L’art de la confrontation. Bilan critique de la réception de Marx en France

Marx a largement influencé de nombreux grands intellectuels français ; cette importance ne se dément pas aujourd’hui. Cet héritage est pluriel, il l’est même nécessairement si l’on tire pleinement les conséquences de ce constat : toute pensée originale est multiple. Mais une pensée originale comme celle de Marx ne saurait pas donner naissance qu’à des processus créateurs, comme en témoignent les tendances institutionnelles à l’image de celles de l’Université entraînant souvent routinisation et momification d’une œuvre vivante.

Influence de Marx sur les grandes figures intellectuelles françaises

L’œuvre de Marx a influencé la plupart des grands intellectuels français du siècle passé. Les « marxistes » tout d’abord, penseurs rangés dans cette catégorie pour des raisons diverses : identité parfois revendiquée, parfois imposée par d’autres dans des luttes de concurrence pour des positions de prestige et d’hégémonie d’école. Ainsi, depuis le début du XXe siècle, et sans que le fil soit jamais entièrement rompu, des intellectuels « marxistes » connus et reconnus se succèdent : Simone Weil, Georges Politzer et Henri Lefebvre, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Lucien Goldmann, Louis Althusser et Nicos Poulantzas, Guy Debord, Cornelius Castoriadis, Alain Badiou, Étienne Balibar et Jacques Rancière.

Certains ont été élèves des autres, comme Badiou, Balibar et Rancière, normaliens formés par Althusser dans les murs de la rue d’Ulm ; puis, cherchant à tuer le père, à dépasser le maître, pour des raisons à la fois politiques – avec l’effet de mode maoïste autour de Mai 68 – et théoriques – pour s’émanciper d’Althusser qui les avait d’abord libérés de la philosophie universitaire sclérosée et du carcan du marxisme stalinisé du Parti communiste français (PCF) – et pouvoir ainsi continuer à s’élever en tant que philosophes libres.

Certains ont abandonné l’identité « marxiste », s’affranchissant encore davantage de toute affiliation théorique stricte, comme Castoriadis qui construit une pensée de l’imaginaire marquée par sa lecture de Freud et des philosophes antiques, ou Rancière et Balibar qui ont depuis longtemps construit leur univers original et exercé une force d’attraction propre. On peut souligner que Balibar et Rancière ont mis des années à s’extirper de l’étiquette « marxiste » en s’étant fait connaître d’abord comme contributeurs à l’ouvrage collectif dirigé par Althusser Lire Le Capital 1.

Marx a également influencé des intellectuels français non « marxistes » bénéficiant d’une immense notoriété de leur vivant, tels André Gide, Raymond Aron, Albert Camus, Claude Lévi-Strauss, Jacques Lacan, Roland Barthes, Jacques Derrida, Michel Foucault, ou encore Pierre Bourdieu. Tous reconnaissant leur dette à l’égard de la pensée de Marx.

Au début des années 2010, alors que Marx et les « marxistes » constituent des références clivantes, voire prohibées, « la maison Thomson Reuters […] a passé au crible les livres de sciences humaines – essentiellement en langue anglaise – les plus cités dans le monde ». Les trois auteurs arrivant en tête du classement sont, dans l’ordre, Foucault, Bourdieu et Derrida 2. Les idées marxiennes 3 infusent donc encore à une très large échelle, même si de façon moins directe et visible qu’auparavant.

On doit noter que Marx a aussi eu une influence certaine sur des intellectuels contemporains non français importants, tels les théoriciens du populisme Ernesto Laclau et Chantal Mouffe qui constituent des références politiques et théoriques pour Jean-Luc Mélenchon et La France Insoumise (LFI)4. Laclau et Mouffe refaçonnent le concept d’hégémonie d’Antonio Gramsci et tentent de l’articuler avec celui de « signifiant vide », inspiré par l’œuvre de Lacan, pour proposer une stratégie d’union politique transclassiste reposant sur le concept volontairement non délimité objectivement et chargé en affects de « peuple ». Si Laclau et Mouffe font partie des rares personnalités théoriques ayant exercé une influence sur des organisations politiques de gauche, on doit préciser que l’héritage des penseurs français étudiés, passionnant d’un point de vue intellectuel, a eu un impact bien limité sur les mouvements d’émancipation – innocuité notée avec soulagement par la CIA à l’époque pour « les successeurs de Sartre 5 ».

Aujourd’hui encore, les intellectuels dominants dans l’espace des sciences humaines et sociales critiques – des nouvelles figures telles que Frédéric Lordon, ou Pierre Dardot et Christian Laval, exerçant désormais une influence comparable sur la vie intellectuelle française à celle de philosophes de la génération précédente comme Étienne Balibar, Jacques Rancière et Alain Badiou – se placent dans un héritage critique vis-à-vis de Marx pour proposer des interprétations théoriques originales de notre histoire contemporaine, marquée par le néolibéralisme. Outre l’importance de Marx dans leur développement intellectuel, tous ces penseurs ont un autre point commun : celui de confronter des traditions théoriques diverses, de jouir de multiples influences, souvent contradictoires.

Au-delà de cet amoncellement de noms, si l’on reprend uniquement les intellectuels critiques dominants de ces dernières décennies en France, on se retrouve avec une lignée Sartre-Foucault-Bourdieu-Lordon 6 qui se revendique toute entière de la pensée de Marx, confrontée principalement à Husserl pour Sartre, Nietzsche pour Foucault, Weber et Durkheim pour Bourdieu et Spinoza pour Lordon.

Mais dans la bataille des idées, les penseurs critiques sont largement dominés dans l’influence de masse en France par les « demi-savants », « demi-habiles » et « intellectuels-journalistes » 7, des « nouveaux philosophes », ou du moins ce qu’il en reste à travers les figures de Bernard-Henri Lévy, d’André Glucksmann, ou encore d’Alain Finkielkraut et de Michel Onfray, qui ont tous rejeté Marx en bloc et ne cessent de le fustiger lors de leurs passages télévisés et dans leurs pamphlets déguisés en études.

Cependant, il existe différents niveaux d’influence. Si la diffusion quantitative demeure une dimension primordiale, il ne faut pas pour autant négliger l’importance de l’influence qualitative. En effet, si un Onfray vend beaucoup plus d’exemplaires qu’un Lordon aujourd’hui en France, on peut penser que les lecteurs de Lordon feront une analyse plus poussée de ses écrits, qui auront ainsi une influence plus profonde sur leurs réflexions et que leurs positions sociales – militants politiques, associatifs, universitaires, etc. – leur assureront via une diffusion secondaire un destin plus complexe et pénétrant.

Généalogie des penseurs classiques : l’éclectisme rigoureux comme condition nécessaire à l’originalité théorique

« Dire que l’on peut penser à la fois avec et contre un penseur, c’est contredire radicalement la logique classificatoire dans laquelle on a coutume – presque partout, hélas, mais surtout en France – de penser le rapport aux pensées du passé. Pour Marx, comme disait Althusser, ou contre Marx. Je pense qu’on peut penser avec Marx contre Marx ou avec Durkheim contre Durkheim, et aussi, bien sûr, avec Marx et Durkheim contre Weber, et réciproquement. C’est comme ça que va la science. Par conséquent, être marxiste ou ne pas l’être est une alternative religieuse et pas du tout scientifique. […] La phrase de Sartre selon laquelle le marxisme est la philosophie indépassable de notre temps n’est sans doute pas la plus intelligente d’un homme au demeurant très intelligent. Il y a peut-être des philosophies indépassables, mais il n’y a pas de science indépassable. Par définition, la science est faite pour être dépassée. Et Marx a assez revendiqué le titre de savant pour que le seul hommage à lui rendre soit de se servir de ce qu’il a fait et de ce que d’autres ont fait avec ce qu’il avait fait pour dépasser ce qu’il a cru faire. 8»

Si ces propos tenus par Pierre Bourdieu en 1983 apparaissent pertinents dans leur globalité, il nous semble qu’ils tombent dans l’excès quand ils font de l’identité marxiste une « alternative religieuse et pas du tout scientifique ». On perçoit aisément l’absurdité d’une définition classificatoire du « marxisme », permettant de tracer des frontières fixes selon une liste de critères à remplir, mais Marx a mis en place une méthode de recherche dialectique spécifique et a laissé un édifice conceptuel monumental qui justifie pleinement la possibilité scientifique de se revendiquer de son héritage et de sa tradition théorique : le marxisme.

Les chercheurs en sciences humaines et sociales se doivent d’être à la fois ambitieux et modestes. Sans ordre chronologique préétabli, ils ont à réaliser un aller-retour permanent entre formation théorique et travail empirique. Le moment théorique nécessite l’étude des grands auteurs de l’histoire des idées, la plupart philosophes pour des raisons disciplinaires historiques 9. Il permet de s’approprier des concepts, boîtes à outils qui servent à tester des hypothèses sur son terrain.

La modestie et la patience de l’étude théorique sont des conditions indispensables de possibilité de la réalisation concrète et rigoureuse empiriquement de toute ambition théorique. Des penseurs nous ont précédés, nous offrant des édifices conceptuels monumentaux. Quelle présomption de ne pas tenter de se hisser sur les épaules de ces colosses avant de proposer ses propres analyses. Ils se condamnent à tirer à blanc au lieu de s’armer de scalpels.

Actuellement, la répartition des tâches universitaires apparaît claire en sciences humaines et sociales : aux philosophes le quasi-monopole de la théorie et aux autres le labeur d’accumuler et trier les données les plus significatives du réel, respectant ainsi l’arbitraire de cette division du travail. Les philosophes formés à des pensées souvent spéculatives et hypothético-déductives n’utilisent que faiblement les précieuses ressources empiriques ordonnées par leurs collègues non-philosophes, préférant disserter à l’infini sur des questions métaphysiques – même si elles ne prennent plus que rarement une apparence religieuse – tandis que leurs collègues sont cantonnés à des études de terrain souvent dépourvues d’une forte dimension théorique 10. Il serait temps de rejeter enfin ces tendances institutionnelles, néfastes à la création théorique concrète et au développement de pulsions au service d’une quête de connaissance probe et donc fatalement ambitieuse.

À l’aide de Marx et de Nietzsche, commençons par tenter de proposer une distinction claire entre théorie et philosophie, trop souvent confondues. La théorie consiste à interpréter la totalité dialectique, constituée d’infinis éléments réels liés entre eux de façon contradictoire. Cette contradiction est une conflictualité possible constante dans le devenir, les différents éléments bénéficiant d’une autonomie relative. À proprement parler, tout écrit est théorique puisque la formalisation écrite repose sur l’utilisation du langage, création humaine entièrement conceptuelle et interprétative. Cependant, les auteurs peuvent se différencier dans leur distanciation du sens commun et leur maîtrise d’un vocabulaire propre et ainsi réaliser un effort théorique supplémentaire. Toute théorie contrôlée comporte une dimension épistémologique d’où découle l’usage d’une certaine méthodologie. La philosophie serait d’une part cet exercice épistémologique spécifique, d’autre part l’acte propositionnel affirmateur civilisationnel, politique, esthétique et moral.

On rejoint l’hypothèse de l’historien de la philosophie Léo Strauss, selon laquelle il existerait un patrimoine théorique de l’humanité se transmettant d’une époque à une autre et notamment d’un grand théoricien à un autre. On se positionne ainsi contre ce qui nous apparaît constituer un relativisme excessif, en vogue chez certains adeptes d’une « histoire sociale des idées » où la tâche principale résiderait dans une reconstitution du contexte historique de production théorique des différents auteurs. « Le jeune Marx n’était-il pas convaincu que les philosophes avaient ceci de commun avec les champignons qu’ils étaient les fruits de leur temps ? Cent ans de multitude après, demeure cette ultime leçon. 11 » Ces propos tenus par Georges Labica gardent toute leur pertinence. L’histoire sociale des idées est intéressante pour comprendre l’influence des idées comme force historique, notamment politique. Mais si les philosophes, et plus généralement les hommes, appartiennent toujours à leur époque, il n’en est pas moins possible d’atteindre un degré élevé de vérité dans son interprétation du réel, par une rigueur épistémologique nécessitant une réflexivité constante du chercheur sur ses préjugés et sur les prénotions du vocabulaire employé.

La grandeur de ces bâtisseurs théoriques est rendue possible par le fait d’avoir su confronter différents courants intellectuels pour proposer une interprétation cohérente de multiples dimensions du réel. Mais de nombreux philosophes ont succombé au fétichisme de la Vérité et ont présumé l’existence d’un ordre causal au vivant. Ainsi, Nietzsche montre comment les doctrines de Platon, Descartes, Spinoza ou Kant comportent des axiomes absolument indémontrables, métaphysiques, sur lesquels reposent tous leurs édifices conceptuels. Refusez tel ou tel préjugé idéaliste et l’ensemble menace de s’écrouler. Pour Nietzsche, une bonne théorie se rapproche de la vérité chaotique du monde, humain et non humain ; elle est une quête d’un certain niveau générique. Elle nécessite une logique dialectique non hypothético-déductive et une éthique sans faille de l’explorateur qui ne doit se permettre aucune concession vis-à-vis de son être propre en matière de recherche, afin de s’élever au-dessus de soi vers une certaine forme d’objectivité. Un bon travail théorique doit ainsi permettre d’entretenir un rapport intense de puissance au monde et un non-dogmatisme profond, curiosité continue face à la magie du réel.

Dans cette généalogie théorique en sciences humaines et sociales – épistémologique et psycho-sociologique – Freud fait figure d’exception. En effet, il existe un fil rouge reliant les grands penseurs entre eux. Aristote a influencé Descartes, qui a influencé Spinoza, qui a influencé Hegel, qui a influencé Marx, qui a influencé Weber, qui a influencé Gramsci, etc. Mais, même s’il est connu que Freud a suivi des cours d’initiation à la pensée d’Aristote, il a construit l’édifice de la psychanalyse à partir de l’utilisation d’une méthode d’investigation psychologique originale et non axiomatique, sur un matériau d’une valeur inestimable : les discours non censurés de ses patients. Admettons alors qu’il s’agit de l’exception qui confirme la règle.

La pensée même de Marx a par exemple diverses sources, dont la plus célèbre exposition réside sans doute dans un exposé de Lénine : « La doctrine de Marx est toute-puissante, parce qu’elle est juste. Elle est harmonieuse et complète ; elle donne aux hommes une conception cohérente du monde, inconciliable avec toute superstition, avec toute réaction, avec toute défense de l’oppression bourgeoise. Elle est le successeur légitime de tout ce que l’humanité a créé de meilleur au XIXe siècle : la philosophie allemande, l’économie politique anglaise et le socialisme français12. »

Sans aller jusqu’à considérer à la suite de Lénine la doctrine de Marx comme « toute-puissante », il apparaît difficilement contestable que les travaux de Marx constituent une synthèse originale hautement créative, démontrant ainsi en acte la puissance de la confrontation dynamique menée avec exigence. Sur le contingent d’intellectuels français influencés par Marx cité précédemment, Politzer a confronté la méthode dialectique marxienne à la psychanalyse, Lefebvre a confronté la pensée de Marx à celles de Hegel et Nietzsche, Lucien Goldmann a construit sa méthode du « structuralisme génétique » à l’aide de Marx, Georg Lukács et Jean Piaget 13, Raymond Aron a proposé ses analyses de la société industrielle en s’appuyant conjointement sur Marx et Tocqueville, etc. Cette dimension dynamique de la confrontation se retrouve également chez Gide, Camus, de Beauvoir ou Sartre qui, à partir de diverses sources d’inspiration théoriques, exaltent leur soif de savoir en sublimant leurs pulsions en création artistique.

L’influence unique de l’œuvre d’un auteur, Marx ou un autre, peut aboutir à des propositions originales d’interprétation du réel, toujours mouvant ; car, même sans apports conceptuels, l’extension d’une méthode et de notions à de nouveaux objets est susceptible de présenter un véritable intérêt. Le plus grand legs de Marx ne serait-il pas alors sa méthode dialectique, débarrassée de ses excès économiciste, mécanistes et positivistes ?

Tendances institutionnelles : exégèse et fétichisme

Le cas de Georges Politzer apparaît intéressant afin d’illustrer les tendances dogmatiques et fétichistes pouvant provenir d’un parti politique (ici, le PCF) : « L’œuvre de Georges Politzer porte témoignage de ce rendez-vous manqué. Il suffit de comparer sa Critique des fondements de la psychologie de 1928 à ses articles des années Trente sur Diderot et Descartes, ou à ses Principes élémentaires de philosophie, pour mesurer l’étendue du désastre. De pionnier du marxisme vivant, parti à la rencontre constructive de la psychanalyse, il se transforme peu à peu en un artisan du « front populaire » en philosophie. Face à la montée inquiétante de l’irrationalisme, il s’emploie alors à creuser les tranchées statiques et dérisoires des Lumières et de la raison cartésienne 14. »

Cette « transformation » délétère dont parle Daniel Bensaïd ne peut se comprendre en-dehors de l’appartenance de Politzer au Parti communiste français (PCF), dont les cadres se font, durant les années 1930, les promoteurs de la version rigidifiée du marxisme par Staline : une dialectique matérialiste mécaniste érigée en philosophie officielle. Si le totalitarisme stalinien n’est pas une conséquence nécessaire de la théorie et de la pratique de Lénine, cette déification de Marx par Staline et le Komintern se retrouve néanmoins au niveau idéel dans la formule écrite par Lénine en 1913 : « La doctrine de Marx est toute-puissante, parce qu’elle est juste 15. »

Loin du fétichisme potentiel porté par les partis politiques, la tendance institutionnelle universitaire serait celle de l’exégèse. Il est d’autant plus important de saisir les logiques académiques que les nouveaux intellectuels critiques sont pour la quasi-totalité des universitaires n’exerçant pas de fonction politique majeure, contrairement aux « marxistes classiques », tels Marx, Engels, Lénine, Trotski, Rosa Luxemburg, ou Gramsci, qui cumulaient les rôles de dirigeants politiques et de théoriciens 16. Ces nouveaux intellectuels critiques sont donc bien davantage soumis aux tendances universitaires qu’à celles partisanes.

En 2015, Marx était au programme de l’agrégation de philosophie, en compagnie de Platon, pour l’épreuve écrite d’ « histoire de la philosophie » où deux œuvres sont étudiées toute une année par les agrégatifs. Marx serait-il donc devenu un auteur canonique ? Un « classique » ? Il nous a semblé qu’un des indicateurs les plus pertinents pour analyser l’importance universitaire d’un penseur était le doctorat 17: les choix de sujet de thèse, de discipline, d’Université et de directeur ayant des conséquences déterminantes sur le parcours ultérieur.

On peut noter que la philosophie est la discipline où Marx est le plus étudié au niveau du doctorat en France, loin devant les sciences économiques 18. Il existe peu de sujets sur la pensée politique de Marx, et très peu sur sa pensée psychologique. Cependant, le constat le plus important est que la quasi-totalité des thèses soutenues sur Marx en France se trouve étrangère à toute ambition confrontationnelle 19. Soit, de nombreuses thèses comportent une multiplicité d’auteurs dans leur intitulé. Mais ces thèses en question n’en constituent pas pour autant – tout du moins au prisme de la prise de connaissance limitée des sujets résumés – des tentatives de confrontation dynamique et contradictoire, voire conflictuelle, cherchant à articuler plusieurs théories dans un processus de dépassement créateur, d’amélioration interprétative du réel. La plupart de ces thèses semble rester à un niveau d’études assez académiques, dans un travail d’exégèse qui sera au mieux une retranscription rigoureuse et intelligente de telle ou telle dimension de la foisonnante théorie marxienne 20.

Pour contrer ces tendances à l’exégèse, il semblerait possible de lancer des chantiers de réflexion sur les pratiques scientifiques et leurs conséquences sur la valeur de la production théorique, posant tout particulièrement la question de la transdisciplinarité des laboratoires de recherche et de l’hétérogénéité théorique de leurs membres ; ce qui est souvent le cas en philosophie mais bien moins en sociologie ou en science politique par exemple, où des Écoles peuvent régner sans partage sur des îlots de pouvoir.

Loin de cette technicisation sur-spécialisée et statique, Lucien Sève illustre parfaitement le gai savoir nietzschéen, remède à l’académisme monotone. Élu au Comité central du PCF de 1961 à 1994 et directeur des Éditions sociales de 1970 à 1982 auxquelles il confère de nouveau diversité et liberté éditoriales. Chercheur infatigable et prolifique ayant évolué en-dehors de l’Université française, non par choix mais par ostracisme politique, Lucien Sève a publié de nombreuses études dynamiques où il confronte la pensée psychologique de Marx avec celles de Nietzsche, Vygotski ou Freud, pour proposer une théorie originale de la personnalité marxiste 21. Lucien Sève est une incarnation du caractère potentiellement créatif d’un chercheur appartenant à un parti politique, confirmant et infirmant simultanément les positions de Bourdieu.

Ce dernier considère en effet jusqu’à la fin des années 1980 que l’autonomie du champ scientifique exige un non-engagement politique des chercheurs, impropre à un travail « axiologiquement neutre », en reprenant la terminologie wébérienne. Cette posture s’explique sans doute largement par le regard critique porté par Bourdieu sur de nombreux intellectuels affiliés au Parti communiste français (PCF) qui, dans leur double appartenance universitaire et partisane, font souvent primer les exigences de la seconde sur la première. Mais Bourdieu revient ensuite radicalement sur ses préconisations antérieures : « En fait, on peut dire, en simplifiant un peu, que les sciences sociales ont payé leur accès (d’ailleurs toujours contesté) au statut de sciences d’un formidable renoncement : par une auto-censure qui constitue une véritable auto-mutilation, les sociologues – et moi le premier, qui ai souvent dénoncé la tentation du prophétisme et de la philosophie sociale – s’imposent de refuser, comme des manquements à la morale scientifique propres à discréditer leur auteur, toutes les tentatives pour proposer une représentation idéale et globale du monde social. 22 »

Ici, Bourdieu parle de cette perte comme d’un sacrifice regrettable en termes personnels autant que professionnels. Dès la fin des années 1980, il n’accepte plus cette « abdication scientiste, qui ruine la conviction politique », et objecte que « le moment est venu où les savants se doivent d’intervenir dans la politique, avec toute leur compétence, pour imposer des utopies fondées en vérité et en raison 23 ».

1 Louis Althusser, Étienne Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey et Jacques Rancière Lire le Capital, Paris, Maspero, coll. « Théorie », 2 volumes, 1965 ; réed. Maspero, coll. « Petite Collection Maspero », 4 volumes, 1968 ; réed. Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1 volume, 1996

2 « Ces philosophes que le monde nous envie », par Didier Raoult, publié le 15 janvier 2013 sur le site du Point.

3 A savoir les idées de Marx. L’adjectif « marxien » peut également être utilisé pour désigner ceux qui se réclament de la pensée de Marx, se distinguant des « marxistes » qui se revendiquent de Marx et de certains développements du matérialisme historique, très nombreux et divers, parfois même contradictoires (Lénine et Rosa Luxemburg sur de nombreux points, pour ne citer qu’un exemple). Maximilien Rubel, spécialiste de Marx en charge de la publication de ses œuvres pour la prestigieuse collection La Pléiade, a quant à lui proposé le terme de “marxologue” pour désigner tout chercheur travaillant à l’interprétation de la pensée de Marx.

4 Et de manière bien plus conséquente encore pour Íñigo Errejón et la formation de gauche radicale espagnole Podemos à laquelle il appartenait avant de lancer son propre parti en 2019, Más País (succédant à son mouvement Más Madrid).

5 Le document de la CIA date de 1985, voir : https://www.lemonde.fr/big-browser/article/2017/03/23/quand-la-cia-s-interessait-de-pres-a-foucault-derrida-et-althusser_5099574_4832693.html

6 Si Sartre, Foucault puis Bourdieu sont largement reconnus comme ayant été objectivement dominants dans l’espace des pensées critiques en France, le choix qui est le nôtre de placer Frédéric Lordon dans leur continuité est nettement plus original, mais loin d’être arbitraire pour autant. Il est évident que le prestige de Lordon n’égale pas celui de ses prédécesseurs de leur vivant, en France comme dans le monde. Mais malgré l’affaiblissement de l’édition spécialisée en Sciences humaines et sociales (SHS) ces dernières décennies en France – phénomène illustré par la baisse des tirages et l’augmentation du nombre des titres, handicapant ainsi les intellectuels/chercheurs –, on trouve presque systématiquement plusieurs ouvrages de Lordon exposés sur les tables consacrées aux SHS dans les librairies indépendantes.

De plus, Lordon bénéficie de médiums auxquels n’avaient pas accès ses prédécesseurs, lui offrant une influence parfois considérable. La vidéo « L’Économiste (Frédéric Lordon) » du youtubeur à succès Usul postée le 30 octobre 2014 atteint plus de 800 000 vues (Usul, « Mes chers contemporains. L’Économiste (Frédéric Lordon) », 30 octobre 2014 : https://www.youtube.com/watch?v=87sEeVj057Q&t=731s). Comme indicateur de la fonction que Lordon assume actuellement dans la vie intellectuelle française, on peut mentionner la place occupée par ses articles dans Le Monde diplomatique, mensuel français le plus diffusé dans le monde avec 2,4 millions d’exemplaires (voir https://www.monde-diplomatique.fr/diplo/apropos/) : affichage au sommet de la première page, comme ceux de Bourdieu avant lui.

7 On reprend ces expressions à Pierre Bourdieu qui les utilisait face à la médiocrité intellectuelle des « nouveaux philosophes » et la confusion croissante entre essayistes médiatiques et éditorialistes essayistes.

8 Pierre Bourdieu, « Repères », octobre 1983, dans Pierre Bourdieu, Choses dites, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1987, pp. 63-64.

9 La constitution d’une méthodologie propre à la sociologie ne remonte par exemple qu’au XIXe siècle avec des auteurs comme Comte, Tocqueville ou Marx. La discipline sociologique ne s’institutionnalise qu’au début du XXe siècle avec des personnalités structurantes comme Weber et Durkheim.

Voir Marc Joly, La Révolution sociologique, Paris, Éditions La Découverte, coll. « Laboratoire des sciences sociales », 2017.

10 Même si un intellectuel comme Bourdieu est parvenu à proposer des modèles théoriques exigeants dans une matière autre que la philosophie. On peut néanmoins préciser que Bourdieu a suivi une formation en philosophie à l’ENS avant de se tourner vers la sociologie et le travail empirique.

11 Entretien avec Georges Labica dans Courrier de l’UNESCO, octobre 1983.

12 Lénine, « Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme », marxists.org (site gratuit proposant de nombreux textes marxistes) : https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1913/03/19130300.htm

13 Georges Politzer, Critique des fondements de la psychologie, La psychologie et la psychanalyse, Paris, Les Éditions Rieder, 1928 ; rééd. Paris, PUF, 1967 ; rééd. Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2003 ;

Henri Lefebvre, Hegel, Marx, Nietzsche, ou le royaume des ombres, Paris, Tournai, Casterman, coll. « Synthèses contemporaines », 1975 ;

Lucien Goldmann, Sciences humaines et philosophie. Suivi de structuralisme génétique et création littéraire, Paris, Gonthier, 1966 ; reed., Paris, Delga, 2014.

14 Daniel Bensaïd, « Visages et mirages du marxisme français », publié sur le site de Daniel Bensaïd.http://danielbensaid.org/Visages-et-mirages-du-marxisme-francais

On peut préciser que les Principes élémentaires de philosophie sont la retranscription de cours donnés par Politzer à l’Université Ouvrière du PCF durant l’année 1935-1936, et qu’il est par conséquent un peu facile de les comparer à d’autres œuvres du philosophe pour Daniel Bensaïd, dirigeant trotskiste en désaccord politique avec Politzer et la stratégie de Front populaire à laquelle adhérait alors ce dernier.

15 Lénine, « Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme », marxists.org: https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1913/03/19130300.htm

16 Perry Anderson, Sur le marxisme occidental, Paris, Maspero, 1977
Voir également Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Paris, Éditions La Découverte, coll. « Zones », 2010

17 Pour cette section, nous avons eu recours à la plateforme thèses.fr afin d’établir des tendances des doctorats sur Marx. Cette plateforme recense toutes les thèses soutenues en France depuis 1985, mais de nombreuses thèses en cours ne sont pas visibles. Nous avons réalisé un tableau regroupant l’ensemble des thèses avec « Marx » dans l’intitulé (et de façon marginale « Marx » dans le résumé de thèse). On a recensé 98 thèses : https://docs.google.com/spreadsheets/d/1K8sAfd5IcXXx7KaNGjCL6G6YPPOsCqb7OgX0Vo_nft0/edit#gid=0

Il ressort de cette recension plusieurs enseignements. L’Université Paris 10 Nanterre a été le lieu du plus grand nombre de thèses sur Marx depuis 1985, l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis arrivant largement en deuxième position. Plusieurs universitaires ont dirigé trois thèses ou plus sur Marx à partir de 1985  : Georges Labica (4), Jean-Marie Vincent (5), Stéphane Haber (5), Frank Fischbach (5), Jean-François Kervégan (3) et Guillaume Sibertin-Blanc (3). On noter que deux de ces enseignants-chercheurs (Labica et Haber) ont dirigé tous leurs doctorants à Paris 10.

18 65 contre 18. Quant à la répartition des dates de soutenance, elle souligne une assez grande continuité sur la période, malgré un nombre nettement plus important dans la seconde moitié des années 1980. On peut émettre l’hypothèse que ces variations, tournant autour de la chute de l’URSS et du début de l’hégémonie néolibérale, sont liées aux changements géopolitiques et aux effets de (dé)légitimation théorique qui leur sont liés.

19 thèses ont été soutenues de 1985 à 1990, 22 durant les années 1990, 17 pour les années 2000 et 26 dans les années 2010, tandis que 14 thèses au moins sur Marx sont en cours de rédaction. On peut penser que ce nombre est nettement plus élevé, du fait de l’absence de nombreuses thèses en préparation sur la plateforme. Par exemple, aucune thèse en cours sur Marx n’est recensée à Nanterre, ce qui apparaît surprenant et pourrait relever d’un défaut de communication de l’Université.

19 À notre avis, 2 thèses au moins font figure d’exception : « De la société à l’histoire » soutenue en 1986 par Tony Andréani sous la direction de Georges Labica, en philosophie à Paris 10 et « De la thématique du conflit à l’exploration de l’entre Hegel et Marx » soutenue en 1993 par Solange Mercier-Josa sous la direction de Georges Labica, en philosophie à Paris 10 (surlignées en bleu).

Il n’est sans doute pas un hasard que ces deux travaux aient été réalisés sous la direction du même directeur, Georges Labica, dont la femme Nadya Labica nous confiait en entretien : « Georges, il était marxiste et matérialiste mais il s’est toujours beaucoup référé à la philosophie classique et à la philosophie grecque, d’ailleurs il avait fait latin-grec. Et ces philosophes qui prétendaient faire de la philosophie sans étudier la philosophie classique, lui, il n’admettait pas ça. […] Spinoza était très important pour lui, son premier mémoire de maîtrise c’était le problème de l’erreur chez Descartes et Spinoza [en 1952, Georges avait alors 22 ans]. »

Entretien avec Nadya Labica, réalisé le 28 février 2017 en compagnie d’Antoine Aubert, politiste dont le doctorat portait sur les marxistes française des années 1968 aux années 1990.

20 On peut esquisser quelques pistes permettant d’interpréter ce phénomène. Les doctorants qui s’intéressent à l’œuvre de Marx sont pris, tous comme les autres, dans des logiques institutionnelles où la spéculation sur son parcours professionnel après sa soutenance de thèse a toute son importance. Ces logiques sont souvent incorporées de façon infra-consciente par les acteurs et ne relèvent pas de choix « rationnels », les doctorants se conformant ainsi spontanément aux pratiques scientifiques en vigueur. L’expérience de thèse, puissante dans ses effets logiques et affectifs de long terme, forme de futurs « experts », critère central dans l’employabilité universitaire. Les chercheurs qui ont travaillé en doctorat sur Marx, par rapport à un travail équivalent sur Descartes ou Kant, auront sans doute plus de difficulté à décrocher par la suite un poste de maître de conférences puis de professeur, pour des raisons de légitimité à la fois théoriques et politiques. En cela, Marx n’est toujours pas un auteur canonique.

21 Voir notamment Lucien Sève, Marxisme et théorie de la personnalité, Paris, Éditions Sociales, 1969 (5e édition 1981) ; Lucien Sève, Penser avec Marx aujourd’hui. II. L’homme?, Paris, Éditions La Dispute, 2008.

Sur la trajectoire intellectuelle et militante de Lucien Sève, voir l’entretien « Marx, toute une vie », de Alain Badiou, Étienne Balibar, Jacques Bidet, Michael Löwy, Lucien Sève, entretiens sous la direction d’Alexis Cukier et Isabelle Garo, Avec Marx, philosophie et politique, Paris, La Dispute, 2019, pp. 139-169

Voir également le documentaire de Marcel Rodriguez sorti en décembre 2018 « Les trois vies de Lucien Sève, philosophe» (https://gabrielperi.fr/librairie/dvd/les-trois-vies-de-lucien-seve-philosophe/) et sa notice accessible en ligne sur le site du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Le Maitron  (https://maitron.fr/spip.php?article173192).

Sur les activités éditoriales de Sève, on renvoie à « Un éditeur communiste ‘‘heureux’’. Entretien de Jean-Numa Ducange avec Lucien Sève », dans Jean-Numa Ducange, Julien Hage, et Jean-Yves Mollier (dir.), Le Parti communiste français et le livre, Écrire et diffuser le politique en France au XXe siècle (1920-1992), Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2014, pp. 107-137. Lucien Sève est décédé le 23 mars 2020 du Covid-19, laissant derrière lui une œuvre théorique importante et le souvenir d’un engagement enflammé.

22 Pierre Bourdieu, Propos sur le champ politique, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2000, pp. 104-105.

23 Ibidem.

LPPR : vers une université au pas du pouvoir politique ?

Manifestation contre la L
Manifestation contre la LPPR et réforme des retraites à Paris

Alors que la LPPR – Loi pour la programmation pluriannuelle de la recherche, doit être adoptée par l’Assemblée nationale ce mardi 17 novembre, puis par le Sénat le 20, les critiques fusent. En cause, une réforme de l’enseignement supérieur et de la recherche publique jugée fatale par la profession. Mais c’est surtout autour de deux amendements que les tensions se cristallisent : l’un supprimant le CNU -Conseil national des universités, et l’autre pénalisant les étudiants qui voudraient se mobiliser sur les campus à des peines de prison. Un couperet tombé sur l’université, qui était encore un des derniers lieu privilégié d’indépendance et de libertés. Par Guillemette Magnin et Manon Milcent.  


Mardi 11 novembre, 170 enseignants-chercheurs lançaient l’idée d’une grève numérique de trois jours appelée « écrans noirs ». Sans image et sans son, cette forme confinée de la manifestation s’ajoute à la longue lutte contre la LPPR, qui devrait être définitivement adoptée ce vendredi 20 novembre au Sénat. La réforme, qui est loin de faire l’unanimité entend « porter la France à la pointe de la recherche mondiale » alors que beaucoup l’accusent d’entériner le retrait de l’investissement dans la recherche publique et d’accélérer la précarisation du personnel universitaire. Mais ce n’est pas la seule inquiétude émise par les enseignants-chercheurs. En effet, la progressive mise au ban du CNU, l’évocation d’une recherche devant se faire « dans le respect des valeurs de la République » ainsi que la pénalisation des futurs mouvements étudiants inquiètent. De quoi se questionner sur l’avenir de la démocratie dans les universités françaises. 

Une réforme précarisant la recherche et son personnel

Dès les premiers rapports parus au printemps dernier (voir l’article sur le sujet ici), les premières orientations de la loi laissaient craindre une coupe dans les budgets de la recherche et un appauvrissement de la profession. La version finale de la loi, malgré de nombreuses critiques, confirme bien les inquiétudes initiales. Les budgets d’abord, ne sont finalement revenus que très peu à la hausse, avec une progression qui ne devrait se faire ressentir qu’en 2028. Une augmentation qui, selon l’ancien député LREM de

Mardi 11 novembre, une mobilisation en ligne « écrans noirs » appelait les enseignants-chercheurs à ne pas donner de cours en ligne. ©Fred Sochard pour le collectif Université Ouverte

Haute-Garonne, Sébastien Nadot, ne serait « qu’un jeu de tiroirs dans le financement des retraites des personnels de la recherche »[1]. De plus, l’objectif d’atteindre les 3% du PIB promis par la ministre de l’Enseignement Supérieur ne sera finalement respecté qu’à l’aube de 2030, atteignant ainsi les 20 milliards d’euros ; une somme jugée insuffisante par une grande partie du corps universitaire. D’autant que, comme le souligne Marie Sonnette, maître de conférence en sociologie à l’université d’Angers : « Ils sont prévus sur dix ans, autant dire qu’on ne sait pas du tout si l’argent arrivera un jour. Et cela reste en deçà de ce dont on a vraiment besoin compte tenu de l’augmentation du nombre d’étudiants » [2]. 

« Ce n’est que la vitrine de la recherche que l’on veut améliorer, pas la recherche. » Sébastien Nadot

Cette réforme n’est finalement ni plus ni moins que la traduction d’un désengagement de l’État dans l’investissement pour la recherche au profit du privé. En favorisant son financement « projet par projet », mais aussi en limitant les budgets alloués par l’ANR (Agence nationale de la recherche), cette réforme ne fait qu’accroître la concurrence déjà existante entre les laboratoires et également entre les disciplines. Selon une logique libérale désormais bien huilée, le gouvernement confirme sa vision court-termiste et sa quête de la meilleure rentabilité. Pourtant, l’abandon des recherches sur le coronavirus à l’université de Grenoble, faute de moyens, aurait pu faire changer cette trajectoire suicidaire. À défaut de redonner du pouvoir et du budget à la recherche, « ce n’est que la vitrine de la recherche que l’on veut améliorer, pas la recherche », comme le déplore Sébastien Nadot. 

Les orientations budgétaires vont aussi impacter directement les personnels universitaires. Aujourd’hui, la quête de rentabilité prend une place prépondérante au sein de l’université, alors même que l’on déplore 30 à 70 % de travailleurs précaires dans l’enseignement supérieur selon les secteurs [3]. Pourtant, plutôt que recruter de nouveaux maîtres de conférences, le gouvernement préfère créer de nouveaux statuts comme le CDI de mission scientifique ou encore « le Chair Junior ». Ce dernier, largement inspiré des « tenures tracks » à l’américaine, est en réalité un contrat de pré-titularisation, dans l’attente d’accéder à un poste de professeur des universités. Il permet de repousser le temps de la titularisation l’accès à une stabilité salariale. Face au rejet quasi-unanime de cette mesure, le gouvernement a néanmoins limité la part des« chairs juniors » à 15% des prochains recrutements. 

Des questions sous tension

Mais les tensions se sont principalement cristallisées autour de trois principales questions. D’une part, le gouvernement prévoit de court-circuiter le CNU dans la qualification de maîtres de conférences et de professeurs. Auparavant, cet organe composé par 3480 membres, à deux-tiers élus et un tiers nommés, était chargé de se prononcer sur la « qualification » à la fonction de professeurs ou de maîtres de conférences par une procédure  nationale. Pour accéder à cette qualification, un docteur devait obligatoirement obtenir l’appui du CNU de sa discipline (52 personnes au total) puis postuler à un poste. Cela permettait d’harmoniser les thèses et les critères de sélection des candidats provenant de différentes universités, mais aussi de différents pays [4]. Désormais, il ne sera plus obligatoire de passer cette qualification, une décision qui facilitera le « copinage » plus que la valorisation des capacités des postulants. « C’est une évolution désastreuse, qui ouvre la voie à des recrutements et à des promotions motivés par des préoccupations éloignées des mérites scientifiques et académiques qui, seuls, devraient en principe animer l’accès aux corps des enseignants-chercheurs, que garantit l’existence d’une instance nationale, indépendante et impartiale », comme l’explique un collectif de quarante universitaires dans les colonnes du JDD [5].

Les sénateurs ont également donné une occasion aux universitaires de s’insurger, en proposant d’inscrire dans la loi que « les libertés académiques s’exercent dans le respect des valeurs de la République ». Cet amendement, qui avait pourtant reçu l’avis « extrêmement favorable » de la ministre Frédérique Vidal, a finalement été supprimé – une des rares mais non moins notables victoires des universitaires dans la lutte contre la LPPR. Il a été remplacé par un article plus consensuel, selon lequel « les libertés académiques sont le gage de l’excellence de l’enseignement supérieur et de la recherche français. Elles s’exercent conformément au principe à caractère constitutionnel d’indépendance des enseignants-chercheurs » [6].

« Cette loi restera peut-être dans l’histoire comme la loi qui aura réprimé le droit de manifester sur les campus. » Patrick Lemaire

Enfin, l’amendement 147 attire particulièrement l’attention, pour atteinte ouvertement portée à la liberté d’expression. Proposé en catimini lors de la commission mixte paritaire et alors même que la loi avait déjà effectué son aller-retour législatif, cet article sanctionne « d’une peine d’un an d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende […] le fait de pénétrer ou de se maintenir dans l’enceinte d’un [tel] établissement sans y être habilité […], dans le but d’entraver la tenue d’un débat organisé dans les locaux de celui-ci. » Ajoutons que la peine s’alourdit à trois ans d’emprisonnement et 45 000€ si l’entrave est considérée comme ayant été commise en réunion. Pour Patrick Lemaire, président de la société française de biologie du développement, cette «  loi restera peut-être dans l’histoire comme la loi qui aura réprimé le droit de manifester sur les campus » [7]

Un débat en catimini

Si, sur le fond, cette réforme signe la déliquescence du service public de la recherche, le gouvernement est aussi parfaitement critiquable sur la forme. Alors que Frédérique Vidal disait faire « le pari de la confiance » [8] dans les colonnes du Monde, au lendemain de l’adoption du texte par la commission mixte paritaire, cela ne s’est pourtant pas ressenti tout au long de son élaboration. À chacun de ses déplacements dans les établissements d’enseignement supérieur, la ministre s’est montrée frileuse au dialogue et à la concertation. Par ailleurs, le gouvernement a dûment ignoré le rapport du CESE (Conseil économique, social et environnemental), qui dénonçait un « décrochage français de l’effort de recherche » et un texte « pas à la hauteur des défis considérables auxquels notre pays doit faire face »[9]

Frédérique Vidal
Visite de la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Frédérique Vidal, sur le campus de Polytechnique.

Plus marquant encore, l’empressement avec lequel s’est effectuée l’étude de la loi. La ministre a ainsi choisi de faire passer le texte en procédure accélérée, qui conditionne l’adoption du texte à une seule lecture par chambre. L’avenir de la recherche publique française aura donc été scellé en trois jours de débats à l’Assemblée nationale et deux jours du côté du Sénat. Dans ce bref laps de temps, la Commission mixte paritaire – qui réunit à huis clos sept députés et sept sénateurs – aura non seulement adopté mais aussi amendé le texte, donnant lieu au désormais tristement célèbre amendement 147 et à la quasi-suppression du CNU.

Une mobilisation inédite de la profession

Sans surprise, nous assistons à une nouvelle levée de boucliers de la part des universitaires qui accusent ce coup supplémentaire porté à la profession. Dès octobre dernier, le ton monte entre le CNU et leur ministre de tutelle. Dans une lettre ouverte adressée à Emmanuel Macron, les auteurs rappellent leurs inquiétudes, exprimées massivement depuis la publication du premier rapport en novembre 2019. Celles-ci n’avaient vraisemblablement pas été entendues puisque le texte, examiné en urgence le 19 juin dernier, n’a pas permis de rassurer les universitaires. Le gouvernement avait joué l’ignorance à la perfection lors de la grève des revues de sciences sociales, le 30 janvier 2020 [10] ou encore pendant la manifestation du 5 mars dernier, qui avait rassemblé plus de 25 000 personnes dans les seules rues parisiennes [11]. Pour cette raison, les signataires déclarent que « Mme Frédérique Vidal ne dispose plus de la légitimité nécessaire pour parler au nom de la communauté universitaire et pour agir en [sa faveur] »[12]. Face à l’ignorance du chef de l’État, de nombreuses pétitions ont été lancées sur les réseaux sociaux. Parmi elles, le collectif Rogue – en référence à la révolte des académiques états-uniens à l’occasion de la « march for science » – réclame la suspension pure et simple d’une loi vouée à augmenter les « déserts universitaires » et exacerber des inégalités territoriales et socio-économiques toujours plus profondes [13]. Le site Academia dénonce quant à lui « la fin pure et simple des contestations sur les campus et la porte ouverte à toutes les dérives autoritaires » [14]. En effet, le texte pose les bases d’une politique de la dissuasion par la répression des blocages et perturbations au sein des établissements, une définition volontairement floue des « entraves » désormais passibles de sanction ou encore la possibilité pour un procureur d’engager lui-même des poursuites à l’encontre des perturbateurs, indépendamment des présidents d’université. Par ailleurs, la SMF (Société mathématique de France), dénonce les ultimes amendements, adoptés sans la moindre concertation. Dans un communiqué de presse du 31 octobre 2020, elle réclamait leur retrait et rappelait que : « Les libertés académiques sont garantes d’une capacité d’analyse de notre monde, indépendante de toute pression économique, politique, religieuse ou autre » [15].  

Pourquoi ce tel décalage entre l’obstination de nos dirigeants à préserver le contenu du texte et les craintes maintes fois exprimées par la communauté universitaire ? Un simple désir autoritaire d’imposer une décision verticale et d’encadrer sans entrave une profession jugée trop indépendante et trop libre ? Probablement, aussi, la volonté d’aller au plus vite, tant pour masquer les voix discordantes que pour ignorer les besoins criants de financement des universités, dans un contexte que l’on sait particulièrement incertain et précaire. À ce titre, notons que la concession accordée cet été par la ministre Frédérique Vidal de répartir le budget prévu sur sept ans au lieu de dix a été finalement abandonnée. Inaudible dans les couloirs des assemblées, le corps enseignant entend une fois de plus faire entendre sa détresse par ses propres moyens. Malgré les tentatives de leur ministre de désamorcer les tensions, précisant par exemple que  l’amendement 147 « ne s’applique qu’aux personnes extérieures à l’établissement, et donc ni à ses étudiants, ni à ses personnels » [16], plusieurs organisations étudiantes et d’enseignants-chercheurs appellent à la manifestation ce mardi, 17 novembre, devant la Sorbonne. 

Une défiance du pouvoir envers les scientifiques

Comment ne pas faire le lien entre une loi ouvertement punitive et l’attaque adressée par Emmanuel Macron le 10 juin dernier, rendant l’université coupable de « l’ethnicisation de la question sociale » et de la prolifération de la pensée « sécessionniste » [17] ? La défiance du chef de l’État envers les sciences humaines et sociales a de quoi intriguer. Celui qui, candidat, se vantait d’avoir été un intime du philosophe Paul Ricœur, ne cache plus son aversion pour une profession d’intellectuels, accusée de véhiculer des idéologies et de « casser la République en deux ». Mais les désaccords entre le monde académique et le pouvoir politique ne datent pas d’aujourd’hui. En 2016, la formule du premier ministre Manuel Valls, « expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser », visait déjà les chercheurs et le choix de leurs objets d’étude. Selon lui, certains travaux liés aux questions de religion, de laïcité, de radicalisation se risquaient à jouer le jeu du terrorisme et de le justifier dans le débat public. Dans le contexte agité des derniers attentats, qui ont donné lieu à un durcissement du discours dans les rangs de l’exécutif, le parallèle entre les deux prises de position n’est guère étonnant. Interrogée sur France culture, Sylvie Bauer, présidente de la commission permanente du CNU, y voit une forme de censure [18]. 

“Comment un texte qui remet ainsi en cause le débat public et l’expression du dissensus peut-il être adopté dans l’indifférence – ou du moins la méconnaissance – quasi-générale ?”

Surfer sur une interprétation purement idéologique et partisane de la recherche c’est, à l’image de Jean-Michel Blanquer et de ses propos contre « l’islamo-gauchisme », nier la dimension scientifique des travaux en sciences sociales. Une fois de plus, le gouvernement porte une loi lourde de sens et de conséquences, puisqu’elle délégitime tout savoir, expertise ou argumentation qui ne serait pas conforme à sa propre vision de la société. Comment un texte qui remet ainsi en cause le débat public et l’expression du dissensus peut-il être adopté dans l’indifférence – ou du moins la méconnaissance – quasi-générale ?  Pour la spécialiste de l’histoire des sciences à l’EHESS Christelle Rabier, cette loi constitue une menace inédite au principe de franchise universitaire, acquis en 1253 par Robert de Sorbon et permettant à l’université d’échapper au contrôle de l’État et de l’Église [19]. Garante de l’indépendance de l’université et de la liberté d’étudier et d’enseigner, la franchise universitaire risque bien d’être limitée à l’interprétation arbitraire du « délit d’entrave » au nom de la « tranquillité » et du « bon ordre » prônés par la nouvelle LPPR. 

Une actualisation des lois scélérates ?

De pareils textes, permettant au pouvoir de multiplier les mesures de contrainte et d’attenter aux libertés individuelles sans contrôle d’un juge sont apparues pendant la IIIe République sous le nom de « lois scélérates ». Ces lois d’exception qui visaient en 1893 et 1894 les anarchistes se sont étendues, dans les années suivantes, aux militants politiques de gauche dans leur ensemble. Au nom de la lutte contre les attentats, les mesures répressives se sont rapidement banalisées, visant toutes opinions et paroles discordantes.

Léon Blum
Léon Blum, fervant opposant aux lois limitant la liberté d’expression. ©Anefo

À l’instar de quelques personnalités publiques de l’époque, Léon Blum en a livré l’interprétation suivante : « Dirigées contre les anarchistes, elles ont eu pour résultat de mettre en péril les libertés élémentaires de tous les citoyens » [20]. Soulignant l’offense portée aux principes généraux de l’État de droit, celui qui n’était alors qu’un jeune auditeur au Conseil d’État craignait qu’aux termes de ce nouveau texte, « la simple résolution, l’entente même [prenne] un caractère de criminalité ». À l’heure des discours de fermeté et de la tension extrême entre la société civile et les forces de police générée par les luttes sociales de ces derniers mois et par le mépris affiché et croissant de nos dirigeants pour toutes formes de contestations, les mots de Blum trouvent un écho particulier. Nos élus s’apprêtent, peut-être, à poser une pierre supplémentaire à l’édifice prédateur du macronisme. 


[1] https://www.youtube.com/watch?v=9j__hGbT-tU&feature=youtu.be&ab_channel=S%C3%A9bastienNADOT%2CD%C3%A9put%C3%A9-France
[2] https://www.bastamag.net/Universites-LPPR-loi-enseignement-superieur-recherche-precarite-attaque-liberte-academique-petition
[3] https://universiteouverte.org/2020/02/10/la-precarite-dans-lenseignement-et-la-recherche/
[4] https://afs-socio.fr/la-qualification-par-le-cnu/
[5] https://www.lejdd.fr/Societe/Education/tribune-il-faut-defendre-le-conseil-national-des-universites-4005651
[6] https://www.franceinter.fr/societe/la-future-loi-programmation-de-la-recherche-va-t-elle-rendre-illegales-les-occupations-d-universites
[7] https://www.liberation.fr/france/2020/11/11/quand-le-gouvernement-prevoit-la-penalisation-des-mobilisations-etudiantes_1805266
[8] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/12/frederique-vidal-entre-instance-nationale-et-universites-autonomes-le-pari-de-la-confiance_6059511_3232.html
[9]https://www.lecese.fr/sites/default/files/pdf/Avis/2020/2020_13_programmation_pluriannuelle_recherche.pdf
[10] https://www.franceculture.fr/emissions/le-journal-des-idees/le-journal-des-idees-emission-du-lundi-03-fevrier-2020 
[11] https://universiteouverte.org/2020/03/06/aujourdhui-luniversite-et-la-recherche-sarretent/
[12] https://www.liberation.fr/debats/2020/11/08/frederique-vidal-ne-dispose-plus-de-la-legitimite-necessaire-pour-agir-en-faveur-de-l-universite_1804958
[13] http://rogueesr.fr/une_autre_lpr/
[14] https://academia.hypotheses.org/28130
[15] https://smf.emath.fr/actualites-smf/311020-3-amendements-lppr
[16] https://www.lesechos.fr/politique-societe/societe/la-contestation-contre-le-projet-de-loi-recherche-relancee-dans-les-universites-1265195#utm_source=le%3Alec0f&utm_medium=click&utm_campaign=share-links_twitter
[17] https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/06/30/comment-emmanuel-macron-s-est-aliene-le-monde-des-sciences-sociales_6044632_3224.html 
[18] https://www.franceculture.fr/emissions/journal-de-8-h/journal-de-8h-du-mercredi-11-novembre-2020
[19] https://djalil.chafai.net/blog/2020/03/09/franchise-universitaire/
[20] https://www.monde-diplomatique.fr/2020/01/KEMPF/61188

Télésurveillance à l’université : quand la crise du COVID est prétexte à l’extension de procédés intrusifs

Reconnaissance automatique des visages, détection de comportements suspicieux, analyse de l’environnement de l’étudiant, etc. Depuis le début de la crise du COVID-19, les services du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche encouragent des dispositifs intrusifs visant à éviter les fraudes aux examens universitaires. Précipitées par la crise, ces solutions seraient illégales et inégalitaires selon l’avis de nombreux observateurs. 


Les solutions du ministère

La crise du COVID a considérablement modifié les modalités d’enseignement et d’examens à l’université. En mars dernier, la direction générale de l’Enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle (DGESIP) recommande, entre autres, dans le cadre de son Plan de continuité pédagogique la mise en place de la télésurveillance des examens. En effet, dans ce document, il est préconisé que « les examens écrits nécessitent une télésurveillance particulière qui permet de vérifier l’identité de l’étudiant et d’éviter les fraudes. Ils nécessitent donc un recours à des services de télésurveillance ». Aussi, le ministère liste dans cette même fiche les fournisseurs de service européens ayant l’habitude de travailler avec les universités. Avant la crise, Sorbonne Université ou l’Université de Caen Normandie « en pointe sur la question de la télésurveillance » selon le ministère, avaient déjà testé ce dispositif. Depuis le début du confinement, la possibilité de le généraliser s’est présentée comme une alternative dans certaines universités qui ont alors recours à des prestataires privés.

Surveiller à tout prix

Plusieurs procédés sont envisagées pour surveiller les étudiants et éviter les fraudes : accès à la webcam permettant une surveillance constante, prise régulière ou aléatoire de photos ou système de double caméras (webcam et smartphone) pour un contrôle de l’environnement de l’étudiant.

Parfois, le choix est laissé aux enseignants d’organiser les examens comme ils le souhaitent. C’est dans ce contexte que, fin avril, un chargé de TD  en anglais de l’université Paris II Panthéon-Assas enverra à ses étudiants les conditions de passation de leur épreuve. Au programme : webcam allumée, contrôle total de l’ordinateur, accès aux boîtes mails et comptes des réseaux sociaux afin de vérifier que l’étudiant ne communique pas avec ses amis, etc. Le dispositif incluait également le « eyeball tracking » permettant de détecter les mouvements oculaires des étudiants. Face à l’inquiétude des étudiants, l’enseignant abandonnera finalement ce dispositif de surveillance. L’université, quant à elle, affirme ne pas cautionner ces pratiques. 

© Capture d’écran démo ProctorExam

Pratiques illégales ?

Selon la Quadrature du Net, ces alternatives présentées par le ministère comme des solutions sont considérées illégales. En effet, pour les juristes de l’association, elles enfreignent l’article 9 du Règlement général sur la protection des données (RGPD) où il est fait mention de l’interdiction de traiter des données biométriques (système de reconnaissance faciale notamment) « aux fins d’identifier une personne physique de manière unique ». Ces pratiques sont d’autant plus problématiques qu’elles ne recueilleraient pas le consentement des étudiants. 

Outre l’inquiétude que suscite cette intrusion dans la vie privée, l’analyse des comportements et de l’environnement provoque chez les étudiants un sentiment d’autoritarisme de la part du corps pédagogique. Des témoignages interrogent ainsi sur la problématique plus large d’adaptation des modalités d’enseignement et d’évaluation à l’université.

Fracture sociale et numérique

Ces solutions techniques sont révélatrices des inégalités sociales et posent la question de la prise en compte des situations socioéconomiques des étudiants. Pour beaucoup d’entre eux, les conditions nécessaires pour la mise en place à leur domicile de ces dispositifs ne peuvent être réunies (absence ou défaillance du matériel informatique, connexion impossible ou erratique, habitat précaire, etc.). Ils ne prennent, en effet, pas toujours compte de la fracture sociale et numérique dont témoignent pourtant les enseignants depuis le début de la crise . 

Amphithéâtre, IUT de Nîmes

Cela est d’autant plus étonnant que les services du ministère ajoutent dans leur Plan de continuité pédagogique qu’« il est nécessaire de demander à l’étudiant un engagement explicite à assumer la responsabilité des conditions techniques, matérielles et opérationnelles du déroulé de l’examen à son domicile. ». Ainsi les universités trouvent ici une faille qui leur permettrait de se défausser si l’étudiant venait à rencontrer des difficultés techniques ou matérielles pendant l’épreuve. 

Pour certains universitaires, ces nouvelles modalités d’enseignement et d’examen fragilisent encore plus durement ces étudiants en période de crise. Si certains ont encouragé la mise en place de ces dispositifs, d’autres y voient une opportunité pour le ministère de tester et de précipiter leur généralisation ainsi que leur pérennité dans un contexte où la Loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) prévoit une dérégulation du système de l’enseignement et de la recherche qui impactera autant les étudiants que leurs enseignants. 

Réforme de l’université : vers la privatisation de la recherche ?

Mobilisation contre le projet de loi LPPR, à Paris, le 5 mars 2020. © Alexis Baudin

Annoncée par le gouvernement en février dernier, la future Loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) inquiète toute la communauté universitaire et scientifique. Les premiers rapports, publiés en septembre dernier, annoncent d’ores et déjà une atteinte aux budgets de la recherche et une précarisation croissante de la profession de chercheur. Dans la continuité d’une politique lancée en 2007 avec la LRU, la LPPR renforce le caractère toujours plus compétitif, inégalitaire, et à la merci des intérêts privés de l’université française, qui s’inscrit dans une dynamique globale du démantèlement progressif du service public au profit des grandes entreprises et de la rentabilité.


Dans un contexte de tensions sociales fortes dans le pays, accentuées par un passage en force du gouvernement sur la réforme des retraites, la loi de Programmation pluriannuelle de la recherche pourrait être l’étincelle qui mettra le feu aux poudres dans la communauté universitaire. Déjà fortement mobilisés, les professeurs et chercheurs ont répondu à l’appel du 5 mars : « L’université et la recherche s’arrêtent », lancé par le collectif Université ouverte, pour protester contre ce nouveau projet de réforme de la recherche prévu par la ministre de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, Frédérique Vidal. Cette dernière part d’un constat : la recherche française ne serait plus compétitive face aux universités étrangères. Autrefois placée au 5e rang mondial, derrière les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne et le Japon, la France a été dépassée ces dernières années par les puissances émergentes que sont l’Inde et la Chine [1]. Pourtant, les conclusions et mesures prévues vont à rebours de toute logique, mais aussi de toutes les demandes provenant du corps scientifique, préférant se tourner vers des investissements privés et un désengagement de l’État plus prononcé. Un processus entamé il y a maintenant seize ans et qui, petit à petit, détruit totalement l’université publique. 

Le long processus de destruction de l’université publique à la française 

Le mécanisme a été enclenché en 2007, avec la tristement célèbre loi Relative aux libertés et responsabilités des universités, connue sous le nom de LRU, sous le mandat de Valérie Pécresse. Largement critiquée et rejetée par le corps universitaire de l’époque, elle a mis en place l’autonomie budgétaire des universités, chargées désormais de gérer les masses salariales, mais sans compensation financière suffisante. S’en est suivie une mise en concurrence accrue entre les universités, puisqu’il est désormais quasiment obligatoire de chercher des financements extérieurs, afin de compenser les pertes de recettes liées à la baisse des dotations publiques aux universités. Dès lors, les présidents d’universités, devenus chefs d’entreprises, se voient dans l’obligation de baisser les masses salariales : dans le meilleur des cas, de ne pas augmenter le nombre de professeurs et personnels et dans le pire, supprimer des postes, alors même que le nombre d’étudiants a augmenté de 30 à 40 000 par an du fait du baby boom des années 2000 [2]. Dans le même temps, les universités sont également victimes de concurrence en leur sein même, avec une compétition accrue entre les filières, bénéficiant de fait à des domaines qui intéressent le plus les employeurs, et laissant de côté, le plus souvent, les sciences humaines et sociales. 

Un processus qui s’est ensuite étendu avec le Plan Campus de 2008, programme qui a prévu l’octroi de dotations exceptionnelles afin de créer des pôles universitaires d’excellence de rayonnement international, capables de concurrencer les plus grandes universités du monde. Cela a engendré une mise en concurrence entre les différentes universités, jugées notamment sur « l’ambition pédagogique et scientifique ». Les meilleurs projets ont donc été récompensés, par des fonds supplémentaires allant jusqu’à 850 millions d’euros pour le projet Saclay, regroupant des sites du Grand Paris et de la région Ile-de-France. Pendant ce temps, les universités non parisiennes sont restées à la traîne, creusant encore plus le fossé territorial, déjà très présent en France. 

En 2010, avec la mise en place du processus de Bologne, c’est désormais le marché de l’enseignement supérieur qui est privilégié. L’étudiant est dorénavant encouragé à naviguer entre les différentes filières et universités, répondant à un calcul coût-bénéfice pour mieux s’intégrer sur le marché du travail, mais surtout répondre à ses attentes, et non plus répondre à ses envies d’apprentissage de connaissances. Il va sans dire pourtant que la richesse intellectuelle produite par une génération instruite et à l’aise avec le maniement des concepts est central dans la construction d’une société (voir notre article sur le démantèlement du service public éducatif). En adoptant ce modèle de la rentabilité immédiate, le gouvernement admet un renoncement au temps long qui ne peut qu’inquiéter quant à sa capacité à inscrire son action dans la véritable quête de l’intérêt général, sur le long terme.

Manifestation contre Parcoursup en 2019 ©Jeanne Menjoulet

Au printemps 2018 –  avec la dernière attaque de l’université en date au sujet du vote et de la mise en place de la loi Relative à l’orientation et à la réussite, dite loi ORE – les conditions d’accès à l’université ont été profondément modifiées. Désormais, et ce, spécialement dans les filières en tension [3], les futurs étudiants doivent se prévaloir des « pré-requis », notions à maîtriser avant même d’avoir mis un pied dans un amphithéâtre de la spécialité choisie à l’université. Plutôt que de choisir l’option d’ouvrir des nouvelles places dans les universités, pour répondre à une demande croissante d’admission due au baby-boom des années 2000, une sélection est désormais pratiquée à l’entrée de l’université. Une situation qui avait provoqué de vives critiques et inquiétudes à l’époque de la mise en place de cette loi. Inquiétudes qui se sont révélées fondées, puisque de nombreux lycéens diplômés du baccalauréat général se sont retrouvés sans affectation, laissés sur le bas côté. Par ailleurs, dans un rapport paru le 27 février dernier, la Cour des Comptes souligne le manque de transparence quant aux critères de sélection, qui s’avèrent être bel et bien des critères de sélection sociale, basés sur les capitaux possédés par les futurs étudiants, qui, comme le rappelle souvent le sociologue Pierre Bourdieu, sont inégaux selon les classes sociales d’origine.

Ces différentes réformes découlent d’une logique néo-libérale, et mènent progressivement à une casse du service public de l’enseignement supérieur, qui devrait être ouvert à tous, indépendamment des conditions d’origines. Désormais, l’autonomie et la liberté prônées par les penseurs de ces différentes lois laissent place à une logique de concurrence accrue, entre les universités, mais aussi entre les étudiants eux-mêmes. Les enseignants-chercheurs sont désormais accaparés par la recherche de financement constantes pour effectuer leurs recherches et par l’écriture d’articles toujours plus nombreux pour justifier d’un tel financement, en plus de toutes les tâches, notamment administratives, requises dans le cadre de leur poste d’enseignant. En parallèle, les étudiants doivent se battre pour assurer leur place au sein des universités, en passant les différentes phases de sélection au cours de leur parcours, tout en choisissant une trajectoire qui les favoriseront le plus pour leur entrée sur le marché du travail. L’université n’est désormais plus qu’un facteur d’intégration à un marché professionnel, plus qu’un véritable atout et outil visant l’émancipation intellectuelle. 

Vers une recherche financée par et pour le privé 

S’il est vrai que les textes définitifs de la nouvelle loi de Programmation sur la recherche ne sont pas encore dévoilés, alors même qu’ils étaient attendus pour le mois de février, les premières orientations, parues dans trois rapports en septembre dernier, ne sont pas rassurantes. Elles font état d’un choix indéniable du retrait de l’État dans le financement de la recherche. Cet investissement étatique dans le financement et la gestion de l’enseignement supérieur, hérité de la Révolution, est pourtant au cœur du pacte républicain français depuis 1808, lorsque les premières facultés gérées par l’État sans le concours du clergé ouvrent leurs portes. Une réforme comme celle que nous propose le gouvernement, en rupture avec cette tradition, laissera au secteur privé le champ libre pour investir dans les domaines, mais surtout les sujets de recherche qui lui seront les plus bénéfiques. Les financements sur le long terme, nécessaires à un travail de recherche de qualité, seront désormais remplacés par des contrats à court terme, mais surtout par des financements projet par projet. Alors que le corps enseignant se plaignait déjà de devoir finalement se cantonner à des tâches administratives, liées à la suppression de postes dédiés, il devra désormais remplir de plus en plus de demandes de financement, puisque les sources de financement pérennes, autrefois gérées directement par le ministère, seront désormais octroyées, si l’on en croit les rapports déjà parus, par l’Agence nationale de la recherche (ANR), une agence publique chargée d’étudier les projets sur des critères qui restent à définir, frein supplémentaire à la liberté des chercheurs dans leurs sujets, et, pire encore, par des entreprises privées, en fonction de l’intérêt porté au projet. Cela limite ainsi la recherche à la seule vocation d’être un investissement, défini uniquement par sa capacité à produire du profit, et donc par sa capacité à produire de la richesse monétaire, et non plus intellectuelle. Plus inquiétant encore, cette course au financement, qui reste le nerf de la guerre en matière de production scientifique, pourrait engendrer un bâillon de la recherche, vers des domaines et des sujets intéressants pour les entreprises, mais surtout qui ne vont plus à rebours de la pensée dominante. 

Les laboratoires de recherche, enfin, déjà mis en concurrence pour l’obtention des financements par l’ANR, seront plus que jamais en compétition pour trouver, non plus les projets les plus intéressants, mais les projets les plus susceptibles d’être financés. Or, certains travaux de recherche nécessitent de la coopération entre plusieurs chercheurs, provenant parfois de laboratoires différents. La mise en concurrence entre les laboratoires pourrait mettre à mal cette logique de collaboration, pour des chercheurs qui sont désormais des adversaires plutôt que des coéquipiers.

Des acteurs toujours plus précaires

La logique managériale, qui a déjà commencé à s’imposer dans le secteur, va continuer à précariser la profession d’enseignant chercheur, alors que le taux de travailleurs précaires est déjà compris entre 30 et 70% selon les secteurs aujourd’hui [4]. Tout d’abord, la loi prévoirait la fin du statut de maître de conférences, mais surtout une titularisation repoussée, ce qui les obligera à accepter des statuts précaires, tels qu’attaché temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) ou vacataire. Pire encore, il est prévu la mise en place de CDI de chantier, contrat prévu dans la nouvelle loi travail, passée en 2017 sous l’égide de la ministre du Travail, Muriel Penicaud, qui est en réalité un CDD courant sur la durée d’un projet – professoral ou scientifique. 

Manifestation des acteurs de l'enseignement supérieur
Manifestation des acteurs de l’enseignement supérieur ©Alexandre Moreau

Déjà victimes de la baisse des budgets, qui les poussent à faire plus d’enseignement par manque de professeurs, en plus de leurs missions et devoirs de chercheurs, ils vont devoir subir la fin du référentiel horaire, qui était à la base du contrat universitaire. En effet, en échange de la possibilité de pouvoir faire de la recherche, les professeurs doivent aujourd’hui réaliser 192 heures d’enseignement à l’université, sans, bien évidemment, compter les heures de préparation et de correction, et les heures de paperasse administratives et la publication d’articles qui incombent à leur fonction de chercheur. Désormais, ce quota d’heures ne sera plus limité dans le temps, mais surtout les professeurs perdront la rémunération additionnelle octroyée en cas d’heure supplémentaire. 

Des étudiants de plus en plus lésés

Les étudiants vont également être impactés par la tournure que prend la réforme. Si l’on peut être certain que l’université va souffrir d’une baisse de la qualité dans le contenu de sa recherche, la réforme impactera de facto la qualité des enseignements. En suivant cette logique, celui-ci perdra en effet en stabilité, avec des changements de professeurs constants, et le renouvellement constant du corps enseignant qui en découle ne permettra plus à l’apprentissage de se faire sur le long terme. Si la logique d’économies et de restriction budgétaire promues par le gouvernement se poursuit, il est difficile d’imaginer que l’université continue à fonctionner sur ce modèle d’ouverture au plus grand nombre. En effet, des conséquences seront à prévoir sur le nombre de professeurs embauchés pour assurer les enseignements, voire même sur le nombre de places proposées dans les filières, et notamment celles qui ne se révèlent pas – ou du moins que l’on ne considère pas comme telles – utiles pour le marché du travail. Mais, le plus inquiétant, surtout, serait de voir une augmentation tendancielle des coûts d’inscription, pourtant gage d’accès à l’université au plus grand nombre, ce qui pourrait avoir des conséquences dramatiques sur la possibilité d’entrée en études supérieures des classes populaires et moyennes. 

Manifestation estudiantines contre la loi LRU en mars 2009. © Manuel MC

Un long glissement vers un modèle anglo-saxon 

Si jusqu’à présent, la France résistait à la mise en place d’un modèle à l’anglaise ou à l’américaine, cette réforme tend à rejoindre la logique idéologique mise en œuvre dans les universités outre-Atlantique et de l’autre côté de la Manche. Amorcée dans ces deux pays, la logique néo-libérale – qui compte désormais parmi les références mondiales à en croire le classement de Shanghai (qui hiérarchise les universités selon des critères tels que la qualité de l’enseignement et de l’institution, la taille et le nombre de publications) – est fondée sur une autonomisation des sites vis-à-vis de l’État. Progressivement, pour devenir plus compétitifs, mais surtout pour compenser la baisse des dépenses des États en matière d’éducation et de recherche, ces systèmes se sont tournés vers l’investissement privé, limitant de facto la pluralisme et l’indépendance de la recherche. 

Mais la problématique principale liée à ce changement de paradigme est la difficulté toujours grandissante de l’accès à l’université. En plus de nombreux critères de sélection, instaurés pour faire face à la baisse tendancielle de la capacité d’accueil des universités, les coûts de formation exorbitants, compris entre 15 et 20 000 dollars par an aux États-Unis, limitent l’accès à l’enseignement supérieur, et poussent de nombreux étudiants à contracter des prêts. Or, la problématique de la dette étudiante inquiète de plus en plus les économistes, qui voit en elle une possible bulle financière, prête à éclater à tout moment. La dernière crise financière, venue des États-Unis, reposait, elle, sur l’endettement immobilier. Aux États-Unis, avec une dette moyenne de 35 000 dollars par étudiant, soit 1.605 milliards de dollars, un chiffre multiplié par 3 en l’espace de 12 ans, le risque est désormais de plonger le système financier, non seulement américain, mais mondial, dans une crise économique de grande ampleur [5]. Un phénomène, qui bien qu’en augmentation en France, reste limité à 10% de la population estudiantine [6]

Vers la fin de l’université et de la recherche publiques ? 

Cette réforme est donc en lien direct avec tout ce qu’il s’est passé ces dernières années dans l’enseignement supérieur, à savoir le désengagement progressif de l’État dans les questions de financement et d’encadrement des universités. Ce qui se déroule à l’université est à l’image de ce qu’il se passe dans les autres services publics, avec un glissement vers une privatisation latente. Or, l’université permettait non seulement d’apporter des savoirs, mais également de réduire les inégalités sociales, héritage amer et incompressible du contexte familial dans lequel chacun grandit. Avec la mise en place de critères de sélection liés aux capitaux culturels, c’est tout un pan de la société qui ne pourra plus accéder à l’université, alors même qu’elle pouvait être vectrice de mobilité sociale auparavant. Désormais, les institutions publiques reprennent les logiques managériales de l’entreprise, devant répondre non plus à des logiques d’intérêt commun, mais de rentabilité, en oubliant l’essence même de leur devoir premier de service public. Finalement, en prenant la place des investissements publics dans l’enseignement supérieur et la recherche, le privé remplace le rôle de l’État en effaçant, pierre après pierre, l’intérêt général au profit de ses intérêts propres.

Et pourtant, des alternatives sont possibles et sont déjà à l’œuvre à l’étranger. À l’image de la Suède, du Danemark ou encore de la Norvège, où les gouvernements consacraient entre 6,5 et 7% de leur PIB à l’éducation et à l’enseignement supérieur en 2017, faisant de ces trois nations les champions des dépenses en matière éducative [7]. Considérée comme un bien commun, bénéficiant à tous, l’éducation est au centre des politiques gouvernementales. Ces pays proposent un accès inconditionnel à l’enseignement supérieur. La Norvège propose par exemple des bourses à ses étudiants, pouvant s’élever jusqu’à 1 150 euros par mois, afin de permettre au plus grand nombre de faire des études supérieures, mais surtout pour que les coûts de l’accès à l’université, mais aussi liés au logement, et à la vie étudiante,  ne soient pas un frein à son accession. Quant à la recherche, celle-ci est financée à majorité par des fonds publics, à hauteur de 90% au Danemark par exemple [8].

Si l’on ne revient pas vers une université publique républicaine et ouverte au plus grand nombre, alors cette institution sera belle et bien « inégalitaire, vertueuse et darwinienne », telle que promue par le président du CNRS, Antoine Petit [9]. 

[1] https://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/loi_programmation_pluriannuelle/45/9/RAPPORT_FINAL_GT1_-_Financement_de_la_recherche_1178459.pdf

[2] (https://www.lemonde.fr/campus/article/2017/11/21/l-explosion-demographique-bombe-a-retardement-pour-les-universites_5218072_4401467.html)

[3] les filières en tension sont les filières les plus demandées, principalement droit, PACES, STAPS et psychologie https://www.digischool.fr/lycee/parcoursup/parcoursup-filieres-tension-37219.html)

[4] https://universiteouverte.org/2020/02/10/la-precarite-dans-lenseignement-et-la-recherche/

[5] https://www.capital.fr/entreprises-marches/la-dette-des-etudiants-aux-etats-unis-est-elle-une-bombe-a-retardement-1351322

[6] https://www.tonavenir.net/pret-etudiant-en-france-faut-il-desormais-sendetter-pour-etudier/

[7] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/29/islande-danemark-et-suede-champions-des-depenses-d-education-en-europe_5178058_4355770.html

[8] http://cippa.paris-sorbonne.fr/?page_id=858

[9] https://www.usinenouvelle.com/editorial/le-cnrs-doit-avoir-une-dimension-sociale-confie-antoine-petit-pdg-du-cnrs.N908139

Violences sexuelles au sein des universités françaises : entre prise de conscience et culte du silence

© Marine B. @aimepoint

À partir des années 1970, nous avons assisté à une progressive libération de la parole des femmes concernant les violences sexuelles. Cette mise en lumière des rapports de violence dans le cadre des relations hommes-femmes dans les cercles sociaux nous aura permis de faire le constat que cela concerne aussi bien la sphère privée que de nombreuses sphères publiques. Récemment, depuis la vague qui a secoué l’industrie du cinéma avec le mouvement MeToo, d’autres champs sont marqués par de nouvelles révélations toujours plus accablantes comme la politique (Affaire DSK, Affaire Baupin, etc.) ou journalisme (Ligue du LOL). La délivrance de cette parole se fait progressivement, lentement et bien d’autres sphères sont concernées par ces violences. Nous avons travaillé sur un cas qui reste encore dans l’ombre : celui de l’université. Institution d’excellence, le système universitaire français se fait encore très silencieux sur les nombreuses histoires de violences sexuelles qu’il abrite.


Notre travail a débuté avec un appel à témoin, sur les réseaux sociaux, en particulier Twitter, théâtre de nombreux scandales et où la parole des femmes a tendance à s’émanciper plus facilement. Cet appel, massivement relayé, nous a permis de pouvoir nous figurer de manière assez large l’ampleur du phénomène. Plus d’une trentaine de personnes ont accepté de témoigner de manière anonyme.

Parmi les témoignages recueillis, l’écrasante majorité des victimes sont des femmes, de diverses universités en France. Étudiantes en licence, master ou en doctorat, toutes relatent des agressions sexuelles allant du harcèlement jusqu’au viol. Quant à l’agresseur, il a toujours été question d’un homme. Pour la majorité des victimes, l’agresseur s’avère être un étudiant de l’université, personnage charismatique et reconnu par ses pairs. D’autres évoquent des membres du personnel de l’université (services de santé, administration etc.), et même des professeurs ou chargés de travaux dirigés.

L’abandon de l’université dans ces cas-là fut systématique : toutes les victimes évoquent la même détresse et leur volonté de se tourner vers le corps enseignant ou l’administration pour obtenir de l’aide. Ce désistement de l’université, que cela concerna les équipes enseignantes ou administratives, et même le personnel de santé, est une récurrence de nos témoignages. Certaines ont même du faire face à la menace d’une exclusion de l’institution si cette affaire venait à être rendue publique et donc ternir la réputation de l’établissement.

L’abandon de l’université dans ces cas-là fut systématique : toutes les victimes évoquent la même détresse et leur volonté de se tourner vers le corps enseignant ou l’administration pour obtenir de l’aide.

Présentes dans tous les milieux socio-professionnels, les violences sexuelles ne sont pas prises en charge de manière égale sur tout le territoire. L’enseignement supérieur ne déroge pas à la règle. De même, il existe peu de données qui nous permettent de nous rendre compte de l’ampleur de ce phénomène, si ce n’est le résultat de l’enquête « ViRaGe[1] », opération menée par l’Institut National des Études Démographiques (INED) de février à novembre 2015 auprès d’un échantillon de 27 268 personnes issues de la population étudiante de quatre universités françaises. Nos témoignages ont pu révéler que toutes les universités françaises étaient concernées par ce phénomène, bien loin des quatre de l’étude ViRaGe. Cela s’explique d’une part par l’absence totale de prévention contre les violences sexuelles et le manque de soutien de la part de l’institution aux associations féministes qui souhaitent militer, et d’autre part l’inexistence d’une structure pouvant accueillir, accompagner et protéger les victimes de ces agressions. La demande de celles-ci est pourtant claire : l’université a bien son rôle à jouer.

À ce jour, aucune des personnes interrogées n’a souhaité porter plainte. Pour certaines d’entre elles, il a été question de pression de la part de membres de l’administration, qui ne souhaitaient pas voir l’université mise en cause, pour d’autres, ce fut le découragement face au parcours judiciaire.

Depuis plusieurs années, de nombreuses associations telles que le Clasches[2] mettent en lumière les violences sexuelles au sein des universités françaises. En réponse, les pouvoirs publics ont tenté de mettre en oeuvre un semblant de politique de prévention et de traitement du harcèlement sexuel. On peut ainsi citer la loi du 6 août 2012[3] mais également celle du 4 août 2014[4]. Après les révélations d’une série d’affaires visant l’enseignement supérieur et la recherche par Mediapart au printemps 2019, le gouvernement a mis en place un projet de loi le 4 juillet, modifiant le fonctionnement des procédures disciplinaires dans les affaires de violences sexuelles à l’université. Cependant, aujourd’hui encore, ces mesures sont jugées totalement insuffisantes pour prévenir les agressions sexuelles et la demande de la part des étudiants de doter l’université de structures de prévention et d’accompagnement des victimes se fait de plus en plus forte.

L’université : le danger d’un carrefour des cercles sociaux

Alice Debauche, maîtresse de conférences en sociologie rattachée à l’université de Strasbourg et chercheuse associée à l’unité Démographie, Genre et Sociétés à l’INED, travaille sur les violences contre les femmes et en particulier les violences sexuelles. Dans le cadre d’une enquête ViRaGe réalisée avec une équipe de chercheurs, elle a étudié ce phénomène au sein des universités. Cette enquête visait alors à répondre à quatre interrogations : Combien de personnes subissent aujourd’hui en France des violences dans le couple, au travail, dans l’espace public ? Les femmes et les hommes sont-ils concernés de la même manière ? Quelles sont les conséquences de ces violences sur l’état de santé, les parcours scolaires, professionnels et familiaux ? À qui parle-t-on de ces violences ?

Il faut bien saisir, selon elle, le fait que l’université se trouve être un petit monde au sein duquel sont enchevêtrés différents types de liens sociaux[5]. On y retrouve finalement des formes de violences sexuelles qui ne sont pas forcément spécifiques à l’université et que l’on peut retrouver dans d’autres espaces : les agressions entre étudiants qui se connaissent s’apparentent aux agressions que l’on peut retrouver au sein de cercles d’amis, de cercles de relations sociales classiques. On constate également des agressions qui ressemblent à ce que l’on peut retrouver dans l’espace public, harcèlement et agressions de rue, parmi les différents témoignages à notre disposition. On observe aussi des cas d’agressions conjugales, et, enfin, des cas d’agressions qui s’apparentent à celle que l’on retrouve sur un lieu de travail. C’est ce qui fonde, en quelque sorte, la spécificité de l’université : un espace social au croisement de plusieurs types d’espaces sociaux. Cette spécificité est l’une des raisons des difficultés de la lutte contre les agressions sexuelles à l’intérieur de l’institution universitaire.

Pour comprendre les diverses formes d’agressions, comme les violences conjugales, ou celles qui prennent place sur le lieu de travail, les agressions d’un étudiant sur un autre ont été reconnues juridiquement beaucoup plus tôt. Dans le cadre du mouvement féministe des années 1970, et des premières formes de violences sexuelles qui ont été reconnues, on trouve, en premier lieu, l’inconnu dans la rue, l’agresseur que l’on ne connaît pas, qui ne fait partie d’aucun cercle social. Ce n’est que progressivement qu’émerge la reconnaissance des violences sexuelles entre personnes qui se connaissent, les cercles d’amis proches et éloignés, et cela peut concerner les agressions sexuelles entre étudiants. Quand on consulte les témoignages des années 1970-1980, on retrouve ce cas de figure assez fréquemment. Plus tard, dans les années 1990, on commence à reconnaître les agressions en famille et dans le couple. Les violences sexuelles telles qu’on les retrouve au sein du lieu de travail sont les dernières à être reconnues : il y a des débats dès les années 1990, mais c’est véritablement le mouvement MeToo qui va permettre sa reconnaissance. Si on prend un peu de recul historique, indique Alice Debauche, c’est quand il n’y a pas d’enjeux hiérarchiques qu’il est plus aisé de reconnaître l’existence de ces violences. Autrement, la parole des victimes est très souvent remise en question.

Nous sommes face à des violences de genre, de manière assez large : il n’y a pas systématiquement de domination par l’âge, et dans l’immense majorité des cas, l’agresseur est un homme, la victime une femme, ce qui fait appel à toutes les représentations[6] liées à la sexualité. La violence, souvent, n’est même pas physique : il faut comprendre que de toute façon, les relations entre les hommes et les femmes sont asymétriques, et donc les relations amicales, sexuelles et amoureuses aussi.

Le rôle que devrait jouer l’université dans la protection de ses étudiants est majeur, et, si l’on procède par analogie, poursuit Alice Debauche, en tant que lieu de travail, elle devrait avoir le même type d’obligations qu’une entreprise dans le cadre du harcèlement sexuel au travail. Or, il se trouve qu’à l’heure actuelle, les dispositifs sont assez médiocres, comparé à ce que l’on peut trouver au sein d’une entreprise classique. Il est étonnant de constater que même lorsque l’agression a lieu dans les locaux, les services universitaires ne prennent pas leurs responsabilités. Lorsque ces agressions se déroulent en dehors, juridiquement, il est difficile pour elle d’agir, mais lorsque l’agression a lieu au sein de la structure, elle peut poursuivre les agresseurs. Dans le cadre d’une agression qui a eu lieu à l’extérieur, certaines actions internes pour protéger la victime sont également possibles. Mais il y a beaucoup de résistance : d’une part, les acteurs considèrent que cela relève d’affaires privées, auquel cas, on arrive bien souvent à la conclusion que l’université n’a pas de rôle à jouer, ce qui est évidemment faux. D’autre part, nous faisons face à une forme de conservatisme du corps administratif ou enseignant qui a tendance à résumer la situation par « j’ai vécu ça à mon époque, il n’y a pas de raison que la situation change aujourd’hui ». Et quand cela concerne les étudiants, il y a une forme de tolérance, due au cercle social qui les concerne, qui met en jeu des types de sociabilité souvent festifs.

Le rôle que devrait jouer l’université dans la protection de ses étudiants est majeur, en tant que lieu de travail, elle devrait avoir le même type d’obligations qu’une entreprise dans le cadre du harcèlement sexuel au travail.

En décembre 2017, Alice Debauche a participé à un colloque sur les violences sexistes et sexuelles au sein des universités[7], en présence de la ministre qui s’était engagée à ce que toutes les universités se dotent de dispositifs d’accompagnement et d’aide aux victimes. Malgré ces engagements ministériels, les universités sont encore dans l’attente, car sans moyen ni financement, il est impossible d’avancer.

Et après ?

À l’issue de ce travail, nous avons rencontré l’association de la B.A.F.F.E qui milite principalement au sein de Sorbonne Université, et qui fut créée afin de répondre à un besoin de mise en place de dispositifs d’accueil et de prévention des violences sexistes à l’université. Malgré la mise en place de la mission égalité telle qu’elle a été prévue par la loi de 2013, l’inefficacité de cette mesure fait débat. Peu d’étudiants sont sensibilisés à ces questions et ,aujourd’hui, au sein de cette association, de nombreuses mesures sont prises afin de combler ce vide : par la circulation d’une charte antisexiste « qui dépasserait le cadre de la simple profession de foi de l’université, mais qui évoquerait très concrètement l’existence de ces agressions » ainsi que par « la mise en place de dispositifs plus concrets, que cela concerne la prévention mais aussi l’accompagnement des victimes, afin de sensibiliser les étudiants, le corps enseignant et l’administration au sujet de ces violences sexuelles qui s’exercent dans le cadre universitaire ». Pour la B.A.F.F.E, il est nécessaire de mettre en place des groupes de travail sur les violences sexuelles et cela en parallèle de la mise en place d’une cellule d’accompagnement des victimes. Ces deux dispositifs comprendraient une aide juridique, d’une part, mais également une aide médicale, afin de ne pas laisser de victimes s’isoler. L’externalisation de cette structure présente plusieurs avantages : d’une part, il y a un souhait d’indépendance vis-à-vis de l’université et d’éventuelles pressions, ce qui permettrait de créer un climat de confiance pour la victime. « Nous avons une idée assez précise de ce qu’il peut se passer, grâce à la mise en place d’un formulaire anonyme qui nous permet de recueillir différents témoignages. Il est rare que les personnes nous laissent des contacts, c’est malheureux, mais nous pouvons au moins dresser un tableau de la réalité. Quand on a affaire à des affaires qui mettent en cause les professeurs, par exemple, la domination hiérarchique intervient, en plus de la domination de genre. Quand cela concerne les étudiants, on a un genre de profil-type qui apparaît : le leader charismatique, qui a beaucoup d’amis et qui est très reconnu et qui exerce une domination sur des personnes vulnérables. »

« Il y a une demande d’aide très claire de la part des victimes envers l’université ». Il est important, selon l’association, que l’institution universitaire prenne ses responsabilités vis-à-vis de ce qu’il peut arriver en son sein, que cela concerne le corps enseignant ou l’administration. Les mesures qualifiées de « punitives » (telle que la mise en place d’examen terminal pour la victime, le rejet de la part des enseignants, changement de master ou d’université etc.) ne doivent plus avoir lieu. Il serait impératif, pour l’association, de mettre en place des mesures conservatoires, une fois les personnels au courant de la situation, pour faire en sorte que la victime ne soit plus en lien avec son agresseur, durant l’entièreté de son cursus. « Il est très important de comprendre que les victimes, dans la plupart des cas, font face à des troubles importants, comme des états de stress post-traumatique, des dépressions, des tentatives de suicide etc.. Nous préconisons une solution à deux volets, en quelque sorte : une phase de prévention, d’information et de sensibilisation des étudiants, du corps enseignant et du corps administratif, de souligner que certains comportements n’ont pas lieu d’être, de souligner leur anormalité. Le second volet, évidemment, se pose plus précisément après l’agression, et il faut donc mettre en place très concrètement des cellules d’aide, avant décision juridique ou disciplinaire. C’est conserver la victime, la protéger, et non plus la punir. Nous faisons face, très souvent, à des victimes qui abandonnent leur cursus universitaire, car elles sont encore en lien avec leur agresseur, ou qui ne rencontrent pas suffisamment de compréhension de la part de l’université. On ne veut plus que cela arrive. Les étudiants sont bien souvent précaires et il n’est pas possible pour tout le monde de mettre ses études en pause. Ces cellules permettraient de trouver des solutions envisageables pour la victime, qui lui conviennent, et qui la protègent. »

« Il y a une demande d’aide très claire de la part des victimes envers l’université »

Selon la B.A.F.F.E, les difficultés rencontrées relèvent surtout de la perception de ces agressions. « Il y a un véritable culte du silence, car la libération de la parole des victimes est vue comme une atteinte à l’université dans son ensemble… Nous devons toujours rester dans l’abstrait et la théorie, c’est assez handicapant pour mener des actions concrètes. Par ailleurs nous faisons face à beaucoup de condescendance, comme nous faisons partie du corps étudiant, alors que nous menons des actions qui ne devraient pas relever des étudiants. C’est le rôle de l’université de les protéger. »

 

[1] Violences et Rapport de Genre : contextes et conséquences des violences subies par les femmes et par les hommes.

[2] Collectif de lutte anti-sexiste contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur.

[3] Loi n° 2012-954 relative au harcèlement sexuel.

[4] Loi n° 2014-873 concernant l’égalité réelle entre les hommes et les femmes au sein des espaces publics.

[5] Ensemble des appartenances, des affiliations et des relations qui unissent les gens entre eux.

[6] Les représentations sociales, centrales dans le domaine des sciences sociales, se réfèrent, grossièrement, à la représentation collective d’une catégorie sociale (ici les femmes). Les historiens comme George Duby évoquent plus largement la notion « d’imaginaire ».

[7] Colloque international, Violences sexistes et sexuelles dans l’enseignement supérieur et la recherche : de la prise de conscience à la prise en charge, Paris, 4 décembre 2017, organisé par l’ANEF (Association Nationale des Études Féministes), la CPED (Conférence Permanente Égalité Diversité), le Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, les universités Paris Diderot, Aix-Marseille, Le Mans et Paris 8.

Frais d’inscription : première victoire pour les étudiants étrangers extra-européens

Université

Le 18 novembre 2018, le premier ministre Édouard Philippe avait annoncé une forte augmentation des frais d’inscription pour les étudiants étrangers extra-européens. À la rentrée universitaire 2019, les droits d’inscription s’élevaient à 3 770 euros pour le master et 2 770 euros pour la licence, soit 15 fois plus que pour les étudiants français et européens. Dans sa décision rendue le vendredi 11 octobre, le Conseil constitutionnel entérine le principe de gratuité de l’enseignement supérieur, ce qui constitue un sérieux revers pour le gouvernement.

Dans cette tribune, Modibo Massaké, étudiant étranger à l’université Paris Nanterre, en master de  Sciences de l’éducation, et porte-parole du collectif des étudiants étrangers revient sur la réforme prévue par le gouvernement et les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel.


Le Conseil constitutionnel avait été saisi le 25 juillet 2019 par le Conseil d’État (décision n° 430121 du 24 juillet 2019), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée par l’Union nationale des étudiants en droit, gestion, AES, sciences économiques, politiques et sociales, le Bureau national des élèves ingénieurs et la fédération nationale des étudiants en psychologie[1]. Les associations étudiantes, défendues par maître Florent Verdier ont obtenu gain de cause:

« Le Conseil constitutionnel déduit de façon inédite du treizième alinéa du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 que l’exigence constitutionnelle de gratuité s’applique à l’enseignement supérieur public », cette exigence ne « faisant pas obstacle, pour ce degré d’enseignement, à ce que des droits d’inscription modiques soient perçus en tenant compte, le cas échéant, des capacités financières des étudiants ».

Cette décision réconforte les étudiants étrangers, les syndicats, les associations, les enseignants et l’ensemble de la communauté universitaire, qui ont milité contre la sélection, la discrimination et les inégalités.

Le gouvernement d’Édouard Philippe a engagé deux réformes majeures concernant l’enseignement supérieur en France : la réforme de l’accès à l’université à travers Parcoursup[2]et la hausse des frais de scolarité pour les étudiants étrangers extra-européens.

Ces deux réformes ont donné naissance à des mouvements de contestation et de mobilisation au sein de la communauté universitaire. Mai 2018, au sein des universités Paris Nanterre, Montpellier, Lille, Toulouse ou Rennes, des partiels de fin d’année ont été boycottés et reportés. En décembre 2018, plusieurs universités ont été bloquées suite aux manifestations contre la stratégie d’attractivité des étudiants internationaux intitulée “Bienvenue en France” du gouvernement.

Or, en matière d’attractivité des étudiants internationaux, force est de constater que la France perd du terrain. C’est désormais l’Allemagne qui se positionne en quatrième place dans le classement des pays qui reçoivent le plus d’étudiants internationaux, devenant ainsi le premier pays non-anglophone[3].

Pourtant, accueillir les étudiants internationaux dans les mêmes conditions que les étudiants nationaux permet de réaffirmer le principe d’égalité des chances, véritable pierre angulaire du système éducatif français. C’est aussi donner une belle opportunité à la jeunesse de différents pays de se retrouver en France afin de tisser des liens de fraternité sur les bancs de l’université. Accueillir les étudiants internationaux, c’est donc semer les graines de la paix et des coopérations. C’est contribuer au rayonnement culturel de la France. En outre, l’accueil des étudiants internationaux rapporte 1,6 milliard d’euros par an[4]. L’accueil des étudiants étrangers constitue donc un instrument de prospérité économique et de rayonnement international de la France.

Par conséquent, maintenir un accès facile aux universités françaises, à la pensée et au patrimoine historique de la France permet également de renforcer les liens entre les étudiants francophones. Quel que soit leur milieu et leur origine sociale, ils doivent être traités sur le même pied d’égalité en vertu de la promesse républicaine d’égalité des chances.

Néanmoins, si la hausse des frais de scolarité est appliquée, les étudiants francophones originaires du continent africain n’auront plus la chance d’étudier en France dans les mêmes conditions que les étudiants francophones européens. Un étudiant sénégalais serait ainsi moins favorisé qu’un étudiant belge, alors que l’université devrait être un lieu d’égalité.

Les étudiants étrangers non-européens sont les premières victimes des inégalités au sein de la communauté universitaire : difficultés d’accès au logement plus élevées que pour le reste des étudiants, contraintes administratives liées aux démarches de renouvellement du titre de séjour et précarité financière liée au coût de la vie étudiante qui ne cesse d’augmenter.

Aujourd’hui, pour venir étudier en France il faut au préalable passer par Campus France, agence nationale pour la promotion de l’enseignement supérieur français, l’accueil des étudiants étrangers et la mobilité internationale. Les critères de sélection de Campus France sont favorables aux plus fortunés car cet organisme exige que les étudiants possèdent dans leur compte en banque la somme de 7 000 euros. Ensuite, une fois arrivés en France, les étudiants étrangers sont livrés à eux-mêmes et doivent se débrouiller pour trouver un logement, un travail et réussir leurs études.

De même, dans le cadre du renouvellement du titre de séjour, les étudiants étrangers en France font face à une double contrainte. D’une part, il y a une obligation de réussite et d’autre part, la préfecture demande de justifier les sources de revenus, soit 615 euros par mois. Être étudiant étranger en France est un véritable parcours du combattant.

Le collectif des étudiants étrangers que nous avons créé à l’université de Nanterre suite à l’augmentation des frais de scolarité, en décembre 2018, s’est donné pour mission de lutter contre la discrimination et les inégalités en défendant les droits des étudiants étrangers.

La décision du Conseil constitutionnel constitue une première victoire pour les étudiants extra-européens, et un revers pour le gouvernement, déjà désavoué par le fait que seules 7 universités sur 74 ont appliqué l’augmentation des frais d’inscription à la rentrée 2019. C’est désormais au Conseil d’État de poursuivre les débats dans les mois à venir.

 

[1]Dans sa décision rendue en juillet 2019, le Conseil d’État explique qu’il « y a lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité invoquée » par trois associations. À savoir : l’Union nationale des étudiants en droit, gestion, AES, sciences économiques, politiques et sociales (UNEDESEP), le Bureau national des élèves ingénieurs (BNEI) et la Fédération nationale des étudiants en psychologie (FENEPSY).

[2]Parcoursup a été mis en place par le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation en 2018 dans le cadre de la Loi Orientation et Réussite des Étudiants. Elle remplace l’ancien système d’Admission Post-Bac (APB).

[3]Étude menée conjointement par le Centre allemand pour la recherche universitaire et scientifique (DZHW) et l’Office allemand des échanges universitaires (DAAD) et reprise par le Frankfurter Allgemeine Zeitung.

[4]Selon l’institut BVA, les étudiants étrangers rapportent en moyenne 4,65 milliards d’euros, mais ne “coûtent” que 3 milliards.

Augmentation des frais d’université pour les étudiants étrangers : l’inacceptable sélection par l’argent

Des étudiants mobilisés à l’occasion de “la fête à Macron” ©Vincent Plagniol

En novembre dernier, le gouvernement a fait part de son nouveau plan d’attractivité à destination des universités françaises. Ce programme honteusement baptisé « Bienvenue en France » prévoit l’augmentation des frais d’inscription pour les étudiants étrangers. Le coût d’une licence s’élèverait ainsi à 2 770€, au lieu de 170€ actuellement. Cette curieuse conception de l’attractivité fait polémique et a entraîné une vague de mobilisation dans de nombreux établissements du supérieur. Après Parcoursup et la loi ORE, le gouvernement semble pourtant bien décidé à poursuivre sa suite de réformes néo-libérales à l’encontre des universités. 


Doubler le nombre d’étudiants étrangers accueillis en France pour atteindre le demi-million d’ici 2027, tel est l’objectif ambitieux affiché par le programme « Bienvenue en France ». Avec 245 000 étudiants en mobilité diplômante accueillis en 2016, la France est le quatrième pays d’accueil des étudiants internationaux, derrière les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie. Une attractivité pourtant en berne, d’après les chiffres de l’UNESCO présentés par le gouvernement : si le nombre d’étudiants internationaux accueillis continue d’augmenter, la France n’apparaît pas une seule fois dans le top 20 des plus fortes progressions de mobilité entrante entre 2011 et 2016.

La stratégie d’attractivité présentée par le programme « Bienvenue en France » développe donc plusieurs mesures pour inciter les étudiants internationaux à choisir la France. Parmi elles, une simplification de la politique de visas, plus de cours de français langue étrangère (FLE) et de formations en anglais, ou encore la création d’un label distinguant les établissements qui mettent en place des dispositifs d’accueil en faveur des étudiants internationaux.

Ces dispositifs sont consensuels, et même approuvés par les étudiants comme par les universités. Cependant, la quatrième mesure du programme prévoit une augmentation d’environ 16% des frais d’inscription pour les étudiants étrangers originaires de pays non-européens. Une licence coûtera alors 2 270€ et un master 3 770€.

Des frais d’inscription différenciés pour plus d’équité

Augmenter les frais d’inscription pour attirer de nouveaux étudiants, la mesure peut sembler contre-productive. L’Alliance des universités de recherche et de formation (AUREF) s’inquiète ainsi d’un possible effet d’éviction dans un communiqué publié fin novembre : « par comparaison avec des pays étrangers tels la Suède ou le Danemark ayant pris ce type de mesures, [l’effet d’éviction] peut être évalué, les premières années, à plus de 35% ».

Pour le ministère de l’Enseignement supérieur, il s’agit au contraire de permettre aux universités d’améliorer leurs conditions d’accueil. Les frais d’inscriptions acquittés par les uns devraient par ailleurs servir à financer les bourses reçues par les autres, puisque le programme entend tripler le nombre de bourses d’étude, passant de 7 000 à 21 000.

« Au total, un étudiant international sur quatre pourra bénéficier d’une exonération ou d’une bourse », peut-on lire dans le rapport.

Si le gouvernement affirme qu’un étudiant international sur quatre pourra bénéficier d’une exonération de frais d’inscription ou d’une bourse, la réalité semble plus nuancée. Le programme précise que « les étudiants internationaux qui ne sont pas ressortissants d’un pays de l’Espace économique européen ou de la Suisse et qui s’inscrivent pour la première fois dans un cycle supérieur de formation en France seront amenés à acquitter des frais d’inscription différenciés, qui apporteront plus d’équité ». Plus simplement, l’augmentation des frais d’inscription ne concernera pas les étudiants européens qui représentaient, en 2016, 22% des étudiants internationaux, soit effectivement, près d’un quart d’exonérations. Conséquence, ce sont surtout les étudiants asiatiques, américains et africains qui seront touchés par la mesure. Ces derniers étaient plus de 100 000 en 2016, tandis que les bourses ne concerneront que 21 000 étudiants. Quand on pense que l’objectif du gouvernement est d’atteindre 500 000 étudiants étrangers, le nombre de bourses promises paraît encore plus dérisoire.

Pour Nathalie Dompnier, présidente de l’université Lumière Lyon 2, cette différenciation des frais d’inscription pour les étudiants internationaux hors-Europe empêchera de nombreux étudiants d’accéder à l’enseignement supérieur en France. « De manière générale, c’est un filtre qui interdit aux moins fortunés de venir étudier en France », estime-t-elle.

Mobilisation des étudiants contre l’augmentation des frais d’inscription. © Elio Prophette

Contacté par téléphone, le ministère de l’Enseignement Supérieur se veut rassurant : « Les sommes indiquées sont un plafond », explique-t-il. Chaque université pourra donc décider des exonérations, totales ou partielles, à mettre en place pour prendre en compte toutes les situations. La ministre Frédérique Vidal déclare encore, dans une lettre adressée début décembre aux présidents d’université, que « la large capacité d’exonération qui sera donnée à vos établissements vous permettra de tenir compte des liens particuliers que vous avez noués avec tel ou tel établissement étranger ou tel ou tel pays ».

Le devoir d’obéissance et de loyauté

Pourtant, ce ton conciliant a radicalement changé en janvier. A la suite de l’université de Clermont-Ferrand, plusieurs universités, dont l’université Lumière Lyon 2, ont annoncé qu’elles n’appliqueront pas l’augmentation des frais d’inscription pour les étudiants étrangers vivant hors de l’Union Européenne. Le recadrage est immédiat : dans une intervention devant le Sénat, la ministre évoque le « devoir d’obéissance et de loyauté » des universités envers les politiques publiques menées par l’Etat.

Au cœur de la stratégie « Bienvenue en France »,  c’est donc  un renforcement des inégalités qui se profile entre les étudiants européens exonérés de frais d’inscription et les étudiants extra-communautaires soumis à cette augmentation.

« Pour l’instant, aucun texte juridique ne nous impose cette augmentation », répond Nathalie Dompnier, la présidente de l’Université Lyon 2. « Mais, comme l’a dit la ministre, nous sommes des opérateurs de l’Etat, si des mesures contraignantes sont prises nous ne pourrons pas les ignorer ». Même sans mesure, difficile de dire combien de temps les universités rebelles pourront se passer de cette source de revenu.

Pour Nathalie Dompnier, « cette augmentation des frais d’inscription servira aussi à financer d’autres choses, que l’Etat ne finance plus », notamment l’augmentation des salaires due à l’ancienneté des enseignants. Dans un contexte de difficulté financière pour les universités, comment refuser une telle opportunité ?

Au cœur de la stratégie « Bienvenue en France », et malgré les dénégations du gouvernement, c’est donc bel et bien un renforcement des inégalités qui se profile entre les étudiants européens exonérés de frais d’inscription et les étudiants extra-communautaires soumis à cette augmentation. Cette mesure ne doit pas non plus occulter le débat sur la stratégie générale de l’Etat pour le financement de l’enseignement supérieur « dans un cadre constitutionnel qui affirme sa gratuité », comme le rappelle l’Alliance des universités de recherche et de formation (AUREF). Ces atteintes progressives à la gratuité inconditionnelle des services publiques en France a néanmoins de quoi laisser songeur. Les termes d’attractivité, d’efficacité et de rentabilité quittent désormais le lexique de l’entreprise pour gagner celui du service public. Il s’agit désormais de critiquer ce tournant néo-libéral qu’un secteur comme l’éducation ne peut tolérer.

Ce que contient l’inquiétant rapport sur la hausse des frais d’inscription à l’Université

Si le Premier ministre Édouard Philippe a assuré lors des questions au gouvernement « qu’il n’est ni dans les projets de la ministre de l’Enseignement supérieur ni dans les projets du gouvernement de procéder à cette augmentation pour les étudiants français ou les étudiants européens », le rapport de la Cour des Comptes dévoilé dans la presse la semaine passée mérite qu’on s’y arrête pour comprendre et analyser ses enjeux.

Ces fuites ont eu lieu quelques jours après l’annonce de la hausse des frais d’inscription pour les étudiants qui ne sont pas ressortissants de l’Union Européenne. En plein mouvement social des Gilets Jaunes, cette annonce n’a pas laissé les organisations et partis indifférents, mais aucun appel à la mobilisation ou aux blocages des établissements n’a été émis.

L’exécutif se doit d’être particulièrement vigilant. Un mouvement étudiant qui se grefferait aux Gilets Jaunes pourrait donner naissance à un mouvement d’ampleur ouvert sur plusieurs front particulièrement redoutables et tenaces. Les annonces effectuées de manière séquencées divisent les étudiants qui ne se sentent pas immédiatement concernés par les mêmes enjeux.

Seulement, la hausse tant pour les étudiants ressortissants de la communauté européenne que pour les étudiants extra-communautaires figurent dans le même rapport. Cette hausse concernerait 133 150 étudiants.

Ce rapport long d’une centaine de page de préconisations et de presque cent pages d’annexes tient en deux chapitres. Le titre du premier est sans appel : « la quasi-gratuité : un modèle historique battu en brèche ».

« La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État ». Le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, intégré au bloc de constitutionnalité affirme le principe de gratuité. Évoqué à plusieurs reprises dans le rapport, c’est de ce modèle dont on risque aujourd’hui de s’éloigner. Les rédacteurs du rapport indiquent que les droits d’inscription ont longtemps été fixés à un niveau modique et ont longtemps été pensés comme un instrument de régulation d’accès à l’enseignement supérieur plus qu’un levier de financement. Ils comptent en effet pour moins de 2% des ressources des universités.

Paradoxalement, les auteurs du rapport indiquent que cette quasi-gratuité est héritée d’une période où l’université ne concernait qu’une fraction marginale de la population et qu’à l’heure de la démocratisation de l’accès, l’absence de remise en question de ce fonctionnement est lié au « caractère socialement sensible de la contribution des étudiants », avec oujours en ligne de mire, les établissements de Sciences Po Paris, Paris-Dauphine et bien sûr les autres modèles nationaux de financement. Les deux derniers établissements évoqués voient leurs droits d’inscription augmenter chaque année, cette « augmentation des droits participe à une évolution dynamique des ressources propres ». Cette augmentation qui est débattue et votée chaque année implique que l’établissement soit en mesure de cerner et d’envisager ses besoins exacts, et surtout que les étudiants soient en mesure de payer des frais conséquents.

Si des dispositifs d’aide existent, que tous les étudiants ne payent pas la même somme selon les revenus de leurs parents, le recrutement de ces deux établissements (sur dossier après le bac ou après une classe préparatoire pour Paris-Dauphine et sur concours pour Sciences Po) recrutent parmi des couches principalement supérieures de la société. Cette modulation des droits suivant le revenu n’est cependant pas conservée comme méthode.

“L’augmentation des frais ouvre in fine la porte à d’autres réformes aux implications énormes dans ce qu’elles disent du système universitaire français.”

Les références mobilisées à l’international sont audacieuses : l’Australie est évoquée. Les droits d’inscription sont fixés à des niveaux inférieurs pour des secteurs qui constituent des « besoins » dans l’économie nationale. La mobilisation de cette référence conduit à un rapport éminemment instrumental à la formation dans le supérieur, et postule la possibilité d’objectiver ces besoins : s’il y a en effet actuellement besoin de former des personnes à propos des nouveaux métiers liés à la transition écologique par exemple (chose qu’aurait pu faire le gouvernement avec la réforme des baccalauréats professionnels, et qui n’a pas été le cas), comment définir le degré de besoin d’un historien ou d’un philosophe dans une société ? S’ils sont essentiels, sont-ils des « besoins dans l’économie nationale » ? Soumettre le formation à ce type de critère économique n’est pas toujours pertinent.

L’un des éléments essentiels qu’il faut avoir en vue après lecture de ce rapport est que l’augmentation des frais d’inscription n’est pas une fin en soi. Elle ouvre in fine la porte à d’autres réformes aux implications énormes dans ce qu’elles disent du système universitaire français. La question qui est également posée est celle de l’approfondissement de l’autonomie des établissements. Les droits seraient fixés par l’État ou le Parlement lors du vote des Lois de finances. Chaque année, un seuil de plafond de droits à percevoir serait adopté. Grâce à la loi de 2007 qui a rendu les universités « autonomes » et « responsables », elles pourraient dès lors convenir et décider de leurs besoins, de la stratégie de formation et de recrutement.

La comparaison avec l’étranger montre qu’il n’y a pas de modèle dominant en matière de financement. Il est néanmoins analysé que les choix d’instruments d’aide aux étudiants sont en partie liés aux politiques de droit d’inscription.

« Au total, si la progression du nombre d’étudiants dans les prochaines années est incontestable, ses impacts financiers, notamment en termes de besoins de recrutement, devront être mesurés en tenant compte des marges d’efficience attendues dans la gestion des établissements et des personnels, notamment en matière d’offre d’enseignement » écrivent les auteurs du rapport. Ce condensé de novlangue pose une autre question : celle de l’offre d’enseignement.

Dans un instant de lucidité, les auteurs du rapport expliquent que même si les travaux en économie de l’éducation « ne permettent pas de tirer des conclusions nettes sur la sensibilité de la demande d’éducation au prix », « une augmentation des droits constituerait à tout le moins un prélèvement financier supplémentaire sur les étudiants ou leur famille, susceptible de modifier leur comportement en matière de choix d’orientation, d’activité rémunérée, de réussite aux examens ou d’orientation professionnelle ».

“Aucun volontarisme politique si ce n’est des réformes ponctuelles du système boursier ne parvient à endiguer cette situation qui ne viendrait qu’à empirer avec une hausse des frais d’inscription.”

S’en suit une explication qui ne semble les arrêter dans leurs sombres desseins réformateurs : « en 2015, les étudiants en licence et en master qui exerçaient une activité très concurrente des études consacraient par semaine 7 heures de moins aux cours et 4 heures de moins au travail personnel que les étudiants qui n’exerçaient aucune activité ». Et la conclusion : « s’ils ne travaillaient pas, les étudiants salariés auraient « une probabilité plus élevée de 43 points » de réussir leur année ». Le travail étudiant concerne actuellement de plus en plus d’étudiants qui sont contraints soit de subvenir totalement à leurs besoins, soit de compléter les sommes versées par leurs parents.

Aucun volontarisme politique si ce n’est des réformes ponctuelles du système boursier ne parvient à endiguer cette situation qui ne viendrait qu’à empirer avec une hausse des frais d’inscription. Il faudrait donc faire confiance à des acteurs qui ne font rien pour corriger la situation actuelle pourtant déjà dramatique pour les étudiants ?

L’alternative est alors celle de l’endettement. Perspective réjouissante à l’heure où des pays comme le Royaume-Uni ou les États-Unis connaissent des difficultés économiques et politiques à cause de cette dette. En 2014, The Economist avait constaté que la dette étudiante américaine dépassait les 1 200 milliards de dollars et que 7 millions de débiteurs se trouvaient en situation de défaut de paiement. C’est au début du second semestre 2018 que la barre symbolique des 1 500 milliards de dollars a été dépassée. Selon Stiglitz, cette dette tend à devenir une bulle à la source d’une crise économique à venir. Est-ce vers cela que nous voulons aller ?

Nous ne sommes pas encore arrivés à la fin des annonces et perspectives réjouissantes qui nous attendent… L’autre conséquence est évoquée en quelques lignes à la centième page du rapport. Thématique chère au Président, l’autonomie des établissements entrerait dans une nouvelle dimension. Le fait que les établissements puissent eux-mêmes définir leurs besoins et donc les frais d’inscription demandés aux étudiants viendrait différencier les droits au niveau territorial. Cela impliquerait de redéfinir les modalités de soutien financier aux étudiants et par voie de fait, cela remettrait en cause le cadre national des formations en accentuant la polarisation de l’enseignement supérieur.

Comme la mobilité géographique est très liée à l’origine socioculturelle des étudiants, les conséquences de cette réforme seraient catastrophiques. De plus, les infrastructures d’enseignement sont en mauvais état et les besoins de financement sont très nombreux. Comment faire porter cela par des étudiants aux ressources parfois très modestes ?

Elle place également les établissements dans une aporie : les étudiants les plus fragiles sur le plan économique sont ceux qui se trouvent dans des établissements parfois eux-mêmes fortement dégradés et qui auraient besoin de beaucoup de moyens. Ces étudiants verront-ils leurs frais augmenter drastiquement pour répondre à un besoin au risque de ne pas pouvoir payer ? Ou au contraire, les établissements tels la Sorbonne qui participent au rayonnement de la France à l’international pourront-ils faire augmenter artificiellement leurs frais du fait même de ce prestige et de l’intérêt qu’auraient certains étudiants à payer ?

Le gouvernement a indiqué qu’il ne suivrait pas les recommandations de ce rapport qu’il avait pourtant lui-même commandé. Mais il ne faut pas oublier que les mêmes promesses demeurées lettres mortes avaient été faites concernant la sélection à l’entrée de l’Université. Comprendre ce qui se joue est donc un impératif pour ne pas essuyer un nouveau recul, de nouvelles violences faites au modèle universitaire français qui, aussi imparfait soit-il, demeure un modèle d’égalité.

Plutôt que de poser la question du financement avec pour seul paradigme celui de faire supporter aux étudiants les dépenses, c’est à un modèle universitaire émancipateur et égalitaire qu’il faudrait songer. Si cet idéal à un “coût”, c’est à l’État de le prendre en charge pour permettre aux étudiants de se former et s’épanouir dans des conditions décentes. L’ampleur de la tâche est grande : des bâtiments à construire, d’autres à rénover, des aides à allouer, des formations à repenser…

Mais tant que le seul idéal des décideurs sera celui de l’efficience gestionnaire, ce projet exaltant demeurera lettre morte en fragilisant la réussite et l’accès au supérieur de celles et ceux qui n’ont que l’école pour seul bien.

Que contient l’inquiétant rapport Cap 22 ?

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©Maureen

« Ça coûte un pognon de dingue » aurait pu être le sous-titre du rapport Cap 22 sorti dans une indifférence quasi générale à l’heure où l’affaire Benalla focalise l’attention des Français, des journalistes et des organisations politiques. Pourtant, ce rapport, saturé par la terminologie managériale, s’inscrit dans une logique néolibérale et correspond à une véritable feuille de route pour le reste du quinquennat.


C’est le syndicat Solidaires-Finances publiques qui a publié le rapport du Comité action publique 2022 le vendredi 20 juillet. Fort de ses 152 pages, le document longtemps maintenu secret a pour sous-titre « service public, se réinventer pour mieux servir ». Il contient 22 mesures qui ont pour objectif de permettre de réaliser d’ici à l’année 2022 une trentaine de milliards d’euros d’économies. Ce rapport avait été commandé par le premier ministre à l’automne dernier, avait déjà été retoqué, car jugé trop timoré par le gouvernement.

Des réformes dans la lignée du New Public Management

Ces réformes préconisées de l’action publique répondent à une logique néolibérale et s’inscrivent dans projet « cohérent » afin de « restreindre le périmètre de l’action étatique » comme l’explique François Denord. La culture gestionnaire prime sur les réformes nationales en trouvant pour fondement et justification les présupposés bien connus de la rentabilité et de l’efficacité.

Les acteurs, qu’il s’agisse des fonctionnaires ou des usagers, sont mobilisés en tant qu’entrepreneurs : il s’agit de donner davantage de “liberté” aux directeurs d’écoles, de donner aux chômeurs des chèques en vue de leur réinsertion et de leur formation. Dans la dynamique du New Public Management, paradigme d’action publique mis en pratique par Reagan et Thatcher, les problèmes de moyens deviennent des problèmes d’organisation. La focale est ainsi déplacée et permet de faire abstraction des finalités antérieures des institutions pour s’en remettre à des objectifs quantifiés.

Si ce rapport n’engage pas le gouvernement, ses préconisations se situent dans la lignée du programme du président lorsqu’il était candidat. Il s’était notamment engagé à supprimer 120 000 postes de fonctionnaires et à économiser 15 milliards d’euros sur le fonctionnement de l’Assurance Maladie. Ce rapport brise également certains tabous, comme la question des frais d’inscription à l’Université.

Le comité présidé entre autres par Frédéric Mion, directeur de Sciences Po Paris, comptait en son sein des macronistes de la première heure comme Jean Pisani-Ferry, Laurent Bigorne ou Philippe Aghion, parmi la quarantaine de membres, qu’ils soient économistes, élus ou issus des services public et privé. Selon eux, la dépense publique n’est plus soutenable et l’objectif à atteindre est celui de la moyenne européenne, soit 47,1% du PIB alors que la France est aujourd’hui à 56,9%. L’Allemagne est d’ailleurs mentionnée en exemple, ses dépenses s’élevant à 43,9% du PIB.

“À la terminologie managériale s’ajoutent des formules vides de sens.”

Dès l’introduction, les rédacteurs évoquent des « verrous qui freinent la transformation publique ». Dans le rapport, les agents publics deviennent « managers ». « Nous encourageons un modèle dans lequel l’innovation, la prise de risque seront valorisés, encouragés, soutenus » écrivent-ils quelques lignes plus bas. À cette vision du monde s’ajoute une volonté de personnaliser et d’adapter les services en développant particulièrement ceux qui constituent des « investissements sur l’avenir ».

Ces talents seront gratifiés en connaissant une valorisation financière et en étant promus en interne. Les « fonctionnaires » ou « agents » sont ainsi totalement évacués pour laisser place à une nouvelle terminologie qui valorise les acteurs, les initiatives et parviendrait à en faire oublier les statuts et cadres existants.

Tant sur la forme que sur le fond, ce rapport correspond à la mise en application du New Public Management qui existe déjà dans les pays anglo-saxons ou dans certains pays européens comme la Suède depuis les années 1990. À la terminologie managériale s’ajoutent des formules vides de sens comme l’« activation des forces vives présentes sur le territoire » quand il s’agit de l’École. Le leitmotiv est le suivant : faire mieux en dépensant moins.

Tour d’horizon des propositions

Il suggère des réformes dans le domaine des fonctionnaires, de la santé, des prestations sociales, de la justice, de l’éducation, des transports, de la fiscalité, du logement ou encore de l’emploi et ce, en vue de « bâtir un nouveau contrat social ». La transformation passe par une évaluation régulière des services afin de vérifier leur « efficacité » comme l’explique la proposition 20.

Une grande partie des économies à effectuer pèse sur les fonctionnaires. Il s’agit notamment de passer d’un « pilotage des effectifs à un pilotage par masse salariale », en d’autres termes d’annualiser les services des agents. Pour en arriver à ce résultat, il faut remettre en question les règles de l’avancement.

“À terme, plus de flexibilité pour ce nouveau corps et une mise sous pression des professeurs recrutés par la voie classique.”

Il est préconisé « d’assouplir le statut pour offrir la possibilité d’évolutions différenciées, notamment des rémunérations » et « d’élargir le recours au contrat de droit privé comme voie « normale » d’accès à certaines fonctions du service public ».

Pour ce qui est de l’École, le rapport a pour objectifs de « réduire les inégalités » et de « placer la France dans les 10 meilleurs systèmes éducatifs mondiaux ». Il est en fait surtout question des enseignants plus que de l’enseignement à proprement parler. Là encore ressurgit la logique managériale du rapport. Les établissements seront évalués afin d’être responsabilisés et les chefs d’établissement auront davantage de “liberté” afin de constituer leur équipe pédagogique.

Un nouveau corps d’enseignants recrutés « sur la base du volontariat » est envisagé. Si leur rémunération sera plus élevée, ce corps pourra « se substituer progressivement à celui de professeur certifié ». À terme, plus de flexibilité pour ce nouveau corps et une mise sous pression des professeurs recrutés par la voie classique. Là encore, le numérique occupe une grande place puisqu’il « constitue une solution temporaire pour assurer des formations de remplacement en cas d’absence d’un enseignant ».

Pour ce qui est de l’enseignement supérieur, on retrouve la même logique d’évaluation. Augmenter l’autonomie des universités est également suggéré. Cela passe par l’augmentation des « ressources propres » : « davantage recourir aux financements européens » par le biais d’appels à projets, le « transfert du patrimoine immobilier de l’État vers les universités ». Le troisième point est évoqué de manière prudente mais figure dans les préconisations : « lancer une réflexion sur les autres ressources propres susceptibles d’être utilisées, y compris les droits d’inscription à l’université ».

La responsabilisation des individus se fait également ressentir avec la question du chômage. La 10ème proposition s’intitule « mettre le demandeur d’emploi en capacité de construire sa recherche d’emploi ».

“Une telle mesure fait penser à ce qui se pratique déjà aux États-Unis, où la première question posée aux patients n’est plus “De quoi souffrez-vous ?” mais “Avez-vous votre carte bancaire ?””

Pour la santé, les problèmes mis en avant sont notamment ceux des « délais d’attente », de « l’engorgement des urgences des hôpitaux », le « renoncement aux soins » et « l’épuisement des professionnels ». Ces éléments sont régulièrement pointés du doigt par ceux qui conçoivent les politiques publiques : la durée moyenne de séjour est ainsi un indicateur mondial promu par l’OCDE pour évaluer la performance des systèmes de santé publique.

Concernant les hôpitaux, Nicolas Belorgey montre dans L’hôpital sous pression, enquête sur le « nouveau management public » que le postulat du défaut d’organisation des hôpitaux permet de détourner le regard des ressources qui existent. En ce sens, le rapport Cap 22 part du principe que l’on peut obtenir de meilleurs résultats sans donner davantage de moyens et qu’au contraire des économies sont possibles. Il postule que bien soigner en allant plus vite n’est pas contradictoire, en témoigne le développement suggéré du recours à la médecine ambulatoire.

Les soins des médecins ou infirmiers qui ne seraient pas « inscrits dans un système de coordination entre les acteurs » ne seraient plus remboursés. Le paiement à l’entrée de l’hôpital pour améliorer le recouvrement est également préconisé afin de « simplifier la vie de l’usager ». Une telle mesure fait penser à ce qui se pratique déjà aux États-Unis, où la première question posée aux patients n’est plus “De quoi souffrez-vous ?” mais “Avez-vous votre carte bancaire ?”

Le développement de la télémédecine pour les citoyens vivant dans des déserts médicaux est proposé. À cela s’ajoute un recours accru à la médecine ambulatoire. Au total, les réformes dans le domaine de la santé permettront 55 milliards d’euros d’économies. Les minima sociaux seraient quant à eux regroupés en une « allocation sociale unique ». Les allocations familiales seraient enfin distribuées « sous condition de ressources ».

La justice sera rendue « plus efficace » avec l’instauration d’un « arrêt domiciliaire » comme peine autonome, au lieu de la détention provisoire. L’objectif est là encore de gagner en efficacité en partant du principe qu’il y a une « inadéquation » entre les moyens déployés et les attentes des usagers. Les outils numériques sont un premier moyen de rendre la justice plus efficace. Pour ce qui est de la détention, l’enjeu est de lutter contre la surpopulation carcérale.

“Faire payer directement l’usage de certains services publics deviendrait de plus en plus fréquent.”

Comme « la construction de nouveaux établissements pénitentiaires demande des délais et des budgets importants », des moyens alternatifs sont envisagés, comme le développement du port du bracelet électronique. En effet, une journée de détention coûte 100 € contre 10 € pour le bracelet. Encore une fois, si la sortie du tout carcéral est une solution régulièrement avancée par des spécialistes, pour des questions de réinsertion notamment, le rapport n’évoque même pas ces enjeux, se cantonnant à une volonté de gagner en efficacité et à économiser.

Le quatrième volet du document s’intitule « éviter les dépenses publiques inutiles ». Cela passe notamment par le renoncement de l’État aux compétences décentralisées. Un nombre important de compétences seront transférées aux intercommunalités et aux régions. L’École constituait le dernier bastion de l’action publique locale et de proximité. Elle serait désormais du ressort des intercommunalités. Il s’agit là de territorialiser l’action publique en donnant une large place aux initiatives et au travail par réseau.

Faire payer directement l’usage de certains services publics deviendrait de plus en plus fréquent. Un péage urbain est proposé dans les métropoles et sera modulé en fonction du niveau de pollution de la voiture.

Rien de nouveau sous le soleil européen

Le rapport oscille entre lieux communs et vieilles propositions déjà portées par Les Républicains notamment. Le pays européen qui est allé le plus loin dans cette dynamique de gestion managériale est la Suède. Il est par exemple passé d’un système étatique centralisé à une décentralisation totale pour faire du personnel éducatif des employés communaux.

“Les réformes que laissent présager ce rapport, si elles ne sont pas nouvelles, sont encouragées par un contexte plus large soutenu par le président.”

À cela s’ajoute la liberté totale des directeurs d’établissements. Cependant, le pays est aujourd’hui à la traîne dans les évaluations PISA et l’OCDE pointe du doigt la faiblesse du niveau des élèves. En effet, avec la destruction du statut des enseignants, le pays doit faire face à une crise de recrutement de grande ampleur ce qui le contraint à se tourner vers des personnels moins qualifiés comme l’a montré le rapport Improving Schools in Sweden : an OECD Perspective. Ce rapport suggérait notamment un retour vers le national pour mettre en place une stratégie d’amélioration du système scolaire, allant totalement à l’encontre des réformes mises en place depuis les années 1990.

C’est aujourd’hui dans cette direction que s’oriente pourtant la France, plusieurs années après des pays qui ont fait les frais de ces réformes. Cette doxa managériale façonne très largement les orientations et traités communautaires. Ainsi, l’Union européenne induit de telles réformes du fait des valeurs et normes qu’elle véhicule et des contraintes qu’elle est en mesure d’imposer. Les réformes que laissent présager ce rapport, si elles ne sont pas nouvelles, sont encouragées par un contexte plus large soutenu par le président. Les classements comme ceux de l’OCDE ou les études d’Eurostat constituent tant un objectif qu’un prétexte pour le gouvernement. Les transferts de pouvoir que suggèrent ce rapport sont ainsi cohérents avec un projet plus large, dont l’inefficacité et les effets pervers ont déjà été prouvés.

 

Crédits photo : ©Maureen

La mise en place de Parcoursup nous conduit dans le mur

Des étudiants mobilisés à l’occasion de “la fête à Macron” ©Vincent Plagniol

La réforme de l’enseignement supérieur et de la recherche est fortement contestée depuis de nombreuses semaines. Malgré la communication du gouvernement autour de la loi ORE, les critiques se multiplient dans le champ universitaire. Tribune de Clément Fradin et de Pierre-Yves Modicom.

Parcoursup : pour qui ?

Les éléments de langage distillés sur les antennes de France depuis des semaines par la Ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche (ESR) et ses relais médiatiques ou syndicaux pour vendre la loi Orientation Réussite Étudiants (ORE) et la plate-forme Parcoursup qui l’accompagne, reposent sur des éléments simples et apparemment évidents : meilleure gestion des flux, une orientation choisie et donc réussie face à l’échec en licence, des moyens pour l’accompagnement des étudiants les plus faibles, de nouvelles places ouvertes dans les cursus en tension, etc. Face à l’insuffisance des contre-argumentaires journalistiques sur un sujet il est vrai assez technique, une vague conséquente d’analyses, venues le plus souvent d’universitaires, a montré les non-dits ou les grossiers mensonges de cette communication tout en soulignant le but non-avoué : sélectionner et en finir avec le baccalauréat comme premier grade universitaire. Un fort mouvement étudiant, suivi plus qu’accompagné par une mobilisation timide du côté enseignant, a dans la foulée achevé de mettre en avant la réalité des universités françaises, sous-dotées et mal considérées, où le malaise des étudiants fait pendant à celui de nombreux personnels.

Cette critique – à nos yeux juste et légitime – de la loi ORE est balisée et bien connue. En tentant de comprendre la logique générale de la loi et ses ressorts idéologiques on retrouve en réalité le fil du temps long, celui dans lequel s’inscrivent les prescripteurs d’opinion et les idéologues derrière les réformes successives de l’ESR et, en dernière instance, c’est sous le chapeau de l’Union européenne et de l’OCDE qu’on débusque le diable.

Décentrer le regard

L’actualité européenne offre parfois des télescopages intéressants : tandis que l’université française est secouée par un mouvement contre la généralisation de la sélection à l’entrée en premier cycle et le démantèlement des cursus de licence, en Espagne, une pétition contre l’étranglement financier de l’enseignement supérieur et de la recherche par les gouvernements successifs recueille plusieurs centaines de milliers de signatures, une grève historique des personnels enseignants touche les universités anglaises en même temps que les scandales de mauvaise gestion de l’argent des frais d’inscription s’y multiplient, et enfin, en Autriche, le gouvernement de coalition des droites radicales présente un projet de généralisation de la sélection et d’augmentation des frais d’inscription.

Partout, lorsqu’on y regarde de plus près, on retrouve les mêmes ingrédients, souvent regroupés hâtivement sous l’étiquette de « marchandisation du savoir » : on pense notamment à la restriction de l’accès à l’université, à l’assèchement financier des organismes de service public, voire à leur fermeture dans certains cas (en France, l’exemple le plus actuel est la liquidation programmée de l’ONISEP, le service public de l’orientation), et au passage à une logique de contractualisation des relations entre l’État et les opérateurs et entre ceux-ci et les étudiants, cette dernière prenant le plus souvent la forme d’une augmentation des frais d’inscription.

Mais il ne faudrait pas oublier un élément central des conflits en cours dans des pays comme la France ou la Grande-Bretagne : le rôle d’une strate managériale académique notoirement surpayée, comme cela a particulièrement été relevé en Angleterre (les émoluments mirobolants des présidents de ComUe français tentent vaillamment de donner le change de ce côté de la Manche). Ces managers échappent bien évidemment à tout contrôle par leurs pairs. Ce mandarinat d’un nouveau genre, qui n’a rien à envier à celui que le 1968 européen pensait avoir mis à bas, est en réalité engagé dans une fuite en avant vers « l’excellence », « l’innovation » plus ou moins creuse, et en dernière instance la différenciation du paysage universitaire et scientifique entre un service public paupérisé qui recueille le tout-venant et des poches élitistes engagées dans une compétition mondiale pour les meilleurs talents. Il est d’ailleurs significatif de voir que les acteurs de cette couche managériale en Europe se cooptent volontiers dans des comités stratégiques ad hoc : si l’Europe de l’émancipation par le savoir patine, celle des nouveaux mandarins fleurit à l’ombre de deniers publics dont le flux ne se tarit pas pour tout le monde, et que les incitations venues de l’Union européenne ne font que renforcer.

Cet état de fait n’est pas pour surprendre : les systèmes universitaires et scientifiques européens convergent de longue date vers une situation alliant les logiques de marché (la fameuse « marchandisation », qui n’est pas qu’une affaire de profit mais aussi de fixation des mécanismes de détermination de la valeur comme fait social) et un glissement autoritaire et bureaucratique de plus en plus marqué. Il s’agit même d’un programme, dont le libellé européen fut formulé à Lisbonne en 2000 (après une première ébauche à Bologne en 1998) sous le concept d’économie de la connaissance, emprunté à des modèles économiques dérivés de la théorie du capital humain.

D’où viens-tu, Parcoursup ?

Parcoursup n’est en réalité qu’une étape – décisive il est vrai – dans l’alignement de l’université publique française sur les recommandations de l’OCDE et de l’UE en matière d’ « économie de la connaissance » : la loi « Orientation et réussite des étudiants », au-delà de la sélection, est d’abord et avant tout une loi de différenciation du paysage universitaire entre des établissements dorénavant autorisés à sélectionner ad libitum en réduisant leurs capacités d’accueil en première année et d’autres qui se spécialiseront dans un créneau d’ « universités de bassin », faiblement sélectives, destinées à recueillir la population jeune d’une zone d’activité économique spécialisée. Dans tous les cas, et notamment dans le second, il s’agit de proposer des enseignements « modulaires et capitalisables » « dans une perspective de formation tout au long de la vie » (pour reprendre les termes d’un amendement Les Républicains à la loi ORE voté comme un seul homme par le groupe LaReM). Le patron de la Conférence des Présidents d’Université a récemment parlé du rapprochement entre formations de premier cycle et formation continue comme de la « mère de toutes les batailles » : on reconnaît là un grand principe de la théorie du capital humain promue par la triade Banque Mondiale-OCDE-UE : l’essentiel est de former une main-d’œuvre selon des modules de compétences ajustables en fonction des aléas d’une activité économique dont le présupposé veut qu’elle se concentre de plus en plus dans des métropoles interconnectées et en concurrence globale – les villes qui auront l’heur d’accueillir les « universités d’excellence ». La fin de l’égal accès au service public va donc de pair avec l’abandon du principe de continuité territoriale.

Des étudiants mobilisés à l’occasion de “la fête à Macron” ©Vincent Plagniol

On reconnaît là un des mantras des « réformes structurelles » tant vantées par les dirigeants européens (Wolfgang Schäuble en parlait encore dans une interview au JDD le 29 avril dernier), et dont la restructuration de l’hôpital public fournit un autre exemple saisissant – y compris d’ailleurs sur le plan de la « marchandisation », puisque la tarification des inscriptions universitaires au module de compétence voire au crédit ECTS, telle qu’elle a été instaurée en Espagne et qu’elle menace en France, n’est pas sans rappeler le principe de la tarification à l’acte dans les hôpitaux. La cohérence de ces réformes est indéniable, et renvoie à la formule qui avait fait florès lors du débat français sur la constitution européenne en 2005 : la « concurrence libre et non faussée » comme seul mode de relations entre les personnes, mais aussi entre les territoires, les groupes sociaux et les institutions.

Un chemin qui ne mène nulle part

Mais notre propos n’est pas de verser dans une déploration complaisante de la puissance et de la cohérence de « l’ennemi » qui mènerait à une forme de tétanisation face au « cauchemar qui n’en finit pas ».

Notons par exemple que plusieurs travaux récents montrent en réalité une tendance globale à la déconcentration de la recherche et de « l’innovation » qui place les partisans de la spécialisation des territoires et de la mise en concurrence des métropoles en porte-à-faux vis-à-vis d’évolutions qu’ils prétendent accompagner. De même, depuis quinze ans que le mouvement de concentration et de différenciation a été amorcé en France, ses résultats à l’aune des « classements internationaux » censés légitimer le projet sont restés nuls. Sans rentrer dans le déclinisme de certains, on pourrait même dire que les universités et les instituts de recherche français ont pâti des réformes enchaînées depuis 2003 et particulièrement des lois Pécresse de 2007/2008.

Parallèlement, ailleurs en Europe ou dans les pays de l’OCDE, une marche arrière s’enclenche : la parenthèse des frais d’inscription dans les universités allemandes a été refermée, et en Angleterre, le gouvernement de Theresa May, sous pression du Labour de Jeremy Corbyn qui a fait de la dette étudiante un de ses chevaux de bataille, envisage d’abaisser le montant maximal des frais d’inscription légaux.

De même, l’étude de ces réformes d’un pays à l’autre montre une forte persistance de spécificités nationales qui sapent le travail des réformateurs, notamment du côté du système français, historiquement « dual », et des grandes écoles, où pour un ensemble prêt à jouer le jeu de l’excellence pour s’arroger le titre d’ « université d’excellence » (Paris Sciences et Lettres, organisé autour de l’ENS), force est de constater que de nombreux établissements rechignent au point de mettre en péril les projets des différents gouvernementaux qui se succèdent (et se ressemblent) : ainsi, Polytechnique a préféré renoncer à l’ « Initiative d’Excellence » que de se fondre dans l’université de Paris-Saclay ; Centrale Nantes a préféré aller au conflit avec ses partenaires que de fusionner dans la Nouvelle université de Nantes tant souhaitée (et qui devrait finalement voir le jour sous une forme châtrée) ; l’Institut National Polytechnique de Bordeaux a préféré constituer un réseau avec Grenoble, Toulouse et Nancy que de passer dans l’ombre de la super-université voisine… et Sciences-Po Paris, après de longues tergiversations, a préféré renoncer au label IDEX que de renoncer au statut sui generis de la Fondation Nationale des Sciences Politiques. Compte tenu de la place prééminente de ces établissements en France, que ce soit dans le tissu économique ou dans la formation et la reproduction des élites administratives et politiques, leur volonté de maintenir un modèle spécifique et largement décrié pour son lien insuffisant à la recherche aux yeux des réformateurs représente un échec majeur pour ces derniers.

Du point de vue des opposants à la vague des réformes, ce constat pourrait n’être qu’une victoire à la Pyrrhus, mais il pointe surtout une des sources de résistance les plus fortes aux injonctions de Bruxelles : la tendance à l’uniformisation au moins-disant sous couvert d’universalisme trouve certains de ses adversaires les plus déterminés à l’intérieur même des institutions politiques et universitaires nationales. C’est qu’on touche là aux « masses de granit » des États européens : les structures profondes des systèmes d’enseignement supérieur sont un héritage des chemins tortueux suivis par les différents pays vers l’État-nation et la démocratie. Le paysage universitaire d’un pays est un miroir de ses pratiques politiques de long terme. Autrement dit, du point de vue matérialiste, l’université universelle ne se réalisera pas dans la dénégation des singularités sociales et démocratiques, et la défense de la diversité des systèmes d’enseignement supérieur constitue un point d’appui incontournable dans les premières étapes d’un chemin progressiste, émancipateur… et universaliste.

Quoi que l’on pense des réformes en cours, il reste que l’essentiel est là : le programme néolibéral de convergence des systèmes d’enseignement supérieur repose sur des conceptions mythologiques de l’économie, de la science et de la sociologie des élites. Il est possible que Parcoursup s’impose. Mais non seulement il ne réglera aucun des problèmes dont il prétend être la solution, cela il n’est plus guère besoin de l’étayer après les débats houleux des derniers mois, mais il échouera aussi à produire un système viable et stabilisé. À la clé, il y aura, on le sait, plus d’injustice, plus de souffrance au travail pour les personnels, plus de précarité… et plus de profits pour certains. Mais il y aura aussi l’exigence pour nous de prendre date : le monde de Parcoursup n’est pas tenable, tant à l’échelle de son univers d’application privilégié, l’ESR, que dans la société dans son ensemble, et il incombe donc dès aujourd’hui à ses critiques de travailler à construire celui qui lui succédera si nous voulons qu’il marque un retour aux idéaux de critique, de partage et d’émancipation sans lesquels la science ne peut servir l’intérêt général.