Italie : La stratégie du chaos pour dissimuler l’incompétence

©Alberto Pizzoli/AFP/Getty Images

Le gouvernement italien a finalement fait adopter son plan économique. L’alliance formée par l’extrême droite de Matteo Salvini et le Mouvement cinq étoiles a vu la première version de son budget rejetée par la Commission européenne. En fonction depuis six mois, les nouveaux élus n’ont pas encore trouvé les fonds pour réaliser leurs promesses de campagne, comme le revenu de citoyenneté. En revanche, s’il y a un domaine dans lequel le gouvernement s’est manifesté dès son arrivée, c’est au niveau du démantèlement du système d’accueil des migrants et de la diabolisation des étrangers. Par Florian Pietron.

La promesse de campagne du Mouvement cinq étoiles : un revenu de citoyenneté basé sur des erreurs mathématiques.

Le Mouvement cinq étoiles prétendait lutter contre les inégalités sociales en se revendiquant apolitique et proche des citoyens. Sa communication est basée sur la désillusion des italiens concernant les gouvernements précédents : la droite conservatrice de Silvio Berlusconi ou la social-démocratie de Matteo Renzi. Ainsi, en adoptant une posture « qualunquiste », le parti de Luigi Di Maio est parvenu à convaincre la majeure partie des citoyens qui considèrent que les hommes politiques, indépendamment de leur parti, sont des élites qui n’ont pas la préoccupation d’améliorer la vie des italiens. Malheureusement, en terme factuel, le Mouvement cinq étoiles perpétue la politique libérale du gouvernement précédent.

Durant la campagne électorale de 2018, Luigi Di Maio, dirigeant du Mouvement cinq étoiles, avait promis d’abolir la pauvreté une fois les élections remportées. Pour ce faire, ce parti fondé par l’humoriste Beppe Grillo, affirmait être en mesure de débloquer 17 milliards d’euros afin de financer un revenu de citoyenneté. Le but était de permettre aux italiens percevant moins de 780 euros par mois, d’atteindre cette somme considérée en Italie comme le seuil de pauvreté. Cela concerne les chômeurs, les travailleurs précaires ou encore les retraités. Cependant, beaucoup d’incohérences ont émergé concernant le budget de cette mesure.

Tout d’abord, les ressources promises afin de financer le revenu de citoyenneté ont été revues à la baisse après l’élection du nouveau gouvernement. Les Ministres évoquent un budget annuel de 8 milliards d’euros, un montant bien inférieur aux 17 milliards initialement promis. D’autre part, Luigi Di Maio prétend pouvoir fournir une aide de 780 euros par mois à 6,5 millions de personnes. Or, un budget de 8 milliards d’euros annuels divisés par 6,5 millions de personnes équivaut à 1230 euros par an soit 102 euros par mois. Le compte n’y est pas. Ce nouveau revenu de citoyenneté serait même inférieur à l’aide sociale fondée par le gouvernement précédent, nommé revenu d’insertion, qui peut atteindre entre 190 et 485 euros par mois. Le projet du gouvernement pourrait donc avoir pour conséquence la diminution des aides sociales existantes, contrairement à une prétendue lutte contre la pauvreté.

L’autre grande erreur de calcul du gouvernement italien concerne le nombre de citoyens percevant moins de 780 euros par mois. Luigi Di Maio affirme qu’il s’agit de 6,5 millions de personnes. Ce chiffre est bien inférieur à la réalité. Il y a en Italie 14 millions de citoyens sous le seuil de pauvreté. En effet, les données des instituts de statistiques italiens (Istat et Inps) font état de 6 millions de sans-emploi, 4,5 millions de retraités sous le seuil des 780 euros par mois et 3 millions de travailleurs précaires. Ce revenu de citoyenneté devait être progressif, c’est-à-dire proportionnel aux revenus. Les chômeurs auraient perçu le montant maximal mais un travailleur précaire par exemple, s’il percevait un salaire de 500 euros par mois, aurait eu droit à une aide de 280 euros. Par conséquent, si le gouvernement souhaite effectivement que le revenu de citoyenneté concerne tous les citoyens sous le seuil de pauvreté, il doit prendre en compte 14 millions de personnes, dont 6 millions percevraient le montant maximum. C’est pourquoi, au regard des objectifs fixés, le budget du revenu de citoyenneté est insignifiant. Ces erreurs de calculs sont préoccupantes et dévoilent l’incompétence, si ce n’est la malhonnêteté des dirigeants du Mouvement cinq étoiles.

Manifestation des travailleurs « fantômes » contre le travail au noir à Naples.
PHOTO : ©DIEGO DENTALE

Enfin, le système prévu permettrait également de surveiller les achats contractés grâce au revenu de citoyenneté à l’aide d’une carte de paiement prévu à cet effet. Les « achats immoraux » seront sanctionnés via des peines allant jusqu’à six ans de prison, accentuant davantage la suspicion envers les plus démunis, qui seraient si on ne les surveille pas, tentés d’abuser de leurs privilèges. Aucune définition claire de ce que le gouvernement considère comme un « achat immoral » n’a été formulée. Un paquet de cigarette, une pilule abortive, un ordinateur, seront-t-ils considérés comme des achats immoraux ? Au regard des membres qui forment ce nouveau gouvernement très conservateur, on est en droit de se poser des questions.

Le paradoxe du Mouvement cinq étoile est donc de prétendre abolir la pauvreté alors qu’il maintien le système qui engendre les inégalités sociales. S’il voulait lutter de façon efficace contre la pauvreté, il serait pertinent d’instituer un salaire minimum. En effet, la péninsule n’a toujours pas légiféré dans ce domaine. À l’inverse, sous l’impulsion de Matteo Salvini, le gouvernement veut instaurer un impôt sur le revenu à taux unique, ou flat tax, ce qui favoriserait les revenus plus élevés. Il supprimerait donc le barème progressif qui a pour but de réduire les inégalités sociales en demandant une contribution plus importante de la part des plus fortunés. À cette incompétence sur le plan économique viennent s’ajouter des éléments inquiétants concernant les libertés individuelles.

Le Ministre de la famille qui combat l’avortement, le divorce et les lois contre la discrimination raciale.

À la tête du Ministère de la Famille et des handicaps a été nommé un membre de la Lega qui s’oppose aux libertés des homosexuels et des femmes. Il s’agit de Lorenzo Fontana, grand ami de Matteo Salvini. Le Ministre de la famille juge que les enfants conçus à l’étranger par des couples du même sexe ne doivent pas être reconnus par l’État italien. Son combat politique se focalise également contre l’avortement. Il est membre du « comité contre la loi 194 », qui instaurait en 1978 la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse jugée selon ce comité, un « holocauste oublié ». Dans un pays où les médecins ont la possibilité de refuser de pratiquer un avortement en se déclarant objecteurs de conscience, parvenir à trouver un chirurgien consentant relève du parcours du combattant. Dans certaines régions comme le Molise, seul un médecin accepte de pratiquer l’avortement.

Lorenzo Fontana affirme qu’interdire complètement les différents modes d’interruption de grossesse serait un moyen efficace de résoudre la crise démographique du pays. Pour ce faire, il souhaite instaurer une loi qui condamnerait les femmes ayant recours à l’avortement à des peines pouvant aller jusqu’à 12 ans de prison. À Vérone, fief de l’extrême droite, le Conseil municipal a récemment voté une motion anti-avortement, visant à mettre en place des actions afin de dissuader les femmes de ne pas donner naissance à leur enfant. La crainte des activistes qui luttent pour les droits des femmes est de voir arriver dans les centres de consultation et les hôpitaux de la région, des membres du mouvement catholique « ProVita », fervents détracteurs de l’avortement.

D’autre part, le Ministre de la Famille soutient Simone Pillon, sénateur du même parti, qui se consacre actuellement à la réalisation d’un décret de loi visant à rendre plus difficiles les séparations et les divorces. En effet, si ce décret était adopté, la procédure de séparation et l’organisation de la garde alternée seraient soumises à une médiation familiale obligatoire et onéreuse. Un médiateur serait en effet chargé de dissuader les couples de divorcer pendant une période de six mois, tout en obligeant les intéressés à financer cette procédure obligatoire.

Enfin, le Ministre de la Famille souhaite abroger la loi Mancino qui condamne les discriminations et les violences à caractère raciste, ethnique ou religieuse ainsi que la formation de groupes incitant à la haine raciale. C’est le combat de la Lega qui souhaite depuis quelques années supprimer cette loi contre l’idéologie raciale qu’elle juge liberticide. Bien qu’elle ne se déclare pas ouvertement fasciste, la Lega entretient des relations étroites avec des groupes politiques se réclamant de l’idéologie mussolinienne comme CasaPound, Forza Nuova ou encore Fratelli d’Italia, son allié dans la coalition qui l’a porté au pouvoir et qui descend du Mouvement social italien, créé par les fascistes de l’après-guerre.

Les inquiétantes références à Mussolini :

L’utilisation de références au fascisme vient compléter ce tableau noir. Matteo Salvini, le jour de l’anniversaire de Benito Mussolini, avait cité le dictateur : « tanti nemici, molto onore » (« de nombreux ennemis, un grand honneur »). Les mises en scène fréquentes au balcon de la part du Ministre de l’intérieur et de Luigi Di Maio, chef du parti au gouvernement (dont le père était néofasciste) rappellent l’habitude qu’avait Benito Mussolini de faire ses discours depuis le balcon du Palais Venezia à Rome.

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Manifestation pour l’égalité des droits pour tous à Naples
Source: Potere al popolo

En face, l’opposition est inexistante. Au Parlement, le seul contre-pouvoir présent en nombre est le PD de Matteo Renzi, qui a fait preuve dans le passé d’une certaine inclination pour les politiques libérales et pour la répression envers les migrants à travers le décret Minniti. Son silence actuel sur la scène politique italienne est assourdissant, ce qui laisse le champ libre à l’alliance au pouvoir de faire ce que bon lui semble et la rend d’autant plus dangereuse.

La novlangue de Matteo Salvini.

Dans le domaine des politiques sociales en revanche, le gouvernement ne propose rien de convainquant. C’est à croire que sa propagande contre les plus démunis est trop chronophage pour lui permettre de se concentrer sur les questions de fond. À moins que ce ne soit une stratégie politique ? En martelant des messages contre les migrants et en leur faisant porter la responsabilité de la situation économique actuelle, Matteo Salvini cherche à faire diversion. À l’image de la novlangue conceptualisée par Georges Orwell, les slogans de Matteo Salvini ont une signification qui en réalité, se traduisent de façon concrète par leur opposé. Le Ministre de l’intérieur torture la sémantique afin de faire porter aux mots un sens qu’ils n’ont pas et créer une confusion linguistico-politique au sein de la population. Il sollicite les émotions primitives de son auditoire et l’affect des citoyens, à défaut de leur rationalité. Ses discours sont construits via un lexique très restreint visant à simplifier à l’extrême les problématiques de la péninsule. « Clandestin », « bulldozer », « tique communiste », sont des éléments récurrents du langage salvinien.

À titre d’exemple, le slogan de campagne de Salvini était « Les italiens d’abord ». Factuellement, les mesures du Ministre de l’intérieur ne se sont pas traduites par une amélioration de la situation des italiens. La conséquence directe a été la persécution des étrangers de la part du gouvernement et la destruction du système d’accueil des migrants. Cela a conduit à l’augmentation des clandestins et des sans-abris, qui auparavant étaient hébergés dans les centres publics pour les réfugiés et les demandeurs d’asile. En aucun cas le gouvernement ne s’est attelé à aider les citoyens. Au contraire, l’augmentation des sans domicile fixe et la stigmatisation des personnes dans une situation de risque social élevé n’a fait qu’augmenter les tensions et la violence, ce qui est délétère pour l’ensemble du pays.

Une autre expression clé de l’argumentaire salvinien est « la fête est finie ». Dans le vocabulaire du Ministre de l’intérieur, cela signifie que les « profiteurs » du système, identifiés selon lui comme les étrangers, ne pourront plus parasiter l’économie italienne. En réalité, les migrants sont un facteur positif pour l’Italie puisqu’ils apportent jusqu’à 2,8 milliards dans les caisses de l’État selon le centre d’étude sur l’immigration (Idos).

À l’inverse, le parti de Matteo Salvini est impliqué dans le détournement de 49 millions d’euros de fonds publics. Le fondateur de la Lega Umberto Bossi et son ancien trésorier Francesco Belsito ont perçu ces sommes via des remboursements de frais électoraux indus. Évidemment, Matteo Salvini n’a pas condamné ces délits. En outre, cette affaire n’a eu que peu de conséquences pour le parti puisque la sentence a été très clémente. En effet, la magistrature a permis aux condamnés de restituer la totalité de la fraude à raison de 100 000 euros tous les deux mois, ce qui devrait prendre 81 ans à la justice italienne pour récupérer la totalité des sommes volées. S’il y a profiteur du système économique italien, ce ne sont donc pas les migrants.

Enfin, Matteo Salvini est lui aussi directement concerné par la tolérance de la justice envers les hommes politiques. Poursuivi par le procureur de Palerme pour arrestation illégale, abus de pouvoir et séquestration de personne dans le cadre de l’affaire du navire Diciotti, le Ministre de l’intérieur a vu son procès archivé et la procédure judiciaire abandonnée. Il avait empêché le navire des gardes côtes italiens de débarquer les 177 migrants secourus en mer comme le prévoit la loi. Ils furent donc contraints de rester séquestrés sur le bâtiment des gardes côtes pendant dix jours, suite à une traversée pour le moins éprouvante durant laquelle ils risquèrent leur vie.

Le mensonge de l’urgence migratoire en Italie.

Afin de défendre sa politique anti-migrants, le gouvernement prétend également que l’Italie est le pays qui accueille le plus d’immigrés et que ces derniers profitent du budget de l’État pour vivre luxueusement dans les centres d’accueil sans avoir besoin de travailler. Ces deux affirmations sont fausses. Elles viennent s’ajouter à la longue série de fake news propagées par le Mouvement cinq étoiles et la Lega au pouvoir.

En réalité, en 2016, l’Union européenne a conclu un accord controversé avec la Turquie pour contrôler les entrées depuis la Grèce. La surveillance dans les eaux territoriales turques a donc dissuadé les migrants de rejoindre l’Europe par cette voie. C’est pourquoi, l’Italie est devenue une des portes d’entrées principales. En réaction, le 2 février 2017, l’ancien Ministre de l’intérieur Marco Minniti, du Partito Democratico de Matteo Renzi, conclut un accord avec le gouvernement Libyen visant à intercepter les migrants en méditerranée. Ce texte prévoyait l’aide logistique de l’Italie, qui a fourni des navires et formé des garde-côtes, ainsi que la création de camps de détention en Libye pour les migrants interceptés. Selon Amnesty International, en 2017, 20 000 personnes ont été placées dans ces camps où des cas de tortures, d’arrestations arbitraires et d’extorsion sont quotidiennement rapportés. Par conséquent, depuis que le gouvernement italien a décidé de fermer ses frontières, c’est l’Espagne qui est devenu la principale voie d’entrée en Europe.

Arrivées et décès en Méditerranée en 2018. Source : IOM

D’autre part, la péninsule est très loin d’être le premier pays d’accueil des migrants. Selon Eurostat, en 2017, l’Allemagne a accepté 325 370 demandes d’asiles contre 35 130 en Italie. En ce qui concerne leur contribution à l’activité économique, les migrants travaillent et cotisent davantage qu’ils ne perçoivent d’aides sociales. C’est pourquoi, au lieu de mener sa guerre contre les migrants, le gouvernement pourrait développer des politiques d’intégration et faire naître de nouveaux équilibres vertueux, comme ce fut le cas à Riace, petite commune de Calabre devenue symbole d’accueil.

 

Riace, un exemple d’intégration menacé.

À Riace fut en effet mis en place par le Maire Domenico Lucano dit « Mimmo », un modèle qui devint un exemple au niveau international. Le village s’était massivement dépeuplé faute d’opportunités pour les jeunes générations et semblait voué à disparaître. Suite au naufrage d’un bateau de migrants kurdes sur la plage de la commune en 1998, Mimmo Lucano, alors Maire du village, avait décidé de mettre en place un système d’accueil, nonobstant l’absence d’aide financière de l’État. Chaque migrant du village parvint à participer à l’activité économique de la commune et à vivre en harmonie avec les habitants. Mimmo Lucano avait été jusqu’à contacter d’anciens habitants de Riace émigrés en Amérique latine afin de leur demander de concéder leurs maisons inoccupées aux nouveaux arrivants, ce qu’ils acceptèrent de bon cœur. Les migrants contribuèrent donc à la renaissance du village et grâce à cette politique, l’économie de Riace fit un bon spectaculaire.

Malheureusement, dans une Italie qui se replie sur elle-même, le modèle de Riace est violemment attaqué depuis octobre dernier. Une enquête a été ouverte contre Mimmo Lucano pour avoir « favorisé l’immigration clandestine ». En attendant le verdict, il est suspendu de ses fonctions de Maire et contraint de quitter Riace. Pourtant ce dernier n’avait fait que donner les moyens aux migrants arrivant dans sa commune de vivre dans des conditions dignes. Son travail avait été salué dans le monde entier et des prix internationaux lui avaient été décernés. Cette affaire a donc des allures de procès politique. Il est probable qu’un exemple aussi positif d’intégration ne devait pas exister aux yeux du Ministre de l’intérieur Matteo Salvini, qui a fait de la guerre aux migrants son cheval de bataille.

Mimmo Lucano et des personnes vivant à Riace

Pourtant, outre le devoir moral qui incombe les démocraties de permettre à des populations fuyant la détresse économique et la guerre de trouver refuge, il est important de noter l’impact positif des migrants sur l’économie italienne. En effet, ils soutiennent la production en apportant leur main d’œuvre et cotisent pour le financement des aides sociales et des services publics. En d’autres termes, ils sont une opportunité, pas un problème. L’exemple de Riace en témoigne. Sans eux, l’Italie ne parviendra bientôt plus à garantir son système des retraites, car la part des seniors est en augmentation et les jeunes actifs ont tendance à émigrer pour trouver du travail. D’ici 2040, le taux de retraités par rapport aux actifs cotisants devrait atteindre les 65% selon l’Istat (Institut National des Statistiques italien).

D’autre part, le nombre d’italiens qui émigrent à l’étrangers est aussi important qu’après la seconde Guerre mondiale. Selon l’Institut de statistiques sur les migrations (Idos) il y aurait eu en 2017 plus de 250 000 départs pour l’étrangers. Cela démontre l’absurdité de la distinction entre migrants « économiques » et demandeurs d’asiles. Cette dichotomie ne prend pas en compte les paramètres sociaux et les situations individuelles. Si un migrant est menacé par la guerre, il peut avoir une chance d’être régularisé. En revanche, s’il est menacé par sa condition économique, malgré tous les risques que cela comporte, il est contraint au rapatriement. Alors qu’en est-il des 5 millions d’italiens expatriés ? Nombre d’entre eux ont quitté le pays à cause de la situation économique.  Doivent-ils être rapatriés puisqu’ils sont eux aussi des migrants dits « économiques » ne justifiant pas leur présence par le droit d’asile ?

La discrimination raciale institutionalisée par Matteo Salvini

Malgré cela, le Ministre de l’intérieur Matteo Salvini mène une bataille sans relâche contre les étrangers. Les opérations de sauvetage des gardes côtes sont interrompues, les ports refusent l’entrée des navires des ONG et la propagande de son parti, vise à faire porter la responsabilité de la situation économique actuelle sur les nouveaux arrivants, alors qu’elle est liée à la mauvaise gestion de l’Italie depuis des décennies. À travers des slogans violents et démagogiques, Matteo Salvini a déclenché une guerre sanglante entre les plus démunis. Les agressions racistes se multiplient, l’aide aux migrants est criminalisée, les classes défavorisées se retournent contre ceux qui sont en détresse. Depuis le mois de janvier, plus de 1500 migrants sont morts en méditerranée à cause de la volonté du gouvernement de ne plus assurer la surveillance et le sauvetage en mer. Le « laisser mourir » s’est imposé comme le nouveau mode « made in Italy » de gestion des flux migratoires.

Dans le décret Salvini, des lois discriminantes contre les migrants ont vu le jour, telles que l’obligation de fermeture à 21h des magasins gérés par des étrangers, l’annulation de la protection humanitaire et la restriction des moyens alloués au système d’accueil des migrants, notamment au niveau financier. En outre, un couvre-feu a été imposé aux migrants vivants dans les centres d’accueil (CAS), ce qui accentue la ségrégation sociale et développe une inquiétante inégalité entre les citoyens en termes de droits civils, selon des critères culturels et sociaux. Récemment, le navire de sauvetage français de la mission SOS Méditerranée de Médecins sans frontières s’est vu retiré son pavillon par le Panama sous la pression des autorités italiennes. Bloqué depuis deux mois dans le port de Marseille, les dirigeants de la mission ont dû abandonner les opérations.

Une opération de sauvetage de l’Aquarius en Méditerranée.

Le nouveau gouvernement italien n’apporte donc pour le moment aucune réponse concrète aux besoins des citoyens. Sur le plan économique, il met en place des mesures libérales avantageant les plus aisés, contrairement à ce qui était annoncé pendant sa campagne. La création de lois liberticides et l’apologie conservatrice d’une prétendue « famille traditionnelle » laissent présager une dérive autoritaire inquiétante. Enfin, l’espace médiatique est saturé par la propagande anti-migrants de Matteo Salvini, qui masque les incohérences du gouvernement en matière de budget économique. Le Ministre de l’intérieur tire profit de cette situation de crise en désignant comme bouc émissaire les migrants, alors qu’ils sont en réalité les premières victimes de la précarité. De cette façon, il protège les intérêts des plus avantagés en empêchant la colère populaire de se retourner contre les vrais responsables.

L’introuvable peuple européen

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Le continent européen ©European Space Agency

Depuis plusieurs années déjà, la construction européenne a du plomb dans l’aile. Désamour des peuples, recrudescence des États, difficultés structurelles à gérer les crises du continent, divorce britannique : l’Union européenne fait face aujourd’hui aux plus grandes difficultés. Un spectacle de divisions et de mésententes chroniques assez déroutantes pour le reste du monde, qui croit parfois voir l’Histoire bégayer : serions nous définitivement incapables de nous entendre ? A cela sans doute existe-t-il une explication plus terre-à-terre : et si, nous, Européens, nous ne nous connaissions pas ?


C’est désormais un consensus de plus en plus large. L’Europe politique s’est peu et mal faîte. La réalisation du marché commun, la monnaie unique, les libertés de circulation n’ont pas suffit à faire l’union du continent. Et la perspective des prochaines élections européennes laisse prévoir l’habituel mélange de tensions interétatiques et d’indifférence citoyenne qui marque d’ordinaire les enjeux politiques européens. Les turbulentes exigences de l’Italie, les incertaines modalités du Brexit, les intransigeances migratoires de la Hongrie et de la Pologne sauront-elles ramener l’électeur européen vers les urnes ? Rien n’est moins sûr. Se voulant pourtant la gardienne de l’héritage démocratique européen, l’Union européenne s’est montrée incapable d’intégrer dans son fonctionnement la vie démocratique de ses États membres. Depuis une vingtaine d’années le taux de participation aux élections européennes n’a fait que baisser, pour se stabiliser, lors des deux dernières échéances, autour de 43% [1], soit une minorité du corps électoral européen. Les institutions européennes risquent fort de canaliser une fois de plus frustration et abstention.

Un espace politique européen hautement fragmenté

Mais, au-delà du périmètre très large des griefs que l’Union européenne a réussi à accumuler, ce qui frappe c’est l’apathie et la faiblesse du débat proprement européen. À la construction d’un ordre institutionnel européen ne correspond en effet aucun espace autonome de vie politique européenne. Près de quarante ans après la première élection du Parlement européen au suffrage universel (1979), ce sont toujours les différentes vies politiques nationales qui prennent en charge la quasi-totalité du débat européen. Et à l’heure où les États organisent des débats télévisés pour toute élection nationale d’importance, il n’existe pas de média européen d’envergure qui puisse accueillir une confrontation internationale et plurilingue entre différents élus ou candidats européens. Le principe des listes transnationales cher à M. Macron serait-il adopté un jour que celles-ci ne trouveraient pour l’instant aucun canal médiatique européen pour débattre. La démocratisation progressive de la gouvernance européenne – encore toute relative à ce jour – n’ayant su susciter une transformation d’ampleur des cultures politiques nationales, le dialogue international entre les électorats, les personnels politiques, les journalistes, les syndicats – et tous les acteurs traditionnels d’une vie politique – est resté relativement marginal.

“À l’heure où les États organisent des débats télévisés pour toute élection nationale d’importance, il n’existe pas de média européen d’envergure qui puisse accueillir une confrontation internationale et plurilingue entre différents élus ou candidats européens”

Certes, la construction d’une conscience politique entre différents peuples ayant chacun une histoire, une langue, une culture propre doit nécessairement prendre du temps. Un temps d’autant plus indispensable qu’une telle entreprise procède au moins partiellement de forces historiques relativement incontrôlables et qu’en la matière il n’est pas de base historique sérieuse sur laquelle s’appuyer. La culture et la civilisation dites « européennes » n’ont jamais suffit à faire l’unité du continent. À cet égard, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que même aux glorieux temps des cathédrales, où le latin unissait les élites culturelles, où la foi catholique fédérait les masses, l’Europe n’en était pas moins divisée politiquement et en proie à toutes sortes de conflits militaires. Par la suite, outre la dislocation de l’unité religieuse du continent, les choses ne se sont pas arrangées sur le plan politique. Pire, les phénomènes d’unifications territoriales et linguistiques les plus marquants ont été la naissance des nations dont les contextes et les moyens de constitution diffèrent profondément de l’idéal européen historique. Ainsi, nombre de nations européennes – parmi lesquelles des acteurs majeurs du jeu européen comme l’Allemagne, ou l’Italie – se sont constituées sur la base d’une volonté d’unification linguistique et contre un ennemi extérieur. Or, si l’histoire semble laisser penser que la guerre à l’extérieur et l’uniformisation linguistique à l’intérieur peuvent constituer des moyens d’unifier politiquement un territoire, le projet européen, de par sa nature et sa vocation, est forcé d’inventer pour cela des moyens différents.

Le grand brassage n’a pas eu lieu

Ces moyens, s’ils se veulent conformes aux principes démocratiques et pacifiques que nous a légué le siècle précédent, ne peuvent dès lors que résider dans la fréquentation assidue des peuples européens entre eux, d’où, par la connaissance mutuelle, peut peut-être émerger une culture politique commune. Qu’en est-il cependant à ce jour ? Les Français connaissent-ils les Allemands ? Les Polonais côtoient-ils les Italiens ?

Dans une récente note de synthèse, la base de données Eurostat [2] a étudié du point de vue statistique la mobilité intra-européenne des citoyens européens « en âge de travailler » (c’est-à-dire âgés de 20 à 64 ans). Il en ressort que sur une population active européenne d’environ 333 millions, un peu plus de 12 millions et demi d’Européens résidaient pour l’année 2017 dans un État membre de nationalité différente de la leur. Une situation résultant d’une dynamique assez timide puisque la part des européens « mobiles » dans la population active européenne est passée de 2,5% en 2007 à 3,8% en 2017. Outre les incomplétudes d’une telle étude – qui ne nous dit pas si ces européens « mobiles » s’installent durablement dans leur pays d’accueil – elle nous permet cependant de prendre la mesure de la lenteur du processus. Par exemple, pour atteindre une mobilité de 25% de la population active européenne – soit un brassage conséquent des peuples européens – il nous faudrait attendre… environ 170 ans !

Par ailleurs, en plus de sa lenteur, la mobilité européenne souffre de déséquilibres et d’asymétries qui laissent présager des difficultés supplémentaires. Entre une périphérie qui affichait en 2017 d’importants taux de mobilité [3] et un noyau historique beaucoup moins mobile [4], on retrouve en effet le reflet migratoire des rapports de forces économiques du continent. Les travailleurs européens se déplacent vers les économies les plus attractives. Dès lors, les principaux poids lourds de l’économie européenne – qui sont aussi les principaux poids lourds démographiques – restent marginalement investis dans le jeu de la mobilité européenne. Les Français, les Allemands, les Italiens, les Espagnols fréquentent ainsi majoritairement les autres citoyens européens sur leur propre territoire national, ce qui restreint assez largement le contact avec la culture d’origine de l’européen mobile.

“Par exemple, pour atteindre une mobilité de 25% de la population active européenne – soit un brassage conséquent des peuples européens – il nous faudrait attendre… environ 170 ans !”

D’autre part, des taux de mobilité aussi bas laissent également supposer que les peuples fondateurs du projet européen ne se fréquentent pas même entre eux. Si les 1,3% des français de 20 à 64 ans à quitter leur territoire national (soit environ 470.000) sont répartis dans toute l’Europe, combien vivent en Allemagne ? L’ambassade de France à Berlin en compte un peu plus de 100.000. Et si l’on applique le même raisonnement aux 1% d’Allemands qui vivent hors d’Allemagne en Europe, combien en retrouve-t-on en France ? L’OCDE en dénombrait environ 200.000 en 2015. Avec un calcul d’ordre de grandeur généreux (tous les expatriés ne se déclarent pas forcément au registre consulaire) on peut estimer que le contact durable entre Français et Allemands concerne moins de 0,4% de chacune des deux populations. S’ajoutent à cela, bien sûr, le tourisme, les cours de langues, l’Alsace, la Lorraine et le travail frontalier, mais on doute que cela suffise au développement d’une culture politique commune.

Erasmus, avenir de l’Europe ?

Doit-on alors se tourner vers l’avenir ? Le salut viendra-t-il de la jeunesse ? Il y a quelques années, la Commission européenne avait fait sensation en annonçant les succès conjugaux du programme Erasmus qui, par les rencontres qu’il a permis, aurait donné naissance à un million de « bébés européens ». Si l’estimation relevait plutôt – comme l’a montré Libération – du calcul d’apothicaire, l’ordre de grandeur proposé est toutefois révélateur de la modestie du phénomène. En admettant que, comme avancé, le programme Erasmus ait pu contribuer, depuis sa création en 1987, à la conception d’un million de rejetons européens, ceux-ci ne représenteraient toujours que 0,6% du total des naissances vivantes européennes des trente dernières années (qui approchent les 156 millions). Pas de quoi fonder un peuple européen.

“Les étudiants européens en mobilité semblent opter majoritairement pour des « visites de voisinages », souvent motivées par des proximités culturelles, voir linguistiques. Ainsi les Allemands se rendent-ils en priorité en Autriche, les Français et les Néerlandais en Belgique, les Roumains en Italie, les Polonais en Allemagne, les Irlandais au Royaume-Uni, et les Anglais… aux États Unis”

La mobilité estudiantine européenne semble pourtant connaître un certain dynamisme. Selon une note de Campus-France [5], elle aurait ainsi progressé de 35% sur la décennie 2005-2015. Une croissance non négligeable, mais qui part néanmoins de loin, puisqu’en 2015, pour tout type de programmes confondus, les étudiants européens en mobilité vers un autre État membre représentaient autour de 3,5% du total des étudiants européens [6]. Le décompte comprenant de surcroit les départs vers le Royaume-Uni, première destination incontestée des étudiants européens – devant l’Allemagne et les États Unis – et qui n’appartiendra bientôt plus à l’Union européenne.

De manière générale, outre leur attirance pour la sphère anglo-saxonne, les étudiants européens en mobilité semblent opter majoritairement pour des « visites de voisinages », souvent motivées par des proximités culturelles, voire linguistiques. Ainsi les Allemands se rendent-ils en priorité en Autriche, les Français et les Néerlandais en Belgique, les Roumains en Italie, les Polonais en Allemagne, les Irlandais au Royaume-Uni, et les Anglais… aux États Unis. Il devient donc à ce stade assez difficile de déterminer si ces mobilités contribuent à la découverte du continent européen, où si elles s’inscrivent plus humblement dans le traditionnel entretien des relations transfrontalières. Tout au plus sauraient-elles donner à leurs bénéficiaires le goût du voyage, qui les poussera peut-être à tenter l’aventure un peu plus loin.

Augmenter la surface de contact des peuples européens

À la lumière de ces conclusions statistiques, le vide vertigineux qui nous tient aujourd’hui de vie politique européenne tient sans doute son explication. L’absence de culture politique européenne concrète (identification claire d’intérêts transnationaux, récits politiques d’envergure continentale, figures de légitimités supranationales, etc.) repose sur l’absence de communauté politique européenne. L’étroitesse de la surface de contact existante entre les peuples européens se révèle ici comme la faiblesse principale, comme le premier vice de construction du projet européen, quelque soit le contenu politique qu’on souhaite lui donner. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les niveaux de contacts directs et prolongés entre peuples européens, de part leurs insuffisances, sont très loin de recouper les clivages entre européistes et souverainistes qui structurent désormais la plupart des vies politiques nationales sur la question européenne. En matière de fréquentations européennes nous sommes (presque) tous logés à la même enseigne.

Un tel constat appelle aussi à une certaine modestie. Devant l’ampleur de la tâche d’abord. Au-delà de la forme diplomatique ou politique qu’on lui destine, le peuple européen reste à faire. Devant sa difficulté ensuite. Car il est fort à parier que la simple liberté des personnes ne suffise à faire communauté politique – elle aurait même tendance à produire l’effet inverse ces derniers temps. Sur un territoire qui ne peut raisonnablement, à moyen terme, espérer d’unité linguistique, la rencontre des peuples européens ne peut advenir que si elle est instituée par des politiques de mobilité ambitieuses et inventives, qui nécessiteraient une multiplication des programmes d’échanges et de coopérations culturelles. Autant dire un interventionnisme assumé de la puissance publique dans de nombreux secteurs (logements, transports, formations linguistiques, etc.) et une réorganisation concertée des systèmes scolaires, voire même des fonctions publiques européennes (à quand les échanges de sous-préfet et d’inspecteurs de l’autre côté des Alpes ou du Rhin ?). Tout cela à travers de gros investissements et surtout une bonne dose de patience. Le processus prendrait sans doute le temps d’une génération – voire plus – mais saurait seul donner une base démocratique sensible, et une direction historique, aux améliorations ou refontes à venir des institutions actuelles.

“L’étroitesse de la surface de contact existante entre les peuples européens se révèle ici comme la faiblesse principale, comme le premier vice de construction du projet européen”

Dès lors, l’avenir de l’Europe ne se trouve pas dans la poursuite d’une architecture institutionnelle toujours plus complexe ou dans les grandes déclarations de principes, mais dans l’approfondissement de tous les types d’échanges culturels qui puissent augmenter la surface de contact entre les différents peuples européens. Exit les transferts de compétences, les correctifs budgétaires et les incantations à l’Esprit Européen. C’est par le voyage, la correspondance, la réalisation de travaux collectifs que pourra se construire quelque chose.

Et en attendant le jour – sans doute encore lointain – où les pouvoirs européens s’engageront franchement dans l’aventure, charge à tous les européens convaincus, à tous ceux que l’idéal d’un continent unis par une civilisation commune ne laisse pas indifférents, de développer à leur échelle les contacts les plus riches possibles avec leurs homologues européens. Dans son immortel discours pour les États-Unis d’Europe, Victor Hugo [7] n’enjoignait-il pas les peuples à s’aimer pour faire l’Europe ? Et pour s’aimer, il faut bien commencer par se connaître.


[1] 43% en 2009, et 42,6% en 2014 : http://www.europarl.europa.eu/elections2014-results/fr/turnout.html

[2] Note de synthèse d’eurostat sur la mobilité européenne : https://ec.europa.eu/eurostat/documents/2995521/8926081/3-28052018-AP-FR.pdf/82925403-a813-4419-abf8-7c783b4aedae

[3] 19% pour la Roumanie, 15% pour la Lituanie, 14% pour la Croatie ou le Portugal …

[4] France 1,3%, Allemagne 1%, Espagne 1,6%, Italie 3,1%, Pays Bas 3,2%, Belgique 2,7% …

[5] Note de campus france sur la mobilité des étudiants européens : https://ressources.campusfrance.org/publi_institu/etude_prospect/mobilite_continent/fr/note_hs17_fr.pdf

[6] Soit environ 650.000 pour près de 20 millions d’étudiants européens.

[7] “Et Français, Anglais, Belges, Allemands, Russes, Slaves, Européens, Américains, qu’avons-nous à faire pour arriver le plus tôt possible à ce grand jour ? Nous aimer.” Discours au Congrès de la Paix, 1849, Victor Hugo: https://www.taurillon.org/Victor-Hugo-au-Congres-de-la-Paix-de-1849-son-discours,02448

“Les communistes attendent de nous que l’on soit unis” – Entretien avec Fabien Roussel

Fabien Roussel devant l’Assemblée nationale. © Ulysse Guttmann-Faure/Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Fabien Roussel vient d’être élu secrétaire national du Parti Communiste Français lors d’un congrès historique, au cours duquel la majorité sortante a été mise en minorité pour la première fois. Nous avons pu l’interroger brièvement à l’issue de ce congrès.


LVSL – La majorité sortante du PCF a été mise en minorité pour la première fois par le texte « Pour un manifeste du parti communiste du XXIè siècle » dont vous étiez signataire. Ce texte, dont le titre sonne comme un renouveau, ancre pourtant son analyse dans l’urgence d’un retour aux fondamentaux du PCF pour qu’il puisse se réaffirmer. Que signifie concrètement ce paradoxe ?

Fabien Roussel – Il y a une surprise qui a été créée par le choix du texte et on aurait pu sortir déchirés de ce congrès. Les communistes ont fait le choix de nous demander de trouver les solutions pour être rassemblés et pour conserver les orientations écrites du texte qui a été choisi. Ce texte a été amendé largement par plus de 7 000 amendements. Avec Pierre Laurent, on a beaucoup discuté et on a créé les conditions de pouvoir construire une direction renouvelée. Cela veut dire quoi aujourd’hui ? Cela signifie que les communistes attendent de nous que l’on soit unis. On a réussi à le faire, et on est désormais combatifs. Cela implique de mener dès maintenant une vaste campagne dans toute la France pour l’augmentation du SMIC, des salaires, et des pensions. Cette question du pouvoir d’achat doit être centrale dans notre combat, donc on va toujours se battre pour dénoncer le coût du capital, mais on va aussi exiger de meilleurs salaires, de meilleures pensions, pour pouvoir vivre dignement quand on travaille. Voilà où nous allons.

LVSL – En parlant d’économie, aujourd’hui, les pays de l’Union européenne semblent pris dans l’engrenage de la concurrence fiscale et sociale dû à la monnaie unique. Face à ce constat, ne pensez-vous pas que la remise en question de l’euro s’impose ?

Fabien Roussel – Non, ce n’est pas du tout ce qui est à l’ordre du jour. Aujourd’hui, il y a des traités européens qui ont fait la preuve qu’ils étaient nocifs pour les peuples. Ce que nous voulons mettre à l’ordre du jour est de demander à ce que ces traités soient mis au placard et que l’on construise une Europe des peuples, des nations, une Europe de la coopération. Il faut que les peuples et les nations puissent travailler ensemble pour relever les défis qui sont importants, je pense notamment au défi écologique. Voilà ce qu’on a décidé de mettre en avant : contester les traités européens ; dire clairement « ces traités, on n’en veut plus » ; et construire une autre Europe respectueuse des peuples et des nations.

LVSL – Concernant cette stratégie de coopération, qu’en est-il des discussions avec Génération.s qui avaient été amorcées par Ian Brossat ?

Fabien Roussel – Non, on a affirmé que nous souhaitions que Ian Brossat soit notre tête de liste, à la tête d’une liste qui soit la plus large et rassembleuse possible. On va continuer à travailler, pas seulement avec Benoit Hamon, mais avec toutes celles et ceux qui se diront disponibles. C’est pourquoi nous allons rencontrer prochainement les différentes forces de gauche. Et puis on décidera ensemble de comment on atterrit. L’objectif c’est qu’on puisse en tout cas être rapidement en campagne avec une liste complète, et aujourd’hui on y va déjà avec Ian Brossat.

Comment la Chine et la Russie se préparent à écraser Airbus et Boeing

©Bill Larkins

Dans 15 ans, si le commandant de bord vous parlera toujours anglais ou français, il y a de fortes chances pour que votre avion soit lui devenu chinois ou russo-chinois ! Si Airbus et Boeing dominaient le marché de l’aéronautique civile jusqu’ici sans gros grain à l’horizon, un nouveau concurrent d’ampleur est apparu. Le premier avion chinois moyen-courrier mono-couloir, le C-919, dernier fleuron de la société d’Etat chinoise COMAC, a effectué ses premiers vols en mai et décembre dernier. Ses premières livraisons commerciales sont attendues pour 2021, c’est-à-dire demain. L’Union Européenne et les Etats-Unis peuvent se préparer à plus que des turbulences.


Et pour cause, le C 919 n’est pas qu’un nouvel avion, c’est avant tout un signal géopolitique : la Chine veut montrer qu’elle maîtrise des technologies de pointe, peut égaler Airbus et Boeing en termes de qualité, mais aussi qu’elle peut satisfaire les besoins de son marché intérieur (avec le C-919 elle envisage de couvrir la moitié de ses besoins anticipés en avions moyen-courrier), et … devenir à terme autonome pour produire ses propres avions.

Cette percée chinoise n’est pas sans conséquences. L’aéronautique civile est un secteur particulièrement stratégique. Peu d’Etats en maîtrisent les technologies, alors que les enjeux commerciaux y sont tout simplement immenses.

Un marché mondial de l’aéronautique civile bousculé par l’émergence de nouveaux acteurs

Les besoins sur ce marché sont en très forte augmentation : la flotte mondiale devrait être doublée d’ici 2035 pour plus de 5 600 milliards de dollars, et plus de 30 000 nouveaux avions livrés, dont une majorité de moyens et long-courriers (en majorité sur les marchés émergents, en Asie notamment). Or la concurrence est très différente selon les segments de marché : si Airbus et Boeing dominent seules sur les long-courriers, les moyen et court-courriers sont investis par des acteurs secondaires qui montent en puissance. Aux côtés du brésilien Embraer (avec ses E-190), de canadien Bombardier (avec ses CRJ), du franco-italien ATR (avec ses ATR 42 et 72), il faut désormais compter le Japon, qui a inauguré en 2015 le MRJ (premier avion civil qu’il a créé depuis 50 ans), la Chine (avec l’ARJ 21), alors que la Russie dispose du Superjet 100 de Soukhoï depuis 2011 (et qu’elle teste actuellement un nouveau moyen-courrier, le MS-21).

La Chine est toutefois la plus en pointe pour menacer le duopole Airbus-Boeing : outre le C-919, elle souhaite développer rien de moins qu’un futur long-courrier avec la Russie, et a fait du développement de son aéronautique civile une priorité nationale (Plan « made in China 2025 », entente stratégique COMAC – Bombardier signée en 2012). Toutefois, la Chine n’est pas encore autonome en termes de technologie. Les réacteurs de son C-919 ont ainsi été produits par l’américain Général Electric et le français Safran.  Conscient de cela, le président Xi Jinping avait annoncé la création en août 2016 de l’Aero Engine Corporation of China (AAEC). Cette entité regroupe des sociétés aéronautiques, avec pour but assumé de produire un moteur d’avion 100% chinois. Airbus et Boeing ont toujours un avantage technologique certain, mais pour combien de temps ?

Accéder aux marchés émergents en Asie, mais à quel prix ? En Chine, Airbus brade ses technologies pour des profits à court terme

Airbus s’est déjà un peu brûlé les ailes. Afin d’accéder au marché de l’aviation civile chinoise, l’entreprise a accepté de délocaliser une partie de sa production en Chine dès 2009 (mise en service d’une unité d’assemblage d’Airbus à Tianjin) qui ne devait concerner qu’un type d’avion (les A320), ces Airbus « made in China » étant seulement destinés au marché intérieur chinois.  

Mais depuis 2014 ces A320 peuvent désormais être livrés à l’ensemble de la région asiatique. S’ils venaient à l’être au monde entier, ils menaceraient alors les emplois à Toulouse, en France et en Europe. La délocalisation de la production s’est également étendue à un autre type d’avion, l’A330. Une nouvelle usine dédiée à leur finition a ouvert à Tianjin en septembre 2017. Boeing semble suivre la même spirale qu’Airbus. Elle a décidé en septembre 2015 d’ouvrir sa première usine d’assemblage en Chine, dans l’espoir d’avoir aussi sa part du gâteau.

Le message de la Chine est clair : elle a bien compris les leçons des guerres de l’opium du 19e siècle. Elle n’ouvre son marché intérieur qu’avec parcimonie et en échange de sérieuses contreparties – dont du transfert de technologies. Dans ces conditions-là, ce ne sont pas seulement les usines et la production, mais les cerveaux et la technologie d’Airbus qui ont vocation à être intégralement délocalisés. Les pays européens et leur champion de l’aéronautique risquent de tomber de haut.

Pour éviter le trou d’air, ne faut-il pas mettre fin à cette logique mercantile de court-terme ? Face au rattrapage technologique accéléré de la Chine notamment, l’actuelle rente d’Airbus et de Boeing ne va cesser de s’amenuiser. Pour répondre à ce défi sans précédent, Airbus et tout le secteur industriel européen qui lui est lié pourraient mieux anticiper l’avenir. Envisager par exemple une coopération technologique avec les constructeurs aéronautiques émergents pourrait s’avérer une stratégie gagnante. Coopération plutôt que concurrence, voici peut-être une des solutions pour éviter un prochain atterrissage qui pourrait être particulièrement brutal.

© Bill Larkins

Italie – Le budget 2019 passé au crible

©Alberto Pizzoli/AFP/Getty Images

Prête à la confrontation au niveau européen, et à une potentielle nouvelle crise souveraine, la coalition M5S/LEGA propose un projet de budget 2019 ambitieux sur un plan social, voire infrastructurel, sans pour autant traiter nécessairement les enjeux de long terme du pays. Par le collectif Hémisphère Gauche.

Le Gouvernement italien a publié jeudi soir son projet de budget 2019 présentant, après plusieurs années de réduction graduelle du déficit mise en oeuvre par le Parti démocrate, une cible de déficit de -2,4% pour 2019 (contre -1,8% en 2018) suivie d’une légère baisse conditionnée à des niveaux de croissance élevés. Cette annonce a immédiatement entrainé de nouvelles tensions sur le marché de la dette italienne, le spread de taux d’intérêt à 10 ans avec l’Allemagne augmentant de plus de 160 points de base (figure 1) à un niveau proche 300 bps (soit un point encore loin des tensions extrêmes observées en 2011). Certains investisseurs mettent sous-pression les taux d’intérêt italiens en réduisant leur exposition aux titres d’État italien. Certains investisseurs font l’analyse d’un risque de redénomination, c’est-à-dire qu’ils parient sur la sortie du pays de la zone euro.

Dans ce contexte, le ministre italien de l’Économie et des Finances, Giovanni Tria n’a pas rassuré les économistes en communiquant les prévisions de croissance soutenant ce scénario (1,6% pour 2019 et 1,7% pour 2020, soit des niveaux qui n’ont pas été atteints depuis 2010). La crédibilité limitée de ces propositions place l’Italie dans une situation de confrontation avec le cadre de gouvernance budgétaire européen. Pourtant, ce budget contient certaines mesures intéressantes quoique mal calibrées (création d’un quasi-RSA, plan d’investissement public de 15 Mds EUR) et d’autres beaucoup moins pertinentes (flat tax, retour sur la directive Bank Recovery and Resolution ou BRRD), si bien qu’une approche moins brutale comme des mesures mieux ciblées pourraient davantage remettre l’Italie sur un sentier de croissance plus durable après une crise de plus de 10 ans.

Ce billet présente les enjeux de court terme du vote du budget italien, en particulier la confrontation avec le Conseil de l’UE et la Commission européenne, avant d’aborder le contenu du budget et les enjeux de long terme de l’économie italienne, troisième partenaire économique de notre pays.

Graphique 1 : Écart de taux d’intérêt à 2 ans et à 10 ans sur les emprunts d’État avec l’Allemagne (en point de base)

Source : Bloomberg

 

Le projet de budget, en confrontation avec le cadre de gouvernance européen, risque de replonger l’économie européenne dans l’incertitude.

Le projet de budget 2019 revient assez frontalement sur le précédent programme de stabilité du gouvernement démocrate de M. Gentiloni. Ce dernier prévoyait un maintien de l’ajustement primaire (c’est-à-dire un solde budgétaire hors intérêts sur les trois prochaines années) pour un déficit global atteignant -0,8% en 2019. Le projet de budget actuel prévoit lui d’atteindre -2,4% dès l’an prochain avant de diminuer progressivement en fonction des taux de croissance atteints. Il sera présenté aux chambres du Parlement italien autour du 10 octobre pour être présenté à la Commission européenne, dans le cadre du volet automnal du semestre européen, le 15 octobre. Cette dernière ne devrait avoir le choix que de déclencher une procédure pour déficit public excessif en particulier pour le non-respect du critère de réduction de la dette issu des nouvelles règles budgétaires votées lors de la crise.

Cette trajectoire rompt avec celle entamée par le Gouvernement précédent, qui prévoyait une réduction du ratio dette/PIB à horizon 2019. Il s’appuyait sur un niveau d’excédent primaire très élevé, qui tranche nettement avec la situation budgétaire française. Les remarques (très) déplacées du Gouvernement français ne font ainsi que renforcer le positionnement du Gouvernement italien dans ce jeu de rôle européen. Malgré son niveau de dette/PIB élevé, l’Italie a été un des États membres à faire les plus gros ajustements budgétaires depuis la crise, au dépend, sûrement, d’une reprise vigoureuse. Ainsi, depuis 2016, la solvabilité budgétaire est assurée c’est-à-dire que le niveau de déficit actuel permet de stabiliser le niveau du taux d’endettement public.

Histogramme 1. Soldes primaires français et italien depuis 1995

Sources : PICTET

Le budget proposé pour 2019 est très ambitieux sur le plan de la politique économique (avec une impulsion budgétaire proche de 0,7 point de PIB, pour un coût estimé sur 5 ans entre 108 et 126 Mds EUR selon l’Observatoire des finances publiques italiens[1]). Il pourrait remettre en cause cet équilibre : une dégradation de la croissance économique, une politique budgétaire trop expansionniste ou bien une forte hausse de taux d’intérêt auquel emprunte l’Italie menacerait la soutenabilité de la dette publique italienne à moyen terme. À court terme, toutefois, celle-ci n’est pas menacée mais fortement dépendante du niveau de croissance, comme le montrent nos simulations infra. Dans ce contexte, les prévisions du Tesoro italien semblent au dessus du consensus des économistes.

Graphique 2 : Dynamique de la dette publique italienne en fonction des prévisions de croissance, de taux d’intérêt et de politique budgétaire

Source : Eurostat, calculs de l’auteur

Or, le budget en question pourrait bien avoir un impact sur la croissance du pays, à tout le moins à très court terme. Ce budget propose en effet un panachage de mesures, plus ou moins pertinentes sur un plan économique (comme nous le verrons dans un second temps). Tout l’enjeu réside dans la capacité de l’économie italienne à créer de la croissance et de l’emploi, et donc à partiellement « autofinancer » ce déficit. Le calcul des multiplicateurs budgétaires et de l’élasticité des recettes sera à nouveau crucial. Les estimations fournies par la littérature académique penchent pour un effet favorable mais limité des mesures en recettes (ex. la flat tax) en fin de cycle, mais sur un effet positif des dépenses en infrastructure dans un environnement de taux bas. L’élasticité des recettes semble toutefois favorable, une fermeture progressive de l’écart de production entrainant une hausse importante des recettes (1pp pour 8-9 Mds).

Quoi qu’il en soit, le projet de budget sera confronté à court terme aux jugements du Président Mattarella, des agences de notation (Moody’s et Fitch doivent notamment revoir la notation du pays bientôt), des marchés et des partenaires européens.

 

Un projet de budget comprenant certaines avancées sans pour autant répondre aux importantes difficultés structurelles du pays.

Que contient le projet de budget 2019  à même de faire redécoller la croissance amorphe du pays depuis la crise (cf. graphique 3) ? Tout d’abord, le revenu de citoyenneté, si cher au Mouvement Cinq Etoiles pendant la campagne, qui consiste en réalité en une forme de RSA amélioré, avec une indemnité de 780 euros mensuels pour neufs millions d’italiens privés de revenus ou dont les revenus ne dépassent pas 9360 euros par ans (soit 780 euros par mois). En effet, contrairement à la France qui possède des minimas sociaux, l’Italie est peu solidaire sur ce volet. Ce projet est estimé à environ 9 et 10 Mds d’euros par le Tesoro et de 7 Mds d’euros par le gouvernement. Pour mettre en perspective, le taux de risque de pauvreté est de 20.6% en Italie alors que la moyenne de la zone euro est de 17.4% en 2016 selon Eurostat (France : 13.6%, Allemagne : 16.5%). Une mesure de soutien à la consommation en ce sens ne paraît pas absurde. Une approche plus ciblée et peut-être plus favorable au retour à l’emploi aurait pu faire sens également.

Graphique 3 : PIB volume (base 100 en 2008)

Source : Eurostat

Un autre élément positif est la relance de l’investissement public via un plan d’investissement de 4 à 6 Mds EUR. Celle-ci est primordiale pour l’Italie pour pouvoir relancer la croissance potentielle mais aussi pour protéger les italiens du risque de catastrophes dramatiques comme celle de Gênes en août dernier. En effet, alors que l’investissement public représentait 3.4% du PIB en 2009, il est désormais inférieur à 2%. L’estimation de la croissance potentielle de l’Italie s’élève quant à elle à 0.5% selon la Banque d’Italie, ce qui montre bien que les perspectives de l’économie italienne ne sont pas bonnes et qu’il est essentiel de stimuler le potentiel de croissance via des dépenses supplémentaires qui pourraient être crédibles pour les institutions et les partenaires européens.

Dans ce document, le gouvernement estime le coût du revenu minimum et de la réforme des retraites à 17 Mds d’euros. L’introduction de la « flat-tax » d’abord réservée aux PME italiennes ainsi qu’une hausse de l’investissement public (entre 4 et 6 Mds d’euros) figurent aussi dans le budget 2019. Il y figure aussi une annulation de la hausse de la TVA prévue pour 2019.

Le gouvernement parie sur une relance de la croissance par la concrétisation des mesures annoncées d’investissement public, de la baisse de la fiscalité́ et de soutien au revenu par le dispositif de revenu minimum. De quoi relever la croissance de 0,5-0,6 point par an, avec un multiplicateur qui serait donc de l’ordre de 1. Pas impossible en ce qui concerne l’investissement public (les estimations varient d’une valeur de 0,5 pour la CE, à 0,8-1,2 pour l’OCDE, à 1 pour le FMI ou encore à 1,6 pour la BCE). En revanche, l’effet multiplicateur semble beaucoup plus faible pour la baisse de la fiscalité, le revenu minimum ou bien l’abaissement de l’âge de départ à la retraite, qui représentent les  montants les plus élevés inscrits dans le projet de Loi de finances. L’investissement public représente un volet relativement faible dans le budget alors que c’est bien cet élément qui peut renforcer la croissance potentielle de l’Italie.

 

Graphique 4 : Investissement public de l’Italie et de la zone euro (en % du PIB)

Source : Eurostat

Cependant, d’autres éléments du budget sont plus inquiétants et contestables : en particulier l’introduction d’une flat-tax«  sur l’impôt sur les sociétés des artisans (et à terme des entreprises) et plus tard pour l’imposition du revenu, qui ne stimule pas nécessairement l’investissement. Cette proposition de la Lega n’a pas forcément de rationalité économique. Elle s’inscrit dans la continuité des politiques de prédation fiscale que les États européens ont mis en place depuis près de 30 ans. Son coût est toutefois plutôt limité (3 Mds EUR à court terme, 7 Mds EUR de plus à trouver pour 2020). Idem, le coût du retour sur la réforme des retraites (7 Mds EUR en 2019) semble élevé vis à vis de son efficacité.

De surcroît, ces éléments ne sont pas suffisants pour répondre aux difficultés de long terme de l’économie italienne[2]. En effet, le problème structurel de l’Italie est la stagnation de la croissance de la productivité par tête, qui perdure depuis le début des années 2000 dû notamment à un manque d’investissement de la part des entreprises (mais aussi d’une forte baisse de l’investissement de la part de l’État[3]). Par le biais du canal d’investissement il existe en effet un cercle vicieux entre le manque de gains de productivité et la croissance nominale du PIB. La croissance du PIB potentiel de (estimé entre 0 et 0.5%) peut alors menacer la soutenabilité des finances publiques italiennes en cas de retournement conjoncturel, par effet de boucle. Le facteur travail est également touché. Après la Grande Récession, le taux de chômage italien a fortement augmenté et l’ajustement sur le marché du travail s’est fait par la marge intensive (la baisse des heures travaillées) notamment via le chômage partiel (ex dispositif de la « Cassa Integrazione Guadagni ») provoquant une stagnation de la productivité du travail[4].

Autre difficulté structurelle, le niveau du « capital humain ». L’Italie fait en effet face à un déficit de formation de la population active. Si l’on observe les enquêtes PIAAC de 2016 établies par l’OCDE, le pays est loin derrière les autres pays avancés avec un score de 249 alors que l’Allemagne a un score de 275 ou les pays nordiques (Finlande, Suède, Danemark) se situent autour de 282. Et si l’on regarde les études, il existe une forte corrélation positive entre ce score et le taux d’emploi. Autres chiffres alarmants: la part des diplômés de l’enseignement supérieur est de 16.3% en 2013 alors que la moyenne de l’OCDE est plus de double à 33.3% en 2013. Cette faible performance de l’Italie en matière de niveau de formation est principalement due à un faible niveau de dépenses d’éducation (4% en 2015 contre 6.2% en moyenne dans l’OCDE).

Enfin, derniers éléments structurels très connus mais non pris en compte dans cette ambition : la qualité des institutions, en particulier de la justice, mais également du système éducatif, de l’administration, ainsi que les nombreuses difficultés liées à l’économie souterraine[5].

En somme, la coalition présente un budget comportant des éléments intéressants quoique mal calibrés et d’autres mesures complètement à contre-emploi. L’équilibre général et l’optique de négociation choisis sont porteurs de risques importants quant à l’acceptabilité européenne de ce projet.

Sans tomber dans le catastrophisme, la situation italienne invite à s’interroger sur l’ampleur de la crise – économique, sociale, politique, culturelle– que connaît le pays et à inventer de nouvelles solutions. 

L’Union européenne gagnerait à s’inscrire dans le cadre d’un dialogue coopératif en évitant l’écueil de « faire de l’Italie un exemple » au sein de la zone euro – le précédent grec ayant fait la démonstration de l’inutilité d’une telle stratégie -, mais en prenant en compte ces difficultés et ces besoins propres, tout en restant très ferme et vigilante sur le respect des principes démocratiques.

[1] Osservatorio conti pubblici italiani (2018), « Quantificazione delle misure nei programmi elettorali », Università Cattolica del Sacro Cuore

[2] CER, Europe’s make or break country, 2016

[3] Artus P. (2018), « Même si l’Italie choisit aujourd’hui une politique budgétaire raisonnable, la zone euro n’est pas débarrassée du problème de l’Italie », Flash Économie, 26 septembre

[4] Mrabet H. (2016), « Comment expliquer la faiblesse de la productivité en Italie », Lettre du Trésor-Eco, n°170, mai

[5] Voir pour cela d’autres sources de solution : https://medium.com/@jean.dalbard/migliorare-lefficienza-allocativa-delle-risorse-in-italia-contributo-delle-nuove-tecnologie-46472178f0ae

L’Union européenne : le faux-semblant climatique

Autoproclamée championne de la lutte contre le réchauffement climatique, l’Union européenne est loin de remettre en cause le système énergétique qui a conduit à une hausse des températures. Vouloir mettre un frein au changement climatique implique de prendre en compte le cadre européen et de penser à le contourner. 

Les relevés météorologiques de l’année passée sont venus valider une fois de plus la véracité du réchauffement climatique : d’après l’Organisation météorologique mondiale (OMM), l’année 2017 compte parmi les plus chaudes jamais enregistrées sur la planète. Selon l’OMM, «il est désormais confirmé que les années 2015, 2016 et 2017, qui s’inscrivent clairement dans la tendance au réchauffement sur le long terme causée par l’augmentation des concentrations atmosphériques de gaz à effet de serre, sont les trois années les plus chaudes jamais enregistrées ».

Mis à part l’administration étasunienne, peu de responsables politiques de premier plan nient l’évidence. Face à ce qui devient une des préoccupations majeures à l’échelle du globe, les déclarations alarmistes sont légions. On se souvient de la célèbre phrase prononcée par Jacques Chirac en 2002 à Johannesburg : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». Plus récemment, en décembre 2017, Emmanuel Macron, déclarait que« nous sommes en train de perdre la bataille » du climat. A ce jeu-là, les responsables européens ne sont pas en reste. Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne et Miguel Arias Cañete, le commissaire à l’énergie et à l’action pour le climat pointent le danger pour mieux souligner le rôle moteur de l’Union européenne dans la lutte contre le changement climatique. Mais en y regardant de plus près, le tableau n’est pas aussi vert qu’il n’y parait.

Mettre l’Accord de Paris dans le texte ou le mettre en œuvre ?

En matière de politique climatique, l’UE se targue d’être aux avant-postes. Il faut le reconnaître, l’UE est plutôt un bon élève mais seulement si on la compare à ses camarades de classe et non pas si on la place face aux efforts à fournir. L’Accord de Paris signé en décembre 2015 par les 195 pays membres de la Convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique (CCNUCC) prévoit de contenir « l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et en poursuivant l’action menée pour limiter l’élévation des températures à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels».

Depuis qu’elle l’a ratifié, l’UE l’intègre l’Accord dans sa législation. Toutefois, et c’est là le vice principal de l’Accord de Paris, celui-ci n’est pas contraignant. Ce qui a pour principale conséquence que si légalement l’UE se met en ligne avec les objectifs de la COP21, dans la pratique, les moyens mis en œuvre sont loin d’être à la hauteur.

Dans le même temps, l’association d’experts négaWatt considère qu’il est possible d’arriver à l’objectif de 100% d’énergies renouvelables en France en 2050. Autrement dit : des solutions existent mais la volonté politique n’est pas au rendez-vous.

Selon l’article 194 du Traité de Lisbonne (TFUE), l’énergie est une compétence partagée entre les États membres et l’UE. Les États membres fixent leur « mix-énergétique », la part de chaque source d’énergie dans la quantité totale d’énergie produite et l’UE détermine les objectifs globaux en matière d’efficacité énergétique, de part des énergies renouvelables et de niveau d’émissions de gaz à effet de serre.

Actuellement en négociation entre les institutions européennes, le paquet  « Une énergie propre pour tous les Européens »[1] fixe les objectifs pour l’année 2030 à l’échelle de l’Union : entre 30 et 35% d’amélioration de l’efficacité énergétique, entre 27 et 35% d’énergies renouvelables[2] dans le mix-énergétique et une diminution de 40% des émissions de gaz à effet de serre[3]. Toutefois, ces objectifs sont loin d’être à la hauteur.

Les études convergent pour estimer que 80% des réserves prouvées de combustibles fossiles doivent rester dans le sol pour espérer atteindre les objectifs fixés lors de la COP 21[4], et ainsi éviter les conséquences désastreuses que pourrait occasionner une augmentation trop importante de la température du globe. Dans le même temps, l’association d’experts négaWatt considère qu’il est possible d’arriver à l’objectif de 100% d’énergies renouvelables en France en 2050[5]. Autrement dit : des solutions existent mais la volonté politique n’est pas au rendez-vous.

Le marché carbone, une bulle financière au-dessus de la biosphère

Trois textes encadrent les émissions de gaz à effet de serre : le système d’échange de quotas d’émission de l’UE (SEQE-UE, ETS en anglais) ou marché carbone, la décision relative à la répartition de l’effort qui s’applique aux secteurs non couverts par le SEQE comme le transport, la construction ou l’agriculture (environ 60% des émissions) et la décision concernant les émissions et les absorptions de gaz à effet de serre résultant de la foresterie et de l’agriculture qui mesure et comptabilise les émissions et l’absorption de carbone par les terres cultivées et les forêts.

Le cas du marché carbone est le plus paradigmatique. Se refusant à une quelconque régulation contraignante, l’UE a mis en place un marché, le plus important au monde, qui permet d’échanger des droits de polluer contre des crédits carbone. Si ces crédits ou quotas d’émissions ne sont pas suffisants, les entreprises ou  les pays concernés peuvent en acheter de nouveaux, souvent à un prix dérisoire. La révision des règles du marché, fruit d’une négociation intense entre le Parlement et le Conseil vient d’être adoptée le 6 février. Face aux nombreux dysfonctionnements initiaux, notamment le prix extrêmement bas de la tonne carbone[6], les institutions ont tenté de corriger le tir en limitant le nombre de quotas d’émissions en circulation et en augmentant le facteur linéaire de réduction de ces quotas[7]. Mais il n’empêche, la finalité reste la même : donner aux marchés financiers les clefs de notre politique climatique.

Selon une étude de l’ONG Counter Balance, depuis 2015, la Banque européenne d’investissement (BEI) a financé, à travers le « Plan Juncker », à hauteur de 1,85 milliards d’euros des projets reposants sur les combustibles fossiles

Au-delà de l’inefficacité du système, celui-ci conduit à une financiarisation des écosystèmes. Pour obtenir des crédits supplémentaires, les entreprises peuvent soit acheter de nouveaux crédits soit financer des projets supposés absorber du carbone, comme par exemple la gestion « durable » de forêts primaires. Non seulement ces forêts sont privatisées mais en outre, par ce biais, elles rentrent dans la sphère financière. Non content d’avoir étendu son emprise sur presque tous les pays de la planète, la sphère marchande étend son influence à la biosphère. C’est dans la même logique qu’Emmanuel Macron a lancé le One Planet Summit en décembre 2017 : faire en sorte que les investisseurs profitent « des opportunités » offertes par le changement climatique pour ouvrir de nouveaux marchés. Les intérêts privés paradent tandis que l’intérêt général se tapisse.

A cela, il faut rajouter le soutien financier de l’UE aux énergies fossiles, en particulier au gaz naturel faussement présenté comme un « ami climatique »[8]. Selon une étude de l’ONG Counter Balance, depuis 2015, la Banque européenne d’investissement (BEI) a financé, à travers le « Plan Juncker », à hauteur de 1,85 milliards d’euros, des projets reposants sur les combustibles fossiles[9]. De plus, certains projets, notamment les gazoducs ou les terminaux de Gaz Naturel Liquéfié (LNG) qui reçoivent le statut de Projet d’intérêt commun, bénéficient de facilités administratives[10] et d’un accès privilégié aux sources de financements. Autant d’argent qui ne va pas vers le développement des énergies renouvelables et l’amélioration de l’efficacité énergétique.

La nécessité d’un Plan B climatique

Face à l’insuffisance structurelle des politiques climatiques de l’UE, il est crucial de dessiner les contours d’une alternative. Celle-ci implique de s’attaquer frontalement aux fondements de l’UE. L’orientation néolibérale et parfois court-termiste des institutions ne permet pas de remettre en cause les bases du système qui a créé les conditions du réchauffement climatique. La primauté donnée à la loi du marché est fondamentalement contradictoire avec la défense de l’intérêt général et la planification à long-terme des politiques économiques et énergétiques.

Sans prétendre livrer une solution clef en main, citons quelques propositions centrales qui demanderaient à être précisées et développées. La question de l’investissement est primordiale. Pour mettre en place une transition énergétique qui vise un objectif de 100% d’énergies renouvelables[11], il est nécessaire de mobiliser de nombreux capitaux. Le financement, entre autres choses, de nouvelles infrastructures énergétiques ne peut dépendre uniquement de capitaux privés, principalement parce que ceux-ci sont guidés par nature par la rentabilité et non par la préservation de notre environnement. Il faut donc pouvoir mobiliser d’importants financements publics sous contrôle démocratique.

Ne pas appliquer les dispositions du TSCG est donc primordial pour être en capacité de financer la transition énergétique. Il convient aussi de ne pas respecter les règles de la Commission encadrant les aides d’État. Elles limitent l’appui que peut apporter la puissance publique au développement des énergies renouvelables.

Le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire (TSCG) établit que les déficits nationaux ne doivent pas dépasser 3 % du produit intérieur brut (PIB) et que la dette publique nationale doit être inférieure à 60 % du PIB. Ces dispositions, bien que non appliquées de manière stricte, limitent grandement les marges de manœuvres financières des États membres. Or les États ont les moyens de renouveler constamment leurs dettes et d’augmenter leurs recettes via un changement de fiscalité, par exemple en mettant à profit les couches les plus aisées de la population. Ne pas appliquer les dispositions du TSCG est donc primordial pour être en capacité de financer la transition énergétique. Il convient aussi de ne pas respecter les règles de la Commission encadrant les aides d’État. Ces règles limitent les possibilités qu’ont les États d’aider financièrement certains secteurs économiques. Dans le cas présent, elles limitent l’appui que peut apporter la puissance publique au développement des énergies renouvelables.

Un des avantages des énergies renouvelables – souvent laissé de côté – c’est le fait que par nature, la ressource ne peut pas être privatisée. Contrairement au pétrole, au charbon, au gaz ou à l’uranium, le vent et le soleil sont accessibles à tous[12]. Remettre en cause l’extraction des combustibles fossiles, c’est donc s’attaquer aux monopoles des grandes entreprises énergétiques – même si celles-ci peuvent garder le contrôle de la production. Selon les Nations unies, le système énergétique représente un cinquième de l’économie mondiale. Les réserves prouvées de combustibles figurent au capital des entreprises et des États extractivistes. Remplacer les combustibles fossiles par des énergies renouvelables, c’est refuser d’exploiter ces réserves et par conséquent renoncer à du capital et des promesses de profit[13]. En ardent défenseur de la course aux profits et des intérêts des grandes entreprises transnationales, l’UE ne peut contester cette logique implacable.

Prendre le pouvoir énergétique

Mettre en place une politique à même de répondre aux défis climatiques n’implique pas uniquement de s’attaquer aux règles économiques de l’UE. Il faut aussi remettre en cause les règles qui empêchent la participation des citoyens et le contrôle démocratique. Les différents paquets Énergie, notamment le troisième, adopté en 2009, ont profondément libéralisé le secteur à travers la mise en place du marché intérieur de l’énergie. La plupart des grands groupes nationaux ont été privatisés. Outre le fait que les privatisations se traduisent généralement par une détérioration des conditions de travail, elles privent l’État de moyens pour orienter les politiques énergétiques et défendre l’intérêt général.

Désobéir aux directives régissant le marché du gaz et de l’électricité est ainsi nécessaire pour que les entreprises énergétiques repassent dans le giron public. Mais cela ne veut pas dire automatiquement un retour au modèle des grands champions nationaux d’après-guerre. Déclarer l’énergie comme un bien commun ouvre d’autres portes : des grandes entreprises gérées au niveau national par l’Etat peuvent coopérer avec des entreprises gérées au niveau municipal et local. Ses entreprises peuvent prendre la forme de coopératives administrées directement par leurs membres. Rapprocher les lieux de production et de consommation d’énergie permet à la fois d’impliquer les citoyens et de réduire les pertes dues au transport de l’électricité sur de grandes distances.

La participation des citoyens à la transition écologique est un facteur clé de sa réussite. Les changements profonds du système productif doivent se faire avec et pour les citoyens. Les grandes orientations comme la gestion quotidienne des coopératives doivent faire l’objet de formes de participation nouvelles,  ouvertes au plus grand nombre. Démocratiser en profondeur le système énergétique, c’est autant une exigence démocratique que la garantie d’un processus de transformation accepté et partagé. Pour que de tels changements aient un impact positif sur l’environnement et le climat, ils doivent être nécessairement coordonnés au niveau européen et mondial – le réchauffement climatique ne connaît pas de frontières. La coopération entre les différentes forces progressistes prêtes à désobéir aux règles imposées par l’UE est un premier pas vers une société respectueuse de la terre et de ses habitants.

Crédits photo : Flixabay

[1]Pour voir l’ensemble des mesures proposées par la Commission européenne : https://ec.europa.eu/energy/en/news/commission-proposes-new-rules-consumer-centred-clean-energy-transition

[2]La France est à la traine en la matière. Selon Eurostat, fin 2016, la consommation finale d’énergie provenant de sources renouvelables n’était que de 16%, en dessous de la moyenne européenne (17%) et loin des objectifs fixées pour 2020 (23%) et 2030 (provisoirement 32%)

[3] Concernant l’efficacité énergétique, la Commission a proposé 30% quand le Parlement a voté 35% en janvier 2018 et le Conseil 27%. Concernant les renouvelables, la Commission a proposé 27%, le Parlement 35% en janvier 2018 et le Conseil 27%. Ces deux textes doivent encore entre négociés entre les trois institutions en trilogue.

[4]https://350.org/why-we-need-to-keep-80-percent-of-fossil-fuels-in-the-ground/

[5]Scénario négaWatt: https://negawatt.org/Scenario-negaWatt-2017-2050

[6]Le prix de la tonne carbone est actuellement aux environs de 8€ alors que plusieurs études considèrent que pour que le marché soit efficient, le prix devrait atteindre au moins 40 à 80 dollars en 2020. https://www.rtbf.be/info/economie/detail_climat-un-rapport-plaide-pour-une-forte-hausse-du-prix-du-carbone?id=9619473

[7] Pour le détail de l’accord : https://www.euractiv.com/section/emissions-trading-scheme/news/parliament-rubber-stamps-eu-carbon-market-reform/

[8] Il est vrai que le gaz naturel émet beaucoup moins de CO2 que le pétrole ou le charbon. Toutefois l’UE dans ces calculs ne prend pas en compte les émissions de méthane. Or, si l’on considère tout le cycle de vie, le gaz naturel émet de grande quantité de méthane, un gaz qui a un pouvoir calorifique 86 supérieur au CO2 sur les 20 premières années. Le gaz est donc loin d’être aussi propre qu’annoncé. https://www.foeeurope.org/sites/default/files/shale_gas/2016/foee_briefing_-_gas_winter_package_final_en.pdf

[9]Principalement des projets de stockage du gaz et des gazoducs. http://www.counter-balance.org/wp-content/uploads/2017/11/NGOreport_EFSI_Nov2017.pdf

[10] Ces facilités administratives permettent de contourner plus facilement la législation environnementale sur les impacts directs des projets. En France le gazoduc Eridan qui doit relier Fos-sur-Mer à Dunkerque a obtenu le statut de Projet d’intérêt commun.

[11] Ce qui implique de diminuer en parallèle notre consommation d’énergie via l’amélioration de l’efficacité énergétique et la mise en avant de la sobriété énergétique. L’énergie nucléaire ne peut être considérée comme une source d’énergie renouvelable.

[12] Pour l’eau la situation est différente puisque sa gestion peut être confiée au privé.

[13] Pour aller plus loin, Daniel Tanuro, « L’impossible capitalisme vert ? » Pourquoi? : http://www.lcr-lagauche.org/limpossible-capitalisme-vert-pourquoi/

La Biélorussie en recherche d’identité et de souveraineté

Plus de 25.000 personnes à Minsk pour célébrer les cent ans de la déclaration d’indépendance de la République Populaire de Biélorussie (25/03/2018)

Par son drapeau, ses emblèmes, ses immenses usines de tracteurs, ses sovkhozes, sa grisaille urbaine, ses fonctionnaires impassibles et son président autoritaire Alexandre Loukachenko, la Biélorussie conserve beaucoup de la République Soviétique qu’elle fut entre 1919 et 1991. Et pourtant, un vent nouveau semble souffler sur le pays.   

En ce 25 mars 2018, sous le ciel bleu, une fois n’est pas coutume, de Minsk, sa capitale, vingt cinq mille personnes se réunissaient dans une ambiance de liesse populaire. Elles fêtaient les cent ans de la République Populaire qui déclara l’indépendance de la Biélorussie d’une Russie bolchévique alors en proie à la guerre civile.

Voilà un siècle en effet que ces quelques trois-cent milles km2 de forêt, de marécage et de tourbes, coincés aux confins de la Pologne et de la Russie, se déclarèrent libres et souverains : l’aboutissement d’une renaissance culturelle et politique, à la fois nationale et sociale, entreprise quelques années plus tôt[1]. Cela fut de courte durée. Les troupes d’occupation allemandes qui avaient toléré cette déclaration d’indépendance, mais qui n’étaient pas allées jusqu’à la reconnaître, se retirèrent après l’armistice (fin 1918). Dès le 10 janvier 1919, les bolchéviques investirent Minsk pour fonder la République Socialiste Soviétique de Biélorussie, république fondatrice de l’URSS, avec les RSS d’Ukraine, de Russie et de Transcaucasie.

https://www.kp.by/
Emblêmes de la Biélorussie

C’est de cet héritage soviétique que M. Loukachenko s’est jusqu’alors toujours revendiqué. Porté au pouvoir en 1994 par les premières élections présidentielles libres de l’histoire du pays, Alexandre Loukachenko écrase la « deuxième renaissance biélorusse ». Celle-ci voyait, à l’instar de la Lituanie voisine, une partie de la population, particulièrement l’ouest du pays et les grandes villes, revendiquer fièrement son passé non-russe et non-soviétique, sa langue et ses emblèmes : le drapeau rouge et blanc qui fut d’abord celui de la République populaire de 1918, et la Pagonie, le blason du Grand Duché de Lituanie[2]. Elle envisageait, à l’image des autres pays de la région, un avenir démocratique et européen, loin d’une Russie associée au despotisme.

Grâce à ses virulentes dénonciations de la corruption et à son discours social en faveur des « gens du commun » Alexandre Loukachenko l’emporte haut la main avec plus de 80% des voix au deuxième tour. Il fit particulièrement le plein de voix dans l’est du pays, région dont il est originaire, grâce au ressentiment de cette population essentiellement russophone, profondément attachée à l’URSS et sceptique vis-à-vis d’un renouveau national qui n’est pas le sien[3].

Coup sur coup, par référendum, il rétablit le statut officiel de la langue russe[4], le drapeau rouge et vert de la République soviétique et déplace la fête nationale du 27 juillet, jour de la déclaration de souveraineté en 1990, au 3 juillet, date de l’entrée victorieuse des troupes soviétiques à Minsk en 1944. Rapidement, le drapeau blanc et rouge ainsi que le blason du Grand Duché sont interdits. Partisan de la restauration d’une Union russo-biélorusse (dont il espérait prendre la tête grâce à sa grande popularité dans une Russie alors en pleine déconfiture), M. Loukachenko rejette tout nationalisme biélorusse. Il lui préfère un certain patriotisme soviétique : celui qui célèbre la République soviétique de Biélorussie comme vitrine (industrielle) du socialisme et comme « Peuple-Héros » (narod geroya) face à l’occupant nazi[5]

« Le Président lui-même a souligné l’importance à ses yeux des valeurs qui furent celles de la République de 1918 : indépendance nationale et justice sociale. Le vent tourne, et depuis quelques années, le discours du président n’est plus le même.»

Pourtant en ce 25 mars 2018, les drapeaux blancs et rouges, qui servent d’emblèmes à l’opposition nationaliste, flottaient sur la foule qui reprend en cœur des chansons biélorusses. A côté, les OMON (forces de sécurité) semblent bien impassibles, eux qui pourtant ont l’habitude, chaque 25 mars, d’affronter quelques centaines de jeunes démocrates-nationalistes venus bravés l’interdiction de manifester. L’année précédente, plus de cent manifestants n’avaient-ils pas été arrêtés[6] ?

Pourtant, pas de nouveau Maïdan à signaler dans une Biélorussie encore solidement contrôlée par le pouvoir. Cette année, la célébration prend place avec le soutien actif de la municipalité de Minsk. En même temps, de nombreuses expositions, conférences dans les universités et articles dans les médias gouvernementaux sont consacrés à ce centenaire. Le Président lui-même a souligné l’importance à ses yeux des valeurs qui furent celles de la République de 1918 : indépendance nationale et justice sociale. Le vent tourne, et depuis quelques années, le discours du président n’est plus le même.

Loukachenko :Nous avons commis une erreur majeure dans notre politique étrangère : nous avons volé d’une seule aile”.

Dès l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir en 2000, M. Loukachenko doit renoncer de facto, à son projet de fusion avec la Russie et se résigner à n’être « que » Président de la Biélorussie. A partir du milieu des années 2000, deux crises pétro-gazières successives (2004 et 2006) lui font comprendre clairement le risque que représente pour la souveraineté biélorusse (et donc son propre pouvoir) un alignement trop inconditionnel sur Moscou : « Nous avons commis une erreur majeure dans notre politique étrangère : nous avons volé d’une seule aile ». Ainsi dès 2008, la Biélorussie s’illustre par une position de non-alignement lors de l’invasion russe de la Géorgie.

Mais l’élément déclencheur du néonationalisme biélorusse est l’intervention russe en Ukraine en 2014. Si la Russie est pour la Biélorussie une « nation sœur », l’Ukraine en est, sur bien des points, plus proche culturellement[7] et cela explique en partie sa position de neutralité. Celle-ci présente aussi l’avantage de faire apparaître la Biélorussie non plus comme « la dernière dictature d’Europe », mais comme un bienveillant faiseur de paix lors de la signature des accords de Minsk en 2014 et 2015.

L’intervention russe, au mépris du droit international, fait aussi prendre conscience au Président biélorusse la fragilité de son pouvoir, sur lequel pèse toujours le risque d’un coup d’Etat de palais, plus menaçant qu’un hypothétique Maïdan libéral. L’annexion de la Crimée lui démontre que la Russie n’hésiterait pas à prendre par la force une terre qu’elle considère comme sienne dans le cas où celle-ci souhaiterait se détacher de son influence ; et pour le Kremlin, la Biélorussie est part intégrante du « rousskiy mir », le « monde russe », voué à une communauté de destin avec la Russie.

« L’objectif du pouvoir est d’affermir l’identité nationale biélorusse dans une population qui parfois se sent d’abord et avant tout russe. »

Accélérant un mouvement de fond qui prend place déjà depuis presque dix ans[8], M. Loukachenko applique une politique de « biélorussisation douce ». Il s’agit d’accroitre les marges de manœuvres souveraines du pays : au niveau international par une politique de diversification diplomatique et économique avec l’Union européenne, les relations sont au plus haut depuis 1994, ainsi qu’avec la Chine ou la Turquie[9], comme au niveau national par un renouvellement des cadres et un contrôle accru sur les médias russes, vecteurs d’influence majeurs dans le pays.

Carte de la Biélorussie

La nouvelle politique de défense biélorusse, publiée en juillet 2016, désigne, sans la nommer, la Russie comme menace potentielle au même titre que les pays occidentaux, et prend en considération les risques de guerre « non conventionnelle » sur le modèle ukrainien. Les unités de défenses territoriales (territorial’naia oborona) sont ainsi renforcées pour atteindre un potentiel de 120.000 soldats sous le contrôle direct des gouverneurs régionaux, beaucoup plus fidèles qu’un état-major militaire suspect de sympathies pro-russes (la plupart des officiers biélorusses ont été formés en URSS et lorgnent vers Moscou). Il s’agit de rendre tangibles les menaces qu’avait fait Loukachenko lorsqu’il avait précisé qu’en cas d’annexion de la Biélorussie, l’envahisseur aurait à faire face à une « guerre de Tchétchénie puissance 100 ».

L’objectif du pouvoir est également d’affermir l’identité nationale biélorusse dans une population qui parfois se sent d’abord et avant tout russe. Cela passe notamment par la construction d’un grand récit national mêlant l’histoire russe et soviétique à certains épisodes historiques pré-russes (Principauté de Polotsk, IX-XIe siècles, Grand-Duché de Lituanie, XII-XVIIIe siècles) voir antirusses (soulèvement de Kostas Kalinovski en 1863 contre l’Empire tsariste, République Populaire Biélorusse en 1918). Ainsi, en juillet 2017, Loukachenko évoque pour la première fois les « mille ans de la culture biélorusse ». Il s’agit également de promouvoir la langue biélorusse, qui en tant que symbole d’opposition a été marginalisée durant les vingt dernières années. Pour la première fois en juillet 2014, Loukachenko prononce un discours entièrement en biélorusse. Plus encore, la culture biélorusse est mise à l’honneur en 2016, déclarée « Année de la Culture » par les autorités.

« Malgré la domination écrasante du russe comme langue d’usage dans les grandes villes, les Biélorusses cultivent leurs différences. »

http://radiokultura.by/ru/node/1014
Jour des Vyshivanki (chemises traditionnelles) à Minsk

La perte de la signification partisane de ces symboles nationalistes permet à une population beaucoup plus large de s’en saisir. Une réappropriation du folklore biélorusse est visible, notamment dans une jeunesse urbaine remarquablement dynamique chez qui le port de la chemise en chanvre traditionnelle (vyshivanka) et la langue biélorusse sont devenus à la mode. En 2017, pour les 500 ans de l’impression par Francis Skoryna du premier livre en biélorusse, une mise en avant de la littérature nationale et une forte activité éditoriale de traduction de livre et de films étrangers en biélorusse prend place.

Preuve que ce mouvement dépasse la simple initiative du pouvoir, de nombreuses entreprises, locales comme internationales, surfent sur cette vague en multipliant les publicités en langue biélorusse ainsi que les références à la culture nationale. Ces entreprises cofinancent depuis 2010 un festival annuel de publicité et de communication en biélorusse (« Adnak »).

Publicité en biélorusse de McDonalds pour des plats traditionnels

Malgré la domination écrasante du russe comme langue d’usage dans les grandes villes, les Biélorusses cultivent leurs différences : ils seraient « plus pacifiques, plus polis, plus patients, plus propres, plus travailleurs » que les Russes, « plus Européens » en quelque sorte.

Néanmoins, quelques jours après ses déclarations positives sur la République Populaire de Biélorussie, M. Loukachenko y met un bémol : il précise que s’il faut étudier cet évènement historique, il n’y a pas de quoi en être particulièrement fier. Si la volonté de construire une nation indépendante était louable, le Président critique le fait que pour cela les Biélorusses se « soient jetés sous la botte du Kaiser »[10]. 1918-2018, comme une mise en garde contre un trop grand rapprochement avec l’Union européenne ou avec l’OTAN qui pourrait représenter une menace tout aussi importante pour la souveraineté biélorusse et pour son pouvoir personnel. Comme un clin d’œil à Moscou également : la Biélorussie se négocie des marges de manœuvres, certes, mais elle connait les limites à ne pas franchir. Elle reste, en dernière instance, l’allié fidèle du « grand frère russe ». Le jeu d’équilibriste de la jeune nation biélorusse et de son Président n’est pas près de se terminer.


[1] En 1906 paru le journal Nasha Niva, dans lequel publièrent tous les grands noms de la littérature biélorusse naissante, notamment Yanka Kupala (1882-1942) et Maxime Bogdanovitch (1891-1917). En 1903, le Parti Socialiste de Biélorussie est fondé, dans lequel on retrouve les chefs de file du mouvement littéraire.

[2] Grande puissance d’Europe centrale depuis le XIIIème siècle et unie à la Pologne à partir de l’Union de Krewo (1385), le Grand-Duché de Lituanie était, comme son nom ne l’indique pas, un Etat dont la majorité de la population et la langue officielle était le ruthène, c’est-à-dire l’ancêtre du biélorusse moderne.

[3] En cela, il est possible de constater qu’il existe en Biélorussie, d’une manière beaucoup plus diluée et moins conflictuelle, la même opposition qu’en Ukraine entre l’ouest tourné vers l’Europe et l’est orienté vers la Russie. La différence réside néanmoins dans le fait qu’en Biélorussie, le dernier groupe est largement majoritaire, et le russe domine absolument l’espace public.

[4] Statut à égalité avec la langue biélorusse qu’elle avait perdu en 1991. Dans les faits néanmoins, le russe est utilisé comme seule langue de l’administration.

[5] Disposant d’un territoire vaste, peu peuplé et difficilement contrôlable, le mouvement partisan fut en Biélorussie particulièrement fort, comptant jusqu’à près de 400.000 engagés en 1944. Au total, la Biélorussie perdit près de deux millions d’habitants lors de la guerre, soit près d’un quart de sa population, le taux le plus élevé au monde.

[6] BBC Russie, Protesty v Den’ Voli v Minske : sotni zaderjanyx, 25 mars 2017

[7] Biélorusses et Ukrainiens partagèrent, sous le nom de ruthène, le même destin à l’intérieur du Grand Duché de Lituanie, tandis que les Russes étaient sous dominations tatare (XIII-XVe siècles). Il en découle par exemple que les langues biélorusses et ukrainiennes sont plus proches l’une de l’autre qu’elles ne le sont du russe.

[8] On peut évoquer notamment la politique menée par Pavel Latouchka, Ministre de la Culture entre 2009 et 2012 et depuis 2012 ambassadeur à Paris. Il a notamment financé la rénovation/reconstruction des châteaux princiers de Mir et de Nesvitch et mis à l’honneur la culture biélorusse. Avec lui, une nouvelle génération d’hommes politiques, plus détachée affectivement de la Russie et de l’URSS, et plus attaché à la culture et à la souveraineté biélorusse, est en train d’émerger, notamment dans le Ministère des Affaires Etrangères.

[9] Ioula Shukan, La Biélorussie après la crise ukrainienne : une prudente neutralité entre la Russie et l’Union européenne ? Etudes de l’IRSEM, 50, mars 2017

[10] Belta, Lukachenko o BNR, 20 mars 2018

A Liverpool, le Labour est déchiré par le Brexit

Des militants Labour en faveur d’un second référendum à Liverpool.

“Love Corbyn, Hate Brexit”, “Demand a People’s Vote”, “Bollocks to Brexit”, crient-ils devant chacune des entrées des différents évènements qui ont lieu dans le cadre du congrès annuel du Labour Party à Liverpool. Ces militants en faveur d’un second référendum, bien que parfois contredits par certains des participants, ont réussi l’objectif qu’ils s’étaient fixé: leur demande a désormais sa place dans le programme officiel du parti d’opposition. À une écrasante majorité, les délégués de la convention travailliste ont en effet approuvé le principe d’une campagne pour un nouveau vote, dont les termes ne sont cependant pas définis, si le plan de Theresa May est rejeté au parlement et si une nouvelle General Election n’a pas lieu.


Il faut dire que, ces derniers jours, tout s’est accéléré brutalement : après 18 mois de négociations du gouvernement May et un changement de cap en juin dernier qui a causé la démission de plusieurs ministres, le “Chequers Deal” voulu par la Première ministre britannique s’est vu opposer une fin de non-recevoir très claire par ses “partenaires européens” le jeudi 20 septembre à Salzbourg. Dès lors, c’est vers le Labour que tous les yeux se sont tournés, au point que Michel Barnier, le négociateur en chef du Brexit pour l’UE, rencontrera Jeremy Corbyn ce jeudi, et se prépare ainsi à un possible changement d’interlocuteur côté britannique. Comme l’a dit Paul Mason, journaliste, écrivain et réalisateur, en citant Napoléon, lors d’une conférence sur la question : “Il ne faut pas interrompre son ennemi quand il commet une erreur”, avant d’ajouter “mais il faut aussi savoir passer à l’offensive lorsque cela s’avère nécessaire.” Or, Theresa May étant constamment contredite par les membres de son propre parti, incapable de satisfaire les exigences des négociateurs européens, et désavouée par l’élection de juin 2017, il était temps pour le Labour d’adopter une position définitive sur le sujet. Certes, le parti a déjà une position officielle : rester dans l’union douanière et poursuivre la participation du Royaume-Uni aux agences européennes de toutes sortes ; mais celle-ci est loin de faire l’unanimité. En effet, ce scénario “Norway+” soumettrait le Royaume-Uni  aux directives européennes néolibérales sans lui offrir la possibilité de participer à leur écriture, conduisant beaucoup de militants à lui préférer un maintien pur et simple dans l’UE. Les appels de la base militante ne pouvant plus être ignorés – 86% des membres soutiennent un nouveau vote selon un récent sondage -, comme ce fut le cas l’an dernier à Brighton, Corbyn a donc dû accepter de se ranger derrière la décision de son parti.

Alors que Theresa May est en position de faiblesse, le parti conservateur est sur le point de basculer aux mains de la droite extrême de Boris Johnson et de Jacob Rees-Mogg dès avril prochain, sitôt qu’une sortie de l’UE sans accord aura eu lieu. Face à cette perspective inquiétante, les militants pour un maintien dans l’UE, ou favorables à une relation très proche avec celle-ci, ont donc focalisé leurs efforts sur le parti travailliste. Très populaire auprès des jeunes, qui avaient largement plébiscité le remain (le maintien), le Labour a jusqu’ici pris soin de ne pas remettre en cause le résultat de Juin 2016. Aujourd’hui, cela est bien plus incertain.

“L’activité économique est d’ores et déjà atone, non pas uniquement par crainte d’un ‘no deal’ (une sortie sans accord), mais en raison de l’austérité budgétaire très forte et du manque d’investissement dans l’économie réelle par la sphère financière. Dans tous les cas, un vrai effort d’investissement, dans lequel l’État a un rôle primordial à jouer, est donc nécessaire.”

Pour de nombreux militants en faveur d’un second référendum, c’est avant tout la question économique qui prime. “Si nous sortons de l’UE, nous entrerons dans une grave récession, et toutes les politiques sociales que nous défendons ne pourront plus être financées”, explique Ann, militante Labour pour un “People’s Vote”, avançant un argument que l’on entend fréquemment au détour des conversations. Ces militants estiment d’ailleurs que de nombreux pro-leave (favorables à une sortie de l’UE) réalisent désormais quels sont les risques d’une sortie pour leurs emplois et leurs revenus, et, en conséquence, changent d’avis. Le vent aurait donc tourné. En effet, le Royaume-Uni est très intégré dans l’économie européenne et sa forte tertiarisation le rend dépendant de nombreuses importations de produits manufacturés. Néanmoins, il est à noter que l’activité économique est d’ores et déjà atone, non pas uniquement par crainte d’un “no deal” (une sortie sans accord), mais en raison de l’austérité budgétaire très forte et du manque d’investissement dans l’économie réelle par la sphère financière. Ainsi, l’économie britannique a la plus faible productivité horaire parmi les pays du G7, faute d’avoir investi dans l’amélioration de sa production industrielle comme l’a fait l’Allemagne par exemple. Dans tous les cas, un vrai effort d’investissement, dans lequel l’Etat a un rôle primordial à jouer, est donc nécessaire.

Mais bien que les risques économiques soient importants, le Brexit demeure avant tout une question politique. Les pro-référendum estiment que celui de 2016 est, au moins partiellement, illégitime, car la campagne du leave était entièrement bâtie sur des mensonges. De plus, ajoutent-ils, ce vote est seulement indicatif officiellement. Pourtant, avec environ un tiers d’électeurs Labour ayant voté leave et les deux tiers des circonscriptions actuellement représentées par le parti travailliste à Westminster ayant opté pour la sortie de l’UE, le parti marche sur des oeufs. La corrélation entre l’âge, le fait de vivre ou non dans une grande métropole et l’évolution de l’activité économique au cours des dernières décennies, avec le vote Brexit est frappante. Les militants d’un “People’s Vote”, pour la plupart encore étudiants et originaires de grandes métropoles, incarnent le nouveau visage du parti, mais pas celui de tous ses électeurs. Or, le Labour dépend également beaucoup du vote des classes populaires des régions délaissées du Nord, du centre et du Sud-Ouest de l’Angleterre, mais aussi des autres zones déshéritées du reste du pays. Bien qu’une large part de cet électorat apprécie Jeremy Corbyn et sa défense intangible de l’Etat-providence et des services publics, la défense d’un second référendum par le parti risque de lui coûter très cher.

“Avec environ un tiers d’électeurs Labour ayant voté leave et les deux tiers des circonscriptions actuellement représentées par le parti travailliste à Westminster ayant opté pour la sortie de l’UE, le parti marche sur des œufs.”

En effet, le vote leave était avant tout motivé, non pas tellement par la volonté ferme de quitter l’UE, mais par celle de reconquérir la souveraineté populaire rendue impossible par Bruxelles et d’envoyer un message d’exaspération à toute la classe politique. En ce sens, l’organisation d’un second référendum achèverait sans aucun doute d’annihiler le peu de confiance qui demeure vis-à-vis du monde politique. Si les pro-référendum considèrent que cela permettrait aux Britanniques d’accepter ou de rejeter l’accord final, ou de lui préférer le maintien dans l’Union, mettant ainsi en avant le caractère “encore plus démocratique” du vote qu’ils proposent, il n’est pas sûr que cela ne soit du goût des Brexiters.

Au-delà de la question du calendrier – est-il possible de définir les termes d’un second vote clairement et de mener une campagne suffisamment longue avant même que le Brexit n’ait eu lieu ? – c’est surtout l’impact politique qu’aurait un second référendum qui est à analyser de près. La simple annonce d’un tel vote ranimerait instantanément le UKIP de Nigel Farage dont la quasi-disparition est l’une des rares bonnes nouvelles des deux dernières années. Ensuite, il est fort probable que les Tories, trop heureux de disposer d’un point de discorde avec le Labour qui soit à leur avantage, ne manqueraient pas l’opportunité de se poser en grands défenseurs de la souveraineté populaire et, par la même occasion, de faire oublier l’austérité catastrophique qu’ils imposent au pays depuis huit ans. Tous ou presque dénonceraient ce nouveau vote comme une atteinte à la démocratie.

Quant au Labour, à juger de ses fractures actuelles sur la question, il risque de sortir encore plus déchiré que renforcé par un tel scrutin. Il est probable que certains membres du parti se saisissent de l’occasion pour exprimer pleinement leur avis, certains contre tout accord mettant en danger la mise en place des politiques économiques qu’ils défendent, d’autres pour un maintien dans l’UE. Ces derniers pourraient alors faire campagne aux côtés des Libéraux-Démocrates de Vince Cable, un parti pro-business qui a activement participé aux politiques d’austérité de David Cameron entre 2010 et 2015.

Pour quel résultat ? Si un second référendum était organisé, nombreux sont ceux qui y verraient une manoeuvre des élites politiques pour légitimer leur projet de rester dans l’UE, et qui s’opposeraient donc, par principe, non seulement au remain, mais au référendum et à sa légitimité même. Dans le contexte de rejet de la classe politique que connaît le pays, cela a toutes les chances de conduire à une majorité de votes leave encore plus écrasante. Et quand bien même le remain gagnerait? Qui pourrait alors s’opposer à un troisième référendum ? Il apparaît clairement qu’un nouveau vote sur le Brexit ne ferait qu’aggraver la situation politique du pays.

Sauf exceptions, les soutiens d’un “People’s Vote” ne se font aucune illusion sur la réalité profondément antidémocratique et néolibérale de l’UE et l’obstacle que celle-ci représenterait pour la mise en place de politiques sociales, des renationalisations ou même un contrôle des capitaux. Mais celle-ci, arguent-ils, peut évoluer en une forme plus sociale et progressiste si la pression politique et populaire est suffisamment importante et coordonnée au niveau européen. Un projet utopique défendu becs et ongles par Jack: “On nous a déjà dit que le projet de Corbyn était irréaliste il y a quelques années, et regardez où on en est aujourd’hui !”.

Et si l’utopie n’était pas plutôt d’oser sortir de l’Union, de ses diktats, de sa sacro-sainte mobilité du capital et de ses accords de libre-échange ? Et s’il était au contraire possible d’en profiter pour enclencher un vaste programme de nationalisations, de réindustrialisation et de purge de l’économie financiarisée ? Et pourquoi serait-il impossible de maintenir une coopération culturelle, éducative, scientifique ou encore spatiale avec les autres pays européens en dehors du cadre de l’UE ? Le Royaume-Uni, pionnier du néolibéralisme et actif promoteur de celui-ci au niveau de l’UE pendant de nombreuses années, est aujourd’hui peut-être en passe d’élire le premier gouvernement de gauche radicale du continent, débarrassé du carcan des traités européens. Voilà de de quoi faire cogiter les travaillistes britanniques encore longtemps.

“L’écologie est un paradigme nouveau qui bouscule les repères politiques” – Entretien avec Julien Bayou

https://fr.wikipedia.org/wiki/Julien_Bayou#/media/File:2016-06-PANTIN-EELV-CONGRES-BEST_(59).jpg

Julien Bayou est porte-parole d’Europe-Ecologie-les-Verts et auteur d’un livre intitulé Désobéissons pour sauver l’Europe, paru récemment aux éditions Rue de l’échiquier. Il y critique aussi bien les partisans de l’Europe libérale actuelle que les solutions eurosceptiques ou souverainistes. Européen résolu, il estime que les défaillances de l’Union Européenne actuelle ne doivent pas pousser les mouvements écologistes et progressistes à jeter le bébé avec l’eau du bain. Il s’est rendu à l’université d’été de LVSL, au cours de laquelle il a confronté son point de vue avec celui de Coralie Delaume, Manuel Bompard et Raoul Hedebouw [retrouvez ici la vidéo de cette table-ronde, intitulée “l’Europe, mère des discordes”]. Nous prolongeons ici cette discussion.


LVSL – On a parfois du mal à cerner l’identité politique d’EELV. Jean-Vincent Placé vous avait accusé d’être responsable de sa “dérive gauchiste”. Peut-on dire que votre accès à des responsabilités au sein d’EELV a coïncidé avec une inflexion à gauche de ce parti? Comment définiriez-vous sa ligne idéologique présente ?

Julien Bayou – L’écologie en tant que mouvement politique est à la croisée des chemins. Le temps de l’alerte est pour partie révolu. La prise de conscience a franchi un cap suffisant pour que la préservation du climat et du vivant soit un sujet politique, certes maltraité, mais permanent. Avec les accords de Paris, on a enfin reconnu à la Planète, en tant qu’écosystème en crise, un poids politique à part entière, capable de peser sur les choix des sociétés humaines. Le bouleversement n’est pas anodin.

Certaines nations – je pense aux Etats-Unis de Trump – ont pour l’heure tourné le dos à cette réalité, et certaines forces économiques et politiques se déchaînent pour que la transition écologique et la redistribution des cartes économiques qu’elle implique n’aient pas lieu.

Face à ces résistances, notre mouvement doit évoluer. Toujours lanceurs d’alerte, aux côtés de la société civile mobilisée, nous avons également besoin de construire un mouvement capable de prendre le pouvoir pour mieux le mettre au service de la transition écologique. L’écologie est devenue, grâce à des générations de militantes et militants dont on s’est si facilement et injustement moqués, une option politique. Notre objectif est d’en faire une option populaire, majoritaire, transformatrice.

Alors pour revenir à votre question, je n’ai pas été porteur d’une “dérive gauchiste”. Ce que certains ont dénoncé, avec des termes caricaturaux pour mieux préparer leur ralliement opportuniste au gouvernement Valls, c’est le souci de ne plus traiter l’écologie comme une niche, ou d’envisager séparément urgences environnementale et sociale.

La question centrale du 21e siècle, c’est la finitude des ressources et la question climatique : nos modes d’organisations aveuglément productivistes, violemment inégalitaires avec les humains et destructeurs avec les écosystèmes, menacent la survie même de l’humanité. Les inégalités sociales renforcent les inégalités environnementales – et inversement – et désagrègent nos sociétés. Notre rapport quasi-colonialiste à la nature, que l’on pollue, privatise, bétonne, méprise, crée les conditions de la 6ème extinction. Ce péril en marche appelle un élargissement des engagements pour l’émancipation et l’égalité des droits à toutes les formes de vivant, présentes et futures. Pour éviter l’effondrement, nous avons besoin d’un nouveau projet pour une société apaisée, coopérative et durable, pleinement conscience de son appartenance et interdépendance à la nature.

C’est un paradigme nouveau, qui bouscule les repères des grandes familles politiques qui ont façonné l’opinion durant plus d’un siècle. Elle étend l’idée de solidarité développée par la gauche à l’ensemble du vivant et aux générations futures. En même temps, elle prolonge le principe de responsabilité individuelle cher à la droite en en faisant un devoir personnel de comportement respectueux des biens collectifs et de la nature. Elle interpelle toute les familles de pensées qui se sont forgées dans un monde infini pour libérer la notion de développement de l’illusion productiviste et croissanciste. En conjuguant innovation et tradition, nature et société, espérance transnationale et attachements territoriaux, le projet écologiste construit un clivage politique nouveau, par delà les seuls clivages du 20ème siècle, qui malgré l’explosion des appareils politiques, restent dominants aujourd’hui.

Aujourd’hui, nous manquons d’un mouvement populaire de l’écologie qui soit capable de faire avancer ensemble des engagements qui sont divers mais complémentaires, des protecteurs de l’Ours dans les Pyrénées aux parents soucieux de la santé de leur enfants, à celles et ceux qui s’opposent aux pollutions des incinérateurs systématiquement installés dans les quartiers populaires, aux mouvements qui demandent la fin de la guerre fiscale fratricide que se mènent les européens.

LVSL – Un an après la prise de pouvoir d’Emmanuel Macron, quel bilan tirez-vous de sa politique écologique ?

Julien Bayou – Un an après, l’illusion écologiste de Macron a pris fin. Avec la démission de Nicolas Hulot, plus personne ne croit que ni le président, ni le gouvernement, ni la majorité ne sont écologistes. 15 mois durant, le président a repris l’essentiel des mots de son ministre de l’écologie pour mieux retarder une mise en acte qui contrevient à son projet véritable: la privatisation et la mise en concurrence accélérée de la société. Dans cette situation, Nicolas Hulot paraissait bien seul. Difficile de savoir si les quelques arbitrages positifs qu’il a obtenus, Notre-Dame-des-Landes par exemple, l’auraient été ou non sans lui. Ce que je sais, c’est que tous les arbitrages perdus l’ont été par manque de rapport de force. Nicolas Hulot n’avait pas de troupes. Il lui a notamment manqué un mouvement politique écologiste clairement organisé.

Car après un an, c’est aussi l’illusion selon laquelle tous les partis pourraient être écologistes qui a volé en éclat. En 2017, beaucoup de sympathisants écologistes ont voté Macron pensant que cela ferait avancer les choses. Je crois que nombre d’entre eux en sont revenus. Nous en verrons probablement les prémices dès les élections européennes, car les gens se diront que le meilleur moyen de donner de la force à l’agenda écologiste, c’est de voter pour une liste 100% écolo plutôt que pour un mouvement “pochette surprise” où l’on ne sait pas si on vote pour un écolo ou un pro-nucléaire, un protecteur des abeilles ou de Monsanto, un défenseur de l’intérêt général ou du 1%. Mais la fin de l’illusion ne signifie pas qu’il suffit de continuer comme avant pour agréger les volontés. Je suis convaincu que nombre de personnes sont disponibles pour rejoindre une nouvelle aventure politique pourvu qu’une offre politique nouvelle, celle d’un mouvement populaire de l’écologie, soit formulée. Le succès de la marche pour le climat du 8 septembre, à Paris comme ailleurs en France, en est un indicateur.

LVSL – Vous faites de la défense de l’environnement un cheval de bataille, et êtes dans le même temps un défenseur résolu du projet européen. L’Union Européenne joue dans l’ensemble un rôle négatif dans la lutte contre le réchauffement climatique et la pollution – la proximité de son agenda avec celui des grandes multinationales n’est plus à démontrer. Comment espérez-vous concilier les réformes écologistes que vous prônez avec le respect des exigences européennes ?

Julien Bayou – Nous ne remporterons pas la bataille du climat et de la biodiversité dans un seul pays, chacun dans son coin. La bataille que je propose de mener dans “Désobéissons pour sauver l’Europe” a pour seul objectif de reprendre le contrôle du vaisseau Union Européenne et d’en faire l’outil d’une forme de souveraineté transformatrice, par la transition écologique, au service du plus grand nombre.

Mais avant de préciser mon propos, il me semble nécessaire de nuancer votre question pour que nous ne nous trompions pas de cible. Malheureusement, les grandes multinationales n’ont pas seulement un accès privilégié à Bruxelles, mais aussi à Paris et dans toutes les capitales nationales. Ce serait une erreur d’analyse dramatique que de penser qu’il suffirait de décapiter l’Union Européenne pour mettre fin à la captation oligarchique qui abîme nombre de démocraties. Il suffit de penser à la proximité qui existe depuis des décennies entre le gouvernement français et le secteur nucléaire ou bancaire français. Et combien de fois a-t-on vu le ministre français se comporter à Bruxelles comme un VRP de ses champions nationaux, contre tout intérêt général? C’est la France qui a asséné le coup de grâce à la séparation bancaire en Europe.

Il serait également faux de dire que l’UE joue un rôle particulièrement négatif en matière environnementale. L’UE est au diapason des ambiguïtés des principaux Etats Membres. Il y a même des avancées qui ont été obtenues à Bruxelles par le Parlement Européen où malgré sa taille limitée, un groupe comme celui des écologistes est capable de construire des majorités ponctuelles grâce à la pression publique, et cela malgré les réticences de plusieurs Etats membres. On peut penser à la directive Reach qui interdit des dizaines de substances toxiques, à la pêche électrique ou aux directives sur la pollution de l’air et des sols, au nom desquelles la France est régulièrement et très heureusement condamnée pour mauvaise application.

Pour répondre à votre question, je crois que c’est l’urgence d’agir pour le climat qui peut ouvrir la voie à une remise en cause du statu quo. Il y a une attente dans les opinions publiques car les effets du dérèglement sont malheureusement visibles : canicule, feux, sécheresse, pertes de récoltes…. Si nous réussissons à faire de ces questions le cœur des négociations et de la confrontation, je crois qu’il est possible de mettre les tenants du statu quo en minorité par rapport à leur propre électorat. Un des sujets que l’urgence climatique peut débloquer, c’est notamment celui des investissements. Des propositions commencent à émerger comme base de compromis entre les pays du Sud étouffés par les règles budgétaires, et les pays du Nord soucieux de ne pas payer pour les autres. Je pense à cette proposition des trois économistes Gael Giraud, Alain Grandjean et Mireille Martini sur le retrait du calcul des déficits les investissements verts soutenus par la très respectée Banque Européenne d’Investissement. C’est dans cette logique que Yannick Jadot propose un investissement de “100 milliards d’euros” par an à l’échelle européenne dans les énergies renouvelables.

LVSL – Vous avez soutenu l’arrivée au pouvoir de SYRIZA, ainsi que la lutte de Tsipras contre les réformes imposées par la Commission Européenne durant les six premier mois de son mandat. Comment jugez-vous son action politique depuis trois ans ? Son échec ne montre-t-il pas les limites de la stratégie que vous préconisez dans votre livre Désobéissons pour sauver l’Europe ?

Julien Bayou – La proposition de stratégie que je formule est justement née de leçons tirées de trois échecs: celui de François Hollande et sa stratégie de bon élève, celui d’Alexis Tsipras et de sa confrontation sans plan B, et celui de David Cameron et le chantage incontrôlable au Brexit, qui, chacun à leur façon, ont voulu ou prétendu faire bouger les lignes.

Sur le cas Tsipras, oui je l’ai soutenu jusqu’au bout et comme d’autres j’ai essayé de comprendre ce qui lui a manqué dans sa bataille avec une grande partie des élites européennes. Comme celles et ceux qui travaillent depuis 2015 sur un plan B, j’ai retenu une idée fondamentale, celle qu’il fallait pour tout progressiste en situation de gouverner se préparer à ce que personne ne cède. Dans Désobéissons pour sauver l’Europe, j’envisage ce scénario.

Et je dis ceci: il faut désobéir pour faire porter aux autres le poids de la violence politique, plutôt que de faire un chantage au Frexit qui renforce de tous les côtés les relents chauvins jusqu’à inexorablement provoquer la rupture. Mais au delà de la méthode, il faut également porter la confrontation sur ce qui rassemble les opinions publiques plutôt que de promouvoir les intérêts d’un seul pays sur des sujets qui divisent. D’où la proposition de mettre sur l’accent sur la transition énergétique – même les Polonais, pourtant dépendants du charbon, souhaitent que l’on accélère le développement des énergies renouvelables et plus de 80% des Allemands sont opposés au maintien du nucléaire français – et sur la lutte contre l’évasion fiscale qui là encore rassemble les deux tiers au trois quarts des opinions publiques tous pays confondus, tant en Irlande qu’en Estonie ou au Luxembourg.

Ainsi la confrontation s’engagerait dans une situation bien plus favorable : bon courage aux dirigeants allemands ou luxembourgeois qui voudraient sanctionner la France parce qu’elle mène une politique accélérée de sortie du nucléaire.

LVSL – En vue des élections européennes, on évoque une possible “union des gauches” qui rassemblerait la FI, le PCF, EELV et Génération-s. Cela supposerait de trouver un point d’accord, par-delà les différentes sensibilités de ces mouvements à l’égard de la question européenne. Pensez-vous que cela soit de l’ordre du possible ?

Julien Bayou – Je crois que les écologistes sont disponibles pour participer à une nouvelle aventure politique pourvue qu’elle marque une étape nouvelle, qui mette l’écologie et la justice sociale au cœur de son projet, et non ce qui apparaîtrait comme la répétition d’épisodes ou de schémas politiques passés. “L’union pour l’union”, en faisant fi d’un vrai projet partagé, ne peut suffire si l’ambition se restreint à recréer ou à ressusciter la gauche de la fin du siècle. L’échec de la social-démocratie est trop profond, les trahisons encore trop prégnantes, l’aveuglement quant à la réponse écologiste trop grand pour que cette option ait la moindre chance.

La seconde conviction, c’est que pour les européennes comme pour les élections législatives et présidentielles, il ne peut y avoir de projet et de gouvernement communs sans stratégie commune pour l’Europe. Et je crois que personne ne peut convaincre et remporter des suffrages et peser sur le cours des événements  s’il n’est pas au clair sur ce qu’il compte faire en Europe.

Pour dire les choses franchement, je ne crois pas que cette discussion ait lieu avant les prochaines élections ou que ce point d’accord puisse être trouvé quand certaines forces portent des projets pour l’Europe si divergents. J’espère qu’à tout le moins, la période obligera chacun à sortir de son confort et de ses non-dits et à expliquer concrètement comment ils comptent changer l’Europe.

Il y a beaucoup à faire et je crois que dans les prochaines semaines il faudra un dépassement des appareils actuels pour qu’émerge enfin une force politique à la hauteur de la bascule que représente la transition écologique. Malgré tous les obstacles, je suis optimiste.

Crédits : © Eric Coquelin

Démission de Hulot : la faillite de l’écologie néolibérale

“Sur un enjeu aussi important que l’environnement, je me surprends tous les jours à me résigner, tous les jours à m’accommoder des petits pas, alors que la situation universelle, au moment où la planète devient une étuve, mérite qu’on se retrouve et qu’on change d’échelle.” En ce matin du 28 août 2018, le ministre de la transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot, présente sa démission en direct sur France Inter. Si l’on peut trouver cette décision courageuse, elle semble surtout cohérente avec une conclusion qui fait de moins en moins débat : il y a une incompatibilité organique entre libéralisme économique et politique environnementale ambitieuse. Les multiples échecs de M. Hulot au cours des 15 mois de son mandat retentissent comme autant de leçons dont il faut tirer le bilan une fois pour toutes.


« Est-ce que nous avons commencé à réduire l’usage des pesticides ? La réponse est non (…) Je ne veux plus me mentir. Je ne veux pas donner l’illusion que ma présence au gouvernement signifie qu’on est à la hauteur sur ces enjeux-là ».  « On s’évertue à entretenir voire réanimer un modèle économique marchand qui est la cause de tous ces désordres. »

 Ce matin sur France Inter, Hulot s’est livré à un réquisitoire contre le capitalisme, à ses yeux responsable de son incapacité à conduire les grandes réformes écologiques dont la société a besoin.

Globalement, le bilan de Nicolas Hulot est mauvais, comme l’a analysé au fur et à mesure le Hulotscope du journal écologiste Reporterre[1]. Revenons néanmoins sur les grands échecs de son mandat, et tâchons de comprendre en quoi ils sont des illustrations de chacune des limites que le capitalisme à la française impose à une transition écologique nationale.

Les volontés de Hulot ont cristallisé l’opposition des secteurs les plus influents de l’économie française.

 

Nucléaire, énergie, gaz à effet de serre… un ministre qui ne tient pas ses objectifs.

Avant d’entrer au gouvernement, Nicolas Hulot était ferme sur le sujet du nucléaire. “Il faut sortir du nucléaire. Fukushima a achevé de me convaincre”[2] affirmait-il en avril 2011. Arrivé au ministère, il était partisan de l’objectif de ramener la part du nucléaire à 50% en 2025, comme prévu dans la loi de transition énergétique.

En novembre 2017, à la sortie du Conseil des ministres, Nicolas Hulot annonce une première concession : « il sera difficile de tenir l’engagement de ramener la part du nucléaire à 50% d’ici 2025 et le gouvernement préfère tabler sur 2030, “au plus tard” 2035[3].

Il assiste ensuite impuissant au démantèlement des grands projets de développement des énergies renouvelables, comme la fermeture par l’État de l’usine d’hydrolienne de Naval Energies à Cherbourg, 45 jours après son ouverture[4]. Le lobby du nucléaire est directement mis en cause dans cette décision, alors que l’EPR de Flamanville, juste à côté, annonçait quelques jours avant un an supplémentaire de travaux et une rallonge de 400 millions d’euros.

En France, le lobby du nucléaire est non seulement extrêmement puissant, mais il empêche l’essor d’énergie renouvelable concurrente, comme le prouve le retard français en matière de solaire[5]. Il faut dès lors rappeler que l’énergie dépend du ministère de la transition écologique, tout comme le transport.

Son recul sur la part du nucléaire dans le mix énergétique ne fut pas le seul. En août, lors de la révision de la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) et de la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), des reculs majeurs ont été annoncés :

  • L’ objectif de la loi sur la transition énergétique d’avoir la totalité des logements très bien isolés en 2050 (niveau BBC) est abandonné, avec un rythme moyen de 500 000 rénovations performantes annuelles d’ici à 2050 au lieu des 700 000 nécessaires.
  • L’ objectif de la loi sur la transition énergétique de 32 % d’énergies renouvelables en 2030 est revu en catimini à la baisse à 31 %, alors même que la France a poussé et obtenu un objectif contraignant de 32 % au niveau européen en juin dernier.
  • L’ objectif d’avoir des véhicules neufs consommant en moyenne 3l/100km en 2030 est porté à 4l/100km.

Ces reculs amènent à un dépassement des budgets carbone prévus jusqu’à 2023 au moins, c’est-à-dire à autant de gaz à effet de serre de plus dans l’atmosphère, qui contribueront à nous éloigner des objectifs de l’accord de Paris.

Concernant le secteur de l’énergie, Nicolas Hulot peut aussi compter dans ses déboires l’affaire de la raffinerie de Total à La Mède (Bouches-du-Rhône), ayant pour fonction de transformer de l’huile de palme en biocarburant. Alors que le chantier devait être stoppé, en pleine polémique autour de l’huile de palme, la centrale va finalement ouvrir ses portes, grâce à un arrêté préfectoral (donc sur décision de l’État). Il se trouve que l’Indonésie a conditionné l’achat d’avions à Boeing et à Airbus à l’autorisation pour ses entreprises de construire des sites de fabrication de kérosène à partir d’huile de palme aux États-Unis et en France[6]. Là encore, que peut Nicolas Hulot face à tant d’intérêts économiques, conditionnant également l’emploi dans certaines localités ? Tant pis pour les forêts indonésiennes et le climat.

Glyphosate, CETA, chasse… le poids des lobbies

L’épisode du glyphosate est caricatural. Déçu au niveau européen par le renouvellement pour cinq ans de l’autorisation du glyphosate en novembre 2017, le ministre s’est donc raccroché à l’échelon national. Un amendement porté par un député LREM soutenu par Nicolas Hulot proposait son interdiction au 1er mai 2021. Il a été rejeté fin mai 2018, après un avis défavorable du gouvernement[7].

A cette occasion, l’ex-ministre déclarait dans une interview au Parisien que les lobbies de l’agroalimentaire “ont pignon sur rue” et tiennent “parfois même la plume des amendements”[8]

L’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada (CETA) est entré en vigueur de façon provisoire et dans sa quasi-totalité le 21 septembre 2017. Cet événement représente à merveille le clivage entre tendances de fond du capitalisme globalisant et écologie libérale.

L’accord baisse les droits de douane pour doper les échanges commerciaux, et a pour objectif d’aboutir à une convergence de certaines normes, ce qui a pour effet d’accélérer le « grand déménagement du monde » au prix d’émissions de gaz à effet de serre très importantes. Rappelons que le transport maritime achemine plus de 90% des marchandises dans le monde et transporte plusieurs millions de personnes chaque année. Ce dernier représente aujourd’hui 3 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, et potentiellement jusqu’à 17 % en 2050[9], et chaque grand porte-conteneur génère autant de pollution aux particules fines qu’un million de voitures[10] (en plus de propager des espèces invasives dans leurs ballasts, dont le coût des dégâts est estimé à plusieurs milliards € par an en UE).

Ministre, Nicolas Hulot avait d’ailleurs déclaré : “J’étais très inquiet, et je le suis toujours, sur des traités comme le CETA. Ce sont des traités qui nous exposent au lieu de nous protéger”[11]. Mais que peut-il face au rêve libéral d’un monde régi par la concurrence libre et non faussée ?

Concernant la chasse, dont les syndicats sont traditionnellement les pires ennemis des organisations écologistes, Nicolas Hulot déclare sur France Inter le jour de sa démission :  “J’ai découvert la présence d’un lobbyiste qui n’était pas invité à cette réunion. C’est symptomatique de la présence des lobbies dans les cercles du pouvoir.”.

Ces derniers venaient en effet d’acquérir du gouvernement une division du prix du permis national de chasse par deux, ainsi que la mise en place d’une gestion adaptative des espèces et d’une police rurale. C’est d’ailleurs cette rencontre qui aurait fini de convaincre le ministre démissionnaire. La chasse est un marqueur social auquel les libéraux sont symboliquement attachés, et les représentants des chasseurs sont également des têtes de réseaux importantes pour le vote rural.

 

Le mythe libéral de l’homme providentiel se heurte à la réalité du libéralisme

 

« Quant à Macron, il n’a pas compris que c’est bien un modèle ultralibéral qui est à l’origine de la crise écologique», déclarait Hulot dans le JDD[12] lors de la campagne présidentielle.

En ce début de quinquennat, nous avons vu la mise en place d’une stratégie écologique basée sur la bonne volonté des acteurs de l’économie privée. Elle s’illustre notamment au sein du « One planète summit », pendant privé des COP onusiennes.

Emmanuel Macron se place ainsi dans  le mythe de l’homme providentiel, qui peut à lui seul influencer le cours des investissements mondiaux via des « signaux forts ». En réalité, le marché est de moins en moins influencé par les signaux et messages issus du monde politique pour des raisons structurelles. D’une part, l’autonomisation grandissante du monde des grandes entreprises par rapport aux États éloigne les marchés du politique. De l’autre, les flux financiers n’ont plus beaucoup de prise sur le réel, notamment à cause du trading haute fréquence. Ce dernier représente désormais plus de 50% des échanges de capitaux dans le monde. Or les ordinateurs n’ont pas d’oreilles et ne lisent pas les journaux, ils se basent seulement sur les derniers résultats économiques pour produire des anticipations. Il n’est donc guère étonnant que l’inertie financière empêche purement et simplement des investissements à la hauteur des nécessités environnementales dans le privé.

De leur côté, les pouvoirs publics sont également structurellement prisonniers, puisque les traités européens ont fini de cimenter les gouvernants dans des politiques de rigueur incompatibles avec une grande relance écologique.

Le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire (TSCG) établit que les déficits nationaux ne doivent pas dépasser 3 % du produit intérieur brut (PIB) et que la dette publique nationale doit être inférieure à 60 % du PIB. Ces dispositions, bien que non appliquées de manière stricte, limitent grandement les marges de manœuvre financières des États membres et leur capacité à financer la transition écologique. Pour donner une idée de l’ampleur du financement considéré,  le coût de la transition énergétique mondiale est estimé à 44.000 milliards de dollars[13]. L’endettement est une étape initiale nécessaire, bien que le retour sur investissements soit intéressant dans le secteur des énergies renouvelables, puisque ces dernières exonèrent des importations pétrolières, stimulent l’emploi local et font baisser la facture de la sécurité sociale liée à la pollution.

Ne pas appliquer les dispositions du TSCG est donc primordial pour être en capacité de financer la transition énergétique. Il convient aussi de ne pas respecter les règles de la Commission encadrant les aides d’État. Ces règles limitent les possibilités qu’ont les États d’aider financièrement certains secteurs économiques. Dans le cas présent, elles limitent l’appui que peut apporter la puissance publique au développement des énergies renouvelables[14].

Nicolas Hulot, qui a avoué avoir voté Jean-Luc Mélenchon en 2012[15], démontre à son insu ce qu’un gouvernement libéral peut faire au maximum pour la planète. Le pouvoir politique s’est auto-marginalisé depuis la révolution néolibérale des années 1980, sabotant par là les armes qui lui auraient permis d’affronter le changement climatique.

Dès lors, l’action publique et l’action écologique ne peuvent être que marginales, même avec la meilleure volonté du monde. La naïveté politique de M. Hulot ne fut pas une perte de temps, car sa démission permet de poser la question du rôle de l’État, à un moment où le gouvernement Macron est affaibli.

 

Crédits Photo : FNH

 

[1] https://reporterre.net/Nicolas-Hulot-vu-par-le-HulotScope-un-tres-leger-mieux

[2] http://www.lepoint.fr/politique/nicolas-hulot-il-faut-sortir-du-nucleaire-fukushima-a-acheve-de-me-convaincre-25-04-2011-1323016_20.php

[3] https://www.lemonde.fr/energies/article/2017/11/07/nicolas-hulot-reporte-l-objectif-de-baisse-du-nucleaire-de-50-d-ici-a-2025_5211451_1653054.html

[4] https://www.francebleu.fr/infos/economie-social/naval-energies-arrete-l-hydrolien-et-ferme-l-usine-de-cherbourg-1532631966

[5] https://www.bastamag.net/Energie-solaire-mais-pourquoi-EDF-et-l-Etat-laissent-ils-tomber-une-invention

[6] https://fr.reuters.com/article/businessNews/idFRKCN1L610N-OFRBS

[7] http://www.assemblee-nationale.fr/15/amendements/0902/AN/1570.asp

[8] https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/agriculture/nucleaire-biodiversite-alimentation-apres-le-depart-de-nicolas-hulot-les-inquietudes-d-associations-ecologistes_2914667.html

[9] http://www.imo.org/fr/MediaCentre/PressBriefings/Pages/17-GIA-GloMeep-launch.aspx

[10] https://www.fne.asso.fr/dossiers/linsoutenable-pollution-de-lair-du-transport-maritime-navire-bateaux-croisi%C3%A8res

[11] http://www.europe1.fr/politique/nicolas-hulot-je-suis-toujours-inquiet-sur-des-traites-comme-le-ceta-3442838

[12] https://www.francetvinfo.fr/politique/gouvernement-d-edouard-philippe/le-maire-darmanin-hulot-avant-d-entrer-au-gouvernement-ils-ont-dezingue-macron_2195380.html

[13] https://www.huffingtonpost.fr/2014/05/12/transition-energetique-cout-mondial-estime-44000-milliards-dollars_n_5308921.html

[14] http://lvsl.fr/lunion-europeenne-faux-semblant-climatique-permanent

[15] https://www.huffingtonpost.fr/2012/06/20/nicolas-hulot-a-vote-pour-jean-luc-melenchon_n_1611172.html