La stratégie de Sanders face aux premières reculades de Biden

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Radicaux dans ses propositions, Bernie Sanders l’est moins dans sa stratégie. Refusant d’attaquer Joe Biden depuis la victoire de ce dernier aux primaires démocrates, il tente à présent d’influer sur l’orientation de la nouvelle administration, truffée de lobbyistes et de promoteurs d’une économie de marché dérégulée. Sa stratégie se révèle-t-elle payante pour autant ? Si plusieurs mesures, essentiellement symboliques, ont été prises par Joe Biden, elles sont loin d’avoir entamé le consensus néolibéral – dont le nouveau président fut jusqu’à présent un promoteur aux États-Unis. Tandis que d’aucuns louent Joe Biden pour avoir mis fin à l’orientation climatosceptique du gouvernement précédent, d’autres font observer qu’il fait déjà marche arrière sur plusieurs promesses phares de sa campagne – plan de relance ou augmentation du salaire minimum, entre autres.

Pour une analyse de la composition du gouvernement Biden-Harris, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « Administration Biden, le retour du consensus néolibéral ».

Avril 2020, Bernie Sanders jette l’éponge à la primaire démocrate après avoir perdu le Super Tuesday face à un Joe Biden fragile mais dopé par la machine du parti. La situation sanitaire s’aggrave aux États-Unis, le sénateur du Vermont en prend très vite la mesure et ne souhaite pas mettre en danger ses militants lors de rassemblements ou de séances de porte à porte alors que le combat est déjà perdu. Très vite, il décide d’apporter son soutien à son ancien rival, qu’il qualifie « d’homme honnête » pour combattre « le président le plus dangereux de l’histoire ». En 2016, Bernie Sanders avait fait campagne jusqu’à la dernière primaire qui se déroulait à Washington D.C. La déception dans les rangs de la gauche américaine est palpable. Joe Biden semble n’avoir pour principaux arguments que le fait de ne pas être Donald Trump et celui d’avoir été le vice-président de Barack Obama. Absolument rien de la candidature du démocrate, hormis l’opposition au président Trump, ne peut entraîner l’adhésion des militants les plus politisés.

Bernie Sanders, bien conscient du danger d’une démobilisation de son électorat en novembre, prend les choses en main et négocie avec lui la mise en place d’une équipe mêlant progressistes et centristes afin de co-construire le programme du candidat démocrate. Jusque-là très critique de la passivité du candidat de l’establishment, Alexandria Ocasio-Cortez est invitée à y participer. Ce travail d’équipe est une réussite tant d’un point de vue stratégique que programmatique. Il en découle un ensemble de propositions plus ambitieuses, en particulier sur la thématique de l’environnement avec un plan pour le climat et la transition énergétique évalué à 2 000 milliards de dollars ou encore le travail avec la promesse d’une hausse du salaire horaire minimum à 15 dollars pour tous les Américains et d’un congé payé de 12 semaines en cas de naissance ou de maladie. Ce travail commun crée une dynamique nouvelle et un début d’unité autour de Joe Biden dans le camp démocrate. Il y a fort à parier que sans l’intervention de Bernie Sanders, rien n’aurait été fait pour retravailler les propositions de celui qui devrait faire face à la machine de guerre Trump quelques mois plus tard. En optant pour la collaboration, le sénateur du Vermont se protège de toute critique de l’establishment. Recycle-t-il pour autant une partie de son programme ?

L’entrisme : une stratégie nécessaire pour la gauche américaine ?

Cet entrisme, mené par la principale figure de la gauche américaine, est nécessaire dans un système politique favorisant le bipartisme. Faire cavalier seul revient à perdre automatiquement l’élection présidentielle ainsi que les élections pour le Congrès. C’est aussi faire perdre le Parti démocrate et risquer de voir une vague conservatrice déferler sur Washington. Ce constat est partagé par des organisations politiques de gauche telles que les Democratic Socialist of America (DSA) dont est issue Ocasio-Cortez. À défaut de pouvoir être une réelle force politique indépendante, la gauche tente d’influer l’orientation politique du Parti démocrate. Le passage par ce dernier pour mettre en œuvre une politique de gauche sociale présente au moins deux avantages : un poids réel dans la vie politique américaine et une véritable force de frappe pour les élections, du point de vue de la communication et de la mobilisation.

Si l’entrisme n’a pas toujours été une réussite au cours de l’histoire politique de la gauche, il semble que cette stratégie ait porté ses fruits ces dernières années aux États-Unis. La percée de Bernie Sanders en 2016 pourrait être considérée comme l’élément fondateur du renouveau de la gauche américaine. Indépendant au Sénat mais affilié au Parti démocrate à la primaire de 2016, il réussit l’exploit de challenger Hillary Clinton grâce à une large mobilisation de terrain et des levées de fonds gigantesques, composées uniquement de petits dons de particuliers. Cette percée a permis de donner une large visibilité aux idées du sénateur du Vermont, telles que la hausse du salaire horaire minimum fédéral à 15 dollars ou le programme d’assurance santé public Medicare For All.

La victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle, quelques mois plus tard, a mis en lumière la nécessité pour le Parti démocrate de revoir en profondeur sa copie et a validé les alertes successives émises par Bernie Sanders sur l’orientation néolibérale des politiques proposées par l’establishment. Voyant que la défaite face au milliardaire n’était pas suffisante pour provoquer des changements de logiciel, il a participé, avec des organisations militantes de terrain comme le Sunrise Movement, à la mise en place de contre-candidatures aux primaires démocrates post-élection de mi-mandat pour le Congrès. C’est ainsi qu’Alexandria Ocasio-Cortez, Ayanna Pressley ou encore Rashida Tlaib ont créé la surprise lors des midterms de 2018 en sortant victorieuses face aux candidatures centristes du parti. Particulièrement douées pour l’utilisation des réseaux sociaux, elles ont contribué à la diffusion d’idées progressistes dans l’électorat démocrate, notamment chez les plus jeunes militants, et ainsi bousculé les ténors du Parti démocrate au Congrès.

Une entrée en matière essentiellement cosmétique de Joe Biden

La victoire de Joe Biden à l’élection présidentielle, le maintien de la Chambre des représentants et la reprise du Sénat étaient nécessaires pour assurer les coudées franches aux démocrates. Le 3 novembre, les deux premières conditions sont remplies et les élections sénatoriales de Géorgie, remportées à la surprise générale par le Parti démocrate, lui offrent une position, idéale dans les faits, de contrôle du pouvoir exécutif et législatif.

Présentées comme progressistes voire révolutionnaires par la presse, les mesures prises par Joe Biden depuis son investiture dans le domaine socio-économique n’érodent en réalité aucunement le statu quo néolibéral.

Si elle est fragile, tant les majorités au Congrès sont faibles, elle permet tout de même d’envisager des avancées politiques lors des deux premières années de la présidence Biden. Joe Biden a-t-il mesuré l’importance d’un changement de cap radical en cette période de crise sanitaire, économique et démocratique ? Peu de temps avant d’entrer à la Maison-Blanche il met sur la table la proposition d’un grand plan de relance de 1 900 milliards de dollars comprenant un soutien financier, suivant le principe de la monnaie hélicoptère, de 1 400 dollars pour chaque Américain gagnant moins de 75 000 dollars par an. Joe Biden va même jusqu’à déclarer qu’au vu des circonstances, il n’est plus nécessaire de regarder les déficits et l’endettement. Cette prise de position est immédiatement soutenue par Bernie Sanders.

Dès son investiture, il présente une série de mesures exécutives afin d’agir au plus vite et ne pas reproduire l’attentisme de Barack Obama, douze ans plus tôt. Après deux jours et demi de mandat, vingt-neuf décrets sont signés de la main du nouveau président. Quel bilan peut-on en tirer ?

Sur le plan symbolique et sociétal, la rupture avec l’orientation climatosceptique du gouvernement de Donald Trump est nette. Retour des États-Unis dans l’accord de Paris sur le climat, dans l’Organisation mondiale de la santé (OMS), fin du muslim ban ou encore renouvellement du soutien au programme d’immigration DACA : plusieurs promesses clefs de sa campagne ont rapidement été mises en place.

Qu’en est-il du domaine socio-économique ? Plan de relance, hausse des salaires horaires à 15 dollars de l’heure, aide alimentaire pour les familles dont les enfants ne vont plus à la cantine, moratoire sur les expulsions de logement et le paiement des prêts fédéraux étudiants jusqu’en septembre… en apparence, le tournant est également significatif. De nouvelles règles éthiques pour les membres du gouvernement sont par ailleurs établies, comme l’interdiction d’exercer une profession de lobbyiste pendant deux ans suivant un départ de l’administration. Enfin, autre mesure notable, Joe Biden réactive le Defense Production Act, permettant ainsi de réquisitionner des entreprises du secteur industriel pour faire face aux besoins d’équipements sanitaires. Cette liste non exhaustive met en lumière la nécessité pour Joe Biden d’écouter sa base. Bernie Sanders s’en félicite : « Nous allons pousser le président aussi loin que possible, mais étant donné qu’il est en fonction depuis moins d’une semaine, je pense qu’il est sur un bon départ ».

Si les violons sont officiellement accordés entre le président et le leader de l’aile progressiste, une analyse attentive de ces mesures socio-économiques les font cependant apparaître comme des coups de communication aux effets peu contraignants, visant avant tout à marquer la rupture avec Donald Trump. Plus important encore : Joe Biden joue l’ambiguïté sur plusieurs de ses promesses les plus importantes en la matière.

L’éternel persistance du statu quo ?

Malgré les récentes mains tendues de Joe Biden envers son aile gauche, Bernie Sanders reste sceptique : « Je vais être très clair : si nous n’améliorons pas significativement la vie du peuple américain cette année, les Démocrates seront anéantis lors des élections de mi-mandat de 2022 ». Le sénateur américain a de quoi être inquiet. En effet, l’équipe gouvernementale de Joe Biden est composée majoritairement d’hommes politiques proches de l’establishment et jusque-là peu enclins à réformer le pays par le biais de mesures sociales et économiques ambitieuses. On peut ici s’interroger sur l’impact réel des mesures éthiques prises par cette même administration Biden pour lutter contre la collusion entre lobbyistes et décideurs politiques.

L’opposition des Républicains au Congrès pourrait être féroce et compliquer grandement la tâche du président…qui a déclaré à plusieurs reprises être en quête d’un consensus bipartisan. Un air de déjà-vu : peu après son élection, Barack Obama avait refusé d’attaquer de front le Parti républicain sur les enjeux sociaux-économiques, et revu à la baisse les mesures les plus ambitieuses de son programme. De quoi accréditer l’analyse selon laquelle un même consensus néolibéral règne en maître au sein des deux partis ?

La plupart des mesures présentées comme progressistes prises par Joe Biden, apparaissent en réalité déjà comme des subterfuges. La proposition d’un chèque de 1 400 dollars aux citoyens modestes constitue une marche arrière par rapport à la promesse de 2 000 dollars, affichée pendant la campagne. La frange la plus libérale du Parti démocrate pousse également en faveur d’un abaissement du seuil d’éligibilité à 50.000 dollars par an pour bénéficier de cette mesure – ce qui restreindrait le nombre d’Américains bénéficiant de cette mesure par rapport à la présidence Trump.

L’application de la promesse de Joe Biden visant à relever à 15 dollars de l’heure le salaire minimum apparaît tout autant sujette à caution. Si tant est que cette mesure soit approuvée par le Congrès, son application sera étalée dans le temps jusqu’en 2025, sans garantie qu’elle arrive à son terme. Joe Biden lui-même s’est déclaré sceptique quant à la possibilité de l’adoption d’une telle mesure en temps de coronavirus.

Les mesures prises sur les dettes étudiantes et les expulsions de logements ont également de quoi laisser sceptique. Alors que la dette étudiante avoisine les 1,5 trillions de dollars et provoque l’inquiétude des analystes financiers les plus orthodoxes du fait de la bulle qu’elle constitue, Joe Biden se contente de répondre par de quelques mesures palliatives. Il prévoit d’étendre le moratoire sur le paiement des dettes étudiantes édicté par le précédent gouvernement et d’assurer le paiement d’un certain nombre – limité – de créances par le gouvernement fédéral. Quand aux mesures sur les expulsions locatives, Joe Biden se contente d’étendre celles prises par l’administration antérieure.

Il faudrait également mentionner, entre autres sujets qui provoquent l’ire des militants les plus radicaux, les signaux faibles du soutien de Joe Biden à un plan d’assurance maladie bien plus libéral que celui promis lors de la campagne – qui mettrait de côté l’option publique au profit du secteur assurantiel privé.

Présentées comme progressistes voire révolutionnaires par la presse, les mesures prises par Joe Biden depuis son investiture dans le domaine socio-économique n’érodent donc aucunement le statu quo néolibéral. Relevant souvent du symbole, se contentant parfois de prolonger les directives de l’administration antérieure, elles s’apparentent à des mesures conjoncturelles prises en temps de crise et visant à sauver un système économique sans en questionner les fondements.

Bernie Sanders devra donc continuer à faire le pont entre les deux franges démocrates. La tâche s’annonce compliquée pour lui avec d’un côté la pression à exercer sur l’establishment et de l’autre, la modération à imposer aux élus les plus radicaux. Une chose est sûre, plus que jamais, Bernie Sanders est devenu un rouage essentiel du Parti démocrate. La question de savoir si cette stratégie finira par accoucher de quelques résultats reste ouverte.

L’emploi garanti, solution au chômage de masse ?

Affiche de mai 1968.

Alors que le chômage a fortement augmenté au cours des derniers mois, le gouvernement espère que les 10 milliards de baisse d’impôts du plan de relance suffiront à résoudre ce problème. Mais après des décennies d’échec des politiques de l’offre, n’est-il pas temps d’essayer une autre stratégie contre le chômage de masse ? Certains économistes proposent ainsi d’instaurer une « garantie à l’emploi », c’est-à-dire d’employer tous les chômeurs volontaires dans des projets définis localement. De quoi s’agit-il concrètement et quelles conséquences auraient un tel dispositif ? Réponse en quelques questions. Une première version de cet article est parue sur le site du magazine Socialter.


Depuis le début de la crise sanitaire, la France compte environ 580.000 chômeurs de plus, portant le nombre de personnes sans aucune activité à plus de 4 millions. Et la situation pourrait encore s’aggraver alors que les jeunes en fin d’étude peinent à trouver un emploi et que les plans sociaux s’accumulent dans de nombreux secteurs. Or, si le confinement a permis de sauver des vies, le chômage supplémentaire qu’il a engendré causera aussi une hécatombe, certes plus discrète : avant cette année, le nombre de décès liés au chômage s’élevait déjà entre 10.000 et 14.000 morts par an en France, soit trois à quatre fois le nombre de victimes d’accidents de la route. En effet, non seulement le demandeur d’emploi s’appauvrit et se voit dévalorisé socialement (lorsqu’on le réduit à un « assisté » par exemple), mais plus le chômage dure, plus les compétences s’amenuisent et la perspective de retravailler s’éloigne et plus les difficultés familiales, financières ou d’addiction s’amoncellent. Par ailleurs, le gâchis humain de savoir-faire qui pourraient être utiles à la société est considérable.

Pourtant, quelle que soit la couleur politique du gouvernement, les mêmes mesures sont reconduites depuis 30 ans : réformes de la formation professionnelle, réduction des indemnités chômage pour inciter à la recherche d’emplois et politiques dites « de l’offre » comme la flexibilisation du marché du travail et la baisse des cotisations. A-t-on donc « tout essayé » contre le chômage, comme le déclarait François Mitterrand en 1993 ? Non, si l’on regarde du côté des mesures prises par d’autres États durant des crises économiques dévastatrices, tels les États-Unis dans les années 1930 ou l’Argentine dans les années 2000. Leur recette contre le chômage ? Respecter enfin le « droit au travail » qui garantit à chacun le droit d’avoir un emploi. Ce droit est d’ailleurs reconnu en France depuis la révolution de 1848, lors de laquelle s’affirme brièvement une conception sociale, voire socialiste, de la République française, incarnée notamment par la figure de Louis Blanc.

Au vu du contexte social dramatique et des besoins de main-d’œuvre pour réaliser la transition écologique, prendre en charge la dépendance des plus âgés ou remettre en état nos infrastructures, la garantie à l’emploi semble mériter notre intérêt. Pourtant, elle demeure pour l’instant absente des débats de politique économique en France [1], contrairement aux États-Unis, où elle est l’une des revendications phares des democratic socialists comme Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez et est sérieusement débattue par les économistes. Pour l’heure, il n’existe en France qu’un ersatz d’emploi garanti, les Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée (TZCLD), introduits à titre expérimental depuis 2016, qui n’avaient embauché que 770 chômeurs fin 2018. Alors, quelles seraient les conséquences d’un tel programme, à la fois pour les chômeurs et pour la société ?

Comment fonctionnerait concrètement ce programme ?

Tout commence par une concertation locale réunissant employeurs, syndicats, élus et bien sûr chômeurs. Les sans-emplois expliquent quelles sont leurs compétences et leurs envies, et les collectivités évaluent dans quelle mesure cela correspond à leurs besoins. Pour Dany Lang, économiste qui a travaillé sur les TZCLD, « il faut vérifier que ça ne fasse pas concurrence avec l’emploi privé et la fonction publique qui existent déjà dans le secteur en question, ce qui rend les choses plus faciles dans certaines zones rurales. Ce sont des domaines non rentables pour le privé et délaissés par les collectivités. Aujourd’hui l’essentiel des besoins sont en lien avec la transition écologique. » Les chômeurs sont alors embauchés au nombre d’heures qu’ils souhaitent et bénéficient du salaire horaire minimum, de droits sociaux et de formations.

Des exemples de secteurs d’activités dans le cadre des TZCLD. © Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée.

Henri Sterdyniak, économiste à l’Observatoire Français des Conjonctures Economiques (OFCE), souligne cependant deux difficultés. La première est de pouvoir suivre une formation tout en travaillant : « Il faut qu’il soit justifié d’investir pour former ces chômeurs, pour des seniors ou pour des gens dont le métier n’existe plus, par exemple. Dans d’autres cas, ça ne l’est pas. » Il insiste également sur la nécessité d’une continuité dans les activités exercées: « Il faut un engagement réciproque de l’employeur et de l’employé, on ne peut pas prendre un emploi garanti juste durant trois mois le temps de chercher un boulot. » Pour ce membre des Économistes Atterrés, la garantie à l’emploi devrait donc être restreinte aux chômeurs de longue durée ou sans perspective de retrouver un emploi.

Un chômeur serait-il contraint de travailler ?

La garantie à l’emploi n’est pas un « workfare », c’est-à-dire du travail obligatoire pour les bénéficiaires d’allocations. L’objectif est de permettre aux demandeurs d’emplois d’en retrouver un. Les individus qui ne souhaitent pas travailler pourraient donc s’en dispenser. Mais contrairement à ce qu’affirme le discours sur « l’assistanat », il s’agit d’une minorité: « De toute façon, que veulent les chômeurs ? Un emploi. Le travail, c’est une intégration sociale, une utilité collective, un sens. En Argentine, le plan Jefes avait tellement bien fonctionné que les gens impliqués ont continué à venir travailler bénévolement une fois le plan arrêté, même si ce n’est bien sûr pas le but », ajoute Dany Lang. 

Les premiers gagnants sont donc ceux qui tentent de s’intégrer sur le marché de l’emploi mais n’y parviennent pas : seniors, chômeurs de longue durée aux qualifications dépréciées, femmes subissant des temps partiels contraints ou encore personnes handicapées. Avec un revenu, des savoir-faire et de l’intégration sociale, beaucoup retrouvent alors confiance en eux et échappent au déclassement économique, social et sanitaire lié au chômage.

Y a-t-il d’autres avantages indirects plus larges pour la société ?

Les aspects positifs d’un dispositif où l’État assume d’être employeur en dernier ressort ne se limitent pas à ses bénéficiaires directs. Dany Lang rappelle que le chômage est la première cause de divorce et est en grande partie responsable de la criminalité et de la dépression, qui représentent des coûts sociaux considérables. L’intégration des femmes dans la société en serait également renforcée : en Argentine, entre 66% et 75% des bénéficiaires du programme Jefes étaient des femmes et une bonne part d’entre elles n’avaient jamais eu d’emploi salarié. 

Une société de plein-emploi rendrait l’économie plus stable : en cas de crise, les salariés du privé qui seraient licenciés pourraient rebondir rapidement et le niveau de demande de biens et services ne s’effondrerait pas. L’emploi garanti est donc une mesure contracyclique. Mais la garantie à l’emploi irait au-delà d’une plus grande stabilité du niveau de vie, elle les pousserait à la hausse. La fin de la peur du chômage supprimerait « l’armée industrielle de réserve » [2] qui fait pression à la baisse sur les salaires. Pour Dany Lang, « c’est la peur du chômage qui empêche de se syndiquer et de revendiquer. Si la main-d’oeuvre devient rare, le travail est davantage valorisé. » La productivité pourrait également en bénéficier d’après le post-keynésien : « une des rares théories économiques qui a été prouvée, c’est le « salaire d’efficience» : si on est mieux payé, on travaille mieux. Ce n’est pas par peur du chômage qu’on travaille bien. On travaille bien quand on est bien payé et quand on aime ce que l’on fait. »

Combien ça coûterait ?

Le coût est le premier argument des adversaires de la garantie à l’emploi. Dans Les Echos, Pierre Cahuc, économiste à Sciences Po, pointe le fait que les économies attendues dans le cadre des TZCLD en remplaçant le versement des allocations chômage et du RSA ne couvrent pas les coûts d’un CDI au SMIC créé spécialement pour un chômeur. En y ajoutant les frais nécessaires à l’encadrement des emplois garantis et les investissements mobiliers et immobiliers nécessaires au lancement des activités économiques sélectionnées, il évalue le coût annuel net d’un emploi entre 15.000 et 20.000 euros. 

Cette tribune a suscité de très vives réactions, l’ancien député PS à l’origine des TZCLD Laurent Grandguillaume évoquant une « tribune torchon » au service du « sabotage » du programme par la Ministre du Travail de l’époque Muriel Pénicaud. « Entre 15.000 et 20.000 euros par emploi et par an, contre 280.000 euros pour les emplois CICE et le double cette année, le calcul est vite fait ! », tempête Dany Lang. Certes, les estimations quant au coût du CICE divergent tant il est difficile de mesurer le nombre d’emplois créés ou préservés, mais les estimations les plus favorables au programme chiffrent son coût à 180.000€ par emploi. 

Surtout, Lang pointe le caractère très restrictif des analyses comptables classiques: « Les divorces, ça coûte cher, la dépression et la criminalité aussi. » L’économiste à Paris 13 et Sorbonne Paris Cité souligne également que « les gens en emploi garanti cotisent, ce qui règle un certain nombre de problèmes » et que ces emplois peuvent jouer un rôle majeur pour tempérer la catastrophe écologique « qui coûtera de toute façon très cher au secteur privé ».

Quels pourraient être les effets pervers de la garantie à l’emploi ?

Selon la théorie du NAIRU (Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment), une chute du taux de chômage sous son niveau « naturel » entraînerait un emballement de l’inflation en gonflant la demande. Ce chiffre magique du taux de chômage en-dessous duquel l’inflation augmenterait n’a pourtant jamais été trouvé et le président de la FED (banque centrale des USA), questionné par Alexandria Occasio-Cortez, a dû lui-même reconnaître que ce concept économique clé du néolibéralisme ne fonctionnait pas. « Le NAIRU est un concept stupide purement idéologique », estime Lang. « Un peu plus d’inflation ne ferait pas de mal, sauf aux rentiers. La dette privée est trop importante, si elle baisse, les entreprises endettées pourraient investir. Est-ce que la priorité doit être la limitation de l’inflation ou le plein emploi ? »

Le risque que la garantie à l’emploi gonfle la demande et le déficit commercial est peut-être plus sérieux que celui de l’inflation : « C’est possible qu’avec plus de revenus, les gens consomment plus et que ça stimule les importations, mais c’est pour ça qu’il nous faut aussi une politique industrielle. De toute façon, consommer des produits locaux et de meilleure qualité fait partie de la transition écologique », indique Lang.

Que nous apprennent les exemples d’application de la garantie à l’emploi ?

Au lieu de perdurer à essayer de stimuler les embauches du secteur privé, l’État pourrait fournir les moyens aux collectivités locales d’employer directement les demandeurs d’emploi. Les études sur les exemples étrangers de garantie à l’emploi durant le New Deal aux États-Unis, le plan Jefes argentin ou la rural job guarantee en Inde montrent une grande satisfaction des participants et l’utilité des projets développés. 

Affiche du Civilian Conservation Corps, un programme du New Deal destiné aux jeunes chômeurs.

Qu’attend donc la France pour imiter les exemples étrangers, en commençant par élargir le dispositif des Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée ? Dany Lang a peut-être une réponse: « Quand on parle d’emploi garanti à des élus locaux, tous, quel que soit leur positionnement politique, trouvent ça intéressant. Vraiment tous. Mais plus on monte dans la hiérarchie des élus, plus on sent de l’hostilité parce qu’ils adhèrent au libéralisme économique. » Après de longs mois d’hésitation, le gouvernement a finalement décidé d’élargir légèrement le périmètre de l’expérimentation à de nouveaux territoires. Une décision bien timide au vu de la réussite du programme et du contexte social.

 

 

Plutôt que de garantir l’emploi, ne faudrait-il pas mettre en place un revenu universel ?

Si les deux mesures sont souvent comparées et ont en commun de permettre d’améliorer les niveaux de vie, elles ne visent pas entièrement les mêmes objectifs. Pour la garantie à l’emploi, il s’agit d’utiliser à plein le potentiel de la population active en l’employant dans des projets utiles localement et en la formant. Le revenu universel cherche lui à dissocier travail et revenu et permettrait de valoriser le travail non-salarié, comme celui des femmes au foyer par exemple. Le revenu universel est souvent critiqué pour l’oisiveté qu’il pourrait encourager, bien que les études sur le sujet montrent qu’elle est rare [3]. En revanche, qu’il s’agisse de garantie à l’emploi ou de revenu universel, il est vraisemblable qu’il faudrait rendre les emplois pénibles et mal payés, comme éboueur ou égoutier, plus attractifs au risque de ne plus trouver assez de volontaires pour les exercer.

La faisabilité du revenu universel pose cependant question. Pour Dany Lang, « la garantie à l’emploi coûte beaucoup moins cher que le revenu universel ». Certes, de nombreuses versions des deux programmes sont possibles, mais les écarts ne font pas de doute. En rémunérant les 5,6 millions de chômeurs au SMIC d’avant la crise du COVID et en soustrayant les aides qui leur sont actuellement versées, le journaliste Romaric Godin estime le coût d’une garantie à l’emploi pour la France entre 39 et 80 milliards d’euros. L’économiste Jean Gadrey évalue lui le coût d’un revenu universel de 800€/mois entre 400 et 450 milliards d’euros, soit l’équivalent du budget de la Sécurité Sociale. Un niveau de création monétaire aussi considérable a toutes les chances de déclencher une spirale inflationniste, selon l’économiste Pavlina Tcherneva. 

Enfin, les deux mesures ne devraient pas avoir les mêmes effets. Partant du constat que les femmes exercent des emplois souvent plus précaires et réalisent plus de tâches domestiques que les hommes, les économistes Anne Eydoux et Rachel Silvera s’inquiètent du fait qu’un revenu universel pourrait aisément devenir un salaire maternel. La fin du plan Jefes en Argentine semble confirmer cette hypothèse: un programme d’allocations avait été créé pour prendre le relai et compenser la perte de revenus des femmes qui perdaient leur emploi. Or, bien qu’elles appréciaient ces aides financières, toutes les participantes sans exception indiquaient préférer travailler.


[1] On peut toutefois rappeler que le programme de la France Insoumise comporte une proposition “d’État employeur en dernier ressort” pour les chômeurs de longue durée, mais celle-ci a été très peu mise en avant durant la campagne de 2017 ou depuis.

[2] Expression marxiste faisant référence à l’existence d’un surplus de travailleurs disponibles par rapport à la demande d’emploi. Ces personnes préfèrent de faibles salaires et des mauvaises conditions de travail au chômage.

[3] Olivier Le Naire et Clémentine Lebon, Le revenu de base, Actes Sud, 2017.

États-Unis : L’éveil de la gauche

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©Gage Sikdmore

La gauche connaît un essor sans précédent aux États-Unis, pays où, selon les dires de l’économiste et sociologue allemand Werner Sombart, « le socialisme n’existe pas ». Portée par une myriade de mouvements issus de la société civile, elle parvient à influencer l’establishment néolibéral du Parti démocrate et à mener une bataille culturelle qui fait émerger des propositions audacieuses dans le débat public, telles que le Green New Deal et l’augmentation du salaire minimum horaire. À l’occasion des primaires démocrates, il est essentiel de dresser un panorama de ces nouvelles forces politiques et d’analyser, à l’aune de ce qui a été accompli, leur capacité à influencer durablement la ligne majoritaire du plus vieux parti du pays. Par Sébastien Natroll.


Introduction

Le paysage politique des États-Unis d’Amérique est en pleine mutation. Depuis la campagne du candidat Bernie Sanders en 2016, la gauche américaine n’a de cesse de grandir et de se transformer : du Sunrise Movement aux Democratic Socialists of America, les organisations se multiplient et cette mutation globale n’épargne pas le vieux Parti démocrate américain qui opère un glissement vers la gauche sous l’influence de ces grassroots movements. Devenu le visage de cette aile gauche tendance socialiste, le Squad[1] (Alexandria Ocasio-Cortez, Rashida Tlaib, Ilhan Omar et Ayanna Pressley) est la partie émergée d’un immense iceberg progressive[2] qui bouscule le débat outre-Atlantique. Une new left hétérogène, qui réunit aussi bien les aspirations à une social-démocratie scandinave que les velléités révolutionnaires qui rêvent encore du Grand Soir et de la chute du capitalisme : une « auberge espagnole » populaire qui voit revenir à elle une classe ouvrière qui n’a jamais connu le rêve américain. Cette nouvelle gauche réussit l’exploit, au pays du capitalisme, de mettre le socialisme au cœur du débat public.

Green New Deal, « Bill of Rights du XXIe siècle », Modern monetary theory, État employeur en dernier ressort, le débat outre-Atlantique a vu émerger bon nombre d’idées nouvelles durant ces trois dernières années. L’establishment néolibéral du Parti démocrate, majoritairement acquis au marché libre dérégulé depuis les années 1970, semble avoir perdu la main, comme en témoigne l’ascension des candidats Bernie Sanders et Elizabeth Warren, partisans d’un État-providence à l’européenne. Bousculant le statu quo néolibéral des trente dernières années, ils ont entrepris une véritable bataille culturelle et ont fait progresser de nombreuses propositions dont certaines obtiennent un large écho favorable dans le pays : Medicare for All est ainsi au cœur des débats de la primaire démocrate et la chambre des représentants a adopté un projet de loi fixant un salaire minimum horaire de 15$ au niveau fédéral en 2025 (qui pourrait être définitivement adopté en cas de victoire démocrate en 2020). Au regard de l’histoire séculaire du Parti démocrate et de l’évolution de sa ligne politique, l’avenir proche pourrait rapidement révéler un aggiornamento de ce dernier avec son logiciel néolibéral.

Table des matières 

I – L’évolution du positionnement politique du Parti démocrate. 

a) Du parti suprémaciste à la « Great Society » du président Johnson.

b) L’ancrage au centre-gauche : l’hégémonie de l’économie néo-classique.

II – L’influence des PACs dans le renouvellement du Congrès. 

a) Le « Bill of Rights du XXIe siècle » : BNC ou l’État-Providence pour promesse.

b) Justice Democrats, le PAC du Squad.

c) La révolution durable de Bernie Sanders.

III) L’essor du socialisme démocratique. 

a) « Democratic Socialists of America » ou la renaissance de l’idée socialiste.

b) Le socialisme à l’épreuve du divertissement.

c) Socialist Alternative versus Amazon : David contre Goliath.

IV) Une gauche unie dans des batailles concrètes. 

a) Le salaire minimum horaire à 15$, victoire singulière.

b) Sunrise Movement, héraut du Green New Deal

Conclusion.

I – L’évolution du positionnement politique du Parti démocrate

En dépit de la pluralité des partis politiques qui coexistent aux États-Unis, l’exercice du pouvoir est partagé, depuis Abraham Lincoln, entre le Parti républicain et Parti démocrate. S’il est communément admis que le premier couvre le spectre de la droite et le second celui de la gauche, il n’en a pas toujours été ainsi. Il convient ainsi de revenir brièvement sur les mutations qui ont émaillé l’histoire des deux partis séculaires afin de mieux comprendre les enjeux liés à leur évolution…

Lire la suite de cette note sur le site de notre partenaire l’Institut Rousseau. L’Institut est un laboratoire d’idée qui se consacre à l’élaboration de notes dédiées à penser les nouvelles politiques publiques. Rendez-vous sur : https://www.institut-rousseau.fr/.

Elizabeth Warren : alliée ou ennemie de Sanders ?

Elizabeth Warren aux côtés d’Hillary Clinton. Bernie Sanders, sénateur du Vermont. © Tim Pierce et Gage Skidmore via Wikimedia Commons.

Lors des débats de la primaire démocrate Elizabeth Warren et Bernie Sanders se sont mutuellement épargnés et ont focalisé leurs attaques sur les multiples candidats de l’establishment, Biden en tête. Une stratégie efficace à en juger par le désarroi de l’aile centriste des Démocrates, documenté dans nos colonnes. Mais la similarité des programmes de Warren et de Sanders est l’arbre qui cache la forêt : la sénatrice du Massachusetts adopte une démarche technocratique visant à réconcilier les Démocrates autour de propositions modérées tandis que Sanders se pose en leader d’un mouvement “révolutionnaire” qui ne se limite pas à la conquête de la Maison Blanche.


Une proximité avec Sanders… mais aussi avec Clinton

Élu à la Chambre des Représentants de 1991 à 2007 et au Sénat depuis, Bernie Sanders a longtemps été le seul élu n’appartenant ni aux Démocrates, ni aux Républicains. Quant à ses convictions (gratuité de l’université, Medicare for All, pacifisme…), on ne peut pas dire qu’elles soient partagées par ses collègues. Ainsi, l’élection de Warren au Sénat en 2013, qui défend des mesures de régulation du capitalisme américain débridé, rompt l’isolement de l’élu du Vermont. Bien que Sanders ait toujours été plus radical que l’élue démocrate, il n’hésite pas à soutenir ses propositions modérées, comme le Bank on Student Loans Fairness Act, qui limite les taux d’intérêt des prêts étudiants, mais n’abolit pas la nécessité d’y recourir. Les occasions de coopération entre les deux sénateurs sont nombreuses au cours des années suivantes, notamment autour du Medicare for All, c’est-à-dire une protection maladie universelle.

La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

En 2016, lorsque Sanders décide d’affronter Hillary Clinton, couronnée d’avance par tout le parti démocrate, Warren demeure très silencieuse. Bien qu’elle encourage Sanders à continuer sa campagne, elle annonce son soutien à Clinton en juin 2016 alors que le retard de Sanders devient irrattrapable. Grâce à sa popularité, qui fait d’elle la figure majeure de l’aile gauche du parti, elle est pressentie pour devenir vice-présidente de Clinton et cherche à imposer des politiques progressistes dans le programme de cette dernière. Cette stratégie fut un échec total. Trop confiante en elle-même et soumise aux lobbies, l’ancienne première dame n’accepte aucune des idées de Warren et préfère aller draguer les électeurs républicains rebutés par Trump. Ainsi, elle choisit Tim Kaine, un sénateur au profil très conservateur, comme running mate. Depuis, les deux femmes sont resté en contact et Warren compte sur le soutien de l’ancienne candidate pour obtenir le soutien des superdélégués démocrates. Ces pontes démocrates, très décriés en 2016 car ils ne sont pas élus, pourraient encore jouer un rôle majeur dans la sélection du candidat du parti. En effet, il est probable que l’éparpillement des voix lors de la convention du parti n’aboutisse pas à la majorité requise, entraînant un second vote lors duquel les superdélégués ont toujours le droit de vote. La stratégie de Warren est en réalité la même depuis des années : convaincre l’establishment démocrate d’accepter quelques concessions sociales en leur proposant de canaliser le dégagisme et les exigences socialistes portées par Sanders.

“Warren a un plan pour ça”

Loin d’être une conspiration, la sympathie d’Elizabeth Warren à l’égard des tous les défenseurs de l’inertie néolibérale se traduit également dans sa campagne. Quoique les propositions phares de la candidate ressemblent à celles de Sanders, le diable se niche dans les détails. Son plan pour une assurance santé serait par exemple mis en place en deux temps, et les compagnies d’assurance privées ne seraient pas abolies immédiatement, mais “à terme”. Or, si elle n’utilise pas la fenêtre d’opportunité que représenterait son élection, elle perdra rapidement le soutien des électeurs et ne parviendra pas à vaincre l’industrie pharmaceutique et les assureurs, qui sont près à tout pour conserver leur profits. Quant au financement du Medicare for All selon Warren, il correspond à une taxe sur les classes moyennes que la candidate prétend éviter. De tels “compromis” aboutiront nécessairement à la démoralisation des Américains, qui renonceront à défendre leurs intérêts si la réforme phare qu’on leur avait promis offrent des résultats décevants.

Il en est de même en matière de financement de sa campagne: alors qu’elle met en avant le fait qu’elle n’accepte que les petits dons, tout comme Sanders, elle a pourtant utilisé les 10,4 millions de dollars offerts par des gros donateurs (notamment issus de la Silicon Valley) qu’il lui restait de sa campagne de réélection au Sénat en 2018. Et ne s’est pas privé d’évoquer qu’elle accepterait les dons de super PACs si elle gagnait la primaire… Aucun doute n’est donc permis : le financement, même partiel, de sa campagne par des groupes d’intérêts va obligatoirement la conduire à des positions plus molles. Alors que la trahison des espoirs de changement incarnés par Obama – qui débuta son mandat en sauvant le secteur bancaire – a contribué au succès de Trump en 2016, les Démocrates s’entêtent à défendre les vertus du compromis et de la gestion rigoureuse des comptes publics, dont les Républicains se fichent éperdument. Quoiqu’elle ose être plus radicale que la moyenne, Elizabeth Warren ne fait pas exception à la règle.

T-shirt “Warren has a plan for that”. Capture d’écran du site de la candidate.

L’ancienne professeure de droit (Warren a enseigné dans les universités les plus réputées, dont Harvard, ndlr) joue à fond sur son image d’universitaire capable de concevoir des projets de lois complexes traduisant ses engagements de campagne. A tel point qu’on trouve sur son site de campagne un t-shirt “Warren has a plan for that”, un refrain récurrent de ses militants devenu un mème internet. Ce positionnement technocratique de policy wonk dépolitise sa campagne en encourageant ses soutiens à se contenter de la faire élire puis à lui faire confiance, plutôt que d’engager de vrais rapports de force avec les banquiers, les milliardaires et les multinationales. 

Plus risqué encore, Elizabeth Warren joue à plein la carte de l’affrontement culturel contre Donald Trump, terrain où les Démocrates finissent toujours perdants. Plutôt que d’évoquer les difficultés que vivent les Américains, elle a cherché à démontrer à Trump, qui la surnomme “Pocahontas” qu’elle avait bien un peu de sang d’origine amérindienne, certificat à l’appui. Réponse du président : “who cares?” Accorder une quelconque importance aux propos provocateurs du locataire de la Maison Blanche revient à lui offrir la maîtrise des termes du débat. Il y a ainsi fort à parier que les torrents de racisme, de sexisme et de mensonges utilisés par Trump pour gagner il y a 3 ans auront le même effet en 2020 s’ils sont toujours au centre de l’élection. Mais cette focalisation sur les enjeux culturels et la défense, évidemment nécessaire et légitime, des droits des minorités est une stratégie pertinente pour convaincre les électeurs de la primaire démocrate. Ce corps électoral est avant tout composé de personnes éduquées, évoluant dans un monde cosmopolite et aux positions professionnelles plutôt confortables. Le magazine Jacobin les nomme ironiquement “Patagonia Democrats– en référence à la marque de vêtements dont les polaires à plusieurs centaines d’euros sont très populaires chez les cadres “cool” – et rappelle que les Démocrates ont gagné les 20 districts les plus riches du pays lors des midterms de 2018. Avant d’ajouter que Warren est donné gagnante auprès des personnes qui gagnent plus de 100.000 dollars par an par tous les sondages. 

En résumé, le positionnement modéré d’Elizabeth Warren, entre un Joe Biden qui mène une mauvaise campagne et un Bernie Sanders jugé trop radical par les démocrates classiques, lui offre une chance solide d’être la candidate de l’opposition. Mais sa volonté de compromis et sa mise en avant du clivage culturel ne lui donnent guère de chances contre Trump et limite sérieusement l’espoir d’un changement radical de la politique américaine.

Sanders appelle à la “révolution politique”

Après le succès inattendu de sa campagne de 2016, Bernie Sanders n’a pas voulu laisser retomber l’espoir qu’il a fait naître. Il a ainsi mis sur pied “Our Revolution, une structure qui vise à faire élire des personnalités aux idées proches des siennes et est venu apporter son soutien à toutes les luttes qu’il entend défendre. Signe que les luttes sociales sont de retour, le nombre de grèves aux USA est en effet à son plus haut depuis les années 1980. Qu’il s’agisse de salariés d’Amazon, d’enseignants, d’employés de fast-food ou d’autres professions, l’appui du sénateur du Vermont a galvanisé les grévistes qui se battent pour de meilleurs salaires et conditions de travail et sans doute joué un rôle dans les victoires importantes obtenues ces derniers mois. Durant ses meetings, le candidat encourage systématiquement ses supporters à soutenir les luttes sociales autour chez eux et son équipe envoie même des invitations à rejoindre les piquets de grève par email et SMS. En retour, les prolétaires de l’Amérique contemporaine lui témoignent de leur confiance par des petits dons : en tête de ses donateurs, on trouve les employés de Walmart (chaîne de supermarché, premier employeur du pays), de Starbucks, d’Amazon, Target (autre chaîne de supermarché) et du service postal.

Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez en meeting dans l’Iowa. © Matt A.J. via Flickr.

En parallèle de cette mobilisation sur le terrain, Sanders met aussi à profit sa présence au Sénat en proposant des projets de loi comme le Stop BEZOS Act (du nom du patron d’Amazon, homme le plus riche du monde), le Raise the Wage Act, le Medicare for All Act ou le College for All Act, forçant les élus démocrates à se positionner sur les enjeux socio-économiques. Car le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non l’achèvement, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Le leader socialiste ne se fait pas d’illusions: sa victoire ne serait que le début, et non la fin, du démantèlement du néolibéralisme. Un de ses slogans de campagne, “Not me, us!”, traduit cet appel à un mouvement social de masse en parallèle de sa candidature.

Les médias, bien sûr, préfèrent se concentrer sur le commentaire des sondages et ne ratent pas une occasion d’annoncer que sa campagne ne prend pas, alors que Sanders a environ autant d’intentions de vote que Warren et Biden. Beaucoup de journalistes l’attaquent sur son âge, 78 ans, notamment suite à une récente attaque cardiaque, mais il faut dire que celui de ses concurrents est relativement proche : Joe Biden a 76 ans, Donald Trump en a 73 et Elizabeth Warren 70. Un autre stéréotype mis en avant par les médias est celui du profil de ses soutiens, dénommés “Bernie bros”, qui seraient presque exclusivement des jeunes hommes blancs de gauche. Il est pourtant le candidat qui reçoit le plus de dons de la part des latinos, des militaires et des femmes et les sondages le place en tête des intentions de vote chez les afro-américains, à égalité avec Joe Biden. Quant à ses propositions, plus radicales dans tous les domaines que celles de Warren, elles sont bien sûr sous le feu des critiques.

Si d’aucuns reprochent au sénateur du Vermont son chiffrage parfois moins précis que celui de Warren, d’autres mettent en avant sa fine compréhension du jeu politique, affaire de rapport de forces : Sanders est conscient que pour avoir une quelconque chance d’appliquer son programme, il ne lui suffira pas d’être élu président, mais devra compter sur le soutien de millions d’Américains prêts à se mobiliser pour soutenir ses efforts.

Cela lui suffira-t-il pour gagner la primaire, puis l’élection contre Trump ? Même s’il est encore tôt pour en être certain, des signaux faibles permettent de l’envisager. Ses meetings ne désemplissent pas et donnent à voir des foules immenses, comme à New York le mois dernier et à Los Angeles plus récemment. Alexandria Occasio-Cortez, plus jeune élue du Congrès à 29 ans, enchaîne les meetings à ses côtés et va à la rencontre des électeurs dans les Etats clés, notamment l’Iowa, premier état à voter dans les primaires, et la Californie, qui fournit le plus grand nombre de délégués. Ce soutien de poids et l’image personnelle de Sanders, celle d’un homme ayant passé toute sa vie à défendre les causes qu’il porte aujourd’hui, l’aident à se différencier nettement de Warren. Le sénateur du Vermont se refuse en effet à attaquer de façon directe sa concurrente afin de ne pas froisser ses électeurs et de conserver de bonnes relations avec celle qui pourrait être son alliée s’il gagne la primaire. 

S’il obtient la nomination, le leader socialiste a de bonnes chances de défaire Donald Trump, ce que confirme presque tous les sondages. Contrairement à ses rivaux démocrates qui ont du mal à élargir leurs bases électorales, Bernie parvient en effet à séduire nombre d’abstentionnistes et d’électeurs républicains. En avril, lors d’un débat organisé par Fox News (il est le seul candidat de la primaire à s’être prêté à l’exercice), il a reçu le soutien de l’écrasante majorité du public malgré les attaques répétées des présentateurs de la chaîne conservatrice. Bien qu’il refuse de l’avouer en public, Donald Trump est conscient du fait que sa base électorale puisse lui échapper au profit du défenseur du socialisme démocratique: lors d’une réunion à huis clos, il aurait déclaré : “il y a des gens qui aiment Trump (sic), mais pas mal de monde aime bien les trucs gratuits aussi“, en référence aux propositions d’annulation des dettes étudiantes et de la gratuité d’accès à la santé. On comprend donc mieux pourquoi le président américain essaie de faire de Joe Biden son adversaire l’an prochain !

La gauche américaine à l’assaut de la justice fiscale

Manifestation des Democratic Socialists of America, Minneapolis, 2018.

Galvanisée par sa récente victoire aux élections de mi-mandat et par ses candidats à la Maison Blanche, la gauche américaine investit les débats et multiplie les propositions fiscales. Portées par les figures de proue de l’aile gauche démocrate, elles se veulent des réponses concrètes et réalistes à la problématique des inégalités, au risque d’être mises au ban par un establishment acquis à l’ultralibéralisme. Hémisphère gauche détaille les principales mesures qui peuvent éclairer le débat français. En partenariat avec Hémisphère Gauche


Le socialisme démocratique au chevet de la progressivité fiscale : retour au taux marginal d’imposition sur le revenu à 70%

« Une fois que vous arrivez au sommet — sur votre 10 millionième dollar — vous voyez parfois des taux d’imposition aussi élevés que 60 ou 70 %. Cela ne veut pas dire que les 10 millions de dollars sont imposés à un taux extrêmement élevé, mais cela signifie qu’au fur et à mesure que vous gravissez cette échelle, vous devriez contribuer davantage. »[1]

Portrait officiel de la Rep. (D) du 14e district de New-York, Alexandria Ocasio-Cortez

Schématisant de manière prosaïque la progressivité de l’impôt sur le revenu à l’antenne de CBS, Alexandria Ocasio-Cortez – surnommée AOC – a remis au cœur du débat politique un impôt dont le taux marginal maximum n’a guère plus évolué depuis les Reaganomics : de 69,125 % en 1981, celui-ci sera à 28 % au terme de son second mandat. Aujourd’hui fixé à 37% au-delà de 500 000 dollars, la jeune élue socialiste propose d’ajouter une huitième tranche à 70 % pour les revenus excédant 10 millions de dollars. Concrètement, cela signifie que la taxation des dix premiers millions resterait inchangée puisque seuls les revenus au-dessus desdits 10 millions seraient taxés à 70 %. Il nous faut remonter en 1970 pour trouver une trente-troisième et dernière tranche d’impôt fixée à 70 % pour les revenus dépassant 1,29 million de dollars, inflation prise en compte.[2]

Taux marginaux les plus élevés de l’impôt sur le revenu dans les pays riches entre 1900 et 2017 (Piketty and WID, 2014)

En dépit de ces éléments qui tendent à nuancer le qualificatif radical accolé à la proposition, cette dernière n’a pas été particulièrement bien accueillie dans les rangs du Parti démocrate. L’élu du New Jersey Bill Pascrell, qui est ex-membre du Way and Means Committee chargé des questions fiscales, a qualifié la proposition de « comique » quand l’ancien chef de file démocrate au Sénat Harry Reid s’est reposé sur l’opinion publique pour rejeter l’idée : « Nous devons être prudents parce que le peuple américain est très conservateur dans le sens où il ne veut pas d’un changement radical rapide. »[3]

Selon le think tank Tax Foundation[4], la proposition d’Alexandria Ocasio-Cortez, limitée au revenu ordinaire, rapporterait 291 milliards de dollars en dix ans. À contrario, en s’appliquant également aux revenus du capital, ce montant serait négatif les deux premières années pour aboutir, au terme de la même décennie, à 63,5 milliards de dollars. Cette différence s’explique par l’actuelle loi sur la taxation des capitaux aux États-Unis. En effet, à l’heure actuelle, les gains ne sont imposés que lorsqu’ils sont réalisés, c’est-à-dire lorsque les actifs sont vendus. Reporter une vente d’actifs permet donc de repousser d’autant le règlement de l’impôt.

Ni vraiment radicale, ni vraiment novatrice, la taxe à 70 % qu’appelle de ses vœux la jeune élue socialiste du quatorzième district de New York a le mérite de remettre au cœur du débat la question de la justice fiscale tout en s’assurant, au regard de l’Histoire, de ne pas être prise en défaut sur le terrain de la constitutionnalité. Un écueil qui a agité les débats autour de la proposition d’Elizabeth Warren.

Elizabeth Warren ou l’ISF à l’américaine ?

Elizabeth Warren, sénatrice (D) du Massachusetts, en campagne à Auburn (MA), 2 novembre 2012. Photo : Tim Pierce

« Ultra-millionaire tax », c’est le nom qu’a donné Elizabeth Warren a sa proposition de taxation qui concernerait les 0,1 % des ménages les plus riches du pays, lesquels détiennent un patrimoine net égal ou supérieur à 50 millions de dollars. Divisée en deux tranches, la première impliquerait une taxation de 2 % du patrimoine dépassant les 50 millions de dollars et 3 % pour les patrimoines supérieurs à un milliard de dollars.

À titre d’exemple, un ménage qui dispose d’un patrimoine de 60 millions de dollars serait assujetti à un impôt de 2 % sur cet excédent de 10 millions de dollars au-dessus du seuil fixé à 50 millions de dollars – soit un impôt de 200 000 dollars. Quant à la deuxième tranche, un ménage qui dispose d’un patrimoine de 4 milliards de dollars paierait 2 % pour les 950 millions de dollars de la première tranche, soit 50 millions de dollars moins 1 milliard et 3 % sur les 3 milliards restants, soit un impôt de 109 millions de dollars.

Chiffré par Emmanuel Saez et Gabriel Zucman[5], ce projet d’ISF étasunien comprend également une exit tax égale à 40 % du patrimoine pour celles et ceux qui quitteraient le pays et abandonneraient leur nationalité américaine. Ainsi, l’impôt sur la fortune d’Elizabeth Warren accroîtrait les ressources de l’État fédéral d’approximativement 2750 milliards de dollars en dix ans.[6] La sénatrice du Massachussetts prend ainsi à contre-pied la majorité de l’establishment républicain et démocrate qui n’a cessé d’agiter la question morale autour de la forte taxation des plus riches. Sa version de l’ISF matérialise ainsi ce qu’elle disait dans un clip devenu viral et dans lequel elle reprenait à sa manière les arguments défendus par Thomas Nagel et Liam Murphy dans leur ouvrage The Myth of Ownership [7] :

« Il n’y a personne dans ce pays qui ne soit devenu riche par lui-même — personne. Vous avez construit une usine ici ? Tant mieux pour vous. Mais je vais être claire. Vous mettez vos marchandises sur le marché en utilisant les routes que nous autres avons financées. Vous embauchez de la main d’œuvre dont nous autres avons financée l’éducation. Vous êtes en sécurité dans votre usine parce que nous autres finançons une police et des pompiers. Vous n’avez pas à vous inquiéter des bandes de maraudeurs qui pourraient venir et tout vous prendre — et embaucher quelqu’un pour vous protéger contre cela — en raison du travail que nous autres avons accompli. »[8]

À sa manière, Elizabeth Warren prend à contre-pied une antienne que les deux philosophes qualifient de « libertarianisme de tous les jours », à savoir que la taxation est un vol et que le gouvernement use de la coercition pour spolier les individus de leur propriété. À cela, Nagel et Murphy rétorquent que « Les citoyens ne possèdent rien autrement que grâce aux lois promulguées et appliquées par l’État ». Toutefois, si la question fiscale restera au cœur des débats entre sociaux-démocrates et libertariens, respectivement tenants du positivisme et du jusnaturalisme, la taxe Warren n’échappe pas non plus aux nombreuses questions de constitutionnalité.

En effet, bien que validée par des constitutionnalistes réputés comme Ackerman ou Alstott[9], la proposition phare de Warren soulève selon les voix contemptrices de nombreux risques d’inconstitutionnalité. Dans un article du Washington Post daté du 15 février 2019, Jonathan Turley, professeur de public interest law à l’université George Washington et proche du parti libertarien, s’appuie sur la décision historique de la Cour suprême Pollock c. Farmers’ Loan and Trust Company pour démontrer l’inconstitutionnalité de l’impôt sur la fortune proposé par Elizabeth Warren. Déclarant contraire à la Constitution le Income Tax Act de 1894, la décision Pollock sera ensuite contournée par la promulgation du seizième amendement de la Constitution des États-Unis, lequel autorise le gouvernement fédéral à collecter un impôt sur le revenu. Ainsi, selon le professeur Turley, la proposition Warren « constituerait une expansion radicale de l’autorité fiscale fédérale ». L’avis de M.Turley reste toutefois hypothétique, puisqu’il reconnaît qu’une présidence Warren pourrait s’assurer d’une majorité à la Cour suprême afin de valider la proposition. Dans leur lettre, les constitutionnalistes consultés par Warren avancent que le gouvernement fédéral a le pouvoir de « fixer et de percevoir des impôts […] pour la défense commune et le bien-être général des États-Unis ».

Bernie Sanders, l’héritage en ligne de mire

Bernie Sanders, sénateur (I) du Vermont, NYC, 18 septembre 2015. Photo : Michael Vadon

Outre des propositions désormais classiques comme la taxe sur les transactions financières de 0.5% sur les actions et de 0.1% sur les obligations, proposée conjointement avec Kirsten Gillibrand, le sénateur du Vermont et candidat à la Maison Blanche a ouvert outre-Atlantique un débat lancé en France par Terra Nova[10] : celui de la taxation de l’héritage.

Taux marginaux les plus élevés de l’impôt sur les successions dans les pays riches entre 1900 et 2017 (Piketty and WID, 2014)

Voulant renouer avec les taux des années 1941 à 1976, le candidat démocrate socialiste ferme le ban d’une gauche américaine devenue offensive sur la question de la justice fiscale. Bernie Sanders a ainsi présenté, mardi 29 janvier, sa proposition sur l’estate tax, laquelle prévoit quatre tranches d’imposition.

Couplée à une taxe sur le patrimoine immobilier supérieur à 3,5 millions de dollars, cette proposition fait office de rempart contre la concentration des richesses et la société d’héritiers, d’outil de lutte contre les inégalités et en faveur de l’égalité au point de départ. L’impôt sur les successions est tout à la fois un instrument de justice sociale pour la gauche et un impôt sur la mort pour la droite.

Dans cette même optique, Sanders prône une limitation des rachats d’actions par les entreprises qui n’augmentent pas les salaires de leurs employés. Cette pratique, qui vise in fine à augmenter la richesse des actionnaires, nuit de fait durablement à l’investissement productif des entreprises ainsi qu’à la dynamique salariale. Cette contrainte, immédiatement attaquée par L. Blankfein, ex-PDG de la banque Goldman Sachs, qui inciterait les entreprises à augmenter la rémunération de leurs employés plutôt que celles de leurs actionnaires, porte en elle-même une critique plus profonde du fonctionnement du capitalisme financier actuel, tel que décrit par T. Auvray dans son ouvrage L’entreprise liquidée.

Rompant avec ce débat qui agite les deux hémisphères de la classe politique, l’économiste Branko Milanovic appelle de ses vœux de nouveaux instruments pour lutter contre les inégalités[11] et l’économiste Anthony Atkinson a formulé l’idée d’un revenu de base – basic income[12] qui fait encore débat tant sur la question de sa moralité que sur son hypothétique financement. La plateforme française Hémisphère Gauche, plus récemment, a quant à elle plaidé pour l’instauration d’un Patrimoine républicain qui offrirait à chaque personne devenue majeure les moyens de réaliser ses projets, dans une optique de « asset-based welfare ».

Ce que la droite américaine voit comme un « agenda radical » n’est, au final, qu’un ensemble de propositions ambitieuses qui utilise des instruments éprouvés. La gauche peut néanmoins s’appuyer sur la popularité du trio AOC/Warren/Sanders pour porter une vision morale de l’imposition progressive et, à terme, mettre au cœur du débat politique outre-Atlantique des propositions novatrices. C’est peu ou prou ce qu’a commencé à faire Alexandria Ocasio-Cortez avec son Green New Deal, sur lequel Hémisphère gauche reviendra prochainement.


[1] 60 Minutes, CBS News
[2] Personal Exemptions and Individual Income Tax Rates, 1913-2002, IRS.gov
[3] Harry Reid unplugged, The Nevada Independant
[4] 70% tax analysis, Tax Foundation
[5] Lettre d’Emmanuel Saez et Gabriel Zucman à Elizabeth Warren, 18 janvier 2019
[6] Ibid.
[7] AOC’s 70% Tax plan is just the beginning, Jacobinmag.com
[8] Elizabeth Warren on debt crisis, fair taxation. Youtube.com
[9] Constitutionality letters, Warren.senate.gov
[10] Réformer l’impôt sur les successions, Terra Nova, 4 janvier 2019
[11] Branko Milanovic in Global inequality: a new approach for the age of globalization
[12] Sir Anthony Atkinson in Basic Income: Ethics, Statistics and Economics

Qui sont les socialistes démocrates d’Amérique ?

Manifestation des DSA pour la journée internationale des droits à femmes, New York, 8 mars 2018 © Lucas Jackson/Reuters

Les élections de mi-mandat sont une victoire pour « l’aile gauche » du parti démocrate, dont douze membres sont élus à la chambre des représentants. Derrière celles et ceux qui incarnent cette victoire, se trouve une organisation politique dénommée Democratic Socialists of America, un mouvement qui prend de l’ampleur au sein d’une société dont les esprits furent durablement marqués par le maccarthysme.


 

Le 7 novembre 2018, la commission nationale politique des socialistes démocrates d’Amérique (DSA) se félicitait des résultats des élections de mi-mandat dans les termes suivants : « Hier, les socialistes démocratiques ont combattu et gagné des campagnes électorales inspirantes à travers le pays, représentant la renaissance du mouvement socialiste américain après des générations en retraite. »[1]

Deux ans après l’étonnante campagne présidentielle du seul candidat autoproclamé socialiste, Bernie Sanders, sa jeune garde fait son entrée à la Chambre des Représentants, bien décidée à faire pencher la balance à gauche.
La page du maccarthysme semble donc définitivement tournée. Avec l’élection de douze élu·e·s au niveau national, le terme « socialiste » refait surface aux États-Unis d’Amérique, une terre pourtant peu fertile pour les idées qu’il évoque.

Dans un pays où les inégalités progressent (aux États-Unis, la part du centile supérieur dans le revenu national a augmenté de 10,7% en 1980 à 19,6% en 2013[2]) et où 51% des 18-29 ans ont une bonne image du socialisme[3], les DSA apparaissent comme une organisation politique — ce n’est pas un parti — dynamique, passant en moins de deux ans de 8000 membres à plus de 50 000. Descendant direct du Parti socialiste américain disparu en 1972, la jeune force socialiste semble assumer et revendiquer l’intégralité de son héritage idéologique.

Eugene Victor Debs et le parti socialiste américain

Discours d’Eugene V. Debs à Canton, en 1918.

Né de parents français, Eugene Victor Debs — Eugène pour Sue, Victor pour Hugo — fut le candidat du Parti socialiste américain à cinq élections présidentielles et obtint son plus haut score en 1912 (6%). Leader syndical, fondateur du IWW (Industrial Workers of the World). Il continue, aujourd’hui, d’inspirer les DSA.

Pacifiste opposé à la Première Guerre mondiale, Eugene Victor Debs avait une vision internationaliste de la lutte sociale et invitait donc la classe ouvrière à s’unir indépendamment des frontières nationales.

« Et je tiens à souligner le fait – et on ne le répétera jamais assez – que la classe ouvrière qui mène tous les combats, la classe ouvrière qui fait tous les sacrifices, la classe ouvrière qui répand librement son sang et fournit les corps, n’a jamais eu son mot à dire dans les déclarations de guerre ou dans les traités de paix. La classe dominante s’est toujours occupée des deux. Eux seuls déclarent la guerre et eux seuls déclarent la paix. Vous, vous n’avez pas à raisonner ; vous, vous avez à faire et à mourir. »[4]

Ce discours de Debs, empreint de lutte des classes et de pacifisme, a été publié par les DSA à l’occasion du centenaire de la fin de la Grande Guerre[5]. Cet hommage rendu à un « citoyen du monde » (ainsi se définissait Debs) reste une gageure dans un pays qui attache une importance capitale à sa puissance militaire.

En parallèle à son engagement pacifiste, Debs militait activement pour l’abolition du capitalisme. Un combat que ne renient pas les socialistes démocrates d’Amérique, dénonçant à l’envi la cruauté du capitalisme et la nécessité de le combattre. Dans sa communication visuelle intitulée « Thanks, capitalism », l’organisation met en avant sa lutte pour une économie et une société toutes deux contrôlées démocratiquement. Un projet politique qui fait écho à l’idéologie du fondateur des DSA : Michael Harrington.

L’héritage Harrington

Né en 1928, Michael Harrington fut dans sa jeunesse un catholique de gauche. Adhérent du Catholic Worker Movement — communautés se consacrant notamment à la lutte contre la guerre et à l’inégale distribution des richesses — sa désillusion vis-à-vis de la religion ira de concert avec son intérêt croissant pour la philosophie marxiste. Membre d’une petite organisation nommé Ligue socialiste indépendante, il fut encarté de facto au Parti socialiste américain lorsque ce dernier fusionna avec la ligue précitée.

Dans les années 1970, lorsque le Parti socialiste d’Amérique devint Social Democrats, USA, Harrington claqua la porte pour fonder le Comité d’organisation socialiste démocratique qui deviendra en 1982 Democratic Socialists of America.

Intellectuel reconnu, professeur de science politique au Queens College, Harrington fut un auteur prolifique et un contributeur régulier à la revue socialiste Dissent fondée par son ami Irving Howe. Dans cette dernière, quelques mois avant son décès, il réfuta l’idée selon laquelle le socialisme s’oppose à la logique de marché :

« On fait un reproche aux socialistes d’un désordre économique qu’ils ont depuis longtemps analysé et exploré. […] La confusion est rendue encore plus pernicieuse par l’hypothèse simpliste selon laquelle le capitalisme consiste en l’économie de marché et le socialisme en l’économie qui s’oppose au marché. Ceux qui proposent cette formule sont béatement ignorants du fait que même un marxiste aussi “orthodoxe” que Léon Trotski insistait, il y a plus d’un demi-siècle, sur le fait que les marchés et les prix étaient essentiels à toute transition vers le socialisme. Ils sont également ignorants de l’existence d’une longue tradition social-démocrate – comme en témoigne le livre d’Anthony Crosland, “The future of socialism”, lequel résume brillamment la sagesse socialiste qui prévalait dans les années 50 – selon laquelle les marchés ne peuvent vraiment fonctionner que dans une société égalitaire et socialiste. »[6]

Le socialisme tel que défendu par Harrington prend ses distances avec certaines expérimentations malheureuses qui ont jalonné l’histoire du XXème siècle. Sur son site officiel, l’organisation insiste sur l’aversion qui est la leur vis-à-vis de la « bureaucratie gouvernementale » toute puissante. Selon l’organisation, il s’agit en effet de prendre à revers les critiques qui s’appuient sur l’expérience soviétique, ou, plus récemment, sur la débâcle bolivarienne au Venezuela. S’inspirant de Robert Owen, de Charles Gide ou encore de John Stuart Mill, DSA met en avant une propriété sociale des moyens de production qui s’exercerait par les sociétés coopératives tout  en évoquant également des entreprises publiques qui seraient gérées par les travailleuses et travailleurs.

Dans un ouvrage paru en 2003, la philosophe française Monique Canto-Sperber classe ainsi Michael Harrington parmi les théoriciens du socialisme libéral[7], un courant qui a pour précurseur John Stuart Mill, auteur libéral classique du XIXe siècle qui finit, à la fin de sa vie, par épouser les idées socialistes.[8]

Harrington n’a d’ailleurs jamais nié son attrait pour cette collusion idéologique entre libéralisme et socialisme, le premier étant selon lui nécessaire pour atteindre le second :

« Disons les choses comme ça. Marx était un démocrate avec un petit “d”. Les socialistes démocrates envisagent un ordre social humain fondé sur le contrôle populaire des ressources et de la production, la planification économique [..] et l’égalité raciale. Je partage un programme immédiat avec les libéraux de ce pays parce que le meilleur libéralisme mène au socialisme. […] Je veux être sur l’aile gauche du possible. »[9]

En cela, Harrington s’inscrit dans la lignée de Pablo Iglesias, fondateur du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE) : « Celui qui soutient que le socialisme est contraire au libéralisme a du socialisme une idée erronée ou méconnaît les fins poursuivies par le libéralisme. »[10]

Par sa volonté de garantir les libertés individuelles de toutes et tous, de promouvoir la décentralisation, de socialiser les moyens de production par le biais de coopératives possédées par les travailleuses et les travailleurs, la pensée de Michael Harrington va en effet bien au-delà d’un « social-libéralisme » de type blairiste.

« Nous sommes socialistes parce que nous rejetons un ordre économique basé sur le profit privé »

Manifestation des DSA à San Francisco (2017)

Si l’émergence d’une telle force politique eût été encore peu probable il y a quelques années, tant « socialisme » fut un mot conspué aux États-Unis, elle réussit l’exploit d’agiter le débat public outre-Atlantique en dépit d’une ligne que d’aucuns en France jugeraient « dure ». En témoigne l’article 2 de la constitution de l’organisation :

« Nous sommes socialistes parce que nous rejetons un ordre économique basé sur le profit privé, le travail aliéné, les inégalités flagrantes de richesse et de pouvoir, la discrimination fondée sur la race, le sexe, l’orientation sexuelle, l’expression sexuelle, le handicap, l’âge, la religion, l’origine nationale, la brutalité et la violence pour défendre le statu quo. Nous sommes socialistes parce que nous partageons la vision d’un ordre social humain fondé sur le contrôle populaire des ressources et de la production, la planification économique, la distribution équitable, le féminisme, l’égalité raciale et les relations non oppressives. Nous sommes socialistes parce que nous développons une stratégie concrète pour réaliser cette vision, pour construire un mouvement majoritaire qui fera du socialisme démocratique une réalité en Amérique. Nous croyons qu’une telle stratégie doit reconnaître la structure de classe de la société américaine et que cette structure de classe signifie qu’il y a un conflit d’intérêts fondamental entre les secteurs ayant un pouvoir économique énorme et la grande majorité de la population. »

En France, il faut remonter au congrès d’Épinay-sur-Seine de 1971 pour voir le Parti socialiste prôner la « rupture avec le capitalisme ». Cet idéal, resté dans les limbes, sera rayé de ses principes vingt ans plus tard. Dès lors, il ne reste guère plus que les forces qui se réclament du communisme (Lutte Ouvrière et le Nouveau Parti Anticapitaliste) pour porter une dialectique marxiste hostile aux intérêts privés et fondée sur la socialisation des moyens de production.

Cependant, il serait incorrect de voir dans la constitution des DSA un corpus idéologique homogène. En effet, de très nombreux groupes de travail coexistent et illustrent l’hétérogénéité idéologique : antispécisme, communisme, socialisme libertaire… Des courants qui s’expriment sur les réseaux sociaux et qui ont su créer une dynamique communicationnelle en phase avec notre époque.

Du poing levé à l’emoji « rose »

Profil Twitter officiel des Democratic Socialists of America.

Dissent, Jacobin… Si le premier est un magazine « historique » du socialisme américain, le second veut porter la voix d’un socialisme rajeuni. Ayant à cœur d’être l’une des principales voix de l’Amérique à promouvoir des perspectives socialistes sur des sujets tels que l’économie, la politique ou encore la culture, son fondateur, Bhaskar Sunkara, le voit comme « le produit d’une génération plus jeune, moins liée aux paradigmes de la guerre froide qui ont soutenu les vieux milieux intellectuels de gauche comme Dissent ou New Politics, mais toujours désireuse d’affronter, plutôt que de présenter, les questions soulevées par l’expérience de la gauche au 20e siècle. »[11] Un pari qui semble réussi : né en 2010, Jacobin jouit d’une popularité numérique bien supérieure à celle du vénérable Dissent. La rose fleurit à nouveau.

Une rose devenue par ailleurs l’« emoji » de ralliement de la gauche socialiste américaine. En février 2017, la radio publique new-yorkaise WNYC déclarait : « Par exemple, une rose près du nom sur un réseau social est un signe d’appartenance au mouvement DSA. »[12]

Cette pratique, destinée à donner une visibilité immédiate aux membres et sympathisant·e·s du socialisme a été adoptée par les comptes officiels des socialistes démocrates d’Amérique et de nombreuses personnalités parmi lesquelles l’actrice Livia Scott, l’écrivain Sean T. Collins ou encore l’acteur Rob Delaney ont ainsi publiquement affiché leurs convictions. L’absence de socialisme aux États-Unis, que le sociologue Seymour Martin Lipset appelait « l’exceptionnalisme américain », semble bien avoir touché à sa fin[13] : les idées socialistes et social-démocrates agitent désormais le débat politique.

Socialisme ou social-démocratie ?

Contrastant avec leur objectif historique de socialisation des moyens de production, les socialistes démocrates d’Amérique ne tarissent pas d’éloges à l’égard des exemples scandinaves en matière de social-démocratie. Les points mentionnés sont d’ailleurs ceux qui constituent les principales revendications du projet politique des socialistes démocrates d’Amérique : un salaire minimum élevé à 15$/heure, un système de santé à payeur unique (« Medicare for All »), des études supérieures gratuites et un syndicalisme fort.

« De nombreux pays d’Europe du Nord jouissent d’une grande prospérité et d’une relative égalité économique grâce aux politiques menées par les partis sociaux-démocrates. Ces pays ont utilisé leur richesse relative pour assurer un niveau de vie élevé à leurs citoyens – salaires élevés, soins de santé et éducation subventionnée. Plus important encore, les partis sociaux-démocrates ont soutenu des mouvements ouvriers forts qui sont devenus des acteurs centraux dans la prise de décision économique. »[14]

Cette volonté d’État-social soucieux de l’émancipation des individus s’inspire des travaux de philosophes tels que John Rawls et Amartya Sen. Si le premier a élaboré une théorie de la justice qui, selon lui, pouvait s’appliquer à un régime socialiste libéral[15], c’est en réponse à ses insuffisances qu’Amartya Sen a conceptualisé l’approche par « capabilités » (on retrouve néanmoins une première évocation de cette approche chez le socialiste Richard Henry Tawney[16]). Considérant que l’égalité des biens premiers prônée par Rawls était insuffisante à garantir une même liberté effective , les capabilités s’attachent à mettre en exergue « l’étendue des possibilités réelles que possède un individu de faire et d’être »[17]

Fight for $15, un combat pour la répartition des richesses

Campagne de communication des DSA pour un salaire minimum de $15/h.

Né en 2012 des suites des marches organisées par les employé·e·s de fast-food en grève (parmi lesquels McDonald’s, Burger King, KFC…) réclamant une meilleure rémunération et de meilleures conditions de travail, l’objectif du mouvement Fight for $15 est d’obtenir pour toutes et tous un salaire minimum fédéral de 15$/h. Soutenu par les socialistes démocrates, le mouvement jouit également du soutien de Bernie Sanders.

Le sénateur du Vermont ne cesse en effet de rappeler les conséquences néfastes de l’actuel salaire minimum fédéral, fixé à 7,25$/h. Dans son livre-programme, ce dernier dénonce les politiques salariales des grands groupes américains tels que Wal-Mart. L’entreprise familiale des Walton rémunère ainsi ses employé·e·s sans qualification au salaire horaire minimum fédéral. Insuffisant pour vivre décemment, les employé·e·s reçoivent les aides de l’assistance publique (logement subventionné, bons alimentaires, Medicaid…), aides financées par les contribuables. Ainsi, Bernie Sanders considère que l’une des familles les plus riches d’Amérique, avec une fortune avoisinant les 130 milliards de dollars, est subventionnée pour ses bas salaires.[18]

Soutenu par les socialistes démocrates et de nombreux syndicats, le mouvement Fight for $15 a donc également reçu le soutien de l’ex-candidat socialiste à la présidence des États-Unis. Exhortant Amazon à adopter un salaire horaire minimum de 15$ et saluant les nombreuses grèves (Bernie Sanders a, en outre, appelé à rien acheter durant les « Prime Day » pour soutenir les grévistes), il a, avec le député Ro Khanna, également attiré l’attention sur ces problématiques salariales en proposant une loi nommée « Stop Bad Employers by Zeroing Out Subsidies » — Stop BEZOS) visant à imposer à 100% les entreprises de plus de 500 employé·e·s dont une partie reçoit des aides sociales. Une lutte qui a abouti. En effet, en octobre 2018, Jeff Bezos a cédé aux revendications : le salaire minimum chez Amazon USA est désormais de 15$/h.

Salvatrice pour les familles les plus pauvres et sans impact négatif sur l’emploi[19] (selon les récents travaux publiés par les économistes David Neumark, Brian Asquith et Brittany Bass), la hausse du salaire minimum est une préoccupation majeure de la gauche américaine et ses récentes victoires devraient inspirer toutes les gauches à l’heure où certaines hausses du salaire minimum ne sont que des trompe-l’œil.

Un Green New Deal, réponse éco-socialiste aux enjeux climatiques

Porté par la nouvelle élue socialiste Alexandria Ocasio-Cortez, ce plan décennal d’inspiration rooseveltienne conjugue « fin du monde et fin du mois » en apportant des réponses en matières d’enjeux environnementaux et de justice sociale.

Pointant du doigt les fonds publics levés pour sauver le système bancaire lors de la crise financière de 2008, Alexandria Ocasio-Cortez défend un financement public massif visant à fournir dès 2028 une électricité d’origine 100% renouvelable, une décarbonisation considérable des industries manufacturières et agricoles, l’amélioration du réseau d’infrastructures de transport et un financement massif en vue d’améliorer la réduction et le captage des gaz à effet de serre.

Sur le plan social, le Green New Deal a pour objectif d’ouvrir à toutes et tous la formation et l’éducation nécessaires pour participer pleinement et sur un pied d’égalité à la transition écologique, notamment grâce à un programme de garantie d’emploi qui assurera un emploi rémunéré à toute personne qui en veut un. Cette proposition reste toutefois floue quant à sa mise en œuvre. Outre cette inclination en faveur de l’égalité des chances, le projet mentionne la réduction des inégalités raciales, régionales et basées sur le genre : ainsi, le plan de la députée Ocasio-Cortez veillera à orienter les investissements publics soient équitablement répartis entre les communautés historiquement pauvres, désindustrialisées ou marginalisées.

Fer de lance des socialistes démocratiques, le Green New Deal donnera naissance à un programme de santé universel tout en se laissant l’opportunité de développer d’autres programmes sociaux (tels qu’un revenu de base) « que le comité spécial jugera appropriés pour promouvoir la sécurité économique, la flexibilité du marché du travail et l’esprit d’entreprise ; et impliquer profondément les syndicats nationaux et locaux pour qu’ils jouent un rôle de premier plan dans le processus de formation professionnelle et de déploiement des travailleurs. »[20]

Appelé de ses vœux par l’ex-ministre de la transition écologique et solidaire Nicolas Hulot[21] et resté sans suite, le Green New Deal  à l’échelle européenne reste un projet peu audible porté essentiellement par les partis politiques écologistes. À l’inverse, le projet porté par Alexandria Ocasio-Cortez reçoit le soutien d’organisations politiques et écologistes (Green Party US, Sunrise Movement, Sierra Club…).

Des socialistes démocrates aux sociaux-démocrates ?

Parmi les grands projets de réformes portés les socialistes démocrates d’Amérique et ses élu·e·s, aucun (si ce n’est Medicare for All, un projet de socialisation du système de santé) ne porte véritablement en lui un idéal socialiste s’inspirant de la constitution de l’organisation, laquelle prône la fin du capitalisme, de la propriété privée des moyens de production et la création d’une économie coopérative.

Rappelons-nous que Michael Harrington a fondé les Democratic Socialists of America après avoir vu le parti socialiste américain devenir social-démocrate. Que dirait-il aujourd’hui en observant la logique de son mouvement, qui conjugue une dialectique socialiste et des projets politiques teintés de social-démocratie ?

Désormais élu·e·s la Chambre des Représentants, l’exercice des responsabilités s’apprête à nous éclairer sur la stratégie choisie. L’idéal socialiste se heurtera-t-il aux exigences de la realpolitik ? Wait ‘n’ see.


[1] NPC Statement on 2018 Elections, dsausa.org
[2] Sur la même période, la part de revenu des 50% les moins aisés a baissé de 19,9% à 12,8% (Laboratoire des inégalités mondiales : https://wid.world/fr/country/etats-unis/)
[3] “Most young Americans prefer socialism to capitalism, new report finds“, CNBC, 14 août 2018
[4] Discours d’Eugene Victor Debs à Canton, Ohio, juin 1918.
[5] Tweet issu du compte officiel @DemSocialists, 19 septembre 2018
[6] Michael HARRINGTON, “Toward a new socialism”, Dissent, spring 1989
[7] Monique CANTO-SPERBER, Nadia URBINATI, Le socialisme libéral : une anthologie Europe-Etats-Unis, Éditions Esprit, 2003
L’ouvrage de Serge AUDIER, Le socialisme libéral, est lui aussi très instructif.
[8] La vision millienne d’un socialisme en accord avec les principes libéraux de son époque est explicitée dans l’article « De la défiance à l’éloge des coopératives par J. S. Mill : retour sur la constitution d’une pensée libérale dans la première moitié du XIXe siècle » de Philippe GILIG et Philippe LÉGÉ, 2017
[9] Herbert MITGANG, “Michael Harrington, socialist and author, is dead”, The New York Times, 2 août 1989
[10] Pablo IGLESIAS, « Sistema. Revista de Ciencas sociales », octobre 1915, p. 143
[11] Idiommag.com : “No short-cuts : interview with the Jacobin”, mars 2011 (traduction de l’auteur)
[12] WNYC.org : “Capturing the energy of the left”, 3 février 2017 (traduction  de l’auteur)
[13] « Le credo américain peut être décrit en cinq termes : liberté, égalitarisme, individualisme, populisme et laissez-faire. L’égalitarisme, dans son acception américaine, et comme l’a souligné Tocqueville, implique une égalité des opportunités et le respect de l’individu, et non une égalité de résultats ou de conditions. » Seymour M. LIPSET, “American Exceptionalism: A Double-Edged Sword”, W. W. Norton & Company, 1997, p. 19 (traduction de l’auteur).
[14] “But hasn’t the European Social Democratic experiment failed?”, dsausa.org
[15] « […] la théorie de la justice comme équité laisse ouverte la question de savoir si ses principes sont mieux réalisés dans une démocratie de propriétaires, ou dans un régime socialiste libéral. C’est aux conditions historiques et aux traditions, institutions et forces sociales de chaque pays de régler cette question. En tant que conception politique, la théorie de la justice comme équité ne comporte aucun droit naturel de propriété privée des moyens de production (bien qu’elle comporte un droit à la propriété personnelle nécessaire à l’indépendance et à l’honnêteté des citoyens) ni de droit naturel à des entreprises possédées et gérées par les travailleurs. Au lieu de cela, elle offre une conception de la justice grâce à laquelle ces questions peuvent être réglées de manière raisonnable en fonction du contexte particulier à chaque pays. » John RAWLS, Préface de l’édition française de la « Théorie de la Justice », Éditions Points, 2009, p. 14
[16] « En réalité l’égalité des chances n’est pas seulement une question d’égalité de droit […] L’existence de l’égalité des chances dépend non pas simplement de l’absence d’incapacités, mais de la présence de capacités. » Richard H. TAWNY, Equality (Fourth edition), George Allen and Unwin, 1964, p. 106
[17] Alexandre BERTIN, Quelle perspective pour l’approche par les capacités ?, Revue Tiers Monde, 2005, p. 392
[18] Bernard SANDERS, “Our revolution: a future to believe in”, MacMillan, 2016, p. 223
[19] Bloomberg.com : “New Congress shoud raise the minimum wage”, 13 novembre 2018
[20] Ocasio2018.com : “A green new deal”
[21] Discours de M. Nicolas HULOT, « Territoires, entreprises, opérateurs financiers, des solutions concrètes pour le climat – MEDEF », 11 décembre 2017

Le Parti démocrate, tiraillé entre la « révolution » Sanders et le retour à l’ordre néolibéral

Bernie Sanders concédant à contrecœur son soutien à Hillary Clinton

Alors que Donald Trump est de plus en plus incontesté dans le Parti républicain, l’avenir du Parti démocrate semble des plus incertains. Il est aujourd’hui déchiré entre les deux tendances qui s’étaient affrontées lors de la primaire de 2016. L’une, incarnée par Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, prône une politique de redistribution sociale et la mise en place d’un New deal vert. L’autre, que l’on appellera ici l’establishment démocrate, souhaite maintenir le statu-quo et maintenir le Parti démocrate dans le camp néo-libéral. Les idées incarnées par Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez jouissent d’une grande popularité au sein de la jeune génération américaine, mais l’establishment démocrate veille.


Bernie Sanders a été largement battu en 2016 par Hillary Clinton (23 États contre 34 pour l’ex-secrétaire d’État), aussi largement d’ailleurs que Clinton elle-même face à Barack Obama en 2008 (23 contre 33). Mais la défaite de la première femme candidate à une présidentielle face à Donald J. Trump a permis aux démocrates-socialistes [ndlr : l’appellation des partisans de Bernie Sanders] de propager dans l’opinion l’idée qu’un autre résultat, qui aurait fait de Sanders le candidat démocrate, aurait permis de défaire Trump. Cette explication se tient : si Clinton l’avait emporté dans le Michigan, le Wisconsin, et la Pennsylvanie, trois États traditionnellement démocrates, elle aurait gagné l’élection générale. Ces victoires de Trump dans ces États de la  Rust Belt, la ceinture de rouille, l’ancien cœur industriel du pays, auraient selon eux pu être évitées avec Sanders comme candidat (celui-ci avait gagné la primaire dans deux de ces États).

« Si Clinton l’avait emporté dans le Michigan, le Wisconsin, et la Pennsylvanie, trois États traditionnellement démocrates, elle aurait gagné l’élection générale. »

La popularité de cette lecture de l’élection chez les électeurs démocrates, ajoutée à des allégations de fraude dans certains États pendant la primaire, est inquiétante pour l’establishment démocrate, la direction du parti et les élites démocrates. L’incertitude demeure sur la prochaine primaire qui doit mettre le Parti démocrate en ordre de bataille pour reprendre la Maison Blanche à Donald Trump.

La singulière Elizabeth Warren : une candidature longtemps attendue

C’est dans ce contexte que la sénatrice Elizabeth Warren est devenue la première candidate d’importance à se déclarer le 1er janvier 2019. La lancée d’une campagne aussi tôt, plus d’un an et demi avant l’élection présidentielle de novembre 2020, n’est pas une anomalie dans la politique américaine : la primaire de 2008 a débuté dès novembre 2006 soit avec deux mois d’avance supplémentaire. Ce n’est donc pas le timing qui interroge mais le sens à donner à cette candidature.

Elizabeth Warren en 2010. © Consumer Financial Protection Bureau / CCL

Elizabeth Warren est une figure de premier plan de la gauche du Parti démocrate depuis sa nomination au panel de contrôle du Congrès en 2008 pour y apporter son expertise en matière financière. Warren était en effet professeur de droit à Harvard, spécialisée dans les questions financières et de droit commercial. Républicaine, elle passe dès 1996 au Parti démocrate. Le Parti républicain lui paraît avoir alors définitivement tourné le dos au réalisme économique pour être devenu le lobby des baisses d’impôts et de la dérégulation financière. Warren se met ensuite à travailler sur le thème de la banqueroute et son encadrement par la loi, ce qui en fit la conseillère idéale pour le tout-juste président Barack Obama, chargé de gérer les suites de la crise financière de 2008. Elle est vite devenue une figure montante et en 2010 son nom est évoqué pour l’accès à la Cour suprême.

Mais elle se fit réellement connaître du grand public avec sa campagne de 2012, à l’accent radical. Lors de celle-ci, elle mit en cause les « PDG, destructeurs de l’économie » et, dans un discours à l’époque encore inhabituel, rappela que : « Personne dans ce pays n’est devenu riche seul. Personne. Vous avez fondé votre entreprise ici ? Félicitations. […] Gardez-en le plus gros morceau. Mais une partie du contrat social sous-jacent est qu’en prenant votre part du gâteau, vous en donniez aussi pour le prochain gamin qui arrive. »

Pour autant son profil n’est pas toujours irréprochable aux yeux de la gauche américaine. Warren s’est illustrée en 2016 lors de la dernière primaire démocrate, après avoir longtemps caressée l’idée de se présenter elle-même, par son soutien à Hillary Clinton, alors que beaucoup attendaient qu’elle soutienne son adversaire.

« Warren s’est illustrée en 2016 par son soutien à Hillary Clinton, alors que beaucoup attendaient qu’elle soutienne son adversaire. »

Pour mieux situer Elisabeth Warren, c’est à ce dernier qu’il faut comparer ses idées car il s’agira de son principal challenger à la gauche du parti. Comme le souligne Meagan Day qui écrit pour le magazine Jacobin, référence de la gauche radicale américaine, Warren n’est pas anti-capitaliste mais favorable à un capitalisme « plus aimable et plus doux ». Là où Sanders propose de casser les trusts, Warren veut les mettre au service de la collectivité. Là où Sanders veut retirer les assurances santé du secteur privé, Warren veut rétablir l’Obamacare, une forme de partenariat public-privé. Cette différence d’ambition est rendue explicite par la loi qu’elle a proposé il y a peu : l’acte pour un capitalisme responsable. Warren est une progressiste au sens américain (sur de nombreuses questions de société cruciales) mais elle est avant tout une sociale-libérale : pour elle le rôle du gouvernement est de réguler les excès du marché et de rendre le marché plus équitable pour qu’il fonctionne mieux. Il n’est pas de chercher à abolir la compétition, mais de la fluidifier en évitant les monopoles. Cela explique son soutien aux écoles privées avant que l’état catastrophique du système public d’éducation américain ne lui fasse réaliser son erreur.

LES DÉMOCRATES POUR LA COUVERTURE SANTÉ POUR TOUS: La sénatrice Elizabeth Warren s’exprime en 2017 au sujet d’une assurance santé publique tandis que le sénateur Bernie Sanders écoute à l’arrière plan. © Senate Democrats

Au vu de ces différences, la candidature de Warren peut cependant se comprendre comme une alternative plus modérée à Sanders. On peut se demander comment la gauche du Parti démocrate, défaite en 2016, peut aujourd’hui se permettre d’avoir deux candidats ? C’est que le paysage politique américain s’est scindé et radicalisé ces dernières années dans des proportions inattendues. Non seulement à droite avec la montée du Tea Party puis l’arrivée de Trump sur le devant de la scène, mais aussi et de manière plus inattendue, à gauche.

La montée des sociaux-démocrates

Contrairement à une croyance largement ancrée dans la gauche française, il y a bien eu une gauche puissante et vivace aux États-Unis. Mais du fait de sa situation au sein même du Léviathan capitaliste (une expression des Black Panthers), elle a toujours dû faire face à une opposition extrêmement brutale d’où la quasi disparition d’une gauche, au sens français du terme, pendant deux décennies.

C’est donc avec surprise que la gauche française et européenne a observé l’épopée de Bernie Sanders. Présenté comme un candidat mineur lors du dépôt de sa candidature, celui-ci a réellement mis en difficulté Hillary Clinton, la contraignant à radicaliser son programme et à dépenser beaucoup plus d’argent et de temps dans les primaires qu’elle ne l’avait prévu.

Si la candidature de Sanders a bénéficié d’une organisation novatrice et efficace, elle ne sortait pas de nulle part. Le sénateur originaire de Brooklyn a largement surfé sur le mouvement Occupy Wall Street né en 2011 qui a contribué à remettre la question sociale au centre du débat politique américain. Elle doit se comprendre aussi dans un contexte de retour aux idées de justice sociale de la jeunesse américaine. Séisme au pays de l’oncle Sam : une majorité de jeunes américains (18-29 ans) disent aujourd’hui préférer le socialisme au capitalisme. Ils sont 61 % chez les jeunes démocrates. Les références fréquentes de Sanders à la sociale-démocratie ont donné un coup de pouce au parti des Socialistes démocratiques Américains (DSA) passé en deux ans de 5 000 à 50 000 adhérents.

« Une majorité de jeunes américains disent aujourd’hui préférer le socialisme au capitalisme. »

En dehors du champ partisan les idées de Sanders remportent également des victoires. Si l’année a commencé avec l’affaire Janus v. AFSCME où la Cour suprême a établi une nouvelle jurisprudence qui affaiblit la capacité des syndicats à représenter les salariés du secteur public, ceux-ci ne se sont pas laissés démonter. En Virginie-Occidentale, en Oklahoma, en Arizona, dans le Kentucky, en Caroline du Nord, en Géorgie et au Colorado des milliers d’enseignants se sont mis en grève pour protester contre l’état lamentable de leurs écoles et des salaires indignes. Un mouvement social inédit, tandis que depuis 2016 les travailleurs de la restauration rapide arrachent des hausses du salaire minimum État par État. Un sondage Gallup confirme qu’en 2018, 62% des Américains soutiennent les syndicats. Ce taux n’était que de 56% en 2016 et de 48% en 2009. En 2018, et pour la première fois depuis 50 ans, le nombre d’adhérents et de militants syndicaux a augmenté.

Face à une Hillary Clinton qui voulait marcher dans les pas d’Obama et déployer le storytelling d’une Amérique des gagnants en marche vers une réconciliation sociale et raciale, Sanders a voulu parler de l’Amérique qui souffre et de la croissance des inégalités socio-économiques. La victoire de Donald Trump a contraint le Parti démocrate à abandonner le rêve d’un pays qui leur serait désormais acquis parce que de plus en plus divers. Le score décevant de Clinton a montré que les électeurs démocrates, qu’ils soient blancs, noirs, ou latinos, resteraient chez-eux en masse si le projet de société qui leur était présenté n’était pas suffisamment ambitieux.

Fort de cette douloureuse victoire a posteriori de leur analyse, les démocrates-socialistes étaient en position idéale pour conquérir le parti qui s’était refusé à eux en 2016. Pour eux et leurs alliés progressistes, les élections de mi-mandat de 2018 ont cependant été un succès mitigé. Alexandra Ocasio Cortez, membre du DSA, qui l’a emporté face au candidat de l’establishment démocrate lors de la primaire du Queen et du Bronx, incarne la nouvelle génération d’élus progressiste au Congrès. Mais beaucoup d’élections prometteuses ont néanmoins été perdues comme la course pour le siège de gouverneur de Floride qui a échappé au progressiste Andrew Gillum d’une poignée de voix.

Ils ont cependant réussi à profiter des quelques sièges gagnés à la Chambre des représentants pour dominer le débat depuis novembre et imposer leurs thèmes pour la primaire à venir. Ces thèmes sont les mêmes que ceux de la campagne de Sanders : l’assurance maladie universelle publique, la lutte contre les trusts, la lutte contre Citizen United  – un arrêt de la Cour suprême qui empêche tout plafonnement du financement des campagnes électorales et transforme la présidentielle en show télévisé – et un Green New deal, une relance de l’économie par la transition écologique.

Si Sanders a été déterminant dans ce combat pour occuper l’espace, notamment en réussissant à imposer à Amazon une hausse des salaires pour tous ses salariés à l’échelle du pays, c’est la jeune Alexandria Ocasio Cortez qui a le plus réussi à faire parler d’elle. La jeune élue a su avancer ses idées en jouant habilement des réseaux sociaux et de la sympathie qu’elle inspire à gauche tout comme de l’hostilité des Républicains à son égard.

LA JEUNE REPRÉSENTANTE ALEXANDRIA OCASIO CORTEZ (A GAUCHE). © Corey Torpie

Les démocrates-socialistes ont aussi réussi à manœuvrer avec brio entre l’élection et leur entrée en fonction. Ainsi, ils ne se sont pas opposés à ce que Nancy Pelosi, à la tête du groupe démocrate à la Chambre des représentants depuis 2007, redevienne présidente de la Chambre. Conscients que la représentante californienne avait toutes les chances de l’emporter, avec ou sans eux, les socialistes démocrates n’ont pas faits de son retrait une priorité, malgré les appels au renouvellement (Pelosi avait déjà occupé cette position entre 2007 et 2011) et sa proximité avec l’establishment du parti. Rappelant ses positions progressistes sur de nombreux sujets, de la couverture santé aux droits des LGBTQ, Ocasio Cortez a même fini par lui accorder son soutien. La jeune représentante a en effet préféré s’assurer que Pelosi défende ses idées, notamment en effectuant un sit-in dans ses bureaux pour réclamer un Green New deal, plutôt que de s’opposer à une victoire déjà annoncée. Les démocrates qui souhaitaient son départ, démocrates-socialistes mais aussi les jeunes représentants qui en avaient faits une promesse de campagne, ont arraché en plus de l’appui de Pelosi sur certaines mesures (notamment la défense de l’accès aux votes des communautés marginalisées) la promesse que ce mandat serait son dernier ou son avant-dernier, repoussant au plus tard son départ à 2022. Dans ce contexte la candidature de Warren semblerait presque timide et anachronique.

Warren, Sanders et les (probables) candidats de l’establishment…

Warren peut avoir lancé sa candidature avec pour objectif de réunir les démocrates autour d’un projet qui puisse satisfaire aussi bien l’aile modérée du parti que l’aile plus radicale proche du DSA. Mais rassembler paraît compliqué dans un contexte de tension extrême entre ces deux composantes.

C’est que l’establishment du Parti démocrate semble désespérément chercher un adversaire capable de défaire Sanders, pas de rassembler le parti. Ce fut d’abord Michelle Obama qui fut sollicitée, une candidature dont rêvent de nombreux démocrates depuis le deuxième mandat d’Obama. Si l’ex-première dame s’est souvent positionnée à la gauche de son époux, en particulier sur la question noire, elle reste suffisamment centriste au goût de l’establishment. Par ailleurs, elle confortait la préférence de ce dernier pour l’entre-soi et les dynasties politiques. Des Kennedy aux Clinton, le Parti démocrate a en effet en son sein plus de dynasties politiques que le Parti républicain. Mais Michelle Obama a clairement affirmé qu’elle ne souhaitait pas être candidate et ne pensait pas devoir être présidente.

Ensuite on a eu droit à la presque candidature d’Oprah Winfrey, vibrante présentatrice de talk show, et soutien de la première heure de Barack Obama. Un discours puissant sur le mouvement #metoo et les obstacles à franchir dans le show business en tant que femme noire, délivré lors des Golden Globe Awards, a suffi à convaincre de nombreux dirigeants démocrates qu’une candidature Winfrey 2020 pouvait être une bonne idée. Où étaient passées les exigences de qualification et d’expérience qui paraissaient indispensables pour promouvoir Hillary Clinton ? L’éventualité d’une candidature progressiste consensuelle qui ne remettrait pas en cause le statu quo semblaient les avoir balayées. Soudainement, opposer une milliardaire connue du grand public par un show télévisé à sa gloire au président milliardaire connu du grand public par un show télévisé à sa gloire ne semblait pas être une absurdité pour le Parti démocrate. Très vite, cependant, des oppositions se sont manifestées et l’hypothèse a fait long feu faute de déclarations dans le sens d’une candidature de la part de Winfrey. Cependant, l’hypothèse en dit long sur la fébrilité de l’establishment du parti. Les espoirs soulevés par cette option ont néanmoins souligné l’absence de consensus et un désir de retrouver un leadership au sein de l’électorat.

MICHELLE OBAMA, OPRAH WINFREY ET BARACK OBAMA LORS DE LA CAMPAGNE PRESIDENTIELLE DE 2008. © Varga 2040

Faute de mieux c’est Obama lui-même qui a assumé ce rôle en prévision des élections de mi-mandat : l’ex-président est encore immensément populaire au sein de la famille démocrate et auprès d’une grande partie des électeurs américains. Mais il n’est pas possible à un président de faire plus de deux mandats depuis Franklin Delano Roosevelt et ses douze années de présidence. Les midterms ont cependant fait émerger plusieurs autres options pour l’establishment démocrate.

Cette candidature est peut-être déjà trouvée alors que se multiplient les signes selon lesquels Beto O’Rourke pourrait se présenter, candidat malheureux au Sénat américain lors des dernières midterms. Le jeune parlementaire dégageait en effet Ted Cruz du Sénat à 200 000 voix près dans le très conservateur Texas. Celui-ci a déjà reçu le soutien de l’un des principaux Super Pac** démocrates et vient de se lancer dans un road-trip « à la rencontre des Américains ». O’Rourke semblait pourtant proche de Sanders pour certains électeurs : favorable à la légalisation du cannabis, virulent contre Trump et son mur, populaire auprès des jeunes et surtout financé par de petites donations comme le sénateur du Vermont. Bien qu’il ne s’en soit jamais réclamé, le candidat a été rapidement classé comme membre de l’aile progressiste du parti (y compris dans nos colonnes). Mais sur les questions socio-économiques, d’écologie, ou de contrôle des armes, Betto O’Rourke s’est plusieurs fois retrouvé à la droite du parti et a d’ores et déjà des liens avec l’establishment, des Kennedy à Obama, auquel il est parfois comparé.

« Beto O’Rourke est Obama mais blanc, Kamala Harris est Obama mais en femme : on perçoit le manque de figures auxquelles se raccrocher dans l’establishmenT, en dehors de l’ancien président. »

Si jamais O’Rourke venait à être un mauvais cheval, le parti ne manque pas de candidats potentiels. Kamala Harris est une autre politique qui a émergé, elle, dès 2016, et réussi à se faire élire représentante en Californie. Elle a annoncé sa candidature le 21 janvier 2019. Si Beto O’Rourke est « Obama mais blanc » d’après un collecteur de fonds démocrates, Kamala Harris est « Obama mais en femme ». On perçoit ici le manque de figures auxquelles se raccrocher dans l’establishment en dehors de l’ancien président. Tout jeune charismatique est vu comme un Obama en puissance : O’Rourke a 43 ans et si Harris en a déjà 58 c’est une nouvelle venue dans le jeu politique national. C’est ne pas voir qu’Obama réussissait à incarner, par son histoire, par son style et par sa couleur, un espoir déconnecté de tout programme politique, alors qu’il a dirigé au centre. Un exploit difficile à renouveler maintenant que le rêve qu’Obama avait voulu incarner est devenu le cauchemar Trump.

Or, Harris se situe dans une sorte de juste-milieu à géométrie variable. Légèrement plus à gauche qu’Obama, si l’on s’en tient à son bilan comme procureur du district de San Francisco – poste qu’elle a occupée de 2004 à 2010 – puis de Californie de 2010 à 2016. Harris s’est d’abord fait connaître comme une opposante au Parti démocrate sur la question de la peine de mort en refusant de prononcer une seule sentence en ce sens au cours de ses mandats et en favorisant également la réinsertion plutôt que l’incarcération. Elle a par ailleurs lutté contre les pratiques déviantes de l’industrie pharmaceutique, la prédation immobilière, et plusieurs compagnies pétrolières. Mais elle a aussi tenu des positions conservatrices sur les mêmes sujets. Elle s’est opposée à l’abolition d’une loi californienne qui condamne automatiquement les multi-récidivistes à perpétuité, même pour des délits mineurs ; a soutenu l’incarcération des parents d’élèves absentéistes ; s’est opposée à la légalisation ou même à la dépénalisation du cannabis ; et surtout a refusé de poursuivre la banque One West Best accusée d’avoir saisi les biens de certains débiteurs de manière frauduleuse… après que One West Best soit devenu un des principaux donateurs pour sa campagne pour le siège de procureur de l’État.

KAMALA HARRIS A UN RASSEMBLEMENT EN FAVEUR D’UNE REFORME DU SYSTÈME DE SANTÉ EN 2017. © Office of Senator Kamala Harris

Aujourd’hui, les alternatives ne semblent pas forcément suffisantes pour faire barrage à une nouvelle candidature de Sanders, qui reste l’homme politique le plus populaire du pays. L’aile la plus droitière du parti commence de nouveau à paniquer. La candidature de Warren ne leur doit rien mais elle peut leur offrir un répit et donner l’occasion de diviser la gauche des démocrates, ce qui permettrait aux modérés de s’unir autour d’une candidature plus consensuelle et d’isoler Sanders.

Cela annonce une primaire difficile pour les démocrates-socialistes américains malgré la progression de leurs idées dans l’opinion et au sein de l’électorat démocrate et indépendant. Les appels à une candidature raisonnable et rassembleuse – donc centriste – vont se multiplier. Il est probable que de nombreux Américains, désespérés de devoir subir un second mandat de Trump, soient influencé par cet argument. Malgré l’échec de cette stratégie lors de la dernière présidentielle, il ne manquera pas d’être répété par les principaux médias et faiseurs d’opinions démocrates.

Sanders a eu la chance de concourir face à une Hillary Clinton seule, car la candidate avait pris soin de faire le vide autour d’elle, en s’assurant notamment de la non-candidature du très populaire Joe Biden. Cette fois-ci, le candidat social-démocrate, qu’il soit Sanders ou non, ne pourra pas compter sur un espace aussi dégagé ni sur la seule hostilité à l’égard de sa rivale, hostilité de longue date qui avait aidé à rendre un Sanders assez rugueux sympathique aux yeux de la jeunesse de gauche. La multiplication des annonces de candidatures depuis début janvier risque de rendre les choses beaucoup plus confuses pour les électeurs.

La tâche est donc ardue pour les démocrates-socialistes américains. Ils ne remporteront la victoire qu’à condition de défendre clairement les idées progressistes que soutiennent une partie grandissante des Américains.


* Si le terme de democrat-socialist qu’emploie Sanders pourrait être traduit par socialiste démocratique, le sénateur du Vermont se réfère surtout à la social-démocratie scandinave. Cependant, son discours est beaucoup plus critique que peuvent l’être aujourd’hui les sociaux-démocrates européens, d’où l’usage du néologisme démocrate-socialiste qui renvoie en fait à ce que sont les sociaux-démocrates américains : des socialistes au sein du Parti démocrate.

** Ces Political action commitee sont des organisations chargées de réunir des fonds pour soutenir une campagne politique, jugées indispensables. Ces dernières années, Sanders, mais aussi O’Rourke, ont démontré qu’un soutien populaire et une campagne de financement participatif auprès des citoyens lambda pouvait donner de meilleurs résultats que les levées de fonds.