Mirage ou véritable oasis progressiste dans le long désert de la social-démocratie allemande ? La victoire de l’aile gauche du SPD au sein du parti pourrait déstabiliser l’inamovible chancelière Angela Merkel et sa grande coalition. A moins que les grands discours ne vaillent que le temps que sèche l’encre qui aura servi à les écrire…
La troisième grande coalition entre les conservateurs de la CDU et les sociaux-démocrates du SPD pourrait bien être la dernière. Ces alliances entre les deux grands Volkspartei de centre-droit et de centre-gauche ont constitué le ciment de plus de 15 ans de règne d’Angela Merkel. Elles ont aussi vidé le SPD de sa capacité à représenter une alternative, ce qui s’est traduit par un effondrement de 35% à 20% des voix entre 2005 et 2017. C’est pour tenter de mettre fin à cette longue et désespérante agonie que les adhérents du SPD ont élu un bînome de direction plus à gauche et contre l’establishment du parti.
Le premier choc remonte au 26 mai 2019 : le SPD obtient moins de 16 % des voix aux élections européennes et son score est quasiment divisé par deux par rapport à 2014. Pire encore, pour la première fois de son histoire les 20,5 % obtenus par les Verts le relèguent sur la troisième marche du podium. Andrea Nahles doit démissionner de ses fonctions de présidente du SPD qu’elle n’occupait que depuis avril 2018 suite à l’entrée du SPD dans la Grande Coalition.
Pour la remplacer et relancer le parti, le SPD décide d’organiser un vote des adhérents plutôt qu’une désignation par les cadres du parti. Le passage à une présidence par binôme paritaire comme le faisaient déjà La Gauche (Die Linke) et les Verts est aussi décidé. Les 425 000 membres du SPD (dont la moitié ont plus de 60 ans) doivent donc départager en deux tours les six binômes en lice pour la direction du parti.
“Pour la première fois de son histoire, les 20,5 % obtenus par les Verts le relègue [Le SPD] sur la troisième marche du podium”
Un choix historique
53 % des adhérents participent au premier tour de vote et les résultats sont très éclatés, chaque binôme obtenant entre 10 et 22 % des suffrages. Pour autant, les deux binômes accédant au second tour offrent un choix clair aux adhérents. D’un côté, Olaf Scholz et sa colistière Klara Geywitz, Le premier est ministre des finances de la Grande Coalition et défenseur du « Schwarze Null » (le zéro noir), mécanisme constitutionnel qui interdit un déficit supérieur à 0,35 % du PIB. De l’autre, Saskia Esken et Norbert Walter-Borjans, des inconnus de la scène politique nationale. La première est députée, spécialiste des nouvelles technologies et a affirmé à plusieurs reprises que la Grande Coalition n’a « pas d’avenir ». Le second est surnommé le « Robin des Bois des contribuables » pour sa lutte contre l’évasion fiscale lorsqu’il était ministre des finances de Rhénanie-du-Nord-Westphalie (le plus grand Land allemand) voire le « Bernie Sanders de Cologne ».
54 % des adhérents participent au second tour de vote que Saskia Esken et Norbert Walter-Borjans remportent avec 53 % des voix alors que la quasi-intégralité des potentats du SPD soutenait leurs adversaires. Ces résultats ont été avalisés par le congrès du SPD tenu du 6 au 8 décembre à Berlin. Norbert Walter-Borjans y a obtenu 89,2 % des voix des délégués et Saskia Esken, 75,9 %.
Alors, ce congrès tourné « vers un temps nouveau », la volonté d’un « sursaut » et la modernisation du logo du SPD a-t-il amené le vent de transformation que l’élection de Jeremy Corbyn en 2015 avait fait souffler au Labour ?
La bataille du SPD
Il faut d’abord nuancer la radicalité du nouveau binôme de direction. Il ne s’est jamais prononcé ouvertement pour la sortie du SPD de la Grande Coalition et a seulement émis des critiques fortes (comme les remarques de Saskia Esken sur son absence d’avenir) mais « réalistes ». En 2013, au début de la Grande Coalition, les deux partis avaient obtenus 67,2 % des voix. En 2017, ils n’en obtiennent plus que 53,4 % et Martin Schulz, ancien président du parlement européen et tête de liste du SPD, annonce le passage du parti dans l’opposition. L’échec des négociations entre la CDU, les libéraux du FDP et les Verts amène la direction du SPD à retourner sa veste et à continuer la Grande Coalition début 2018. A peine un an plus tard, celle-ci ne rassemble déjà plus que 44,7 % des suffrages lors des élections européennes.
“A peine un an plus tard, celle-ci [La Grande coaliton] ne rassemble déjà plus que 44,7 % des suffrages lors des élections européennes”
C’est encore pire pour les prochaines élections fédérales prévues en 2021. Les sondages voient la Grande coalition tomber entre 40 et 43 % des suffrages et la CDU comme le SPD réaliseraient leur pire score historique. Les Verts captent l’essentiel des voix perdues et réalisent une percée fulgurante dans l’Ouest de l’Allemagne tandis que l’AfD continue de progresser à l’Est quoi que plus lentement. Dans l’état actuel des choses, non seulement la Grande Coalition ne pourrait pas être reconduite mais le SPD pourrait être relégué à la 3e voire la 4e place derrière les Verts et l’AfD.
C’est dans ce contexte extrêmement difficile que Norbert Walter-Borjans et Saskia Esken ont pris la direction du parti. N’étant pas des figures nationales du SPD, ils n’ont derrière eux ni courant structuré, ni militants organisés ni soutiens fidèles. Leur seul point d’appui est Kevin Kühnert, chef des Jeunes Socialistes (Jusos), élu vice-président du parti lors du congrès et considéré par de nombreux observateurs comme le véritable nouvel homme fort du parti. Face à eux se dressent l’ensemble des ministres et des députés du parti, hostiles à un changement clair de direction et à une remise en cause de la Grande Coalition.
Au Royaume-Uni, Jeremy Corbyn avait remporté ses deux élection à la présidence du Labour avec 60 % des voix, un afflux de nouveaux membres et un enthousiasme certain. En Allemagne, Norbert Walter-Borjans et Saskia Esken n’ont obtenu que 53 % des voix dans un parti dont les militants se sont peu renouvelés. Surtout, le Labour est la principale formation d’opposition au Royaume-Uni alors que le SPD est membre du gouvernement et que les Verts se sont positionnés comme le parti d’opposition le plus dynamique, enlevant au SPD son monopole sur le centre-gauche. Au moment où le bilan de quatre ans de corbynisme fait apparaître tous les obstacles qui lui ont été imposés par l’appareil du Labour, on voit que la tâche qui attend les nouveaux dirigeants du SPD est titanesque.
L’inévitable bataille interne que va devoir mener la direction au sein du parti est parfaitement illustrée par la composition de la direction élargie du SPD. Trois vice-présidents devaient être élus par le congrès, leur nombre a été porté à cinq pour éviter des choix difficiles. Klara Geywitz, la colistière d’Olaf Scholz, Hubertus Heil, ministre du travail et soutien d’Olaf Scholz ainsi que Anke Rehlinger, ministre de l’économie de la Sarre et favorable à la Grande Coalition ont été élus vice-présidents. L’aile gauche est représentée par Kevin Kühnert et Serpil Midyatli, restauratrice et dauphine de Ralf Steigner, figure de l’aile gauche exclue de la direction élargie pour ses désaccords avec Kevin Kühnert. Celle-ci compte un total de dix membres (en comptant les vice-présidents) et est partagée à parts égales entre l’aile gauche et l’aile droite du SPD.
Un congrès de changement et de compromis
Dans l’ensemble, le congrès a été marqué par un rééquilibrage vers la gauche du programme et des personnels du SPD mais aussi par des compromis du duo de direction avec l’aile droite. Un certain nombre de dirigeants ont ainsi été reconduits, notamment le secrétaire général du parti Lars Klingbeil, en raison de leur relative expérience dans un parti en renouvellement permanent depuis deux ans et suite à des accords entre les deux courants dominants du parti.
Sur le plan programmatique, les délégués ont adopté à l’unanimité un nouveau concept d’État social en rupture avec le programme de Gerhard Schröder (mais en réalité fruit d’un compromis entre les différents courants initié par la direction précédente), le chancelier allemand issu du SPD et figure du tournant néolibéral de la social-démocratie européenne. La mesure emblématique de celui-ci, l’allocation Hartz IV est un équivalent du RSA : elle garantit un minimum d’existence de 424€ par mois mais assorti « d’obligations de coopération » (pour plus de détail voir ici) qui peuvent donner lieu à des sanctions notamment financières. Le tribunal constitutionnel allemand a récemment interdit les coupes financières supérieures à 30 % du montant de l’allocation. S’inscrivant dans cette dynamique, le SPD est allé plus loin lors de ce congrès en votant pour une transformation de Hartz IV en « revenu citoyen » (Bürgergeld). Cela signifierait la fin des contrôles sur le patrimoine et la taille des appartements des bénéficiaires pendant les deux premières années même si le document voté mentionne la nécessité que les manquements ne restent pas sans conséquences, sans plus de précisions. De nombreux appels à supprimer complètement les sanctions ont eu lieu mais Hubertus Heil a appelé à ne pas céder aux deux « extrêmes » que seraient l’absence de solidarité et l’absence de contrôle.
Le congrès a ainsi voté un certain nombre d’avancées négociées par des compromis avec l’aile droite. Ainsi, plutôt que des « négociations », le congrès a appelé à ouvrir des « discussions » au sein de la Grande Coalition pour ne pas brusquer l’aile droite du SPD. Discussions pour lesquelles aucune ligne rouge n’a été fixée, officiellement car les lignes rouges sont de mauvaises stratégies de négociation mais aussi car l’aile droite n’a pas de volonté réelle de renégocier les termes de la Grande Coalition. De plus, la présidente de la CDU avait fermement rejeté la perspective de rouvrir le contrat de coalition. Perspective, c’est aussi le mot déterminant dans l’adoption par le SPD de la « perspective d’un SMIC horaire à 12€ ».
“Plutôt que des « négociations », le congrès a appelé à ouvrir des « discussions » au sein de la Grande Coalition pour ne pas brusquer l’aile droite du SPD”
Le SMIC allemand a été instauré en 2014 à un montant horaire de 8,50€, cinq ans plus tard, il est de 9,19€. Son montant évolue chaque année sur la base du pourcentage d’évolution des salaires prévu par les conventions collectives et il peut être réévalué par un comité composé d’économistes et de représentants syndicaux et patronaux mais ces derniers disposent d’une minorité de blocage. Cette faible évolution du SMIC a même mécontenté l’aile employée de la CDU qui a obtenu le vote lors du congrès du parti d’une révision des règles fixant le montant du SMIC. C’est ici que le terme de « perspective » d’un SMIC à 12€/h est important car il permet un compromis entre le SPD et la CDU. Des règles d’évolution pour un SMIC plus favorable pourraient être adoptées et permettraient d’arriver, à un horizon plus ou moins lointain, à un montant horaire de 12€. Cette option écarterait l’hypothèse d’une intervention politique pour faire augmenter le salaire minimum, une idée qui donne de l’urticaire aux dirigeants de la CDU. Notons enfin que selon les chiffres du gouvernement lui-même, il faut un salaire horaire de 12,63€ pour vivre au dessus du minimum vieillesse lorsque l’on atteint l’âge de la retraite après 45 ans de cotisations.
Un accord est sans doute également envisageable sur la demande du SPD d’une hausse des investissements notamment dans le numérique et la lutte contre le changement climatique. Le SPD attribue la responsabilité du manque chronique d’investissement public en Allemagne au « Schwarze Null » et à l’austérité budgétaire qui l’accompagne mais pour la CDU, le problème vient du manque de projets et d’une administration pas assez efficace. La plupart des observateurs politiques allemands considèrent que cette question ne devrait pas constituer un point de blocage majeur.
Le SPD a adopté un certain nombre d’autres éléments programmatiques qui marquent un tournant à gauche comme un plafonnement des loyers dans les grandes villes, voire un moratoire dans celles où ces derniers connaissent une augmentation nuisible à la mixité sociale des quartiers, la construction d’un million et demi de logements sociaux sur la période 2021-2030 ou la mise en place d’un impôt sur la fortune (une proposition mise à la mode par Elizabeth Warren et Bernie Sanders sur le conseil d’économistes français). Mais ces éléments concernent davantage le futur programme électoral du SPD que les négociations qui vont s’ouvrir.
Le SPD et la CDU au bord de l’abîme
Ces négociations entre la CDU et le SPD constituent un enjeu majeur et une grande source de risque pour les deux partis au pouvoir. Le nouveau duo à la tête du SPD doit absolument réussir les négociations en cours et obtenir des avancées significatives s’il veut affaiblir l’aile droite en interne et récupérer son hégémonie sur le centre-gauche contestée par Les Verts.
Cette stratégie a cependant sérieusement été bouleversé ces dernières semaines. Le 5 février, un ministre-président libéral était élu en Thuringe avec le soutien de la CDU et de l’extrême-droite pour la première fois dans l’histoire de l’Allemagne moderne. Le tollé suscité a entraîné sa démission mais aussi celle d’Annegret Kramp-Karrenbauer la présidente de la CDU et dauphine d’Angela Merkel. L’essentiel des candidats à sa succession sont partisans d’un virage à droite plus ou moins prononcé du parti. Ils devront redresser un parti déboussolé, plus divisé que jamais et qui vient de subir une débâcle lors d’élections locales à Hambourg et pourrait en subir une plus terrible encore lors des nouvelles élections en Thuringe.
Les deux partis sont donc confrontés à une situation complexe car ils manquent d’une stratégie claire en dehors de la grande coalition, ne disposent pas encore de leaders “naturels” et les sondages leur annoncent de très mauvais résultats à la faveur des prochaines élections. Entre la culture de la stabilité allemande et la nécessité de récupérer leurs électeurs partis voter ailleurs, les deux partis ne peuvent ni rompre la Grande Coalition ni faire de concessions à l’autre.
Saskia Esken et Norbert Walter-Borjans viennent donc de prendre la présidence du SPD au pire moment de son histoire. Dans les semaines et les mois à venir, ils doivent à la fois réussir à imposer leur programme au sein du parti et obtenir des concessions significatives de la CDU sans quoi leur autorité au sein du parti serait considérablement fragilisée et les risques d’accentuer le déclin électoral des dernières années ne cesseraient de grandir.
Et quand bien même ils parviendraient à surmonter ces deux obstacles immédiats, la plus lourde des charges sera encore devant eux : bâtir un nouveau programme social-démocrate et démontrer qu’il constitue une alternative claire à ses concurrents. Pour cela, ils devront réussir à se démarquer de la CDU comme de Die Linke et des Verts mais aussi parvenir à mobiliser une nouvelle coalition électorale majoritaire qui intègre les classes populaires, les jeunes, les allemands de l’Est et les différentes générations d’immigrés. Et pour cela, le SPD devra se positionner sur des questions longtemps mises sous le tapis et pas abordées lors du congrès: la rupture avec l’ordolibéralisme dominant en Allemagne (la position du parti sur les déficits budgétaires reste floue), la stratégie face aux traités libéraux et austéritaires de l’Union Européenne, la sortie à terme du capitalisme et la possibilité d’une politique étrangère en rupture avec les Etats-Unis. Et si ils veulent avoir les moyens de leurs ambitions, il leur faudra faire accepeter au parti la possibilité d’une coalition fédérale avec les Verts et surtout Die Linke, seul moyen de former une majorité de gauche en Allemagne et qui donne de bons résultats en Thuringe comme à Berlin. En bref, du nettoyage des écuries d’Augias à la descente aux enfers, c’est une version moderne des travaux d’Hercule qui attend Saskia Esken et Norbert Walter-Borjans s’ils souhaitent éviter un destin tel que ceux du Pasok grec ou du PS français et faire se lever un vent nouveau au SPD