La Belgique tiraillée entre une Wallonie de gauche et une Flandre de droite

Le palais royal belge à Bruxelles. © Henri Buenen

Les belges sont habitués aux crises politiques. Après les élections de 2019, la formation de l’actuel gouvernement, une grande coalition réunissant écologistes, socialistes, libéraux et droite, avait ainsi pris plus d’un an. La combinaison d’un système proportionnel et d’une fragmentation des forces politiques conduit en effet à un morcellement qui rend toute majorité très compliquée à atteindre. A cette division politique se combine un écart croissant entre la riche Flandre, qui plébiscite de plus en plus l’extrême-droite indépendantiste, et la Wallonie post-industrielle, où le Parti du Travail de Belgique (PTB) est en progression régulière. Deux options semblent se dessiner à l’approche du scrutin de 2024 : une hypothétique « coalition du pouvoir d’achat » rouge-rose-verte ou une dérive orbanisante de la Frandre accompagnée de la destruction des acquis sociaux. Article de notre partenaire belge Lava.

« Un peuple sans aucune trace de nationalité et sans intelligence politique – les créatures les plus insupportables qui soient. Heureusement, une certaine apathie les empêche de faire trop de dégâts ». Léopold Ier, sorti de la petite noblesse allemande pour monter sur le trône de Belgique en 1831, à une époque où républicanisme et démocratie étaient encore considérés comme de dangereux synonymes, avait des sentiments mitigés à l’égard de son installation dans le plus jeune État d’Europe. Son nouveau royaume devait servir de zone tampon catholique entre la France post-napoléonienne et les centres maritimes britanniques sur le continent – une position ingrate pour un noble protestant aux ambitions mondiales, qui n’appréciait pas les restrictions constitutionnelles que lui imposaient « ces Belges ». Après la mort de Léopold en 1865, le curé de la paroisse a d’abord refusé d’enterrer son corps.

Dans un sens, l’observation de Léopold a clairement résisté à l’épreuve du temps : la folie politique belge dépasse rarement les frontières du pays. Le centre accidentel de l’Europe, qui abrite certaines des institutions les plus puissantes de l’Occident, dont l’OTAN et l’UE, est remarquablement méconnu et mal-aimé à l’étranger. Lorsque le pays est mentionné dans les commentaires étrangers, les mêmes motifs sont invoqués de manière répétée : un royaume au carrefour de l’Ancien Monde, un bout d’autoroute entre Paris et Amsterdam, un bureau moderne pour les seigneurs de la mondialisation. Dans l’ensemble, la nation est considérée comme une curiosité historique, ses réalités contemporaines étant négligées.

« L’État failli le plus prospère du monde »

Selon The Economist, la Belgique est « l’État failli le plus prospère du monde ». Affligée d’un système judiciaire dysfonctionnel, d’une dette colossale, d’une démocratie partisane bloquée et de la montée de l’extrémisme islamiste, elle peut néanmoins se targuer d’avoir l’un des PIB par habitant les plus élevés du monde développé, l’une des économies les plus syndiquées du continent, une société civile solide, des régimes de sécurité sociale généreux, une classe moyenne nombreuse et prospère, et un parti socialiste wallon (PS) qui a habilement résisté aux pires effets de la Pasokification. C’est également là où se trouve l’organisation de la gauche radicale la plus prospère d’Europe occidentale, le PTB/PVDA : le seul parti véritablement national de Belgique, composé d’un noyau de militants qui ont mis en place une campagne numérique efficace tout en conservant des liens étroits avec ce qu’il reste du mouvement ouvrier du pays.

Contrairement au Royaume-Uni, l’économie postindustrielle de la Belgique a échappé à de nombreuses tendances politiques néolibérales, et ses minorités régionales se sont vues accorder une véritable autonomie politique. Contrairement à la France, elle a ouvertement pratiqué une forme d’amnésie postcoloniale, en imposant des contrôles stricts sur les migrations en provenance de son ancien empire. La Belgique est moins financiarisée que les Pays-Bas et son secteur immobilier est moins sujet à l’inflation des actifs. Bien qu’il présente bon nombre des symptômes habituels du 21e siècle – inégalité régionale, polarisation politique, inertie bureaucratique, frictions multiculturelles – le pays a réussi à maintenir un état de stabilité relative. À l’époque de la Pax Americana et de l’industrie à valeur ajoutée, orientée vers l’exportation et les services spécialisés, la Belgique a découvert une méthode peu élégante mais durable pour gérer le déclin.

Le déclin n’en reste pas moins ce qu’il est, et l’année à venir laisse présager de profondes difficultés. À l’approche d’élections décisives en 2024, la panique s’installe progressivement. Les ministres et les chefs de parti démissionnent ; l’extrême droite flamande complote pour briser son cordon sanitaire et accéder au gouvernement ; les nationalistes flamands espèrent une percée « confédérale » pour éloigner encore plus les deux régions ; la gauche radicale continue de progresser en Flandre et en Wallonie ; et Bruxelles est au bord de la faillite. Le modèle belge peut-il survivre à de tels chocs ?

L’étrangeté de l’humeur nationale s’est manifestée lorsque Conner Rousseau, le leader télégénique du parti socialiste flamand – récemment rebaptisé Vooruit (« En avant ») – a été frappé par une série de scandales préjudiciables au moment même où son parti était en pleine ascension dans les sondages. Il aurait échangé des messages à caractère sexuel avec des mineurs et se serait mal comporté lors d’une cérémonie de remise de prix au cours de laquelle il s’est déguisé en lapin géant et est monté sur scène pour interpréter des chansons de variété. Bien que les premières accusations aient été abandonnées, il semblerait que d’autres suivront. Ces dernières semaines, la blogosphère de droite s’est livrée à des spéculations sur les méfaits présumés de Rousseau. Dans une apparente tentative de limiter les dégâts, le chef du parti a publié sur les médias sociaux une vidéo chorégraphiée, réalisée par l’ancien commentateur sportif Eric Goens, annonçant qu’il se déclarait bisexuel. Elle a été envoyée aux journalistes, accompagnée d’un gros chèque. Peu de temps après, la presse a commencé à joindre des avertissements à ses reportages sur les indiscrétions de Rousseau : aucune des accusations n’a été prouvée et il n’y a probablement rien à voir ici.

Le moment choisi pour faire ces révélations est remarquable. À l’approche des élections, la popularité croissante de Rousseau menace de modifier les perspectives de coalition dans le système démocratique belge, notoirement complexe. Avec une population de onze millions d’habitants et une superficie équivalente à celle du Pays de Galles ou du Maryland, la Belgique compte six gouvernements officiels – un fédéral, cinq régionaux – et trois communautés linguistiques. Sur le plan régional, le pays est divisé entre Flamands, Wallons et Bruxellois ; sur le plan linguistique, entre néerlandophones, francophones et germanophones. La grande région septentrionale de Flandre compte parmi les plus riches d’Europe, tandis que la petite région méridionale de Wallonie – autrefois le site d’aciéries à cheminées, d’usines textiles et de mines – est comparativement pauvre. En Belgique, où le parlement fédéral compte 150 sièges, la constitution d’une coalition multipartite est la condition sine qua non de la formation d’un gouvernement.

La Belgique est-elle encore gouvernable ?

Selon les projections les plus récentes, le parti d’extrême droite flamand (Vlaams Belang) obtiendra 22 sièges, contre 18 auparavant, tandis que les nationalistes flamands de droite (N-VA) en obtiendront 20, contre 25 auparavant. Les libéraux flamands, connus sous le nom d’Open VLD, devraient passer de 12 à 6 sièges ; les socialistes wallons passeront de 19 à 20 et les socialistes flamands de 9 à 16. À l’extrême gauche, les prévisions sont encore plus impressionnantes : le PTB/PVDA devrait passer de 3 à 8 en Flandre, de 7 à 10 en Wallonie et de 2 à 3 à Bruxelles. Cela porte le total du parti à 21, plus élevé que celui du PS – une anomalie frappante dans le contexte du déclin de l’agitation populiste de gauche ailleurs sur le continent.

La Belgique abrite le parti de la gauche radicale le plus performant d’Europe occidentale, le PTB/PVDA : le seul parti véritablement national de Belgique.

Le succès de la gauche au niveau fédéral contraste toutefois avec l’émergence d’un bloc de droite en Flandre, ce qui ouvre la voie à une coalition entre le VB et la N-VA. Auparavant, cette dernière avait réussi à séduire une grande partie de l’électorat d’extrême droite grâce à son programme de confédéralisation tactique : une régionalisation radicale des compétences en matière de fiscalité, de politique économique et de sécurité sociale, sans déclaration unilatérale d’indépendance. Pourtant, après presque vingt ans de gouvernement régional, la réforme confédérale promise par la N-VA ne s’est pas concrétisée et l’année prochaine est considérée comme sa dernière heure politique. Le Vlaams Belang, pour sa part, a gagné des électeurs de la N-VA en fusionnant le chauvinisme de l’aide sociale et le séparatisme absolu, proclamant que la Flandre doit sortir de sa cage belge dès que possible.

À l’heure actuelle, l’issue la plus probable du scrutin est l’option dite « Vivaldi » : une continuation de la coalition qui règne depuis 2019, dont les couleurs des partis reflètent les quatre saisons : libéraux wallons et flamands, verts, chrétiens-démocrates et socialistes – l’équivalent belge de la GroKo allemande. Mais l’arithmétique parlementaire permet aussi d’autres combinaisons, comme une coalition exclusivement de gauche, ou rouge-rouge-verte (on est tenté de l’appeler « l’option portugaise »), composée du PTB/PVDA, de Vooruit, du PS, et des Verts flamands et wallons. Quelle est la plausibilité d’un tel Front populaire à la belge ? Le PTB/PVDA a déjà défini ses conditions de participation au gouvernement : une rupture avec l’austérité européenne, le retour de l’âge de la retraite à 65 ans et une taxe sur les millionnaires – des politiques que les partis verts, plus conservateurs, hésitent à adopter de peur de froisser leurs partenaires européens. Pourtant, la perspective d’un gouvernement fédéral progressiste, aussi lointaine soit-elle, a mis la droite mal à l’aise.

Les perspectives politiques actuelles de la Belgique peuvent être attribuées au développement inégal et combiné de son économie d’après-guerre. Au XIXème siècle, la Belgique a été le berceau du capital financier – une puissante fusion entre la banque commerciale et la banque d’investissement, l’usine et le fonds d’assurance, incarnée par la puissante banque Société Générale. Elle a su développer en Wallonie un secteur industriel qui surpasse celui de pays dont la superficie est bien plus importante. À son apogée, la Société Générale Belgique n’était pas seulement la plus grande holding du pays, contrôlant directement ou indirectement environ 20 % de l’industrie belge ; elle détenait également des intérêts dans 1 261 entreprises, notamment dans les secteurs de l’acier, des diamants, de l’assurance, des produits chimiques et des munitions.

L’arithmétique parlementaire permet une coalition rouge-rouge-verte, composée du PTB/PVDA, de Vooruit, du PS et des Verts flamands et wallons.

Rien de tout cela n’a survécu aux deux occupations allemandes. La Société Générale n’a jamais réinvesti ses bénéfices dans de nouvelles industries spécialisées, préférant les rachats européens, les accords de cartel ou la fixation paresseuse des prix. Dans les années 1950, une section du syndicat de gauche radicale ABBV/FGTB a proposé un ensemble de « réformes structurelles » pour tuer la vieille dame et amener l’économie au niveau de la Suède, de l’Allemagne ou de la France. Ce programme n’a jamais été envisagé par l’élite belge, qui a pu s’accrocher au pouvoir en partie grâce aux profits tirés de l’uranium du Congo pendant l’ère nucléaire. Pendant ce temps, un prolétariat plus jeune en Flandre se lance dans les nouvelles industries – pétrochimie et pétrole – qui naissent autour du delta d’Anvers. À cette époque, les coordonnées économiques du pays étaient verrouillées : conflit régional entre Wallons et Flamands, concurrence des producteurs étrangers et hyperpuissance américaine. Après 1960, les colonies congolaises ont été officiellement perdues, la base industrielle a été épuisée et la Flandre a reçu une véritable autonomie régionale. Tout au long des années 1970, les institutions archaïques de la Belgique ont été progressivement démantelées et son économie a été restructurée en vue de la mondialisation. L’ancienne élite a été chassée de la scène et l’axe économique du pays s’est déplacé vers le nord, vers les ports d’Anvers et de Rotterdam. Sous la supervision militaire étasunienne, la Belgique s’est préparée à intégrer l’UE déflationniste.

Le résultat fut ce que l’acheteur italien de la Société Générale, Carlo de Benedetti, appela le « capitalisme en bonnet de nuit : un capitalisme vivant des dividendes du siècle précédent tout en refusant obstinément de s’adapter à l’ère actuelle. La menace concurrentielle de l’acier étasunien et allemand n’a jamais été sérieusement contrée et les joyaux de la couronne industrielle de la Belgique furent vendus aux enchères dans les années 1970, laissant le paysage économique de la Wallonie stérile et à l’abandon. La région n’a jamais été en mesure de produire une Volvo ou une Phillips ; la Wallonie a continué à dépendre fortement des transferts ou est devenue un prestataire de services pour Bruxelles en se transformant en « Washington sur la Senne ». La Flandre, en revanche, a profité de ses ports internationaux et de la transformation du pétrole. Au service des nouvelles multinationales, son capitalisme ressemblait à celui des entrepreneurs exportateurs du Nord italien ; aujourd’hui, ses élites se préoccupent principalement de l’offre de main-d’œuvre et de la compétitivité internationale ; elles se soucient relativement peu de la demande intérieure ou des négociations corporatistes.

L’offensive du patronat flamand contre le prolétariat wallon

L’organisation patronale flamande VOKA a ainsi passé la dernière décennie à réclamer une limitation des allocations de chômage. Les PME basées en Flandre, en particulier, réclament à cor et à cri plus de main-d’œuvre et des salaires plus bas pour maintenir l’économie d’exportation du Nord. Une politique d’ouverture des frontières étant politiquement impossible dans une région de plus en plus fascinée par les visions du Grand Remplacement, la seule option restante est d’activer le grand nombre de chômeurs wallons. Les capitalistes de VOKA estiment que cette couche manque de discipline en raison du « hamac » de la sécurité sociale, ce dont ses homologues d’Allemagne de l’Est ou du nord de la France ont appris à se passer.

En tant que parti le plus riche d’Europe occidentale, soutenu par un empire immobilier, les nationalistes flamands ont les moyens de financer leur offensive néolibérale.

En Flandre-Occidentale, les travailleurs français de Lille et de Dunkerque sont déjà appelés à combler les pénuries de main-d’œuvre. C’est la raison pour laquelle les organisations patronales font pression pour que davantage d’itinéraires de navettage traversent la frontière linguistique : tout comme les Flamands sont allés travailler dans le sud, les Wallons doivent maintenant venir en Flandre (« Si la montagne ne vient pas à Moïse, Moïse doit aller à la montagne », comme l’a récemment fait remarquer un commentateur). La N-VA, parti d’avant-garde du capital flamand, a vigoureusement promu cet agenda, en insistant sur la « dégressivité » (la réduction des allocations de chômage au fil du temps), sur la fin des derniers systèmes d’indexation des salaires en Belgique et sur la mise en place d’un contrôle de l’État sur les paiements d’allocations actuellement gérés par les administrations syndicales. En tant que parti le plus riche d’Europe occidentale – soutenu par un empire immobilier et des pans entiers de subventions publiques – les nationalistes flamands, même lorsqu’ils sont en retraite électorale, ont les moyens de financer leur offensive néolibérale.

Conscient de cette dynamique, le secrétaire d’État du PS et étoile montante Thomas Dermine a lancé un appel indirect à ce bloc croissant d’investisseurs flamands. Novice au sein de l’élite du parti, qui a rejoint les socialistes après avoir travaillé chez McKinsey et étudié à Harvard, son objectif est de parvenir à une forme de réconciliation régionale. Selon lui, les régions belges doivent apprendre à travailler ensemble dans un climat économique changeant, ce qui, en pratique, signifie libérer davantage de ressources wallonnes pour les entreprises flamandes. « L’économie flamande est confrontée à un manque d’espace et de personnel », affirme-t-il, et « la Wallonie dispose d’une grande réserve de main-d’œuvre et de terres en friche par douzaines ». Au lieu que les Wallons fassent la navette vers la Flandre-Occidentale, Dermine souhaite que les PME du Nord se dirigent vers le Sud et y établissent des entreprises. Par extension, le PS serait en mesure de maintenir son hégémonie régionale tout en tenant compte des demandes des nationalistes flamands en faveur d’une régionalisation plus poussée.

Il semble que ce soit l’alternative brutale à une « coalition du pouvoir d’achat » rouge-rouge-verte. La Belgique est confrontée à la déconstruction radicale de son système de sécurité sociale avec l’assentiment des socialistes wallons, parallèlement à un lent processus d’orbanisation de la Flandre. Il n’est pas encore certain que cela puisse être évité. Mais cela nécessitera probablement un degré d’intelligence politique que le premier roi de Belgique n’a pas su déceler chez ses sujets.

Entre souveraineté wallonne et fédéralisme radical : où va la Belgique ? – Entretien avec Francis Biesmans

Le jeudi 1er octobre, la Belgique s’est finalement dotée d’un gouvernement de large coalition, qui devrait reléguer pour un temps dans l’opposition les partis nationalistes et d’extrême droite néerlandophones. Mais ces 494 jours d’âpres négociations semblent avoir miné l’imaginaire d’unité « belgicaine » auquel la partie francophone du pays, tant bien que mal, était restée attachée. Pour la première fois, Wallons, Flamands et Bruxellois semblent éprouver ensemble la fragilité de l’édifice fédéral. C’est le moment qu’a choisi Francis Biesmans pour publier Le Pari wallon : un essai où ce Liégeois d’origine, professeur d’économie à l’Université de Lorraine, répond aux nationalistes flamands par un « fédéralisme radical » qui pose résolument la question de la souveraineté et de l’indépendance wallonnes. Le tout dans une Europe elle-même en crise où s’exacerbent les séparatismes. Entretien réalisé par Luca Di Gregorio.


LVSL – Votre essai Le Pari wallon (Petit Poisson Éditeur, 2020) a paru quelques jours avant le confinement, alors que les négociations visant à la formation d’un gouvernement fédéral en Belgique battaient leur plein…et de l’aile. Pourriez-vous nous résumer – comme vous le faites dans le livre – les conditions historiques de l’équilibre institutionnel auquel étaient parvenus francophones et néerlandophones depuis l’après-guerre ?

Francis Biesmans – Équilibre est un grand mot, c’est plutôt de déséquilibre dont il faudrait parler. Cependant, quoi qu’il en soit, il est nécessaire de remonter dans le temps pour comprendre comment la structure institutionnelle actuelle de la Belgique – particulièrement complexe – s’est mise progressivement en place.

Historiquement, est né au XIXe siècle un mouvement flamand, tout à fait justifié par ailleurs, qui était culturel au départ et réclamait essentiellement l’emploi du néerlandais dans tous les secteurs de la vie publique. Par la suite, le mouvement flamand acquit un caractère populaire par sa composition et se fixa des objectifs politiques. Dès l’entre-deux guerres, coexistaient en son sein deux tendances : l’une « minimaliste », qui voulait la flamandisation de l’enseignement, de la justice et des administrations publiques en Flandre ; l’autre, dite maximaliste, qui réclamait le fédéralisme, voire l’indépendance de la Flandre. Dès 1938, l’essentiel du programme minimaliste était réalisé.

Durant les années cinquante, le mouvement flamand, dont une fraction importante avait sombré dans la collaboration avec l’occupant nazi durant la guerre, reprend progressivement force et vigueur. Le courant fédéraliste y trouve un écho croissant.

Parallèlement, la Grande Grève de l’hiver 60, wallonne pour sa plus grande part, aboutira à ce que la revendication fédéraliste devienne populaire également en Wallonie – ceci sous l’impulsion du leader syndical André Renard.

Les années soixante verront un très fort développement des partis fédéralistes, Volksunie côté flamand, Rassemblement Wallon et Front Démocratique des Francophones (FDF) côté francophone, tandis que les familles traditionnelles vont progressivement se scinder sur une base linguistique.

Le processus de fédéralisation de la Belgique commence le 18 février 1970, lorsque le Premier ministre de l’époque, Gaston Eyskens, déclare devant la Chambre : « L’État unitaire, tel que les lois le régissent encore dans ses structures et dans son fonctionnement, est dépassé par les faits ». Dix mois plus tard, la première réforme de l’État intervenait.

Les propositions institutionnelles des Flamands et des Wallons différaient fortement. En effet, les premiers étaient attachés avant tout à l’autonomie culturelle et défendaient l’organisation de la Belgique sur base de deux communautés : flamande et francophone ou « française » – faisons abstraction de la petite communauté germanophone. Par contre, les seconds réclamaient une Belgique fondée sur trois régions, à savoir la Flandre, la Wallonie et Bruxelles. En résumé, un fédéralisme à deux contre un fédéralisme à trois.

Le résultat final fut un compromis « à la belge », puisque les deux communautés verront le jour. Certes, il faudra attendre la Grande Réforme de 1988-1989 pour que le paysage institutionnel soit fixé. Il n’empêche que, dès le départ, ce paysage était un hybride à la fois bi-communautaire et tri-régional.

La Belgique fédérale à l’issue de la Grande Réforme – il faudra attendre 1993 pour que le terme « fédéral » soit introduit dans l’article 1 de la Constitution – est une Belgique à cinq :

  • la Région wallonne ;
  • les Communautés française et germanophone, essentiellement compétentes pour la culture et l’enseignement ;
  • la Région de Bruxelles-capitale, aux compétences presque identiques à celles des autres régions ;
  • enfin, la Communauté/Région flamande, la Flandre ayant choisi de fusionner les deux entités.

Le paysage institutionnel ainsi laborieusement dessiné ne se modifiera plus.

Pour compléter le tableau, il faut cependant ajouter deux éléments. Sans entrer dans le détail du financement des diverses entités, une question extrêmement complexe, il faut signaler la position inconfortable de la Communauté française (Wallonie et francophones de Bruxelles), qui est dans l’incapacité de lever le moindre impôt et de ce fait, sujette à un problème de financement chronique. Enfin, une étape importante a été franchie avec la 6ème Réforme de l’État (2011-2014), lorsque la défédéralisation d’une partie de la sécurité sociale, les allocations familiales en l’occurrence, est devenue effective. Un premier pas certes, mais ô combien significatif.

LVSL – Qu’est-ce qui a provoqué le dialogue de sourds actuel, qui s’intensifie législature après législature ? Quels sont les principaux arguments des partis nationalistes flamands (et à travers eux une majorité de l’électorat flamand) et comment la classe politique y a réagi jusqu’à aujourd’hui ?

F.B. – À nouveau, un petit retour sur le passé s’impose. La Belgique vit en effet une véritable crise de régime. Mais cette crise vient de loin : très précisément, elle remonte à l’an 2007. Le cartel CD&V/N-VA (formé par le parti chrétien flamand et les nationalistes issus de la Volksunie), remporte haut la main les élections du 10 juin 2007. Yves Leterme (CD&V) tente alors de constituer un gouvernement des 5 partis traditionnels, le SPA (socialistes flamands) étant rejeté dans l’opposition. Au menu : la scission de l’arrondissement BHV (Bruxelles-Hal-Vilvorde)[1] et une nouvelle réforme de l’État. Zéro sur toute la ligne, car de 2007 à 2010, les gouvernements provisoires se succèdent les uns après les autres, tandis que la N-VA sort du cartel en septembre 2008. De nouvelles élections seront organisées le 10 juin 2010. Elles livrent deux grands vainqueurs : la N-VA au Nord et le PS au Sud de la Belgique.

Francis Biesmans

Les négociations se poursuivront pendant 541 jours (une année et demie !) avant que Di Rupo ne réussisse à former, le 6 décembre 2011, un gouvernement regroupant les six partis des trois familles traditionnelles. Mais, notons-le, il ne disposait pas d’une majorité de sièges en Flandre, ce que ne manquera pas d’exploiter la N-VA. Ce gouvernement accouchera, in fine, de la sixième réforme de l’État évoquée plus haut, et dont les conséquences négatives (notamment socio-économiques) pour la Wallonie se font encore sentir aujourd’hui.

Le 25 mai 2014, les élections législatives fédérales rendent leur verdict. La formation nationaliste flamande N-VA est la grande gagnante du scrutin : alors qu’elle avait obtenu 28,12% des suffrages en 2012, elle en récolte deux ans plus tard 33,23%. Finalement, l’impensable se produit : le mardi 7 octobre, un accord est scellé entre la N-VA, le CD&V, l’Open VLD (libéraux flamands) et les libéraux francophones du MR, seul parti non-flamand du pays à prendre part à la coalition. Son président Charles Michel devient le Premier ministre de cette coalition d’un type nouveau.

Ce gouvernement est évidemment très déséquilibré sur le plan linguistique, car le MR compte à peine 30% des députés de Wallonie et de Bruxelles, tandis que les droites flamandes en comptabilisent quasiment 75%. Le résultat est que les partis flamands, tout spécialement la N-VA, vont faire jouer la loi du nombre et imposer une bonne part de leurs volontés.

Tout ne baigne cependant pas dans l’huile pour cette coalition dominée par la N-VA, comme en témoigne le départ de cette dernière du gouvernement Michel suite aux divergences sur le Pacte migratoire. Dès décembre 2018, le gouvernement Michel, minoritaire à la fois en Flandre et en Wallonie, est en affaires courantes. Il l’est resté jusqu’au 1er octobre 2020, c’est-à-dire jusqu’au moment où l’actuelle et improbable coalition «Vivaldi» a vu le jour.

Avec le recul, il est clair que la crise politique est désormais devenue la norme et les périodes de calme apparent, l’exception. La fragmentation politique consécutive aux élections du 26 mai 2019, notamment la montée en puissance du Vlaams Belang (l’autre parti nationaliste flamand, allié au FN au niveau européen, et désormais donné dans les sondages au-dessus de la N-VA), n’a fait qu’accentuer les difficultés à constituer un gouvernement fédéral.

Désormais, la crise de régime est structurelle.

LVSL – Dans ce contexte, quelle lecture faites-vous de l’accord de large coalition auquel viennent d’aboutir sept partis, avec l’accession du libéral flamand Alexander De Croo au poste de Premier ministre ? Tournant ? Prise de conscience ? Simple sursis ?

F.B. – D’abord, un constat : il aura fallu plus de seize mois de négociations en tous sens pour aboutir à un gouvernement de plein exercice. C’est une illustration parfaite de ce que la Belgique fédérale connaît une véritable crise de régime.

Je ferai ensuite remarquer que le gouvernement De Croo est minoritaire en Flandre – 41 sièges au Parlement fédéral sur 87 –, ce qui illustre à nouveau la difficulté extrême de constituer une coalition fédérale qui soit majoritaire dans toutes les Régions. Ce faisant, un boulevard s’offre maintenant aussi bien à la N-VA qu’au Vlaams Belang, qui ne manqueront pas de dénoncer un gouvernement « de gauche, dominé par les francophones ».

Enfin, vous le dites vous-même, la Vivaldi est composée de sept partis. Mine de rien, c’est, historiquement, du jamais vu ! C’est un élément de plus qui montre que la Belgique fédérale est devenue quasiment ingouvernable, rongée qu’elle est de l’intérieur par une crise de régime devenue structurelle.

Pour le reste, l’accord qui a été péniblement obtenu entre les sept est truffé de blancs, de propositions à affiner, de promesses budgétaires délicates, de négociations futures difficiles. Surtout, il viendra buter sur la contrainte d’une récession profonde, beaucoup plus profonde que ce que l’on pouvait imaginer dans un premier temps. La seconde vague du virus, dans laquelle nous entrons aujourd’hui, ne fera qu’accentuer cette récession et dans la foulée, les contradictions béantes qui traversent ladite Vivaldi.

Je ne parierais donc pas sur sa longévité, même si je sais que les Vivaldiens redoutent plus que tout un retour aux urnes.

LVSL – Vous soulignez aussi que les tensions actuelles mettent en évidence l’existence de deux cultures politiques depuis longtemps divergentes : une Wallonie post-industrielle, d’ancienne tradition socialiste et syndicale, où l’extrême droite n’existe presque pas, et une Flandre plus catholique, nationaliste et néanmoins libérale, car plus à l’aise avec les flux et la culture (anglophone) de la globalisation…

F.B. – Certes, mais ici aussi, les choses viennent de loin. Historiquement, la gauche flamande porte une terrible responsabilité, elle qui n’a pas soutenu le mouvement flamand et ses revendications. Elle a ainsi laissé le champ libre à la droite catholique d’abord, puis au nationalisme d’ultra- ou d’extrême droite ensuite. Je voudrais à ce sujet rappeler que l’extrême droite flamande ne comptait pas moins de 17 députés au Parlement en 1939. Ces deux courants – nationalistes et catholiques – se partagent encore les voix de la majorité des Flamands et Flamandes.

Un autre facteur historique est à prendre en considération, cette fois explicatif de la forte prégnance du socialisme en Wallonie : le déroulement de la révolution industrielle. Je rappelle d’abord que la Belgique est le premier pays du continent européen à s’être industrialisé, immédiatement après l’Angleterre. Qui plus est, la révolution industrielle s’est déroulée selon un axe Haine-Sambre-Meuse-Vesdre, c’est-à-dire selon un axe essentiellement wallon. Du côté flamand, le seul pôle était constitué par Gand et le textile. La classe ouvrière était donc très nombreuse en Wallonie dès le XIXe siècle et l’ancêtre de l’actuel Parti Socialiste, le Parti Ouvrier Belge (POB), y devint rapidement hégémonique, aussi bien sur le plan électoral que sur le plan social – c’est le fameux monde ou pilier socialiste, avec ses coopératives, son syndicat, ses mutuelles, etc. Pour illustrer la force politique du parti socialiste, il suffira de noter que lors des premières élections au suffrage universel en 1919, le POB avait récolté 50% des voix en Wallonie.

Depuis lors, des évolutions notables se sont produites : en particulier, le cloisonnement entre les « mondes » chrétien et socialiste – ce que l’on nomme la « pilarisation » – s’est largement estompé. Il n’empêche que le clivage entre une Flandre de droite, voire d’extrême droite, et une Wallonie de gauche est plus que jamais d’actualité.

LVSL – Dans votre livre, vous plaidez pour une souveraineté retrouvée par la Wallonie. Votre pari du « fédéralisme radical » semble prendre au mot Bart De Wever, le président nationaliste du principal parti flamand (la N-VA), lequel déclarait il y a peu que deux démocraties coexistent désormais en Belgique. Prenez-vous acte ? Quelles seraient pour vous les bases institutionnelles d’une Wallonie souveraine ?  

F.B. – J’en prends acte, mais je conteste la vision de De Wever, qui repose entièrement sur l’approche traditionnelle en Flandre et se résume par la formule : la Belgique est composée de Flamands et de Francophones. En réalité, il y a trois démocraties et non deux en Belgique : en Wallonie et en Flandre bien sûr, mais aussi à Bruxelles. Ces affirmations mériteraient de plus amples développements, mais je me contenterai de rapporter un seul fait, d’ordre politico-électoral, qui les justifient entièrement : à l’issue des élections du 26 mai 2019, le premier parti de Wallonie est le PS, en Flandre, c’est la N-VA et à Bruxelles, ce sont les écolos qui sont dominants.

J’en viens à présent à la seconde partie de votre question. Une Wallonie souveraine, c’est avant tout une Wallonie qui ne serait plus minorisée dans le cadre belge – pour rappel, il y a 48 députés wallons parmi les cent cinquante que compte le Parlement fédéral – et qui pourrait mener les politiques qui lui permettraient de choisir, dans tous les domaines, ses propres voies de développement.

La souveraineté passe, comme vous le dites, par l’instauration d’un « fédéralisme radical ». Si on va à l’essentiel, ce dernier s’articule autour de quatre entités aux compétences et aux moyens financiers différenciés. Au centre de cette construction institutionnelle, se trouvent deux États, wallon et flamand, aux compétences très étendues, dotés de la pleine autonomie fiscale. Il résulte de ceci que les deux communautés flamande et française disparaissent. S’y ajoute la Région de Bruxelles-Capitale, dont les structures devront nécessairement être allégées et remodelées, étant donné la suppression des deux Communautés. Enfin, l’actuelle Communauté germanophone serait maintenue avec ses compétences présentes, son parlement et son gouvernement. Elle serait aussi organiquement liée à l’État wallon. Voilà pour ce qui concerne la structure institutionnelle sous-jacente au fédéralisme radical.

LVSL – Néanmoins, cet « État wallon » ne serait pas un État indépendant dans la mesure où vous préconisez tout de même son maintien dans la structure fédérale radicalement allégée de la Belgique. Quel serait l’intérêt pour les deux ou les trois États que vous appelez de vos vœux à demeurer unis dans une Belgique purement nominale ? Enfin, que pensez-vous du projet de rattachement à la France (la fameuse hypothèse « rattachiste »), qui a longtemps agité certains milieux de la gauche wallonne ?

F.B. – Le fédéralisme radical, c’est l’indépendance sans ses inconvénients, notamment le fait de ne pas devoir discuter à perte de vue avec l’Union européenne sur l’adhésion des nouveaux États. L’exemple de la Catalogne doit nous servir de leçon à cet égard. André Renard avait déjà dit clairement : « en tant que fédéraliste, je suis pour une Wallonie indépendante dans le cadre d’un État fédéral ». C’est exactement ma position.

La question du « rattachisme » ne se pose tout simplement pas aujourd’hui. Lorsque le fédéralisme radical se sera concrétisé, l’État wallon pourra alors se poser la question de ses rapports, à tout le moins privilégiés, avec la République française. Mais il serait politiquement suicidaire de brûler les étapes.

LVSL – Au plan socio-économique, quelle serait la viabilité économique d’une Wallonie où n’existeraient (presque) plus de transferts budgétaires venant de Flandre ? Quels pourraient être les atouts de cette région qui, rappelons-le, a été durement frappée, comme le Nord ou la Lorraine, par quarante ans de désindustrialisation ?

F.B. – Il faut savoir que, tendanciellement, la solidarité dite « nationale » se réduit comme peau de chagrin au fil du temps. Le dernier coup dur à cet égard a été porté en 2014 par Di Rupo, alors Premier ministre. En effet, dès 2025 et pendant dix ans, le mécanisme de transition (de solidarité) sera réduit de 60 millions chaque année et ce, aux dépens de la Wallonie. D’après mes calculs, la perte cumulée se montera à 3,3 milliards en 2034. Par conséquent, les soi-disant transferts sont de plus en plus un mythe.

Autre affirmation du même genre, couramment entendue, à laquelle je voudrais faire un sort : la Wallonie serait totalement incapable de gérer l’énorme dette qu’elle hériterait du fédéral. J’ai développé dans mon livre une méthode de partage de la dette fédérale qui repose sur deux éléments. D’une part, le service de la dette, c’est-à-dire le paiement des intérêts, est aujourd’hui extrêmement peu coûteux. Ainsi, le lundi 19 octobre 2020, la Belgique a emprunté, à 10 ans, 1,8 milliard d’euros au taux de -0,399%, ce qui signifie que les obligations d’État émises (les OLOs) ne rapportent strictement plus rien à leurs détenteurs. D’autre part, le partage de la dette suppose de retenir un critère pour effectuer ce partage. J’ai proposé de se référer à la part des Produits Intérieurs Bruts (PIB) régionaux, évalués au lieu de travail, dans le PIB belge. L’application de cette clef donne 23% pour la Wallonie, ce qui signifie que cette dernière reprendrait à son compte cette part de la dette fédérale et assumerait le paiement (faible) des intérêts correspondants.

Pour illustrer un des atouts dont disposerait une Wallonie souveraine, je vais prendre l’exemple des soins de santé, si importants dans cette période de pandémie. De nos jours, les compétences en matière de santé sont éclatées entre l’État fédéral, les Régions et les Communautés. C’est le résultat d’un processus long et progressif lié aux différentes réformes de l’État. En très gros, voici quelles sont les matières qui, au fil du temps, ont été dévolues aux trois entités :

  • Le fédéral a la haute main sur le cadre juridique, le mode de financement et le montant des remboursements des soins de santé. En d’autres termes, il est le maître absolu pour tout ce qui est remboursé par la Sécurité sociale ; d’un point de vue budgétaire, il est aussi compétent pour 90% des politiques relatives aux soins de santé et à l’aide aux personnes handicapées.
  • La Région wallonne a dans ses compétences les soins aux personnes âgées, la santé mentale, les assuétudes, le vaste domaine de la prévention (à l’exception des écoles), les soins de première ligne, les maisons de soins psychiatriques et les infrastructures hospitalières.
  • La Communauté française est compétente pour agréer les hôpitaux universitaires. Elle exerce également la tutelle sur l’ONE (Œuvre Nationale de l’Enfance) qui a en charge l’exercice de la prévention à l’école (les fameuses visites médicales) et la vaccination des enfants.

On comprend aisément que cet enchevêtrement des compétences est d’une rare complexité. Si l’on prend par exemple un hôpital, la Communauté dira s’il peut être considéré comme universitaire ou pas. La Région s’occupera, pour sa part, de la gestion de l’infrastructure, tandis que le fédéral fixera le montant des remboursements des soins dispensés par l’hôpital en question.

La gestion de la pandémie par l’État fédéral s’est avérée catastrophique. Le non-renouvellement du stock stratégique de masques, les retards considérables dans l’acquisition et la distribution de ces masques, l’absence de réalisation des tests adéquats pour le Covid-19 et les carences en matière de respirateurs artificiels, pourtant indispensables aux soins intensifs, ont révélé une impréparation totale du gouvernement fédéral autant que des erreurs de gestion qui défient l’entendement. Ces lacunes et ces erreurs, il faut le souligner, ont eu des conséquences très graves, notamment parce qu’elles ont accru la mortalité chez nos seniors.

Régionaliser les soins de santé permettrait donc à la fois une plus grande efficacité et une plus grande cohérence dans leur gestion. Un autre élément plaide aussi en faveur de leur régionalisation : la structure par âge respective des populations wallonne et flamande.

En effet, pour le dire d’un mot, la Wallonie compte une population qui est plus jeune que celle de la Flandre ou, pour le dire autrement, elle compte proportionnellement moins de personnes âgées. Ainsi, en 2020, la part des personnes de plus de 67 ans est de 16,4% en Wallonie et de 18,1% en Flandre. Comme chacun le sait, les soins aux seniors vont aller croissants avec le vieillissement de la population, ce qui implique que la Wallonie sortira gagnante lors d’une régionalisation du secteur des soins de santé. Le même constat peut être posé pour ce qui concerne les pensions.

LVSL – Que faire de Bruxelles, qui est à la fois la capitale du pays et de l’Europe, mais aussi une région belge à part entière et une métropole internationale en voie de gentrification ? Les Bruxellois sont-ils disposés à se solidariser avec les Wallons et à se positionner en tant que francophones (ce qu’ils sont à près de 90%) sur l’échiquier communautaire ?

F.B. – Sociologiquement parlant, Bruxelles connaît, certes, une tendance à la gentrification. Mais il est une autre tendance à l’œuvre qui est tout aussi significative : l’augmentation du nombre d’étrangers résidant dans la capitale. Si l’on se réfère aux statistiques publiées par l’IBSA (Institut Bruxellois de Statistique et d’Analyse), on aboutit au constat – je cite – qu’au 1er janvier 2016, « un tiers des Bruxellois est un étranger, moins d’un Bruxellois sur deux est né belge ». Voilà qui devrait convaincre tout un chacun de la spécificité de la Capitale !

C’est aussi un élément additionnel, qui vient s’ajouter à ceux que j’ai avancés précédemment, et qui permet de conclure que Bruxelles est bien une Région spécifique, différente des deux autres, caractérisée de surcroît par une démocratie tout aussi spécifique.

Il faut cependant reconnaître que la complexité institutionnelle bruxelloise dépasse tout ce que l’on peut imaginer. En effet, de nombreuses compétences communautaires ont été transférées à la Région wallonne et à la Commission communautaire francophone (dite COCOF) à Bruxelles. Cette dernière a ensuite eu le bon goût de remettre lesdites compétences à la Commission communautaire commune bruxelloise (la COCOM pour les intimes). De cet imbroglio, une conclusion s’impose : il faut, à la faveur de la mise en place du fédéralisme radical, simplifier de manière radicale la structure institutionnelle de la Région de Bruxelles Capitale (RBC). Une tâche qui incombe avant tout aux Bruxelloises et Bruxellois.

Dès lors, à votre question « que faire de Bruxelles ? », je répondrais volontiers que je ne demande pas du tout à celle-ci de se solidariser avec les Wallons dans ce magma, à la fois inefficient et coûteux, qu’est la Communauté dite française. Que les Bruxellois soient eux-mêmes tout simplement et qu’ils s’assument en tant que Région.

Par ailleurs, ce sont les Wallons qui ont sorti Bruxelles du « frigo » en 1988-89 et lui ont permis de se constituer comme telle. L’article 3 de la Constitution dispose que « la Belgique comprend trois régions ». Les Bruxelloises et Bruxellois peuvent être certains qu’ils trouveront une opposition résolue de la Wallonie à l’égard des propositions de la N-VA de « cogestion » de Bruxelles par la Flandre et la Wallonie. Bruxelles est et sera une région à part entière, pour nous Wallons. N’en déplaise à De Wever, au Belang et au CD&V.

LVSL – D’autres voix ont commencé à en appeler à une reprise en main de la Wallonie par elle-même. En particulier, la crise semble avoir fait bouger les lignes au PS francophone. Son nouveau président Paul Magnette (qui s’était déjà fait remarquer par son opposition au CETA lorsqu’il était ministre-président wallon) paraît assumer une défense de plus en plus affirmée des francophones. Est-ce que tout cela vous paraît aller dans le bon sens ?

F.B. – Wait and see sera ma réponse. Nous verrons à l’avenir comment l’actuel président du PS se positionnera. Une chose est certaine à ce stade : le PS, du moins je l’espère, sera parmi les partis qui négocieront, face à la Flandre, le fédéralisme radical.

LVSL – Et l’UE dans tout ça ? Votre projet d’autonomie wallonne par la réindustrialisation et la relance écologique se heurte tout de même aux traités (même s’ils sont en partie suspendus en ce moment) et restera tributaire de la politique commerciale et monétaire… On imagine mal, par exemple, une réforme bancaire aussi ambitieuse que celle que vous proposez à l’échelle d’un aussi petit État-région…

F.B. – L’austérité est au cœur du dispositif mis en place par l’Union européenne. En effet, le Pacte de Stabilité et de Croissance imposait déjà le respect des deux critères budgétaires : 1. le déficit public ne peut excéder 3% du PIB ; 2. la dette publique doit être ramenée à 60% de ce même PIB moyennant des délais appropriés. La crise grecque allait conduire à un renforcement des dispositions du Pacte. Chaque État de la zone euro se voyait attribuer un objectif à moyen terme (OMT), qui était calculé en termes de « solde structurel », c’est-à-dire hors variations conjoncturelles. Les États étaient ensuite tenus d’inscrire leur OMT spécifique dans un programme de stabilité, de manière à éviter un dépassement de la limite des 3% en cas de ralentissement conjoncturel normal.

Lorsque la pandémie gagna l’Europe, les règles budgétaires ont été suspendues : c’est la clause dérogatoire. Cependant, le Commissaire européen à l’économie, Paolo Gentiloni, s’est exprimé clairement sur le caractère transitoire de cette suspension (L’Echo, 22/05/2020) : « Nous désactiverons la clause dérogatoire générale du Pacte quand le ralentissement économique grave affectant l’Europe dans son ensemble sera terminé. (…) Si nos prévisions se confirment, ce sera probablement le cas l’an prochain. » En d’autres termes, l’austérité budgétaire pourrait opérer son grand retour dès 2021.

Sans grande crainte de me tromper, je pense pouvoir dire que la clause dérogatoire ne sera pas remise en cause aussi rapidement tant la récession sera profonde. Mais, de toute façon, si c’était le cas, il n’y aura, pour la Wallonie, qu’une réponse possible : désobéir aux traités européens.

[1] L’arrondissement électoral de Bruxelles-Hal-Vilvorde s’étendait sur deux régions linguistiques : la région bilingue de Bruxelles d’un côté ; la région unilingue néerlandophone de l’autre. Quasiment tous les partis flamands voulaient sa scission. Ils l’obtiendront en juillet 2012… après quelques crises gouvernementales.

« Nous voulons arriver pour la première fois au Parlement européen » – Entretien avec Marc Botenga, tête de liste du PTB

Le Parti du Travail de Belgique est sur une pente ascendante depuis quelques années. Tiré par le médiatique Raoul Hedebouw et après de bons résultats aux élections communales d’octobre dernier, le parti vise désormais une entrée au Parlement européen le 26 mai prochain. Nous avons rencontré Marc Botenga, jeune cadre et tête de liste francophone qui pourrait bien être le premier élu de cette formation. Entretien réalisé par Maximilien Dardel et retranscrit par Loïc Renaudier.


LVSL – Les élections européennes en Belgique auront lieu dans le contexte particulier d’une superposition avec les scrutins régionaux et fédéraux. Ces élections se tiennent après des municipales qui ont confirmé la poussée du PTB. Comment fait-on une campagne européenne dans ce contexte ?

Marc Botenga –Pour nous ce qui est important est d’avancer sur les points fondamentaux au niveau programmatique. Nous l’avons fait au niveau communal. Nous avons fait une campagne clairement axée sur certains thèmes, comme le logement, la mobilité, l’écologie… Maintenant, on continue à défendre notre programme au niveau européen. Quelque part le fait qu’on ait 3 élections en même temps permet d’exiger une certaine cohérence. Nous, sommes le seul parti unitaire en Belgique. On refuse ainsi de jouer le jeu du renvoi de la responsabilité entre l’échelon le fédéral et le régional. C’est le même parti, voire le seul parti national organisé, tant côté néerlandophone que du côté francophone. Et ça c’est vraiment important.

Notre programme est en rupture avec les traités d’austérité européens. Donc le fait que les élections soient organisées ensemble nous permet aussi d’incruster la question des traités dans notre programme national.

LVSL – Comment voyez-vous votre rôle de tête de liste du PTB dans son rapport avec la campagne nationale ?

MB –Le parti a une stratégie globale qui s‘articule à différents niveaux. C’est une stratégie qui ne se limite pas à la Belgique. C’est pour ça que l’on a investi au niveau européen, et que l’on se présente au niveau européen avec certaines alliances comme la Gauche unitaire au Parlement européen. Mais c’est une stratégie réfléchie en fonction des solutions fondamentales sur différents sujets. Prenons un exemple très concret. Quand on regarde la question du climat, elle ne se limite pas à la Belgique. Mais ça ne veut pas dire, pour autant, que la Belgique ne doit pas faire son possible pour limiter les effets du changement climatique. Nous proposons à ce niveau des normes contraignantes pour les multinationales. Cela doit se faire au niveau européen en rupture avec le marché du carbone, mais la Belgique peut déjà commencer en imposant des normes aux 300 multinationales qui sont responsables de 40% des émissions en Belgique.

LVSL – Le PTB n’a actuellement pas d’élus au Parlement européen. La percée électorale du parti est relativement récente et les seuils pour obtenir un élu dans les trois régions de Belgique sont assez élevés. Quels sont vos objectifs pour cette élection ? 

MB –Nous voulons arriver pour la première fois dans notre histoire et dans l’histoire des institutions européennes au Parlement européen. Ce serait un signal important. Nous sommes le seul parti en Belgique à avoir un discours radical de rupture avec la logique des traités. Les traités austéritaires ont été approuvés par tous les partis, sauf nous. Aujourd’hui on n’a pas une Europe de la coopération, où les pays s’entraideraient, mais bien de la concurrence, où un Etat essaie d’enfoncer l’autre.

On ne se présente pas au Parlement européen en disant “votez pour nous et ça changera l’Union européenne”. On sait bien que c’est faux.  En revanche, en étant présent au Parlement européen, au sein de la gauche unitaire européenne, on peut renforcer les mobilisations européennes. La construction européenne s’est faite sans un contre-pouvoir fort comme les syndicats par exemple. Ces dernières années, on voit que c’est en train de se construire. Avec les dockers des ports par exemple, qui se sont organisés en grève européenne ; pareil avec les travailleurs de RyanAir… On voit pour la première fois que les gens disent : “non basta”. Cette Europe qui a été construite contre nous, on va la contester aussi à l’échelle supranationale. Là on tient quelque chose. Là on voit bien l’intérêt de l’articulation entre le niveau national et le niveau européen. Par exemple, la question du climat, abordée par les jeunes écoliers, mais à travers le pouvoir d’achat aussi par les gilets jaunes, a été mise à l’agenda européen mais aussi au niveau national dans les différents pays. On a eu la même chose avec le mouvement des dockers. On avait un mouvement européen, donc le Parlement européen, sous pression, a dû se positionner. Mais les gouvernements nationaux aussi étaient sous pression. Cela permettait vraiment l’articulation des deux niveaux par la mobilisation sociale au niveau national et au niveau européen.

LVSL – Nous avons déjà évoqué dans nos colonnes la structuration du PTB avec David Pestieauou Raoul Hedebouw. Récemment, à Bruxelles, des élus communaux PTB fraîchement investis ont décidé de quitter le parti en dénonçant un fonctionnement qualifié d’autoritaire. Où en êtes-vous de vos objectifs de développement et comment tenir un parti avec des exigences de probité si élevés [ndlr, tous les élus du PTB sont payés au salaire d’un travailleur belge] ?

MB –Je pense qu’effectivement toute période électorale est particulière. Ici, très concrètement, il s’agit d’erreurs de casting, avec des personnes qui ne souscrivent finalement pas au projet du PTB. Il y a différentes façons d’être membre du PTB, notamment en payant une cotisation annuelle très simple. Mais pour nos élus, on demande qu’ils ne s’enrichissent pas en faisant de la politique. Tout ce qui dépasse leur salaire antérieur, c’est-à-dire le salaire moyen d’un travailleur belge, ils le reversent. C’est un engagement que toute personne qui est sur une liste PTB doit prendre. On a vu que pour certaines personnes après les élections, ça commence à poser problème, notamment ici pour ces élus au Conseil communal de Bruxelles . Ce sont des maux de croissance. Lorsqu’un parti grandit vite, il y a des gens qui le rejoignent dans l’espoir de faire carrière, et d’être ensuite sur une liste régionale.

LVSL – Mais le fait d’être aussi rigoureux sur ce point ne limite-t-il pas la croissance et la qualité des cadres du PTB ? 

MB –La qualité, certainement pas. Imaginez qu’on laisse tomber les principes, parce que quelqu’un dit qu’il veut garder ses jetons de présence [ndlr, l’argent reçu par un élu pour assister à une réunion du Conseil communal ou d’un autre comité], le PTB s’affaiblirait. Certes, notre croissance électorale serait peut-être plus fulgurante dans l’immédiat. Mais le fond, l’essence du parti, le fait de faire de la politique autrement, se trouverait affaibli.

Il faut plus de formations, plus d’offres à développer. C’est un parti qui grandit vite et qui doit se structurer, c’est certain. Mais au niveau qualitatif, je trouve très important de garder ces principes. D’ailleurs, on fait signer un document aux candidats, qui indique que le mandat appartient au parti. Si vous êtes élu sur une liste du PTB, évidemment c’est le collectif du PTB qui en est à l’origine. Si vous décidez de démissionner du parti, alors vous quittez aussi le mandat. Je suis très fier que l’on maintienne nos principes. C’est pour eux que les gens votent pour nous. Le PTB n’est pas un parti comme les autres. On doit assumer aussi après les élections.

LVSL – En Wallonie, le PS reste une force importante. Beaucoup de français connaissent d’ailleurs Paul Magnette [ndlr, ancien président PS de la région Wallonne], qui se présente contre vous, depuis sa résistance affichée face au CETA. le PS Wallon tente de se donner une coloration fortement marquée à gauche. Comment jugez-vous cette stratégie ? Comment exister face à eux ? 

MB –La raison de la montée du PTB, c’est aussi qu’en dépit du discours très à gauche du PS avant les élections, la politique mise en place ne l’était pas. Le PS a approuvé les traités d’austérité. Le PS a accepté la libéralisation des chemins de fer. La loi Magnette en Belgique a divisé la SNCB (Société nationale des chemins de fer belges, qui exploite le réseau ferré) et Infrabel (le gestionnaire des infrastructures ferroviaires), dans une perspective de libéralisation. Les cheminots belges étaient furieux. Le PS est censé défendre le service public. C’est pour ces raisons que le PTB intéresse notamment les gens qui ont été dégoûtés du PS en Belgique, parce qu’ils ont cru à leur discours. Le PTB est une alternative. Et heureusement qu’en Belgique il existe une alternative à gauche.

LVSL – Mais quelle est votre point de vue sur l’action de Paul Magnette sur le CETA ? 

MB –Il y a deux choses concernant le CETA. Premièrement, il faut rendre à César ce qui appartient à César. Les mouvements sociaux ont imposé le débat en premier lieu. C’est seulement ensuite que Magnette a, par sa position en tant que président de la Région, pendant quelques semaines, symbolisé cette lutte contre le CETA.  C’est important de noter que ça n’aurait pas été possible sans la pression des syndicats et des associations.

Deuxièmement, la montée du PTB a, en quelque sorte, obligé Magnette à virer un peu à gauche. Notre campagne sur la taxe des millionnaires, le PS l’a reprise à son compte avant les élections. Le PTB propose la gratuité des transports en commun et le PS disait que c’était populiste. Mais aujourd’hui ils la reprennent !

Avec le CETA c’est la même chose. Sauf que le CETA est quand même passé. Paul Magnette a voulu poser la question à la Cour européenne, pour savoir si les tribunaux spéciaux pour les multinationales étaient compatibles ou non avec le droit européen. Surprise, une disposition en faveur des multinationales est compatible avec les traités qui sont en faveur de ces mêmes multinationales… Je regrette  ce choix de Paul Magnette de dépolitiser la question et affaiblir ainsi la mobilisation pour donner la main à la Cour européenne dont on sait que les jugements sont souvent tout à fait néolibéraux.

LVSL – Il semble aussi difficile de faire face au parti Ecolo, dont la figure de proue est Philippe Lamberts, candidat contre vous. La Belgique a connu d’importantes manifestations pour le climat, auxquelles le PTB a participé. Qu’avez-vous de plus à proposer qu’Ecolo sur dans le domaine de l’écologie ? 

MB –La différence entre le PTB et le parti Ecolo se situe d’une part sur la question du marché. En Belgique, la libéralisation du marché de l’énergie est passée avec le soutien d’Ecolo. Le PTB se démarque là-dessus. On ne peut pas laisser la question du changement climatique au marché et aux multinationales.

Tant qu’on laisse la transition énergétique dans les mains d’Engie-Electrabel et d’EDF Luminus, on n’arrivera à rien. D’autre part, sur la question posée par les gilets jaunes, concernant le paiement de la transition écologique, est-ce que ce sera au citoyen de payer ou bien aux grandes multinationales d’y contribuer ? On est le seul parti à refuser la taxe carbone, qui est profondément injuste car elle fait payer les citoyens et les travailleurs.

Monsieur Lamberts est sûr d’être élu. C’est un député compétent bien que l’on ait des divergences sur le marché et les traités d’austérité. Lui ne veut pas rompre dès aujourd’hui, ni demain. La question n’est pas de savoir si le PS aura des élus, si Ecolo aura des élus, nous savons que ce sera le cas, mais si à côté de ces élus, il y aura un premier élu PTB. C’est l’enjeu des élections européennes en Belgique francophone.

LVSL – Le Parlement européen a désigné la Belgique comme un paradis fiscal. Pensez-vous que ce système favorise les Belges et sinon comment y remédier ? 

MB –Le système de paradis fiscal ne favorise absolument pas les belges. Si on parle des travailleurs belges, c’est plutôt un enfer fiscal. Il favorise seulement une petite caste des belges. Pour y remédier, je pense qu’il faut commencer par mettre fin aux niches fiscales en Belgique (la plus-value sur action qui n’est pas taxée ; les revenus définitivement taxés…).

On dit souvent qu’il faut des taux minimums au niveau européen. Mais venant des partis traditionnels (PS ou MR), qui ont transformé la Belgique en paradis fiscal, c’est particulièrement hypocrite. “Faisons au niveau européen ce que l’on ne va pas faire au niveau belge”. C’est ridicule. Le PTB est pour un taux d’imposition minimum effectif au niveau européen, mais on devrait pouvoir commencer en Belgique.

LVSL – Dans le débat, on parle d’une concurrence fiscale en Europe. Les pays modifient les critères fiscaux pour attirer les entreprises. Est-ce que la Belgique ne souffrirait pas d’un renforcement de ces normes fiscales ? 

MB –Y-a-t’il des preuves quelque part que cette politique d’attractivité fiscale ait créé de l’emploi ? Je vais prendre un exemple très concret, le bassin Liégeois. Arcelor Mittal, une multinationale de la sidérurgie qui fournissait nombre d’emplois, que ce soit dans le chaud ou dans le froid au niveau Liégeois, a reçu beaucoup de soutiens d’Etat en Wallonie. L’entreprise en a bénéficié un temps, puis un jour Arcelor est parti.

Faire des cadeaux aux multinationales ne les fait pas rester. Est-ce que les niches fiscales ont permis des investissements étrangers en Belgique qui aient créé de l’emploi ? C’est un discours théorique libéral pur, sans aucune preuve, qui tient autant la route que la théorie du ruissellement. C’est-à-dire pas du tout. Le PTB est pour une solution européenne car l’accès au marché européen pour les entreprises est fondamental. On ne va pas tout résoudre en Belgique, mais le fait que la Belgique soit pointée du doigt par le Parlement européen, on peut y changer quelque chose.

LVSL – Vous avez de bonnes chances d’être élu, mais vous serez peut être le seul représentant de votre parti dans l’hémicycle. Il va donc falloir vous trouver des alliés. De ce point de vue à la gauche de gauche on risque d’assister à un bouleversement des équilibres, si ce n’est à une partition entre des formations difficilement conciliables plus longtemps au sein du même groupe politique (on pense à Syriza et à la France insoumise au sein de la GUE-NGL). Comment vous situez-vous sur cet échiquier ? 

MB –Le PTB a adhéré comme membre associé à la gauche unitaire européenne et à la gauche verte nordique, il y a trois ans maintenant. On trouve qu’il faut désormais travailler avec les divergences entre les différentes gauches (radicale, authentique…). Il n’y a pas de secret. En France par exemple, le PCF et LFI ont des options politiques différentes. En soi, ce n’est pas grave. L’important c’est d’instaurer le dialogue sur quelques principes fermes, notamment la rupture avec la logique de la concurrence et de l’austérité, et de trouver alors, dans cet espace commun, des convergences et des dialogues. Nous, au PTB, on apprend beaucoup des camarades allemands, néerlandais, français… Je pense qu’on peut aussi apporter à ces autres groupes. On a des contacts avec des groupes très différents, par exemple avec des membres tant de Maintenant le Peuple que du Parti de la Gauche européenne, qu’avec d’autres partis qui n’appartiennent ni à l’un ni à l’autre groupe. On a un principe clair par rapport à l’Union européenne. Il faut stimuler la construction d’un contre-pouvoir.

LVSL – Mais où doit figurer la ligne rouge ? Par exemple, le PTB peut-il vraiment travailler avec Syriza dans le même groupe ? 

MB – Nous débarquons à peine au niveau européen. Faut être humble. Je pense que la question va en premier lieu à Syriza. Que va faire Syriza demain ? Ils veulent quitter le groupe ou non ? Je vois qu’aujourd’hui Tsipras participe aux réunions du PS européen. Est-ce un choix stratégique de sa part ? On ne peut effectivement pas cautionner ce qu’a fait le gouvernement grec par rapport à l’austérité. On s’en démarque clairement. Je pense que si Syriza continue sur ce chemin, celui de l’alliance avec le PS européen – ce qui relève de leur choix -, cela peut être un problème. Après on n’a pas la vérité incarnée, mais je constate que chez Syriza il y a un mouvement en cours. Je suis curieux de voir ce qui va se passer après les élections. Le PTB défendra ses principes, tout en respectant les divergences. Et on verra bien qui restera ou non dans le groupe. Dans tous les cas, on espère avoir une cohérence radicale face à cette Europe du fric.

LVSL – Le PTB a annoncé ne pas prendre part à une potentielle majorité en Belgique à l’issue des élections fédérales si elle ne rompait pas avec les traités européens. Préférez vous laisser la direction du pays à la droite que gouverner dans ce cadre ? Certains pointent le cas du Portugal et de l’Espagne comme des pays ayant mené une politique de gauche tout en restant dans le cadre des traités…

MB – En Espagne on verra ce qui se passera après le 26 mai. Le gouvernement portugais de son côté paraît aujourd’hui en difficulté. Il ne faut pas tout mélanger. Evidemment on ne veut pas un gouvernement de droite en Belgique, c’est très clair.

LVSL – Donc il faut une majorité alternative ? 

MB –Oui, il faudrait une majorité alternative, mais qui ne mène pas de politique de droite. On ne veut pas une majorité de droite. Mais on ne veut pas non plus d’une majorité qui se prétend de gauche, comme le PS par exemple, mais qui en même temps applique une politique de droite. Aujourd’hui pour mener une politique de gauche, on se trouve directement en rupture avec les traités. Il n’y a pas de troisième option.

LVSL – D’autres partis, comme le PC portugais, ont décidé de soutenir un gouvernement socialiste dans leur pays qui n’est pas en rupture avec les traités pour éviter un retour de la droite. Qu’en pense le PTB ? 

MB –La question portugaise est particulière, car ils l’ont fait pour annuler une partie des mesures de la troïka d’austérité très violente, pour retourner ça sur d’autres mesures. Le PCP a clairement dit aussi dès le début qu’il fallait une rupture avec les traités.

Quand on regarde le Portugal aujourd’hui, on parle de politique progressiste. Mais l’investissement public est au plus bas ! Ils sont en dessous de 2%. Pourquoi ? Car si on respecte la logique des traités, l’argent qui est mis quelque part on ne peut pas le mettre ailleurs. Or, ne pas investir c’est construire une dette pour l’avenir. Les routes qu’on ne répare pas aujourd’hui, il faudra le faire demain et ce sera plus cher. Le PTB insiste là-dessus. Il faut imposer un rapport de force qui rompt avec la logique des traités.

Quand, en 2008 et 2010, on a dû sauver les banques, le rapport de force était là pour mettre de côté les traités. Il faut sauver les banques ? Alors il y a urgence bancaire. Le discours du PTB aujourd’hui est le même : il y a urgence sociale (700 000 personnes dorment dehors chaque nuit en Europe, ce qui représente la ville de Namur, de Liège, de Charleroi et de Mons ensemble en termes de population) et une urgence climatique. Peut-on imposer le rapport de force sur ces traités qui rendent impossible une politique de gauche véritable ?