler les bâtiments, améliorer les transports en commun, réparer les dégâts infligés à l’environnement ou encore préparer nos réseaux (électricité, eau, gaz, internet) aux impacts d’une météo de plus en plus folle. Le vivier d’emplois est donc considérable. Si la reconstruction écologique et le renforcement des services publics doivent être le cœur d’un nouveau « New Deal », d’autres professions y auraient également leur place. Par exemple, le monde artistique, très sévèrement affecté par la crise, fut fortement soutenu par FDR, via le Federal Arts Project. Concrètement, l’État employa directement 10.000 artistes, qui enseignèrent leurs savoirs dans les écoles et réalisèrent plus de 200.000 œuvres pour des bâtiments publics. Ici encore, un tel programme serait sans doute bien préférable au régime d’intermittent du spectacle.

Un autre aspect du New Deal mérite également l’intérêt : la garantie d’emploi. Mis en place aux Etats-Unis par le biais du Civilian Conservation Corps, ce dispositif a aussi été déployé en Argentine en pleine crise financière au début des années 2000 ou en Inde dans des régions rurales défavorisées. L’idée est simple : tout chômeur souhaitant travailler – c’est-à-dire l’écrasante majorité – se voit proposer un emploi. Pour définir le poste de travail, des réunions sont organisées au niveau local avec les employeurs, les chômeurs, les collectivités, les habitants et les syndicats pour définir les besoins non pourvus et voir comment les chômeurs pourraient y remédier. Loin d’être une forme de travail forcé et mal payé, comme le prévoit Emmanuel Macron pour les bénéficiaires du RSA, les personnes sous le régime de l’emploi garanti sont payées au salaire minimum, avec des cotisations.

La garantie d’emploi est de surcroît relativement simple à financer, grâce aux économies en matière d’indemnisations et pour les autres branches de la Sécurité sociale, ainsi qu’en supprimant les dispositifs tels que le CICE. Si une telle mesure soulève de vastes questions, elle permettrait néanmoins de briser la spirale destructrice du chômage et de répondre à de nombreux besoins inassouvis. Enfin, en établissant une garantie d’emploi, le chantage des employeurs au licenciement ferait beaucoup moins peur. Dès lors, un cercle vertueux de plein emploi et d’amélioration des conditions de travail pourrait se mettre en place. Tout le contraire, en somme, du dilemme entre exploitation et misère que promettent Emmanuel Macron et ses alliés.

Comment dépasser le modèle de l’entreprise capitaliste ? – Entretien avec Daniel Bachet

Travailleuses et travailleurs doivent être pleinement impliqués dans les décisions d'orientation de la production.
© Jeanne Menjoulet

Aux côtés de l’association d’éducation populaire Réseau Salariat, le sociologue Daniel Bachet et l’économiste Benoît Borrits ont organisé un séminaire autour du thème de l’entreprise et son monde afin de proposer des voies de dépassement des logiques écocidaires de profitabilité. Le statut juridique de l’entreprise, la socialisation du crédit, le pouvoir des salariés dans l’entreprise, ou encore la comptabilité : autant de thèmes abordés dans l’ouvrage retranscrivant les présentations du colloque. Nous avons rencontré Daniel Bachet pour discuter de leurs constats et de leurs propositions pour mieux organiser les entités productives. Entretien réalisé par Romain Darricarrère.

Le Vent Se Lève – Pour commencer, pouvez-vous revenir sur les apports et sur l’importance de l’approche comptable dans les domaines du travail et de l’entreprise ? C’est une dimension concrète bien que souvent impensée. Ne s’agit-il pas d’une manière de présenter et d’interpréter le réel socio-économique ?

Daniel Bachet – La façon de compter oriente chaque jour des décisions stratégiques qui ont des effets immédiats sur le travail, l’emploi et la qualité des modes de développement et de vie. On peut penser que la comptabilité financière constitue aujourd’hui le cœur de notre système socio-économique. Ainsi, dans la comptabilité sont repliés les rapports sociaux fondamentaux du capitalisme (rapport salarial, rapport monétaire et financier, rapports de propriété, etc.).

Depuis les années 1980, un droit comptable international inique et dangereux a été institué par les États à l’échelle de la planète. Les normes IFRS – International Financial Reporting Standard, sont devenues la référence internationale pour les grandes sociétés auxquelles elles imposent un modèle de gestion appelé « juste valeur ». Ces normes conduisent les PDG de ces sociétés à satisfaire en priorité les intérêts à court terme des actionnaires. Une entreprise est appréhendée comme un actif qui s’évalue à sa valeur potentielle de vente sur un marché. Les bénéfices sont déterminés sur la base d’un taux de rentabilité exigé de l’ordre de 10 à 15 %, parfois plus, qui contribue à mettre en danger notre vie commune sur la planète eu égard à sa finitude. Autrement dit, les États instituent de manière intentionnelle et irresponsable une véritable constitution économique mondiale fondée sur ces normes comptables, qui n’ont rien de naturel.

C’est pourquoi adopter un langage comptable plutôt qu’un autre, c’est adopter une représentation de l’entreprise, de sa finalité, de son efficacité et des rapports de pouvoir. Aussi, il est possible de penser et de compter différemment en vue de proposer une alternative cohérente et opératoire à l’entreprise capitaliste, notamment pour que les décisions économiques soient prises à l’aune d’autres considérations : c’est le cœur du pouvoir.

LVSL – Plus techniquement, en quoi peut donc consister cette manière alternative de compter ?

D. B. – Dans cet ouvrage collectif nous présentons les comptes de valeur ajoutée et de valeur ajoutée directe – VAD[1] ainsi que l’approche CARE – comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement [2]. Ce sont les outils de gestion les plus appropriés pour faire exister l’entreprise comme structure productive dont la finalité est d’abord de produire et de vendre des biens et/ou des services. Ils ont également pour mission d’empêcher les atteintes aux fonctions environnementales essentielles à la survie de la biosphère et de prévenir les dégâts collatéraux du développement économique sur les humains : risques socio-psychologiques, accidents, coût de l’insécurité environnementale, etc.

« Adopter un langage comptable plutôt qu’un autre, c’est adopter une représentation de l’entreprise et de sa finalité plutôt qu’une autre. »

Dans cette nouvelle logique, le travail devient une source de valeur et de développement et non un coût ou une charge à réduire sans cesse.

L’intérêt social est alors celui de l’ensemble des parties constitutives de l’entreprise qui sont toutes aussi légitimes les unes que les autres pour agir et être impliquées dans les processus de création et de décision. Cette représentation de l’intérêt social remet en question le droit issu de la propriété qui donne habituellement tous les pouvoirs aux seuls détenteurs de capitaux et à leurs mandataires, les dirigeants des sociétés.

Les outils comptables que nous proposons sont dès aujourd’hui opératoires mais il faut les généraliser et se positionner sur un plan macro-institutionnel. C’est à un niveau politique qu’il faut agir pour les faire exister, là où se construisent, se fabriquent et s’organisent les langages légitimes, les conventions et les systèmes d’information qui permettent l’exercice du pouvoir. L’objet de notre livre était de mettre en évidence le caractère essentiellement normatif et performatif de la construction des conventions comptables, mais aussi de souligner la possibilité d’ensembles cohérents alternatifs.

LVSL – Comment analysez-vous la fermeture de l’espace de la social-démocratie, évoquée tant à plusieurs reprises dans l’ouvrage, mais aussi par d’autres économistes comme Frédéric Lordon par exemple ? L’impossibilité d’agir dans ce cadre ne légitime-t-elle pas d’autant plus un changement de paradigme profond ?

D. B. – Le mode de gouvernement de la social-démocratie s’est rapidement aligné sur les règles du néo-libéralisme à la fin des années 1970 : libéralisation du commerce des biens et des services, dérégulation financière avec suppression du contrôle des capitaux et mise en place de la gouvernance actionnariale ou corporate governance. On peut même rappeler que la social-démocratie a initié les premières mesures qui ont conduit à la libéralisation financière. C’est un Ministre socialiste de l’Économie et des Finances, Pierre Bérégovoy, qui met en place avec son équipe une nouvelle architecture institutionnelle : la loi bancaire de 1984-1985, la suppression de l’encadrement du crédit, la disparition de la plupart des prêts bonifiés – et puis, petit à petit, la levée du contrôle des changes, pour faire revenir les investisseurs internationaux.

Il faut donc reconstruire le cadre institutionnel si l’on veut sortir du libre-échange et de la dérégulation financière. Cela suppose de mettre en place des zones de protection en fixant par les lois et par la négociation internationale le degré de liberté du commerce qui reste compatible avec la souveraineté des peuples quant au choix de leur modèle de société. De même, seule une politique résolue de contrôle sur les mouvements de capitaux est capable de remettre le système sur ses pieds et d’assurer que la finance serve aux activités productives et non à la spéculation.

Dans notre ouvrage, nous n’avons traité que du thème de l’entreprise et de sa refondation, tout en montrant que le modèle de la social-démocratie était totalement disqualifié y compris sur ce sujet. Aucun gouvernement social-démocrate n’a proposé un véritable partage du pouvoir dans les organes de direction des sociétés. Le projet de faire valoir un soupçon de codétermination dans les entreprises françaises n’a jamais abouti. Sous la Présidence « socialiste » de François Hollande, le nombre d’administrateurs salariés dans un conseil d’administration était de 2 lorsque le nombre total des administrateurs était supérieur à 12 (et de 1 lorsque le nombre d’administrateurs était inférieur ou égal à 12). C’est dire que la social-démocratie n’a offert rien d’autre qu’un strapontin aux représentants des travailleurs dans l’entreprise. Du point de vue de l’organisation des pouvoirs, la puissance du capital n’a jamais été entamée par les gouvernements socio-démocrates. Le dépassement du modèle social-démocrate et social-libéral est un impératif qui s’impose pour construire de nouvelles règles du jeu. Si le cadre économique, social et politique pose de plus en plus problème pour mettre en place une authentique démocratie délibérative, il convient de le transformer en profondeur voire, à terme, de sortir du cadre lui-même.

LVSL – Comment s’opposer efficacement aux réformes successives du code du travail qui font primer les accords d’entreprise sur la négociation collective ? Cela n’implique-t-il pas, précisément, de dépasser le cadre de l’entreprise capitaliste pour la négociation et la fixation des salaires ?

D. B. – L’enjeu politique des différents gouvernements qui se sont succédés depuis plus de 30 ans est bien d’affaiblir la loi et les conventions de branches, au profit de la négociation collective d’entreprise qui est la plus déséquilibrée.

Les défenseurs de l’inversion de la hiérarchie des normes considèrent que le projet qui consiste à renforcer la primauté des accords d’entreprise sur les accords de branche puis à étendre ces dérogations à d’autres domaines introduit de la souplesse dans les relations de travail. En fait, il s’agit de favoriser le dumping social en fragilisant les salariés.

Le fait de se replier sur l’entreprise renforce le pouvoir des propriétaires et des dirigeants qui ont déjà la maîtrise du contrat de travail. Ce contrat de travail est le produit du droit de propriété qui lui-même reproduit la séparation des salariés des moyens de production. Les salariés se retrouvent donc isolés face à des entités juridiques dominées par les propriétaires qui, disposant de tous les pouvoirs, sont globalement en mesure de fragmenter et d’atomiser le salariat.

Il ne faut donc pas enfermer les espaces de délibération sur les salaires à l’intérieur des seules unités de production. Cela suppose au contraire de concevoir des formes institutionnelles méso et macro sociales qui soient à même de définir les niveaux de salaires dans les entreprises mais également les choix d’orientation des investissements ou les niveaux de qualification. Bernard Friot propose ainsi d’instituer des caisses de salaires et d’investissement pour socialiser les salaires au-delà de chaque entreprise prise individuellement. Benoît Borrits souhaite, lui, mettre hors marché une partie de la production privée, puis la redistribuer afin de garantir des revenus décents à toutes celles et ceux qui ont participé à cette production. La rémunération de chaque travailleur ne serait plus garantie par l’entreprise mais, de façon mutualisée, par l’ensemble des entreprises. Ce sont là des institutions encore inédites qui devraient permettre une intervention politique à plusieurs niveaux de façon à garantir des meilleures rémunérations pour tous.

NDLR : Pour en savoir plus sur la proposition de Benoît Borrits, lire son article sur LVSL : Entre revenu universel et emploi garanti, une troisième voie ?

Daniel Bachet est Professeur de sociologie à l’Université d’Evry-Paris Saclay et membre du conseil scientifique d’Attac. Proche des thèmes chers à Réseau Salariat, il a organisé, avec Benoît Borrits,
un séminaire pour penser le dépassement de l’entreprise capitaliste.

LVSL – Vous rappelez dans l’ouvrage que seule la rémunération du capital est totalement rivale de celle du travail. Comment exploiter efficacement cet énoncé basique pour faire évoluer les représentations des discours de droite classique, notamment dans la perspective d’outiller le mouvement social ?

D. B. – Dans les représentations dominantes véhiculées par les théories néoclassiques – théorie de l’agence, théorie des marchés efficients, seul l’actionnaire de contrôle est censé prendre des risques. Il est rémunéré par des dividendes. On l’appelle le créancier résiduel car il peut ne pas recevoir de dividendes et tous les autres créanciers d’une entreprise sont rémunérés avant lui en cas de difficultés. Dans la mesure où l’actionnaire peut être considéré, en tant que propriétaire d’une entreprise, comme un créancier résiduel, le droit des sociétés assigne dans la plupart des pays au conseil d’administration le devoir de surveiller les dirigeants pour protéger les intérêts des actionnaires, dans le cadre de procédures de contrôle internes. Le statut de créancier résiduel donne à l’actionnaire la légitimité pour s’approprier le profit résiduel, mais aussi pour dicter les objectifs à atteindre par la firme.

Or, cette représentation est arbitraire et inexacte. Les actionnaires et les financiers sont parvenus à faire croire qu’ils avaient le monopole de la détermination des intérêts de l’entreprise. Ce n’est là qu’une tentative de détournement du pouvoir car personne n’est propriétaire de l’entreprise du fait que cette entité n’existe pas en droit. L’actionnaire de contrôle n’est propriétaire que des parts sociales ou des actions de la société (entité juridique). Néanmoins les actionnaires de contrôle se comportent comme s’ils disposaient de tous les pouvoirs dans l’entreprise et sur l’entreprise.

La seule limite à ces pouvoirs relève des droits sociaux accordés aux salariés. Or, comme chacun le sait, ce sont de très faibles contrepouvoirs. Ainsi, les droits des salariés, lorsqu’ils sont en confrontation directe avec le droit des propriétaires dans une structure telle que la société de capitaux, arrivent en derniers quand il s’agit de fixer les règles du jeu et en particulier les salaires. Les propriétaires sont les agents dominants qui occupent au sein de l’entité juridique qu’est la société une position telle que cette entité agit systématiquement en leur faveur. De plus, les salariés ne sont pas des associés comme les propriétaires des actions, ce sont des tiers vis-à-vis de la société et des coûts dans la comptabilité capitaliste. N’ayant pas le statut d’associés, c’est-à-dire de propriétaire ou d’actionnaires, les salariés ne sont pas membres de la société alors qu’ils font partie de l’entreprise en tant que collectif de travail.

Pour sortir de la logique de domination imposée au travail par le capital, il ne faut plus penser en termes de propriété mais de pouvoir. L’entreprise fait partie du rapport capital/travail sans toutefois se confondre ni avec le capital ni avec le travail. C’est une unité institutionnelle qui dispose d’une autonomie relative. Au sein du capitalisme, elle est le support de création collective qui engage des agents et des collectifs aux intérêts multiples. C’est pourquoi l’entreprise est une entité profondément politique qui transforme le monde social.

« Il ne serait pas logique d’avoir pour ambition de mieux rétribuer le travail sans remettre en question le niveau de rémunération du capital. »

Le fait d’assigner à l’entreprise un autre objectif que le seul profit permet de remettre en question la notion, non fondée en droit, de propriété de l’entreprise, et de faire en sorte que le pouvoir d’entreprendre ne provienne plus de la seule propriété des capitaux.

De fait, l’entreprise est un ensemble composé de la société (entité juridique) et de la structure productive. L’existence de la structure est assurée par la société qui seule dispose d’une personnalité morale. La finalité de la société est de faire exister l’entreprise comme structure productive en vue de produire et de vendre des biens et/ou des services. Le revenu qui en découle, la valeur ajoutée, est la contrepartie économique de la production et de la vente des biens et des services. Elle représente le revenu commun des parties constitutives de l’entreprise et à ce titre, il doit être partagé équitablement.

Il ne serait pas logique d’avoir pour ambition de mieux rétribuer le travail sans remettre en question le niveau de rémunération du capital. La valeur ajoutée est à la fois le véritable revenu de l’entreprise et la source des revenus des ayants droit entre lesquels la valeur ajoutée est répartie. Cette grandeur économique est essentielle, car elle permet de financer les salaires, de rémunérer les intérêts des banques, les impôts et les taxes demandés par l’État, mais également d’assurer l’autofinancement – amortissements + parts réinvesties du résultat, et de verser les dividendes. C’est donc la valeur ajoutée qui permet de couvrir le coût global de la structure qu’est l’entreprise – salaires du personnel, amortissement de l’outil de production et rémunération des capitaux engagés, alors que le profit – l’excédent brut d’exploitation, ne représente qu’une partie de la valeur ajoutée. Cette grandeur est une expression comptable qui reflète l’augmentation de la valeur des marchandises apportée par le travail humain. En termes d’outils comptables, la prise en compte de la valeur ajoutée ouvre la possibilité de définir une autre finalité à l’entreprise que la maximisation du profit. De plus, les consommations intermédiaires des entreprises devraient dorénavant intégrer et prendre en compte la conservation et la protection des êtres humains et du patrimoine naturel.

LVSL – Dans l’ouvrage, Olivier Favereau défend la codétermination, c’est-à-dire un partage du pouvoir entre salariés et actionnaires. Cette idée est séduisante, mais comment se prémunir des pièges qui se sont refermés sur la cogestion allemande pour finalement l’étouffer – lois Hartz, mini-jobs… ?

D. B. – Le principe de codétermination que défend, par exemple, le Collège des Bernardins [3] se révèle impuissant face à la mondialisation des chaînes de valeur. Olivier Favereau en est conscient, contrairement à certains de ses collègues qui pensent qu’un simple partage des pouvoirs dans les conseils d’administration ou de surveillance serait une avancée décisive pour le monde du travail. Dans un monde où la concurrence des systèmes sociaux et fiscaux est extrêmement féroce et où priment des objectifs de rentabilité, la participation des salariés aux décisions stratégiques dans l’entreprise les conduiraient à des contradictions paralysantes. Ils pourraient être conduits eux-mêmes à réduire les effectifs pour répondre aux injonctions des marchés et donc à s’auto-exploiter. C’est ce qui s’est passé avec le système de cogestion allemande qui a cohabité avec des politiques économiques régressives pour les travailleurs les plus fragiles et les moins formés. Ce système dual ne peut que généraliser de la précarité sociale.

« Dans un monde où la concurrence des systèmes sociaux et fiscaux est extrêmement féroce et où priment des objectifs de rentabilité, la participation des salariés aux décisions stratégiques dans l’entreprise les conduiraient à des contradictions paralysantes. »

C’est pourquoi, au-delà de la révision complète de la comptabilité capitaliste, qu’il ne faut plus caler sur des critères financiers, il convient simultanément de socialiser les marchés. Il peut exister des échanges marchands sans pour autant que les forces du marché dominent la vie économique et sociale en imposant une concurrence déchaînée. Le marché, si l’on admet cette fiction performative, est injuste dès lors qu’il oriente les décisions des investisseurs vers les catégories sociales solvables et non en fonction des besoins sociaux les plus urgents.

Une démocratie économique radicale constituerait un moyen de dépasser le marché capitaliste. Elle impliquerait de maîtriser les conditions de production et d’écoulement des produits tout en suscitant encore plus de liberté, d’initiative et d’inventivité que le capitalisme n’en est capable. Car il faudrait mobiliser des procédures plus économes – matières premières, humains, que les moyens utilisés sans discernement par le capitalisme qui ont conduit aux gaspillages et aux désastres écologiques que l’on connaît.

La codétermination n’est donc pas une fin en soi, surtout avec des règles du jeu économique inchangées. Sinon elle se trouvera enkystée localement dans un certain nombre d’entreprises sans pouvoir mettre en place les principes d’une véritable démocratie économique à l’échelle du pays.

LVSL – François Morin défend un intéressant système qui met en avant différents collèges délibérants avec des représentants des apporteurs du capital et des apporteurs du travail. Au-delà de la potentielle complexité de cette formule pour les PME, les apporteurs de capitaux y sont souvent aussi travailleurs. N’est-ce pas là un risque pour que le capital conserve toujours l’avantage ?

D. B. – François Morin a pour projet d’instituer juridiquement l’entreprise et de sortir de la confusion entreprise/société. L’assimilation de l’entreprise à la société conduit à exclure de la réflexion sur le gouvernement d’entreprise les salariés. F. Morin pense d’abord au statut des sociétés-mères des groupes de sociétés actuels. L’entreprise, conçue comme nouvelle unité institutionnelle devient une personne morale alors que ce statut n’est, jusqu’à aujourd’hui, conféré qu’à la société (entité juridique).

À lire sur LVSL, l’entretien de François Morin par William Bouchardon : « Si on nationalise, alors allons vers la démocratie économique »

L’entreprise se substitue à la société qui n’est plus présente dans la nouvelle entité juridique. Au sein de cette dernière cohabitent deux collèges – actionnaires et salariés, un président du conseil d’administration ou du conseil de surveillance et un directeur général du directoire ou du comex. Le représentant légal de l’entreprise, nouvelle personne morale instituée juridiquement est le président qui peut être un salarié ou bien un représentant des actionnaires. Dans cette perspective, le contrat de subordination entre salariés et capital n’existe plus. Le fait d’attribuer à l’entreprise le statut de personne morale peut concerner quasiment toutes les entreprises, PME comme grands groupes. Dans l’approche que défend François Morin, les actionnaires ne seront que des apporteurs de fonds ou des prestataires de services qui possèdent des parts. Ils n’auront plus le pouvoir de créanciers résiduels et leurs voix ne seront plus prépondérantes dans la prise de décision. C’est une étape dans la démocratisation générale de l’économie qui concerne, comme on l’a indiqué plus haut, la nouvelle conception d’un marché socialisé mais également la création monétaire qui doit être, elle aussi, adossée à des instances démocratiques.

François Morin propose, comme il le dit lui-même, un « point de bascule » pour aller beaucoup plus loin par la suite. Il présuppose que les salariés puissent acquérir une culture gestionnaire et critique de façon à éviter l’emprise de la comptabilité capitaliste sur les choix économiques et sur leur vie.

LVSL – Peut-on penser le dépassement de l’entreprise capitaliste non plus simplement en aménageant une nouvelle gouvernance des entités productives, mais en dessinant les voies qui permettront de se passer des apporteurs de capitaux, et donc de leur pouvoir sur notre travail, selon le modèle mortifère du capitalisme contemporain ?

D. B. – Je pense qu’on ne peut passer directement de la situation actuelle à un modèle dépassant l’organisation capitaliste où la rentabilité, le secteur bancaire et le crédit auraient été supprimés. Il faut au moins au préalable construire les rapports de force significatifs pour faire bifurquer les institutions existantes. La proposition consistant à virer les actionnaires peut apparaître comme radicale mais elle n’est pas très opératoire. Quelles sont les institutions qui vont définir et redéfinir l’organisation des pouvoirs en supprimant les détenteurs de capitaux ? Dans tous les cas de figure se poseront des problèmes de financement. Si une crise systémique de la finance survient bientôt comme c’est le plus probable, ne conviendrait-t-il pas à ce moment-là de nationaliser les banques puis de les socialiser ainsi que l’avait déjà proposé Frédéric Lordon en 2010 à travers un système socialisé du crédit ? [4]

Les concessionnaires de l’émission monétaire ne pourront plus être dans ce cas des sociétés privées par actions mais des organisations à profitabilité encadrée. Les banques seront soumises à un contrôle public par les parties prenantes que sont les salariés, les représentants des entreprises, les associations, les collectivités locales, les professionnels du risque de crédit et les représentants locaux de l’État. La démocratisation radicale des banques n’est-elle pas un projet plus facilement défendable dans un premier temps que l’éviction pure et simple des actionnaires ?

« La démocratisation radicale des banques est un projet facilement défendable. »

Une contre hégémonie politique, économique et culturelle est susceptible de se mettre en place sur ce thème d’actualité si elle parvient à toucher le plus grand nombre de groupes sociaux et si les affects qu’elle véhicule sont plus puissants et plus crédibles que les discours des projets concurrents. Ce sont les populations mobilisées qui, sur le long terme, sont les plus à même de faire levier pour des transformations radicales. Mais le dépassement de l’entreprise capitaliste est indissociable de la socialisation des banques et des marchés. Il s’agissait dans cet ouvrage de contribuer à transformer les représentations concernant les finalités et les structures d’une entité centrale du capitalisme. Néanmoins, il reste encore une longue marche théorique et politique vers une véritable remise en cause de la monopolisation des pouvoirs pour parvenir à la souveraineté des producteurs sur le travail.

LVSL – Les réflexions autour du concept de « propriété » ne devraient-elles pas suggérer que le dépassement du capitalisme n’est pas l’abolition de la propriété mais sa mutation profonde ?

D. B. – Ce qui pose problème au sein du capitalisme, c’est le droit issu de la propriété, c’est-à-dire le pouvoir de prendre des décisions qui vont avoir des effets directs sur la vie professionnelle des salariés tels que choix d’investissements restructurations d’entreprise, délocalisations, licenciements, etc. Ce n’est pas le droit à la propriété, qui permet, par exemple, de disposer de l’usage permanent de son téléphone portable, de sa voiture ou de son appartement.

Sachant qu’il n’y a pas d’entreprise sans le véhicule juridique qu’est la société, le plus important est de donner à cette dernière une orientation politique. C’est une entité spécifique à dissocier de la propriété et de la rentabilité. Le nouveau statut de l’entreprise que nous proposons ne pourra plus se couler dans la forme actuelle de l’appropriation actionnariale ou patrimoniale. En lui assignant une autre finalité que la rentabilité immédiate, le collectif de travail sera en mesure de jouer son rôle. Ce n’est pas l’acte d’entreprendre qu’il faut combattre mais le principe d’accaparement qui le conditionne aujourd’hui comme hier.

Plus généralement, il s’agit de se déprendre des formes de domination qui n’ont aucune légitimité dans un monde dit démocratique. C’est dire la nécessité de sortir de l’actuelle asymétrie des pouvoirs qui est fondée, à la fois sur le droit issu de la propriété et sur un rapport de subordination dans l’entreprise. Le rapport d’autorité ou de commandement hiérarchique dans les organisations est incompatible avec la démocratisation des rapports de travail qui privilégie en priorité un espace institutionnel auto-organisé et auto-gouverné. C’est par un nouveau cadre juridique et règlementaire que pourra être instituée la gestion démocratique de la production et de la redistribution des ressources. Dans ce nouveau cadre, les notions de pouvoir et de démocratie délibérative seront essentielles et à ce titre elles devront être dissociées de tout régime exclusif de propriété. La propriété ne peut plus conférer à un détenteur de ses droits un pouvoir supérieur à celui des autres agents pour orienter la production et la répartition des revenus et des richesses. Le projet est bien de sortir de la propriété lucrative orientée profit tout en rappelant que la propriété d’usage relève avant tout de la maîtrise du travail par les salariés-producteurs au sein d’unités institutionnelles qui conçoivent, produisent et vendent les biens et/ou les services.

Notes :

[1] Brodier Paul-Louis, « La logique de la valeur ajoutée, une autre façon de compter », L’Expansion Management Review, 2013/1, n° 148, p.20-27.

[2] Jacques Richard, Alexandre Rambaud, Révolution comptable, pour une entreprise écologique et sociale, Ivry-sur-Seine, Les éditions de l’Atelier, 2020.

[3] Le Collège des Bernardins se définit comme un espace de réflexion pluridisciplinaire où, régulièrement, sont organisés débats, séminaires de recherche et autres ateliers de création artistique.

[4] La crise de trop, Reconstruction d’un monde failli, Paris, Fayard, 2009.

Pour en savoir plus :

Dépasser l’entreprise capitaliste. Editions du croquant – Collection Les cahiers du salariat.
Sous la direction de Daniel Bachet et Benoît Borrits, avec les contributions de Thomas Coutrot, Hervé Defalvard, Olivier Favereau, François Morin et Jacques Richard. Introduction générale de Bernard Friot.

« La seule transition énergétique a été le passage du travail aux énergies fossiles » : entretien avec Alessandro Stanziani

Le circuit agricole mondialisé provoque une pollution massive à l’échelle mondiale. Source massive d’émissions de gaz à effet de serre et de déplétion de la biodiversité, il ne fait nul doute que son fonctionnement doive être amendé. Pourtant, ces institutions modernes sont la résultante de processus historiques longs. Nous avons interrogé l’historien Alessandro Stanziani, directeur d’études à l’EHESS et directeur de recherches au CNRS, qui vient de signer Capital Terre aux éditions Payot. Dans cet ouvrage, il nous invite à penser le système globalisé par un prisme historique et économique. Entretien réalisé par Jules Brion et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL : Thomas Piketty, qui a préfacé votre livre, décrit votre approche comme étant éco-historique, en référence à la « socio-histoire » développée par l’historien Gérard Noiriel. Vous tentez ainsi de dresser un tableau complet des institutions d’antan pour mieux appréhender la situation contemporaine et orienter nos choix présents. Pourquoi une telle démarche est-elle pertinente selon vous ?

Alessandro Stanziani : J’ai jusqu’à présent essayé d’adopter des perspectives historiques pour en tirer des réflexions économiques. Il s’agissait de remettre en discussion certains lieux communs de la pensée économique en s’appuyant sur la diversité des expériences historiques, dans le temps comme dans l’espace (étude de mondes non européens en particulier).

En revanche, dans mon nouvel ouvrage, je m’attelle à reconstituer des dynamiques historiques et économiques sans renoncer pour autant à avancer des politiques économiques et des mesures politiques. J’ai beaucoup fréquenté les groupes d’historiens qui essaient de raisonner avec une rationalité non économique tout en critiquant l’orthodoxie économique. Certains essaient de trouver des mentalités économiques différentes que celles que nous connaissons. D’autres auteurs, comme Thomas Piketty, cherchent à montrer qu’indépendamment de la rationalité des acteurs, il peut y avoir des dynamiques économiques qui conduisent à des inégalités structurelles. J’ai essayé de faire un mélange des deux approches ; j’ai notamment insisté sur les différentes formes d’organisation agricole qui s’opposent à l’homo œconomicus. Je pense qu’il est également possible, par la multiplication d’attitudes économiques, d’identifier des politiques macro alternatives à celle de l’économie actuelle.

LVSL : Vous écrivez que, trop souvent, les variables environnementales ne jouent qu’un rôle marginal dans l’analyse et la description des institutions. Dans votre ouvrage, vous défendez plutôt la thèse selon laquelle les deux s’influent mutuellement. Pouvez-vous expliquer cette démarche ?

A.S. : Dans les schémas économiques orthodoxes, l’environnement est considéré comme une variable exogène (qui provient de l’extérieur d’un système, ndlr). J’ai d’abord essayé de rendre l’environnement endogène ; il peut en effet se modifier en fonction des politiques, des comportements économiques. À partir de ce constat, j’essaie de distinguer trois périodes historiques du capitalisme à l’intérieur desquelles il existe une relation particulière entre les institutions et l’environnement. C’est à partir de ces « trois capitalismes » que l’on peut mieux comprendre et appréhender nos relations avec l’environnement. Ma périodisation est un peu particulière, j’en ai bien conscience. Je passe en effet à travers des grandes coupures contemporaines, comme la révolution industrielle ou les révolutions politiques du tournant du XVIIIe et du XIXe siècle. J’amorce l’idée qu’il existe un continuum entre le XIIe et la fin du XIXe siècle. Ensuite, la deuxième période va de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1970 tandis que la troisième période s’étale jusqu’à nos jours.

La première période se caractérise principalement par le rôle crucial du travail comme facteur de production. Contrairement aux idées reçues, le travail, plutôt que le capital, domine les économies européennes jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, surtout dans l’agriculture. Ce constat est a fortiori valable en dehors de l’Europe jusqu’au XXe siècle avancé. Le travail n’est pas seulement un facteur de la production, il est également une source d’énergie. Ce rôle a toujours été minimisé alors que jusqu’au milieu du XIXe siècle – y compris en Europe – le travail humain et animal représentait environ 60% de l’énergie utilisée. Néanmoins, le prix à payer pour ce rôle central du travail était qu’il demeurait contraint, soumis à un contrôle très strict de la part des maîtres, employeurs, chefs de famille et autorités. Les travailleurs n’avaient guère de droits, non seulement les serfs et esclaves partout répandus, mais également les « salariés », en réalité des sortes de domestiques soumis à des contraintes extrêmes.

Les contraintes environnementales différentes donnent vie à des institutions différentes

Ce monde de la contrainte et du travail n’était pourtant pas celui de l’autoconsommation. Ces sociétés agraires étaient certes soumises à des aléas climatiques, cependant les marchés y interviennent très tôt, pas seulement en Europe mais également en Asie, et ont un impact fondamental. Environnement et marché sont deux phénomènes intimement liés dès le XIIe siècle et pas juste de nos jours. Les disettes étaient déjà à cette époque le résultat conjoint de mauvaises récoltes et de spéculations marchandes.

Il existe bien entendu des spécificités environnementales entre l’Europe et d’autres régions mais ces dernières n’expliquent pas le soi-disant retard des autres continents. Ceux-ci ont, au contraire, un taux de croissance qui ne diffère pas fondamentalement du taux européen jusqu’au XIXe siècle. Ainsi, dans l’océan Indien, l’environnement se distingue par le rôle central de la mousson qui rend les activités économiques saisonnière. Des institutions comme la fiscalité, le recrutement, dépendent de la périodicité de la mousson ; ce n’est pas le cas en occident. Ces contraintes environnementales différentes donnent vie à des institutions différentes. On a souvent encensé l’Europe en affirmant que grâce à ses institutions, nous avons bénéficié de progrès techniques et d’innovations considérables. Prenons en particulier le cas des fleuves qui, dans les opinions courantes, auraient pu être aménagés grâce à cette action conjointe des institutions et du génie européen. Pourtant, les morphologies de la Tamise ou de la Seine sont fondamentalement différentes, ce qui rend difficilement navigables les fleuves himalayens, indiens ou chinois. Leurs cours violents, tributaires de la force du déneigement et des inondations changent assez souvent. Pour rendre navigable ces fleuves, il faut attendre la seconde moitié du XXe siècle ; seulement à ce moment les connaissances techniques permettent d’en avoir raison. La relation entre environnement et technique est ainsi radicalement différente entre l’Asie et l’Europe et il est erroné d’expliquer la supériorité européenne dans ce domaine par ses institutions et ses prouesses techniques.

À partir de ce constat, comment se manifeste l’interrelation entre institutions et environnement ? Du XIIe au XIXe siècle, les grands empires sont essentiellement agraires et on peut imaginer qu’ils sont très fragiles face à une mauvaise récolte. Cette affirmation n’est pas erronée mais il faut éviter de tomber dans un déterminisme environnemental ; j’insiste au contraire sur le fait qu’il existe une interrelation forte entre institutions, marchés et environnement. Les marchés sont particulièrement importants pour éviter qu’une mauvaise récolte, même dans un empire agraire, ait un impact majeur. La société doit intervenir, de fait il n’est pas inévitable qu’une mauvaise récolte provoque nécessairement une famine. En Europe comme en Asie, on a mis en place des institutions, notamment des réserves céréalières sur l’année. Les communautés locales organisent ces réserves pour faire face aux mauvaises récoltes dans une logique économique qui n’est pas celle du profit mais de celle du « juste prix ». On récupère alors une partie de la récolte sur la base de principes éthiques, religieux et redistributifs et on la garde pour faire face à l’aléa climatique. Ce n’est pas un hasard si ces réserves commencent à être complètement détruites à partir du XIXe siècle. Ce phénomène montre la place que prend le profit lors de la révolution industrielle.

L’étude des variables environnementales permet également de comprendre et d’analyser des événements climatiques passés

L’étude des variables environnementales permet également de comprendre et d’analyser des événements climatiques passés. On a découvert depuis une dizaine d’années que la combinaison de mauvaises récoltes et de la petite glaciation ont provoqué nombre de révoltes paysannes partout en Europe, en Asie et en Afrique. Ainsi, la crise de l’Empire Ming remplacé par les Mandchous (des Mongols) correspond précisément à la période de la petite glaciation. À cette même époque, au XVIIe siècle, les révoltes qualifiées de révolutions paysannes en Europe sont en réalité liées à ces changements climatiques, auxquels s’ajoutent, comme d’habitude, les spéculations marchandes.

Qu’est-ce qui change après 1870 ? Les géographes ont montré qu’il commence à y avoir des dérèglements climatiques importants à partir de la fin du XIXème, en lien direct avec l’accélération et l’usage des énergies fossiles. Les lignes commencent à se modifier, avec un impact général fort en Europe, comme aux Amériques, en Afrique et en Asie. Le problème est que ces dérèglements climatiques s’ajoutent au colonialisme qui a provoqué une destruction des réserves de céréales sur lesquelles s’appuyaient ces sociétés. Une spéculation mondiale commence à se mettre en place à ce moment sur les céréales, notamment lors de mauvaises récoltes.

Les colonisateurs commencent à détruire tout ce qui s’apparente à des mouvances locales, prétextant qu’elles n’étaient pas assez efficaces. Les famines empirent nettement, notamment dans le Sud. Elles ne sont pas juste le résultat d’une mauvaise météo, mais de l’action conjointe d’un premier réchauffement climatique et des pratiques prédatrices des colonisateurs européens. Certains parlent pour cette époque de génocides coloniaux. Encore moins connu, la crise de 1929 ne se résume pas à des krachs boursiers, mais elle s’accompagne de sécheresses, d’inondations sur fond de spéculations globales qui frappent certaines régions d’Afrique et d’Asie au début des années 1930.

Après les années 1970, le néolibéralisme s’installe dans le Nord et on assiste à une destruction des institutions locales dans le Sud, lors de la décolonisation. Les impacts économiques sont accentués par cette interrelation entre institutions entre environnement. Ainsi, les institutions locales et villageoises sont détruites, alors même que les écosystèmes locaux sont bouleversés et que, du fait de la globalisation, les spéculations mondiales portent non seulement sur les céréales, mais aussi sur les terres. Le pire est que des spéculations mondiales portent sur des denrées virtuelles, des céréales qui ne voient jamais le jour, mais qui s’échangent et font flamber les prix au profit de quelques spéculateurs et multinationales, et aux frais de millions de petits consommateurs. L’environnement joue donc un rôle, cependant ce rôle constitue le résultat de siècles de capitalisme inégalitaire, s’appuyant sur des institutions censées justement favoriser les plus forts.

LVSL : Vous consacrez justement une large part de votre ouvrage à évoquer le système de colonisation qui se met en place par les Européens dès le XVIe siècle. Quelles ont été selon vous les conséquences de ce système sur le fonctionnement et l’organisation de l’agriculture moderne ?

A.S. : Le système colonial se met vraiment en place à partir du XIXe siècle et se prolonge sous différentes formes jusqu’à nos jours. Les colonisateurs ont essayé d’imposer certaines cultures là où elles étaient inutiles, comme en Inde où est produit l’indigo. De même, les Anglais ont essayé de faire pousser et de développer du blé plutôt que du riz en Inde pour pouvoir mieux contrôler le pays. Ces transformations ont provoqué de graves destructions des écosystèmes. Dès le début du XXe siècle, les Américains ont tenté d’implanter en Afrique leur propre variété de maïs en détruisant les cultures locales. Ensuite, au XXe siècle, c’est l’essor en laboratoire de ce qu’on appelle les semences hybrides. Ces espèces hybrides, protégées par des brevets, permettent aux pays du Nord d’avoir un contrôle total sur l’agriculture. Même la France a dû accepter l’importation d’essences hybrides aux Américains lors de la ratification du plan Marshall.

Le problème majeur avec les semences hybrides – outre le fait qu’elles doivent être renouvelées au bout de deux ans – est qu’elles nécessitent une quantité énorme de fertilisants chimiques. Ce même procédé a été exporté d’abord des États-Unis vers l’Europe et ensuite de tous les pays du Nord vers les pays du Sud à partir de la fin des années 1970.

LVSL : D’aucuns plaident pour la mise en place d’une transition énergétique, notamment au sein du système agricole, afin de se détacher de notre dépendance aux énergies fossiles. Qu’est-ce qu’une approche historique peut apporter à ce propos ?

A.S. : Avant de commencer l’ouvrage, je lisais avec attention les travaux de Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil. Ces derniers soulignent qu’il n’y a jamais eu de véritable transition énergétique. En effet, il y a eu au fil des siècles des superpositions : le charbon s’ajoute à l’utilisation de bois, puis le nucléaire ou le pétrole s’y superposent. Selon leur point de vue, la transition énergétique n’a jamais existé.

J’adhère à leur propos mais il me semble que nous pouvons pousser l’analyse plus loin. Selon moi, la seule véritable transition énergétique à laquelle nous avons assisté sur mille ans est le passage du travail aux énergies fossiles. Nombre de travaux historiques mettent en évidence qu’en Europe, jusqu’au milieu du XIXe siècle, le travail animal et humain représente 60% de l’énergie utilisée. Dans le Nord, le travail commence à péricliter comme source d’énergie lors de la deuxième révolution industrielle, à la fin du XIXe siècle, et baisse ensuite drastiquement tout au long du XXe siècle. Les pays du Sud ont continué à utiliser le travail comme source d’énergie jusqu’aux années 1970. Des machines et des fertilisants chimiques sont ensuite introduits et on assiste à des exodes massifs des campagnes vers les villes et les bidonvilles.

Cette approche permet de remettre en perspective notre utilisation de l’énergie. On n’a jamais remplacé une énergie par une autre, il n’y a eu que des superpositions. Seulement, tant que le travail était central, il s’agissait d’un travail contraint, où le salarié avait très peu de droits. Ensuite, avec la libération du travail, l’énergie fossile s’est imposée. Que nous reste-t-il à faire aujourd’hui ? Sans aucun doute, je ne souhaite pas un retour à l’esclavage ; nous n’avons pas besoin non plus de toute l’énergie que nous utilisons. Je ne souhaite pas revenir à un état franciscain mais il est important d’interroger les surconsommations dans notre société. De ce point de vue-là, je considère qu’une taxation sur la consommation de luxe pourrait constituer une des mesures pour l’environnement et contre les inégalités. Je pense que nous avons beaucoup de mal à réguler et à réduire l’énergie que nous consommons. Il nous incombe de refiscaliser, à savoir taxer les entreprises, les riches, les produits de luxe mais pas l’essence, ça je n’y crois pas un instant… Les gilets jaunes avaient totalement raison, nous n’avons pas besoin d’impôts régressifs mais bien d’impôts progressifs.

Des débats subsistent quant à la mise en place de cette réduction de nos consommations. Certains s’interrogent sur la pertinence de garder un parc nucléaire tandis que d’autres restent critiquent des stratégies énergétiques renouvelables. Selon moi, il est important de renverser cette démarche. Tant que l’on se pose la question de savoir si le nucléaire est une solution aux problèmes environnementaux, on ne remet pas en question notre système de production/consommation. J’ajoute que la question de l’usage de l’énergie et de l’hyperconsommation est indissociable de celle des inégalités. Les inégalités expliquent et alimentent ultérieurement l’hyperconsommation, la production en excès et la destruction de notre planète.

LVSL : Vous montrez avec brio qu’un nombre restreint de multinationales contrôle une large part du système agricole mondial. De même, vous analysez que, depuis les années 2000, des banques d’investissements comme la Deutsch Bank ou Morgan Stanley spéculent sur le prix des denrées alimentaires. Quelles sont les conséquences d’une telle hégémonie du privé sur le secteur agricole mondial ? 

A.S. : Comme nous l’avons vu, les spéculations et les marchés spéculatifs existent depuis le XIIe siècle au moins. Pourtant, les spéculations massives et sans frein n’ont été légitimées que tardivement, à la fin du XIXe siècle. Les spéculations sur les denrées, sur les terres, ont été autorisées dès les années 1980, comme je l’ai montré dans mon ouvrage Rules of exchange (Cambridge, 2012). En France, le décret Chirac de 1986 a ouvert les vannes de la spéculation. On a des spéculations sur des denrées qui n’existent même pas, on achète et on vend des denrées virtuelles, et cela cause une flambée extraordinaire des prix. Cette inflation n’est liée a priori à aucune pénurie mais bien à des spéculations.

Je trouve qu’on focalise excessivement notre attention sur les bourses des valeurs et que l’on oublie le fait que la plupart des conflits internationaux spéculatifs se font pour ces marchandises, les matières premières et les denrées alimentaires. Ces spéculations provoquent des inégalités non seulement à l’échelle mondiale Nord/Sud mais également à l’intérieur des pays.

Je préconise l’interdiction totale de la bourse de ces marchandises, mais aussi les spéculations sur les terres. Je ne veux plus voir des multinationales qui achètent la moitié d’un pays africain. C’est encore une question d’institutions…

LVSL : Pouvez-vous nous parler des conséquences d’une telle hégémonie du privé sur la standardisation du vivant ? 

A.S. : Vers la fin du XIXe siècle, les travaux de Mendel permettent de faire des études pour sélectionner les semences. On se rend compte à ce moment qu’il est possible de créer des brevets sur ces semences et donc de privatiser le vivant et d’en contrôler les marchés. Il est urgent de relocaliser l’agriculture et, comme l’on peut avoir des médicaments et des logiciels « libres », donc sans brevets, avoir des semences « libres » dont l’accès est garanti à tous. Les semences doivent devenir un patrimoine de l’humanité, libres de droits.

Cela implique de modifier aussi les règles de la recherche : je connais parfaitement les pressions qu’exercent nos ministres sur la recherche publique pour nous inciter à mettre en place une coopération avec le privé. Cependant, contrairement à ce qu’on raconte, ce n’est pas le privé qui aide le public, mais, au contraire, le privé qui a recours aux infrastructures du public pour déposer des brevets. Il faut que la recherche redevienne publique, surtout dans le domaine agronomique.

NDLR : Pour en savoir plus sur la privatisation du vivant, lire sur LVSL l’article de Baptiste Detombe : « Standardisation du vivant : une menace pour l’Humanité ».

LVSL : De même, vous demeurez critique vis-à-vis des plans de développement mis en place par des entreprises comme Rockfeller ou par de riches philanthropes comme Bill Gates. Pourquoi adopter une telle posture ?                                                                                                                                                          

A.S. : Ce qui a été proposé aux pays du Sud jusqu’à maintenant a provoqué des faillites considérables. Tous les plans de développement après la Seconde Guerre mondiale ont consisté à exporter vers les pays du Sud des méthodes, des semences, des machines, des fertilisants qui ont fait avant tout le bonheur des multinationales du Nord. À court terme, ces solutions semblaient résoudre les problèmes de famine et de faim. À moyen et à long termes, elles ont juste détruit les écosystèmes sans résoudre pour autant les questions d’inégalité et de faim dans le monde.

La philanthropie et l’État social sont vraiment incompatibles, c’est l’un ou l’autre

Il en va de même pour la philanthropie : cette dernière et l’État social sont vraiment incompatibles, c’est l’un ou l’autre. En effet, il existe de nouvelles politiques de développement qui, comme sait très bien le faire Bill Gates, s’appuient sur la philanthropie. De mon point de vue c’est vraiment une fausse piste parce que la philanthropie émerge au moment où l’État social et économique s’effondre. Les mêmes acteurs qui critiquent l’intervention de l’État, parce qu’ils ont besoin de développer leurs multinationales, relégitiment la philanthropie qui était auparavant centrale dans plusieurs sociétés européennes avant la création de l’État providence. Ces mêmes philanthropes utilisent ces plans de développement pour défiscaliser leurs profits. Ils proposent également des « politiques vertes » particulières qui permettent aux entreprises multinationales du Nord de payer leur pollution en plantant des forêts dans les pays du Sud. Ces politiques sont d’une extrême violence : dans les pays du Sud, on commence désormais à expulser des producteurs locaux de leurs terres avec l’idée que même la cueillette ou les chasseurs traditionnels ne respectent pas l’environnement.

NDLR : Pour en savoir plus sur les politiques vertes menées par différentes organisations non gouvernementales, lire sur LVSL l’entretien réalisé avec Guillaume Blanc par Tangi Bihan : « Aux origines du colonialisme vert ».

Entre revenu universel et emploi garanti, une troisième voie ?

© Aitana Perez

Du revenu d’existence à la proposition d’État employeur en dernier ressort, de multiples propositions portant sur la distribution des revenus existent à gauche. Mais aucune de ces deux perspectives ne fait consensus, et toutes les deux présentent des faiblesses potentielles. Pour l’économiste Benoît Borrits, la mise hors marché d’une partie de la production privée, redistribuée pour garantir des revenus à toutes celles et ceux qui ont participé à cette production pourrait être un axe fédérateur.

Les prochaines élections présidentielles seront marquées par une forte division de la gauche et des écologistes. S’il est convenu d’étriller cette division sur la base de conflits de personnes, cet émiettement est surtout le reflet de profondes divergences. La distribution des revenus en est un exemple frappant. Tandis que les écologistes et certains socialistes promeuvent le revenu d’existence, la gauche radicale insoumise lui préfère l’emploi garanti.

Du revenu d’existence…

Le serpent du revenu d’existence hante la gauche depuis maintenant plus de vingt ans. Benoît Hamon s’en était fait le chantre à la dernière élection présidentielle. Mal lui en a pris. Si les écologistes l’ont intégré dans leur programme depuis longtemps – sans que cela soit leur mesure phare – une autre partie de la gauche y est clairement opposée pour diverses raisons. Certains ont peur que ce revenu d’existence représente un solde de tout compte d’un chômage de longue durée que l’on renoncerait à combattre. D’autres considèrent que si l’emploi est souvent synonyme d’exploitation, il est aussi un vecteur d’intégration sociale que le revenu d’existence ne représente pas ou peu.

Le principe du revenu d’existence consiste à prélever une fraction de la richesse monétaire produite pour la distribuer de façon égalitaire à toute personne quelle que soit sa position à l’égard de l’emploi, donc de sa participation à la production de cette richesse monétaire. Les partisans du revenu d’existence défendent l’idée que toute personne apporte quelque chose à la société, qu’une personne qui n’est pas en emploi dispose de temps libre pour réaliser du bénévolat, s’occuper de ses proches – ce qui n’est pas sans poser de problèmes dans une perspective féministe si cela favorise un retour des femmes à la maison – ou de ses voisins. La richesse de notre vie en commun ne peut en effet s’arrêter à la seule production monétaire.

Pour en savoir plus sur le revenu universel et ses limites, lire sur LVSL l’interview de l’économiste décroissant Denis Bayon par William Bouchardon : « Seuls les partisans libéraux du revenu universel sont cohérents »

Tout ceci comporte une part de vérité mais ne peut guère être systématisée. Pour le dire autrement, instaurer le revenu d’existence ne pourra se faire que si une majorité de citoyennes et citoyens est prête à l’expérimenter car il porte sur la confiance que nous portons en nos semblables. Il est donc, pour le moins incongru, de vouloir l’imposer dans un programme politique sans passer par une consultation populaire comme cela a pu être le cas en Suisse en 2016.

… aux minimas sociaux

Dans le cadre d’une consultation populaire comme dans celui d’un programme politique, la question de l’acceptabilité du revenu d’existence est fortement dépendante de son montant car celui-ci mesure de facto le niveau de confiance de la société en elle-même. Plus son montant sera faible, plus grande est la possibilité d’une acceptation majoritaire.

C’est pourquoi les montants proposés pour ce revenu d’existence tendent à se rapprocher des minima sociaux et, dans le cas de la France, du Revenu de solidarité active (RSA). Une critique récurrente faite au RSA est d’être soumis à une démarche d’insertion, l’appréciation de cette démarche étant réalisée par des administrations départementales plus ou moins tatillonnes, ce qui entraîne souvent des radiations abusives privant les bénéficiaires de tout moyen de vivre. Une revendication récurrente de nombreuses organisations caritatives est que ce RSA ne soit soumis qu’à des conditions de ressources. Et comme le revenu universel est complexe à mettre en œuvre puisque tout le monde doit en bénéficier et que cela demande un financement énorme, on glisse alors souvent d’un petit revenu universel qui n’a guère de portée émancipatrice à un revenu minimal garanti, comme cela a été le cas avec la proposition italienne du Mouvement cinq étoiles, une fois ce mouvement au pouvoir.

Le revenu d’existence est une aspiration noble – la possibilité d’un revenu accordé sur la base de la reconnaissance de l’apport de l’individu à la société du seul fait de son existence – qui nécessite une société de la confiance en ses semblables qui n’existe pas à ce jour. Parce que cette confiance devra se construire sur le temps long, il est dès lors difficile de considérer le revenu d’existence comme une solution.

L’État employeur en dernier ressort

Une autre proposition a récemment fait surface : la garantie d’emploi. Cette proposition a été théorisée par Hyman Minsky, économiste post-keynésien, sous le nom d’État employeur en dernier ressort (1). Dans son principe, l’État s’engage à embaucher toute personne qui le souhaite, au salaire minimum, pour réaliser des tâches que les collectivités locales vont déterminer en fonction des besoins. L’économiste Pavlina Tcherneva, conseillère de Bernie Sanders et de la gauche du parti démocrate est aujourd’hui l’égérie de cette proposition qu’elle rebaptise garantie d’emploi et qu’elle inscrit dans le programme du Green New Deal (2). En France, cette proposition a été intégrée dans le programme de la France insoumise.

A lire également sur LVSL, l’interview de Pavlina Tcherneva par Politicoboy, « Soit on garantit l’emploi, soit le chômage »

Sur le fond, cette proposition conteste que la montée en puissance de la robotisation rendrait impossible le plein emploi. Elle met en évidence le fait qu’il existe de nombreux besoins des collectivités locales auxquels le marché ne peut répondre. La garantie d’emploi propose donc un partage des rôles entre l’État qui embauche au Smic toute personne qui le souhaite et les collectivités locales qui vont déterminer ce que les personnes payées par l’État réaliseront. À l’appui de ce partage des rôles, Pavlina Tcherneva cite l’expérience française des Territoires zéro chômeur de longue durée, ce qui est pour le moins discutable car celle-ci fonctionne sur un principe assez différent.

La proposition de l’État employeur en dernier ressort part d’un postulat : « seul le secteur public peut offrir une garantie d’emploi. Il n’est ni possible ni souhaitable d’obliger les entreprises à le faire ». À aucun moment, Pavlina Tcherneva ne démontre en quoi il n’est ni possible, ni souhaitable d’obliger les entreprises à embaucher. Ce faisant, l’État est positionné en éternel pompier du marché et ce, dans une optique très keynésienne : « l’embauche des entreprises est procyclique, la garantie d’emploi est contracyclique ». Lorsque le marché ne produit pas assez d’emplois, le rôle de l’État serait alors d’embaucher les personnes qui le souhaitent de façon à les maintenir employables par le secteur privé lorsque la conjoncture se retournera favorablement. Dès lors, deux critiques peuvent être adressées à cette proposition : le risque d’un salariat à deux vitesses et la possibilité d’une étatisation mal cadrée de l’économie.

Pour une présentation du concept d’Etat employeur en dernier ressort, lire sur LVSL l’article de William Bouchardon : « L’emploi garanti, solution au chômage de masse ? »

Comme le rôle de l’État est d’être employeur en dernier ressort, à savoir d’embaucher celles et ceux que les entreprises rejettent, le salaire qui leur est proposé pour réaliser des tâches d’intérêt général est alors forcément le Smic. Pourquoi donc les tâches d’intérêt général seraient-elles moins payées que celles proposées par des entreprises dont la production n’est pas forcément pertinente d’un point de vue écologique et/ou social ? Est-ce que nous n’allons pas créer un salariat à deux vitesses entre celui que les entreprises choisiront et qui auront des salaires supérieurs au Smic et celui qui est rejeté et condamné à travailler à ce montant ? Dualité difficilement tenable pour une gauche transformatrice.

La seconde critique porte sur une étatisation mal contrôlée de l’économie. L’État peut se décharger de cette tâche sur les collectivités locales, mais à l’inverse de l’expérience des Territoires zéro chômeurs de longue durée qui partent de l’initiative des collectivités locales, celles-ci n’ont rien demandé et il est tout à fait possible qu’elles rechignent ou ne trouvent pas d’activités réelles. Ajoutons à cela le fait que de nombreux indépendants, notamment dans le domaine de l’agriculture, peinent à obtenir l’équivalent d’un Smic, on a alors un risque réel d’éviction des emplois et de gonflement artificiel d’une sphère publique dont l’efficacité sociale et écologique serait douteuse. C’est la raison pour laquelle la proposition d’État employeur en dernier ressort peut difficilement être intégrée en l’état par ce qu’il est convenu d’appeler la « deuxième » gauche, plus souvent attirée par le revenu d’existence du fait du caractère universel de celui-ci.

Les Territoires zéro chômeur de longue durée

Ces expériences diffèrent fondamentalement de l’État employeur en dernier ressort au sens où l’employeur n’est pas l’État mais une structure ad hoc.

Cette initiative part du constat que le chômage de longue durée coûte cher à la société : 18 000 euros par an par personne qui se répartissent entre les minima sociaux versés, les cotisations sociales manquantes, les frais induits de santé et les politiques de l’emploi. Plutôt que d’imposer à ces personnes de survivre avec des minima sociaux insuffisants, ne vaudrait-il pas mieux les employer pour réaliser des tâches qui répondent à des besoins écologiques et sociaux non satisfaits ? Une loi « d’expérimentation territoriale visant à résorber le chômage de longue durée » a été adoptée en mars 2016 pour 10 premiers territoires qui seront progressivement étendus à 50 à partir de 2021.

Les collectivités territoriales candidatent auprès des pouvoirs publics pour participer à l’expérimentation. Si elles sont retenues, elles pourront alors créer une entreprise à but d’emploi (EBE) qui bénéficiera d’une subvention annuelle de 18 000 euros par chômeur de longue durée embauché au Smic. Comme l’équilibre économique de la structure est estimée à 23 000 euros par personne, l’EBE doit donc générer 5 000 euros de chiffre d’affaires par personne employée. Un comité local de l’emploi, réunissant les collectivités locales, des entreprises du territoire et des bénévoles, a pour tâche de recenser les travaux dont le besoin se fait sentir sur le territoire. Comme l’EBE est subventionnée par l’État, une règle extrêmement stricte veut que les activités de cette structure ne rentrent jamais en concurrence avec des entreprises et des emplois existants. Le comité local pour l’emploi doit vérifier le respect de ce principe. Dans les faits, l’EBE propose essentiellement des services à des structures ou personnes qui sont dans l’incapacité de payer un Smic pour ces services. Le film Nouvelle cordée de Marie-Monique Robin (3) portant sur l’expérience de Mauléon dans les Deux-Sèvres nous donne un bon aperçu de la diversité de ces activités qui, toutes, ne peuvent se réaliser que parce que l’emploi est subventionné pour assurer à chacun un Smic.

Si ces expériences sont des succès (4), notamment parce qu’elles ont sorti de la misère des personnes longtemps exclues de l’emploi et leur ont redonné confiance en elles-mêmes, il apparaît que ces EBE peinent à résorber totalement le chômage sur un territoire du fait de cette règle de non concurrence. On peut aussi apporter la même critique que celle que nous avancions pour l’État employeur en dernier ressort : pourquoi les personnes qui seraient rejetées par les entreprises devraient-elles se contenter du Smic ?

Le point fort de ces expériences par rapport à l’État employeur en dernier ressort est le fait que les créations d’emplois se font sur la base de besoins socialement exprimés qui ont été satisfaits du fait de la subvention. C’est donc la subvention de l’emploi qui est la source de la création d’emploi : sans subvention, les emplois n’auraient pas été créés. Mais le caractère discrétionnaire de cette subvention – réservée à la seule EBE – est aussi sa faiblesse puisqu’elle la restreint dans ses activités. Ne devrions-nous pas, dès lors, généraliser le principe de la subvention de l’emploi à toutes les entreprises, travailleurs indépendants compris ? Le montant de cette subvention est un objet de débat politique dont le maximum est le coût total du Smic. Comme pour les EBE des Territoires zéro chômeurs, la subvention permet aux entreprises de répondre à des besoins qui ne seraient pas solvables sans celle-ci.

La mutualisation partielle des revenus d’activité, une troisième voie

Si nous généralisons le principe de la subvention à l’ensemble des entreprises, il est probable que le budget de l’État soit alors insuffisant. L’alternative consiste à faire financer ces subventions par les entreprises elles-mêmes : il s’agit de construire un régime obligatoire à laquelle toutes les entreprises participeront comme l’est actuellement la Sécurité sociale. Le principe de base consiste à ce qu’une partie des flux de trésorerie d’activité (schématiquement, les encaissements de factures et de subventions moins les paiements de factures et d’impôts) soit affectée à payer ces subventions. C’est la proposition de Mutualisation partielle des revenus d’activité (MPRA) dans laquelle toutes les entreprises font leur déclaration en fin de mois et pratiquent l’autoliquidation : si une entreprise doit plus (la partie mutualisée des revenus d’activité) que ce à quoi elle a droit (une allocation par personne en équivalent temps plein), elle paye alors cette différence au régime ; dans le cas contraire, elle recevra la différence grâce au paiement des entreprises contributrices.

Dès lors, si le niveau de mutualisation est suffisamment élevé, le plein emploi est à portée de main. Supposons qu’il se fasse de façon à garantir un Smic pour chaque emploi. Ceci signifie que toute personne qui se déclare en indépendant se verra garantir un revenu au moins égal au Smic. Une entreprise qui embauche sait que la partie du salaire inférieure au Smic n’est plus payée par elle mais par l’ensemble des entreprises. Si elle embauche au Smic, il n’y a alors plus aucun coût salarial et la partie non mutualisée de ce que le salarié réalisera formera le profit de l’entreprise. Si, dans ces conditions, on peut penser que les entreprises proposeront de nombreux emplois au Smic, les individus auront en contrepartie un grand choix d’emplois et exigeront alors plus que le Smic, ce qui diminuera les profits. Le plus petit salaire deviendra alors supérieur au Smic, alors qu’il est le lot de 13 % des salariés aujourd’hui, pourrait concerner une plus grande part des salariés dans l’hypothèse de la mise en œuvre de l’État employeur en dernier ressort.

Répartition schématique des revenus de 10 entreprises employant chacune une personne avant et après la MPRA. La partie en orange est mutualisée. On constate une nette diminution des écarts de rémunérations après cette redistribution. © Benoît Borrits via Pleinemploi.org

Le niveau de mutualisation est un débat politique. On pourrait considérer qu’une mutualisation au niveau du Smic est excessive : ne va-t-elle pas conduire à faire subventionner par des entreprises prospères des emplois qui ne devraient pas exister ? Il est, bien sûr, possible de moins mutualiser … à la condition que ce soit suffisant pour apporter le plein emploi. Pour le dire autrement et pour faire l’analogie avec les Territoires zéro chômeurs, il faut que le niveau de contribution par subvention soit tel qu’un maximum de besoins écologiques et sociaux soient couverts en ayant permis l’embauche de toutes les personnes qui le souhaitent.

Stopper le dumping sur les cotisations sociales

Une grande partie des politiques de l’emploi de ces dernières années se sont concentrées sur les baisses de cotisations sociales sur les bas salaires. La gauche non gouvernementale a, en son temps, vilipendé le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) mis en place par Hollande et transformé en baisse de cotisations par Macron, comme un cadeau fait aux entreprises.

Pourtant, aucun des candidats de gauche à l’élection de 2022 n’a placé dans son programme la restauration des cotisations sociales sur les bas salaires. Ceci se comprend aisément : en rajoutant en gros 50 % de cotisations sociales patronales sur un Smic brut aujourd’hui à 1589 euros, ceci fera un coût salarial minimum de 2383 euros impossible à tenir pour de nombreuses activités économiques. Ceci induira des faillites dans de nombreuses PME avec une brusque remontée du chômage.

Et pourtant, le bilan des exonérations sociales sur les bas salaires est catastrophique autant sur le plan économique que social. Outre le fait qu’elles ont coûté en 2019, 66 milliards d’euros au budget (soit plus que le produit de l’impôt sur les sociétés et légèrement moins que celui de l’impôt sur le revenu), elles sont à la fois une aubaine pour des sociétés qui pourraient payer ces cotisations et une trappe à bas salaires qui dissuadent les entreprises d’augmenter les salaires.

La mise en place de la MPRA permettra de revenir sur ces exonérations en exigeant que ces cotisations sociales soient payées par l’ensemble des entreprises, en opérant des transferts des entreprises riches vers les entreprises qui ont du mal à payer le Smic et légèrement au-delà.

Un combat historique pour la gauche

La proposition de Mutualisation partielle des revenus d’activité adaptent les diverses propositions qui existent à gauche de façon à les rendre acceptables dans l’opinion. On peut ardemment souhaiter un revenu d’existence mais l’inconditionnalité de ce revenu est loin de faire majorité. La MPRA s’appuie sur le même principe qu’une partie de la rémunération soit garantie hors-marché mais la soumet au fait d’être en emploi dans un contexte dans lequel le plein emploi sera possible. Cette MPRA ne serait-elle pas alors pas un pas en direction du revenu d’existence ? Si demain, une majorité de la population souhaite expérimenter le revenu d’existence, alors tout ou partie de l’allocation de la MPRA pourra être versée directement aux individus, ce qui fera de celle-ci un outil de financement adéquat.

Il en est de même de l’État employeur en dernier ressort. Il faut convenir que l’extension de la shère économique de l’État ne fait plus l’unanimité et que l’initiative économique doit être individuelle ou collective et en tout état de cause, au plus près des citoyennes et citoyens. Pour le dire autrement, l’heure est à la démocratisation de l’économie dans la perspective du commun. En tout état de cause, si le champ d’intervention économique de l’État doit s’étendre, c’est pour répondre à des besoins précis plébiscités par la population, pas pour palier les défaillances du secteur privé. De même, un salariat à deux vitesses n’est pas acceptable surtout lorsqu’il existe d’autres solutions plus universelles pour résoudre le chômage tout en rétablissant les cotisations sociales sur les bas salaires.

La démarchandisation de l’économie est un combat historique de la gauche. La mise hors-marché de certains secteurs de l’économie en a été un axe. La Mutualisation partielle des revenus d’activité met hors-marché une partie de la production privée pour la répartir de façon égalitaire entre toutes celles et ceux qui l’ont réalisé. Ne serait-ce pas un nouveau combat historique pour la gauche ?

Notes :

(1) Quirin Dammerer, Antoine Godin et Dany Lang, « L’employeur en dernier ressort : une idée post-keynésienne pour assurer le plein emploi permanent » dans L’économie post-keynésienne, Histoires, théories et politiques, Seuil,
2018, p. 335.

(2) Pavlina R. Tcherneva, La garantie d’emploi, L’arme sociale du Green New Deal, La Découverte, 2021. Les citations suivantes sur l’emploi garanti sont également tirées de son ouvrage.

(3) Marie-Monique Robin, Nouvelle cordée, M2R Films, 2019

(4) Dares, Expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée, Rapport final du comité scientifique, Avril 2021

Dans le quotidien des auxiliaires de vie sociale – Avec Gilles Perret

Gilles Perret

Après de nombreuses avant-premières dans les lieux de culture occupés ce printemps, le réalisateur Gilles Perret sort ce mercredi un nouveau documentaire, Debout les femmes, consacré à la situation sociale des femmes exerçant ce qu’on appelle les « métiers du lien ». Tourné entre décembre 2019 et l’été 2020, ce film se fonde sur une mission parlementaire de François Ruffin (LFI) – par ailleurs co-réalisateur – et Bruno Bonnell (LREM). De ses rencontres avec les auxiliaires de vie scolaire ou les femmes de ménage, Gilles Perret a tiré des portraits poignants, celui de femmes dévouées dans leur métier malgré la dureté des conditions de travail. Dans cette interview, il revient sur sa dernière production, sa façon de travailler, sa passion pour les films de Ken Loach, la longue fermeture des cinémas ou encore la participation surprenante de Bruno Bonnell. 

Entretien réalisé par William Bouchardon, mixage par Guillaume Chaudron – Rousseau, avec la musique de Tristan Marchetti.