« L’État doit assumer sa responsabilité de réinvestir dans le capital naturel visant à assurer notre résilience » – Entretien avec Maxime de Rostolan

Maxime de Rostolan est un activiste au profil singulier : à la croisée du militantisme écologiste, du monde de l’entreprise et du travail d’influence politique, il est le fondateur de Fermes d’Avenir, Blue Bees, du lobby citoyen La Bascule, et plus récemment de Communitrees, un collectif de reforestation citoyenne. Il a publié récemment l’ouvrage En Avant ! (Michel Lafon, 2020), dans lequel il retrace et tire les bilans de ses multiples expériences militantes et propose quelques pistes pour rendre l’écologie désirable. Nicolas Hulot disait de lui qu’il en ferait son ministre de l’Agriculture. Nous revenons donc assez largement dans cet entretien sur la question de la transition agroécologique. Nous nous intéressons par ailleurs au bilan qu’il tire de ses relations avec le pouvoir.     

LVSL – Commençons par parler agriculture, vous êtes le fondateur de Fermes d’Avenir. Un de vos objectifs était de prouver que la permaculture pouvait être plus rentable que l’agriculture conventionnelle, et en cinq ans à peine. Est-ce le cas ?

Maxime de Rostolan – Première précision, la permaculture n’est pas une technique agricole, nous disons que c’est « une méthode de conception d’écosystème humain équilibré ». Tous les mots sont importants !

« Méthode » implique un aspect technique, et pour cela on dispose d’outils comme « OBREDIM » – on Observe, notamment les Bordures, les Ressources, on Evalue, on Désigne, on Implante puis on Maintient. C’est donc bien une méthode « de conception » puisque l’on va d’un point A à un point B, « d’écosystème » c’est-à-dire d’une organisation où plein d’êtres vivants sont en interaction, « humain » parce que dans l’idée autour de la permaculture, l’homme n’est pas toxique pour la nature mais trouve sa place dans l’environnement, et « équilibré » pour aller vers quelque chose de résilient.

Avec cette définition on comprend que la permaculture, c’est bien plus large qu’une technique agricole, c’est presque une philosophie. D’ailleurs, depuis des années, un de mes paris est de faire adopter la permaculture à des politiques, car quel plus beau challenge, pour un politique, que de faire du territoire qu’il administre un écosystème humain équilibré ?

Après, il est vrai que le contexte où l’on peut le mieux observer la permaculture et ce à quoi ça peut ressembler, c’est effectivement le contexte paysan de production, puisqu’il s’agir d’un écosystème paysagé, visible, tangible, mais en réalité, c’est d’agroécologie dont on parle : le fait de travailler en harmonie avec le vivant, de prendre soin de l’homme et de la nature. La question que vous posez devient donc : est-ce que l’agroécologie peut être plus rentable que l’agriculture industrielle et chimique ? C’est la fleur qu’on avait mise à notre fusil et qu’on voulait prouver, au départ de Fermes d’Avenir. Mais assez vite, dès la deuxième année, j’ai fait le constat qu’on n’y arriverait pas, et ce pour plusieurs raisons.

Premièrement parce que dans le cadre de l’expérience de Fermes d’Avenir, il y a plusieurs choses que nous n’avions pas vraiment anticipées. Par exemple, il nous fallait un bâtiment, or comme nous étions à côté d’un château, l’architecte des bâtiments de France nous a imposé des normes qui triplaient le coût des travaux… nous n’avons donc pas pu le construire. Par ailleurs, nous étions sur un terrain sablonneux qui séchait très vite, il fallait donc l’arroser énormément et lui apporter beaucoup de matière organique. Enfin et surtout, le pari le plus important dans cette aventure Fermes d’Avenir consistait à montrer l’aspect désirable de ce métier auquel pouvaient prétendre les gens.

Comme un métier « désirable » est un métier avec des horaires décents et un salaire convenable assuré, nous avions d’emblée proposé 1,2/1,3 SMIC, trente-cinq heures hebdomadaires et des heures supplémentaires payées. Mais dans les « vrais » projets de ferme agroécologique à taille humaine, ça n’existe pas : les porteurs de projet bossent soixante-dix heures par semaine et en moyenne un maraîcher touche sept cent cinquante euros par mois. On a donc assez vite reconnu qu’on avait affiché des ambitions enthousiasmantes mais pas réalistes. En quelque sorte, nous avons prouvé que c’est le modèle économique qui n’est pas adapté à ce type d’agriculture, lequel il ne s’agit toutefois pas de remettre en question puisqu’on ne négocie pas de travailler avec la nature, d’agrader nos écosystèmes plutôt que les détruire.

Pour ne pas non plus me mettre à dos tous ceux qui essayaient de vivre d’après ces principes, on a décidé de dépasser cette réalité économique et on a trouvé quelques fermes qui fonctionnent : c’est récent mais il y en a de plus en plus, et elles vont arriver à sortir ce que je viens de donner comme horizon souhaitable, c’est-à-dire des horaires de travail et un salaire décents.

Les gens qui y arrivent appliquent – en tout cas pour ceux que j’observe – des méthodes assez rigoureuses d’efficacité voire d’ingénierie s’inspirant beaucoup de celles de Jean-Martin Fortier au Québec, ce maraîcher incroyable qui a écrit « Le jardinier maraîcher », traduit en plusieurs langues. En 2018, je l’ai fait venir en France pour une tournée de formations et conférences ; on a rencontré pas mal de gens, dont certains qu’il accompagne aujourd’hui et qui sont en train de renverser les standards – en tout cas je l’espère sincèrement !

Mais pour moi, la question devrait être : est-ce que l’agriculture industrielle et chimique montre un modèle économique viable ? Pourquoi devrions-nous prouver la rentabilité économique de l’agroécologie alors que, sans la PAC, 60% des fermes de production industrielle ont un résultat d’exploitation négatif avant impôt  ? Et malgré les 10 milliards d’euros de la PAC, un tiers des agriculteurs touchent 350€/mois. De plus, à ces aides directes s’ajoutent des subventions indirectes : par exemple, la pollution de l’eau, les problèmes de santé, l’extinction de la biodiversité et ainsi de suite. Ce sont des coûts cachés qu’on devrait imputer à l’agriculture industrielle et qui devraient en théorie grever son modèle économique. Mais cette facture des dégâts est réglée par l’argent public, par nos impôts, et « grâce » aux lobbyistes qui font un super travail pour maintenir cela externalisé.

In fine, Fermes d’Avenir a acté le fait que se battre à armes inégales avec l’agroindustrie n’était pas forcément notre meilleure stratégie, et nous avons fait évoluer notre discours : on est passé de « on va prouver que c’est plus rentable », à « on va évaluer la viabilité technique, sociale, et économique » de ce type d’agriculture, « identifier les freins » pour mettre en lumière la distorsion de concurrence qui existe entre ce modèle agroécologique et l’agriculture industrielle et chimique, et « proposer des leviers politiques ». C’est ce que nous avons fait pendant plusieurs années en assumant un rôle de lobbyistes d’intérêt général, notamment dans le cadre des Etats Généraux de l’alimentation (dont nous avions soufflé l’idée dès janvier 2017 aux candidats à la Présidentielle).

LVSL Imaginons donc que nous réformions l’ensemble du système pour viabiliser l’agroécologie, quels seraient les gros points de blocage pour un agriculteur qui aujourd’hui est en conventionnel et veut se reconvertir à une agriculture écologique ? On parle beaucoup par exemple des dettes des agriculteurs, y-a-t-il d’autres blocages – moraux par exemple ?

M. de R. – L’agriculture industrielle, comme son nom l’indique, c’est un truc d’échelles et ça, c’est un gros point de blocage : vous avez de grosses machines, elles représentent des investissements importants et en effet, beaucoup d’agriculteurs sont étranglés par les dette. Il est toujours très compliqué pour quelqu’un qui est très endetté de prendre la décision de ne plus se servir de ses machines tout en continuant à payer les traites – ça, c’est une première chose. Deuxième chose, techniquement, si on veut parler de conversion « du conventionnel vers le bio », on constate que très peu de recherches ont été financées sur la façon dont on peut optimiser les itinéraires culturaux en bio, rien qui explique, par exemple, comment on peut assurer sa conversion avec, pourquoi pas, une adaptation du matériel. On devrait creuser ces sujets-là. On voit aujourd’hui combien la technique est cruciale pour réconcilier les différentes approches, l’agriculture de conservation des sols (ACS) propose de nouvelles voies avec l’arrêt du labour, le semis direct sous couvert végétal…mais ils ont encore besoin de glyphosate pour « nettoyer » leur champ. Avec quelques années de recherche, on pourrait vraisemblablement associer l’ACS et le bio – certains l’expérimentent et montrent des premiers résultats. Il faut investir ces champs de connaissance et de compréhension des écosystèmes, c’est un défi aussi nécessaire que stimulant.

Le troisième blocage se passe dans le cœur : les agriculteurs ont souvent l’impression – parfois à raison – de dédier leurs vies pour nourrir les autres et d’avoir très peu de reconnaissance. Beaucoup d’entre eux affirment qu’ils étaient écologistes avant que l’écologie existe. Ce n’est pas totalement vrai non plus, parce que si c’était vraiment le cas, nous n’aurions pas perdu 80% des insectes ou 30% de nos oiseaux de plaine, et les nappes ne seraient pas polluées comme elles le sont. Quoi qu’il en soit, je pense que l’examen de conscience est douloureux ; beaucoup d’agriculteurs privilégient le statu quo et se retranchent derrière leur savoir-faire, nous qualifiant de bobos hors-sol aux demandes contradictoires (comme vouloir payer pas cher et avoir des produits respectueux de la nature).

On vit dans une société qui se polarise, et je pense que le secteur agricole est l’un de ceux dans lesquels ça prend corps, où l’on observe une véritable opposition. Les agriculteurs qui se sentent visés par les écologistes parlent même d’agribashing, ce qui en dit long sur leur sentiment d’être malmenés.

Il est de fait urgent de réconcilier les citoyens avec les paysans, et chaque « camp » doit faire un pas ; les agriculteurs doivent faire amende honorable, prenant acte de certaines réalités et de la nécessité de changer radicalement certaines pratiques, tandis que les citoyens doivent se montrer humbles et admettre leur incapacité à faire ce métier de paysan, reconnaître qu’ils n’en ont ni les compétences ni l’énergie – c’est un métier harassant. Il faut, dans un respect mutuel, essayer de trouver des terrains d’entente. Je ne suis pas psy, mais je pense que pour amener un changement, c’est plus simple quand votre « adversaire », votre « ennemi », vous aide, quand il prend part à la thérapie.

LVSL – Vous présentez ici les agriculteurs comme un bloc unique, or cette polarisation, ne la retrouve-t-on pas au sein même du monde agricole ? Ne pourrait-on dire qu’une ligne de clivage existe, grosso modo, entre la vision FNSEA et la vision Confédération paysanne ?

M. de R. – C’est vrai, on entend parfois crier des noms d’oiseaux en bordures des champs. J’ai rencontré plein de paysans qui ne peuvent pas parler, qui se font insulter. La semaine dernière, je suis allé chez Eric Lenoir, un paysagiste qui a monté une pépinière incroyable, « les jardins du Flérial » ; autour de son jardin, il m’a montré que son voisin passe du glyphosate exprès le plus près proche possible de son champ. Je ne présente pas les agriculteurs comme un bloc, bien sûr, en revanche se pose la question de ce qu’il faut envisager pour que les agriculteurs changent. Surtout lorsque les défenseurs du modèle dominant répètent fièrement, même si c’est totalement arbitraire et pas prouvé du tout, que nous avons la meilleure agriculture du monde, que tout le monde nous l’envie, et ainsi de suite…

Ce que je constate, c’est que l’agriculture industrielle et chimique a au moins cinq impacts :

Elle a un impact sur la qualité de l’eau : si on voulait dépolluer les nappes phréatiques, ça coûterait pratiquement le PIB de l’agriculture (60 milliards €). Ainsi on devrait doubler le coût de l’alimentation pour provisionner cette dépense. Elle impacte aussi la biodiversité, puis le climat (l’agriculture émet 25% des gaz à effet de serre), puis la santé, avec tout ce qui entoure les perturbateurs endocriniens, les cocktails de produits chimiques ; la ministre de la Santé québécoise parle d’un tsunami de l’autisme, les statistiques sont vraiment inquiétantes. Mon fils de 10 ans est handicapé, on ne sait pas vraiment à cause de quoi, mais les médecins disent que c’est une maladie de la prospérité, c’est une maladie de toutes les pollutions diffuses.

Et si, malgré ces quatre impacts, l’agriculture industrielle et chimique créait de l’emploi on pourrait à la rigueur défendre son maintien, mais le pire du pire c’est qu’elle a détruit 80% des emplois du secteur en cinquante ans. Il n’y a vraiment plus aucune justification à maintenir ce modèle, donc ceux qui s’y accrochent s’attirent l’inimité d’une partie de la population, et de fait, ça bloque.

LVSL Nicolas Hulot disait de vous qu’il vous ferait volontiers ministre de l’Agriculture. Admettons qu’un candidat vous désigne ministre en 2022 et vous donne carte blanche pour effectuer toutes les réformes que vous voulez pour transiter vers l’agroécologie, quelles sont les quelques mesures prioritaires que vous prendriez ?

M. de R. – Personnellement, je serais bien embêté d’occuper ces fonctions-là parce que j’aime ma vie…et pour avoir connu des ministres, ils perdent une grande partie de la leur lorsqu’ils le deviennent ! Plus sérieusement, quand on a écrit le plaidoyer Fermes d’Avenir, on a fait cet exercice, qui objective les externalités des agricultures et qui démontre que l’agriculture industrielle est un très mauvais choix nous coûtant très cher, collectivement. De ce plaidoyer, on a extrait des propositions de mesures ; on les a consignées dans une pétition qu’on a remise fin 2016 aux candidats de l’élection présidentielle. Emmanuel Macron était d’ailleurs venu visiter notre ferme à l’époque, on lui avait expliqué et « vendu » ces propositions.

Concrètement, nous avons plusieurs idées, qui vont toutes dans le sens de travailler avec le vivant et non pas contre, c’est- à dire sans plus de produits en cide –  les fongicides, les pesticides –, qui tuent les insectes, les champignons, les mauvaises herbes. L’idée c’est de s’inspirer de la nature, comme l’y invite la permaculture. Pour encourager cette approche, nous disons qu’il faut rémunérer les services écosystémiques ; cela signifie par exemple qu’à partir du moment où un paysan va arrêter le glyphosate, il va économiser des dépenses de santé, donc on peut lui rétrocéder une partie de ces économies pour l’aider à compenser une éventuelle perte de sa production.

Il y a plein de manières de récupérer du budget ; la PAC par exemple, c’est dix milliards d’euros, ça fait déjà un petit peu de ressources à dédier au sujet, non ? Il y a plusieurs autres budgets dont nous pourrions nous servir, comme ceux qui servent à la lutte et à l’adaptation au dérèglement climatique : pour tenir ses engagements, la France (comme les autres pays d’ailleurs) va devoir investir dans son capital naturel, lancer des chantiers de restauration des écosystèmes.

Il y a un moment où il faut faire basculer l’argent public, qui sert à réparer en permanence les dégâts causés par les erreurs, vers des investissements visant à ne plus commettre les erreurs en question. Globalement, notre priorité devrait être, quoi qu’il en coûte, de nous affranchir des externalités délétères et coûteuses de l’agriculture chimique (et d’autres secteurs industriels d’ailleurs).

Je vous donne un exemple : à Munich, en 1994 l’eau devient impropre à la consommation car elle est saturée de nitrates. Le conseil municipal se réunit et se propose de construire une usine d’adduction d’eau potable ; ils sont prêts à dépenser les dix millions de deutsche marks nécessaires et à faire appel à Suez ou Veolia qui savent quoi mettre comme ingrédients chimiques dans cette eau polluée pour en faire de l’eau potable. Heureusement, au cours de la discussion, ils se demandent pourquoi l’eau est polluée, et ils déterminent la cause suivante : sur le bassin captant, il y a deux cent cinquante agriculteurs qui balancent de l’azote en excès. La question se pose alors : ne pourrait-on demander à ces agriculteurs de passer en bio ? En réponse, on craint un manque à gagner, des résultats de production moindre.

Mais il suffit qu’ils vendent un peu plus cher (puisqu’ils proposent des produits bio) tandis que ce type de production entraînera une diminution de leurs charges, jusqu’à ce que leur bilan se rééquilibre (on compte généralement trois ou quatre années un peu compliquées à passer). En définitive, est-ce que ces millions de deutsche marks, qu’on envisage de donner à Véolia et à Suez, ne seraient pas mieux utilisés s’ils sont donnés aux agriculteurs pour que ces derniers ne perdent pas d’argent lors de leur transition ?

Finalement, c’est l’option qu’a pris le conseil municipal, et en quelques années, l’eau est redevenue potable. Elle affiche aujourd’hui une qualité que les industriels ne sauraient reproduire, et les agriculteurs ont retrouvé leurs comptes de résultat, en étant désormais rémunérés, en plus de leur production, pour le service qu’ils rendent.

De fait, la rémunération pour les services écosystémiques, c’est d’après moi une porte d’entrée vers ce qu’on appelle la comptabilité en triple capital, qui consiste, dans les bilans, à intégrer le capital naturel et le capital humain en plus du capital financier. Ce serait la première mesure à prendre, et c’est celle pour laquelle je me bats le plus.

Une autre disposition consisterait à rendre aux paysans leur autonomie, car outre la sécurité qu’elle implique, elle représente une condition essentielle à la gestion vertueuse des écosystèmes. Il faut absolument arrêter de dépendre de livraisons d’intrants livrés par un train qui vient de l’autre bout de la France, de l’Europe, du Monde parfois. Pour se libérer de cette dépendance, il existe un modèle très simple qui s’appelle la polyculture-élevage : sur chaque ferme, on a des cultures – des arbres ou haies –, et des animaux (il est important de noter qu’on n’est pas obligé de tuer les animaux à la fin, mais il s’agit d’un autre débat). Nous avons essayé de promouvoir ce concept, nous l’avons approfondi dans le cadre des états généraux de l’alimentation. Bien entendu, elle a été retoquée par beaucoup d’industriels qui ont objecté que la « ferme-France » pratique déjà la polyculture-élevage en faisant de l’élevage en Bretagne, des céréales dans la Beauce, de la forêt dans les Landes… Ils parlent d’une ferme-France, nous parlons de multiples fermes en France ; les camions et les bateaux, dans leur schéma, sont toujours nécessaires pour boucler la boucle.

Nous avons poussé une autre mesure assez concrète que je trouve assez marrante : quand on vend un appartement, on fait ce qu’on appelle un DPE (Diagnostic de Performance Énergétique) avec la grille A, B, C, D, E. En fonction de la lettre, l’appartement vaut plus ou moins cher. Pourquoi ne demanderait-on pas un tel diagnostique quand on vend une parcelle agricole ? On rendrait obligatoire la réalisation d’un diagnostic de sol avec pour indicateurs l’analyse de vie microbiologique et le taux de matière organique par exemple, et le prix de la terre varierait selon cet indice. De fait, si quelqu’un avait abîmé son sol et perdu de la matière organique en labourant sans retenue, ou bien s’il avait détruit la microfaune du sol, il passerait de A à D et vendrait sa parcelle moins chère. En somme, il aurait perdu de son capital.

Voilà le genre de mesures que nous pourrions imaginer, il y en a plein d’autres, on en a onze.

LVSL En deux mots, si vous pouviez réécrire entièrement la PAC, quelles grandes orientations prôneriez-vous ?

M. de R. – Je commencerais par arrêter les aides à l’hectare pour renforcer les aides à l’emploi en fonction des Unités de Travail Agricole. Je ne comprends pas pourquoi ce n’est pas encore le cas. J’inverserais les priorités : l’objectif, la mission qu’on confierait aux paysans d’Europe, serait de régénérer nos écosystèmes et que toute aide soit conditionnée à l’agradation de leur parcelle, en termes de biodiversité, en termes de sol, en termes d’autonomie. Après, la PAC pose des questions en soi : pourquoi a-t-on besoin de subventionner ? Ces subventions qui passent par la case Europe sont-elles justifiées ? Ne pourrait-on trouver un système plus souverain pour des sujets qui ont justement trait à la résilience de notre territoire ? Je pense que chaque pays devrait se poser cette question-là, parce que nous savons très bien qu’il y a des distorsions de concurrence entre les pays – les contrôles ne sont pas les mêmes partout, la suspicion règne entre les membres. De fait, cette échelle européenne me questionne.

LVSL En combien de temps pourrions-nous atteindre 100% d’agroécologie en France ?

M. de R. – Je ne sais pas combien de temps il faudrait. Olivier de Schutter, rapporteur pour la FAO auprès de l’ONU, et qui a beaucoup travaillé sur la question, conclut sa deuxième étude en disant : « l’agroécologie n’est pas une solution, c’est la seule ». Mais cette solution sera longue à mettre en place tant que nous continuerons à dire qu’il faut que toutes les agricultures puissent coexister. J’ai la même réaction quand j’entends qu’il faut de tout pour faire un monde – je ne suis pas certain qu’il faille des fachos. De la même manière je ne suis pas certain qu’il faille des gros tracteurs énormes et des champs sans arbre. Pourtant, c’est un discours assez bien-pensant, diplomate, qui consiste à ne pas accabler ceux qui croient bien faire. Et bien sûr je comprends que ça clive, ça braque, ça blesse de dire que ce n’est pas bien cette agriculture, mais à un moment il faut se le dire.

LVSL Vous êtes lancé dans un nouveau projet qui est Communitrees, pouvez-vous nous le présenter dans les grandes lignes ? De quel constat partez-vous et quel est votre objectif ?

M. de R. – Premier élément de constat : selon le rapport Afterres2050 publié par Solagro, on devrait planter en France vingt-cinq mille kilomètres de haies par an d’ici 2050 – vingt-cinq millions d’arbres chaque année. Une autre étude scientifique indique qu’il faudrait mille deux cents milliards d’arbres sur la Terre. Même s’il ne faut pas prendre ces chiffres de façon trop rigoureuse, ils n’en donnent pas moins une indication d’ordre de grandeur : mille deux cents milliards d’arbres nécessaires sur terre, alors qu’on en compte trois mille milliards. Au rythme auquel nous allons, il nous faudrait des siècles, nous ne sommes pas du tout dans les clous. En matière de haies par exemple, je vous disais qu’en France, il faudrait en planter 25.000 km par an, or non seulement nous en plantons 2.500 annuellement – donc dix fois moins –, mais surtout nous en arrachons 11.000 chaque année : en solde net, nous sommes donc à moins 8.500 km. Alors, comment fait-on pour s’attaquer à ce chantier ?

Il y a plein de goulots d’étranglement : il faut des bras, de l’argent, des parcelles où planter. Cela peut aussi bloquer au niveau des pépinières, parce qu’il faut des plants. Prenons par exemple le plan de relance ; ils ont débloqué 50 millions d’euros pour les haies en tombant dans le piège qu’on voulait éviter : celui de dire qu’il faut dépenser l’enveloppe dans son intégralité en deux ans. Il s’agit de 25 fois le budget actuel : en 6 ans, en France, nous avons planté pour 12 millions d’euros d’arbres et là, ils veulent en planter pour 50 millions en deux ans. Cette course au décaissement ne nous donne pas le temps de créer une filière, et donc les opérateurs du territoire qui planteront n’auront souvent pas d’autre choix que d’acheter les plants en Allemagne et aux Pays-Bas.

Il y a quelques semaines, je me suis incrusté au One Planet Summit à l’Elysée, et j’ai pu expliquer ce que je viens de vous dire à Emmanuel Macron ; il s’est montré assez sidéré par cet écueil. Il m’a tout de suite fait rappeler par le ministre de l’Agriculture, que j’ai donc rencontré et qui m’a confirmé qu’ils avaient sans doute avancé un peu trop vite sur ce sujet. Il était avec son conseiller que j’avais rencontré quelques mois auparavant et qui m’avait alors dit : « Je sais, tout le monde me dit que c’est impossible, mais on va y arriver ! » et à qui j’avais alors répondu que si tous les acteurs des territoires exposaient ces craintes, ce n’était sans doute pas une bonne idée de foncer tête baissée.

Donc voilà, c’est le premier constat : il faudrait planter beaucoup plus d’arbres et nous ne sommes pas équipés, nous n’avons pas les filières, et si ça se fait il va falloir acheter ailleurs, on ne sera pas dans la résilience.

Deuxième constat : nous ne pouvons presque rien proposer de concret à une partie – grandissante – de la population qui a envie de s’engager, de mettre les mains dedans, qui souhaite se sentir utile et contribuer. Beaucoup de gens veulent pouvoir dire à leurs enfants qu’ils ont pris conscience des dérapages, qu’ils ont agi, qu’ils ont fait ce qu’ils pouvaient. Je reçois de nombreux messages de personnes qui ont du temps et veulent se rendre utiles et qui me demandent ce qu’ils peuvent faire de plus pour la transition, pour changer le monde.

In fine, j’ai réuni ces deux constats dans un seul projet, celui de pépinières participatives. Pour répondre à une urgence écologique, on mobilise des volontaires et on leur offre un cadre convivial, empathique, bienveillant, et en intelligence collective. On sait que la vie en collectif autour de projets ayant du sens représente une expérience souvent irréversible pour ceux qui y goûtent, mais c’est peu dire que les modèles économiques de ces projets sont rares –  La Bascule est à ce titre une aventure intéressante à suivre.

Ainsi l’idée consiste à faire des pépinières participatives sur les territoires en partant du principe que c’est à l’État de les financer car elles ont pour objet la préservation de la maison commune et l’avenir de nos enfants. Depuis huit mois, je négocie avec les équipes de l’Élysée, du ministère de l’Agriculture, et du ministère de l’Écologie sur la manière d’enclencher ce projet. Évidemment, on pourrait associer des entreprises à ce chantier colossal et crucial pour notre survie – on devra forcément le faire un jour –, mais je voudrais qu’au départ, ce soit l’État qui assume sa responsabilité de réinvestir dans un capital naturel visant à assurer notre résilience.

Une fois qu’on aura convaincu les pouvoirs publics et obtenu une enveloppe, le projet devient assez simple : on trouve des lieux désaffectés ou non (gares, usines, châteaux, monastères, etc.), avec du terrain cultivable, et on les réhabilite en pépinières. Une équipe salariée assure le bon fonctionnement (production des plants, partenariats techniques avec les acteurs locaux compétents, vie des bénévoles sur place) et on accueille des volontaires qui restent 1 mois, 6 mois ou un an de leur temps. Chacune de leur mission sera encadrée, au moins les premières années, par des opérateurs du territoire rémunérés pour cette prestation (pépiniéristes, paysans, associations de planteurs, etc.) qui permettront de savoir quoi et comment planter, et d’assurer une production ainsi qu’un suivi de qualité.


Globalement, les volontaires auront 5 missions : récolter graines et semences dans les espaces naturels, produire les plants, identifier les parcelles où planter, organiser les chantiers de plantation, et entretenir les jeunes plants ainsi que les haies et arbres déjà présents. L’un des enjeux sera bien entendu de savoir où planter : nous nous concentrerons en premier lieu sur l’agroforesterie, qui consiste à intégrer des arbres dans et autour des parcelles agricoles. Il y a 2 millions d’hectares de la SAU (Surface Agricole Utilisée) immédiatement convertibles à l’agroforesterie, selon la Police – euh, selon le ministère de l’Agriculture (!), et probablement bien plus à terme. On parle de centaines de millions d’arbres et d’arbustes à planter la main dans la main avec les agriculteurs.

Il faudra évidemment trouver des arguments pour les convaincre, s’assurer que pour une fois, ils ne risquent rien dans cette affaire, et même leur démontrer qu’ils y gagneront au bout du compte en espèces sonnantes et trébuchantes. Nous travaillons sur plusieurs pistes avec différentes instances du monde agricole et allons trouver la bonne formule. Au bout du compte, bénévoles (ces bobos hors-sol) et paysans auront enfin un prétexte pour travailler ensemble, main dans la main, autour du totem de réconciliation qu’est l’arbre.

Le projet arrive à une étape décisive puisque nous avons quelques semaines pour répondre aux appels à projet du plan de relance, seule manière selon mes interlocuteurs institutionnels pour espérer des financements publics. On est donc au charbon, là !

LVSL – C’est intéressant parce que vous pointez une certaine distorsion technocratique de la part de ceux qui nous gouvernent, qui ne voient pas l’énorme obstacle que le terrain leur met sous le nez, et qui fabriquent quand même un plan de relance depuis le château. Par ailleurs, vous avez lancé La Bascule, une sorte de lobby citoyen mais qui se trouve aussi à l’intersection entre le monde de l’entreprise et de l’associatif. Vous avez un pied dans ces trois milieux – politique, associatif et entreprise –, quels sont les retardataires ? Quel mouvement voyez-vous dans la société civile ? Est-ce que c’est vraiment le politique qui est en retard et qui bloque ?

M. de R. – C’est moins une question de retard que de posture ; en gros ils ont chacun leurs contraintes, ils avancent avec, et ils ont du mal à accorder de l’importance aux contraintes des autres mondes. Clairement, le monde associatif, pétri de luttes intestines et s’enlisant dans des guerres de pureté, manque parfois de pragmatisme et baigne dans l’idéologie un peu facile. Je le raconte un peu dans mon bouquin : j’ai rencontré des patrons d’entreprise incroyables, magnifiquement humains et qui sont pour certains devenus des amis, tandis que par ailleurs, j’ai croisé des patrons d’association toxiques, sans aucune ouverture.

Chacun a son cadre de pensée ; le premier travail à effectuer, c’est une forme de diplomatie qui permettra d’acculturer les différents mondes aux autres, de façon à trouver des lignes de crête communes et à faire avancer ensemble en gardant les deux horizons ouverts. Après, si je veux moins être dans la réponse de normand et moins politiquement correct, je pense que dans quelques années, on verra que les associations avaient raison sur leurs idées ; donc, à ce titre-là, les associations sont quand même à l’avant-garde. On voit déjà quelques résultats, comme par exemple sur le sujet des trains de nuit : actuellement, le ministre des Transports, Jean-Baptiste Djebbari se montre partant. C’est bien, mais ça fait quand même vingt-cinq ans qu’on en parle !

Sans parler de retard, on trouve malgré tout une forme de malhonnêteté intellectuelle chez certains – je ne veux pas généraliser – chefs d’entreprise, dans quelques secteurs industriels, et chez les politiques qui sont en connivence avec eux. Clairement, on a chaque année des indicateurs objectifs qui attestent de l’état catastrophique de la situation, et les prédictions scientifiques se révèlent plus qu’alarmistes. N’oublions pas qu’historiquement, les pires prévisions des chercheurs ont toujours été surclassées par la réalité. On connait donc ces indicateurs, ces signaux, or il y a des entrepreneurs et des politiques qui s’opposent à ce que le bon sens devrait dicter, suite à ces annonces. Alors oui, il y a une forme de frein, avec des lobbyistes qui viennent voir les maires des grandes villes et mettent la pression sur un secteur, de vraies pressions comme Exxon ou Total qui ont été condamnés parce qu’ils ont financé la désinformation sur les questions climatiques. Là, ce n’est plus du retard, c’est de la malhonnêteté.

LVSL Peut-être une dernière question en lien avec La Bascule, qui évolue quand même au centre de nombreuses ramifications, en lien avec vous personnellement, aussi : on se rapproche de 2022, comment voyez-vous votre rôle dans le débat public, par rapport aux potentiels candidats, sans les nommer ? Allez-vous porter ce rôle de lobby au niveau d’un programme politique, que comptez-vous faire ?

M. de R. – Je suis à la disposition de plusieurs initiatives que je trouve intéressantes, il y en a une qui est née notamment dans la foulée de la Rencontre des Justices avec pas mal de jeunes – plus jeunes que moi – qui ont eu la gentillesse de me demander si je voulais être dans le groupe des grands frères et bien sûr, j’ai accepté. Je ne crois pas du tout au candidat providentiel. J’aurais aimé, c’est ce dont je parle dans le dernier chapitre de mon livre, que nous prenions le truc à l’envers et que nous nous disions qu’il faut que ça vienne des territoires, en partant des circonscriptions, donc des députés. La possibilité de faire émerger sur 300 circonscriptions des députés d’alliance, des candidats transpartisans qui pourraient faire pression pour une candidature unique que nous attendons au national ; nous ne pouvons pas demander au national de faire ça si les citoyens ne parviennent pas à le faire sur leur territoire. C’est une idée qui me travaille, et que j’ai soumise à pas mal de personnes (notamment à Gaël Giraud quand nous étions à Rome pour rencontrer le Pape), mais c’est une idée qui ne verra pas le jour parce qu’elle est trop compliquée, elle demande une organisation presque militaire sur le terrain, et c’est relativement antinomique avec les aspirations des militants en termes de gouvernance.

J’ai vu les sondages récemment, c’est un peu plombant parce qu’on voit que même s’il n’y a qu’une candidature unique, si on regarde ce qui se passe de l’extrême droite à la République en Marche, nous avons peu de chances d’avoir une issue heureuse. Sur 2022, sans donner de nom, il y a une ou deux personnes qui, si elles se présentent, peuvent compter sur moi pour les pousser mais c’est un peu en désespoir de cause et faute de mieux puisque ce format de la personne providentielle sera l’arbitre de la prochaine élection. Ensuite, je ne sais pas ce que je peux apporter, je suis grande gueule sur certaines choses, je ne suis pas un expert de quoi que ce soit, mais j’ai de l’énergie à revendre et j’ai envie que ça change. Voilà j’espère que cette équipe de jeunes va aboutir, j’adore l’équipe qui pilote ça, j’ai confiance en eux et ils m’impressionnent sur beaucoup de choses. Je leur donne tout mon soutien et s’ils ont besoin de moi, je serai présent.

Inde : des réformes agraires entraînent la plus grande grève du monde

Manifestation de paysans indiens le 11 décembre 2020. © Randeep Maddoke

Fin janvier, les autorités indiennes ont coupé l’électricité et l’eau à un camp de protestataires, afin de mettre un terme à un mois de sit-in des agriculteurs manifestant contre les nouvelles réformes agricoles. Malgré ces coupures et une répression policière de plus en plus violente, les agriculteurs continuent leur lutte, des milliers d’autres arrivant en tracteurs au campement en signe de solidarité. Simran Jeet Singh, universitaire indien membre de plusieurs thinks-tanks et historien de l’Asie du Sud revient sur l’origine et l’évolution de ce mouvement social hors-normes encore peu abordé en Europe. Article traduit et édité par William Bouchardon.

Depuis la semaine dernière, la répression du mouvement paysan en Inde a redoublé d’ampleur. À New Delhi, la police a tiré des gaz lacrymogènes et des manifestants ont été attaqués à coups de matraque. Selon le gouvernement indien, la violence a commencé lorsqu’un groupe de manifestants s’est écarté de l’itinéraire prévu et a franchi les barricades du Fort Rouge, symbole de l’indépendance de l’Inde, où le Président donne son allocution annuelle pour la fête nationale. Mais les vidéos prises sur le terrain montrent de multiples cas où des policiers attaquent des manifestants sans avoir été provoqués. Au moins un manifestant est mort lorsque son tracteur s’est renversé alors que la police tirait des gaz lacrymogènes, tandis que des centaines de policiers ont été blessés. Si la plupart des manifestants sont toujours déterminés à poursuivre la lutte, deux syndicats d’agriculteurs ont annoncé qu’ils se retiraient des manifestations en raison des violences.

L’escalade de fin janvier s’inscrit dans un face-à-face de plus de deux mois entre les agriculteurs et le gouvernement indien qui ressemble pour l’instant à une impasse. Les manifestants remettent en cause de nouvelles lois promulguées en septembre visant à déréglementer le secteur agricole. Pour le premier ministre Narendra Modi, ces réformes constituent un « tournant décisif » pour l’économie indienne. Les opposants des réformes les qualifient, eux, de « condamnation à mort » des travailleurs agricoles.

Les troubles ont commencé fin novembre lorsque plus de 250 millions de personnes ont participé à une grève générale en réaction aux nouvelles lois, conduisant de nombreux observateurs à qualifier le mouvement de « plus grande manifestation de l’histoire de l’humanité ». Des centaines de milliers d’agriculteurs indiens ont alors installé des camps sur différents sites à la périphérie de la capitale. Les manifestants ont dû endurer un hiver rigoureux qui a coûté la vie à 150 d’entre eux, tandis que 18 autres se sont suicidés. Malgré ces décès et les rudes conditions de vie dans les camps, les manifestants, issus d’horizons très divers, transcendant les clivages religieux, de caste et de classe sociale, et promettent de rester jusqu’à ce que soient abrogées les nouvelles lois.

Le 12 janvier, face à une pression croissante et à l’échec de onze cycles de négociations, la Cour suprême de l’Inde a suspendu les nouvelles lois et convoqué un comité pour examiner les préoccupations des agriculteurs. Les chefs de file de la protestation ont toutefois estimé que cette suspension n’était pas sincère. Pour Balbir Singh Rajewal, un des leaders du mouvement, « les membres du comité nommés par la Cour suprême ne sont pas fiables car ils ont écrit que ces lois agricoles sont favorables aux agriculteur. Nous allons continuer notre campagne ».

« Nous sommes prêts à affronter les balles, mais nous ne mettrons pas fin à nos protestations ».

Depuis le début, les syndicats d’agriculteurs appellent à un retrait complet et absolu de la législation et considèrent les propositions d’amendement insuffisantes. « Nous avons rejeté à l’unanimité la proposition du gouvernement », déclarait ainsi Jagmohan Singh, secrétaire général de l’Union Bharatiya Kisan (Union des agriculteurs indiens). « C’est une insulte à notre égard… Nous ne voulons pas d’amendements ». Alors qu’aucun des deux camps ne veut céder et que la tension monte entre manifestants et autorités, les agriculteurs sont déterminés à poursuivre la lutte, même face à la violence. « Nous sommes prêts à affronter les balles, mais nous ne mettrons pas fin à nos protestations ».

Des lois écrites pour l’agro-industrie

A l’origine du conflit, on trouve trois projets de loi : la loi sur le commerce des produits agricoles, la loi sur l’accord de garantie des prix et des services agricoles, et la loi sur les produits essentiels. Ensemble, ces lois prévoient la suppression des protections gouvernementales en place depuis des décennies à l’endroit des agriculteurs, notamment celles qui garantissent des prix minimums pour les récoltes. Si les agriculteurs protestent contre ces trois projets à la fois, ils sont particulièrement préoccupés par le Farmers’ Produce and Commerce Bill, qui habilite les entreprises à négocier l’achat des récoltes directement avec les petits agriculteurs.

Pour ces derniers, ce serait une catastrophe, la plupart d’entre eux n’ayant ni les compétences ni les ressources nécessaires pour faire face aux multinationales. Les paysans de tout le pays craignent donc que leurs moyens de subsistance ne soient décimés et qu’ils s’endettent encore plus.

Balbir Singh Rajewal, syndicaliste paysan en lutte contre les nouvelles lois agricoles. © Harvinder Chandigarh

Etant donné le poids considérable du secteur agricole dans l’économie indienne, les conséquences de ces lois s’annoncent énormes. Les petits agriculteurs et leurs familles représentent près de la moitié des 1,35 milliard d’habitants de l’Inde : selon le recensement national de 2011, près de 60 % de la population active indienne, soit environ 263 millions de personnes, dépendent de l’agriculture comme principale source de revenus. Pour beaucoup d’entre eux, ces nouvelles lois viennent confirmer ce qu’ils craignaient le plus : que les petites exploitations agricoles ne soient plus un moyen de subsistance rentable ou durable en Inde. Au cours des dernières décennies, les paysans ont vu leurs marges bénéficiaires se réduire et leurs dettes augmenter. Une récente étude de l’économiste Sukhpal Singh, de l’université agricole du Pendjab, montre ainsi que les ouvriers agricoles du Pendjab sont endettés à hauteur de quatre fois leur revenu annuel.

Épidémie de suicides chez les paysans indiens

Plusieurs études ont en effet démontré que le cycle implacable de l’endettement est le principal facteur de l’épidémie de suicides de paysans que connait le pays. En trois ans, de 2015 à 2018, plus de 12.000 agriculteurs ont mis fin à leur jour dans l’État du Maharashtra. Et cette tragédie ne se limite pas à un seul État : en 2019, plus de 10.000 fermiers indiens se sont suicidés, selon les données du Bureau national indien des archives criminelles.

Or, ces statistiques alarmantes ont été enregistrées avant l’introduction des nouvelles lois ! On comprend mieux pourquoi certains qualifient ces dernières « d’arrêt de mort »… En effet, de nombreux experts craignent que la nouvelle législation ne serve qu’à endetter davantage les agriculteurs, exacerbant ainsi la crise économique et l’épidémie de suicides qui en découle.

Kaushik Basu, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, résume la situation en un tweet : « Je viens d’étudier les nouvelles lois agricoles de l’Inde. Je me rends compte qu’elles sont biaisées et qu’elles seront préjudiciables aux agriculteurs. Notre réglementation agricole doit changer, mais les nouvelles lois serviront davantage les intérêts des entreprises que ceux des agriculteurs. Chapeau à la sensibilité et à la force morale des agriculteurs indiens ».

Endettement et crise écologique : les legs de la « Révolution verte »

Le mouvement de protestation actuel s’inscrit dans une lutte beaucoup plus longue des agriculteurs indiens, inextricablement liée à la mise en œuvre du programme de la « révolution verte » à la fin des années 1960. Soutenue par les États-Unis, cette initiative déployée dans tous les pays du Sud a conduit à des pressions du gouvernement indien sur les agriculteurs du Penjab pour qu’ils abandonnent leurs méthodes agricoles traditionnelles au profit d’un système industriel américanisé. Si les rendement des cultures se sont considérablement améliorés, ces « progrès » rapides ont toutefois eu des conséquences profondément néfastes.

Pou augmenter les rendements, les nouvelles semences ont eu besoin de beaucoup plus d’eau que n’en fournissaient les précipitations naturelles. Les agriculteurs ont donc dû creuser des puits et irriguer leurs champs avec l’eau des nappes phréatiques. Ils ont également dû recourir à des pesticides et à des engrais nocifs pour favoriser la croissance « miraculeuse » des semences modifiées. Autant de pratiques qui se poursuivent encore aujourd’hui. Cependant, comme les prix des semences et des pesticides ont augmenté et que les prix minimums de vente des récoltes approuvés par le gouvernement sont restés bas, les agriculteurs ont été obligés de se tourner vers les banques et les prêteurs privés pour obtenir des prêts afin de maintenir leur entreprise à flot. C’est ainsi qu’a débuté la crise écologique, sanitaire et économique qui frappe désormais les agriculteurs indiens.

L’usage de pesticides toxiques durant des décennies a ravagé les sols du pays. En parallèle, les études du gouvernement montrent que les agriculteurs ont pompé tellement d’eau souterraine pour irriguer leurs cultures que le niveau de la nappe phréatique baisse de près d’un mètre par an. Le Penjab, l’un des plus gros consommateurs de pesticides par hectare du pays, connait également l’un des pires taux de cancer en Inde, ce qui lui vaut le titre de « ceinture du cancer »… Une étude de 2017 a relevé d’importantes traces d’uranium et d’autres éléments toxiques lourds dans des échantillons d’eau potable, tandis que de nombreuses autres études font un lien entre la forte augmentation des cas de cancer au Penjab et l’utilisation massive de pesticides dans la région.

Même si les agriculteurs indiens obtiennent l’abrogation de la législation, ils seront contraints de retourner travailler dans les mêmes conditions intenables, qui conduisent un paysan au suicide toutes les 30 minutes.

Les mauvaises récoltes dues à la dégradation des sols et l’incapacité à rembourser les intérêts des prêts ou à obtenir des prix compétitifs pour leurs produits forment un cercle vicieux pour nombre de paysans indiens. D’où l’épidémie de suicide que la nouvelle législation ne fera qu’aggraver.

Un moment décisif

La situation des agriculteurs indiens était déjà sombre avant même l’introduction de la nouvelle législation. Loin d’être une aberration, ces manifestations sont en fait la conclusion logique de décennies d’exploitation et de négligence de la part du gouvernement. Même si les agriculteurs indiens obtiennent l’abrogation de la législation, ils seront contraints de retourner travailler dans les mêmes conditions intenables, qui conduisent un paysan au suicide toutes les 30 minutes.

Si le gouvernement reste passif et ne s’attaque pas aux causes profondes de cette crise, les protestations de ce type deviendront de plus en plus fréquentes à mesure qu’augmenteront les taux de cancer, la pauvreté et l’épidémie de suicides. Alors que la tension s’aggrave chaque jour, il est clair que le gouvernement indien se trouve à la croisée des chemins. Continuera-t-il à ignorer et à négliger des millions de personnes les plus vulnérables ou cherchera-t-il enfin à résoudre les problèmes de longue date qui sont au cœur de cette lutte ? La réaction du gouvernement à ces manifestations de masse déterminera si l’Inde reste prisonnière d’un passé d’exploitation ou si elle s’engage résolument dans la voie d’un avenir plus juste et plus écologique.

Généalogie de la violence en Amérique centrale : l’inégalité foncière comme moteur de l’instabilité politique

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Une décennie de guerre civile 1981 – 1992. Armée salvadorienne (photo) en guerre contre le Front Farabundo Marti de Libération Nationale. © Guiseppe Dezza

Eldorado révolutionnaire dans les années 1980, l’Amérique centrale a aujourd’hui perdu de sa superbe. Elle fait rarement l’actualité française, et lorsqu’elle existe, la couverture médiatique s’adonne à dresser le bilan humain de catastrophes naturelles répétées, à pointer des records de violence, ou à déplorer la crise migratoire qui s’y déroule. Moins connue que sa voisine, l’Amérique du Sud, les deux partagent pourtant une histoire marquée par les inégalités foncières, histoire qui résonne encore davantage dans l’isthme centraméricain en raison du poids de sa population rurale. La crise environnementale actuelle et les risques qu’elle fait peser sur la ressource foncière sont venus remuer les cendres de plus d’un siècle de conflits pour la terre. Accaparement des oligarchies, projets redistributifs révolutionnaires, et ingérence des Etats-Unis : retour sur les antagonismes d’hier pour comprendre les défis d’aujourd’hui.  

Les héritages coloniaux : concentration foncière et monocultures d’exportations

La colonisation espagnole va profondément façonner l’histoire contemporaine de l’Amérique centrale. La Couronne d’Espagne conquiert le continent avec un but principal : l’exploitation des réserves d’or et d’argent. Mais les maigres gisements de l’Amérique centrale, vite épuisés, vont rapidement sceller son destin agricole.

Dès la fin du XVIe siècle, la Couronne espagnole, étouffée par une dette colossale, décide de vendre ses parcelles agricoles les plus fertiles aux descendants des conquérants. Ces derniers choisissent l’élevage extensif ou la monoculture de l’indigo, de la canne à sucre, et du cacao. Ces exploitations répondent à la demande du marché européen, soit indirectement par l’approvisionnement en denrée alimentaires de l’économie minière, soit directement par l’exportation de produits convoités sur le marché intérieur européen.

À l’exception de quelques noyaux de population groupés au nord-ouest de l’actuel Guatemala ou en bordure de rivière, l’Amérique centrale ne présente pas de peuplements indigènes aussi denses qu’au sud du continent. Le besoin en main d’œuvre conduit au déplacement forcé de nombreuses communautés autochtones, depuis les régions montagneuses vers les plaines littorales. Un système d’asservissement économique basé sur l’endettement des paysans travailleurs se met en place : l’hacienda (1).

Les grands propriétaires – latifundios – accordent aux paysans des prêts en monnaie ou en nature moyennant un remboursement par le travail sur la plantation. La main d’œuvre est ainsi forcée de demeurer sur la plantation et de vendre sa force de travail pour payer son dû. Par ailleurs, les lopins de terres concédés à la paysannerie autochtone sont insuffisants pour assurer la subsistance du foyer. À long terme, les paysans indigènes demeureront contraints de travailler pour l’hacienda en quête d’un nécessaire complément de revenu.

La structure foncière inégalitaire et le système économique fondé sur l’extraversion agricole dont hérite l’Amérique centrale à la veille des indépendances de 1821 vont dessiner sa trajectoire. Le poids des monocultures entrainera la plupart des pays de la région dans un phénomène de dépendance au sentier : la dépendance vis-à-vis des exportations agricoles empêchera la diversification de l’économie, jugée trop coûteuse à court terme. Seul le Costa Rica, qui hérite d’une structure foncière plus équilibrée, jouira d’une relative stabilité politique.

https://geology.com/world/central-america-satellite-image.shtml

Le maintien d’un ordre inégalitaire après les indépendances

Les indépendances ne remettent pas en cause la concentration des ressources foncières et agricoles entre les mains de quelques-uns. Au contraire, l’oligarchie voit sa puissance renforcée. Elle peut désormais exporter vers les marchés européens, libérée des contraintes économiques et réglementaires autrefois imposées par la Couronne espagnole. L’économie de la région sera dès lors rythmée par les succès consécutifs des différentes monocultures.

Le XIXe siècle est marqué par l’expansion rapide de la culture du café, qui dans certaines régions – notamment le Salvador – se fait par la spoliation de terres indigènes. En 1880 le café est le premier produit d’exportation du Costa Rica, du Guatemala et du Salvador. Pour développer leurs exploitations caféières, les latifundios font appel aux bailleurs de fonds des pays consommateurs. Ces derniers récupèrent les plantations des mauvais payeurs, entraînant le passage rapide de très grandes plantations caféières aux mains d’investisseurs étrangers.

Les progrès réalisés en matière de transport terrestre, maritime et de réfrigération pour la conservation des fruits et des viandes confortent la spécialisation agro-exportatrice de l’Amérique centrale. Dans la première moitié du XXe siècle, la banane connaît un essor fulgurant, et cela sous la tutelle d’investissements extérieurs, en particulier des États-Unis dont la victoire contre la Couronne espagnole en 1898 a assis l’influence.
Les compagnies bananières nord-américaines s’implantent en suivant un même schéma : elles se voient concéder de grandes étendues de terres en échange de la construction d’infrastructures portuaires et de transport, dont elles conservent ensuite la gestion pendant plusieurs décennies (2). Parmi elles, l’emblématique United Fruit Company.

La mainmise des États-Unis sur la région, et leur tutelle sur le canal de Panama jusqu’en 1999 leur assure le contrôle du transit des marchandises à travers l’isthme centraméricain. Dans la première moitié du XXe siècle, le Nicaragua subit les occupations successives de l’armée américaine, motivées par l’ambition de construire un deuxième canal interocéanique. En 1927, la guérilla d’Augusto Sandino se soulève contre la présence étrangère. Les ouvriers et les paysans, dont la précarité est entretenue par l’économie d’agriculture rentière et de plantations, constituent sa principale base sociale.

Guerre de voisinage, aux origines de la “guerre du foot” Honduras-Salvador…

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Soldados_Salvadore%C3%B1os_patrullando_el_%C3%A1rea_fronteriza_con_Honduras_durante_la_guerra_de_las_100_horas,_1969.jpg
Soldat Salvadoriens patrouillant dans la zone frontalière avec le Honduras, 1969

La crise économique de 1929 et la chute du prix des matières premières viennent aggraver la situation de la petite paysannerie dans la région. Pour abaisser les coûts de productions, les exploitants diminuent les salaires des ouvriers agricoles. Le mécontentement et la misère alimentent la contestation paysanne.

En janvier 1932, des milliers de paysans de l’ouest du Salvador s’insurgent. Armés pour la plupart de machettes et de quelques fusils, ils attaquent des garnisons militaires, occupent des villes, et pillent ou détruisent entreprises, bâtiments gouvernementaux et maisons privées. La révolte sera violemment réprimée par l’armée et les bandes paramilitaires locales. En l’espace de quelques jours, on décomptera selon les sources entre 10 000 et 40 000 morts. Cet épisode sanglant, nommé « La Matanza » (massacre en espagnol), est considéré comme l’un des cas les plus extrêmes de répression étatique dans l’histoire moderne de l’Amérique latine.

En parallèle, naissent les germes d’un autre conflit… Pour pallier le manque de terres, l’oligarchie foncière salvadorienne organise le déplacement de nombreux travailleurs agricoles au Honduras voisin, pays cinq fois plus grand mais guère plus habité. 30 ans plus tard, ce sont 300 000 Salvadoriens qui ont migré au Honduras.

En 1962, le gouvernement hondurien tente de lancer une réforme agraire qui vient s’opposer aux intérêts des grands propriétaires et des compagnies étrangères, dont la United Fruit Company. Avec l’appui de ces derniers, le général Arellano fomente un coup d’État qui renverse le président Ramon Villeda. La réforme en projet est rapidement abandonnée, mais sous la pression de l’activisme agraire, le général Arellano sera finalement contraint de la relancer à la fin des années 1960. La question foncière se trouve alors au cœur du débat public, les Salvadoriens apparaissent comme des concurrents pour la terre et sont dépeints dans la presse comme des accapareurs. En juin 1969, la flambée des tensions conduit à l’expulsion de 500 familles salvadoriennes. Un pic de violence est atteint le 14 juillet 1969, prolongeant des semaines d’affrontements déclenchés par des matchs de football qui ont opposé les deux équipes nationales. La « guerre du foot » durera 4 jours, le bilan comptera plusieurs milliers de morts.

D’une pierre deux coups : sauvegarde de ses intérêts commerciaux et lutte contre le communisme ; le soutien des États-Unis à l’oligarchie foncière

Alors qu’en Amérique du Sud, à partir des années 1960, les États-Unis encouragent et font pression sur les gouvernements pour enclencher un relatif partage des terres et favoriser le développement d’un marché intérieur, les intérêts nord-américains en Amérique centrale sont différents. Les États-Unis y sont beaucoup plus présents du fait de multinationales agricoles (Standard Fruit Company, United Fruit Company…) et parce que les monocultures d’exportation leur sont quasi-exclusivement destinées(3). Ils n’ont donc intérêt ni à la redistribution, ni au développement d’une agriculture diversifiée pour alimenter le marché national. Ceci motive un soutien indéfectible aux grands propriétaires fonciers, soutien sans lequel ces derniers ne pourraient se maintenir.

En 1954, les intérêts particuliers du groupe United Fruit Company, soutenu par les États-Unis, vont anéantir une expérience politique et économique sans précédent en Amérique latine. Les raisons de la colère : encore et toujours, la terre.

Au Guatemala, la fin de la dictature en 1944 a marqué le début du « Printemps guatémaltèque », une période caractérisée par des avancées sociales et politiques considérables : semaine de travail de quarante-quatre heures, droit de s’organiser en syndicats, égalité des salaires entre hommes et femmes, plan d’éducation, abolition de la discrimination raciale… Jacobo Arbenz accède démocratiquement au pouvoir en 1952 et entend poursuivre la politique réformiste amorcée 8 ans auparavant. Le décret n°900, ou « Loi de réforme agraire », est voté à l’unanimité. Il exproprie plus de 600.000 hectares de terres en friche ou en jachère appartenant à l’oligarchie foncière nationale et aux investisseurs étrangers, en vue de les redistribuer aux petits paysans et paysans sans terres. En deux ans, 500.000 Guatémaltèques, sur une population totale de trois millions d’habitants, vont bénéficier de ces dotations (4). La compagnie bananière nord-américaine United Fruit Company n’entend pas se laisser amputer de ses terres et s’affaire en coulisse à l’organisation d’un coup d’État. Elle dispose de connexions privilégiées au plus près du pouvoir : la secrétaire particulière du président des États-Unis Eisenhower n’est autre que l’épouse d’Edmund Whitman, le chargé des relations publiques de la firme.
Pour obtenir le soutien du gouvernement, l’entreprise agite le spectre du péril rouge et présente la réforme guatémaltèque comme un projet piloté par Moscou. Le décret n°900 exposait pourtant noir sur blanc qu’il visait à développer des formes capitalistes de production d’agriculture et à intégrer l’agriculture guatémaltèque à l’économie de marché. Mais la compagnie bananière réussit son opération de communication. En juin 1954, une centaine d’opposants armés par la CIA pénètrent dans le pays, appuyés par les bombardements aériens de pilotes nord-américains. Le président Arbenz capitule. Cet évènement forme le point de départ de plus de quarante années de guerre civile, et d’un massacre sans précédent dans l’histoire du pays. Le clivage ethno-agraire entre grands propriétaires ladinos (5) et paysans indiens sera l’un des éléments matriciels du conflit.

Quoique la main soviétique ait en l’occurence été fantasmée pour servir les intérêts de la United Fruit Company, l’Amérique centrale a cependant incarné un véritable front de la guerre froide.

En juillet 1979 au Nicaragua, fort du soutien populaire, le Front sandiniste de libération nationale d’inspiration marxiste arrive au pouvoir par les armes, mettant ainsi un terme à plus de quarante ans de dictature de la famille Somoza. Celle-ci disposant à elle seule de près de 20% de la superficie cultivable du pays [6], les sandinistes héritent d’une économie très dépendante des marchés internationaux et particulièrement des États-Unis, principal acheteur et premier fournisseur. Jusque-là, la politique agricole consistait à investir quasi-exclusivement dans les grandes exploitations exportatrices (coton, tabac, canne à sucre, bananes…). Les petits paysans, refoulés sur les terres les moins fertiles et les plus difficiles d’accès, ne pouvaient être compétitifs et étaient réduits à une agriculture de subsistance.

La réforme agraire lancée par le nouveau gouvernement consiste en une expropriation et nationalisation du domaine de la famille Somoza. Comme il doit composer avec la bourgeoisie agraire engagée dans la lutte anti-somoziste, le gouvernement épargne le reste des grands domaines. Cette nationalisation n’aboutit toutefois pas à une vaste redistribution. L’État compte encore sur les cultures d’exportation, principales pourvoyeuses de devises, et craint que la distribution des terres aux paysans ne convertisse ces exploitations en cultures vivrières. La première réforme ne parvient ainsi pas à répondre à la demande foncière, et les occupations de terres sous-exploitées se multiplient dans les régions nord du pays. Une deuxième phase de réforme est donc lancée en août 1981. Les expropriations s’étendent désormais aux terres insuffisamment exploitées de l’ensemble des latifundios. Ces démembrements radicalisent l’opposition au pouvoir. Certains grands propriétaires expropriés se rallient au mouvement contre-révolutionnaire des contras, une contre-insurrection pilotée par les États-Unis, opposés au régime sandiniste proche de Cuba.

En effet, dès son arrivée au pouvoir, Reagan rompt avec la politique d’aide de son prédécesseur et entend écraser l’influence marxiste qui se propage dans son pré-carré. L’intervention américaine, à travers le soutien militaire et financier apporté au contras, entraînera le Nicaragua dans dix années de guerre intestine et bloquera toute réforme efficace en obligeant le pouvoir à se concentrer sur la politique sécuritaire.

L’Histoire de l’Amérique centrale est étonnamment répétitive : le Salvador connaîtra un sort semblable à celui du Nicaragua. En 1981, les profondes inégalités déclencheront douze ans de guerre civile révolutionnaire entre le Front Farabundo Martí (FMLN, d’obédience marxiste-léniniste) et les gouvernements successifs. Ici aussi, l’ingérence des États-Unis sera encore de mise.

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Une décennie de guerre civile 1981 – 1992 : Les affrontements oppose l’armée salvadorienne (photo) au le Front Farabundo Marti de Libération Nationale. © Guiseppe Dezza
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Manifestation contre l’ingérence des Etats-Unis dans la guerre civile qui touche le Salvador, Chicago, 1989

Quel bilan aujourd’hui ? Les enjeux de la crise climatique, un facteur de tension supplémentaire

Après plus d’un siècle et demi de dissensions et de conflits entre pays voisins, la fin de la guerre froide confine davantage l’Amérique centrale dans l’arrière-cour des États-Unis. Les réformes agraires, lorsqu’elles ont eu lieu, ont été un échec car peu ambitieuses ou rapidement remises en cause par des politiques néolibérales.

Au Honduras en 1992, la loi de modernisation agricole ouvre les terres distribuées lors de la réforme agraire à la vente et l’exploitation pour une agriculture de rente. L’objectif recherché est clair : attirer les capitaux de l’agro-business. Des chefs de coopératives agricoles vendent les terres, souvent à l’insu des paysans qui la cultivent et qui ont peu de ressources pour faire respecter leurs droits face aux grandes entreprises.
Les réformes agraires adoptées dans les années 1980 et 1990 au Nicaragua et au Salvador dans le cadre des processus de paix sont contemporaines des programmes d’ajustements structurels imposées par le Fonds monétaire international. Les paysans se voient accorder des terres en même temps qu’on les prive des moyens financiers et matériels de les mettre en valeur. Ils les revendent aux exploitants qui possèdent déjà un capital économique conséquent, et la propriété des terres retombe aux mains des multinationales.

Malgré ces échecs, la perspective de nouvelles réformes agraires semble aujourd’hui enterrée. Des décennies de guerre ont eu raison des velléités révolutionnaires et les partis issus des guérillas marxistes se sont satisfaits de réformes inachevées mais pacificatrices. Pour ceux-là qui ont accepté le statu quo, la politique de réforme agraire appartient au siècle passé.

Aujourd’hui, les effets de la crise climatique renforcent la pression qui régnait déjà sur les terres. Les terres exploitables se raréfient. Les multinationales sortent gagnantes de cette concurrence pour la terre, compromettant davantage les possibilités de diversification économique. Longues périodes de sécheresses, inondations brutales et élévation des températures fragilisent les capacités paysannes de subsistance.

https://wrm.org.uy/es/articulos-del-boletin-wrm/expansion-de-las-plantaciones-de-palma-aceitera-como-politica-de-estado-en-centroamerica/
Paysage de monoculture de palme en Amérique centrale

Les communautés rurales se disputent l’eau avec les grands groupes agricoles ou extractifs, et des projets d’infrastructure tels que les grands barrages sont souvent venus réduire leur accès à la ressource. Dans les zones côtières du Salvador par exemple, la culture de la canne a étendu sa surface de quasi 50% durant la dernière décennie. Ce changement d’usage des sols qui est allé de pair avec la surexploitation des ressources en eau et leur pollution au glyphosate et autres engrais chimiques, a contraint un déplacement de l’agriculture paysanne (7). Au Guatemala, la déviation des cours d’eau par les entreprises bananières est dénoncée depuis de nombreuses années par les riverains, qui l’accusent de mettre à sec les fleuves pendant la saison sèche (8).

Les flux croissants de migrations enregistrés ces dernières années vers les États-Unis en provenance de l’Amérique centrale (9), s’expliquent en partie par la crise à laquelle sont confrontés les espaces ruraux (10). Le changement climatique vient ainsi raviver les inégalités profondes de la société centraméricaine, et soulève l’urgence d’une remise en cause des systèmes productifs de la région, afin de pouvoir assurer à son peuple, une vie sur sa terre d’origine.

Notes :

(1) « Hacienda » est communément employée pour désigner une exploitation agricole de grande dimension. Les économistes font néanmoins la distinction entre l’hacienda et la plantation en tant que système productifs et économiques différents avec des critères tenant au contrôle du travail, à l’utilisation des terres et du capital. L’hacienda est caractérisée par la monopolisation des terres destinées à nier des alternatives aux  travailleurs, tandis que la plantation s’appuierait davantage sur la rémunération par le salaire et non par l’allocation de moyens de subsistance (Edelman, Marc. 2018. « ‘Haciendas and Plantations’: History and Limitations of a 60-Year-Old Taxonomy ». Critique of Anthropology)

(2) Ellis, 1983 ; cité par Dufumier, M. 2004. Agricultures et paysanneries des Tiers mondes. Collections « Hommes et sociétés ». Paris: Karthala.

(3) Dufumier, M. 1985. « Réforme agraire au Salvador ». Civilisations 35 (2)

(4) Dasso, Étienne. 2008. « Aux origines du coup d’État de 1954 au Guatemala : le rôle de la United Fruit Company dans la préparation du soulèvement contre Jacobo Arbenz ». L’Ordinaire des Amériques, nᵒ 210

(5) « Ladino » est, en Amérique centrale, le nom donné aux personnes d’ascendance indigène, le plus souvent métisses, et de culture “hispanisée”, c’est-à-dire dont la langue maternelle est l’espagnol et qui ont un mode de vie fortement occidentalisé.

(6) Dufumier, Marc. 1983. « La question agraire au Nicaragua ». Revue Tiers Monde 24 (95)

(7) Instituto de Investigaciones ITZTANI (2012): Análisis de la producción azucarera en el salvador y sus vínculos con procesos de cambio del uso del suelo, la deforestación y degradación de ecosistemas forestales. MARN y GIZ.

(8) Tribunal Latinoamericano del Agua, VI Audiencia Pública TLA – Audiencias de Instrucción sobre Controversias Hídricas en Argentina, El Salvador, Nicaragua y Guatemala, Ciudad Guatemala – 05 a 09 de Octubre 2015

(9) Faret Laurent, 2018, « Enjeux migratoires et nouvelle géopolitique à l’interface Amérique Latine‐ Etats Unis », Hérodote, n°171, pp.89‐10.

(10) Film documentaire, 25 mn, Honduras, les migrants de la soif.
https://www.france24.com/fr/20190215‐reporters‐doc‐honduras‐exil‐caravane‐migrants‐etats‐unisviolence‐pauvrete‐secheress

Cet article s’est appuyé sur les lectures suivantes :

Acqueros, Jean-Gabriel, et Demoustier, Alain. 1981. « Amérique centrale : les raisons d’une crise » Politique étrangère 46 (3): 691‑98.

Bataillon, Gilles. 2005. « De Sandino aux contras ». Annales. Histoire, Sciences Sociales 60e année (3): 653‑88.

Blanc, Pierre. 2018. Terres, pouvoirs et conflits. Une agro-histoire du monde. Presses de Sciences Po.

Ching, Erik, et Virginia Tilley. 1998. « Indians, the Military and the Rebellion of 1932 in El Salvador ». Journal of Latin American Studies.

Collombon, Maya, et Dennis Rodgers. 2018. « Introduction. Sandinismo 2.0 : reconfigurations autoritaires du politique, nouvel ordre économique et conflit social ». Cahiers des Amériques latines.

Dasso, Étienne. 2008. « Aux origines du coup d’État de 1954 au Guatemala : le rôle de la United Fruit Company dans la préparation du soulèvement contre Jacobo Arbenz ». L’Ordinaire des Amériques.

Dufumier, M. 2004. Agricultures et paysanneries des Tiers mondes. Collections « Hommes et sociétés ». Paris: Karthala.

Dufumier, Marc. 1985. « Réforme agraire au Salvador ». Civilisations.

Dufumier, Marc. 1983. « La question agraire au Nicaragua ». Revue Tiers Monde.

Edelman, Marc. 2018. « ‘Haciendas and Plantations’: History and Limitations of a 60-Year-Old Taxonomy ». Critique of Anthropology.

Faret, Laurent. 2018, « Enjeux migratoires et nouvelle géopolitique à l’interface Amérique Latine‐ Etats Unis », Hérodote.

Ramonet, Ignacio. 1987. « La longue guerre occulte contre le Nicaragua ». Le Monde diplomatique.

Mozambique : la crise perpétuée

Pont Kassuende, province de Tete, Mozambique © Ramon Novales

Dans un précédent article, nous abordions la situation insurrectionnelle que connaît le Cabo Delgado, région située au nord du Mozambique, où l’on trouve intérêts pétroliers et groupes djihadistes mêlés. Aujourd’hui, la situation n’a pas changé, et tend même à s’aggraver. Derrière l’horreur de ces actes se dissimulent les problèmes économiques et sociaux du Cabo Delgado et plus largement ceux du Mozambique.

Le 11 novembre au matin, selon les informations locales, des « militants islamistes radicaux », affiliés à Daesh et actifs dans la région depuis 2017, ont attaqué le district de Muidumbe aux cris de Allah Akbar avant de commettre leurs exactions. Les civils capturés ont été conduits sur un terrain de footbal tout proche pour y être décapités et, pour certains, démembrés. La plupart étaient des adolescents tout juste circoncis, après avoir participé à une cérémonie d’initiation masculine très pratiquée dans la région par les populations locales. Outre ces violences atroces, ce sont aussi les douloureux souvenirs de la guerre civile (1977-1992), qui a opposé le Front de Libération du Mozambique (FRELIMO) à la Résistance Nationale du Mozambique (RENAMO), et ceux de la période coloniale qui refont surface. Un tel massacre ne peut que rappeler celui de Mueda, situé à quelques kilomètres de Muidumbe, où, le 16 juin 1960, les autorités coloniales portugaises ont ouvert le feu sur la population locale.

Actuellement, le chaos et l’incertitude règnent dans la région. La plus grande peur est celle de voir la terreur djihadiste prendre de plus en plus d’ampleur et s’étendre dans la province du Niassa, au nord-est, ou en Tanzanie, contribuant ainsi à l’apparition d’un État islamique en Afrique de l’Est. Cependant, cette peur cache d’autres problèmes et d’autres enjeux à l’échelle du pays entier. Derrière l’insurrection djihadiste, c’est la fragilité de ce pays bientôt quinquagénaire qui s’exprime. Entre développementalisme et profonde crise sociale, le Mozambique souffre.

La violence djihadiste au Mozambique

La violence généralisée au Cabo Delgado, riche en gaz, qui a déjà déplacé 435 000 personnes, s’étend petit à petit à d’autres régions, notamment aux provinces voisines de Niassa et Nampula. Les autorités locales ont déjà offert leur aide à des familles de déplacés allant plus au sud, notamment en Zambézie et à Sofala, alors que la situation y est déjà catastrophique : le cyclone Idaï de 2019 a dévasté ces régions côtières. Dans le passé, le Cabo Delgado fut une des provinces les plus touchées par la guerre civile, qui la déchira entre les Macondes (groupe ethnique minoritaire au Cabo Delgado) proches du parti-État du FRELIMO, au pouvoir depuis 1975, et les Makhuwas qui ont, depuis la période coloniale, une réputation belliqueuse de par leur proximité avec la RENAMO. L’insurrection djihadiste en cours a des sources plus profondes, comme la répression passée du multiculturalisme, ou celle des religions après l’indépendance.

« Carte des provinces du Mozambique » extraite du site cmap.comersis.com, mise à jour le 03 février 2019, libre de droits

À l’indépendance, le parti-État marxiste-léniniste mène une politique prônant un modèle laïque moderne, symbolisé par la volonté de créer un Homem novo (homme nouveau). Un des aspects de cette politique fut la répression des religions : il devint alors interdit d’enseigner le Coran aux enfants et d’autres pratiques religieuses furent interdites. Le non-respect de ces interdictions pouvait mener les récalcitrants à aller dans des camps de travail ou de « rééducation ».

C’est seulement sous l’impulsion du président Samora Machel que le Conseil Islamique du Mozambique (CISLAMO) fut créé début 1980, afin de bénéficier du soutien des populations musulmanes alors récalcitrantes au modèle national imposé. Sa création a été faite par Abubacar Ismail Manshiraqui, qui, selon les récits propagés par ses détracteurs, a introduit le wahhabisme au Mozambique. Selon Lorenzo Macagno , spécialiste de l’Islam au Mozambique, le terme wahhabisme est devenu une catégorie d’accusation diffuse et ambiguë contre certains musulmans du Mozambique et il est le plus souvent utilisé comme synonyme d’intégrisme. Dans les années 1980 et 1990 l’essor du wahhabisme dans la région réduisit considérablement l’influence des vieilles confréries soufies. Cette influence est peut-être aussi une des causes de la radicalisation d’une partie des populations locales, qui sont les plus pauvres du pays. Il y a aussi, depuis les années 1990, l’émergence d’Ansar Al-Sunna (Les Partisans de la tradition), groupe militant islamiste actif dans la région, ainsi que des tensions toujours plus grandes entre le Conseil islamique et une partie de la jeunesse, qui s’est radicalisée. Au même moment, la guerre civile (1977-1992) a laissé des plaies qui sont encore, à ce jour, à panser.

Avant même que l’insurrection djihadiste ne débute en 2017, la région était donc déjà en proie à des tensions confessionnelles, tout en devant panser les plaies du passé conflictuel et du passage du cyclone Idaï en 2019. Ces problèmes sociaux se sont ainsi conjugués avec la rancœur d’une politique passée anti-religieuse : en conséquence, la situation ne cesse de se dégrader depuis 2017. Le gouvernement est critiqué par la RENAMO et par d’autres citoyens désabusés par le FRELIMO, mais refuse de remettre en question le modèle de développement ultralibéral mis en place depuis 1992. Il paraît malgré tout en désarroi face à l’évolution de la situation. Le président Nyusi refuse d’avouer que la situation se dégrade toujours plus… alors qu’il fait appel aux forces militaires des pays voisins et à des mercenaires venus de l’étranger pour combattre les djihadistes. Le commandement militaire est dépassé et la situation est explosive. Début janvier, Total a ainsi évacué la plupart de ses cadres vers Maputo, tandis que le président Nyusi cherche à obtenir le soutien militaire et logistique des pays voisins (Afrique du Sud, Zimbabwe, Tanzanie) et de la France.

Ailleurs, la crise sociale

Derrière l’insurrection djihadiste au Cabo Delgado, c’est un sentiment d’abandon plus général qui domine, élargi à toutes les régions du nord marginalisées par le sud et la capitale Maputo. Néanmoins, la situation au Cabo Delgado reste particulière, ayant pour origine une vieille crise régionale toujours actuelle. Chez les Mwani et les Makhuwas (groupes ethniques majoritaires au Cabo Delgado), et dans les provinces du Zambèze ou de Nampula, le discours semble être le même : qu’importe l’horreur et la misère, c’est le discours développementaliste qui prime.

Sur les blogs anti-FRELIMO et souvent pro-RENAMO, il est possible de lire que l’insurrection djihadiste n’est au fond qu’une révolte contre les Macondes réputés proches du FRELIMO, qui détiennent le pouvoir politique dans la région. Le livre Les Bandits de Michel Cahen, qui narre la participation de l’historien à la campagne électorale de la RENAMO au lendemain de la guerre civile, dresse un bilan de la rancune et de la rancœur qu’éprouvent les (ex-)partisans de la RENAMO contre l’État mozambicain encore aujourd’hui.  Dans la province du Zambèze, les promesses d’industrialisation n’ont pas été tenues et la province de Nampula souffre encore des séquelles qu’a laissé le cyclone Idaï. La ville de Beira, deuxième ville du pays en nombre d’habitants, a été détruite à plus de 80 % par le cyclone. La stagnation des eaux a aussi favorisé une recrudescence des cas de choléra et de paludisme. L’arrivée du Covid-19 aggrave encore la situation sanitaire.

Ailleurs, au centre du pays, la province du Zambèze fut aussi le théâtre sanglant de la guerre civile tant la RENAMO s’y est fortement implantée en réaction à la politique centralisatrice du FRELIMO. Dans cette région, le FRELIMO demeure encore très impopulaire, il reste le parti du « Sud ». Pour les populations locales le propos est très clair : Os Shanganes comem tudo ! (« Les Shanganes mangent tout ! », les Shanganes étant une population du sud du pays perçue comme favorisée par le FRELIMO par rapport au reste du pays).

La situation politique demeure instable et certaines parties de la région n’ont pas encore été déminées depuis la fin de la guerre civile. Jusqu’en 2019, il était assez fréquent de croiser sur les routes d’anciens rebelles de la RENAMO n’ayant pas déposé les armes, attaquant les différents voyageurs. Un des grands enjeux politiques, tant pour la RENAMO que pour le FRELIMO, est aujourd’hui le désarmement complet des anciens combattants de la RENAMO. En plus de cela, toute tentative de réforme agraire est désormais impossible du simple fait que le cyclone Idaï a tout dévasté alors que la région, aux sols riches, ne s’est pas encore remise des politiques de collectivisation des terres (avec les machambas, équivalent des kolkhozes) des premières années de l’indépendance. De ce fait, la majorité des producteurs qui possèdent généralement entre 4 et 10 hectares de terrain font à la fois face à un climat toujours plus humide – impropre à la culture de haricots, de tabac ou de coton – et aux conséquences néfastes de l’aide humanitaire qui, donnée presque en continu depuis la guerre civile, entrave le développement de l’agriculture locale.

Comme le Cabo Delgado, les régions côtières font l’objet d’une prédation économique de la part de multinationales étrangères. Par exemple, la multinationale à capitaux chinois A Africa Great Wall Meaning Company a obtenu en 2014 des concessions pour la prospection et l’exploitation de sables lourds dans les districts d’Inhassunge et de Chinde sur la côte zambézienne. Cela ne va pas sans une forte protestation locale réprimée durement par les autorités locales : les populations locales ont été délogées, ce qui les a encore plus exposées aux conséquences du cyclone Idaï. Plus loin sur le fleuve Zambèze, à l’intérieur des terres, le projet de barrage hydroélectrique Mphanda Nkuwa, avec une capacité de 1500 mégawatts, est un autre exemple du développementalisme mozambicain. De nombreuses multinationales sont impliquées dans le projet de construction de ce barrage : la firme sud-africaine Eskom, la chinoise State Grid, la brésilienne Eletrobras et la française EDF. Ce projet pharaonique, dont le coût a été évalué à 2,3 milliards $, a été élaboré sans concertation avec les populations concernées, qui sont directement touchées dans leur approvisionnement en eau. Les Nations unies ont décrit ce projet comme « le projet de barrage le moins acceptable d’un point de vue environnemental en Afrique » . L’État est davantage dans une logique productiviste flatteuse des intérêts des multinationales, que dans une réelle politique de développement économique et agricole. Les habitants du Zambèze, comme ceux du Cabo Delgado, restent en détresse et se sentent abandonnés par l’État.

Le Cabo Delgado est finalement le reflet d’un Mozambique fracturé, oublié par des dirigeants qui feignent de ne pas comprendre quelle peut être « la cause des armes ». Le reste du pays n’est pas épargné par la crise sociale qui se corrèle à une politique négligente, flatteuse des intérêts des multinationales étrangères. Dans ce contexte, les mozambicains subissent une situation de détresse et n’ont plus aucune confiance dans leurs dirigeants, tandis que la prédation économique et le terrorisme ne faiblissent pas. À l’échelle locale, dans le Zambèze ou à Beira, la situation est aussi, pour d’autres raisons, catastrophique : derrière cette insurrection djihadiste, dont l’ampleur ne cesse de s’étendre, il y a les réminiscences et les conséquences d’une guerre civile qui ne s’est jamais vraiment finie, ainsi que l’absence de mise en place d’une réelle décentralisation, réclamée au centre, au nord et à l’ouest du pays. « La Paix ultime », promise par la signature d’un accord de paix entre d’anciens rebelles de la RENAMO et le président Filipe Nyusi en avril 2019, reste à faire à l’échelle du pays entier.

Sources :

• Bensimon Cyril, « Au Mozambique, la lente reconstruction après le cyclone Idaï », Le Monde, 14 Octobre 2019.
• « Des dizaines de villageois tués par des islamistes dans le nord du Mozambique », Le Monde, 11 Novembre 2020.
• Johnson Akinocho Gwladys, « Mozambique : la construction du barrage de Mphanda Nkuwa (1 500 MW) pourra démarrer d’ici 5 ans » revue Électricité (agence Coffin), 8 octobre 2019.
• Machena Yolanda, Maposa Sibonginkosi « Zambezi Basin Dam Boom Threatens Delta », International Rivers, 13 Juin 2013.
• Cronje Justin, « Maritime Security and the Cabo Delgado », revue Defence Web (Africa’s leading defence new portal), 8 décembre 2020.
• Macagno Lorenzo, « Islã e politica na Africa Oriental: o caso de Moçambique », VI Jornadas de Sociología. Facultad de Ciencias Sociales, Universidad de Buenos Aires, Buenos Aires, 2004.
• Da Cruz Alberto, Oppewal Jorrit, « A Crise Socioeconómica no Meio Rural Zambeziano », blog de l’International Growth Centre, 7 Décembre 2017.
• Issufo Nadia, « Ciclone Idai: Há futuro para Beira », dans Noticias, 25 mars 2019.
• Mapote William, « Nyusi e Momade selam o paz em Moçambique », Voa portugues, 6 août 2019.
• Cahen Michel, Les Bandits, Centre Culturel Calouste Gulbenkian, 1994.
• « Carte des provinces du Mozambique » extraite du site cmap.comersis.com, mise à jour le 03 février 2019, libre de droits.
• Pour le Cabo Delgado, voir plus en détails la bibliographie de notre précédent article.

Entretien aux Jardins de Scoulboch, ferme biologique bretonne

Vue des jardins de Scoulboch © Pierre Antoine Mottot

Florence et Alexandre se sont installés à Pluvigner en maraîchage bio en 2017. Trois ans après, la ferme de 3 hectares les “Jardins de Scoulboch” fournit 65 paniers hebdomadaire à l’AMAP [1] de Scoulboch, sans mécanisation et en ne cultivant que des semences paysannes. Dans une Bretagne marquée par une agriculture et une pratique de l’élevage intensives, des fermes comme la leur se multiplient. Le mot qui revient incontestablement le plus souvent dans les témoignages sur place : « autonomie ». Autonomie par le savoir-faire d’abord, puis autonomie vis-à-vis des fournisseurs et des semenciers, vis-à-vis des réseaux de distribution, vis-à-vis de la mécanisation. Mais également une autonomie que l’on transmet consciemment aux autres et à ses enfants pour mettre à l’abri et rendre capable. Entretien réalisé par Morgane Gonon.


Le Vent Se Lève – Pour commencer, comment définiriez-vous votre activité ?

Jardins de Scoulboch Tout simplement, ici c’est une ferme biologique dont l’activité principale est le maraîchage. Notre métier c’est d’être fermier, paysan, de produire des légumes en AMAP. Pour nous il faut s’en tenir à une définition générale, éviter les termes à la mode et un peu englobants comme permaculture. Ce qui compte c’est de rentrer dans le détail de nos pratiques agricoles : respect de la biodiversité via des zones non cultivées, limitation du travail du sol et absence de mécanisation, utilisation uniquement de semences paysannes et d’aucun hybride, etc.

Une distinction que je fais quand même c’est parler de « ferme » plutôt que « d’exploitation agricole ». Le terme d’« exploitation », par rapport à l’imaginaire que ça véhicule, nous semble vraiment loin de ce que l’on fait.

Ferme des “Jardins de Scoulboch”

Pour nous le fonctionnement en AMAP est indispensable, il apporte un revenu fixe, garanti sur l’année.

Ensuite, à côté de l’activité de maraîchage, il y a la vie de la ferme. Pour aménager ce lieu de vie il y a d’autres projets en cours, des constructions que l’on réalise nous-même. Il faut comprendre notre choix pas uniquement comme un projet professionnel mais comme un projet de vie. Cela correspond à nos convictions, notre choix d’autonomie et à l’éducation que l’on veut donner à nos enfants. Ça va bien plus loin qu’une activité professionnelle.

LVSL – Vous évoquez différentes pratiques, pourriez-vous revenir par exemple sur l’utilisation de semences paysannes ? Qu’est ce que ça signifie ?

J. S. – Les semences paysannes sont donc les semences non inscrites au catalogue officiel, un cahier officiel des espèces en quelque sorte. Après la seconde guerre mondiale le GEVES (Groupe d’Etude et de Contrôle des Variétés et des Semences) crée le catalogue officiel des espèces et variétés végétales qui répertorie les semences autorisées à la vente et à la culture. Chaque semence inscrite doit répondre à des conditions techniques de distinction, d’homogénéité et de stabilité mais aussi apporter un progrès agronomique et/ou technologique et/ou environnemental. Les semences paysannes s’opposent également aux variétés hybrides [dîtes variété hybride F1 pour première génération, c’est-à-dire une variété obtenue par le croisement de deux variétés avec des caractères intéressants]. Les légumes sont plus résistants et le rendement meilleur. C’est très utilisé en agriculture biologique.

Pourquoi éviter les hybrides si ça facilite la production ? D’abord par question d’autonomie vis-à-vis des fournisseurs. C’est central dans l’idée que l’on se fait de notre métier. Les hybrides pour la plupart sont des semences stériles que tu ne peux pas faire germer pour une nouvelle génération. Ces graines coûtent cher et privent le producteur d’autonomie. Mais ça nous impose une contrainte supplémentaire par rapport au bio plus classique sur le rendement.

L’objectif à terme c’est de prélever directement de nos récoltes afin de les replanter. Pour l’instant nous n’y arrivons pas encore et nous achetons nos graines principalement à un semencier suisse Sativa [approvisionnement en semences indépendant et sans OGM pour l’agriculture biologique et pour le maraîchage biologique], ce n’est pas local et nous le regrettons. Mais pour plusieurs raisons – prix, qualité, disponibilité… – aujourd’hui c’est plus facile. On espère être capable de produire bientôt toutes nos semences.

Il faut préciser qu’en tant que professionnel nous n’avions pas le droit de reproduire nos semences et de vendre des plans à partir de nos propres graines. Il y a un changement récent de loi qui ouvre désormais ces possibilités. [Jusqu’à la publication de la loi du 11 juin 2020 relative à la transparence de l’information sur les produits agricoles et alimentaires seules les semences répertoriées par un catalogue officiel pouvaient être légalement commercialisées. Désormais la vente de semences paysannes à des jardiniers amateurs est officiellement autorisée.]

La vente directe via l’AMAP permet également de communiquer sur ces différences, d’expliquer aux consommateurs. Les labels ne permettent pas de le faire ; le seul label à notre connaissance qui reconnaisse les semences paysannes c’est Nature et Progrès, mais il est très peu donné.

LVSL – Vous commercialisez donc via une AMAP, pourquoi ce choix par rapport aux chaines de distribution en bio ? Est-ce un débouché suffisant ?

J. S. – Les magasins bio ce n’est pas si simple. À notre échelle, les débouchés dépendraient des magasins locaux et des réseaux que l’on construit peu à peu. Il faut une prise de conscience de la part d’acteurs comme les revendeurs bio, ou même les restaurateurs locaux par exemple, pour qu’ils fassent le choix de ne pas négocier le prix avec le producteur. Ça arrive au cas par cas, mais ces magasins doivent dégager une marge et nos coûts de production sont trop élevés pour eux. Pour un kilo de tomates, on estime notre coût de production à environ 4,20 euros, si l’on ajoute la marge du magasin c’est vite hors de prix.

Que les personnes viennent chercher des légumes chez nous c’est très bien, mais ce serait encore mieux qu’elles commencent à les produire.

Nous comprenons évidemment l’exigence de « bio-accessible », et l’intérêt de faire du bio pas cher pour tous. Mais en réalité, le système qui le permet réellement c’est l’AMAP. Pour 15 euros par semaine, ce n’est pas excessif, le consommateur s’y retrouve et les paniers sont généreux (en été, prix réel d’un panier autour de 22 euros). Pour nous c’est indispensable, ça apporte un revenu fixe, garanti sur l’année, et facilite énormément la trésorerie. Ce type de fonctionnement par abonnement, en AMAP, garantit bien plus la survie des petites exploitations comme la nôtre que la distribution en magasins, qu’ils soient bio ou non.

Ferme des “Jardins de Scoulboch”

Nous nous avons de la chance ici, nous sommes même obligés de refuser du monde car notre production a des limites et qu’assurer déjà 65 paniers par semaine ce n’est pas rien. Mais nous sommes conscients que c’est une goutte d’eau. Pour généraliser le fonctionnement en AMAP il faudrait un cheminement préalable des consommateurs : nous avons pris l’habitude d’acheter ce que l’on a envie de manger et non pas de manger ce que l’on a, ce que la nature donne d’une semaine sur l’autre. L’AMAP nous oblige à nous remettre à notre place : dépendant du rythme des cultures.

LVSL – Quelles sont les principales difficultés pour une ferme comme la vôtre ?

J. S. – L’installation est le moment le plus difficile. Il a d’abord fallu trouver où s’installer : nous avons cherché en région parisienne, d’abord parce que l’on en est originaire puis parce que les problèmes d’autonomie alimentaire d’une ville comme Paris nous concernent. On a pensé que ce sentiment était partagé et que l’on serait aidé pour trouver un terrain. Pas du tout. Nous sommes finalement arrivés en Bretagne sans réseau local. L’installation sur les lieux nécessite un gros investissement de départ, financier évidemment mais aussi en temps et en travail. La première année, on s’est contenté de limiter la casse, on était à flux tendu en permanence. Les travaux, les rangements, n’étaient même pas envisageables. On gérait l’urgence de la production. Le quotidien aujourd’hui est allégé grâce à la présence d’autres personnes sur la ferme et à une bonne entraide.

Une autre difficulté c’est l’emprisonnement par et sur la ferme. D’abord dans le travail : il faut assurer la commercialisation, le remplissage des paniers de l’AMAP chaque semaine, sans aucune pause. Tu es soumis au rythme de tes cultures. C’est une autonomie avec de grosses contraintes. Psychologiquement il y a un stress constant, et une solitude : malgré tout tu es seul avec ta ferme et responsable de ta production. Puis autonomie oui, mais avec un crédit sur le dos tout de même.

Les semences paysannes sont avant tout une question d’autonomie vis-à-vis des fournisseurs.

On peut ajouter à cela le manque de reconnaissance en France pour les agriculteurs. Je trouve que le mot « paysan » est généralement péjoratif, encore maintenant ; du moins on s’accordera pour dire qu’il ne suscite pas facilement des vocations.

Il existe heureusement des moyens pour alléger ces difficultés : le woofing, l’entraide, la présence familiale etc. L’AMAP amène aussi une reconnaissance sociale, un contact direct avec les gens. Je ne me sens pas mal vu aujourd’hui en tant que paysan aussi grâce à ça, et ce n’est pas rien.

LVSL – Comment vous voyez le futur de la ferme ?

J. S. – Ce que l’on entend à propos du manque d’eau, du changement climatique, peut nous inquiéter clairement mais nous avons assez confiance en ce que l’on a créé. On réfléchit à des solutions : on va creuser un bassin pour récupérer l’eau de pluie par exemple. Le fait d’être une petite structure fait que l’on s’adapte beaucoup mieux que les gros céréaliers par exemple ; on peut s’adapter aux chaleurs, aux gelées. Nos besoins sont plus petits, par rapport à une grosse exploitation.

Ferme des “Jardins de Scoulboch”

Au contraire même, je dirais que l’on se sent fort d’avoir cette ferme, armé presque. Aujourd’hui je peux promettre à mes enfants une autonomie et un lieu de vie peu importe ce qu’il se passe ; et on va tout faire pour renforcer ça dans les années à venir.

Si je dois me projeter dans cinq ans, la partie maraîchage ne sera pas plus grande, on travaillera peut-être avec plus de fruitiers et de vivace. Mais le projet principal c’est l’autonomie : on développe la partie pépinière pour vendre des plants de nos semences aux particuliers qui veulent commencer un jardin, donner à la population locale ici plus d’autonomie alimentaire. Que les personnes viennent chercher des légumes chez nous c’est très bien mais ce serait encore mieux qu’elles commencent à les produire.

Pour aller plus loin :

Algues vertes, l’histoire interdite par Inès Léraud & Pierre Van Hove. Bande dessinée parue en juin 2019 aux Éditions Delcourt. Elle retrace l’histoire politique de l’élevage porcin en Bretagne. La journaliste Inès Léraud connait depuis la joie des poursuites judiciaires incessantes.
Anaïs s’en va en guerre, Anaïs Kerhoas. Témoignage publié en juin 2020 aux Éditions des Équateurs.
Rural ! par Étienne Bande dessinée parue aux Éditions Delcourt en 2001.

[1] Association pour le maintien d’une agriculture paysanne

Pour une Sécurité sociale de l’alimentation

La crise du COVID-19 et les réponses apportées par de nombreux gouvernements de la planète à cette dernière ouvrent des perspectives politiques importantes, notamment pour imaginer l’après-crise. « Penser l’après-COVID » suppose de proposer des projets de société mobilisateurs. La mise en place d’une Sécurité sociale de l’alimentation en est un. L’idée est simple : il s’agit de verser, chaque mois, à chaque personne, une somme – 100€ dans notre scénario – exclusivement dédiée à l’alimentation. Ce projet permettrait de lutter efficacement contre la précarité alimentaire tout en dynamisant la transition écologique de notre agriculture, renforcerait notre souveraineté alimentaire tout en confortant la place de la France comme une grande nation de la gastronomie. Par Clara Souvy et Clément Coulet


« Ce que révèle d’ores et déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État-providence, ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. »[1] Dans son adresse à la nation prononcée le jeudi 12 mars, Emmanuel Macron, à rebours de la politique qu’il défend depuis le début de son mandat, semble soudainement se rappeler que notre modèle social est précieux, et ce, particulièrement en période de crise.

Imaginée lors d’une autre crise majeure – en pleine Seconde Guerre mondiale – la Sécurité sociale se révèle être aujourd’hui l’un des meilleurs remparts dans cette « guerre sanitaire ».  En effet, nos concitoyens victimes du virus bénéficient, grâce au système mis en place en sortie de guerre notamment par Ambroise Croizat, d’un accès gratuit aux soins. La situation est très différente dans d’autres pays où les logiques néolibérales se sont emparées d’un bien commun : la santé. C’est le cas des États-Unis où une femme, non-assurée – comme plus de 27 millions d’Américains – a reçu une facture des urgences d’un montant de 35 000 dollars après avoir été testée positive au Covid-19[2]. Plus globalement, c’est l’ensemble de notre modèle universel de protection sociale qui a été salué, début mars, par le New York Times comme le meilleur vaccin contre le Covid-19[3].

Un modèle imaginé lors d’une crise précédente se révèle donc être aujourd’hui un atout précieux que même Emmanuel Macron se met à défendre. Il poursuit ainsi son adresse : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie. Nous devons en reprendre le contrôle ». Ainsi, plus étonnant, le président de la République ne limite pas simplement son plaidoyer à la santé mais l’élargit également à « l’alimentation », dont nous devrions « reprendre le contrôle » et la « placer en dehors des lois du marché ». La Sécurité sociale a été pensée par le Conseil national de la Résistance (CNR) alors que la guerre n’était pas encore terminée. Aujourd’hui, la « guerre contre le coronavirus » est loin d’être achevée, mais cela ne doit pas nous empêcher de penser les grands projets qui feront la société de demain. Ce projet solidaire sera une arme pour mener la plus importante des batailles : celle contre le réchauffement climatique et la pauvreté.

“En 1946, on a décrété la santé comme bien commun, en 2020, faisons de même pour l’alimentation.”

La proposition faite dans cet article est donc de reproduire le système de la Sécurité sociale de santé existant en créant « une Sécurité sociale alimentaire ». Cette proposition nous semble d’autant plus d’actualité que la crise sanitaire actuelle risque de déboucher sur une crise économique très violente, paupérisant encore davantage les populations et les rendant incapables de se nourrir convenablement. En 1946, on a décrété la santé comme bien commun ; en 2020, faisons de même pour l’alimentation.

La Sécurité sociale de l’alimentation : 100€ par mois et par personne pour se nourrir décemment.

Plusieurs collectifs défendent l’idée d’une Sécurité sociale de l’alimentation (SSA). Le groupe Agricultures et Souveraineté Alimentaire (AgriSTA) de l’association Ingénieurs sans frontières propose ainsi un scénario de SSA à 150€ par mois et financé par cotisations. [4]. Le réseau Salariat animé notamment par l’économiste Bernard Friot travaille sur une proposition proche. [5] Cet article ne vise pas à critiquer les travaux de SSA proposés par ces collectifs mais bien d’enrichir le débat autour de cette idée ambitieuse. Il s’agit ici de proposer un scénario alternatif, davantage orienté vers une extension de l’Etat-Providence par l’alimentation, là où les projets cités précédemment vont au-delà en cherchant à construire un cadre permettant l’épanouissement d’une démocratie alimentaire.

Par ailleurs, de la même manière que la Sécurité sociale n’a pas empêché une certaine forme de privatisation de la santé et n’a pas permis de faire totalement disparaître les inégalités d’accès aux soins, une Sécurité sociale de l’alimentation ne résoudra pas toutes les difficultés et les enjeux qui se posent aujourd’hui au monde agricole. Il ne s’agit pas d’idéaliser la SSA comme une solution magique – d’autant plus que notre proposition demeure largement perfectible – et encore moins de mettre au placard toutes les autres propositions qui pourraient accélérer la transition écologique et sociale de notre modèle agricole et garantir un droit à l’alimentation à tous et toutes : revalorisation des métiers de l’agriculture, encadrement réglementaire de la filière pour une meilleure redistribution de la valeur ajoutée en faveur des producteurs, reconstruction de système alimentaires locaux, protectionnisme, soutien aux productions et à l’achat de produits bio, cantines gratuites…

Notre proposition de Sécurité sociale alimentaire consisterait en un versement mensuel – sur une « carte de sécurité sociale alimentaire » – de 100€. Ces derniers ne pourraient être dépensés qu’auprès de professionnels de l’alimentation conventionnés ou pour l’achat de certains produits. Ces derniers  seraient sélectionnés à l’échelle nationale via des critères de conventionnement environnementaux et éthiques (production locale, bio, de saison, bien-être animal …). Universel, tous les citoyens bénéficieraient de cette allocation alimentaire. Néanmoins, dans une logique d’équité, il peut être envisageable de la moduler en fonction du lieu de vie. Ainsi, le prix moyen du panier sur les produits de consommation courante est 66 % plus élevé en outre-mer que dans l’Hexagone[6].

Exemple d’une « carte alimentaire » dans le cadre d’une Sécurité sociale alimentaire. © Anna Béaime

En outre, un bras de fer sera peut-être nécessaire avec l’Union européenne qui peut voir, à travers une telle mesure, une forme de distorsion de la concurrence. Si tel est le cas, il s’agira de désobéir à l’Union, la santé et l’environnement passant avant le respect de traités et de règlements au service d’une concurrence toujours plus accrue entre les peuples et les territoires.

Une SSA à 100€ par mois et par personne coûterait annuellement 80,4 milliards d’euros[7] – somme à laquelle il faut ajouter les frais de fonctionnement – contre 198,3 milliards pour la branche maladie de la Sécurité sociale[8]. A l’image de la Sécurité sociale aujourd’hui, son financement serait multiple. Une part d’abord proviendrait d’une « cotisation sociale alimentaire » prélevée et redistribuée de façon similaire à celle de l’assurance maladie. Une cotisation de 5% sur les revenus mixtes et salaires constants pourrait financer plus de la moitié du dispositif. Il peut aussi être envisagé, à partir de 2024, de rediriger les recettes de la CRDS vers le financement de la SSA. En effet, à cette date, la CADES aura terminé de rembourser sa dette et ce seront ainsi 9 milliards d’euros par an qui seront disponibles, soit environ 11% du budget prévu de la SSA[9].

“Une SSA à 100€ par mois et par personne coûterait annuellement 80,4 milliards – somme à laquelle il faut ajouter les frais de fonctionnement – contre 198,3 milliards pour la branche maladie de la Sécurité sociale.”

Le reste serait financé par l’État qui augmenterait la fiscalité de ceux qui peuvent payer, c’est-à-dire les plus riches en taxant davantage les revenus du capital. Rappelons, sur la base des travaux de Thomas Piketty, que le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu était, aux États-Unis et au Royaume-Uni, en sortie de Seconde Guerre mondiale et jusqu’aux années 1960, à plus de 90%[11]. Le taux marginal de l’impôt sur les successions atteignait, lui, près de 80% dans ces deux pays[12].  En sortie de guerre, les plus riches de ces pays payaient ainsi beaucoup plus d’impôts. Aujourd’hui, face à la crise sanitaire que traverse notre pays, Emmanuel Macron a appelé à l’union et à la solidarité nationale. Ainsi, en sortie de crise sanitaire, un acte fort serait de faire contribuer les « premiers de cordée » en revenant – a minima – sur les mesures accordées depuis le début du quinquennat aux 1% les plus riches. Plus largement, il s’agit de taxer davantage le capital à l’heure où la France est le pays européen qui verse le plus de dividendes : 51 milliards d’euros en 2018 soit une augmentation de 2% par rapport à l’année précédente.[13]

Enfin, une lutte accrue devra être menée contre l’évasion et l’optimisation fiscale, notamment celles organisées par des multinationales de la restauration rapide comme McDonald’s. Ces firmes se soustraient en effet à l’impôt en bénéficiant d’un droit européen très accommodant. Ainsi, le géant américain du big mac est accusé d’avoir échappé à plus de 700 millions d’euros d’impôts en France entre 2009 et 2013[14].

La Sécurité sociale alimentaire : une idée simple au service du droit à l’alimentation

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Le Déjeuner des canotiers – Pierre-Auguste Renoir – 1880-1881

L’instauration d’une sécurité sociale de l’alimentation viserait à garantir un « droit à l’alimentation ». Le droit à l’alimentation est issu du droit international et notamment de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 pour qui tout individu a le droit à « un niveau de vie suffisant […] notamment pour l’alimentation ». Mais c’est le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1976 qui le consacre à travers son article 11[15]. Néanmoins, comme le souligne Dominique Paturel de l’INRA Montpellier, malgré le fait que la France soit signataire de ce pacte, elle ne garantit pas le droit à l’alimentation. En effet, selon elle, la France « confond aide alimentaire et droit à l’alimentation : l’assistance à être nourri d’une part et l’accès autonome à l’alimentation d’autre part »[16]. Ainsi, le projet de SSA vise bel et bien à instaurer un droit à l’alimentation puisqu’il s’inscrit dans cette démarche d’accès autonome et non pas simplement d’assistance. La FAO a d’ailleurs classé la France dans la catégorie des pays « moyens » en ce qui concerne le degré de protection constitutionnelle du droit à l’alimentation[17]. Actuellement, le droit à l’alimentation n’est pas cité dans la constitution française. Ainsi, une reconnaissance constitutionnelle de ce droit serait un acte symbolique fort accompagnant la mise en place d’une Sécurité sociale de l’alimentation.

“La France « confond aide alimentaire et droit à l’alimentation : l’assistance à être nourri d’une part et l’accès autonome à l’alimentation d’autre part » D. Paturel.”

Par ailleurs, il est nécessaire de rappeler que la politique publique d’aide alimentaire en France repose essentiellement sur des associations et des bénévoles. L’État fuit sa responsabilité dans ce domaine dont dépend une part croissante de la population. La déclaration du secrétaire d’État Gabriel Attal en octobre 2019 lors d’une commission parlementaire où il se félicite que l’action des Restos du Cœur soit « des coûts évités pour l’État »[18] illustre parfaitement cela.

La Sécurité sociale de l’alimentation : une mesure d’écologie populaire « pour les champs et pour les gens »

Chute dramatique de la biodiversité, appauvrissement des sols, pollution des eaux, importantes émissions de gaz à effets de serre… Notre système agricole doit, de toute urgence, mener sa transition écologique. Le projet de sécurité sociale de l’alimentation serait un puissant outil y contribuant. En effet, la somme distribuée ne pourrait être dépensée qu’auprès de professionnels de l’agriculture, de l’alimentation et de la restauration conventionnées. Ces derniers pourront donc être choisis en fonction de critères écologiques : faible utilisation de pesticides, gestion économe de l’eau, bien-être animal… Ainsi, c’est l’ensemble de notre agriculture qui serait très fortement incitée à rompre avec un modèle intensif et productiviste.

Par ailleurs, une telle mesure permettrait de soulager un monde agricole en grande difficulté : 1 agriculteur sur 4 vivait en 2017 sous le seuil de pauvreté[19] et le risque de se suicider y était de 12% plus élevé que dans le reste de la population[20].

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Vélo de course Peugeot devant une botte de foin. ©JPC24M

Ce système de SSA favoriserait de plus une relocalisation de notre agriculture. Depuis 2000, dopées notamment par la signature d’accords de libre-échange, les importations de produits agricoles et alimentaires ont augmenté en France de 87%[21]. Aujourd’hui, un fruit et légume sur deux consommé dans notre pays est d’origine étrangère contre 44% en 2000. Par ailleurs, entre 10% et 25% des produits importés en France ne respecteraient pas les normes minimales imposées, exerçant donc une concurrence déloyale vis-à-vis des agriculteurs français et mettant en danger la sécurité sanitaire de nos concitoyens[22]. Or, la proximité entre lieux de production et bassins de consommation pourrait être un critère de conventionnement. Il est à noter que, dans le cadre de la crise sanitaire actuelle, les enseignes de grande distribution se sont engagées, à se fournir, pour les fruits et légumes, seulement auprès de producteurs français[23]. Outre l’importance écologique, la relocalisation de notre agriculture s’avère aussi être vitale afin de renforcer la souveraineté alimentaire de notre pays et accroître la résilience de nos territoires face aux crises.

Si la SSA dynamiserait la transition écologique de notre agriculture, elle n’en demeure pas moins avant tout une mesure de justice sociale et de santé publique, les deux étant fortement liées. La SSA constituerait un moyen de lutte contre la malbouffe et les produits ultra-transformés issus de l’agro-industrie et vecteurs de nombreuses pathologies. Comme le rappelle Mathieu Dalmais, « actuellement la majorité de la population sait ce que bien manger veut dire. Manger sainement, de manière équilibrée. » Ce qui fait défaut, c’est le choix laissé aux populations pour manger. Il met en avant le fait que « ce projet n’a pas de visée hygiéniste. Aujourd’hui environ 40% de la population française n’a pas le choix de son alimentation, 20% des ménages est en situation d’alimentation de contrainte, ils sont dépendants d’un point de vue budgétaire de produits de basse qualité ». Il existe en France ce que AgriSTA appelle « un apartheid alimentaire » avec d’un côté, ceux qui peuvent se permettre d’acheter des produits de qualité, et ceux qui ne le peuvent pas.

“Plus largement, c’est 8 millions de personnes qui seraient en situation de précarité alimentaire pour raisons financières dans notre pays.”

L’alimentation représente en effet une variable d’ajustement dans le budget des ménages les plus pauvres. Pour faire face aux dépenses contraintes comme l’énergie ou le logement, les Français se voient dans l’obligation de rogner de plus en plus sur le budget consacré à l’alimentation tant quantitativement (portions réduites, saut de repas…) que qualitativement (moins de produits frais, moins de diversité…). Ainsi, en 2018, 21% des Français déclarent avoir eu des difficultés à se procurer une alimentation saine pour assurer trois repas par jour[24]. Entre 2009 et 2017, le nombre de bénéficiaires de l’aide alimentaire a ainsi plus que doublé passant de 2,6 millions de bénéficiaires à 5,5 millions. Plus largement, c’est 8 millions de personnes qui seraient en situation de précarité alimentaire pour raisons financières dans notre pays.[25]

Cette précarité alimentaire se traduit par l’incapacité pour des millions de Français de se nourrir avec des produits de qualité tant gustativement que sanitairement. L’obésité est ainsi très marquée socialement. En France, les obèses sont quatre fois plus nombreux chez les enfants d’ouvriers que de cadres[26].  Avec un faible pouvoir d’achat, les ménages les plus modestes ont tendance à se tourner vers des aliments à haute teneur calorique. L’alimentation est perçue comme un des rares moyens de se faire plaisir et de faire plaisir à ses enfants, le choix de la junk food est alors favorisé car moins cher et apportant une satisfaction directe. « Une personne accaparée par les difficultés du quotidien aurait peu de place pour gérer ses choix alimentaires et un accès plus difficile à une alimentation saine et variée », explique Anne-Juliette Serry, responsable de l’unité nutrition à Santé Publique France[27]. Les régions les plus touchées par l’obésité sont celles qui sont aussi les plus meurtries économiquement : avec 25,4% de la population en surpoids dans le département du Nord contre 10,7% à Paris. Par ailleurs la Direction Générale du Trésor, chiffrait, en 2012, le coût de la surcharge pondérale à 20 milliards d’euros.[28]

La Sécurité sociale alimentaire : pour faire de la France une grande Nation de gastronomie

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Carte gastronomique de la France – Alain Bourguignon – 1929 – BNF

Enfin, l’instauration d’une Sécurité sociale de l’alimentation serait aussi une mesure culturelle forte de promotion de notre patrimoine alimentaire. Du cassoulet à la bouillabaisse, des bouchons lyonnais à la fondue savoyarde, des galettes bretonnes à la choucroute, notre pays bénéficie d’une cuisine extrêmement diversifiée et qui s’enrichit par l’influence de cuisines étrangères. Nous comptons en France plus de 100 AOP, preuve du savoir-faire et de l’excellence de notre terroir. Néanmoins, acheter de tels produits est de plus en plus inaccessible pour une majorité de Français. Manger à des tables étoilées l’est davantage. Une SSA permettrait donc de démocratiser notre patrimoine alimentaire et le rendre accessible à tous. Pour que la France soit à la hauteur de sa réputation, il ne faut pas que sa gastronomie soit réservée à une élite, aux plus riches, mais bel et bien à la population tout entière.

“Ce n’est pas l’excellence de nos chefs étoilés et de leurs recettes qui a ici été récompensée, mais bel et bien notre manière de manger à tous et toutes, « l’héritage commun des plaisirs de la table que partagent les Français ».”

En 2010 l’Unesco a d’ailleurs inscrit le repas gastronomique français sur la liste du patrimoine culturel immatériel. Néanmoins, ce n’est pas l’excellence de nos chefs étoilés et de leurs recettes qui a ici été récompensée, mais bel et bien notre manière de manger à tous et toutes, « l’héritage commun des plaisirs de la table que partagent les Français »[29]. Avec 2 heures et 11 minutes par jour, nous sommes le pays qui passe le plus de temps à table selon l’OCDE[30]. Nous possédons une culture du repas qui est chez nous un véritable rituel social institutionnalisé et partagé en famille, entre amis et entre collègues. Ainsi, une enquête de 2019 montre que pour 65% des Français le repas partagé à table est « essentiel » et 97% des Français pensent que notre cuisine est un facteur de rayonnement de notre pays[31]. Une autre enquête affirme que pour 98,7% des Français le repas est un élément de notre patrimoine culturel et de notre identité qu’il faut sauvegarder et transmettre aux générations futures.[32]

Ces dernières années, la question de la sécurité était surtout considérée sous le prisme de la délinquance et du terrorisme. L’actualité est venue nous rappeler brutalement que la sécurité est aussi et surtout une question de santé. Ainsi, l’état d’urgence est devenu sanitaire. Néanmoins, cela ne doit pas nous faire oublier un autre élément essentiel de la sécurité, si ce n’est le plus important. Un élément situé à la base de la pyramide de Maslow : la sécurité alimentaire. Puisqu’elle est essentielle, rendons là alors sociale, faisons une sécurité sociale alimentaire.

 

[1] Emmanuel Macron, Adresse aux Français, 12 mars 2020, https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/03/12/adresse-aux-francais

[2] The Time, “Total Cost of Her COVID-19 Treatment : $34 927.43”, Abigail Abrams, 19 mars 2020, https://time.com/5806312/coronavirus-treatment-cost/

[3] The New York Times, “Paid to Stay Home: Europe’s Safety Net Could Ease Toll of Coronavirus”, Liz Alderman, 6 mars 2020, https://www.nytimes.com/2020/03/06/business/europe-coronavirus-labor-help.html

[4] Ingénieur Sans Frontière – Agrista, « Pour une sécurité sociale alimentaire », 24/06/2019, https://www.isf-france.org/sites/default/files/2019.06.25_pour_une_securite_sociale_alimentaire_0.pdf

[5] Là-bas si j’y suis, « Bernard Friot : Pour une Sécurité Sociale de l’alimentation », 15 avril 2019, https://la-bas.org/la-bas-magazine/entretiens/bernard-friot-pour-une-securite-sociale-de-l-alimentation

[6] France info – Outre-mer, « Faire ses courses en Outre-mer coûte en moyenne 66% plus cher », 22 février 2019, https://la1ere.francetvinfo.fr/faire-ses-courses-outre-mer-coute-moyenne-66-plus-cher-682927.html

[7] La France comptant environ 67 millions d’habitants (67M x 12 x 100).

[8] Direction de la Sécurité sociale, « Les chiffres clef de la sécurité sociale 2018 », édition 2019, page 12, https://www.securite-sociale.fr/files/live/sites/SSFR/files/medias/DSS/2019/CHIFFRES%20CLES%202019.pdf

[9] La contribution sociale pour le remboursement de la dette sociale (CRDS) est un impôt créé en 1996 dans le but de résorber l’endettement de la Sécurité sociale qui a été transféré au sein de la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES). En 2018, Jean-Louis Rey, alors président de la CADES, estimait que la dette qui a été transférée dans cette caisse aura été totalement remboursée en 2024.

[10] La France comptant environ 67 millions d’habitants (67M x 12 x 100).

[11] Le Monde, « De l’inégalité en Amérique », Le blog de Thomas Piketty, 18 février 2016, https://www.lemonde.fr/blog/piketty/2016/02/18/de-linegalite-en-amerique/

[12] Ibid.

[13] Le Figaro, « En 2018, les dividendes versées par les sociétés du CAC40 ont atteint un record », 20 juin 2019, https://www.lefigaro.fr/conjoncture/en-2018-les-dividendes-verses-par-les-societes-du-cac-40-ont-atteint-un-record-20190620

[14] Le Figaro, « McDonald’s accusé de grande évasion fiscale en Europe », Mathilde Golla, 26 février 2015, https://www.lefigaro.fr/societes/2015/02/26/20005-20150226ARTFIG00041-mcdonald-s-accuse-d-avoir-prive-l-europe-d-un-milliard-d-euros-de-recettes-fiscales.php

[15] HCDH, « Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels », 3 janvier 1976, article 11, https://www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/CESCR.aspx

[16] Dominique Paturel, « Le droit à l’alimentation, un droit en friche », Chaire UNESCO, Alimentations du monde, juin 2019, https://www.chaireunesco-adm.com/Le-droit-a-l-alimentation-un-droit-en-friche

[17] Flore Del Corso, Dominique Paturel, « Droit à l’alimentation », 2013, http://www1.montpellier.inra.fr/aide-alimentaire/images/Droit_a_lalimentation/Le_droit_a_l_alimentation_notions_generales.pdf

[18] HuffingtonPost.fr « Gabriel Attal voit dans les Restos du cœur des « coûts évités » à l’État », Pierre Tremblay, 31 octobre 2019, https://www.huffingtonpost.fr/entry/pour-gabriel-attal-les-restos-du-coeur-sont-des-couts-evites-par-letat_fr_5dbae014e4b0bb1ea375e918

[19] INSEE, « Les niveaux de vie en 2015 », n°1665, septembre 2017, http://www.lafranceagricole.fr/r/Publie/FA/p1/Infographies/Web/2017-09-14/insee%202015.pdf

[20] Le Figaro, « Agriculture, élevage : les chiffres d’une « surmortalité par suicide », 18 septembre 2019, https://www.lefigaro.fr/flash-eco/agriculture-elevage-les-chiffres-d-une-surmortalite-par-suicide-20190918

[21] Sénat, « La France, un champion agricole mondial : pour combien de temps ? », rapport d’information n°528 de M. Laurent Duplomb, 28 mai 2019,  http://www.senat.fr/rap/r18-528/r18-528_mono.html#toc43

[22] Ibid.

[23] Les Echos, « Les supermarchés basculent vers 100% de fruits et légumes français », Philippe Bertrand, 24 mars 2020, https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/les-supermarches-basculent-vers-100-de-fruits-et-legumes-francais-1188359

[24] « Baromètre Ipsos – SPF 2018, une intensification de la pauvreté », Fabienne Chiche, 11 septembre 2018, https://www.secourspopulaire.fr/barometre-ipsos-spf-2018

[25] Sénat, « Aide alimentaire : un dispositif vital, un financement menacé ? un modèle associatif fondé sur le bénévolat à préserver », rapport d’information n°34 de MM Arnaud Bazin et Eric Bocquet, déposé le 10 octobre 2018, http://www.senat.fr/rap/r18-034/r18-034_mono.html#toc59

[26] Le Monde, « L’obésité, maladie de pauvres », Pascale Santi, 13 juin 2017, https://www.lemonde.fr/sante/article/2017/06/13/la-pauvrete-un-facteur-aggravant-de-l-obesite_5143425_1651302.html

[27] Ibid.

[28] Direction Générale du Trésor, « Trésor-Eco n°179 – Obésité : quelles conséquences pour l’économie et comment les limiter », 6 septembre 2016, https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2016/09/06/tresor-eco-n-179-obesite-quelles-consequences-pour-l-economie-et-comment-les-limiter

[29] Site officiel dédié au repas gastronomique français à l’UNESCO https://repasgastronomiqueunesco.wpcomstaging.com/quest-ce-que-le-rgf/le-repas-gastronomique-des-francais-au-pci/le-rgf-a-lunesco/

[30] OCDE, « Time spent eating & drinking », 2015,  http://www.oecd.org/gender/balancing-paid-work-unpaid-work-and-leisure.htm

[31] CSA Research pour La Table Française, « Intérêt porté par les Français à la gastronomie française », Emilie Chignier, Marion Dubois, https://www.gni-hcr.fr/IMG/pdf/sondage_-_table_franc_aise_janvier_2019_compressed_compressed.pdf

[32] UNESCO, « Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel et immatériel », Dossier de candidature n°00437 pour l’inscription sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel, https://repasgastronomiqueunesco.wpcomstaging.com/wp-content/uploads/2017/12/RGDFNairobi.pdf

Relocaliser l’agriculture est une priorité

Le 28 novembre dernier, l’INRA organisait un grand colloque consacré à la reterritorialisation de l’alimentation, une question lancinante à l’heure où les intermédiaires se multiplient entre la production, la transformation et la commercialisation. Selon le rapport d’information sur les circuits courts et la relocalisation des filières agricoles et industrielles[1], un produit parcourt en moyenne 3000 km avant d’arriver dans notre assiette, soit 25 % de plus qu’en 1980. Les petites exploitations qui tentent de s’imposer sur le marché local peinent à faire face à la concurrence des produits importés à bas coût, et le métier d’agriculteur est de plus en plus compliqué. Actuellement, un agriculteur se suicide tous les deux jours selon les données de l’Observatoire national de santé. Le coût environnemental et social de ce modèle impose une transformation des pratiques, par un regain par les territoires de leur capacité de production locale organisée autour de filières intégrant enjeux sociaux et environnementaux. Mais face à la mondialisation des échanges et à l’urbanisation croissante, comment encourager le développement de circuits courts de proximité ?


Circuits courts de proximité : quels avantages pour renforcer la durabilité des territoires ?

Selon la définition adoptée par le ministère de l’Agriculture en 2009, un circuit court est un mode de commercialisation des produits agricoles qui s’exerce soit par la vente directe du producteur au consommateur, soit par la vente indirecte à condition qu’il n’y ait qu’un seul intermédiaire entre l’exploitant et le consommateur. Il en existe plusieurs formes : les magasins de producteurs, la vente directe à la ferme et sur les marchés, les points de vente collectifs (« La Ruche qui dit oui »), les paniers et AMAPs (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne). La définition du ministère de l’Agriculture ne prend pas en compte de la distance parcourue par le produit. Ce qui est qualifié de circuit court n’est donc pas nécessairement synonyme de proximité. L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) a quant à elle proposé une définition du circuit court de proximité[2] qui inclut le kilométrage parcouru par le produit, de 30 km pour un produit agricole à 80km pour les produits transformés. En matière de durabilité, cette définition n’est cependant pas suffisante. L’ADEME définit l’agriculture durable comme celle qui répond à un certain nombre d’enjeux qui sont à la fois la sécurité alimentaire des pays et populations, la rémunération de l’ensemble de la chaîne de production, le respect de l’environnement et la qualité nutritionnelle et sanitaire des aliments[3]. En outre, un aliment « local » n’est pas nécessairement cultivé sans pesticides et son mode de production peut avoir un impact énergétique important. Faire pousser des tomates sous serres chauffées en hiver, bien que tout près de chez soi, aura par exemple un impact désastreux pour l’environnement. Pour mesurer la durabilité d’un produit, il convient donc de prendre en considération l’ensemble du cycle de vie du produit, soit sa production, sa transformation, son conditionnement et son transport jusqu’au lieu de consommation.

Les modèles d’alimentation durables sont les circuits courts de proximité fondés sur des techniques agricoles favorisant la préservation de la qualité des sols et la qualité nutritive des aliments (agroécologie, transformation sans additifs) plus favorables à l’environnement et garantissant un modèle économique viable pour le producteur. Dans une interview pour le journal l’Humanité, Marc Dufumier[4] explique que « les agriculteurs sont devenus des ouvriers payés à la pièce. Et si la pièce présente le moindre défaut, l’agro-industrie en diminue le prix. La pression à la baisse des prix est incessante ». Les agriculteurs sont pris dans un système capitaliste qui les pousse à produire au plus bas prix, rendant leurs conditions de vie précaires. Ainsi, le développement des circuits courts de proximité est un moteur d’emploi sur le territoire qui dynamise l’économie locale et permet de rémunérer le travail du producteur de manière décente. Derrière les circuits courts, c’est donc la perceptive d’un nouveau rapport à l’espace qui grandit, un nouveau moyen de faire société et de renouer avec son territoire.

Quels sont les freins au développement de ces producteurs locaux ?

La loi d’avenir de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt du 13 octobre 2014 a marqué une avancée en matière de relocalisation de la production agricole et alimentaire. Cette loi a mis en place les PAT (Plans d’alimentation territoriaux) qui ont pour objectif d’associer les producteurs, les distributeurs, les collectivités territoriales et les consommateurs dans des projets alimentaires locaux. Néanmoins, l’objectif annoncé d’avoir 500 PAT en 2020 n’a pas été tenu, puisqu’aujourd’hui seule une centaine de PAT ont vu le jour sur le territoire national.  Ouverts en 2017, les États généraux de l’alimentation marquaient la possibilité d’avancées en matière de réglementation alimentaire. La loi EGalim du 30 octobre 2018 qui en est ressortie a en effet permis certaines avancées. Elle prévoit notamment qu’au 1er janvier 2022, les repas servis en restauration collective dans tous les établissements chargés d’une mission de service public comptent 50% de produits de qualité et durables, dont au moins 20 % de produits biologiques[5]. Néanmoins, l’obligation d’intégrer une part de produits locaux dans les aliments servis dans les cantines n’a pas fait l’objet d’un article dans la loi. En outre, en raison du principe fondateur de l’Union européenne de libre circulation des marchandises, il n’est pas possible de favoriser un produit local sur le critère qu’il est produit sur son sol. Or, face aux faibles coûts de production des denrées dans certains pays qui ont recours à une main d’œuvre bon marché, force est de constater que les producteurs locaux ne réussissent pas à rivaliser. Il apparaît donc nécessaire d’orienter les marchés publics en fonction de critères de durabilité[6].

Pour combler cette lacune, les subventions pourraient être accordées selon la durabilité des modèles d’agriculture. Mais là encore le bât blesse puisque les aides européennes allouées à l’agriculture à travers la PAC (politique agricole commune[7]) sont accordées en fonction de l’unité de surface. Autrement dit, plus on a d’hectares, plus on a de subventions. Ce système a ainsi poussé les agriculteurs à agrandir leurs exploitations et à moderniser leurs techniques sur la base d’un modèle productiviste d’agriculture intensive (croissance de pratiques agricoles nuisant à la santé des sols, perte de contenu organique, surutilisation de pesticides). Le système de la PAC a fait de la terre nourricière une source de rente.  Dans un dossier de la revue Alternatives économiques[8], Antoine de Ravignan[9] souligne que lors de la définition de son cadre pluriannuel, la PAC a cherché à inciter à de meilleures pratiques agricoles en conditionnant 30% des paiements directs (soit 12 milliards d’euros par an) au respect de meilleures pratiques agricoles. Cependant, un rapport de la Cour des comptes européenne souligne ainsi que « ce verdissement n’a suscité de changements dans les pratiques agricoles que sur quelques 5% des surfaces ». Selon ce rapport, en l’absence d’objectifs clairs (baisse de polluants, amélioration de matières organiques dans les sols), le paiement vert reste une aide au revenu, mais ne permet pas d’avancées environnementales.

Enfin, pour encourager le développement d’un modèle alimentaire durable pour les territoires, il est impératif de rendre possible la possession des terres par les agriculteurs. En France, de plus en plus de personnes morales achètent des terres au détriment des agriculteurs. Ces investisseurs alimentent la spéculation autour du foncier agricole dont le prix explose, rendant son accès impossible aux agriculteurs. Ces investisseurs, en encourageant le modèle des grandes exploitations d’agriculture intensive et de monoculture, représentent un danger pour la préservation de la fertilité des sols, mais aussi pour l’emploi et la qualité nutritionnelle des aliments. Emmanuel Hyest, président de la FNSafer a, à plusieurs reprises, alerté les pouvoirs publics sur l’irréversibilité de ce phénomène aux conséquences dramatiques. La dérégulation du marché foncier menace aujourd’hui la soutenabilité du modèle agricole. Dominique Potier, député de Meurthe-et-Moselle souligne ainsi l’urgente nécessité d’une loi foncière.

« il en va de la souveraineté alimentaire, de la lutte contre le changement climatique et de la vitalité de nos espaces ruraux ».

En somme, reterritorialiser notre alimentation en encourageant le développement des modèles de production plus durables apparaît aujourd’hui fondamental pour assurer la préservation de l’environnement, la juste rémunération des producteurs et la qualité nutritive des aliments. Cela ne sera pas possible sans une révision de la logique de la politique agricole commune et la lutte contre la concurrence dérégulée. Par ailleurs, Emmanuel Macron avait promis une loi pour 2019 sur la protection du foncier agricole, cette loi semble se faire attendre. Pourtant, elle est fondamentale pour encadrer la bonne distribution des surfaces agraires et garantir notre souveraineté alimentaire.

 

[1]Rapport d’information n°2942 sur les circuits courts et la relocalisation des filières agricoles et industrielles, Brigitte Allain, 7 juillet 2015.

[2] ADEME, rapport « Alléger l’empreinte environnementale de la consommation des Français en 2030 »,2015.

[3] ADEME, rapport « Alléger l’empreinte environnementale de la consommation des Français en 2030 », 2015.

[4] Marc Dufumier est professeur honoraire à AgroParisTech, président de la nouvelle association pour la Fondation René-Dumont, membre du comité scientifique de la Fondation Nicolas-Hulot, président de Commerce équitable France et administrateur du Centre d’actions et de réalisations internationales (CARI)

[5] C’est notamment ce que préconisait le rapport d’information sur les circuits courts et la relocalisation des filières agricoles et industrielles

[6] 9 milliards d’euros sont versés chaque année à 300 000 exploitations en France

[7]Qualité de vie, écologie, innovation, les campagnes sont de retour Alternatives économiques, n°16, Décembre 2018

[8] Antoine de Ravignan, Rédacteur en chef adjoint d’Alternative économiques

[9] Rapport d’information sur la proposition de loi relative à la lutte contre l’accaparement des terres agricoles et au développement du biocontrôle, N° 4363

Argentine : le retour de la faim dans la sixième puissance agricole mondiale

Argentins comparant les prix dans un supermarché de Rosario, 13 septembre 2019 © Arnaud Brunetière pour Le Vent Se Lève

Plus de cinq millions d’Argentins souffrent d’une insécurité alimentaire « grave » selon les critères de la FAO, alors qu’un changement de pouvoir vient de survenir dans la sixième puissance agricole mondiale. Tandis que les récoltes du pays n’ont jamais été aussi importantes, ce chiffre témoigne du désastre provoqué par les politiques libérales du gouvernement Macri et du FMI.


De nouveau, le Parlement vote « l’urgence alimentaire »

Il y a encore 5 ans, « l’urgence alimentaire » n’évoquait en Argentine que de très mauvais souvenirs de la crise de 2001. Cette mesure avait en effet été prise pour tenter de répondre à l’explosion de la pauvreté et des pillages de magasins, au lendemain de la plus importante crise économique qu’ait alors connue le pays et qui avait mené le président Fernando de la Rúa à fuir le palais présidentiel en hélicoptère.

Bien que l’Argentine soit enfoncée dans la crise depuis plusieurs années, les PASO du 11 août dernier – Primaires Ouvertes Simultanées et Obligatoires de la présidentielle du 27 octobre prochain – ont joué le rôle de détonateur. En effet, dès le lendemain de l’élection, la monnaie connaissait une dévaluation de 20%, passant de 50 pesos l’euro, le vendredi 9 août, à 61 le lundi 12, puis 67 le mercredi.

Trop loin des deux principaux candidats – le président sortant, Mauricio Macri, et son rival Alberto Fernández –, Roberto Lavagna, arrivé troisième aux primaires1, avait suspendu sa campagne dès le 15 août pour demander au gouvernement l’adoption de mesures « d’urgence alimentaire ». Deux semaines plus tard, l’Église catholique argentine lui emboîtait le pas, alors que Standard & Poor’s classait le pays en situation de « défaut sélectif ».

Mi-septembre, sous pression de la mobilisation sociale, les parlementaires argentins ont finalement adopté à l’unanimité le projet de loi présenté par l’opposition2. En pratique, le texte prévoit une augmentation de 50% des dépenses publiques consacrées à l’aide alimentaire et aux cantines scolaires.

En effet, bien que l’Argentine soit le 6ème exportateur mondial de produits agricoles, « beaucoup d’enfants dépendent exclusivement des programmes scolaires d’alimentation pour recevoir leurs rations quotidiennes », selon Hilal Elver, Rapporteuse Spéciale des Nations Unies (RSNU) sur le droit à l’alimentation.

La Bérézina libérale

Un mois après la déroute de Mauricio Macri aux PASO et à un mois et demi de l’élection présidentielle, ce vote officialise ainsi la Bérézina des politiques libérales menées depuis 4 ans par le gouvernement. Celles-ci ont en effet, pour la seconde fois en moins de 20 ans, conduit la deuxième économie d’Amérique du Sud au désastre.

Quatre Argentins sur dix sont aujourd’hui en-dessous du seuil de pauvreté, selon la chaîne nationale C5N. L’inflation cumulée dépasse les 54% sur les 12 derniers mois et les 237% depuis le début du mandat de Mauricio Macri.

Selon la FAO, 5 millions d’Argentins souffraient d’une « insécurité alimentaire » grave, sur la période 2016-2018. Ce qui représentait une multiplication par deux par rapport à la période 2014-2016, et dépassait, déjà, le nombre de personnes « sous-alimentées »3 lors de la crise de 2001. Et tout porte à croire que ces sinistres chiffres se sont encore accrus depuis.

Mais ces statistiques, comme le dénonce Martin Caparrós – écrivain argentin, journaliste pour El País et le New York Times – évitent de « penser aux personnes ». Ils rendent la faim « abstraite pour lui enlever son potentiel de violence ». Pour l’auteur de La faim4, cette réalité, que le capitalisme n’a toujours pas su résoudre, « n’est pas un problème technique, mais un problème politique ».

Plus que l’erreur d’un gouvernement, en effet, ce que certains qualifient désormais de « Macrise » est aussi celle du FMI. Comme l’explique Jean Feyder, ex-ambassadeur du Luxembourg auprès des Nations Unies à Genève et auteur de La faim tue5 : « Comme ses prédécesseurs avant 2001, le président Macri a appliqué des politiques néo-libérales inadaptées avant de se confier au FMI quand la crise fut venue, qui a lié l’octroi de ses crédits massifs à des conditions similaires à celles du passé ».

L’éternelle répétition des mantras libéraux du FMI

Les conditions imposées par le FMI de Christine Lagarde rappellent ainsi fortement les Programmes d’ajustement structurel (PAS) appliqués par l’institution dans les années 80. Selon Jean Feyder, ceux-ci « ont largement déséquilibré les économies et les sociétés de ces pays qui ne s’en sont jamais vraiment remis. Les PAS ont impliqué une réduction drastique des dépenses publiques, une sévère privatisation des entreprises publiques au profit du secteur privé et une libéralisation sans frein du commerce ».

Jean Feyder, ambassadeur du Luxembourg auprès des Nations Unies à Genève, de 2005 à 2012, auteur de La faim tue © Jean Feyder

Ils ont ainsi conduit à « une suppression de toute aide aux paysans et à une forte incitation des agricultures à s’orienter vers les marchés d’exportation ». Pour l’ambassadeur, « ceci a entraîné une réduction de la production alimentaire vivrière et locale. Du coup, ces pays ont été ouverts aux importations (…). Cette inondation des marchés des pays en développement a détruit de nombreux emplois ruinant les conditions d’existence d’un très grand nombre de petits paysans et de leurs familles. Tant la Banque mondiale (BM) que le FMI se sont montrés insensibles aux impacts économiques et sociaux très négatifs de leurs politiques ».

Si dans son rapport sur la mission menée fin 2018 en Argentine, Hilal Elver attire « l’attention sur une clause de l’accord signé par l’Argentine et le FMI qui appelle à protéger le niveau des dépenses sociales, compte tenu des expériences passées avec les mesures d’austérité », selon Jean Feyder « ni la Banque [mondiale] ni le FMI n’ont vraiment changé de politique ».

L’ambassadeur reconnaît que « formellement, les deux organisations veulent prendre leurs distances vis-à-vis des PAS. Certes, l’élimination de l’extrême pauvreté et la promotion du bien-être commun figurent parmi les objectifs formels de la BM. Mais dans les faits, l’octroi de crédits aux pays en développement reste toujours lié à des engagements en faveur de réformes structurelles proches de celles des PAS ».

Ainsi, « une large place est toujours réservée au secteur privé, aux investissements privés et à la libre circulation des capitaux. Leur politique ne favorise pas le respect des droits humains ni surtout des droits économiques, sociaux et culturels. L’accent qu’elles mettent sur la croissance n’est guère compatible avec un développement durable et les défis de la crise climatique. »

L’une des meilleures années agricoles qu’ait connu l’Argentine

Cette situation alimentaire dramatique n’a, paradoxalement, rien à voir avec la productivité agricole du pays. Sixième exportateur de produits agricoles au monde, en 2018, derrière l’Union européenne, les États-Unis, le Brésil, la Chine et le Canada, l’Argentine connaîtra cette année des récoltes record.

Ces statistiques font dire à Miguel Pichetto – candidat à la vice-présidence, au côté du président sortant Mauricio Macri – que l’Argentine (pays de 45 millions de personnes), qui « produit des aliments pour plus de 800 millions d’habitants (…) n’est pas un endroit où les gens meurent d’inanition ».

En effet, comme en témoigne la photo illustrant cet article, les supermarchés sont loin d’être vides. Mais l’explosion de l’inflation rend le panier de base de plus en plus inaccessible au commun des Argentins, qui comparent désormais les prix de tous les produits. Comme le note Hilal Elver, le problème n’est pas un problème de production, mais « d’accessibilité économique ».

Le traditionnel asado argentin (énorme barbecue où sont cuites différentes viandes), encore très courant il y a 3 ans, devient de plus en plus un signe distinctif de richesse dans l’Argentine de Mauricio Macri.

Parallèlement, « durant les entretiens avec des responsables du ministère de l’Agro-industrie, la Rapporteuse Spéciale [Hilal Elver] a observé une plus grande tendance de ces derniers à appuyer le modèle agro-industriel, au détriment de l’agriculture familiale et à petite échelle ».

La production alimentaire du pays apparaît ainsi totalement déconnectée de la consommation de ses habitants. Selon l’experte de l’ONU, si « 60% des terres cultivées sont dédiées à la production de soja (…) seulement 2% de ce soja est consommé dans le pays et le reste est broyé et exporté vers la Chine ».

Selon elle, « ces politiques économiques ont permis à l’Argentine de devenir l’un des principaux exportateurs de produits agricoles et ont également perpétué un modèle agricole industriel qui compromet la sécurité alimentaire et la nutrition de la population ». Risque qui a été révélé l’an passé, lorsque, suite à une importante sécheresse, la production de soja a subit une chute exceptionnelle, grevant tant les conditions de vie des petits producteurs que l’économie du pays.

Urbanisme et pauvreté : faim ou obésité

La RSNU mentionne deux facteurs importants de la crise alimentaire que connaît le pays. Tout d’abord, même si l’Argentine est l’un des principaux producteurs agricoles du monde, « plus de 90% des Argentins vivent en zone urbaine ». Ceci a pour conséquence « évidente » de rendre les personnes pauvres vivant dans ces zones plus sujettes à l’insécurité alimentaire que celles des zones rurales. Elles sont, en effet, plus « vulnérables à l’augmentation des prix des aliments », du fait de leur incapacité à produire leur nourriture.

Cet éloignement des campagnes est doublé d’un autre phénomène, rare en Amérique Latine : les principales villes argentines ne disposent pas – ou de manière marginale – de marché central où les petits producteurs viennent vendre leurs productions. En plus de la déconnexion entre la production et la consommation argentine, il y a donc aussi une déconnexion entre l’alimentation et la matière première brute.

Hilal Elver note ainsi que « l’Argentine est le pays de la région qui consomme le plus de produits ultra-transformés par an, par habitant et c’est le leader de la consommation de sodas ». Ce qui contribue, en plus de son régime carné – en diminution – à en faire « le pays de la région avec les indices les plus élevés d’obésité, chez les enfants comme chez les adultes » (60% des adultes et 40% des enfants). L’experte rappelle alors que « les études ont démontré qu’il existe une corrélation entre la condition socioéconomique et les indices d’obésité ».

Le fondamentalisme libéral du président mis en cause

Ainsi, alors que les PASO devaient identifier les candidats des différents partis postulant à la présidentielle d’octobre et sélectionner ceux réunissant plus de 1,5% des voix, elles se sont transformées en véritable référendum pour ou contre Mauricio Macri. Si les analystes envisageaient une différence de 6 points, les 15% ayant séparé Mauricio Macri d’Alberto Fernández suffiraient à élire ce dernier dès le premier tour, s’ils devaient se répéter fin octobre6.

Graffitis « Macri c’est la faim », « Macri non » sur les murs de Rosario, Argentine © Arnaud Brunetière

Mauricio Macri refuse toutefois de reconnaître la victoire de l’opposition dont il s’était fait le pourfendeur depuis des années et qu’il accuse, aujourd’hui encore, alors qu’arrive la fin de son mandat, d’être responsable de la crise actuelle.

Alberto Fernández affirmait ainsi sur C5N, que « la faim recommence à être un problème en Argentine ». Avant d’ajouter « le problème, c’est Macri. Ce sont ses politiques, et son incapacité à donner des réponses intelligentes aux problèmes qui existent ». « Et le monde l’a déjà compris » poursuivait-il, en rappelant sa tournée dans la péninsule hispanique et ses échanges productifs avec l’ambassadeur des États-Unis.

Le candidat qui « ne croit pas en la liberté des marchés », n’a pas non plus oublié la coresponsabilité du FMI, qui a prêté 57 milliards de dollars au gouvernement Macri et imposé ses conditions. S’il nie que cette accusation signifie qu’il ne rembourserait pas le prêt, s’il devait être élu en octobre – comme l’Argentine l’avait fait suite à la crise de 2001 –, Alberto Fernández précisait, toutefois, que « le Fonds doit assumer la responsabilité qu’il a dans ces résultats et dans ces conséquences ».

Une question est de savoir quelle position adoptera le nouveau gouvernement argentin vis-à-vis de sa dette auprès du FMI. Une autre est d’interroger la réalité de la compétence prêtée au FMI et à Christine Lagarde, qui peuvent, raisonnablement, être considérés comme coresponsables du désastre argentin.

« Je ne pense pas qu’elle [Christine Lagarde] soit la personne dont l’Europe a besoin, disait encore Jean Feyder, évoquant sa récente nomination à la tête de la BCE. Il nous faudrait des dirigeants (…) qui, sur le plan économique et monétaire, sachent contribuer à mettre fin aux politiques d’austérité qui depuis bien des années, (…) affectent dramatiquement les économies, l’emploi et les sociétés au sud de l’Europe en particulier en Grèce et que le FMI, sous Christine Lagarde, a coparrainées. De telles politiques ne favorisent pas la nécessaire création d’emplois ni l’orientation vers une autre économie qui soit vraiment durable et adaptée au changement climatique ».

En 2019 encore, comme le disait Martin Caparrós à son collègue d’El País, « la faim est un problème de richesse » …

1 Le 11 août dernier, lors des PASO, Alberto Fernández a réuni 47 % des voix, Mauricio Macri 32 % et Roberto Lavagna, 8%.

2 La Chambre des représentants a voté le projet de loi présenté par l’opposition le jeudi 12 septembre et le Sénat, le mercredi 18.

3 La « sécurité alimentaire » est la facilité d’accès d’une population à une alimentation suffisante en qualité et en quantité. Elle dépend de l’autoproduction et/ou de l’accessibilité économique de la nourriture. Elle se distingue ainsi de la « sous-alimentation », qui est le fait d’avoir une alimentation habituelle insuffisante, pour maintenir une activité normale et une vie saine. « L’insécurité alimentaire » peut ainsi se comprendre comme le signal d’une « sous-alimentation » à venir.

4 Martin Caparrós, La faim, Buchet Chastel, Paris, 2015, 784 p.

5 Jean Feyder, La faim tue, L’Harmattan, Paris, 2011 (réédition en 2015), 308 p.

6 Le candidat obtenant 45% des votes ou 40% avec 10 points d’écart avec le second étant déclaré vainqueur de l’élection, dès le premier tour.

Traité de libre-échange UE-MERCOSUR : la liberté de tout détruire

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Déforestation et destruction des terres indigènes dans la forêt amazonienne ©Ibima

Plus rien n’arrête la Commission européenne. Depuis la conclusion de l’accord commercial avec le Canada (AECG/CETA) en 2016, elle en a déjà signé un autre avec le Japon (JEFTA) en juillet dernier et vient d’annoncer victorieusement, après deux décennies de négociation, la signature vendredi 28 juin, d’un nouveau traité de libre-échange qui lie l’Union européenne et les pays du MERCOSUR (Argentine, Brésil, Uruguay et Paraguay). Une course effrénée qui semble insidieusement occulter les préoccupations écologiques, démocratiques et sanitaires que recèlent ces traités.


 

Le nouvel accord commercial UE-MERCOSUR, aux allures historiques, est jugé comme faisant contrepoids au protectionnisme du président Trump[1]. La Commission européenne est fière d’annoncer qu’il prévoit des baisses de tarifs douaniers de 4 milliards d’euros annuel en faveur de l’UE faisant de lui le « traité le plus important jamais négocié par l’UE ». En effet, les taxes sur ses importations de voitures, pièces détachées, produits chimiques, vins ou encore de spiritueux en direction de l’hémisphère Sud devraient disparaître. Cependant, la création de ce marché intégré de 780 millions de citoyens-consommateurs sud-américains comme européens, a un coût.

En contrepartie, Bruxelles a notamment concédé au marché commun du Sud l’importation massive sur le territoire européen de denrées bovines en provenance de l’Argentine et du Brésil, tous deux grands producteurs d’OGM.

De surcroît, alors même que les négociations se sont déroulées dans l’opacité, le texte intégral demeure encore indisponible. Pour l’instant, il faudra se contenter d’éléments essentiels sur l’accord[2].

L’agriculture traditionnelle à l’épreuve d’une forte concurrence et d’importants problèmes sanitaires

Ce ne sont pas moins de 99 000 tonnes/an de bœuf (55% de produits frais et 45% de produits congelés), 180 000 tonnes/an de volaille et 25 000 tonnes/an de porc, qui devraient inonder le marché européen, venant fortement concurrencer les agriculteurs français, déjà accablés. Scandalisés, les agriculteurs des réseaux FNSEA et Jeunes agriculteurs se sont rassemblés mardi 2 juillet au soir dans toute la France, pour dénoncer les profondes distorsions de concurrence qu’ils craignent de subir avec l’importation de denrées agricoles d’Amérique latine produites selon des standards de moindre qualité et à moindre coût[3]. Une crainte justifiée concernant la teneur de ces denrées en hormones, antibiotiques et pesticides.

Le Brésil a homologué 239 pesticides en 6 mois, dont une forte proportion de produits classés toxiques ou hautement toxiques pour la santé et l’écologie et dont 31% sont interdits dans l’UE. Même si l’on pourrait espérer que les pays du MERCOSUR seraient obligés, au moins concernant les produits à destination de l’UE, de se conformer aux standards européens, en aucun cas l’accord incite l’UE à diminuer sa propre utilisation de ces produits et ce malgré la récente alerte de l’IPBES – Plate-forme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques – sur le déclin de la biodiversité et ses recommandations quant à la réduction de l’utilisation des pesticides.

D’autant plus qu’aucun mécanisme de traçabilité des produits n’a encore été révélé. Pourtant, une aussi grande quantité de produits importés nécessite un important contrôle de la part de l’UE afin d’assurer que les produits circulants sur son territoire soient soumis aux mêmes degrés de vigilance sanitaire. Cela aurait dû faire partie des points dits essentiels de l’accord.

Après le CETA et avec l’accord EU-MERCOSUR, quoi de plus savoureux pour nous mettre en appétit que d’avoir conscience qu’il sera bientôt plus probable que l’on retrouve dans nos assiettes une viande étrangère nourrie aux hormones dont les conditions d’élevage nous seront inconnues et ayant parcouru des kilomètres plutôt qu’une viande de pâturage issue de l’agriculture française ?

La prétendue protection de l’environnement grâce au commerce, un alliage qui ne convainc plus.

A l’heure où la Commission européenne devrait s’afférer à préparer la transition écologique, l’urgence climatique ne semble pas être la priorité de son agenda. A contrario, elle imagine encore que la conclusion d’accords de libre-échange œuvre à la protection de l’environnement, énonçant sans rougir que « cet accord aura également des effets positifs sur l’environnement ». Même un paragraphe intitulé Trade and Sustainable Development figure dans la liste des éléments essentiels de l’accord[4].

Le concept de développement durable comme logique de conciliation du développement économique et protection de l’environnement, est assez ancien puisque déjà l’OMC considérait en 1994 « qu’il ne devrait pas y avoir, et qu’il n’y a pas nécessairement, de contradiction […] entre la préservation et la sauvegarde d’un système commercial multilatéral ouvert […] et les actions visant à protéger l’environnement et à promouvoir le développement durable ».[5]

« Le libre-échange est à l’origine de toutes les problématiques écologiques. L’amplifier ne fait qu’aggraver la situation. »

Ce discours qui tend à légitimer la libéralisation du commerce international doit désormais être révolu. Accroître la production nécessite l’accroissement des activités industrielles. Ainsi, le recours aux transports pour l’acheminement des marchandises fabriquées augment autant que l’utilisation de combustibles fossiles comme le charbon et le pétrole. Cela a pour conséquence d’aggraver la teneur de l’atmosphère en gaz à effet de serre, ce qui concourt considérablement au réchauffement climatique.

La méprise a trop duré. Comme l’a confié Nicolas Hulot, ancien ministre de l’écologie, au journal le Monde : « le libre-échange est à l’origine de toutes les problématiques écologiques. L’amplifier ne fait qu’aggraver la situation. Il faudra d’ailleurs comprendre un jour qu’une des premières obligations va être de relocaliser tout ou partie de nos économies. »

Si la Commission européenne affirme que l’accord UE-MERCOSUR devra être conditionné au respect de l’accord de Paris sur le climat, aucun objectif concret visant à décarbonner les procédés et méthodes de production pour répondre aux objectifs de l’article 2 de l’Accord de Paris[6] n’est précisé dans les points essentiels.

Par ailleurs, tout comme le CETA, la procédure de règlement des différends relatifs à l’environnement et le travail prévoit seulement des « recommandations publiques » en cas d’une violation de leurs obligations en la matière. La procédure est différente de celle régissant les conflits commerciaux, qui prévoit des sanctions économiques. Cette hiérarchie de valeur fait une fois de plus prévaloir la protection du commerce sur celle de l’environnement et des conditions de travail.

Une politique de l’autruche face aux actes anti-démocratiques et écocides du Brésil

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Jair Bolsonaro © Fabio Rodrigues Pozzebom/Agência Brasil

La situation démocratique et écologique au Brésil depuis l’investiture en janvier du président d’extrême droite, Jair Bolsonaro inquiète autant les ONG environnementales que celles qui militent pour le respect des Droits de l’Homme. Greenpeace soulignait à quelques heures de la signature de l’accord que l’arrivée au pouvoir du gouvernement Bolsonaro a conduit au démantèlement de protections environnementales, toléré les incursions d’hommes armés sur les terres des peuples autochtones et supervisé une augmentation spectaculaire du taux de déforestation en Amazonie.

La participation du Brésil à cet accord de libre-échange rend complices les autres parties par leur inertie face à sa politique anti-démocratique et écocide.

Néanmoins cela ne semble pas ébranler notre président Emmanuel Macron qui a salué la conclusion de ce traité en déclarant samedi dernier en marge du G20 que « cet accord est bon à ce stade, il va dans la bonne direction ».

Et ce, tout en fustigeant la politique criminelle de Bolsonaro ou après avoir certifié en février 2018 devant l’inquiétude des agriculteurs qu’« il n’y aura jamais de bœuf aux hormones en France » ni « aucune réduction de nos standards de qualité, sociaux, environnementaux, ou sanitaires à travers cette négociation ». Encore une posture hypocrite, pourtant décriée depuis plus de 8 mois par les Gilets jaunes.

Même si l’accord UE-MERCOSUR doit encore être validé par le Conseil européen, le Parlement européen et les parlements nationaux, permettra-t-on une fois de plus que le bien commun soit sacrifié sur l’autel du libre-marché ?

 

 

[1] Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne : « Je pèse soigneusement mes mots lorsque je dis qu’il s’agit d’un moment historique. Dans un contexte de tensions commerciales internationales », Communiqué de presse de la Commission Européenne, vendredi 28 juin, 2019.

[2] http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2019/june/tradoc_157964.pdf

[3] AFP, le 2 juillet 2019

[4] http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2019/june/tradoc_157964.pdf, pt. 14.

[5]  Décision sur le commerce et l’environnement, adoptée par les ministres à la réunion du Comité des négociations commerciales du Cycle d’Uruguay qui s’est tenue à Marrakech le 14 avril 1994.

[6] Article 2, §1 a) : « Contenant l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et en poursuivant l’action menée pour limiter l’élévation de la température à 1,5 °C »

11. L’agronome : Marc Dufumier | Les Armes de la Transition

Marc Dufumier est agronome, professeur émérite à l’AgroParisTech. Il a écrit de nombreux ouvrages sur le thème de l’agroécologie et préside par ailleurs l’ONG Commerce Équitable France. Il nous éclaire sur le rôle de l’agriculture, et plus précisément de l’agronomie dans la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : À quoi ça sert un agronome dans le cadre de la transition écologique et pourquoi est-ce que vous avez choisi cette voie-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à ce combat ?

Marc Dufumier : J’avais fait des études d’agronomie avec comme idée de mettre fin à la faim. J’étais un peu ambitieux quand j’étais jeune. J’ai eu comme professeur René Dumont, un agronome tiers-mondiste et écologique. J’avais cette idée de travailler dans les pays du Sud, à l’époque appelés les pays du tiers-monde, de pouvoir défendre l’agriculture pour permettre aux personnes de se nourrir correctement. On a rajouté ultérieurement : durablement. C’est-à-dire sans préjudice pour les générations futures : sans érosion des sols, sans un déséquilibre écologique majeur. Cependant l’agronomie a un petit défaut : c’est la norme. J’ai vite découvert que les scientifiques qui s’intitulent agronomes étaient devenus normatifs : à dicter des leçons comme la variété améliorée et la mauvaise herbe. Ils mettaient des jugements de valeur dans leur propos. Quand on pense aujourd’hui transition écologique, il faut surtout oublier l’idée qu’avoir des connaissances scientifiques on deviendrait scientocrate : prendre le pouvoir en disant le bien et le mal en dictant aux agriculteurs ce qu’ils doivent faire.

LVSL : En quoi consiste concrètement votre activité ? Est-ce que vous pourriez nous définir la journée type pour un agronome de votre calibre ? Et quelle est votre méthodologie de travail ?

MD. : Il n’y a pas vraiment de journée type. Le travail d’un agronome c’est d’abord reconnaître que l’objet de travail des agriculteurs ce n’est pas le sol, la plante, le troupeau, mais c’est un agroécosystème d’une incroyable complexité. Le travail d’un agroécologue vient en appui aux paysanneries, en particulier à de la paysannerie pauvre. Essayer de comprendre, de faire un diagnostic sur pourquoi les personnes opèrent-elles ainsi ? Pour quelles raisons, d’un point de vue écologique, socio-économique ? C’est donc un diagnostic qui est comme celui du scientifique extérieur, seulement les paysans ont leur propre diagnostic. Le métier c’est d’arriver à un dialogue entre ces deux types de diagnostics. L’un qui vit au quotidien cette situation, souvent d’une extrême précarité. Et l’autre, celui qui vient de l’extérieur, un peu le martien, qui parce qu’il a quelques concepts scientifiques, dit comment lui comprend et croit avoir compris les choses. On essaie après cela, d’élaborer des solutions. Cette élaboration est un vrai dialogue. Ce n’est pas le scientifique qui dicte.

J’ai longtemps été avec la FAO, parfois l’Agence française de développement, de plus en plus avec des ONG. Tout récemment, j’étais au Pérou à la demande d’une ONG Belge : Iles de Paix. Je travaillais à Wanoko, 2 200 mètres d’altitude, une paysannerie très pauvre avec des personnes qui s’interrogent : comment survivre ? Comment mieux vivre ? Comment bien vivre ? Le bien-être et le pouvoir de mettre en place une agriculture qui soit à la fois productive de ce dont ils ont besoin, productif de bien-être et durable : sans préjudice pour les générations futures donc sans détériorer l’écosystème et l’agroécosystème.

Une fois arrivé sur le terrain, il y a plusieurs étapes. D’abord un apprentissage à la lecture de paysage. C’est bien l’écosystème qui est aménagé par les agriculteurs et ce n’est pas un seul agriculteur, mais une communauté qui gèrent un bassin versant, un finage villageois, un terroir. Donc de la lecture de paysage, des entretiens sur l’histoire, sur comment nous en sommes arrivés là ? Comment cette société en est-elle arrivée là ? Pourquoi certains sont appauvris et d’autres enrichis ? Pourquoi certains pratiquent-ils des agricultures diversifiées et d’autres très spécialisées ? C’est l’histoire de toutes ces relations de cause à effet qui permettent d’expliquer en quoi la situation sociale de ces paysanneries et l’éventuelle détérioration des écosystèmes en sont là actuellement pour ensuite essayer de trouver des solutions. On appelle ça l’agriculture comparée : c’est une discipline à l’AgroParisTech. Elle nous est inspirée par d’autres agricultures dans le monde. L’arbre fourrager au Burundi par exemple, pourquoi ne serait-il pas utile en Haïti ? Au Burundi, plus c’est densément peuplé, plus c’est boisé. À Haïti, plus c’est densément peuplé plus c’est déboisé. Ce sont deux histoires différentes. Mais peut-être que dans l’histoire burundaise on peut trouver des éléments qui peuvent être utiles à des Haïtiens. Mais à la condition de comprendre pourquoi ça s’est imposé au Burundi et à quelles conditions, ça pourrait s’imposer et être utile en Haïti ? Et même savoir au Burundi au profit de qui et aux dépens de qui cette technique a fini par s’imposer ? Et également en Haïti, si possible pas au dépens des pauvres. L’agriculture comparée, c’est aussi s’inspirer de situation ayant existé dans l’Histoire ou existant aujourd’hui. Non pas pour dire : on transfert des technologies, c’est absurde, mais dire « On peut s’inspirer de là et vu vos conditions, voilà comment ça pourrait être utile pour les plus grands nombres ».

LVSL : Est-ce que vous pourriez nous livrer trois certitudes que vous vous êtes forgées tout au long de votre carrière ?

MD. : La première certitude, c’est qu’à l’échelle mondiale on ne parviendra pas à promouvoir des formes d’agricultures qui permettent au plus grand nombre de vivre correctement et durablement si les peuples du Sud ne peuvent pas se protéger via des droits de douane, se protéger de l’exportation de nos excédents. Il faut savoir que nos excédents de poulets bas de gamme, de nos céréales, de poudre de lait, etc. ruinent les agricultures dans les pays du Sud, notamment pour les personnes qui travaillent à la main. Il faut savoir que quand deux sacs de riz s’échangent au même prix sur le marché mondial : il y a deux cents fois plus de travail agricole dans le sac de riz qu’une femme a repiqué à la main que dans le riz concurrent qui vient d’Arkansas ou d’ailleurs. Quand elle doit acheter des produits de première nécessité, elle vend son riz au même prix que le sac d’à côté et accepte une rémunération deux cents fois inférieure. Si on veut éviter la pauvreté, la faim, la malnutrition, l’exode rural prématuré dans les bidonvilles, l’insécurité en ville, les mouvements migratoires, la première chose c’est effectivement que les peuples du Sud aient le droit de se protéger de l’excédent. Nous on produira peut-être moins, mais on produira mieux.

Deuxième certitude : en France ce n’est pas tant des rendements à l’hectare qu’il faudrait accroître, mais de la valeur ajoutée en terme monétaire et si possible sans les externalités négatives, sans ces coûts cachés. Quand on produit du lait en Bretagne, les animaux urinent, ça fait du lisier, ça fertilise les algues vertes sur le littoral breton. Peut-être que notre lait n‘est pas cher, les personnes sous-rémunérés, mais ça nous coûte cher parce qu’on paye des impôts pour retirer les algues vertes. On veut un pain pas cher, mais on veut qu’il n’y ait pas d’atrazine, ni du désherbant dans l’eau du robinet… Oui, ma deuxième certitude c’est qu’en France on pourrait s’autoriser à produire moins, mais mieux. On ferait moins de dégâts dans d’autres pays du Sud.

Une troisième certitude, en France on aurait le droit d’importer moins de soja transgénique et ce n’est pas faire du tort aux Brésilienx. Quand je dis aux Brésiliens qu’on devrait se protéger, ils me disent qu’ils ne sont pas fiers de nourrir nos cochons, nos volailles, nos ruminants avec du soja. Eux ils préféreraient que leurs légumineuses nourrissent des Brésiliens.

La quatrième certitude, parce qu’on a oublié peut-être qu’au Brésil, les gens qui désherbaient à la main ont été remplacés par du glyphosate. Ces gens ont été au chômage et vivent dans des bidonvilles et ceux-là n’ont même pas le pouvoir d’achat pour acheter du maïs, du soja, de la viande qui est produite au Brésil, mais qui sont exportés vers l’Europe parce que nos cochons, nos usines des bétails eux sont solvables. Donc le libre-échange, il faut y mettre fin. C’est plutôt un échange dans des conditions d’extrême inégalité dans des rapports inégaux d’ailleurs.

LVSL : Comment est-ce que vous pourriez traduire ces certitudes en politiques publiques concrètes ?

MD. : Si j’avais effectivement à définir un programme agricole pour la France et l’Europe : qu’est-ce que je proposerais en douze propositions ? C’est ce que j’ai essayé d’exposer dans un petit ouvrage qui s’appelle Alter gouvernement. Il y a quand même l’idée de mettre des quotas et de ne pas exporter nos produits bas de gamme, il y a l’idée de se protéger à l’égard des productions transgéniques en provenance de l’étranger. Il faut peut-être accroitre les rendements, mais en faisant un usage intensif de l’énergie solaire puisque l’énergie alimentaire nous vient du soleil. Il n’y a pas de pénurie annoncée avant 1,5 milliards d’années.

Je vous propose donc la couverture végétale la plus totale possible, tous les rayons du soleil tombent sur des feuilles qui vont nous transformer l’énergie solaire en énergie alimentaire. Les protéines c’est riche en azote, mais dans l’air il y a 79% d’azote et il y a des légumineuses qui savent intercepter ça grâce à des microbes qui les aident y compris pour la betterave et pour le blé qui suivra après la légumineuse. Couverture permanente la plus totale possible et la plus permanente possible donc. Ces plantes de couverture vont de plus séquestrer le carbone dans l’humus des sols, ce qui est très utile à la fois pour l’agriculteur – le sol sera moins facilement érodable – et on contribue à atténuer le réchauffement climatique.

Il y a des méthodes biologiques à travers les champignons mycorhiziens qui parviennent à aider les arbres qui vont chercher avec leurs racines profondes les éléments minéraux qui sont libérés par la roche mère. Ensuite, ça va dans la feuille, qui elles retombent à terre, ce qui fertilise à nouveau. Peut-être qu’en France on va remettre des pommiers dans la prairie. Je connais des endroits où on pratique des cultures de blés sous des cultures de noyers. Il y a une agriculture savante inspirée de l’agroécologie scientifique qui peut nous être très utile. Et ça, ça fait partie des propositions.

LVSL : Et par rapport à ce que vous disiez sur les pays du Sud, comment est-ce qu’on pourrait concrètement limiter l’impact de nos excédents productif sur leur agriculture à eux ?

MD. : La première chose : ne pas les produire. Et donc je pense que l’idée qu’il y avait des quotas laitiers sur le sucre était une excellente idée. Je pense qu’il nous faut réguler, même si on reste sur une économie de marché : les agricultures planifiées, centralisées n’ont pas montré une efficacité redoutable. Mais il faut savoir qu’en économie de marcher on peut très bien réguler les productions. Avec d’abord des rapports de prix : on rémunère mieux les légumineuses, on rémunère moins nos produits bas de gamme. On peut aussi, si vous taxez, les engrais de synthèses, vous verrez que beaucoup d’agriculteurs vont remettre des légumineuses pour ne pas avoir à acheter ces engrais de synthèses coûteux en énergie fossile et très émettrice de protoxyde d’azote donc très contributeur au réchauffement climatique. Avec une politique des prix conforme à l’intérêt général, on pourrait très vite permettre à nos agriculteurs, tout en étant correctement rémunéré, de pratiquer une agriculture conforme à l’intérêt général.

LVSL : Et quel devrait être le rôle de votre discipline, l’agronomie, dans la planification de la transition écologique ? À quel niveau est-ce que votre discipline devrait intervenir par rapport à la décision politique ? Et est-ce que vous avez déjà imaginé une structure qui pourrait faciliter cela ?

MD. : En tant que scientifique, l’agroécologie se doit d’expliquer la complexité et le fonctionnement de ces agroécosystèmes. Désormais on n’étudie pas la plante, le sol, le troupeau, mais l’ensemble de l’agroécosystème à différente échelle : la parcelle, la ferme, le terroir, le bassin versant, la région, le pays. Il faut rendre intelligible pour le plus grand nombre, cette complexité-là, éveiller le grand public. Il va falloir que l’on prenne des décisions. Elles peuvent être individuelles, chaque consommateur, chaque citoyen par son propre comportement peut avoir un impact macro-économique et macro-écologique. On voit bien la demande de produit bio, elle est à deux chiffres.

Donc il y a bien une prise de conscience de certains consommateurs. Mais ce n’est pas suffisant. Démontrer par l’action que l’on peut promouvoir des formes d’agricultures correctes ça permet y compris dans le discours politique de ne pas être seulement dénonciateurs, mais de démontrer qu’il y a déjà des personnes qui mettent en pratique, donc une diffusion plus large des succès des agricultures qui s’inspirent de l’agroécologie scientifique.

LVSL : Si un candidat à la présidentielle vous donneriez carte blanche pour contribuer à son programme en matière d’écologie, qu’est-ce que vous pourriez lui soumettre concrètement comme idée ?

MD. : Réformer la politique agricole commune, parce qu’au fond c’est quand même à l’échelle européenne que ça se décide. Dans les propositions phare que je proposerais volontiers aujourd’hui, en dehors de mettre des quotas, serait que nos agriculteurs soient rémunérés pour des services environnementaux quand ils rendent un service d’intérêt général. C’est-à-dire que les agriculteurs ne seraient plus que des personnes que l’on subventionne parce qu’ils auraient besoin des aides. On négocierait avec eux : « Vous séquestrez du carbone à tel endroit par des pratiques de zéro labour, sans glyphosate et ceci… à quel prix êtes-vous prêt à mettre en place cette technique ? On vous rémunère. », « Vous mettez des légumineuses dans votre rotation, vous évitez des importations de gaz naturel russe pour fabriquer des engrais azotés de synthèse qui eux-mêmes sont très émetteur de protoxyde d’azote, et la présence des légumineuses sauves des abeilles : c’est un service d’intérêt général. À quel prix êtes-vous prêt à les mettre ? Je vous paie. », « Vous mettez des infrastructures écologiques, ça va héberger des abeilles pour la fécondation des pommiers, des tournesols et du colza, les coccinelles vont neutraliser les pucerons, les carabes de la bande enherbée vont neutraliser les limaces, les mésanges bleues vont s’attaquer aux larves du carpocapse, c’est infrastructure écologique nous évitent tous ces produits chimiques, c’est préserver pour la prochaine génération d’avoir une espérance de vie de 10 ans inférieurs aux gens de ma génération qui ont les cheveux blancs qui n’y étaient pas exposés quand nous étions jeunes. Bah écoutez c’est un service d’intérêt général : je rémunère. ». Que mes impôts servent effectivement à rémunérer des agriculteurs droits dans leurs bottes, fiers de faire un bon produit, accessibles aussi aux couches modestes parce que vendus pas trop cher et sans préjudice pour le revenu des agriculteurs.

LVSL : Quel est votre but ?

MD. : Je ne renonce pas à l’idée qu’il faut mettre fin à la faim au plus vite et durablement, ça, c’est un but. Et il peut être partagé par le plus grand nombre.

LVSL : Êtes-vous en lien avec des spécialistes d’autres disciplines ? Si oui, concrètement comment vous travaillez ensemble ?

MD. : La réponse est très clairement oui. Y compris quand je disais qu’il faut faire des entretiens historiques avec les paysanneries sur comment leurs ancêtres procédaient, comment aujourd’hui on procède, etc. La démarche même de ces entretiens s’inspire beaucoup de l’anthropologie, de l’ethnologie, la sociologie. Je ne dis pas qu’on n’emploie jamais des outils statistiques, mais je dirais que ces outils viennent assez tardivement dans nos procédures. Avant, nous cherchons les relations de cause à effet, puis ensuite nous les vérifions statistiquement. Généralement, on est à l’opposé de ces rapports d’expertises : on envoie l’agronome, le sociologue, le zootechnicien, etc, chacun fait sa discipline et après on essaie de faire une synthèse. Et tout de suite le statisticien cherche à savoir combien il y a de pauvres, de riches, de surface, etc. Alors là, si on n’a pas avant ça une compréhension de comment évolue conjointement la société et son écosystème, son agroécosystème dans les régions rurales : on est dans l’erreur. On ne peut pas s’en sortir sans fréquenter les autres disciplines. L’idée c’est d’avoir une vision systémique et essayer de voir les liens qu’il y a entre les résultats des recherches scientifiques faites dans les différentes disciplines. Le côté systématique est indispensable.

LVSL : Est-ce que vous êtes plutôt pessimiste ou optimiste quant à la faculté de l’Humanité à relever le défi climatique ?

MD. : Je n’aime pas beaucoup que l’on réponde à cette question. Je ne parviens pas à y répondre. Ce que je peux vous dire seulement, c’est que je n’attends pas de le savoir pour rester mobilisé.

 

Retranscription : Claire Soleille

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