Le chant du cygne de l’impérialisme russe

La population russe ne sortira pas indemne de la guerre d’agression menée par le Kremlin. Déjà touchée par les sanctions occidentales, elle verra sa situation socio-économique se détériorer si celles-ci sont amenées à durer. Mais il y a plus : l’État russe, qui concilie de manière précaire des intérêts oligarchiques, pourrait entrer dans un stade de crise, tant ses élites sont divisées au sujet de la guerre. Enfin, la Russie a de fortes chances de sortir affaiblie de cette séquence – reléguée au rang des États voyous, appauvrie, sans doute contrainte à une dépendance croissance à l’égard de la Chine… et confrontée à une OTAN renforcée sur son flanc Ouest.

Le conflit ukrainien apparaît comme le produit d’une série de crises remontant à une époque plus ou moins lointaine. Le facteur de long terme est la crise définitive de l’idée nationale-impériale du XIXe siècle, aujourd’hui anachroniquement réaffirmée par le chef d’État russe – après avoir été rangée au placard par l’expérience soviétique. Sur le moyen terme, nous assistons à la sortie chaotique de l’expérience multinationale de l’URSS ; les différents États qui ont émergé de cet effondrement partagent une même incapacité à réorganiser les relations entre des pays liés par mille fils historiques, culturels et identitaires.

Hic et nunc, enfin, c’est la tentative menée par Vladimir Poutine de mettre à bas tout un paradigme de relations internationales où le temps joue contre lui. S’il semble encore possible au chef d’État russe de réduire l’Ukraine au rang de voisin inoffensif, gouverné par un État failli, cela lui sera hors de portée dans cinq ou dix ans.

L’une des conséquences les plus tangibles de cette guerre réside dans le renforcement de la mythologie nationale ukrainienne. Vladimir Poutine avait déclaré que l’Ukraine n’existait pas – ce qui est à présent difficile à nier !

L’impérialisme requiert des moyens conséquents. Quiconque connaît l’Europe de l’Est sait que la bataille de Moscou pour l’hégémonie dans cette région est déjà perdue. Ses frontières occidentales sont parsemées de voisins – de Tallinn à Bucarest, de Varsovie à Kiev – qui ne veulent plus rien avoir à faire avec lui. Quels que soient leurs nombreux points de discorde, ils sont unanimes sur un point : plus jamais Moscou.

Cette guerre est le dernier coup d’estoc porté par un gouvernement aux abois ; elle accélère la longue crise de l’hégémonie russe. Chacune des décisions de Vladimir Poutine diminue la marge de manœuvre pour les suivantes – jusqu’à ce qu’elle soit réduite à peau de chagrin.

Retour du bâton

La guerre s’achèvera bientôt, et elle s’achèvera en catastrophe pour la Russie. Le pays est en effet gouverné par un système sénile et usé, qui fonctionne sur un équilibre précaire entre les intérêts des oligarques et des grandes entreprises. Institutionnellement fragile, l’État russe est fondé sur la gestion clientéliste et paternaliste d’une architecture fédérale complexe – au sein de laquelle de nombreux citoyens culturellement non-russes ne voient pas d’un bon oeil le tournant national-impérial de Vladimir Poutine. Fortement interconnectée avec l’Occident, l’économie russe se trouve dans une position subalterne sur tous les fronts, à l’exception de l’approvisionnement en gaz. Démoralisée et désabusée, l’opinion publique, quant à elle, réagira avec colère aux gigantesques coûts d’une guerre impopulaire.

Qu’a donc accompli le chef d’État russe, en l’espace de quelques jours ?

Il a tout d’abord renforcé la mythologie nationale ukrainienne ; il avait déclaré que l’Ukraine n’existait pas – ce qui est à présent difficile à nier ! Il a fourni une légitimité éclatante aux éléments d’extrême droite – y compris néo-nazis – de la société ukrainienne, qui revendiquent tout le mérite de la résistance contre l’envahisseur. L’extrême droite ukrainienne n’est pas la seule à profiter de la conjoncture : elle porte également les mouvements fascistes russes. Le ton du discours public russe est en effet donné par les nationalistes, militaristes et fascistes de tous bords.

[NDLR : pour une analyse des mouvements d’extrême droite ukrainiens, lire sur LVSL l’article de David Fontano : « Nationalisme ukrainien : mythe et réalité »]

Vladimir Poutine a également détruit le semblant de softpower russe qui subsistait encore en Europe de l’Est. Il a renforcé les perspectives d’expansion de l’OTAN, et l’a rendue attrayante pour des pays qui, auparavant, la regardaient d’un oeil distant – comme la Finlande. Il a envenimé les relations avec Pékin qui – si l’on fait fi de ses intérêts propres en Ukraine – proclame haut et fort l’intangibilité des frontières nationales et n’a aucune envie de se pendre à la corde de Poutine.

Et après ?

Une Russie reléguée au rang des États voyous, appauvrie, sans doute contrainte à une dépendance croissance à l’égard de la Chine, confrontée à une OTAN renforcée à l’Ouest ?

La guerre de Poutine donnera à l’Ukraine une centralité sans précédent ; elle sortira de ce conflit grandie d’un prestige nouveau, avec une cohésion patriotique renouvelée, ainsi – du moins peut-on le conjecturer – qu’une hégémonie politique durable pour la droite nationaliste la plus dure. Une telle Ukraine sera la clé de voûte de la politique américaine – et « européenne » – dans la région est-européenne. Cela signifiera un rééquilibrage substantiel des rapports de force dans cette zone.

Le « Russe du quotidien » n’a pas les moyens de comprendre les conséquences à long terme de cette guerre.

Quelle porte de sortie pour la Russie ? Plusieurs voies sont envisageables :

• Un changement radical d’orientation politique

• L’enlisement dans la situation actuelle, avec les conséquences décrites plus haut et un déclin inévitable de la puissance russe.

• Un coup d’État et la mise à l’écart de Vladimir Poutine pour préserver les oligarques et les intérêts des entreprises qu’il ne protège plus – un nombre croissant d’entre elles s’opposant à la guerre et à ses conséquences néfastes sur l’économie russe.

• Un effondrement de l’État russe

L’issue la plus souhaitable, à l’heure actuelle, réside certainement dans un départ de Vladimir Poutine à l’issue d’élections – du moins partiellement – libres. Mais quelle force politique, dans la Russie contemporaine, a intérêt à un tel processus, ou pourrait le superviser ?

Sans doute pas le patriarche de l’Église orthodoxe russe, dont les dernières déclarations – soutenant la guerre, bien qu’appelant hypocritement à épargner les vies civiles – l’ont discrédité ; pas plus que membres du Parlement, ou ceux de la Cour constitutionnelle. Tous sont des créatures de Vladimir Poutine. Des décennies de glissement autoritaire ont amené le pays à un point où il n’est pas possible de concevoir une institution qui pourrait servir de garant au processus de démocratisation.

Désastre pour la population russe

Quid de l’opinion publique ? Les Russes, dans leur grande majorité, sont hébétés. Peu imaginaient qu’une telle issue puisse être envisageable à l’égard d’un pays si proche, géographiquement et culturellement.

Le « Russe du quotidien » n’a pas les moyens de comprendre les conséquences à long terme de cette guerre. Il imagine qu’il va continuer à vivre comme avant ; depuis des années, les médias gouvernementaux lui répètent que les réserves financières et aurifères russes permettront au pays d’être autosuffisant. En réalité, les sanctions décrétées contre la Russie, en particulier son débranchement partiel du système SWIFT et le gel de ses devises – qui résident dans des banques étrangères – affecteront durement l’économie russe.

[NDLR : lire sur LVSL l’article de Frédéric Lemaire : « Sanctions contre la Russie, une arme à double tranchant » et celui de Julien Chevalier, Yannick Malot et Sofiane Devillers Guendouze : « SWIFT : l’arme atonique ? »]

L’or n’est guère utile pour effectuer des paiements courants. Même si l’on envisageait de le vendre à ce stade, on ne sait pas sur quels comptes le produit de la vente pourrait être versé. Le rouble continuera de s’effondrer et les circuits d’importation seront frappés d’une inflation croissante ; les prix des biens de consommation vont s’envoler tandis que les marchandises vont se raréfier, dans un pays où l’inégalité des revenus est considérable et où il n’existe pas de protection sociale efficace. En dehors de Moscou, le revenu moyen des Russes varie entre 300 et 600 euros par mois.

L’économie russe est plus fragile qu’elle ne le semble, affaiblie par des décennies de pillage oligarchique à tous les niveaux. Même les principales compagnies aériennes ne possèdent pas leurs avions, car ils sont presque tous loués à des compagnies étrangères : si elles le décidaient, le tourisme se tarirait indéfiniment en Russie.

Une majorité de Russes adhère probablement à la propagande du Kremlin. Mais que dit-elle ? Elle ne mentionne pas qu’il s’agit d’une guerre de conquête, elle n’évoque pas les crimes commis contre la population ukrainienne ; elle évoque une opération rendue nécessaire pour sauver le peuple ukrainien lui-même du militarisme, du nazisme et de l’asservissement à l’impérialisme américain. Les Russes qui soutiennent les opérations militaires russes pour ces raisons ne sont donc pas des appuis de long terme pour le régime.

Dans l’opinion publique russe, on trouve cependant une forte fraction nationaliste et autoritaire. Cette fraction est moins importante en termes quantitatifs que par sa richesse et son pouvoir au sein de la société. Oligarques et anciens combattants, policiers et membres des services secrets, groupes liés au commerce d’armes, associations « patriotiques »… Le risque d’une guerre civile n’est pas à exclure – dans un pays doté de la bombe nucléaire. Avec une issue qui pourrait être celle d’une dictature fascisante.

Reconquérir les médias : rendez-vous le 5 mars

Le samedi 5 mars, à la Bourse du Travail de Paris (Salle Henaff), Le Vent Se Lève organise un après-midi sur le thème de la reconquête des médias. Un appel à contributions (13h30 – 15h) sera suivi d’une grande conférence (15h – 17h).

Un appel à contributions est lancé

La prise de conscience est désormais généralisée : la pluralité ne fait pas le pluralisme médiatique. Il est impératif de faire vivre des rédactions, non seulement indépendantes, mais aussi engagées dans la bataille de l’information. Le Vent Se Lève s’est donné pour objectif de promouvoir les projets d’une génération qui ne se reconnaît plus dans les médias traditionnels. 

À l’occasion du 5 mars, les équipes du Vent Se Lève seront présentes pour accueillir les propositions éditoriales : articles, reportages, podcasts, séries vidéo, illustrations, partenariats avec des éditeurs… Face au mur médiatique, les moyens financiers autant que les ressources créatives sont asymétriques : les capitaux sont là où s’achètent l’influence, les énergies là où s’invente l’alternative.

Quelles stratégies de reconquête ?

À l’issue de ce premier moment, une grande conférence, intitulée « Médias sous influence : quelles stratégies de reconquête ? », réunira Marc Endeweld (journaliste, auteur de L’emprise. La France sous influence aux éditions Seuil), Salomé Saqué (journaliste à Blast), Laëtitia Riss (rédactrice en chef du Vent Se Lève), Sophie Eustache (membre d’Acrimed, auteure de Bâtonner aux éditions Amsterdam), Jean-Baptiste Rivoire (journaliste d’investigation, longtemps salarié de Canal +). Les liens entre médias et pouvoir économique seront esquissés et un bilan stratégique sera établi afin de contrer les dynamiques de confiscation du débat public. 

L’après-midi sera clôturé par un temps d’échange informel : cafés, discussions et stands de livres, grâce au soutien d’une libraire indépendante. Les partenaires du Vent Se Lève seront également représentés : le think tank l’Institut Rousseau, la revue Germinal, le mouvement Le Vent Du Changement.

À la veille des présidentielles, des médias menacés

Le contexte médiatique et politique récent motive l’organisation de cet événement. Les acquisitions du groupe Bolloré ont mis sur le devant de la scène la question de la concentration médiatique, aussi bien dans la presse que dans l’édition. Le constat n’est pas neuf. Depuis plusieurs décennies, certains médias et associations se dédient à son analyse à l’instar du Monde diplomatique ou d’Acrimed. Aujourd’hui pourtant, le degré de concentration est inédit, au point qu’un seul groupe paraisse en mesure d’influencer l’élection présidentielle à venir.

Programme détaillé

13h30 – 14h45  | Appel à contributions 

Venez soumettre vos propositions éditoriales à l’équipe du Vent Se Lève ! 
Articles, reportages, podcasts, séries vidéo, photographies, illustrations, partenariats…  En accord avec notre ligne éditoriale, ils peuvent trouver leur place dans notre média. 

14h45 – 15h  | Bienvenue et remerciements

Vincent Ortiz, Rédacteur en chef adjoint du Vent Se Lève
Emmanuel Vire, journaliste, secrétaire général du SNJ-CGT

15h – 17h | Grande Conférence : “Médias sous influence : quelles stratégies de reconquête ?”

Sophie Eustache (Journaliste, Acrimed)
Marc Endeweld (Journaliste indépendant)
Salomé Saqué (Journaliste économique et politique, Blast)
Jean-Baptiste Rivoire (Journaliste, Fondateur de Off Investigation)
Laëtitia Riss (Rédactrice en chef LVSL)

Présentation : William Bouchardon (Membre du Comité de rédaction LVSL)

17h – 17h30 | Forum : livres, cafés et partenaires 

Avec une librairie indépendante.
Avec le think tank l’Institut Rousseau, la revue Germinal,
le mouvement Le Vent Du Changement. 

17h30 – 20h | Apéro au Grand Turenne 
À deux pas de la Bourse du Travail : 27 Boulevard du Temple

Infos pratiques :

📆 Quand ?  Samedi 5 mars | 13h30 – 17h30
🎯  Où ? Bourse du Travail, Annexe Varlin, Salle Henaff
85 Rue Charlot, 75003 Paris

https://fb.me/e/1t7vlP0a4

Pas d’inscription, pas de passe sanitaire.
Port du masque obligatoire. 

Ukraine : les pompiers pyromanes

Le Congrès américain © Josiah Hamilton

Loin de jouer l’apaisement et la voie diplomatique, les États-Unis répondent aux menaces russes par une stratégie d’escalade. Elle découle du prisme idéologique qui domine à Washington, mais également des intérêts de nombreux acteurs opportunistes. Parmi eux : le complexe militaro-industriel et l’industrie pétrolière ; les médias en mal d’audience, qui se font les relais de ces puissances économiques ; Joe Biden, en difficulté sur le plan intérieur ; et la classe politique en général, largement financée par les intérêts industriels.

« Si la Russie envahit l’Ukraine, elle aura à rendre des comptes. Ça dépendra de ce qu’elle fera. C’est une chose s’il s’agit d’une incursion mineure… (…) mon sentiment est que Poutine va faire quelque chose. »

Ces propos, prononcés le 19 janvier par Joe Biden, ont provoqué un vent de panique à Washington. Pas du fait que le président des États-Unis estimait qu’une attaque russe était probable, mais parce qu’il indiquait que l’OTAN ne réagirait pas de manière disproportionnée face à la seconde puissance nucléaire mondiale. Un aveu dénoncé comme « une carte blanche donnée à Poutine pour envahir l’Ukraine » par le sénateur républicain Ted Cruz, en écho à l’écrasante majorité des observateurs américains.

En rendant publiques les allégations issues du renseignement américain, l’administration Biden aurait exposé au grand jour les projets belliqueux de Poutine (…) Bien entendu, comme le notait discrètement le Times, aucun élément tangible n’a été apporté pour étayer ces allégations

Immédiatement, les équipes de la Maison-Blanche ont cherché à éteindre le feu en publiant un communiqué affirmant que la moindre incursion russe en Ukraine « provoquerait une réaction immédiate, sévère et unie des États-Unis et de leurs alliés ». Anthony Blinken, le Secrétaire d’État a renchéri quelques heures plus tard : « Nous allons rendre claires comme du cristal les conséquences d’un tel choix (pour Poutine) ». Le lendemain, le directeur de cabinet de Joe Biden, Ron Klain, en remet une couche à la télévision en contredisant son supérieur hiérarchique: « Le président Poutine ne doit avoir aucun doute sur le fait que le moindre mouvement de troupes russes à travers la frontière ukrainienne constituerait une invasion (…) qui serait une horrible erreur de Poutine. Il n’y a aucune ambiguïté là-dessus. »

Les élus des deux bords politiques ont fait passer un message équivalent, certains allant jusqu’à accuser les partisans d’une approche plus diplomatique de « prendre le parti de Poutine » et d’être des « victimes de la désinformation russe. » À la Chambre des représentants du Congrès, les démocrates se sont empressés de voter un texte autorisant le déploiement de sanctions économiques drastiques contre la Russie et l’expédition de centaines de millions de dollars d’équipement militaire ultra-moderne, qualifiée par la presse – de manière euphémistique – d’aide létale (lethal aid).

NDLR : Lire sur LVSL l’article de David Fontano : « Ira-t-on sans discussion vers de nouvelles guerres ? »

Si la solution diplomatique avec la Russie, qui a formulé des demandes jugées négociables par Biden, ne semble pas à l’ordre du jour, c’est que de nombreux intérêts et factions sont à l’oeuvre pour pousser à la confrontation.

Washington à l’offensive

En première page de son édition du 3 février, le New York Time s’interroge : « La stratégie de Biden contre Poutine fonctionne-t-elle, où est-elle en train de pousser la Russie à la guerre ? » Dans cet article éclairant à plus d’un titre, le prestigieux journal chante les louanges du Département d’État pour sa guerre de communication innovante. En déclassifiant et rendant publiques les allégations issues du renseignement américain et britannique, l’administration Biden aurait anticipé et exposé au grand jour les projets de Poutine dans l’espoir de le dissuader d’agir. D’où la rhétorique alarmiste sur l’étendue des forces en présence à la frontière ukrainienne et les intentions belliqueuses de la Russie. Bien entendu, comme le notait discrètement le Times, aucun élément tangible n’a été rendu public pour étayer ces allégations.

À cette guerre de communication s’ajoutent des menaces et manœuvres plus ou moins symboliques, comme les livraisons d’armes à Kiev et le rapatriement des familles de diplomates américains présents en Ukraine, toujours dans le but apparent de couper l’herbe sous le pied de Poutine. De là à comparer cette approche à un dangereux poker menteur, il n’y a qu’un pas que le Times franchit prudemment.

Cette stratégie serait entrain de produire l’effet inverse recherché, à en croire les sources du journal. Ce que « déplore le président russe », lequel estimerait que « les Américains cherchent à le pousser au conflit ». Côté ukrainien, le président Zelensky a été encore plus explicite, minimisant le risque d’invasion russe et appelant Washington à « adoucir la rhétorique guerrière » en affirmant que les médias occidentaux « exagéraient la situation » de manière dangereuse et contre productive. Pour Kiev, la stratégie de Washington « est une erreur ». Biden ne semble pourtant pas prêt à changer son fusil d’épaule, puisqu’il vient de déployer 3000 soldats supplémentaires en Pologne et Roumanie.

Les médias américains activent les tambours de guerre

Loin de jouer leur rôle de contre-pouvoir, les médias américains ont, dès le début de la crise, embrassé, voire devancé, la rhétorique belliqueuse provenant de l’administration Biden et du Congrès. Avec un zèle et une absence de distance qui rappellent furieusement la période ayant conduit à l’invasion de l’Irak, les principaux journaux du pays ont ainsi repris les « informations déclassifiées » issues des gouvernements américain et britannique sans exiger le moindre début de preuves. Qu’il s’agisse de l’étendue des forces russes mobilisées à la frontière ukrainienne, de l’existence d’un plan secret pour installer un président pro-poutine à Kiev, d’une mission russe pour fomenter des troubles en Ukraine afin de fournir un prétexte à une invasion ou plus récemment la prétendue existence d’un projet de filmer une fausse agression ukrainienne à la frontière russe pour justifier une invasion, aucune de ces allégations n’a fait l’objet d’une distance critique vis-à-vis des agences de renseignement.

Politico nous apprend que certains de ses articles sont sponsorisés par… Lockheed Martin, un des principaux fournisseurs de l’armée américaine. Le Washington Post n‘a pas la même courtoisie.

Or, la véracité des informations distillées par ces agences – dont le format se limite à des déclarations publiques – mérite d’être remise en question, comme l’a fait le journaliste Matt Lee de l’Associated Press dans un échange sidérant avec le porte-parole de la diplomatie américaine :

– Matt Lee (journaliste) : Mais où sont les preuves matérielles, où sont les informations que vous venez de déclassifier ?

– Porte-parole du ministère des Affaires étrangères : Les informations déclassifiées, je viens de vous les donner, là en vous parlant.

ML : Ce ne sont pas des preuves, c’est simplement vous qui me parlez. Vous n’offrez aucun élément tangible pour défendre ce que vous avancez. (…)

PP : Si vous douter de crédibilité de la parole du gouvernement américain et du gouvernement britannique et trouvez du réconfort dans les informations données par les Russes, c’est votre choix

Comme le rappel le journaliste au cours de l’échange, les gouvernements américain et britannique ne brillent pas par leur fiabilité. Sans remonter aussi loin que la guerre d’Irak, on a vu encore récemment d’innombrables informations fuiter dans la presse ou revendiquées officiellement être démenti par les faits. Les prétendus contacts étroits et répétés entre les équipes de campagne de Trump et les agents du renseignement russes se sont avérés inexistants ; les allégations de primes offertes par la Russie aux Talibans pour tuer des soldats américains ont été démenties par l’administration Biden ; le mystérieux « syndrome de la Havane » dont ont été victimes de nombreux diplomates américains n’était pas le fait d’une arme secrète à base d’ultrasons déployée par une puissance étrangère, mais le résultat de simples crises d’angoisses ; la frappe d’un drone américain sur une voiture pendant l’évacuation de Kaboul n’a pas tué des terroristes en mission suicide, mais une famille entière de réfugies, etc.

NDLR : Pour une analyse du RussiaGate, lire sur LVSL l’article du même auteur : « Trump à la solde de la Russie : retour sur une théorie conspirationniste à la vie dure »

Ici, les raisons de douter des dires des gouvernements américains et britanniques sont encore plus évidentes. Leur alarmisme initial n’était partagé ni par l’Allemagne, ni par la France, ni par l’Ukraine. Lorsque les États-Unis ont décidé de faire évacuer les familles de leur personnel d’ambassade, même la Grande-Bretagne n’a pas suivi. Sur le plateau de C dans l’air, le journaliste Jean-Dominique Merchet expliquait ainsi en citant une source issue du renseignement français que les déploiements russes à la frontière ukrainienne ne suggéraient pas d’invasion imminente, car les Russes n’avaient pas déployé les moyens logistiques susceptibles de permettre une telle opération.

Pourtant, l’administration Biden a répété sur tous les tons que l’invasion pouvait se produire de manière imminente et à tout moment, avant de rétropédaler.

En Allemagne, où le gouvernement et la presse livrent un son de cloche plus nuancé que ce qui parvient de Washington, un récent sondage montre que 43% de la population tient les États-Unis pour les principaux responsables de la crise, contre 32% pour la Russie.

Aux États-Unis, les médias ne se contentent pas de tenir le rôle de porte-parole de la diplomatie américaine. Ils devancent bien souvent l’administration Biden dans la demande de surenchère et la dramatisation du conflit. Cette posture va-t-en-guerre s’explique par divers facteurs.

En premier lieu, les fabricants d’armes et membres du complexe militaro-industriel financent de nombreux titres de presse. Le journal en ligne de centre-gauche Politico a ainsi récemment publié un article intitulé « Jen Psaki (la porte-parole du gouvernement) : une attaque russe peut se produire à tout moment ». Un second article titrant « Les États-Unis doivent-ils secouer la cage de Poutine ? » encourage plus récemment une posture militariste. Politico nous apprend que ces deux articles sont sponsorisés par… Lockheed Martin, un des principaux fournisseurs de l’armée américaine. Le Washington Post, lui, n’a pas la même courtoisie. L’auteur de la tribune « Biden doit monter que les États-Unis sont prêts à aider l’Ukraine militairement si nécessaire » Michael Vickers, n’est pas présenté comme un membre du conseil d’administration du fabricant d’armes BAE systems, mais comme un ancien officier de la CIA et haut fonctionnaire au ministère de la Défense. On pourrait multiplier les exemples de conflits d’intérêts entre la presse et l’industrie de l’armement, tout comme nous l’avions fait dans notre livre Les illusions perdues de l’Amérique démocrate (Vendémiaire éditions) au sujet des cadres de l’administration Biden vis-à-vis du même secteur.

Un second élément structurel explique la posture guerrière des médias américains. Depuis l’élection de Donald Trump, de nombreux anciens membres du renseignement et de l’administration Bush ont trouvé refuge dans la presse dite « libérale » (pro-démocrate ou centriste). Les chaînes de télévision CNN et MSNBC ont recruté pléthore d’analystes issus du complexe militaro-industriel, ainsi que des figures de proue du mouvement néoconservateur qui avaient joué un rôle fondamental dans la promotion de la guerre d’Irak sous George W. Bush. Son ancienne plume David Frum est désormais éditorialiste à The Altantic et invité récurrent des chaînes d’informations. L’ancienne porte-parole de l’administration Bush, Nicolle Wallace anime son propre JT sur la chaîne pro-démocrate MSNBC. Bill Kristol, un ex-conseiller de Bush, pilote désormais le Lincoln Project, une organisation politique représentant les « républicains pro-Biden ». Tout ce que ces faucons de l’ère Bush – à qui l’ont doit l’invasion de l’Irak – ont eu à faire pour redevenir présentables fut de se déclarer anti-Trump, et de promouvoir la théorie complotiste du Russiagate auprès du centre droit démocrate. Ils sont désormais présents quotidiennement sur les chaines d’informations, à l’exception de Fox News – dont certains présentateurs portent paradoxalement une voix « pacifiste », fait rare en ces temps explosifs !

Dans un article caricatural, Politco s’en est ainsi pris au plus populaire d’entre eux, le présentateur d’extrême droite Tucker Carlson, dont le journal est le plus regardé du pays. Carlson, qui défend une ligne plus trumpiste, est accusé par un groupe de sénateurs républicains d’être du côté de Poutine et de reprendre ses arguments.

L’industrie pétrolière espère également tirer son épingle du jeu. Remplacer le gaz russe qui alimente le marché européen par du gaz de schiste liquéfié produit au Texas fait partie des motivations qui expliquent l’opposition au gazoduc Nordstream 2.

Il s’agit d’une tactique récurrente, qui rappelle une fois de plus les années Bush et les prémisses de la guerre en Irak. Ceux qui s’opposent à la ligne bipartisane qui prévaut à Washington se retrouvent accusés de faire le jeu de la Russie, par des personnalités allant de Jen Psaki à Bill Kristol.

La classe politique américaine : conflits d’intérêts et idéologie impérialiste

En 2012, au cours du débat télévisé pour la campagne présidentielle, Barack Obama avait moqué la position défendue par son adversaire Mitt Romney en matière de géopolitique : « les années 1980 veulent que vous leur rendiez leur politique étrangère. » À l’époque, considérer Moscou comme une menace majeure exposait au ridicule.

Depuis, la crise ukrainienne débutée en 2014 et marquée par l’annexion de la Crimée a fait remonter Poutine dans l’échelle des préoccupations de Washington. Bien que les États-Unis aient joué un rôle important dans la révolution de 2014 – que d’aucuns qualifient de coup d’État – Barack Obama avait conservé une position mesurée sur la situation à l’est de l’Europe. En 2016, il expliquait ainsi au journal The Atlantic : « La réalité, c’est que l’Ukraine, qui n’est pas dans l’OTAN, est vulnérable à une domination militaire par la Russie quoi que l’on fasse. Ma position est réaliste, c’est un exemple d’une situation où l’on doit être clair vis-à-vis de nos intérêts essentiels et ce pourquoi on serait prêt à entrer en guerre ».

Obama défendait son refus de livrer des armes lourdes à l’Ukraine, une ligne rouge pour lui qui ne voyait pas dans l’enjeu ukrainien un motif suffisant pour débuter une troisième guerre mondiale. De la même manière que les propos de Joe Biden ont provoqué un tollé à Washington, la position d’Obama constituait un écart jugé intolérable par rapport au consensus qui prévaut dans les cercles diplomatiques américains.

De fait, la doctrine Obama a vécu. L’élection de Donald Trump s’est accompagnée d’un durcissement sans précédent des relations américano-russes depuis la fin de la guerre froide. Accusé à tort par les démocrates d’avoir conspiré avec les Russes pour se faire élire, Trump a accepté les livraisons d’armes à l’Ukraine, avant de conditionner un nouveau don par la bonne volonté du président ukrainien Zelensky. Dans une conversation téléphonique de 2019, Trump semble lui demander d’ouvrir une enquête judiciaire pour corruption sur le fils de Joe Biden, Hunter. Cette utilisation supposée de la diplomatie américaine en vue d’obtenir un avantage électoral conduira les démocrates à lancer une procédure de destitution contre Donald Trump.

Au Congrès, au cours de la procédure, le président du puissant Comité parlementaire au renseignement, Adam Schiff déclare ainsi : « Les États-Unis aident l’Ukraine et son peuple pour qu’ils puissent combattre la Russie là-bas, afin qu’on n’ait pas à combattre la Russie ici » [NDLR : à Washington].

Représentant démocrate de Californie, Adam Schiff constitue l’archétype du politicien servant les intérêts du complexe militaro-industriel tout en tenant un discours caricaturalement belliciste. Mais il s’inscrit dans une tendance plus large.

Si le Congrès est devenu un véritable cimetière législatif où aucune proposition de loi ne semble capable de survivre aux logiques partisanes, en matière de Défense, il existe un consensus permettant d’approuver les dépenses militaires avec un zèle inégalé. Le dernier budget de la Défense (770 milliards de dollars, soit 12 % du budget fédéral) a été largement approuvé par les Congrès (Sénat 88 pour, 11 contre; Chambre 363-70).

Les élus démocrates, majoritaires en commission de la Défense responsable de la rédaction du texte sont massivement financés par l’industrie de l’armement. Tout comme leurs collègues républicains, qui ont proposé et obtenu une hausse de 25 milliards du budget en plus de la hausse demandée par la Maison-Blanche. Ces élus représentent souvent des territoires où de nombreuses usines d’armement sont implantées, ce qui explique également leur propension à recevoir des financements de la part des industries en question. D’où ce projet législatif bipartisan qui vise à inonder l’Ukraine d’armes de guerre, payées par le contribuable américain. Le PDG de Raytheon, l’un des principaux fabricants d’armes, a ainsi expliqué à ses investisseurs que la crise ukrainienne devrait permettre d’augmenter les profits du groupe.

L’industrie pétrolière espère également tirer son épingle du jeu. Remplacer le gaz russe qui alimente le marché européen par du gaz de schiste liquéfié produit au Texas fait partie des ambitions des élus, principalement républicains, qui s’opposent corps et âme à la construction du gazoduc Nordstream 2. Ils en appellent à des sanctions préventives contre la Russie, visant en particulier à bloquer la mise en service du gazoduc. Là encore, des élus démocrates se sont joints à leurs demandes, en opposition directe avec la Maison-Blanche. Alors même que des sanctions préventives auraient pour effet d’encourager une invasion russe, selon de nombreux cadres du renseignement américains et experts sur la Russie cités par The Intercept.

Joe Biden avait qualifié les deux principales demandes de la Russie (que les USA s’engagent à ne jamais inclure l’Ukraine dans l’OTAN, et que l’OTAN démilitarise l’Europe de l’Est) comme compréhensibles et négociables. « L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN est très improbable à court terme » avait-il ajouté en conférence de presse.

Son pragmatisme se heurte au récit dominant à Washington, selon lequel les États-Unis seraient les défenseurs de la démocratie et de la souveraineté des nations et ne pourraient céder le moindre pouce de terrain à Poutine. Une notion risible, au regard de l’Histoire récente.

Une étude de l’Université de Carnegie Mellon (Pennsylvanie) a documenté plus de 80 occurrences où les États-Unis se sont ingérés dans une élection étrangère entre 1946 et 2000 (sans compter les soutiens aux coups d’État). En pleine pandémie, l’administration Biden continue d’imposer des sanctions économiques meurtrières à des régimes aussi variés que Cuba, l’Afghanistan, le Vénézuéla, la Syrie et l’Iran. Elle continue également ses manœuvres visant à renverser le pouvoir démocratiquement élu en Bolivie, après avoir plus ou moins soutenu deux coups d’État. La position moralisatrice des États-Unis est bien sûr tout aussi risible que l’idée selon laquelle la Russie n’aurait rien à se reprocher.

Que Poutine décide d’envahir l’Ukraine ou finisse par retirer ses troupes de la frontière, les Américains y verront certainement une validation de leur approche musclée. Sans reconnaître qu’ils ont une part de responsabilité non négligeable dans la crise actuelle, aux conséquences potentiellement dévastatrices.

Le numérique, danger pour les institutions démocratiques ?

© Le Vent Se Lève

Le 15 janvier 2020, Le Vent Se Lève organisait une série de conférences sur la souveraineté numérique en partenariat avec l’Institut Rousseau, le Portail de l’intelligence économique et Le Vent du Changement à l’Université Panthéon-Assas. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication numérique bouleversent les stratégies et tactiques conventionnelles du marketing et de la mobilisation politique. Qu’on songe à l’influence des réseaux sociaux révélée par l’affaire Cambridge analytica ou aux logiques de désintermédiation apparentes entre leaders politiques et électeurs notre époque impose de nouvelles grilles d’analyse des relations entre sphère publique et conquête du pouvoir. Diana Filippova, romancière et essayiste (auteure de Technopouvoir. Dépolitiser pour mieux gouverner), est revenue sur ces enjeux avec Fabienne Greffet (en science politique, spécialiste des campagnes électorales en ligne et du militantisme numérique). La discussion a été modérée par Anastasia Magat, secrétaire générale de l’Institut Rousseau.

Vincent Bolloré, empereur des médias au pays de la complaisance

Bolloré commission
Vincent Bolloré © Creative commons

Face aux sénateurs de la commission d’enquête sur la concentration des médias, mercredi 19 janvier, Vincent Bolloré n’avait plus qu’à se féliciter de sa victoire. Il faut dire que ses hôtes ont été particulièrement bienveillants. Présidée par Laurent Lafon, membre du groupe Union centriste, cette commission sénatoriale s’était donnée pour but d’enquêter sur le phénomène de concentration des médias en France et d’en « évaluer l’impact […] sur la démocratie ». L’actionnaire majoritaire du groupe Bolloré, dont le chiffre d’affaires s’élevait à 24 milliards d’euros en 2020, s’est donc prêté au jeu de l’interrogatoire. Une véritable promenade de santé pour le chef d’entreprise qui, pendant deux heures, a fait les questions et les réponses, dopé par les louanges des uns et l’indulgence complice des autres. Si la figure de Vincent Bolloré est aujourd’hui pointée du doigt par certains médias, c’est parce qu’il est le principal bénéficiaire d’un système capitalistique, encouragé par les décisions politiques de ces dernières décennies. Son autorité désormais acquise dans l’espace médiatique français est en effet le résultat d’un long processus de laisser-faire, soutenu et entretenu par l’État. Elle illustre les effets d’une complicité devenue aliénante entre élites politiques, économiques et culturelles du pays.

Élève modèle, business model : l’argumentaire gagnant de Bolloré

Sans aucun doute, cette audition publique aura permis à Vincent Bolloré de redorer son image et d’écarter toute forme de méfiance à l’égard de son ambitieux empire médiatique. Sur un ton calme, presque léger, l’homme d’affaires a joué avec brio la carte de l’humilité, se disant presque « flatté » d’avoir été convié à cette commission et décrivant son entreprise comme « un tout petit », face aux géants des GAFAM. Patron dévoué, il s’est dit prêt à jouer les « boucs émissaires », affirmant n’avoir aucun projet idéologique ou politique : « Notre intérêt est purement économique » clame-t-il.

L’auditoire a pu constater, sans cacher son admiration, l’efficacité du business model Bolloré, oubliant presque l’objectif de sa présence.

Élève modèle, il a demandé à diffuser ses propres diapositives, afin d’appuyer son propos. Courbes et diagrammes ont défilé sous les yeux des sénateurs, ainsi convaincus de l’honnêteté de l’homme et de la rigueur de ses arguments. Et, parce que des mots illustrés renforcent la performativité d’un discours, aussi ubuesque soit-il, l’auditoire a pu constater, sans cacher son admiration, l’efficacité du business model Bolloré, oubliant presque l’objectif de sa présence.

Mais plus concrètement, par quels moyens l’interrogé a-t-il réussi à inverser la dynamique de l’entretien, retournant les questions à son avantage et réduisant la minorité réfractaire au silence ? Aux accusations de censure, Monsieur Bolloré répond que son entreprise est si grande – le groupe compte aujourd’hui 80 000 employés – et variée – toutes les chaînes et journaux de Canal +, Prima media, la majorité du groupe Lagardère ainsi qu’une trentaine de maisons d’édition – qu’il serait irréaliste de croire en sa seule force de nuisance. De plus, il balaie toute forme d’activisme politique d’un revers de main, clamant que « [s]on ADN, c’est la liberté ». Ce qui en dit long.

Vincent Bolloré n’a qu’à se référer à son histoire familiale et à celle de cette entreprise qui, depuis 1822, ne cesse de grandir et de « faire rayonner la culture française dans le monde », pour faire vibrer les défenseurs de l’idéal méritocratique. Créateur d’emplois, mécène, ambassadeur de la France et de sa richesse créative à l’étranger, l’homme incarne la réussite de l’entrepreneur qui travaille dur et qui sait saisir les chances disponibles dans son pays pour les lui rendre, en mieux. Un exemple que les apôtres du libéralisme ne peuvent qu’aduler, puisqu’il montre en quoi laisser faire les volontés individuelles peut, par la magie de la cohabitation de citoyens travailleurs et ambitieux, créer les opportunités d’une vie enviable.

Ainsi séduits, aucun des sénateurs n’a semblé dérangé par la confusion, entretenue tout au long de l’audition, entre la pluralité des médias détenus par l’homme d’affaires et le pluralisme de l’information. Or, le nombre de tentacules déployés par la créature Bolloré ne garantit en rien l’autonomie de ceux-ci. Quand bien même l’entrepreneur ne serait guidé que par ses intérêts économiques, comme il le prétend, nul ne peut croire de bonne foi que cela n’implique pas d’enjeux politiques cruciaux : taxation, ou non, des grandes fortunes, gestion de la concurrence entre l’audiovisuel privé et public, soutien aux journalistes indépendants…

Si les liens entre Bolloré et Macron en 2017, et le rôle de ses chaînes de télévision dans l’ascension de Zemmour, aujourd’hui candidat, ont abondamment été démontrés, il est clair qu’aucun aspirant à des responsabilités politiques n’a intérêt à se mettre sérieusement Bolloré à dos.

De l’autre côté, l’omniprésence des médias détenus par Bolloré dans notre quotidien – rappelons qu’il a été pionnier dans les chaînes d’information en continu – et l’influence de ceux-ci sur l’opinion publique ne peut laisser aucun responsable politique indifférent. Si les liens entre Bolloré et Macron en 2017, et le rôle de ses chaînes de télévision dans l’ascension de Zemmour, aujourd’hui candidat, ont été abondamment démontrés, il est clair qu’aucun aspirant à des responsabilités politiques n’a intérêt à se mettre sérieusement Bolloré à dos.

Omerta sur les effets du monopole Bolloré dans l’écosystème médiatique

La plus grosse dissonance de l’audition restera peut-être la prétention de l’homme, assumée et jamais contestée, de défendre à lui seul la « souveraineté culturelle » française. Sur le papier, la démarche de cette commission d’enquête semble louable : dresser un état des lieux des médias en France, entendre ses principaux acteurs et tenter de comprendre les raisons de cette « crise de confiance » entre les citoyens et la profession. En effet, cela fait bien longtemps que les textes régissant la presse française n’ont plus force de loi. Celui de 1986, par exemple, timidement évoqué par David Assouline, rapporteur de la commission d’enquête, prévoyait des « seuils anti-concentration », désormais obsolètes.

Plus tôt, le programme du Conseil national de la Résistance et les ordonnances de 1944 stipulaient que « la presse n’est pas un instrument de profit commercial » (art. 1) et que « la presse est libre quand elle ne dépend ni de la puissance gouvernementale ni des puissances d’argent mais de la seule conscience des journalistes et des lecteurs » (art. 3). Sans nul doute, un nouveau texte bâtisseur, qui aurait pour but de redessiner les contours de la presse aujourd’hui, ne se risquerait pas à de telles rêveries. Néanmoins, revenir aux ambitions premières posées par les acteurs de la Libération, n’est pas inutile. Cela souligne le paradoxe béant entre la liberté de la presse, telle que définie il y a moins de quatre-vingts ans, et la situation presque monopolistique de l’empire Bolloré.

L’audition simultanée de quatre propriétaires de journaux indépendants (L’Opinion, Le 1, Mediapart et Les Jours) deux jours plus tard, montre d’ailleurs bien l’importance consacrée aux uns et aux autres dans le débat. Les financements étant l’alpha et l’omega d’un média qui fonctionne et qui dure, le paysage de l’information tend finalement vers la coexistence du groupe Bolloré avec une poignée d’autres titres qui se maintiennent grâce aux soutiens de leurs lecteurs. Une guerre de l’information qui se révèle indéniablement asymétrique.

Une audition révélatrice de la démission du politique

Toutes tentatives de déductions hâtives écartées, reste que l’omerta sur la position prédatrice du groupe Bolloré dans l’écosystème médiatique français, alors même que l’ambition affichée était de comprendre les conséquences de ce phénomène de concentration sur la démocratie, a de quoi laisser dubitatif.

Adhésion, inertie ou impuissance, il n’est pas facile de déterminer la ou les raisons pour lesquelles notre système politique actuel encourage et promeut l’expansion décomplexée de l’entreprise Bolloré. Il ne serait ni rigoureux ni honnête de dire que toutes les personnes présentes à cette commission ont volontairement joué la comédie pour feindre le pluralisme politique et mimer la contradiction. David Assouline, du groupe socialiste, s’est par exemple montré plus pugnace que certains de ses confrères lorsque, deux minutes avant la fin de l’audition, il se fait le porte-voix des journalistes d’Europe 1 qui dénonçaient les atteintes à leur liberté d’informer : « Vous êtes un interventionniste assez direct », assène-t-il. Néanmoins, Vincent Bolloré en sort victorieux, car il a réussi à faire de cette prise de parole, diffusée publiquement, une véritable opération de communication.

Adhésion, inertie ou impuissance, il n’est pas facile de déterminer la ou les raisons pour lesquelles notre système politique actuel encourage et promeut l’expansion décomplexée de l’entreprise Bolloré.

Dans l’espace médiatique, c’est à travers la rencontre entre personnalités politiques, journalistiques et intellectuelles que se développent et s’affrontent différentes visions du monde. Les catégorisations du bien, du mal, les vérités affichées et défendues sont rendues légitimes par l’effet du nombre ; plus elles sont partagées, plus elles paraissent crédibles et indiscutables. La théorie des champs développée par Pierre Bourdieu permet de comprendre comment ces acteurs « travaillent à expliquer et systématiser des principes de qualification, à leur donner une cohérence ». On pourrait croire cette théorie remise en cause par l’influence croissante des réseaux sociaux, rendant plus facile l’accès à l’espace public. En vérité, ce sont ces mêmes personnalités que l’on retrouve abondamment sur Twitter et sur les plateaux télévisés. Derrière la multiplicité des supports d’information et la démocratisation de ceux-ci, notre capacité à convaincre dépend, toujours plus, de la visibilité de nos arguments.

C’est ainsi qu’aujourd’hui, comme le rappelait un article du Monde diplomatique, des visions et des divisions s’imposent, entre les « nationaux » et les « étrangers », les « travailleurs » et les « chômeurs », les « vaccinés » et les « non vaccinés » là où, autrefois, semblait dominer l’opposition entre les « riches » et les « pauvres ». Les termes du débat, imposés par une minorité de médiatisés, eux-mêmes dépendants – pour le moins, économiquement – d’un seul homme, à l’ensemble des citoyens, posent des enjeux démocratiques.

En illustrant, non pas seulement l’inertie de la classe politique, tout échiquier confondu, mais aussi la dépolitisation de celle-ci – en d’autres termes, sa démission par adhésion ou par abandon – cette audition aura été une illustration supplémentaire du fossé abyssal entre les citoyens et leurs responsables politiques.   

Afghanistan : aux racines de l’hystérie médiatique

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Loin d’être salué pour sa détermination à mettre fin à une guerre jugée ingagnable par l’armée américaine elle-même, Joe Biden a essuyé un torrent de critiques d’une rare violence. Arguments fallacieux et techniques manipulatoires déployés par la presse américaine ont souvent été repris – plus ou moins consciemment – en France, empêchant toute prise de recul sur un dénouement pourtant inévitable.

Après vingt ans de conflit, plus de deux cent cinquante mille morts, des centaines de milliers de blessés et de déplacés, la pratique du viol et de la torture systémique, l’emploi de milices et de mercenaires, les massacres de civils, 2 000 milliards de dollars dépensés (trois fois le budget de l’État français et cent fois le PIB de l’Afghanistan), l’OTAN n’a pu empêcher le retour au pouvoir des talibans. En 2001, ils ne contrôlaient qu’une partie du territoire et combattaient le trafic d’opium. Al Qaeda demeurait une organisation obscure, essentiellement localisée dans les montagnes afghanes. Désormais, les talibans sont maîtres de la totalité du pays. Ils produisent 80 % de l’opium mondial – soit 400 millions de dollars de recette annuels – et le terrorisme islamique s’est répandu à travers le monde, jusqu’à devenir endémique aux États-Unis et en Europe. Le terme fiasco n’est probablement pas assez fort pour décrire l’étendue de l’échec occidental.

NDLR : pour une analyse des modalités de l’occupation américaine en Afghanistan, lire sur LVSL l’article d’Ewen Bazin : « L’Afghanistan, paradis des sociétés militaires privées »

Loin d’en tirer la conclusion logique sur la futilité des guerres humanitaires et les efforts pour « exporter la démocratie », la majorité des commentateurs, acteurs politiques et de la presse – en particulier aux États-Unis – semblent en vouloir davantage. Davantage d’interventions en Afghanistan et davantage d’ingérence occidentale de par le monde.

À l’instar de BHL s’exprimant sur BFMTV, ce ballet de pseudo-experts disqualifiés relèverait du registre de l’absurde et du comique si leur argumentaire halluciné ne trouvait un écho positif dans l’opinion américaine et la presse française.

Coupable de s’être opposé à l’avis de ses généraux, du Pentagone, du corps diplomatique et des services de renseignements – qu’on désigne généralement par le terme État profond -, Joe Biden fait face à un barrage médiatique sans réel précédent. Pourtant, depuis les années 2010, le quatrième pouvoir se divise en deux camps épousant plus ou moins fidèlement les positions des deux partis politiques majeurs. D’un côté l’incontournable Fox News, le New York Post et le Wall Street Journal. De l’autre le New York Times, le Washington Post, MSNBC, CNN et les hebdomadaires libéraux. Moins partisanes, mais solidement ancrées au centre, figurent les chaînes nationales (ABC, NBC, CBS), et la presse régionale.

Lorsque Joe Biden avait arraché un compromis au Parti républicain pour faire adopter son plan d’investissement dans les infrastructures du pays, Fox News dénonçait le coût « astronomique » tandis que le New York Times louait « l’incroyable talent de négociateur » de Joe Biden. Sur le dossier afghan, à l’inverse, tous les principaux médias ont fait bloc contre l’occupant de la Maison-Blanche. Fait rarissime, le prestigieux New York Times, le très conservateur National Review et le tabloïd d’extrême droite Washington Times ont tous les trois reproduit la même attaque personnelle contre Joe Biden, l’accusant d’instrumentaliser la mort brutale de son fils aîné pour défendre la fin du conflit afghan.

De manière sidérante et caricaturale, les principaux architectes de cette débâcle militaire et diplomatique, en particulier les cadres de l’administration Bush et les généraux ayant perdu l’Afghanistan sur le terrain, ont été invités à dire tout le mal qu’ils pensaient de la politique de Joe Biden sur les plateaux audiovisuels et les colonnes des grands journaux. Même les anciens conseillers d’Obama se sont acharnés contre son ex-vice-président. Le Washington Post a beau avoir exposé leurs mensonges répétés en publiant les Afghanistan papers, tous ces pompiers-pyromanes ont eu les égards des plus grands médias américains.

À l’instar de Bernard-Henri Lévy (BHL) s’exprimant sur BFMTV, ce ballet de pseudo-experts disqualifiés relèverait du registre de l’absurde et du comique si leur argumentaire halluciné ne trouvait un écho positif dans l’opinion américaine et la presse française. La cote de popularité de Joe Biden décroche pour différentes raisons, mais la couverture résolument négative du retrait de l’Afghanistan a incontestablement fragilisé le président américain le plus progressiste de ces cinquante dernières années.

NDLR : pour une analyse des cent premiers jours de la présidence Biden, lire sur LVSL l’article du même auteur : « Après 100 jours, pourquoi Joe Biden impressionne la presse française »

Analyser pourquoi et comment les médias font bloc pour défendre la poursuite du conflit afghan avec une telle obsession fournit un exemple éloquent de ce qui attend tout chef d’État désireux de s’attaquer au statu quo défendu par l’establishment et aux intérêts du capital – que ce soit en matière de politique étrangère ou économique.

Amnésie journalistique et impensés stratégiques

Dès avril 2021, le New York Times regrette que « Joe Biden ne se soit pas laissé persuader par le Pentagone » de poursuivre le conflit afghan. Dans une série d’articles alimentée par des fuites anonymes, on apprend qu’à peine entré à la Maison-Blanche, Joe Biden a subi de multiples pressions de la part du département de la Défense et de l’armée pour le contraindre à renoncer aux accords de Doha signés par Donald Trump en février 2020. Cet accord, certainement critiquable, avait mis fin aux attaques talibanes contre les troupes de l’OTAN et les civils occidentaux, contre la promesse du départ de l’armée américaine avant le 31 mai 2021. Biden a négocié une extension de trois mois, tout en continuant d’appuyer les forces militaires afghanes depuis les airs.

Mais contrairement à ses deux prédécesseurs, qui avaient été poussés par le même État profond à renier leurs promesses de campagne pour redoubler les efforts militaires en Afghanistan quelques mois à peine après avoir été élu, Joe Biden n’a pas flanché. Il connaissait les ficelles, lui qui avait conseillé Obama contre le déploiement massif de soldats réclamés par le Pentagone en 2009. Cette fois, les efforts répétés des militaires n’auront pas suffi à faire changer d’avis le président tout juste élu, qui faisait face à un dilemme : rompre les accords avec les talibans et redéployer des milliers d’hommes pour faire face à leur offensive, ou mettre fin au conflit.

Une conflit perdu depuis longtemps, comme l’avait démontré le Washington Post en publiant les Afghanistan papers, cette compilation de rapports internes au ministère de la Défense rédigés par le Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction (SIGAR). Rendus publics en décembre 2019, ils dressent un bilan catastrophique de l’occupation occidentale. Militairement, l’OTAN brillait par son absence de stratégie, son manque d’objectif clair, son soutien répétés aux crimes commis par ses alliés afghans et son incapacité à déterminer qui étaient ses véritables ennemis.

Financièrement, les sommes gigantesques déversées sur le pays ont surtout servi à enrichir les entreprises occidentales impliquées dans l’effort de guerre et de reconstruction, tout en provoquant un niveau de corruption inouïe au sein du gouvernement afghan, qui s’est rapidement auto-organisé en kleptocratie. Cette corruption ne se limite pas à l’accaparement de l’aide occidentale par les dignitaires locaux, elle a provoqué des pratiques terrifiantes de la part des fonctionnaires, de la police et de l’armée afghane : viols systémiques de femmes et d’enfants, rackets, extorsion, harcèlement, massacres de civils, torture, attaques délibérées de convois occidentaux pour justifier a posteriori la rémunération des seigneurs de guerres… Autant de comportements qui ont fini par pousser une partie de la population dans les bras des talibans, épuisée par les morts et la violence engendrés par l’occupation de l’OTAN.

Mais les informations cruciales de cette nature ont été occultées par la presse, qui s’est découvert une nouvelle passion pour le conflit uniquement après le retrait des troupes américaines. Le 8 juillet, lors d’une conférence de presse qui fera date, Biden est assailli de questions sur l’Afghanistan. Lui qui souhaitait évoquer son plan d’investissement massif dans l’économie américaine se voit contraint de spéculer sur la capacité militaire de l’armée régulière afghane. Dire que le régime en avait pour trois ans au maximum et probablement pas pour plus de six mois, comme l’assurait alors le Pentagone, aurait précipité sa chute.

“On nous a rapporté des histoires terrifiantes, à propos des veuves de l’armée afghane [pro-occidentale]. Elles devaient offrir des faveurs sexuelles pour obtenir leur pensions. Aucun américain n’accepterait pareil traitement.”

Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction (SIGAR) – 2017,

Pendant des mois, son administration a pressé les ressortissants occidentaux de quitter le pays, tout en distribuant des visas aux Afghans les plus exposés aux représailles talibanes. Si le traitement des fameux visas fut compliqué par les nombreuses barrières administratives mises en place par l’administration Trump à dessein – une difficulté que Joe Biden n’avait pas anticipée – il demeurait difficile de faire plus vite. À part embarquer de force les civils, au risque de saper davantage le moral des troupes afghanes qui auraient effectivement été réduites à l’état de bouclier humain destiné à gagner du temps, le retrait ne pouvait que se terminer par une situation chaotique.

Puisque le Pentagone était convaincu de la chute inévitable du régime, l’effondrement rapide du gouvernement et la prise de Kaboul sans le moindre coup de feu était rétrospectivement préférable à une longue guerre civile minée par d’innombrables morts, déplacés et atrocités. Pour éviter les nombreux drames qui se sont produits à Kaboul, Joe Biden aurait dû capituler en bonne et due forme dès sa prise de fonction. Mais donner les clefs du pays aux talibans sans combattre aurait été interprété comme une haute trahison et indéfendable face à l’opinion publique. L’unique alternative à l’évacuation tragique à laquelle nous venons d’assister aurait été une reprise des combats – et des morts occidentaux.

À ce titre, l’attentat commis par Daech aux abords de l’aéroport, qui a causé 170 morts dont 13 marines américains et 28 talibans, illustre parfaitement vers quoi le maintien de la présence occidentale aurait débouché. Tout comme la frappe de drone américaine sur une voiture suspectée d’abriter des terroristes, mais qui s’est avérée transporter une famille d’Afghans possédant des visas pour les États-Unis. Ici, le bilan s’élève à 10 morts, 7 enfants, dont 2 de moins de 2 ans.

Un criminel de guerre pour faire le procès du retrait de l’Afghanistan, quoi de plus normal de la part d’un journal dont 93% du lectorat vote démocrate ?

Enfin, il ne faut pas oublier l’exportation de ce conflit en Occident, à travers le terrorisme islamique endémique qu’il facilite et le terrorisme d’extrême droite aux États-Unis qu’il provoque. 750 000 soldats américains ont été déployés en Afghanistan, nombre d’entre eux issus de milieux défavorisés et désormais victimes de syndromes post-traumatiques (PTSD). La semaine dernière, un vétéran a pénétré dans la maison d’une famille de Floride et tué quatre personnes à l’arme semi-automatique, dont une mère et son bébé de trois mois. Il souffrait de troubles psychologiques liés à son déploiement en Afghanistan.

Ce genre de considérations et de critiques n’a pas eu droit de cité dans la presse américaine, qui a produit une couverture médiatique hystérique et univoque en faveur de la poursuite du conflit.

Propagande médiatique et fabrique du consentement

La chute de Kaboul a été immédiatement décrite par les médias américains comme une « débâcle » (CNN), un « fiasco » (MSNBC) et une « humiliation » (Fox News). Certes, les images de talibans posant dans le palais présidentiel avec leurs kalachnikovs et les vidéos tragiques des civils s’accrochant aux avions américains ne favorisaient pas la prise de recul. Mais une fois la situation revenue sous contrôle – 122 300 personnes évacuées en trois semaines, du jamais vu, la presse américaine a continué sa couverture hystérique des événements, avec une volonté de plus en plus apparente de nuire au président Biden.

Par le volume d’abord. Pendant deux semaines, en dépit de la hausse massive de décès liés au variant delta, des multiples catastrophes environnementales et du projet historique de réforme économique débattu au Congrès, le New York Times a fait systématiquement sa Une sur la situation en Afghanistan. La page d’accueil du Times, site d’information le plus consulté du pays et l’un des plus influents du monde occidental, a donné le ton à l’ensemble des médias, qui ont consacré un temps d’antenne impressionnant aux évènements, y compris en France.

Par l’angle ensuite. Puisque trois Américains sur quatre continuent de soutenir le retrait des troupes américaines, les critiques se sont essentiellement portées sur l’exécution de cette décision. Pas pour vanter la logistique qui a permis d’évacuer par les airs un nombre record de réfugiés en une dizaine de jours. Mais pour taxer l’administration Biden d’incompétence. Afin de retourner l’opinion publique contre la Maison-Blanche, les principales techniques déployées pour vendre la guerre en Irak ont été ressuscitées.

En premier lieu, la multiplication d’articles mensongers ou invérifiables, reposants sur des fuites anonymes. La presse a d’abord cherché à faire croire que Biden avait été averti par les agences de renseignement de l’imminence du désastre. Une idée réfutée par le haut commandement militaire (Joint Chief of Staff) et le simple fait que le directeur de la CIA était en déplacement dans les jours qui ont précédé la chute de Kaboul, clairement pas préoccupé par un risque d’effondrement soudain. Ensuite, en alimentant le récit douteux d’une administration Biden totalement dépassée par les évènements, incompétente et paniquée. Toujours à l’aide de « déclarations anonymes » de sources « proches du pouvoir » et souvent directement relayées par les correspondants français à Washington, sans le moindre recul. Enfin, l’enregistrement audio d’une conversation entre Biden et le président afghan fuité à l’agence Reuters – un délit passible d’emprisonnement – devait prouver le manque d’anticipation de la Maison-Blanche. Sous la présidence Trump, des fuites similaires et tout aussi illégales avaient été fréquemment déployées contre le milliardaire pour entraver sa politique étrangère.

À ces pratiques s’ajoute la complicité médiatique, qui débute par la suppression éditoriale de toute opinion contraire au récit dominant.

Selon de nombreux témoignages, les agents audiovisuels qui ont proposé des intervenants favorables au retrait des troupes ont été placés sur liste noire par les chaînes de télévision. Qu’il s’agisse d’élus, des innombrables journalistes et officiers vétérans qui soutiennent le retrait des troupes, ou simplement du reporter du Washington Post à qui l’on doit les Afghanistan papers, pratiquement aucun n’a eu droit de cité sur les plateaux télévisés et les éditoriaux de la presse papier. À la place, une farandole de commentateurs désirant la poursuite de la guerre est venue expliquer en quoi Joe Biden avait bâclé son retrait. Dont les ministres et conseillers emblématiques de W Bush : Condoleezza Rice dans le Washington Post, Karl Rove et Paul Wolfowitz dans le Wall Street Journal, John Bolton sur CNN… Le plus caricatural reste probablement l’éditorial acerbe d’un général afghan, en une du New York Times, intitulé « J’ai commandé des troupes afghanes cette année, nous avons été trahis. » Deux semaines plus tard, il s’est avéré que ce commandant ordonnait à ses troupes de massacrer les civils des régions qu’il abandonnait aux talibans. Un criminel de guerre pour faire le procès de Joe Biden, quoi de plus normal de la part d’un journal dont 93% du lectorat vote démocrate ?

De même, l’ancien ambassadeur de Barack Obama à Kaboul Ryan Crocker, dont les mensonges ont été exposés par les Afghanistan papers, a eu l’honneur des colonnes du Times pour écrire une tribune sobrement intitulée « Pourquoi le manque de patience stratégique de Biden a provoqué un désastre. » Selon lui, Joe Biden aurait dû attendre pour exécuter le retrait, jugeant que le statu quo pouvait être « maintenu indéfiniment et à moindres coûts humain et financiers ». En supposant que la rupture des accords de Doha ne remette pas en cause ce fameux statu quo, on parle de 15 000 morts par an et 300 millions de dollars par jour, comme le rappelle The Economist.

Ce genre d’argumentaire invraisemblable et inhumain a été reproduit ad nauseam par les premiers responsables du fiasco afghan, de Tony Blair à John Bolton en passant par le général David Petraeus. Ce dernier, pourtant passible de condamnation pour haute trahison pour avoir partagé des secrets défense à sa maîtresse lorsqu’il dirigeait la CIA, avant que celle-ci ne s’en serve pour le faire chanter, ne croupit pas en prison comme les lanceurs d’alertes qui ont révélé les crimes de l’armée américaine. Au contraire, il siège au sein du conseil d’administration d’une entreprise liée à l’industrie de l’armement et a pu donner un long interview au New Yorker, hebdomadaire progressiste dans lequel il plaide pour le retour de sa stratégie manquée de « contre-insurrection » qui avait nécessité la mobilisation de 100 000 soldats américains sous Barack Obama.

Où étaient l’indignation lorsque l’OTAN rasait un hôpital ou tuait une famille entière de soixante civils en bombardant un mariage ?

Le message est clair : tant que vous ne remettez pas en cause le complexe militaro-industriel et la vision impérialiste de la politique étrangère, tout vous sera pardonné. Joe Biden, lui, a franchi une ligne rouge. C’est ce qui ressort des conférences de presse, où les questions portent exclusivement sur l’exécution du retrait et les futures interventions militaires, sans jamais interroger la décision d’envahir l’Afghanistan ni les erreurs commises ensuite. Deux questions sont néanmoins sorties du lot par leur bellicisme : la première demandait le retour des frappes aériennes contre les talibans, alors que ces derniers avaient la vie de plusieurs milliers de ressortissants américains entre leurs mains. La seconde visait à obtenir la garantie explicite que Biden n’avait pas perdu sa détermination à envahir d’autres pays, si nécessaire.

Indignation sélective et instrumentalisation de la souffrance

Enfin, les médias ont cherché par tous les moyens à mobiliser les affects de l’opinion publique en pratiquant une indignation sélective frisant l’indécence, car limitée aux derniers jours du conflit et à Kaboul. Les récits et témoignages de militantes s’exprimant dans un parfait anglais ont alterné avec les rapports d’exactions talibanes. Mais où étaient l’indignation, les caméras et les micros tendus pour recueillir des témoignages lorsque l’OTAN rasait un hôpital ou éradiquait des familles entières en bombardant au moins huit fêtes de mariages depuis le début du conflit ?

Les rapports officiels du recours à la torture par l’armée américaine puis afghane – avec le soutien de l’OTAN – n’ont pas provoqué d’émoi médiatique particulier. Pas plus que la révélation du viol systémique d’enfants commis par les milices afghanes pro-occidentales, sur lesquels les soldats coalisés avaient ordre de fermer les yeux. Ni les révélations sur l’emploi d’escadron de la mort par la CIA, afin d’exécuter des enfants dans des villages dans le but d’instiguer la terreur. La présence puis la réhabilitation d’un tortionnaire et violeur notoire au cœur du pouvoir pro-occidental n’avaient déclenché aucun outrage.

Pire : les Afghanistan papers, qui ont montré à quel point les diplomates et militaires ont constamment menti au public pour vendre la poursuite du conflit, tout en couvrant de nombreuses atrocités – abus sexuel systémique des veuves des combattants afghans compris – n’ont fait l’objet d’aucune couverture médiatique significative. Les multiples frappes aériennes ciblant les mosquées, écoles, les enterrements, les mariages, tout comme les décisions de raser entièrement des villages n’ont jamais suscité l’émotion observée après la chute de Kaboul.

Si le sort des femmes afghanes vivant dans les grandes villes s’est considérablement amélioré sous l’occupation occidentale, celui des femmes rurales – soit 70 % de la population – a tellement empiré que nombre d’entre elles applaudissent le retour au pouvoir des talibans ou les soutiennent activement.

Les milliards de dollars d’argent public dépensés lors de l’occupation de l’Afghanistan ont avant tout bénéficié aux entreprises américaines, qui savent défendre leurs intérêts

Une fois le retrait achevé, le principal correspondant de la chaîne NBC a solennellement déclaré qu’il s’agissait « de la pire capitulation des valeurs occidentales de notre vivant ». Mais de quelles valeurs parle-t-on ? L’UNICEF a estimé que les sanctions occidentales imposées à l’Irak de Saddam Hussein ont tué un demi-million d’enfants. Celles imposées à l’Iran, Cuba, au Venezuela, en Syrie et au Liban en pleine pandémie tuent des dizaines de milliers de civils. En Afghanistan, où plusieurs millions de personnes sont exposées à la famine, ces sanctions économiques s’annoncent particulièrement brutales. L’accès au système financier mondial a déjà été coupé, l’aide humanitaire suspendue et les routes commerciales entravées. L’Afghanistan s’achemine vers une crise humanitaire comparable à celle provoquée par l’Occident et ses alliés au Yémen, dont les dégâts sont tout bonnement inouïs. Mais de ces aspects, la presse ne parle pas. Les souffrances s’arrêtent à Kaboul et commencent avec le retrait des troupes…

Derrière le fiasco diplomatique, militaire et journalistique : les intérêts privés

Le refus d’accepter les multiples demandes d’armistices envoyées par les talibans fin 2001 s’explique en partie par des calculs politiques, l’administration Bush refusant de « négocier avec les terroristes » et cherchant à vendre à l’opinion sa « guerre contre la terreur », quitte à refuser de se faire livrer Ben Laden au risque de provoquer l’enlisement des troupes occidentales qui sèmera les graines de l’insurrection talibane.

Mais depuis que la guerre est clairement perdue, c’est-à-dire au mieux 2006, comment expliquer ce refus de mettre un terme à ce formidable gâchis ? Outre les arguments géopolitiques discrédités et la vision exceptionnaliste des États-Unis partagée par l’essentiel des élites de Washington, il faut comprendre la poursuite du conflit comme une formidable opération de racket. Les milliards de dollars d’argent public dépensés ont avant tout bénéficié aux entreprises américaines, qui savent défendre leurs intérêts. Les huit généraux à la retraite qui ont successivement commandé les opérations en Afghanistan sont employés par l’industrie de l’armement. De même, l’écrasante majorité des analystes et experts sollicités par les médias américains pour commenter le retrait afghan sont également payés par cette industrie, en tant que conseiller, consultant, lobbyiste ou membre des conseils d’administration.

«  Peut-être bien que notre plus grande et unique réalisation, malheureusement — et par inadvertance, bien sûr —, a été le développement de la corruption de masse. »

Ryan Crocker, ambassadeur américain à Kaboul sous Obama – cité dans les Afghanistan paper en 2016, traduction Le Monde diplomatique (septembre 2021)

Des conflits d’intérêts cachés au public, alors que les chaines d’informations emploient de plus en plus souvent des anciens cadres du renseignement pour commenter l’actualité. Les grands titres de presse sont par ailleurs dépendants ou influencés par leurs sources gouvernementales, elles-mêmes orientées par l’idéologie dominante et les perspectives de pantouflages. D’autant plus que la majorité des membres de l’administration Biden ont fait des allers-retours spectaculaires entre le public (sous Obama) et le privé, souvent dans des entreprises en lien avec l’industrie de l’armement.

En mettant fin au conflit afghan, Biden a également tué la poule aux œufs d’or. Pas étonnant qu’on lui fasse payer le prix fort.

« On va essayer de créer un écosystème autour de ce média » – Entretien avec Denis Robert

© Gilles Coulon

Nous avons rencontré le journaliste Denis Robert à l’occasion du lancement de sa nouvelle plateforme d’information en ligne « Blast », marquée par un traitement indépendant de l’actualité et de l’investigation. Dans cet entretien, il nous expose la structure éditoriale et financière de ce nouveau titre de presse. Nous sommes également revenus sur son dernier ouvrage, Larry et moi, comment Black Rock nous aime, nous surveille et nous détruit (paru aux éditions Massot en octobre dernier). Nous avons ainsi discuté avec lui des mouvements financiers entre Black Rock et les Big pharma, dans le cadre de la crise sanitaire. Entretien réalisé par Eugène Favier-Baron et Simon Woillet.

LVSL – Comment s’organise votre nouveau média et quelle en est la ligne éditoriale ?

Denis Robert – Mon ambition est de faire du journalisme, ce qui n’est pas une ambition idéologique. Faire du journalisme est une tâche très compliquée : c’est déjà une ligne éditoriale en soi, qui porte des valeurs connues – antiracisme, égalité des sexes, lutte contre la corruption. Nous ne sommes pas un média partisan, nous ne soutiendrons aucun candidat, ni aucun parti.

Mon premier objectif pour ce média est d’être le plus généraliste possible. Nous allons commencer par ce que nous savons faire – des enquêtes, des débats, des entretiens, des chroniques, des reportages, des live, des éditos –, pour ensuite aller vite sur le terrain culturel. Nous voulons être un média qui parle au plus grand nombre. Notre ambition est immense, je le reconnais et ne cherche pas à faire preuve de vantardise en énonçant cela. Les propos que je tiens aujourd’hui ne seront pas perçus de la même manière que ceux que j’aurais tenus avant la campagne. Personne n’aurait parié sur un tel démarrage. J’étais confiant, mais pas à ce point-là.

Pour le moment, on a touché 90 000 personnes, avec un taux de conversion entre 7 et 8%. Le don moyen est de 90 €. Nous avons réalisé qu’il y a une très forte attente d’un public pour un média différent, accessible gratuitement au plus grand nombre. Nous voulons une très grande transparence dans notre fonctionnement. Des personnalités importantes vont nous rejoindre bientôt, tandis que nous avons déjà envoyé des signaux forts avec l’arrivée de Gaël Giraud, Sabrina Ali Benali… C’est plutôt positif de parvenir à lancer un média avec cette ambition généraliste, car les gens ont besoin d’une autre source d’information, comme celle qu’ils trouvent à LVSL ou auprès d’autres sites indépendants. Notre ambition est d’être un moteur pour créer des convergences avec les autres médias indépendants. Les gens qui nous financent le savent : ils financent un média d’intérêt général.

Ils s’abonnent surtout pour que Blast s’ouvre à un large public, pour que les informations publiées sur le site aient le plus grand impact possible. Leur confiance renforce notre volonté et nous oblige à respecter la promesse faite. C’est très excitant de voir qu’on est soutenu par autant de gens en moins d’un mois de campagne. Notre modèle économique établit que pour avoir les moyens de nos ambitions, à savoir l’embauche d’une vingtaine de journalistes et autant de pigistes sur l’année, il nous faut autour de 40 000 abonnés. On en compte 7 000 au moment où je vous parle

LVSL – Pour votre modèle économique, vous êtes-vous inspiré des modèles de sociétés de presse à but non lucratif  ?

D. R. – Nous avons créé une Société coopérative d’intérêt collectif – une SCIC, sans but lucratif, c’est-à-dire que nous ne versons pas de dividendes aux sociétaires. L’argent gagné et les dons perçus sont entièrement réinvestis dans les outils de travail, la production d’informations, les salaires, et les embauches. Il n’y a aucun enrichissement possible. C’est une coopérative avec 5 collèges. Pour participer au fonctionnement de Blast, il faut être sociétaire. Une part sociale c’est 5 €. 

Il y a 5 types de membres : 12 membres fondateurs (dont 9 seront aussi salariés de Blast) détiennent 50% des parts ; cette limite a été fixée pour que nous gardions la maîtrise de notre outil de travail. Les membres du collège des salariés possèdent 15% des parts, les membres du collège des sociétaires abonnés 15%, et les partenaires (maisons d’éditions, sociétés de production de cinéma, etc.) 10%. Les mécènes (aux dons supérieurs à 5 000 €) en détiennent 10%.

Tout est bien entendu défini dans les statuts ; tous les collèges sont représentés au sein du conseil d’administration. Les comptes seront publiés chaque année. C’est un exercice de transparence et de lien avec nos sociétaires. 

Ce statut de SCIC doublé du statut de presse solidaire (rendu possible depuis Charlie Hebdo) nous permet d’offrir, à ceux qui le peuvent, une défiscalisation. Les sociétés peuvent bénéficier de 25% de réduction et les particuliers 50% sur la part investie. Seule obligation pour bénéficier de cette défiscalisation, les parts sociales doivent être investies au moins cinq années. En s’appuyant sur ce modèle, notre mission est de faire du journalisme, donc de publier des informations originales, sourcées, recoupées.

LVSL – La simple volonté de faire du journalisme est selon votre expression « une ligne éditoriale en soi ». Pour vous, quels sont les problèmes rencontrés par le journalisme d’investigation aujourd’hui ? Tant du point de vue éditorial qu’économique ?

D. R. – Tout dans le journalisme ne devrait être qu’investigation et recherche. Ça coûte très cher de mener des enquêtes et ça prend beaucoup de temps, sans compter des charges qui augmentent encore avec les procès et les procédures baillons. Il faut une bonne résistance quand on publie certaines informations. Je l’ai suffisamment expérimenté dans ma vie. Encore récemment quand j’étais au Média, j’ai vu comment cela se passait. On a eu droit à notre lot de pression. Ce travail et cette liberté, dans le respect de la loi, est pourtant indispensable en démocratie. Le pôle rédactionnel de Blast est en train de se constituer. Ce pool sera constitué d’une douzaine de personnes salariés et autant de pigistes réguliers. Le groupe est pluridisciplinaire. Il y aura des journalistes, des lanceurs d’alertes, des chercheurs, des avocats. Le pool enquête sera constitué de professionnels qui se réuniront régulièrement. Nous allons être porteurs d’alertes à long terme. Dans de nombreux cas, nos enquêtes déboucheront judiciairement. À côté de cette équipe aspirant à un travail au long cours, il y aura un pool d’actualités très rubriqué avec de l’ économie, de la politique, des faits de société, de l’écologie, mes éditos, des tribunes, des entretiens. Tout sera organisé autour de vidéo et donc d’une webtélé qui sera intégré à un site. Même si notre terrain de prédilection  ce sont les réseaux sociaux, nous allons au maximum essayer de ne pas dépendre des Gafam. C’est un combat que nous allons mener. On fera sûrement des erreurs mais on tiendra bon.

Nous souhaitons développer beaucoup de partenariats avec des médias indépendants. Nous avons déjà acté un partenariat avec La Relève et la Peste et le Monde moderne et nous sommes en pourparlers avec d’autres médias et services de presse en ligne. Des accords seront conclus. Nous pourrons par exemple mener conjointement une enquête avec LVSL, et publier l’enquêtes sur nos sites en même temps. Pour toutes ces raisons, ce début de campagne est très encourageant. De plus en plus de monde parle de nous en regardant le compteur de Kisskiss, il y a bien un phénomène en train de prendre. Alors que les médias « mainstream » ne s’intéressaient même pas à Blast, on reçoit maintenant de plus en plus d’appels de collègues qui se demandent ce qu’on va faire de toute cette énergie. Il faut les rassurer, on fera au mieux et il y a du boulot pour tout le monde.

LVSL – Vous avez sorti en novembre 2020, un livre-enquête sur le fonds d’investissement nord-américain Black Rock, où vous retracez aussi l’histoire de son PDG Larry Fink. De votre point de vue expérimenté, pensez-vous que ce fonds d’investissement américain qui a lorgné sur notre système social depuis plusieurs années, à l’occasion de la réforme des retraites, a tiré profit des gains spectaculaires de la finance avec le Covid ?

D. R. – Evidemment, ces fonds américains sont à l’origine de la Big pharma. Black Rock avec Vanguard possèdent par exemple, à eux deux, , grâce à des participations croisées, 15% de Pfizer. Et plus d’un tiers de Pfizer appartient à des fonds spéculatifs. Il y a un énorme jeu occulte sur le vaccin. Et ça va même au-delà des paris boursiers. Tous les moyens sont bons pour enrichir les actionnaires de Pfizer. Volontairement, Pfizer a diminué l’ARN dans le concentré de ses vaccins. Ils ont compensé ainsi leur impréparation à l’industrialisation. Il leur fallait vendre plus, donc se faire plus de marge. Ils se sont fait épingler par l’agence européenne du médicament… Pfizer appartient à des des fonds spéculatifs et on voit bien que ces gens sont là pour faire du profit, y compris dans un domaine impliquant la santé des personnes. On peut parler du numérique aussi, des GAFAM : Black Rock est actionnaire d’Apple, de Google…. Ils sont partout. Mais, pour rester sur Big pharma, Pfizer a communiqué en disant que sur l’année 2021, ils allaient vendre 2 milliards de doses à 30 €, ce qui représente théoriquement 60 milliards de chiffre d’affaires. Ils ont négocié avec la commission européenne, imaginons donc que leurs gains s’élèvent à 40 ou 50 milliards, quel bénéfice vont-ils faire ? En tout état de cause, ce sera un chiffre colossal et on nous le cachera. Les initiés que j’ai interrogés sur le sujet me disent que la marge en fin d’année dépassera les 15 milliards. Le marché du médicament est très intéressant. C’est un marché qui a été financé en partie par l’Europe, et beaucoup par les États-Unis. L’argent des impôts américains ou des sociétés américaines ont payé les études sur les vaccins, parce que l’industrie était aux abois. On leur a garanti une prise de risque ultra-limitée. Ils étaient sûrs de vendre leurs doses. Ils ont signé. En dépit des conditions hors du commun dans lesquelles les protocoles d’élaboration de ces vaccins se sont déroulés, ils n’ont quasiment aucune responsabilité pénale.

Admettons qu’ils fassent 15 milliards de bénéfices – ce qui représente une fourchette basse – à la fin de l’année, quelle part de cette somme sera distribuée aux actionnaires ? Black Rock et consorts vont gagner 1 ou 2 milliards uniquement sur la vente du vaccin. Et cette pratique est commune à tous les domaines d’activités. Black Rock c’est « l’hyper hyper libéralisme », et Larry Fink est un hyper « faux-cul ». J’emploie ce terme à dessein. À Davos, il a fait une campagne de communication hallucinante, parce qu’elle est reprise dans toute la presse économique : il a adressé une lettre aux 17 000 PDG des entreprises dont il est actionnaire, dans le monde. Pour rappel, en France, Black Rock est propriétaire d’environ 4% du CAC40. Dans cette lettre, il leur demande de « décarboner », privilégier la finance verte, faire du greenwashing, etc. En parallèle, Larry Fink investit à tout va dans l’industrie pétrolière au Mexique, dans les mines de charbon, et reste le premier actionnaire des compagnies pétrolières texanes, etc.

Larry Fink est un exemple extrême de duplicité. Il est reçu à l’Élysée, il est un influenceur très important un peu partout dans le monde et particulièrement en France, qui est la porte d’entrée de l’Europe. Sur le débat des retraites, la France est le dernier pays à résister. Il y a quelque temps, j’ai fait un entretien avec Raoul Hedebouw, qui est le secrétaire général du Parti du travail de Belgique. Il expliquait très bien comment, par des luttes et des manifestations, la Belgique a réussi à maintenir un plan en équilibre sur les retraites. Mais si la France lâche, la Belgique lâchera tout de suite derrière. L’enjeu est donc considérable. La stratégie de Larry Fink est très séductrice vis-à-vis de la France. Cet homme qui se dit écologiste possède 3 jets privés qui consomment cent fois plus que les avions de lignes régulières. Il est venu 7 fois en France depuis qu’Emmanuel Macron est président : il est le premier homme d’affaire / banquier à avoir arpenté la cour de l’Elysée pour rencontrer Macron.

C’est aussi pour ça qu’on fait Blast. Les chaînes dominantes ne transmettent pas un tel discours, ne mettent pas suffisamment en avant l’information sur ces personnalités financières qui imposent par des méthodes anti-démocratiques des choix de société violents. Il n’est jamais rappelé qu’à la seconde où Ronald Reagan était président, les retraités américains ont commencé à placer leur argent en bourse. Mais, le temps que s’écoule le mandat de Reagan, le pouvoir d’achat de ces retraités-là s’est retrouvé réduit de 30%. Et aujourd’hui c’est pire. Au début, c’est comme une pyramide de Ponzi : ils gagnent beaucoup d’argent ; et puis à un moment donné, les retraités se font avoir. La bourse est devenue une immense arnaque, et, même si en ce moment elle a le vent en poupe, on attend tous le prochain krach boursier. La privatisation des retraites doit servir in fine à recapitaliser les bourses. Personne ne le dit, mais c’est ça le but de la manœuvre. Sauver non pas le capitalisme, mais le capitalisme financier. Les retraités vont morfler, mais l’industrie aussi. Regardez ce qu’ils ont fait en France. Où en est la sidérurgie ? Macron est sur cette crête. Tout privatiser. L’hôpital comme les retraites… 

LVSL – Récemment, un discours tend à s’imposer avec le trumpisme et le post trumpisme autour de la montée des théories des complots, des QAnon, et des phénomènes de cet ordre-là. Depuis votre vision de la parole journalistique, de la mission citoyenne d’information engagée, comment percevez-vous la façon avec laquelle on doit traiter sérieusement ces phénomènes tout en évitant cette espèce de morgue de classe, assez facilement identifiable, qui réduit dans un même bloc le discours critique du pouvoir et le complotisme ? Comment gère-t-on la balance ?

D. R. – C’est une question qui me préoccupe parce que le complotisme tout comme l’anti-complotisme me font horreur, mais sont aussi et avant tout des sujets journalistiques. L’anti-complotisme primaire entrave la liberté, dénature une manière de penser, de réfléchir. Moi-même, quand j’étais au cœur des affaires Clearstream, j’ai été taxé de complotiste parce que je m’attaquais à la grande finance, alors que s’il y a bien eu un complot. C’est avéré aujourd’hui. On a dérobé mes listings, on a monté tout un mur autour du dossier initial pour empêcher d’aller fouiller à Luxembourg. Il y a quinze ans, quand je dénonçais sur la base de documents indiscutables, l’opacité luxembourgeoise et les privilèges accordés aux banques et aux fraudeurs, je me faisais traiter de conspi par ceux-là même qui font leur gros titres aujourd’hui avec les mêmes infos. Disons que la vérité prend du temps. Actuellement, ce débat autour du conspirationnisme refait surface, car la lutte contre le complotisme donne un label à des journalistes un petit peu frileux qui ne veulent pas aller sur des terrains marécageux. Le courage c’est pourtant de s’y frotter. Dès qu’il y a une information qui remet en cause l’ordre établi, qui cherche à dévoiler quelque chose, on crie au complot, on accuse la personne d’être complotiste. Souvent c’est faux. C’est un réflexe de peur que de traiter les gens de complotistes. Ce qui ne veut pas dire que les complotistes n’existent pas. Ils n’ont jamais été aussi nombreux. mais ils sont d’abord le symptôme d’une faiblesse structurelle du journalisme.

Plus généralement, et par rapport à ces phénomènes de complotisme, depuis que nous avons lancé  Blast, je reçois en moyenne entre 10 dossiers par semaine. Des types m’envoient un dossier sur la pédophilie, d’autres sur la centrale nucléaire qui craque, d’autres sur des pots de vin dans l’armement…

Quand je reçois ce type d’informations, en premier lieu, je l’accueille. Face à une dénonciation, il faut faire preuve d’humilité et de curiosité. Je demande un peu de temps et je commence à travailler, à appeler les gens. Il faut essayer de comprendre, car finalement le décryptage d’un mensonge ou d’un complot est presque aussi intéressant que la révélation d’un complot. D’un point de vue journalistique, toute affaire est intéressante à décrypter. Par ailleurs, il est indispensable de pouvoir compter sur des gens de confiance qui possèdent une matière que, vous, vous n’avez pas. Par exemple sur les questions médicales, un de mes amis est anesthésiste. Face à des choses que j’ignore, je l’appelle, ou bien quand j’ai un doute j’appelle Sabrina Ali Benali, qui est médecin urgentiste et qui va venir chroniquer chez nous.

Actuellement la seule réponse au complotisme, c’est le journalisme indépendant ! Et le journalisme, c’est une grande affaire, c’est aller creuser, c’est dévoiler. C’est ne jamais croire ce qu’on vous dit. Parce qu’on parle toujours pour de bonnes raisons. Par exemple, pendant cet entretien, je n’ai pas grand-chose à défendre sinon mon nouveau projet. Pourtant, vous n’êtes pas obligé de croire ce que je vous dis, vous pouvez vérifier ce que j’ai affirmé tout à l’heure sur la répartition des parts par exemple ou notre transparence.

LVSL – Gaël Giraud a rejoint récemment votre équipe. Pouvez-vous présenter à nos lecteurs en quoi consistera son rôle ? Par ailleurs, pensez-vous que Blast, à l’instar du travail de synthèse qu’il opère lui-même dans son activité d’économiste et dans sa parole publique, devrait intégrer la réflexion écologique, non plus comme un élément à part des autres discours et à part des autres éléments d’analyse, mais comme une grille d’interprétation systémique des troubles politiques et sociaux des systèmes capitalistes contemporains ?

D. R. – Absolument, tout comme, à un autre niveau, la réflexion sur l’égalité des genres. La maison est en feu. Les climatosceptiques qui avaient encore un tout petit peu d’audience, –d’ailleurs à certains endroits, je pense à CNEWS, ils ont encore table ouverte –, n’ont plus tellement d’influence aujourd’hui. On voit donc bien que le réchauffement se trouve au cœur de tout. Certes, le COVID crée une brume sur cette situation. Mais on est à l’aube de catastrophes. Et le Covid est aussi le fait d’une attaque en règle contre la biodiversité.

Gaël Giraud part à Washington D.C. Il était trop à l’étroit en France, où on retrouve le même système de mandarins en économie qu’en médecine. Il a besoin je pense de convertir en décisions opérationnelles l’urgence climatique. C’est quelqu’un que j’apprécie humainement. Nous ne sommes sans doute pas d’accord sur tout mais il y a une fraternité entre nous. Quand je l’ai appelé, quand on a abordé l’idée d’une collaboration il y a quelques mois, je ne savais pas qu’il était nommé patron d’un labo à Washington, dont le travail essentiel va être de faire le lien entre l’économie et le réchauffement climatique. Là, ça devient vraiment passionnant car il va nous faire part deux fois par mois de l’avancée de ses travaux et de ses réflexions. Et quand la situation économique et politique le réclamera, il interviendra pour nous donner son avis sur tel ou tel phénomène politique ou économique en rapport avec ce qu’il fait. Peut-être que d’autres chercheurs interviendront à la suite de son initiative. On va essayer de créer une sorte d’écosystème autour de Blast. L’idée force de ce média, c’est l’ouverture, le partage. Ça ne veut pas dire le consensus. Nous serons forcément dissonants. Le bruit médiatique est tellement assourdissant. L’enjeu de cette campagne de financement puis de Blast sera de faire entendre notre petite musique. J’ai hâte d’y être et de monter le son.

Trump et les médias : l’illusion d’une guerre ? Par Alexis Pichard

Donald Trump © Flickr Nasa HQ Photo

D’une supposée guerre que mènerait depuis des années Donald Trump aux médias progressistes, Alexis Pichard, chercheur en civilisation américaine à l’Université Paris-Nanterre et professeur agrégé, montre comment l’ancien président et ses adversaires médiatiques se nourrissent mutuellement dans Trump et les médias : l’illusion d’une guerre (VA Éditions). Davantage qu’une guerre, Donald Trump a cherché à mobiliser et rassembler sa base : les médias traditionnels et progressistes ont servi de fusible par l’entremise des réseaux sociaux avant que ceux-ci prennent des mesures de rétorsion contre l’ancien président. Les lignes suivantes sont extraites de son ouvrage.

La rapide ascension du milliardaire doit beaucoup au battage médiatique que sa candidature déclenche dès le début. Pendant des mois, Trump colonise tous les terrains médiatiques à tel point que certains journalistes comparent sa campagne aux attentats du 11 septembre 2001, seul événement récent qui, selon eux, a bénéficié d’une couverture aussi ample. Celui que Jean-Éric Branaa qualifie de « génie de la com1 » parvient expertement à instrumentaliser les médias pour s’assurer la victoire, d’abord sur ses adversaires républicains puis sur son opposante démocrate. Les médias deviennent à la fois l’outil principal de sa communication, des relais de sa parole orale et écrite, et l’un des objets récurrents de ses invectives, occupant ainsi une place centrale dans son argumentaire politique.

Fin 2016, le Tyndall Report révèle que, sur les seules grandes chaînes ABC, CBS et NBC, le candidat républicain a bénéficié de 1144 minutes d’antenne sur un an tandis que son adversaire démocrate a dû se contenter de 506 minutes

Trump parvient à captiver l’attention médiatique en continu, privant dans un premier temps ses concurrents républicains de tout espace d’expression et limitant la visibilité d’Hillary Clinton. De janvier à novembre 2015, on estime que les trois grands networks ABC, CBS et NBC ont consacré 234 minutes de temps d’antenne à Trump, deux fois plus que pour Hillary Clinton, et quasiment cinq fois plus que pour Jeb Bush. Ce chiffre représente plus d’un quart de la couverture totale de la campagne présidentielle par les trois networks. Grâce à cette omniprésence dans les médias, Donald Trump n’a quasiment pas besoin d’acheter des espaces publicitaires : entre juin 2015 et février 2016, ses dépenses en la matière sont d’ailleurs dérisoires et se limitent à 10 millions de dollars2. Trump bénéficie ainsi pleinement de l’espace considérable qui lui est alloué dans la presse et qui lui permettra de faire l’économie de deux milliards de dollars en contenus publicitaires. À titre de comparaison, Clinton, qui a déboursé 28 millions de dollars pour acheter des espaces publicitaires, tire avantage d’une couverture médiatique estimée à 750 millions de dollars. Quant à Jeb Bush, il a investi 82 millions de dollars, huit fois plus que Trump, pour ne recevoir que 214 millions de dollars de traitement médiatique en retour.

L’écrasante présence de Trump dans les médias dominants se confirme courant 2016 après sa victoire à la primaire du Parti républicain. Alors que les sondages continuent d’être favorables à Hillary Clinton, la plaçant largement en tête mis à part fin juillet 2016 où elle est brièvement dépassée par son adversaire3, celle-ci souffre d’un déficit de visibilité par rapport au candidat républicain, et ce même sur les chaînes d’information de sensibilité liberal, donc enclines à soutenir le Parti démocrate. Cowls et Schroeder prennent ainsi l’exemple de la chaîne CNN qui a accordé un temps d’antenne « disproportionné4 » à Donald Trump par rapport à Hillary Clinton. Fin 2016, le Tyndall Report révèle que, sur les seules grandes chaînes ABC, CBS et NBC, le candidat républicain a bénéficié de 1144 minutes d’antenne sur un an tandis que son adversaire démocrate a dû se contenter de 506 minutes5. Le responsable de l’étude, Andrew Tyndall, explique cet écart signifiant par le fait que « le phénomène Trump mérite davantage de faire l’actualité. Comparé à Hillary Clinton, Trump est plus accessible, plus excentrique, plus divertissant, plus flamboyant, plus imprévisible et il est bien plus en rupture avec les normes politiques qu’elle ne l’est6. »

La posture de Trump vis-à-vis des médias est extrêmement calculée : « Le coût d’une page de publicité dans le New York Times peut dépasser les 100 000 dollars. Mais lorsqu’ils écrivent sur mes affaires, cela ne me coûte pas un centime, et j’obtiens une publicité plus importante, écrit-il dans Crippled America, sorti en novembre 2015. J’entretiens avec les médias une relation qui nous profite mutuellement7. » Trump connaît tout du fonctionnement et de l’économie des médias dont il tire à l’évidence avantage. Cela apparaît clairement dans sa relation avec la presse, mais surtout avec la télévision, secteur dans lequel Trump a lui-même œuvré pendant plus d’une décennie à la tête de The Apprentice. Il sait que la viabilité des chaînes de télévision dépend de leur capacité à réunir l’audimat le plus élevé possible afin de gonfler les prix de leurs espaces publicitaires et s’assurer ainsi des recettes plus importantes. Cet impératif de rentabilité est au cœur de la politique éditoriale des grandes chaînes généralistes, mais aussi des chaînes d’information où il dicte le choix et le traitement de l’actualité. Dans un système saturé où la concurrence fait rage (aux États-Unis, on dénombre une dizaine de chaînes d’information), chaque chaîne, chaque programme tente de prendre l’ascendant sur les autres en donnant au public ce qu’il souhaite voir et en jouant la carte de la surenchère.

Trump est loin d’être le premier président à employer le terme « guerre » de manière métaphorique pour évoquer « un combat intense, animé par une forte volonté politique8». On se souvient notamment de la « guerre contre la pauvreté » déclarée par le démocrate Lyndon Johnson, de la « guerre contre le cancer » engagée par le républicain Richard Nixon, voire la « guerre contre la drogue » décrétée à la même période et relancée en grande pompe par les républicains Ronald Reagan et George H.W. Bush au cours des années 1980. Dans tous ces cas, il s’agissait de s’attaquer de front à des problèmes sociaux en associant à l’action gouvernementale toutes les représentations positives contenues dans l’idée de guerre (efficacité, ampleur, télicité, etc.). À la différence de ses prédécesseurs, Trump ne déclare pas la guerre à un fléau social, mais à une institution vitale à la démocratie dont la liberté est d’ailleurs garantie par la Constitution. Cette rupture rhétorique apparaît d’autant plus inouïe que le président fraîchement investi déclare les hostilités de manière publique sans redouter les retombées négatives que connut, par exemple, Nixon qui, lui aussi, s’en prit à la presse, mais de manière nettement moins visible.

L’emploi du mot guerre par le président pour définir ses relations avec les médias interpelle les journalistes qui sont prompts à relever le caractère inédit et inquiétant d’une telle hostilité. « Aucun président n’a déclaré ce que Donald Trump a déclaré, encore moins au lendemain de son investiture », écrit Paul Fahri du Washington Post avant de préciser que cet excès sémantique n’est pas une surprise au regard de la campagne passée : « Ces déclarations (…) n’ont rien de surprenant pour les médias, qui n’ont pas déclaré la guerre en retour. Mais elles viennent expliciter ce qui est évident depuis des mois, voire des années : Trump a consolidé le soutien de sa base électorale pour partie en désignant les journalistes comme opposants politiques9. » Le New York Times observe pour sa part que « les médias d’information sont en état de choc » et que « pour les défenseurs du premier amendement à la Constitution, les 48 premières heures de Trump à la Maison-Blanche sont pour le moins déconcertantes10 ». Même Fox News, pourtant solide soutien de Trump durant la campagne, certifie sans afféterie que « Trump a tort11 » lorsqu’il avance que l’affluence lors de son investiture était bien plus forte que ce que les médias ont donné à voir. Malgré tout, contrairement aux autres organes de presse, la chaîne d’information de tendance conservatrice ne commente pas la déclaration de guerre aux médias faite par le président républicain.

Les narrations présidentielles ne sont pas reçues avec la même crédulité au-delà de ces chambres d’écho conservatrices.

Depuis lors, l’offensive de Trump à l’encontre des médias s’est intensifiée et a conduit à des situations extrêmes dont on peine à trouver des précédents dans l’histoire américaine. Si un certain nombre de présidents ont entretenu par le passé des relations houleuses avec la presse – on pense en premier lieu à Nixon –, aucun d’entre eux ne s’en est pris si ouvertement et avec un tel acharnement aux journalistes. Au cours de son premier mandat, Trump n’a pas hésité à qualifier ces derniers « d’ennemis du peuple », à les intimider par l’insulte sur Twitter ou encore à les désigner à la vindicte populaire à chacun de ses meetings. Cette dernière habitude, née durant la campagne, est sans doute celle qui interroge le plus, car elle donne lieu à des séquences surréalistes où il suffit que le chef de l’exécutif pointe du doigt les reporters regroupés dans leur pool en face de lui pour que la foule de ses supporters se retourne et se mette à les huer et à leur adresser des pouces baissés. Lors de ces meetings, les médias se voient accusés de tous les maux : ils ne seraient pas intègres, ils ne filmeraient pas les images flatteuses pour le président, ils conspireraient aux côtés des démocrates pour le destituer, etc. Ce climat délétère a eu une incidence indiscutable sur les relations entre les médias et l’électorat de Trump. Depuis le début de sa présidence, les violences verbales ou physiques commises sur les journalistes ont atteint des niveaux records, à tel point que pour certains événements comme les meetings de Trump, la sécurité des pools de presse a dû être renforcée et certains reporters préfèrent désormais s’y rendre avec leur propre garde du corps.

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Fondamentalement, Trump reproche aux organes de presse progressistes d’être malhonnêtes, de relayer des mensonges en permanence, de chercher à lui nuire. Pour lui, l’appellation de guerre n’est pas excessive dans la mesure où il interprète chaque critique comme une hostilité, peu importe si celle-ci est fondée ou si les faits rapportés sont avérés. Il se sent martyrisé par ces médias et cherche par conséquent à les contourner et à les réduire au silence, soucieux de l’influence qu’ils pourraient avoir sur son électorat, mais aussi, et surtout, sur sa présidence. L’objectif de sa guerre apparaît double : d’un point de vue politique, il s’agit de pérenniser sa popularité auprès de ses partisans en vue des échéances futures, et peut-être de gouverner sans opposition ; d’un point de vue plus personnel, Trump cherche à imposer un récit de sa présidence dont il est lui-même l’auteur. 

Ainsi, sa guerre aux médias apparaît davantage comme un moyen qu’une fin en soi : elle se subsume en fait sous une guerre globale qu’il livre au réel, plus particulièrement aux faits et aux vérités qui le dérangent. Parce qu’ils relaient ce réel, les médias progressistes ne deviennent pas tant les ennemis du peuple comme il l’affirme, mais ses propres ennemis en empêchant notamment la concrétion d’une narration lisse à la gloire de sa politique et de sa personne. Il demeure néanmoins que la réalité de la guerre que Trump prétend mener contre les médias progressistes est sujette à caution pour une raison essentielle : sa communication, sa rhétorique et donc, in fine, sa survie politique dépendent de ces réseaux. Sans eux, il n’aurait sans doute pas été élu.

D’abord, ces médias ont consacré à sa campagne une couverture démesurée du fait des passions qu’il a excitées chez leurs publics, ce qui s’est traduit par des records d’audience et de ventes. Bien qu’ils aient un temps hésité sur la réaction à adopter face à l’enfilade quotidienne de ses dérapages verbaux, les médias progressistes se sont rapidement soumis au rythme imposé par le candidat républicain quitte à lui accorder toute l’attention. Ses déclarations incendiaires ont à ce point été relayées et commentées sur les antennes de CNN et MSNBC qu’elles ont repoussé la campagne d’Hillary Clinton, pourtant en avance dans les sondages, au second plan. Parce qu’il a permis de générer d’importantes rentrées publicitaires, Trump est parvenu à piéger les médias progressistes et il a dicté le tempo de la présidentielle.

Le véritable objectif de la guerre aux médias s’éloigne à l’évidence du fantasme eschatologique articulé par Trump pour mobiliser ses partisans les plus radicaux. Tout au long de notre étude, nous avons démontré que cette guerre est instrumentalisée dans le but premier de recomposer le réel afin d’imposer et de défendre un récit présidentiel qui se déploie sur deux niveaux : le niveau micro, c’est-à-dire les événements et crises du quotidien, et le niveau macro, la présidence perçue dans sa globalité. Les deux niveaux sont bien sûr enchâssés : le macro-récit naît de l’agrégation et de l’organisation des microrécits. Concrètement, le macro-récit produit et déroulé par Trump depuis son élection est celui d’une présidence exceptionnelle qui a restauré le prestige de l’Amérique dans tous les domaines. Il fait en cela écho à son slogan de campagne « Make America Great Again » qui, au lendemain de sa victoire, devient « Keep America Great », annonçant prématurément la réussite du nouveau locataire de la Maison-Blanche alors que son mandat vient seulement de commencer.

Cependant, nous avons montré que les narrations présidentielles ne sont pas reçues avec la même crédulité au-delà de ces chambres d’écho conservatrices du fait de l’intervention des médias progressistes qui agissent comme un bouclier ou un rempart. Si ces médias relaient les récits alternatifs produits par le président, c’est pour les déconstruire et les contredire en procédant notamment à un fact checking systématique. Dans l’absolu, Trump semble avoir peu de raisons de se soucier des informations relayées par la presse et les chaînes d’information progressistes puisque leur public est composé en majorité d’électeurs démocrates qu’il ne peut conquérir. Pourtant, il ne cesse de leur donner une visibilité sur Twitter ou lors de ses points presse en les mentionnant pour mieux les discréditer. Tout ce qui est dit sur lui par les médias dominants ne serait que « fake news », des mensonges et contrevérités diffusés dans le seul but de l’affaiblir politiquement. S’il se sent dans l’obligation d’avoir constamment à contre-attaquer, c’est précisément parce qu’il veut apparaître comme un président au combat et aussi parce qu’il craint une contagion, même limitée, de ces vérités dérangeantes à sa base avec le risque attenant de la voir s’étioler.

La guerre de Trump aux médias progressistes a ainsi pour objectif de sécuriser ses contre-récits et conserver sa base électorale. Ce n’est pourtant pas là sa seule fonction : elle constitue l’un des piliers fondamentaux de sa rhétorique anti-élite et l’un des moyens de maintenir ses partisans sous tension. Trump ne cesse de déclarer que sa présidence est en danger, qu’il lutte contre une coalition de forces politiques et médiatiques de gauche qui cherchent à provoquer sa chute. C’est cette coalition qui l’a injustement mis en accusation fin 2019 et qui conspire à présent afin qu’il ne soit pas réélu : ces thèses populistes paranoïaques laissent une fois de plus entendre que les démocrates et les médias progressistes veulent voler l’élection et nier le vote du peuple. Elles ont récemment été revigorées par le changement de politique de Twitter vis-à-vis des désinformations.

Notes :

1 : Jean-Éric Branaa, Trumpland.Portraitd’uneAmériquedivisée, op.cit., 99-128.

2 : Nicholas Confessore and Karen Yourish, « $2 Billion Worth of Free Media for Donald Trump », TheNewYork Times, 15 mars 2016.

3 : https://realclearpolitics.com/epolls/2016/president/us/general_election_trump_vs_clinton-5491.html (consulté le 22 juin 2020)

4 : Josh Cowls et Ralph Schroeder, « Tweeting All the Way to the White House », in Pablo J. Boczkowski et Zizi Papacharissi (dir.), Trump and the Media, Cambridge, MIT Press, 2018, 153.

5 : http://tyndallreport.com/yearinreview2016/ (consulté le 22 juin 2020)

6 : Paul Farhi, « Trump gets way more TV news time than Clinton. So what? », TheWashington Post, 21 septembre 2016.

7 : Donald J. Trump, CrippledAmerica, op.cit., 11.

8 : Bruno Tertrais, La guerre, Paris, PUF, 2010, 7.

9 : Paul Fahri, « Trump’s ‘war’ with the media (and the facts) forces journalists to question their role », The Washington Post, 26 janvier 2017.

10 : Sydney Ember et Michael M. Grynbaum, « News Media, Target of Trump’s Declaration of War, Expresses Alarm », The New York Times, 22 janvier 2017.

11 : « FACT CHECK: Trump overstates crowd size at inaugural », Fox News, 21 janvier 2017.

La vertueuse indignation des médias face à l’assaut du Capitole

La contestation de la victoire de Joe Biden a culminé lors de la violente émeute au Capitole, qui devait tenter de prendre le contrôle des institutions publiques, avec le soutien passif d’une partie des forces de police. Il est difficile de ne pas éprouver un sentiment de déjà-vu. Ce procédé ressemble aux nombreuses révoltes des secteurs d’extrême-droite contre les victoires des gouvernements « bolivariens » ou nationaux-populaires d’Amérique latine, le cas bolivien étant le plus récent. La différence dans le traitement médiatique de phénomènes pourtant similaires ne peut qu’interroger. Par Denis Rogatyuk, traduction par David Durillon et Catherine Malgouyres-Coffin.

Aucune comparaison entre des processus électoraux différents ne peut être menée avec exactitude. Mais le modèle de contestation développé par les forces politiques d’extrême droite à travers l’Amérique latine, face à une défaite électorale imminente, semble avoir atteint le Nord du continent. Cette stratégie a longtemps été un élément crucial de l’arsenal de l’opposition vénézuélienne, jouant un rôle important dans chaque élection majeure depuis la course à la présidence de 2013.

Pour une analyse de l’agenda de l’opposition vénézuélienne, lire sur LVSL notre entretien avec Christophe Ventura : « Le Venezuela révèle les fractures de l’ordre mondial »

Son premier grand promoteur, Henrique Capriles Radonski, était si convaincu que la courte victoire de Nicolás Maduro avec seulement 50,6% des voix était le produit d’une fraude massive que dans les jours suivant l’annonce des résultats, il a appelé ses partisans à « exprimer leur rage dans les rues ». Les émeutes et les manifestations violentes de l’opposition qui en ont résulté ont causé la mort de onze personnes (pour la plupart chavistes) et ont préparé le terrain pour la stratégie à long terme de l’opposition. Cette stratégie consiste à tenter de renverser le gouvernement de Maduro par divers moyens directs et indirects. Juan Guaidó s’est ainsi également proclamé président «par intérim» du pays sans légalité aucune.

La tactique consistant à crier à la fraude a été imitée puis déployée par le principal candidat de l’opposition de droite, Guillermo Lasso, lors du deuxième tour de l’élection présidentielle équatorienne. De la même manière, il a ainsi affirmé que le Conseil électoral national (CNE) de l’Équateur avait faussé le résultat final en faveur du candidat d’alors du le parti Alianza País, Lenín Moreno. L’exemple le plus récent et le plus marquant, cependant, est celui des élections d’octobre 2019 en Bolivie.

Lire sur LVSL notre entretien avec Evo Morales : « Notre crime est d’avoir bâti un modèle viable sans le FMI »

Tout comme Donald Trump, diverses personnalités politiques boliviennes, en particulier le principal candidat d’opposition Carlos Mesa et le leader du coup d’État Luis Fernando Camacho, ont brandi le spectre de la fraude au cours des mois précédant les élections. Ils ont ainsi ajouté une pression supplémentaire avec la présence d’observateurs électoraux «indépendants» tels que l’Organisation des États américains (OEA). De même, les mois qui ont suivi les élections américaines ont été marqués par les affirmations de Trump selon lesquelles la fraude électorale était presque inévitable. Une fois les premiers résultats officiels connus, le schéma de réaction de Trump et celui de ses homologues boliviens fut presque identique.

Profitant de la lenteur du dépouillement, aux États-Unis en raison du COVID-19 et en Bolivie en raison de l’arrivée tardive des votes ruraux, Trump et les dirigeants boliviens Mesa et Camacho favorables au coup d’État, ont pris le devant de la scène pour proclamer leurs « victoires » respectives mais également pour avertir leurs partisans et les médias internationaux qu’il y aurait une tentative de « voler » les élections.

Ces proclamations, ainsi que les spéculations sur la probabilité de fraude propagée sur les réseaux sociaux, ont été la poudrière déclenchant les manifestations dans les deux pays. Alors qu’en Bolivie, la cible des manifestants était le gouvernement d’Evo Morales et le Tribunal électoral suprême (TSE), les foules pro-Trump ont commencé à se rassembler dans les principaux États clés des élections (Nevada, Pennsylvanie et Géorgie) pour arrêter le processus de dépouillement.

Des milices armées ont également fait leur apparition, à la manière de la Resistencia Juvenil Cochala (RJC) et de l’intervention du groupe de jeunes phalangistes Unión Juvenil Cruceñista (UCJ) en Bolivie. Pendant ce temps, diverses sectes et groupes religieux ont commencé à avertir du complot « satanique » visant à voler l’élection à Trump, tout comme ces rassemblements de masse de chrétiens évangéliques à Santa Cruz, dirigés par le chef d’extrême droite Camacho, à la veille du coup d’Etat.

Alors que ces hurlements à la « fraude » se poursuivaient, les manifestations pro-Trump se sont transformées en une violente tentative d’insurrection au sein du Capitole, les manifestants franchissant les barricades aidés de milices et de groupes armés, tandis que la police et les forces armées restaient passives, avant de se retirer.

Quelques différences clés doivent bien sûr être soulignées entre ces deux cas. Trump, contrairement aux leaders de l’opposition bolivienne Mesa et Camacho, s’est attiré les foudres d’une partie de l’élite économique des États-Unis, tout en ayant gardé le soutien d’une partie des principaux médias privés du pays. Et contrairement à Mesa, Donald Trump n’a pas d’organisation internationale majeure comme l’OEA pour vérifier ou rejeter ses allégations de fraude. Et malgré l’obsession continue de l’establishment démocrate et des médias grand public pour le soi-disant scandale du Russiagate, les États-Unis ne sont pas confrontés à la perspective d’une intervention étrangère, comparable à celle que son propre gouvernement fait peser sur les pays d’Amérique du Sud.

Sur le Russiagate, lire sur LVSL l’analyse de Politicoboy : « Retour sur une théorie conspirationniste à la vie dure »

COVID : aux origines d’une surenchère contre-productive

© Hugo Baisez

Presque un an après le début de la pandémie, le confinement et les mesures drastiques prises contre le COVID-19 semblent faire définitivement partie de notre quotidien. Si la vaccination nourrissait il y a quelques mois encore les espoirs d’un « monde d’après » où nous retrouverions nos libertés, celle-ci s’annonce finalement longue et ses résultats incertains. En attendant une très hypothétique accalmie de l’épidémie, nous voilà soumis, de gré ou de force, à des mesures à l’efficacité douteuse contre l’épidémie, mais aux impacts catastrophiques sur nos vies. Alors que nous sommes sommés d’apprendre à « vivre avec le virus », une question se pose : pourquoi les mesures anti-COVID nous apparaissent-elles systématiquement comme inéluctables ? Pourquoi le gouvernement, mais également la quasi-totalité des opposants et une grande partie des Français, semblent-ils incapables de penser d’autres réponses face à un virus dont la létalité et la dangerosité sont empiriquement inférieures à ce que laisse suggérer la panique médiatique ?

En mars dernier, le monde s’effondrait. Du jour au lendemain, des mesures radicales étaient décrétées arbitrairement face à un ennemi inconnu, justifiant jusqu’au recours à une mesure médiévale : le confinement. L’écrasante majorité de la population suivit alors les restrictions sans broncher, malgré l’absurdité évidente de certaines règles comme le fameux « un kilomètre ». Malgré le manque d’anticipation manifeste de nos dirigeants, les critiques étaient rares et les règles édictées en réponse au virus surplombaient tous les clivages politiques. Et depuis ? Bien qu’ayant connu plusieurs mois de répit et bénéficié d’un ample décryptage des erreurs de gestion de la « première vague », la France semble n’avoir tiré aucune leçon de cet épisode. Le « distanciel », le « sans contact », les masques, la fermeture des universités, des lieux culturels et de restauration, les attestations nécessaires pour sortir de chez soi ne semblent pas avoir de fin. Même la vaccination, qui s’annonce d’ores et déjà comme un fiasco supplémentaire dans notre pays, risque de ne pas suffire à arrêter la propagation du virus, conduisant les autorités sanitaires à demander le maintien quasi-perpétuel des « gestes barrières ».

D’abord bien acceptées, ces mesures suscitent désormais interrogations et colère. Si certains y voient une stratégie délibérée afin d’accélérer le tournant numérique de la société, d’accroître la concentration économique en éliminant les petits commerçants ou encore d’établir un régime dictatorial, la réalité est évidemment plus complexe. La multiplication de théories farfelues, qui constitue un réel danger, nous rappelle cependant la nécessité pour chacun de donner du sens à une situation qui nous dépasse et nous désoriente en permanence. Pour la majorité de la population, cette recherche de sens passe par une confiance, certes dénuée d’enthousiasme, dans l’efficacité des mesures prises au nom de la lutte contre le virus, malgré les innombrables ratés et virages à 180 degrés. Après tout, aucune alternative ne semble réellement envisageable. 

Ce refus de questionner les restrictions anti-COVID s’avère néanmoins contre-productif. Bien sûr, la saturation des hôpitaux est réelle. Mais faut-il rappeler qu’il s’agit d’un phénomène structurel recherché par les politiques de « rationalisation » de la dépense publique auquel le gouvernement n’a toujours pas renoncé ? Malgré des mouvements sociaux massifs chez les soignants ces dernières années et le soutien de la population, le régime macroniste n’a en effet concédé qu’un « Ségur » très insuffisant et continue à fermer des lits. Sans un vrai plan de long terme pour rebâtir nos services de santé, nos efforts risquent fort d’être vains.

Des mesures loin d’être évidentes

Surtout, l’efficacité de la plupart des mesures prises contre l’épidémie n’est pas prouvée. Les confinements, armes de prédilection dans la guerre contre le virus, ont été très sévèrement jugés par de nombreuses études scientifiques récentes. À travers un panorama de pays très différents, l’American Institute for Economic Research a recensé 26 d’entre elles, toutes très sceptiques sur l’intérêt de ces assignations à résidence. De même, les chiffres officiels de l’épidémie en France indiquent un pic de contaminations à peine quatre jours après le début du second confinement et une décrue comparable du nombre de cas à la fin octobre entre les métropoles sous couvre-feu et celles non-concernées par ce dispositif, rappelle une journaliste dans 24H Pujadas. L’étude des eaux usées, qui permet de relever la circulation du virus avant même l’apparition de symptômes et le dépistage, montre quant à elle une baisse en Île-de-France dès le 17 octobre, premier jour du couvre-feu. Autant de paradoxes qui invitent donc à questionner la pertinence des mesures de confinement et qui nous rappellent que l’apparent consensus occulte de multiples controverses scientifiques.

La sédentarité, le développement de conduites addictives, le report de soins et bien sûr les dépressions – qui ont doublé depuis le début de l’épidémie et concernent désormais un Français sur cinq – ont toutes les chances de surcharger les hôpitaux pour longtemps.

Autre motif de doute : le cas des asymptomatiques. Une étude conduite à Wuhan publiée dans la revue Nature affirme ainsi qu’aucune infection n’a pu être constatée dans l’entourage des individus infectés mais ne présentant pas de symptômes. Un condensé de 54 études sur le sujet dans le magazine Jama va dans le même sens en estimant à seulement 0,7% le risque de contamination en présence d’un malade asymptomatique dans le foyer, contre 18% en présence d’un malade. Ces chiffres remettent en question la principale justification de la stratégie de confinement de toute la population. Enfin, l’efficacité des masques est également source de discordes : selon l’université d’Oxford, leur efficacité est loin d’être avérée, sauf pour les professionnels de santé. Les masques en tissu n’apportent même aucune protection, voire sont nocifs selon la même étude.

Si l’efficacité des supposés remèdes à l’épidémie est donc très discutable, leurs effets secondaires sont eux avérés. Les confinements interminables et la mise à l’arrêt d’une bonne partie de l’économie ont d’ores et déjà créé une vague de pauvreté et de chômage sans précédent depuis 1929. Or, le chômage entraînait déjà entre 10.000 et 14.000 décès par an avant l’épidémie, en raison des dépressions, addictions et maladies cardio-vasculaires qu’il engendre. Il s’agit aussi de la première cause de divorce, un phénomène lui aussi amplifié par le confinement. Chez les jeunes, l’échec scolaire et les difficultés d’insertion professionnelle qui s’ensuivent devraient exploser à la suite de la généralisation des cours en ligne. Ce format d’enseignement conduit en effet à la perte totale de motivation des étudiants et des enseignants, faute de véritables interactions sociales, tandis que le confinement nuit fortement à la mémoire. Enfin, la sédentarité, le développement de conduites addictives, le report de soins et bien sûr les dépressions – qui ont doublé depuis le début de l’épidémie et concernent désormais un Français sur cinq – ont toutes les chances de surcharger les hôpitaux pour longtemps. À ce rythme actuel, le COVID constituera-t-il bientôt un « monde d’avant » enviable pour les soignants ? Mais alors, si le remède est pire que le mal, pourquoi continue-t-on à l’appliquer ? Comment comprendre l’obsession absolue pour le COVID sans égard pour les conséquences des mesures, en particulier parmi les responsables politiques, justement supposés se préoccuper de l’intérêt général ?

Qui pourrait être contre la vie ?

« Sauver des vies ». Le premier des arguments en faveur des mesures anti-COVID est inattaquable. Qui pourrait s’y opposer ? Pourtant, l’ampleur de la réaction au COVID-19 a de quoi surprendre quand on découvre l’âge médian des malades décédés (85 ans) et le taux de mortalité de ce virus (moins de 1%). A titre de comparaison, l’épidémie de grippe de Hong Kong survenue en 1968, comparable à celle du COVID-19, n’a suscité aucune réaction à l’époque. « Jusqu’à une date récente dans l’histoire humaine, rappelle le philosophe Olivier Rey, l’épidémie que nous connaissons aurait affecté l’humanité autant qu’une vaguelette trouble la surface de l’océan ». Dans son livre L’idolâtrie de la vie, il pointe les éléments qui nous ont conduits à une telle sacralisation de la vie, « quoi qu’il en coûte », et en particulier la laïcisation de la société, qui a transformé la vie d’une simple phase temporaire avant l’inévitable envol vers l’au-delà — pour lequel il fallait parfois se sacrifier — en un horizon indépassable.

Dans une société nihiliste qui n’offre plus d’autre horizon que la jouissance sans limites, la préservation de la vie biologique est un argument suffisant pour justifier toutes les mesures les plus déshumanisantes.

Si le recul de la religiosité n’a pas que des défauts, l’effondrement des grandes idéologies au cours du vingtième siècle a à son tour réduit la politique à la post-politique. Sans aucun projet collectif pour le peuple français, le gouvernement n’a donc plus rien d’autre à proposer que la préservation de la vie, réduite à son sens biologique. Par ailleurs, les incroyables progrès technologiques de l’humanité nous ont progressivement conféré un sentiment de toute-puissance prométhéen qui nous a conduit à penser que la mort était presque évitable. Cette foi technicienne, dont l’exemple le plus extrême nous est offert par les transhumanistes de la Silicon Valley, nous conduit de plus en plus à refuser de regarder la mort en face, et à chercher à prolonger la vie à tout prix, y compris à travers l’acharnement thérapeutique dont souffrent de nombreuses personnes âgées.

Dès lors, dans une société nihiliste qui n’offre plus d’autre horizon que la jouissance sans limites, la préservation de la vie biologique est un argument suffisant pour justifier toutes les mesures les plus déshumanisantes. Ce projet de civilisation est résumé par la déclaration de Gérald Darmanin le 13 novembre dernier au micro de France Info : « La vie est plus importante que tout, et la vie, c’est de lutter contre le coronavirus. » Le chef de l’État, qui pratique davantage la communication que la politique, a évidemment saisi cette opportunité pour se poser en nouveau Churchill, nous promettant une version réactualisée « du sang et des larmes » de la Seconde Guerre mondiale au fil de ses discours martiaux. Au nom de la vie, nous voilà donc dans une guerre qui justifie tous les sacrifices. Drôle de renversement de situation…

Médias : quand la peur fait vendre

Toutefois, la lutte contre le COVID-19 n’est pas devenue l’enjeu politique numéro 1 sans efforts. Certes, Emmanuel Macron y a sans doute trouvé une occasion de mettre un terme à la contestation de sa réforme des retraites et aux innombrables critiques sur son action politique. Mais le sensationnalisme des médias y est aussi pour beaucoup. La peur constitue en effet un excellent moyen de tenir un public en haleine, en particulier à la télévision, comme l’avait déjà montré le triste épisode des attentats de 2015. Cette fois-ci, tous les records ont été battus : au cours du mois de mars 2020, les journaux de TF1 et France 2 ont retrouvé leurs pics d’audience d’il y a 10 ans, tandis que BFMTV a doublé sa part d’audience, mais aussi la durée d’écoute de ses téléspectateurs. Le temps moyen passé par les Français devant le petit écran a littéralement explosé, passant de 3h40 par jour en avril 2019 à 4h40 un an plus tard selon les chiffres de Médiamétrie. Par ailleurs, la part des journaux d’information dédiée aux questions de santé, d’habitude marginale, a elle aussi explosé : durant le premier semestre 2020, 60% de l’offre d’information globale fut dédiée au COVID-19, un chiffre similaire sur toutes les chaînes. Autant de temps ayant certes servi à informer les Français, mais aussi à les exposer à la publicité et à attiser leurs angoisses.

Si la pandémie nécessite évidemment une place dans l’actualité, fallait-il en faire un feuilleton interminable et effacer tous les autres sujets ? Toutes les occasions semblent en effet bonnes pour surfer sur la vague du COVID, parfois jusqu’au ridicule, comme dans cet article qui affirme que la prononciation de certaines consonnes propagerait davantage le virus… Au lieu d’accorder une place raisonnable au coronavirus, les médias n’ont eu de cesse d’entretenir une peur démesurée. Les décomptes morbides quotidiens sont ainsi relayés sans aucune mise en perspective et sans jamais en expliquer la méthodologie pourtant complexe. Quand ce n’est pas le nombre de morts qui fait flasher les bandeaux des chaînes d’info en continu, c’est le nombre de cas positifs, alors que l’on y mélange les individus malades, guéris et non-malades. Quelle sera la prochaine étape : des livestreams dans les chambres de réanimation ? 

Cela vous semble excessif ? Vous n’êtes pas seul. Dans un sondage Viavoice réalisé début septembre, c’est-à-dire avant la seconde vague ayant fait exploser l’anxiété des Français, 60% de nos compatriotes estimaient déjà que le sujet occupait une place trop importante dans les médias. Selon la même étude, 43% des Français pensent que le travail des journalistes « a alimenté la peur de la pandémie » et 32% considèrent que les médias ont « utilisé cette peur pour faire de l’audience ». Enfin, les trois adjectifs les plus cités pour qualifier le traitement médiatique de l’épidémie sont, dans l’ordre, « anxiogène » (50%), « excessive » (45%) et même « catastrophiste » (28%). Face à un traitement médiatique aussi caricatural, certains s’étonnent ensuite que la confiance envers les médias soit au plus bas et que les Français se montrent de plus en plus friands de sources d’informations « alternatives » à la qualité très variable.

Plutôt que de balayer devant leur porte en faisant preuve de plus d’objectivité sur la pandémie, par exemple en traitant les effets délétères des mesures prises contre le virus, les médias grand public ont surtout cherché à disqualifier les sources d’information concurrentes. Une lutte pour le contrôle de la vérité qui se révèle chaque jour un peu plus contre-productive : au nom de la lutte contre les fake news, le système médiatique a par exemple offert une incroyable publicité gratuite au film Hold-Up, dont l’audience s’annonçait superficielle. Nourrissant les « complotistes » qu’ils prétendent combattre, nombre d’éditorialistes et de journalistes mainstream cherchent désormais à créer un clivage autour du vaccin. Opposant la vérité officielle, qui s’est pourtant montrée discutable jusqu’ici, à quelques décérébrés qui assimilent une piqûre à l’installation d’une antenne 5G sous la peau, ils méprisent la majorité de la population, qui n’adhère à aucun de ces deux discours et se pose légitimement un certain nombre de questions.

Le politique sommé de réagir

Face à la paranoïa créée par les médias et à l’imparable impératif de sauver des vies humaines « quoi qu’il en coûte », le pouvoir politique n’a guère eu de choix. Les mesures les plus draconiennes ont donc été décrétées sans aucune prise en compte de l’avis des citoyens ni réflexion préalable sur leurs effets économiques, sociaux, scolaires ou encore psychologiques. Malgré cela, le tribunal médiatique s’est régulièrement remis en marche : à chaque fois que l’étau était un peu desserré, les accusations de « laxisme » ont fusé. Quant à la comparaison avec les pays étrangers, elle s’est souvent limitée à la dénonciation des mensonges de Trump ou de Bolsonaro, ou à la supposée folie de la stratégie suédoise sans plus d’explications. À l’inverse, le fait que la France soit un des rares pays à exiger des attestations de sortie a par exemple été très peu évoqué.

Le gouvernement est donc en réalité très contraint dans ses choix, non par l’épidémie elle-même mais bien par l’interprétation irrationnelle qui en est faite.

Un autre facteur contribue également à la surenchère de mesures anti-COVID : le risque judiciaire. À la suite des mensonges d’Agnès Buzyn et de la pénurie de masques, les plaintes de victimes de l’épidémie se sont accumulées contre le gouvernement depuis le printemps. Dernièrement, c’est Jérôme Salomon qui a été visé par la commission d’enquête du Sénat. La colère des plaignants et l’envie de punir les responsables sont bien sûr compréhensibles. Étant donné l’impossibilité de démettre des responsables politiques en place au cours de leur mandat comme le réclament les gilets jaunes, il ne reste que l’action en justice pour obtenir gain de cause. Mais la menace d’une condamnation ne conduit-elle pas à prendre des mesures disproportionnées apportant plus de problèmes que de solutions ? Un conseiller de Matignon est de cet avis : « Castex est sur une ligne très dure. Plus il y a des risques de morts, plus il y a un risque pénal. Il n’est pas là pour se retrouver en procès. » De même, c’est vraisemblablement cette peur des procès qui a entraîné la prise de décisions liées à l’épidémie en conseil de défense, soumis au secret défense, au détriment de toute transparence démocratique.

Le gouvernement est donc en réalité très contraint dans ses choix, non par l’épidémie elle-même mais bien par l’interprétation irrationnelle qui en est faite. Cela explique d’ailleurs en bonne partie pourquoi les oppositions, à quelques exceptions près, concentrent leurs critiques sur l’absurdité de certaines mesures, les mensonges, le manque de transparence ou l’absence de concertation. Autant d’éléments certes intéressants, mais qui omettent de questionner la nécessité et l’efficacité de restrictions aussi drastiques des libertés publiques.

Chasse aux sorcières

Si les responsables politiques demeurent hésitants à aller au bout de leurs critiques, de plus en plus de citoyens questionnent et rejettent désormais les mesures anti-COVID. Pour certains, il s’agit d’une question de survie économique, pour d’autres de leur réussite scolaire, de leur bien-être mental ou tout simplement d’une exaspération générale. Mais ce combat reste difficile : au-delà des amendes pour désobéissance aux règles et la résignation de nombre de Français, ils se heurtent surtout à une incroyable campagne de stigmatisation. 

Outre les accusations de complotisme, la culpabilisation des déviants consiste principalement à leur faire porter la responsabilité des reprises régulières de l’épidémie. D’après ce discours, ces « irresponsables » réduiraient à néant les efforts collectifs par leurs « relâchements » égoïstes. Le combat contre des crimes aussi intolérables que des retrouvailles entre amis, des sorties un peu trop régulières de son domicile ou le refus du port permanent du masque légitiment alors la mise en place d’une surveillance de tous les instants. La réponse à un problème de santé publique passe alors par une méfiance de ses voisins, l’emploi des forces de l’ordre, voire la délation.

S’ils conçoivent la plupart du temps les difficultés entraînées par les mesures anti-COVID, les plus fervents partisans de la réponse actuelle à l’épidémie invoquent souvent l’argument selon lequel « nous sommes tous dans le même bateau ». Or, si les restrictions s’appliquent théoriquement à tous, les inégalités sautent pourtant aux yeux. Il s’agit d’abord de la situation des « premiers de corvée » qui n’ont jamais connu le confinement et sont systématiquement ignorés, y compris dans le versement de primes qu’ils — et surtout elles — ont largement mérité. Quiconque a été contraint au télétravail et aux interminables visioconférences aura également constaté d’importantes disparités en matière de connexion internet et de logement. De même, l’expérience d’un confinement à la campagne n’a rien à voir avec celle dans un appartement dans une grande métropole.

En nous transformant en zombies, la poursuite de la stratégie actuelle prépare une future épidémie de suicides et sème le doute et la division dans la population, alors que l’unité et la confiance sont indispensables pour sortir de cette épreuve.

Enfin, n’oublions pas les boucs émissaires favoris des partisans de la soumission de la vie à la lutte contre le virus : les jeunes. Faut-il y voir la conséquence des passions de jalousie créées par le jeunisme hégémonique ? Peut-être est-ce tout simplement plus simple d’incriminer ceux qui s’abstiennent le plus ? Quoi qu’il en soit, l’accusation est doublement ridicule. D’une part, les « relâchements » se retrouvent à tous les âges. D’autre part, l’amalgame de toutes sortes d’individus qui n’ont en commun que leur classe d’âge n’est guère pertinent. Au contraire, il est même surprenant de constater que la grande majorité des jeunes consentent à des sacrifices incroyables quand on sait que cette maladie ne les atteint pas les plus gravement.

Dystopie VS démocratie

Résignés. Désabusés. Dépassés. Épuisés. Après une année 2020 éreintante, le moral des Français est au plus bas. Si les mesures anti-COVID sont devenues omniprésentes en à peine quelques mois, elles sont si déshumanisantes et si nuisibles qu’elles ne pourront s’implanter dans la durée, à moins de franchir un nouveau cap et d’instaurer un régime de type chinois. Si les opposants aux mesures de restriction des libertés n’occupent toujours qu’une place très marginale sur les plateaux télé et parmi la classe politique, ils sont de plus en plus nombreux au sein de la population. Le décalage croissant entre le peuple français et ses « élites » risque de mal finir. En attendant, il semble que le peuple ne puisse compter que sur lui-même pour mettre un terme à la dystopie qui s’est instaurée et imposer une autre gestion de l’épidémie, fondée en premier lieu sur la responsabilité individuelle et des investissements massifs dans le secteur de la santé.

Dans une analyse sévère de la gestion de la « première vague » publiée en juin dernier, l’Institut Montaigne, pourtant idéologiquement proche du macronisme, pointait ainsi deux problèmes majeurs dans la gestion de la crise sanitaire : « la faiblesse de la dimension de santé publique, et le manque de confiance politique dans la société civile ». Le think tank invitait alors le gouvernement à écouter davantage les corps intermédiaires et la population, ainsi qu’à s’appuyer sur les associations au contact des plus fragiles pour mieux les protéger. Le cas des SDF, des travailleurs précaires, des personnes en situation irrégulière, dont les contacts avec l’État se résument trop souvent à la rencontre avec un fonctionnaire de police, méritent ainsi une attention particulière pour freiner la progression de l’épidémie. 

La poursuite de la stratégie actuelle de contrôle du moindre aspect de la vie de nos concitoyens est une impasse. En nous transformant en zombies, elle prépare une future épidémie de suicides et sème le doute et la division dans la population, alors que l’unité et la confiance sont indispensables pour sortir de cette épreuve. Au contraire, la solidarité, la débrouille et la persévérance des Français, régulièrement saluées par le gouvernement lors d’épisodes d’auto-congratulation, ont pour le moment donné de bien meilleurs résultats que l’improvisation et les accès d’autoritarisme du pouvoir politique. Reconnaissons l’échec de la caste politique, laissons les citoyens décider eux-mêmes des mesures à appliquer et demandons l’avènement d’une réelle démocratie sanitaire.