L’industrie culturelle : la culture contre elle-même

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Philosophe, musicologue et critique d’art, Theodor W. Adorno a imprimé sa pensée dans de nombreux domaines. De la littérature au politique en passant par la musique, ses réflexions prolifiques ont souvent été caricaturées en raison de leur complexité et des prises de position radicales de l’auteur. Toutefois, un certain nombre d’idées ont pénétré la sphère des sciences sociales et ont fait du père fondateur de l’école de Francfort une figure incontournable pour penser la modernité, la domination ou la culture de notre époque. Le concept d’ « industrie culturelle » est ainsi devenu un lieu commun de la sociologie qui nous avertit du détournement de la culture et de ses dangers sur la société dans son ensemble.

Chaque jour, plus de 76 millions de vidéos musicales sont consommées sur YouTube rien qu’en France, tandis que les vidéos musicales y représentent désormais la principale source de monétisation. L’écoute de masse est une réalité bien ancrée dans les habitudes et implique des enjeux financiers importants. Parallèlement à cette consommation boulimique de musique, la production musicale a évolué en développant une forme de séparation du travail (réparti entre beatmakers, ghostwriters, topliners, musiciens et vedette), une production concurrentielle qui cherche l’impact sur les auditeurs (notamment via la guerre du volume et la répétition des morceaux) et une uniformisation des morceaux dans leur ensemble – durée, thèmes, instruments et même mélodies. Tous ces éléments sont en lien direct avec la volonté de rationaliser la production, c’est-à-dire d’organiser l’activité de sorte qu’elle soit le plus rentable possible. La rationalisation est apparue avec le fordisme et le taylorisme puis s’est développée, tant qualitativement que quantitativement, jusqu’à englober toute la production matérielle. Toutefois, avec l’organisation d’une production artistique massive, la rationalisation sort de la sphère purement matérielle et s’attaque à la culture en tant que système de pratiques et de symboles dont le but original n’est pas la lucrativité mais le développement de l’être humain en tant que tel.

Ce phagocytage de la culture par la logique industrielle est ce que Max Horkheimer et Theodor Adorno ont développé dans leur ouvrage La Dialectique de la Raison et ont nommé « industrie culturelle » (ou Kulturindustrie en allemand). Ils explorent le concept central de la deuxième partie de l’ouvrage, « La production industrielle de biens culturels » pour démontrer la manière dont la raison peut se retourner contre elle-même au sein de la sphère culturelle. Pour cela, plusieurs grands axes émergent : la standardisation, la pseudo-identité et en dernier lieu l’aliénation.

« Les biens culturels ne sont alors plus conçus pour eux-mêmes, mais en vue de leur valeur d’échange sur le marché culturel. »

Standardisation

La standardisation est une notion clé pour comprendre le fonctionnement de l’industrie culturelle : dans la mesure où des millions de gens ont désormais accès à l’offre culturelle à travers les médias de masse, le secteur culturel a recours à des modes de productions industriels, ceux d’une production standardisée. En effet, pour satisfaire une telle masse de consommateurs, il faut pouvoir répondre à des millions de besoins, ce qui implique une planification de la production. Non seulement il faut pouvoir fournir suffisamment de produits, ce qui exige que ceux-ci soient faciles à fabriquer, mais il faut également prévoir leur promotion et leur acheminement afin qu’ils couvrent la demande sur tout le territoire concerné. La notion d’industrie culturelle se définit donc principalement par la rationalisation de la production et la planification de sa réception.

Dans le cadre de la musique, médium de prédilection d’Adorno, cette rationalisation passe par la standardisation, c’est-à-dire l’imposition de normes auxquelles le produit doit se soumettre. Il y a ainsi un certain nombre de critères qui sont imposés aux œuvres musicales et que l’on retrouve encore de nos jours : pont en fin de refrain qui ramène vers une nouvelle occurrence, signature rythmique symétrique, accents sur les deuxièmes et quatrièmes temps, etc. Ce sont des éléments que l’on retrouve dans beaucoup de morceaux, par exemple Money For Nothing de Dire Straits, qui parodie pourtant la consommation culturelle de la classe moyenne américaine. Loin d’un seul effet d’habitude, ces standards entraînent une répétition de la production musicale : puisque toutes les musiques qui sont produites doivent se soumettre à ces mêmes schémas, toutes sont semblables dans leurs structures métriques et harmoniques. Ce schéma se retrouve ainsi toujours dans beaucoup de morceaux à succès de nos jours, par exemple Blinding Lights de The Weeknd qui a été n°1 du Billboard 2020, comme Money For Nothing 25 ans avant elle. Le produit culturel se voit réduit à une quasi-répétition permanente, contraint par des standards qu’il doit sans cesse reproduire.

Puisque l’industrie culturelle impose ses critères à toutes les œuvres qu’elle produit, rien n’en sort qui ne soit marqué de son sceau. Par force d’habitude, les standards de l’industrie culturelle deviennent alors l’idiome de référence dans lequel il faut évoluer. La répétition de ces normes musicales permet ainsi à la fois de produire aisément des chansons, mais également que celles-ci soient plus facilement intégrées par les consommateurs, car la récurrence de caractéristiques reconnaissables entre dans un idiome artistique commun correspondant au modèle standard de l’industrie culturelle. La sphère de la musique populaire est ainsi gagnée par une double contrainte de répétition : non seulement celle qui lui est imposée « par le haut », qui l’oblige à se soumettre aux standards de l’industrie, mais également celle venue « du bas » où la répétition d’éléments identiques a créé l’attente de ceux-ci chez les consommateurs, lesquels refusent à présent des chansons ne les contenant pas. Les standards deviennent ainsi une seconde nature, à la fois pour les musiques et pour les consommateurs, et la sphère culturelle elle-même en vient à fonctionner par et selon les critères industriels.

Il n’est alors plus possible pour l’œuvre de se développer selon ses propres désidératas, elle ne peut que se soumettre à des normes dont la justification est extra-esthétique : facilitation de la production, effet produit sur les auditeurs, facilité de mémorisation, etc. Les biens culturels ne sont plus conçus pour eux-mêmes, mais en lien avec leur valeur d’échange sur le marché culturel. Ce ne sont plus des objets d’expérience artistique avant tout, mais des marchandises fabriquées en masse visant à garantir des bénéfices maximaux à leurs producteurs.

« Les standards n’ont donc pas simplement pour objectif de rendre la production plus facile, ils servent à induire des réactions chez l’auditeur, à susciter une émotion et une réaction chez lui grâce à une panoplie de gadgets que l’on mobilise selon les besoins. »

Réaction et pseudo-identité

La répétition était déjà présente bien avant l’émergence de l’industrie culturelle. On peut retrouver une répétition formelle dans le cas de la forme-sonate, qui a été utilisée par de très nombreux compositeurs, ou une répétition mélodique comme dans la Sérénade pour cordes de Dvorak. Toutefois, la répétition de l’industrie culturelle est qualitativement différente de celle qui pouvait avoir cours auparavant. L’enjeu se trouve principalement dans la notion de standardisation, qui n’implique pas seulement la répétition, mais aussi l’application mécanique d’un procédé. Avec la standardisation, l’œuvre est soumise à un procédé qui ne tient pas compte du rapport esthétique interne à l’œuvre. Ce qui compte n’est plus la logique de l’œuvre, son évolution inhérente et indépassable, mais son efficacité sur l’auditeur. En effet, si la structure des œuvres n’a, comme le laisse penser Adorno, aucune cohérence intrinsèque, pourquoi faudrait-il que celles-ci suivent toujours les mêmes procédés tandis qu’il serait sans doute plus simple de créer littéralement n’importe comment ? Si les standards sont aussi rigides, c’est parce qu’ils cherchent à fabriquer un certain type d’œuvre : celui qui rapporte le plus. Par conséquent, les standards ne sont pas choisis au hasard : pour reprendre l’exemple de la musique, il faut que les chansons soient dansantes et produisent un effet sur les auditeurs, qu’ils puissent mémoriser des airs entêtants, que le refrain soit clairement identifiable du reste du morceau, etc. Au sein de toutes les marchandises culturelles, leur soumission à l’industrie culturelle fait que ce qui compte n’est pas leur qualité, mais leur capacité de produire une réaction chez l’auditeur, littéralement de lui « faire de l’effet ». Les standards ont donc été sélectionnés selon leur capacité à mettre la chanson dans les esprits, à donner envie de danser, de taper le rythme du pied, de secouer la tête, etc. La construction d’une œuvre digne de ce nom devient alors impossible puisque les différentes parties ne se succèdent pas selon leur pertinence artistique, mais en tant que stimuli atomisés pris dans une structure qui les force ensemble sans lien pérenne entre eux. Les standards n’ont donc pas simplement pour objectif de rendre la production plus facile, ils servent à induire des réactions chez l’auditeur, à susciter une émotion et une réaction chez lui grâce à une panoplie de gadgets que l’on mobilise selon les besoins.

Photographie d’Adorno au piano.
Musée Guggenheim, Suisse.

Une simple attention portée à notre autoradio tend à donner raison aux constats de l’industrie culturelle. Toutefois, ce même bon sens voit très vite une objection à cela : il y a différents styles artistiques, et ils n’ont rien à voir entre eux. Un passage chez un disquaire nous le rappelle bien : il y a le rayon Rock, puis le rayon Jazz, puis le rayon Variété française, puis le rayon Rap, etc. Et même parmi ces genres musicaux, on distinguera une ballade d’un groove, d’un tube, etc. Cela n’a pas échappé aux auteurs francfortois, et la réponse se trouve là encore comprise dans le concept d’industrie culturelle. À travers cette apparente diversité, les distinctions servent moins à organiser les œuvres que les auditeurs eux-mêmes. Chaque genre aura bien ses qualités spécifiques : un son de guitare distordu pour le Rock moderne, l’usage de beats pour le Rap, des paroles en français pour la Variété française, mais toutes ces différences ne changent rien à la structure des morceaux dans laquelle se retrouvent les standards de l’industrie culturelle. Bien entendu, les standards peuvent changer quelque peu d’un genre musical à un autre : on attendra souvent un solo de guitare dans un morceau de Rock tandis qu’on ne sera pas choqué par l’autotune dans le Rap contemporain, mais la structure des morceaux et leurs codes, eux, ne changent pas. Ces différents genres musicaux servent alors à anticiper les attentes des auditeurs voire à les conditionner. Chacun trouvera dans un style musical des groupes qui lui « parlent » ou qui renverront à sa situation sociale et, en répartissant ainsi les auditeurs selon des genres musicaux et des catégories spécifiques, l’industrie culturelle peut anticiper précisément la consommation musicale et adapter ses produits en fonction. Cette différence, qu’Adorno considère comme superficielle, sert alors à donner l’impression que les auditeurs ont toujours le choix et que les morceaux produits sont variés. L’identité se cache derrière une pseudo-différence, mais les produits continuent de suivre les mêmes structures lucratives (voir La massification culturelle : une fatalité pour la scène techno ?). On peut également envisager une dimension idéologique à cette diversité. En produisant des types différents, les principales entreprises de l’industrie culturelle font croire qu’il y a une vraie diversité d’acteurs, qu’il n’y a pas de monopole et que la concurrence règne toujours – ce qui ne pourrait être qu’une idéologie au vu de la puissance des principaux labels et majors artistiques.

La pseudo-individualisation s’étend par ailleurs au-delà des styles, elle pénètre l’intérieur des morceaux pour soulager leur standardisation. Nous l’avons vu, les produits de l’industrie culturelle doivent d’une part se conformer aux standards afin d’entrer dans l’idiome et ne pas contrarier les habitudes des consommateurs ; mais d’autre part, ils doivent se démarquer pour ne pas être noyés dans la masse de la production et susciter de l’effet chez l’auditeur. Des exigences contradictoires, en somme, en ce que le produit doit être comme tous les autres… mais différent. La pseudo-individualisation permet de masquer la plaie par une nouveauté de surface. Tandis que la structure de l’œuvre reste conforme aux standards industriels et que sa composition ne diverge pas trop de ce qui a cours au moment de sa production, on l’orne d’éléments excentriques, de légères irrégularités, d’une production particulière, etc. On peut ainsi penser respectivement à Lean On de Major Lazer, à Zombie de The Cranberries et à la mode actuelle du Lo-fi. On retrouve alors ce qu’Adorno appelle la « pseudo-individualisation »1 : l’apparence de spécificité d’un produit en fait structurellement similaire à tous les autres. Les résidus d’artisanat que contient l’industrie culturelle servent alors parfaitement ce but en laissant aux individus la possibilité de se distinguer dans les couches les plus superficielles de leur production puisque cette pseudo-individualisation permet à la fois de marquer les auditeurs par son apparente nouveauté et de masquer le toujours-semblable de la structure de l’œuvre.

L’industrie culturelle doit donc se comprendre comme la transformation d’une création artistique authentique en une production industrielle rationalisée selon des standards déterminés. Les produits qui en sortent ne sont plus déterminés par leur logique propre, de manière autonome, mais par des raisons qui sont extérieures à l’art et à la culture – à savoir des motifs économiques. En subordonnant tous les produits à de mêmes standards de production, la culture ne peut devenir qu’une éternelle reproduction d’éléments identiques. L’imitation devient ainsi la norme dans l’industrie culturelle ; ce faisant, elle nivelle la culture en imposant ses références du toujours-semblable à la société tout entière. Cela saborde les potentialités d’émancipation, car c’est la possibilité de l’individualité qui est mise à mal.

« L’enfant capricieux peut se boucher les oreilles, mais quand la musique de l’industrie culturelle est partout, il faut renoncer à l’ouïe pour y échapper. »

Contrainte de répétition

La logique de répétition qu’impose l’industrie culturelle par la standardisation de ses produits place le sujet face au toujours-semblable, à une récurrence sans fin de caractéristiques identiques recouvertes d’un vernis de différenciation. Cette similarité pesante est renforcée par ce qu’Adorno qualifie de « matraquage » c’est-à-dire la diffusion des mêmes œuvres par les médias de masse. L’appauvrissement devient double : on entend non seulement des produits n’ayant que peu de différences entre eux, et, parmi ceux-ci, certains sont sans cesse rabâchés par les médias. L’être humain se voit alors placé dans une situation suffocante où la culture n’est pas vécue comme un espace de liberté mais de contrainte. Cela anéantit ses possibilités de résistance, car l’air en vogue est tant répété qu’il en devient étouffant. Le matraquage détruit toute possibilité de résistance, il ne reste plus que la possibilité de « faire avec », car même si on peut éteindre ses médias personnels (poste de radio, journaux, télévision, etc.), on ne peut éteindre ceux qui diffusent dans les rues, dans les commerces, dont les gens parlent, etc. Grâce à ce matraquage et en occupant les espaces de manière monopolistique, l’industrie culturelle crée l’accoutumance à ses produits et à ses recettes, de sorte que le sujet, ne trouvant aucune issue possible, devient contraint d’accepter le fatum inexorable. La passivité est imposée au sujet, qui n’a pas son mot à dire sur ce qu’il entend, dans un grand nombre de lieux qu’il fréquente. L’enfant capricieux peut se boucher les oreilles, mais quand la musique de l’industrie culturelle est partout, il faut renoncer à l’ouïe pour y échapper. La situation est aggravée par la pauvreté des œuvres diffusées. Quoi que tout aussi oppressante, on peut cependant supposer que la diffusion constante d’œuvres riches et exigeantes puisse former les goûts de l’auditeur, l’habituer à une certaine diversité. Ce n’est ici pas le cas en raison de la superficialité des morceaux produits massivement – d’autant plus de nos jours où l’incorporation de nos préférences et de nos habitudes d’écoutes par des algorithmes sert à nous faire écouter toujours plus de musique en nous proposant d’autres morceaux similaires, créant par là même un flux continu de musique à consommer qui nous est agréable et familier. Les produits de l’industrie culturelle qui nous sont proposés sont pauvres en raison des standards qui les contraignent et surtout parce qu’il ne faut pas qu’ils soient trop compliqués : ils doivent être faciles à mémoriser et ne rien laisser à l’interprétation de l’auditeur – seulement un thème facilement identifiable et qui reste en tête immédiatement. Le sujet devient à la fois passif et contraint d’entendre toujours la même chose. Cela empêche le développement de l’individualité, élimine la relation d’échange entre la société d’une part et l’humain d’autre part, un humain considéré comme personne capable de jugement indépendant et de décision. La passivité entraine l’absence de relation, tandis que la répétition du toujours-semblable exclut toute pensée critique et autonome, car ses codes deviennent une seconde nature. Il ne reste que la soumission face au monopole du réel standardisé.

Contrairement aux œuvres d’art qui peuvent être amenées à une existence autonome, les produits culturels cherchent à produire de l’effet avec des structures simples, des procédés facilement identifiables, à susciter la reconnaissance et l’assentiment de l’auditeur, et ce afin de faciliter l’achat. Ils se réduisent à un assemblage de moments particuliers mis bout à bout, sans réelle cohérence. Il n’y a pas de totalité à appréhender mais une simple conjonction d’éléments partiels. Ces produits ne considèrent pas l’auditeur autrement qu’en consommateur, ils ne lui demandent pas d’efforts, seulement une acceptation. Ces produits n’ayant aucune structure cohérente, l’auditeur ne peut exercer son sens musical : il n’a aucune organisation à reconstituer, aucune dynamique interne à saisir, aucune cohérence autonome à laquelle faire face. L’auditeur de produits culturels n’a aucun travail à fournir, rien ne lui demande un quelconque effort de compréhension. Sa faculté esthétique est mise en retrait, tandis que les produits culturels ne cherchent qu’à faire appel qu’à ses réflexes sensuels primaires ou à ses habitudes d’écoute. Adorno dit ainsi dans Le fétichisme dans la musique et la régression de l’écoute que « les airs à la mode émoussent […] la faculté perceptive ». On est donc bien loin des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme où le sujet s’ouvre à la diversité du monde grâce à l’art : les auditeurs de l’industrie culturels ne peuvent entendre que la similarité et n’ont aucun objet sur lequel exercer leurs capacités d’écoute. Ils ne sont pas seulement contraints à engloutir les produits de l’industrie culturelle, ces derniers les privent de leur faculté de jugement esthétique même. Le sujet ne peut alors plus juger adéquatement d’une œuvre, il est contraint à des réflexes sensoriels et à appliquer des schémas auxquels il est habitué. Adorno parle dans ce cas de « régression » de l’écoute non parce que l’écoute retourne à un stade antérieur de son développement, mais parce que la faculté d’écoute elle-même est mise sous tutelle. Par l’atrophie de sa capacité de jugement esthétique, l’auditeur perd sa capacité de juger correctement de ce qu’il voit ou entend et, par conséquent, de faire des choix esthétiques libres et autonomes. Il devient lésé dans ses capacités mêmes de sujet, il régresse en deçà de ce qu’il pourrait être, et perd sa possibilité d’avoir une relation vivante avec des œuvres d’art – et avec elle ses possibilités d’individuation. 

Copie du Docteur Faustus possédée par Greta Garbo. Les trois photos représentent, de gauche à droite, Arnold Schoenberg (fondateur du dodécaphonisme), Theodor Adorno et Thomas Mann, lesquels ont beaucoup échangé lors de leur exil.
Fondation Caflisch, Genève.

Cette vision de l’industrie culturelle comme élément bloquant les potentialités d’émancipation se retrouve dans les interprétations qu’Adorno fait du Jazz et de la radio. Souvent caricaturé en raison de l’apparence réactionnaire de sa critique, Adorno voit dans le Jazz la répétition des mêmes structures masquées sous une fausse liberté de composition, ce jusque dans son cœur même à savoir la syncope qui suspend le temps pour finalement rattraper son retard – on retrouve ici la notion de pseudo-individualisation. Il considère alors le Jazz comme une musique d’interférence, c’est-à-dire une musique à laquelle des éléments viennent se superposer pour la brouiller, mais sans toutefois affecter réellement le phénomène auquel ils se rapportent. À ses yeux, la syncope n’a alors pas la force du rubato qui modifie le temps, mais retient ce qu’il a modifié, car la syncope est prise dans la rigidité du tempo, elle n’a alors pas de dimension émancipatrice, car elle échoue à changer le morceau. Pour ce qui est des conséquences sur les auditeurs, Adorno pense qu’en suivant le tempo comme unité musicale de référence, la syncope habitue les auditeurs à se soumettre à un ordre strict qui doit rester inchangé, ce qui fait dire à Adorno qu’il y a un type d’auditeur « rythmique » qui exprime un désir d’obéissance. Adorno y voit alors un renoncement à toute autonomie et à toute activité dans la société, ce serait l’acception d’un ordre sur lequel on n’a aucune prise.

Cette impossibilité de résister qu’Adorno décèle dans les produits de l’industrie culturelle confère alors une fonction idéologique à la production culturelle sous le capitalisme monopolistique : celle de distraire, comme en témoigne la porosité accrue entre la sphère du divertissement et celle de la musique – des chansons d’animateurs à succès aux récentes ambitions de YouTubers de faire le tube de l’été. Les produits de l’industrie culturelle – à savoir la culture de divertissement – ne servent pas à élever l’individu ou à lui proposer une réelle expérience esthétique, elle a un rôle idéologique. En faisant office de bruit de fond de leur existence, en attirant sans cesse leur attention, elle empêche les hommes de réfléchir sur eux-mêmes et sur le monde où ils vivent. De plus, en exposant et en diffusant des produits gais et légers, on fait croire aux gens que les choses vont paisiblement, que la vie continue tranquillement et que l’abondance est une émanation du pays de Cocagne. La production de l’industrie culturelle sert ainsi à couper court à toute réflexion, à saboter toute conscience qui pourrait s’élever de ses conditions matérielles pour adopter un point de vue critique. De même, la répétition constante de la musique fait passer la vie pour un ensemble de cycles qui se poursuivent sans accrocs. Il n’y aurait donc pas d’évolution réelle à chercher, pas de progrès, seulement une situation qui se répète comme le refrain vient toujours après le couplet et que les mêmes morceaux marquent nos trajets pendulaires. La production culturelle se contente alors de réaffirmer le statu quo, en répétant sans cesse les mêmes rengaines, la même positivité du monde et la même surdité à la souffrance. Les produits de l’industrie culturelle ne sont donc pas seulement aliénés dans leur structure hétéronome, ils sont aussi aliénants, car ils empêchent aussi de s’occuper de ce que la société a de faux. Ils maintiennent les humains dans une forme de léthargie qui permet à la société de s’autoconserver par l’autorépétition de son contenu et de son irrationalité.

En raison du matraquage et la seconde nature que crée l’idiome de l’industrie culturelle, les auditeurs font leurs les standards qu’on leur impose et l’individualité est tellement contrainte qu’elle ne peut plus émerger. Il n’y a plus de prise sur l’activité culturelle, plus de relation vivante à l’art et à la culture, plus de place pour que le sujet s’exprime et choisisse librement, seulement la passivité et la soumission. L’individualité se voit abandonnée pour permettre au sujet de survivre dans une société qui l’oppresse et qui le contraint à répéter les mêmes choses. Cela ne veut pas dire pour autant que les sujets vivent mal sous l’industrie culturelle, seulement qu’il n’y a plus de différenciation entre eux et qu’ils ne cherchent plus aucune différence – ni en eux, ni dans ce qu’ils écoutent, ni politiquement. La standardisation va donc bien au-delà de la sphère artistique, elle englobe tout. L’industrie culturelle n’est pas seulement la production industrielle de biens culturels, c’est aussi l’industrialisation de l’humain lui-même, la réduction de son être à une structure commune à tous ; le règne du toujours-semblable, de la passivité, de la soumission et la mort de l’autonomie.

[1] Adorno Theodor W., Current of music, Québec, Presses de l’Université Laval ; Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2010

Pour approfondir :
-Adorno Theodor W., Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, Allia, Paris, 2016.
-Adorno Theodor W., Philosophie de la nouvelle musique, Gallimard, Paris, 2009.
-Adorno Theodor W., Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 2004.
-Adorno Theodor W., Moments musicaux, Genève, Contrechamps, 2003.
-Adorno Theodor W., Prismes, Geneviève Rochlitz et Rainer Rochlitz (trad.), Paris, Payot et Rivages, 2010.
-Adorno Theodor W. et Max Horkheimer, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, coll. « Coll. tel », no 82, 1974.
-Christ Julia, « Une critique de la mêmeté », Réseaux, Revisiter Adorno, no 166, 2011, p. 99-124.
-Genel Katia, « La fin de l’individu ? Adorno lecteur de Kant et de Freud », Vrin, Cahiers philosophiques, no 154, 2019, p. 29-45.

La restitution des objets d’art en Afrique : le gouffre entre le discours et les actes

© Emmanuel Sangnier

Lors du discours de Ouagadougou prononcé en 2017, le président français Emmanuel Macron s’était engagé à restituer les objets d’art africains pillés lors de la colonisation à leurs pays d’origine. Dans la foulée il commandait un rapport, rendu en 2018, plaidant pour cette politique de restitution. Finalement, la loi promulguée fin décembre 2020 se montre bien moins ambitieuse : elle n’autorise qu’« une dérogation limitée au principe d’inaliénabilité qui protège les collections publiques françaises ». Par Philippe Baqué [1].

Une suspension de vente très symbolique

« La France a émis le principe de restitution des biens culturels à l’Afrique et voici qu’aujourd’hui nous sommes dans une vente de ces biens mal acquis. Personne ne va vous montrer les certificats de vente de ces objets que vous allez acheter et qui ont été pillés. Vous aurez sûrement un reçu lors de votre achat, mais les fabricants de ces objets, eux, n’ont reçu que la mort. »

Ainsi s’exprimait Thomas Bouli, porte-parole d’une poignée de militants de l’association panafricaine Afrique-Loire qui avait décidé d’intervenir ce 23 mars 2019 lors d’une vente aux enchères organisée par la maison de vente Salorges-Enchères à Nantes. Plus de trois cents armes, sceptres et objets rituels africains provenant de divers pays étaient proposés à la vente par un antiquaire. Ces objets ne sortaient pas de la collection Helena Rubinstein ou de la collection Jacques Kerchache, mais faisaient partie de cette génération d’œuvres africaines longtemps gardées précieusement par les descendants des administrateurs, des militaires ou des missionnaires qui les avaient « collectées » au temps des colonies. Peu à peu, elles apparaissent sur le marché, lors de ventes aux enchères appréciées par les amateurs rêvant d’y découvrir des perles rares. Ce jour-là, la vente annoncée dans les gazettes des arts « primitifs » avait attiré beaucoup de collectionneurs et de marchands dont l’intérêt avait été suscité aussi bien par la qualité des objets dispersés que par leurs provenances bien documentées. Ainsi, le catalogue indiquait : « Collectées par le caporal Mazier lors de la mission d’exploration au Moyen-Congo de Pierre Savorgnan de Brazza en 1875 ; collection Abbé Le Gardinier début XXe siècle ; collection Alfred Testard de Marans, collectée à la fin du XIXe siècle. » Alfred Testard de Marans fut le chef des services administratifs du corps expéditionnaire dirigé par le général Alfred Amédée Dodds durant la guerre contre le roi Béhanzin et la conquête du royaume du Dahomey (1892-1894), dans l’actuel Bénin. Il « collecta » à cette occasion des récades, bâtons de commandement typiques du Dahomey, dont une partie était en vente ce jour-là.

Thomas Bouli poursuivait son intervention adressée aux futurs acheteurs avec un brin d’ironie :

« Nous tenons à vous remercier car l’acte que vous faites aujourd’hui valorise le savoir-faire de ceux qu’on estimait barbares au début de la colonisation. Désormais, leur art est devenu si prisé que les colonisateurs européens fabriquent des lois pour les conserver en Europe. »

Le discours de Ouagadougou : restitutions et communication

La vive polémique sur les restitutions avait été réactivée le 28 novembre 2017 par Emmanuel Macron lors d’un discours tenu à l’université de Ouagadougou, au Burkina Faso. Venu pour présenter les grands axes de sa nouvelle relation avec l’Afrique, le président aborda contre toute attente le thème de la restitution des objets d’art africains :

« Je ne peux pas accepter qu’une large part du patrimoine culturel de plusieurs pays africains soit en France. Il y a des explications historiques à cela, mais il n’y a pas de justification valable, durable et inconditionnelle, le patrimoine africain ne peut pas être uniquement dans des collections privées et des musées européens. […] Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique. »

Le président levait ainsi un tabou : la restitution à leur pays d’origine des objets d’art africains conservés dans les musées français. Pas forcément ceux volés dans des musées africains et répertoriés, ou issus de fouilles illicites, mais également ceux pillés durant la colonisation. En juillet 2016, Jean-Marc Ayrault, Premier ministre de François Hollande, avait répondu par un refus cinglant au nouveau président béninois, Patrice Talon, qui réclamait la restitution d’objets d’art royaux prélevés lors de l’expédition du général Dodds et conservés au musée du Quai-Branly – Jacques Chirac. Jean-Marc Ayrault rappelait que ces objets faisaient désormais partie du patrimoine français et étaient donc inaliénables.

Dans la foulée de son discours, Emmanuel Macron commandait un rapport à deux chercheurs : Bénédicte Savoy, professeure d’histoire de l’art à l’université technique de Berlin, et Felwine Sarr, professeur d’économie à l’université Gaston-Berger au Sénégal. En novembre 2018, ils publiaient le résultat de leurs travaux dans un ouvrage intitulé Restituer le patrimoine africain, qui ne constituait toutefois pas la position officielle du gouvernement français. Les deux chercheurs y prenaient ouvertement le parti des restitutions définitives des objets d’art, « chefs d’œuvre irremplaçables pour l’histoire des peuples africains », et d’un transfert de leur propriété de la France aux États requérants. Ils comparaient les centaines de milliers d’objets provenant d’Afrique subsaharienne présents dans les musées occidentaux – 88 000 dans les collections publiques françaises, dont 70 000 au musée du Quai-Branly – Jacques Chirac – aux quelques milliers répertoriés dans les musées africains. Pour Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, la période coloniale avait correspondu pour la France « à un moment d’extrême désinhibition en matière d’“approvisionnement” patrimonial dans ses propres colonies, de boulimie d’objets ». Les rapports de domination établis invitaient, selon eux, à postuler « l’absence de consentement des populations locales lors de l’extraction des objets » et à considérer que les acquisitions ont été obtenues « par la violence, la ruse ou dans des conditions iniques ». En conséquence, ils préconisaient la restitution des objets saisis dans des contextes de conquêtes militaires, collectés durant les missions scientifiques, donnés aux musées français par des agents de l’administration coloniale ou leurs descendants et les pièces acquises après 1960 dans des conditions avérées de trafic illicite.

Dès la remise du rapport, Emmanuel Macron s’engageait à restituer vingt-six pièces au Bénin, correspondant en partie aux objets réclamés en 2016 par le gouvernement béninois : des trônes, des statues, des portes sculptées, des reliquaires et des régalias ayant appartenu aux rois du Dahomey, pris en butin par le général Dodds à la fin du XIXe siècle lors de l’expédition militaire contre le roi Béhanzin et conservés au musée du Quai-Branly – Jacques Chirac. Toutefois, la statue du dieu Gou, exposée au Pavillon des sessions au musée du Louvre, en tant que chef d’œuvre de l’art africain, elle aussi réclamée, ne figurait pas sur la liste. Une autre restitution était envisagée, celle du sabre d’El Hadj Oumar Tall, un résistant à la colonisation, fondateur de l’Empire toucouleur au XIXe siècle sur les territoires des actuels États du Sénégal, du Mali et de la Guinée. La France envisageait de le restituer au Sénégal sans tenir compte de la demande du Mali qui le réclamait aussi. Les restitutions massives annoncées par le président Macron allaient-elles en rester là ? Le « je veux » présidentiel allait-il demeurer un vœu pieu ? Tout de suite après la déclaration d’Emmanuel Macron, peu d’États africains se sont empressés de déposer des demandes de restitution. Une demande du Cameroun concernant un trône bamoun, un temps envisagée, ne semblait plus d’actualité. La majorité des États, pris de court, ou mobilisés par d’autres urgences, n’étaient pas allés au-delà de quelques déclarations de principe. Le Nigeria, l’un des plus revendicatifs en matière de restitution, ne s’était pas non plus manifesté pour réclamer ses objets archéologiques ou ses statuettes en bronze de Benin City. « Tout le monde sait que tout cela risque de demeurer juste un effet d’annonce », commentait fin 2019 la politologue Françoise Vergès.

Un marché de l’art sur la défensive

Même si la déclaration de Ouagadougou du président Macron risquait de ne se traduire que par des restitutions a minima, l’annonce du retour des objets au Bénin et au Sénégal et le rapport Sarr-Savoy ont soulevé l’hostilité d’une grande partie des conservateurs de musées. Stéphane Martin, encore président du musée du Quai-Branly – Jacques Chirac, s’était abstenu de les critiquer, mais ayant pris sa retraite début 2020, il affichait alors ouvertement son opposition aux restitutions. Il déclarait que « les musées ne doivent pas être otages de l’histoire douloureuse du colonialisme » et regrettait que le rapport Sarr-Savoy soit un « cri de haine contre le concept de musée. » Il était suivi par son confrère Julien Volper, conservateur au musée Tervuren de Bruxelles, l’un des plus importants musées d’art africain, qui dénonçait une propagande mensongère et s’opposait aux restitutions qui auraient des conséquences désastreuses pour les collections nationales. Les conservateurs reprenaient les mêmes arguments que la « Déclaration sur l’importance et la valeur des musées universels » signée par les dix-neuf plus puissants musées d’Europe et d’Amérique en décembre 2002. Leurs responsables s’opposaient aux demandes de restitution qui pourraient viser un jour leurs collections, niant en partie les conditions d’acquisitions des œuvres. Ainsi la déclaration affirmait :

« Les membres de la communauté muséale internationale partagent la conviction que le trafic illicite d’objets ethnologiques, artistiques et archéologiques doit être fermement découragé. Il nous faut toutefois admettre que les pièces acquises autrefois doivent être considérées à la lumière de valeurs et de sensibilités différentes, lesquelles témoignent de ce passé révolu. […] Au fil du temps, les œuvres ainsi acquises – par achat, don ou partage – sont devenues partie intégrante des musées qui les ont protégées, et par extension, du patrimoine des nations qui les abritent. Nous avons beau être aujourd’hui particulièrement attentifs à la question du contexte original, nous ne devrions pas perdre de vue pour autant le fait que le musée offre lui aussi un contexte pertinent et précieux aux objets retirés de longue date de leur environnement original. »

Ces musées s’autoproclamaient « universels » dans un contexte toutefois très national puisque les objets dont ils avaient la charge – notamment ceux acquis durant la colonisation – devenaient « patrimoine des nations qui les abritent ».

Bien que n’étant pas concernés par les propositions du président Macron et le rapport Sarr-Savoy, qui ne ciblaient que les collections publiques, les marchands d’art et les collectionneurs se mobilisaient aussi contre les restitutions, fidèles à leur opposition à tout contrôle du marché, avec la même énergie déployée durant les campagnes contre la convention de l’Unesco et celle d’Unidroit. Bernard Dulon, président du Collectif des antiquaires de Saint-Germain-des-Prés – qui regroupe la plupart des marchands d’art africain parisiens – dénonçait ainsi le discours du président à Ouagadougou :

« C’est une hypocrisie totale. On a pillé le continent africain depuis mille ans avant Jésus-Christ, on continue de le faire et on voudrait nous faire croire qu’en rendant trois masques et quatre fétiches on va se dédouaner. Je pense que la restitution est un problème uniquement politique. […] C’est très clairement du néocolonialisme. »

Quelques mois après la sortie du rapport, l’avocat Emmanuel Pierrat publiait l’ouvrage polémique Faut-il rendre des œuvres d’art à l’Afrique ? Dans l’introduction, il se présentait comme l’un des seuls « vrais connaisseurs du sujet » à pouvoir apporter une « voix raisonnable » dans le débat. Avocat spécialisé dans le droit de la culture mais aussi « collectionneur boulimique d’art tribal », il pouvait effectivement se présenter en tant que « vrai connaisseur du sujet ». Épousant la position de Stéphane Martin, il regrettait que la seule question concernant l’Afrique soit aujourd’hui de savoir « si l’art doit payer pour la colonisation ».

« Trop souvent, c’est dans l’espoir de réparation de ce passé « humiliant » que les demandes de restitution, empreintes de revendications politiques, s’effectuent. Dès lors, les œuvres participent en général d’une tentative de reconstruction d’une certaine identité, souvent fantasmée d’ailleurs, d’un âge d’or précolonial. »

Prenant la défense des professionnels du marché de l’art qui auraient contribué selon le rapport Sarr-Savoy « à l’injection dans un flux commercial licite d’objets d’origine illicite », Emmanuel Pierrat commentait :

« Cela signifie que, même après les indépendances, un achat d’objet africain est en tout état de cause suspect. Le procédé idéologique est inadmissible et permet de mesurer l’absurdité des raisonnements qui sont supposés le sous-tendre. »

L’avocat collectionneur s’en prenait alors à l’édifice du rapport qui selon lui reposait sur une accusation absurde : les œuvres d’art africaines détenues en Europe auraient été toutes forcément pillées. Une proposition des rapporteurs était particulièrement insoutenable pour l’avocat : dans tous les cas où les recherches ne permettraient pas d’établir de certitudes sur les circonstances de leurs acquisitions, les pièces pourraient être restituées au pays demandeur. Emmanuel Pierrat les accusait alors d’inverser le principe de la charge de la preuve, qui repose en France sur le demandeur, et, en conséquence, de remettre en cause la présomption d’innocence du possesseur.

« Le rapport Sarr-Savoy fait litière de ce principe qui exigerait pourtant des demandeurs qu’ils apportent la preuve que le bien litigieux a été volé. »

La « voix raisonnable » d’Emmanuel Pierrat, se positionnant essentiellement en tant que défenseur des marchands et des conservateurs de musée hostiles au rapport, se bornait à réduire le marché à une vision caricaturale : le propriétaire d’un objet d’art africain est présumé innocent alors que le peuple qui en a été dépossédé est toujours présumé consentant.

En finir avec l’arrogance

Bénédicte Savoy regrettait que la plupart des conservateurs de musée français n’aient pas compris les enjeux.

« Dans le cadre de notre mission, tous les interlocuteurs que nous avons rencontrés en Afrique nous ont dit qu’il ne s’agissait pas de tout reprendre aux musées français car certaines pièces sont d’excellentes ambassadrices de la culture de leurs pays. Mais ils demandaient qu’une partie significative de ce patrimoine soit accessible aux jeunes générations africaines, qui ne peuvent pas venir en Europe, pour qu’elles puissent se ressourcer, s’inspirer et se référer à la créativité des générations précédentes. »

Ce que proposaient Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, c’était une rupture avec l’attitude des autorités françaises vis-à-vis des demandes de restitution des pays africains.

« Si un État africain considère qu’une pièce sortie durant la période coloniale est importante pour son patrimoine pour des raisons historiques, symboliques, culturelles, ou ethnologiques et qu’il souhaite la récupérer, nous voulions que les autorités françaises étudient sa demande avec plutôt un « oui » en tête qu’un « non » systématique. Que l’attitude générale soit plus ouverte. Qu’on en finisse avec une sorte d’arrogance qui a eu cours durant les décennies passées qui consistait à ne pas répondre aux demandes et à les ignorer. Par exemple, la demande de restitution du Bénin date des années 1960. Il a fallu tout ce temps pour qu’elle soit entendue. Le Nigeria tente aussi de récupérer ses fameux bronzes depuis des dizaines d’années. Dans le premier manifeste panafricain publié en 1969, la question des restitutions était déjà évoquée. Ce combat est mené depuis longtemps et c’est par un effet de lassitude que les Africains ont cessé de réclamer. »

Ni réparation, ni acte de repentance

Début 2020, trois ans après le discours d’Emmanuel Macron à Ouagadougou, le Collectif des antiquaires de Saint-Germain-des-Prés profitait d’une situation très confuse : les conditions tardaient à être réunies pour assurer des restitutions officielles aux États africains. Pas d’inventaires de leurs objets conservés dans les musées français, pas de révision du code du patrimoine, toujours pas de restitution effective… Le 17 novembre 2019, le Premier ministre Édouard Philippe remettait bien au président sénégalais Macky Sall le sabre d’El Hadj Oumar Tall, un résistant à la colonisation. Il ne s’agissait pas d’une restitution mais d’un dépôt pour cinq ans au musée des Civilisations noires de Dakar. Le Premier ministre signait le lendemain un important contrat de vente d’armes avec le Sénégal.

Finalement, sur pression du président Macron, soucieux de ne pas perdre la face, une loi était présentée devant l’Assemblée nationale début octobre 2020 par Roselyne Bachelot, la nouvelle ministre de la Culture. Il s’agissait d’une loi permettant deux dérogations limitées au principe d’inaliénabilité qui protège les collections publiques françaises pour garantir le transfert de propriété des 26 œuvres d’Abomey à la République du Bénin et celui du sabre d’El Hadj Oumar Tall à la République du Sénégal. Durant l’examen de la loi devant la commission des Affaires culturelles de l’Assemblée nationale, le 30 septembre, la ministre de la Culture précisait les limites de cette loi :

« Ce n’est pas un acte de repentance ou de réparation, mais c’est un point de départ qui ouvre le champ à de nouvelles formes de coopération et de circulation des œuvres. […] La loi n’a pas de portée générale et n’est valable que pour les cas spécifiques des objets qu’elle énumère expressément. Cette loi n’aura pas pour effet de remettre en cause la légalité de la propriété de notre pays sur tout bien acquis dans le cadre d’un conflit armé. »

Durant cette même session, Yannick Kerlogot, rapporteur de la commission, rendait hommage à l’ouvrage de l’avocat et collectionneur Emmanuel Pierrat, citant l’un des passages de son livre :

« Ce qu’il faut encourager, dans une perspective universaliste, c’est la libre circulation des œuvres, contre l’enfermement de chaque culture dans sa spécificité – évidemment largement imaginaire : ça s’appelle du nationalisme culturel, voire du racisme. La partie sera gagnée le jour où, pour voir certains chefs d’œuvre de l’antiquité romaine ou du Moyen Âge gothique, il faudra aller dans un musée d’Afrique subsaharienne. »

Ce jour-là, les Africains auront toujours autant de mal à obtenir des visas pour se rendre en Europe, et éventuellement y contempler leur patrimoine. En tout cas, les propos de Roselyne Bachelot et de Yannick Kerlogot avaient rassuré le marché et sonnaient sans doute la fin de la partie.

Début novembre 2020, le Sénat adoptait la loi en remplaçant dans son texte le terme « restitution » par le terme « retour » pour ne pas avoir à reconnaître implicitement le vol des objets…

Notes :

[1] Les lignes suivantes sont extraites de son ouvrage Un nouvel or noir. Le pillage des objets d’art en Afrique, réédité par Agone et Survie en 2021 (chapitre XVIII : « Restitution : la polémique, le droit et la loi du marché »)

Le surréalisme dénature-t-il l’art photographique ?

© Shana et Robert Parke Harrison

Si la photographie est pensée par certains comme la représentation pure et stricte de la réalité, capturant un cliché à un endroit et un moment donnés à partir de la seule vision des photographes, ces derniers ont depuis longtemps cherché à intriguer et à renverser la réalité. L’avènement du montage et de la retouche, notamment via le numérique, a ouvert de nouvelles possibilités à l’art photographique. Bien qu’initialement littéraire, le surréalisme est un courant touchant à tous les arts. Il se définit comme une transcendance du réel, dans l’optique d’un rapprochement de ce qu’est et ressent l’être au plus profond de lui, dans son inconscient. Si cela a pu prendre la forme des peintures de Dali ou de l’écriture automatique d’André Breton, de nombreux et célèbres photographes s’y sont également intéressé à l’instar de Man Ray, et tant d’autres après lui. Différentes techniques se sont ainsi développées au fil des années afin de surprendre le spectateur et de le faire songer à partir de la photographie.


Apparu dans les années 1920, le mouvement surréaliste s’empare de la photographie à une ère ou celle-ci est encore une nouvelle venue dans le domaine des arts. Avant même le surréalisme, l’impressionnisme, en peinture comme en photo, s’inscrivait déjà dans un rejet de la réalité objective. Ce rejet de la réalité est entraîné par la Première Guerre Mondiale et ses atrocités, entre autres. Le surréalisme apporte une dimension supplémentaire dans ce rejet, y ajoutant la notion d’inconscient quelques années après sa théorisation par Freud. Cet inconscient pourrait se définir comme l’ensemble des phénomènes échappant à la conscience. Ce concept bouleversa tout ce qui l’on pensait savoir de l’esprit humain et est venu questionner l’objectivité de la réalité. En art, l’effet fut le même.

Si la photographie avait pour habitude de capter le visible, capturer un instant du réel, le surréalisme participe à lui offrir de nouvelles perspectives, qui influeront à long-terme sur la définition de la photographie en tant qu’art. De la photographie en tant que vision de la réalité, elle se développe ainsi en tant qu’instrument de création affranchi, au-delà de la technique et de l’œil du photographe. Là où le pinceau du peintre détient une réelle liberté, la caméra devient l’instrument permettant de capturer tout et n’importe quoi, de l’absurde au rêve, de l’inconscient à l’invraisemblable. Développant tout autant les procédés de réalisation de leurs clichés que les méthodes de composition, les photographes surréalistes introduisent des visions novatrices.

© Man Ray / DR

Révolutionner la vision nécessitait aussi une révolution des techniques. Comme le surréalisme regroupe toutes formes d’art, il n’est guère surprenant de voir apparaître des croisements entre ceux-ci, à l’instar du collage dans la photographie. D’autres pratiques voient le jour avec la solarisation, la rayographie (dont nous reparlons plus tard), ou encore le brûlage. Ce dernier consiste à faire fondre progressivement le négatif soumis à une source de chaleur. La désagrégation progressive de l’image donne des résultats inattendus comme le décrivait Raoul Ubac (photographe belge du XXe siècle). La juxtaposition des images, caractéristique des créations surréalistes, cherche quant à elle à refléter l’expression de l’esprit inconscient. La photographie surréaliste du début du XXe peut être considérée comme précurseur du photomontage en ce sens.

Ces innovations techniques et de méthode mises au profit de l’art surréaliste ont pour but d’exprimer le « fonctionnement réel de la pensée », dénué du contrôle de la raison et des préoccupations esthétiques ou morales, comme le décrivait André Breton dans son manifeste du surréalisme, en 19241-2. Le parti pris est donc éminemment politique, dans le rejet des normes et des réalités de l’époque. La société y est éminemment influencée par les terribles conséquences d’une guerre inhumaine, aux nombreuses victimes abattues au nom du profit capitaliste et de nationalismes irresponsables.

Anti-bourgeois, anti-nationalistes, rejetant le militarisme, l’obscurantisme religieux, l’oppression colonialiste et les totalitarismes divers, le groupe parisien surréaliste s’inscrit dans l’idée de la nécessité d’une révolution sociale, entre marxisme et anarchisme, qu’ils décident d’exprimer par l’art. Il est donc logique de retrouver un certain nombre de ses membres au sein du PCF, d’Aragon à Eluard. Certains à l’image de Breton, refusent toutefois un engagement partisan, estimé comme réducteur de liberté et inadapté à leur philosophie.

Au-delà de la technique et de la dimension politique, la poésie propre au surréalisme se retrouve dans la photographie liée au courant au travers de thèmes récurrents : l’érotisme, la métamorphose, les ombres et perspectives ou encore le merveilleux et l’étrange, etc. Les développements de la photographie, le passage au numérique et l’accessibilité croissante de la photographie et du photomontage, sont autant d’événements qui permettront au surréalisme et à la créativité de s’étendre avec le temps dans les décennies qui suivront son avènement.

Les pionniers du changement

Man Ray (1890-1976)

Emmanuel Radnitsky, mieux connu sous le pseudonyme de Man Ray, est d’abord un peintre américain au début de sa carrière. C’est pour la peinture que celui-ci abandonne ses études. Il s’intéresse initialement à la photographie pour capturer ses peintures. C’est finalement ce talent photographique qu’on lui reconnaîtra avant tout, d’autant plus après sa mort.

Man Ray se retrouve fortement influencé par les développements de l’art moderne se construisant à son époque. Cet art moderne tend à se démocratiser, mais se fait difficilement une place au sein de la société américaine et du monde de l’art en général. Brisant les codes préétablis de la photographie, Man Ray s’obstine à critiquer l’idée que la photographie se limiterait aux frontières du visible, comme il était communément accepté de penser à l’époque. Pour Man Ray, la photographie doit être au service de son imagination. Il redéfinit les codes de la beauté, et la définition même de l’art photographique, à l’image des autres artistes du courant surréaliste dans leurs arts respectifs. Le cubisme influence sa peinture, les écrits de Whitman et Thoreau sa pensée, lui qui cherche à se débarrasser des contraintes sociales et artistiques de son temps.

Le violon d’Ingres – 1924 – © Man Ray / DR

Prenant l’habitude de photographier ses tableaux, c’est sa femme, Adon Lacroix (écrivaine belge) qui lui servira de modèle dans ses expérimentations et deviendra rapidement sa muse. Il développe une amitié spirituelle avec Marcel Duchamp et collabore artistiquement avec lui. Ils partagent la même pensée que l’ordinaire peut être élevé au rang d’art. En parallèle, l’abstrait dans la photographie mûrit, de Paul Strand à Alvin Langdon Coburn. À la fin des années 1920, Man Ray se plonge pleinement dans l’activité photographique et explore diverses voies visant à approfondir le potentiel de création de cet art3.

Les techniques employées sont déroutantes pour l’époque. Il cherche à surprendre et choquer, comme personne ne l’a osé auparavant en photographie. Il brouille la clarté de l’objectif avec du gel, bouge l’appareil pendant la pose, tant et si bien que celui-ci ne représente plus « le monde visible », même lorsque son sujet est clairement défini.

À Paris, Man Ray fait d’abord partie du courant dadaïste4, puis surréaliste. Tout en pratiquant professionnellement la photographie pour pouvoir vivre décemment (réalisant des portraits de Picasso, Cocteau, Matisse…), il s’enrichit de ces nouvelles rencontres. Avec le styliste Paul Poiret, il participe au renouvellement de la photographie de mode par l’élégance de ses clichés.

Écrivain, peintre et photographe, constamment dans la recherche et recourant à une foultitude de techniques innovantes, il invente notamment le rayogramme par accident5. Il définit lui-même les rayogrammes comme des « photographies obtenue par simple interposition de l’objet entre le papier sensible et la source lumineuse ». Le rayogramme « transfigure les objets du quotidien, en donne des formes spectrales. Il provoque chez le public en perte de repères un effet de mystère, le lecteur cherchant à identifier un référent. […] L’étrangeté des effets de matières […] suscite une sorte de rêverie poétique6. »

George Ribemont-Dessaignes, membre du mouvement dada, donnait en 1924 le meilleur résumé de l’art de Man Ray : « un chimiste des mystères […] créateur d’un nouveau monde qu’il photographie pour prouver qu’il existe ». Il réalise à la fin des années 1950 la série Unconcerned Photographs (Photographies insouciantes), dont le style non-figuratif le rapproche une fois de plus de l’inconscient propre au surréalisme. Il continue de photographier jusqu’à la fin de sa vie en 1976 à Paris.

Hans Bellmer (1902-1975)

La poupée – 1943 – © Hans Bellmer / DR

Artiste majeur du courant surréaliste, la photographie de Bellmer a toujours fasciné7. Aussi dessinateur, peintre et sculpteur, fasciné par l’œuvre du Marquis de Sade qu’il illustrera, Hans Bellmer vécut en France pendant un certain temps. Passionné par les thèmes de l’anatomie et du désir, les œuvres du Franco-Allemand sont empreintes d’un puissant érotisme, représentants des corps féminins ou des poupées désarticulées, démembrées. Elles évoquent les pulsions et désirs inconscients, avec une étrangeté qu’il poursuivra toute sa carrière. Il met en lumière, dans ses dessins comme dans ses photographies, les sujets tabous des fétichismes, du voyeurisme. Qualifiés parfois d’œuvre perverse, les travaux de Bellmer lient la mort, la passion et le sexe, en opposition au réalisme sexuel de la société industrielle.

Dora Maar (1907-1997)

Le simulateur – 1936 – © Dora Maar / DR

Photographe parisienne de naissance, muse et amante de Picasso, elle est aussi et surtout une grande artiste surréaliste. Engagée en faveur de la gauche antistalinienne, elle travailla par ailleurs aux côtés de Man Ray en tant qu’assistante. Elle ne recevra toutefois qu’une reconnaissance tardive pour son oeuvre8. Dora Maar réalise par ailleurs des photos de mode et devient portraitiste du monde hollywoodien. Dans son travail, Dora Maar dépeint l’étrangeté du réel, la métamorphose, la déformation des perspectives, des corps, exprimant toute l’imagination, l’angoisse et la mélancolie des êtres et du monde. Son œuvre n’est pas sans rappeler l’expressionnisme allemand, relié au surréalisme par la déconstruction du réel, l’intérêt porté à l’inconscient et aux travaux de Jung et Freud, elle qui fut justement influencée par le courant Bauhaus9-10.

On pourrait citer de nombreux autres photographes ayant participé au renouveau surréaliste de leur art tels que Maurice Tabard, photographe français fondant son œuvre surréaliste sur la composition et le jeu d’ombre, qui refusa de véritablement rejoindre le mouvement en tant que grand-bourgeois rejetant les idéologies de gauche. Ou encore Salvador Dali et ses mises en scène photographiques surréalistes (qui ne constituent pas le pan de son œuvre le plus célèbre). Le surréalisme se développe au travers de ces artistes tout autant dans la création au-delà de la réalité, que dans le détournement de celle-ci, dans l’utilisation de l’existant au service de l’étrange, de l’irréel et du surréel.

L’avènement du numérique et le développement du photomontage dans la photographie

L’ère numérique participe au déploiement d’une nouvelle forme de production d’œuvres photographiques surréalistes. Le numérique permet notamment l’apparition de nouvelles formes de photo-montage, par l’utilisation de logiciels. Ceux-ci permettent d’abord la retouche. Les logiciels professionnels comme Photoshop vont ensuite favoriser le trucage photographique. Celui-ci apporte un renouveau des possibilités dans le détournement de la réalité propre au surréalisme, mais pas que. Le photomontage préexistait au numérique. Toutefois, le développement de ces nouvelles techniques permet l’apparition d’une forme de production photographique, où la superposition d’images, la distorsion, modifient une fois de plus les possibilités techniques à l’usage des photographes se réclamant du surréalisme. L’arrivée du numérique sur le marché photographique ne signifie pas pour autant l’abandon de l’argentique. Nombre de photographes continuent de travailler à partir d’appareils argentiques afin d’obtenir des résultats différents et peut-être moins lissés que sur le numérique.

© Robert et Shana ParkeHarrison / DR

Dans cette veine, le couple Shana et Robert ParkeHarisson, emploie depuis les années 1990 des techniques de montage, de collage ou de photogravures pour leurs œuvres si particulières et poétiques11. Il est question dans leur travail de la relation entre l’humain et la nature12-13, idée devenue importante depuis quelques décennies dans les photographies de nombreux artistes. La nature y fusionne avec l’Homme apprivoisé, quand ce n’est pas l’inverse. Les éléments, la civilisation et les êtres s’entremêlent dans des œuvres sensibles amenant à penser l’environnement autrement14.

© Sylwana Zybura / DR

Sylwana Zybura, artiste polonaise répondant au pseudonyme de Madame Péripétie, s’inscrit quant à elle dans le courant surréaliste de par ses portraits aux costumes fantaisistes, résumés dans son mantra : If It Can Be Imagined, It Exists  (« Si ça peut être imaginé, cela existe »). Photographe de mode et artiste touche-à-tout, la pluralité de ses passions se ressent dans ses œuvres inspirés d’après elle du mouvement punk et du théâtre des années 198015-16.

Évolutions contemporaines : l’ère de la démocratisation de la photographie

Si le post-traitement et la multiplication des outils de type Photoshop a rendu la création plus facile, celle-ci n’est néanmoins pas directement vectrice d’originalité et de créativité18. Beaucoup d’artistes tendent à se ressembler dans leur façon d’envisager la photographie surréaliste. En ce sens, le réseau social Instagram a tout autant participé à la création qu’à l’uniformisation de celle-ci. La nécessité d’esthétisme et du beau au sens normatif du terme que les surréalistes repoussaient autrefois restent prégnante, sur un réseau où les photographes sont si nombreux que l’on serait bien incapable de n’en nommer qu’une infime proportion. L’esthétique publicitaire a également marqué de son empreinte la création. Au-delà du surréalisme, il est donc difficile de juger positivement comme négativement l’impact de l’ère actuelle dans la photographie, tant celle-ci donne lieu au meilleur comme au pire (chacun jugeant le meilleur comme le pire différemment).

“Le réel héritage contemporain du surréalisme s’observe dans le même rejet de la réalité, prenant une forme souvent très symbolique amenant à la critique et la déformation du réel.”

Surtout, il apparaît bien complexe de qualifier les photographes contemporains de surréalistes même quand ceux-ci se rapprochent de ce mouvement à certains égards, tant celui-ci était intrinsèquement lié à son époque et à un basculement de la vision artistique. Il est également complexe de définir réellement le surréalisme, lié à une méthode d’expression propre à chaque artiste. Déjà à l’époque de sa création, André Breton et d’autres artistes du mouvement en sont venus à des divergences sur la définition propre à celui-ci. Le surréalisme semble être parfois devenu un terme générique pour qualifier des œuvres défiant la réalité, tout autant d’une manière absurde, fantastique, que véritablement surréaliste.

Il semble que le réel héritage contemporain du surréalisme s’observe dans le même rejet de la réalité, prenant une forme souvent très symbolique amenant à la critique et la déformation du réel. Ces symboles peuvent se rapprocher de la notion d’inconscient, les rêves tels que décrits par Freud en étant remplis, mais ces symboles apparaissent dans nombre d’œuvres se revendiquant comme surréalistes d’une manière peut-être trop évidente pour y prétendre. Dans son ouvrage sur l’interprétation des rêves, Freud écrivait que ceux-ci étaient particulièrement complexes à déchiffrer du fait qu’ils l’étaient à l’aune du conscient du rêveur une fois celui-ci éveillé.

Le surréalisme moderne : la création d’un nouveau rapport à la nature

Par le photomontage mais surtout la réflexion artistique, certains artistes parviennent tout de même à créer, dans une optique se rapprochant des idéaux et des méthodes surréalistes19. La photographie se confond de plus en plus avec le graphisme, et inversement, faisant l’utilisation régulière du trucage photographique. Cela donne lieu à des artistes aux créations surprenantes, qui traitent pour bon nombre d’entre eux du rapport de l’humain et de la civilisation avec la nature. Plusieurs de ces « néo-surréalistes » ont répondu à quelques questions ou m’ont redirigé vers des interviews déjà réalisées, afin de mieux comprendre leurs intentions 20.

Martin Stranka (@martinstranka)

Until you wake up – © Martin Stranka / DR

Ce jeune photographe tchèque ayant accumulé les prix de photographie ces dernières années se caractérise par son utilisation poussée du montage photographique. Chacune de ses photographies raconte une histoire, où il compose une création à partir de différentes photographies réunies. Devenu professionnel avant l’ère Instagram, il utilise la plateforme pour promouvoir ses œuvres comme tant d’autres. Parfois plus proche du symbolisme que du surréalisme, Martin Stranka préfère considérer ses œuvres comme sa propre réalité. Il catégorise aussi son travail comme du Fine Art photography, à savoir la photographie comme moyen d’expression de l’artiste. Il en résulte des œuvres graphiquement impeccables, représentant un futur proche opposant nature et fin de la civilisation.

Charlie Davoli (@charlie_davoli)

© Charlie Davoli / DR

À l’aide de son appareil reflex et d’un talent certain pour le trucage, Charlie crée sa propre vision du monde, mêlant une fois de plus homme et nature dans ses créations grandiloquentes. Il fait appel à l’espace, à la faune, les contrastant souvent avec la froide réalité. Parfois aussi, il sublime le réel en créant une osmose entre l’humain et son environnement naturel. Il se dit influencé par la science-fiction et le mouvement avant-gardiste Bauhaus, et cherche à décrire les dissonances qui nous entoure. Le collage de la nature sur ses modèles reflète ce lien entre l’esprit et l’imaginaire inconscient.

Jati Putra Putrama (@jatiputra)

© Jari Putrama / DR

Cet artiste indonésien reprend le principe du surréalisme photographique en lien avec l’espace et l’architecture. Lui qui n’est pas un photographe à proprement parler, collabore avec plusieurs d’entre eux en retravaillant leurs clichés. Ses œuvres se caractérisent par des destructions de perspectives, où la terre s’arrête brusquement pour former un angle droit, sans pour autant détruire la vie qui y perdure. La nature retournée, pliée, déformée, donne lieu à des œuvres déroutantes ou angoissantes selon les ressentis. Ses travaux ne sont pas sans rappeler les films de Christopher Nolan, où la gravité se retrouve défiée dans Inception et Interstellar. Il admet lui-même que son surréalisme provient de son intérêt pour ces films, ainsi que les œuvres de Magritte, Dali…

Teresa Freitas (@teresacfreitas)

© Teresa Freitas / DR

Des couleurs bleu et rose pastel au service d’une photographie épurée, Teresa Freitas photographie aussi bien l’architecture que des objets et portraits. La dimension cinématique de ses œuvres peut faire penser au Grand Budapest Hotel et aux plans travaillés de son rélisateur Wes Anderson. La place prise par les couleurs, délicates et percutantes à la fois, nous transporte vers un subtil changement de réalité, sans jamais se situer bien loin de celle-ci. Elle cite par ailleurs le surréalisme et l’expressionisme, tout autant que les animés de Ghibli et les classiques de Disney parmi ses principales influences.

Si ses couleurs sont retouchées pour créer le paradoxe de les rendre à la fois pâles et accrocheuses, la part la plus importante de son travail se trouve pour elle dans le shooting, par l’utilisation de la lumière naturelle, l’absence de profondeur de champ rendant la photographie plus plate… Ses personnages et lieu existent sans véritablement exister comme elle l’exprime elle-même, rendant compliquée la définition de son travail, qui ne saurait se limiter à un courant particulier. Ses créations semblent exister en dehors du temps et de l’espace, dans un univers parallèle, utopique ou dystopique, selon le ressenti de chacun.

À découvrir également : Tommy Ingberg (@tommyingberg) et ses personnages métamorphosés proches des travaux des ParkeHarrison, @Oprisco et ses compositions gracieuses et absorbantes, Robert Jahns (@nois7) et ses paysages romantiques, Kyle Thompson et ses créations émotionnelles mêlant humains et éléments…

L’éloignement de la réalité nuit-il à la photographie ?

Beaucoup de critiques sont nées sur la façon de réaliser de la photographie, qu’elle soit surréaliste ou non, du fait que celle-ci aurait perdu son essence, à savoir la représentation de la réalité. Bien des individus ne considèrent pas la photographie comme un art au même titre que la peinture, la sculpture ou la littérature, du fait que celle-ci ne serait qu’un instrument de capture du visible. Même en tant qu’art, tel serait son unique propos.

Ces arguments constituent justement le débat qui avait déjà lieu un siècle avant, et contre lesquels se révoltèrent les artistes impressionnistes, dadaïstes, puis surréalistes. Cette façon de penser s’est sans doute également développée du fait de l’accessibilité de la photographie à tous, dans une optique soit purement utilitaire, soit sociale au travers des réseaux. La photographie s’est peut-être détournée de sa notion artistique pour devenir un instrument habituel du quotidien des individus dans son acception commune.

L’instrument qu’est Photoshop, au-delà de détourner la réalité, est aussi considéré par certains puristes comme une négation du travail photographique, au sens où celui-ci permet de réaliser tous les effets qui autrefois nécessitaient des connaissances précises et les filtres ont remplacé les techniques de tirage et d’impression. L’uniformisation est sans doute parfois regrettable, mais il paraît compliqué d’en dire autant de la démocratisation engendrée par le renouveau des possibilités techniques et l’accessibilité des appareils.

Par ailleurs, nombre d’artistes et photographes considèrent eux-mêmes que l’intérêt de la photographie provient avant tout de cette capacité à saisir l’existant, la différenciant des autres arts. On pourrait opposer à cela que le dessin au travers du « rendu photoréaliste », poursuit le même objectif. Mais surtout, la représentation de la réalité a-t-elle jamais existé dans la photographie et est-elle seulement atteignable ?

La photographie a toujours été un assemblage de techniques amenant à des résultats déformants de la réalité. Le résultat en deux dimensions de sujets constitués majoritairement de trois dimensions, le cadrage, la focale, le format, le type d’appareil, sont autant d’éléments qui modifient systématiquement la réalité selon tout un tas de choix réalisés par le photographe. On pourrait également parler de la finalité de l’image, à savoir le tirage qui dépend d’une multitude de facteurs, du papier à l’impression, et de tout un tas d’éléments externes et/ou naturels selon les méthodes employées. De même pour le trucage photographique, qu’il soit dans l’art, dans la communication et dans la mode et qu’il est devenu extrêmement complexe de percevoir. La réalité n’est donc plus que celle à laquelle on veut bien croire.

Les progrès techniques en matière d’appareil permettent aujourd’hui des résultats que l’on pourrait considérer comme plus réalistes et mieux définis que la réalité. La retouche peut également avoir pour but de rendre l’image capturée par votre appareil plus fidèle de la vision que vous aurez eu d’un endroit, d’un individu ou d’un évènement, en jouant de la saturation et de la luminosité, par exemple, qui peuvent faire défaut selon les techniques et le matériel à votre disposition. En journalisme, le trucage peut néanmoins avoir des conséquences désastreuses, car toutes ces possibilités rendent complexe la vérification de la véracité des images diffusées au monde entier.

Finalement, toutes les disciplines photographiques n’ont pas un propos artistique et la photographie peut effectivement être employée pour retranscrire la réalité qu’il s’agisse du photoreportage, du paparazzisme… Il est bon de rappeler toutefois que dans l’art, la réalité et son absence se sont presque toujours confondues au travers de la créativité des artistes pour exprimer tout aussi bien la vérité objective que la pure imagination ou les essences des êtres. L’art photographique ne déroge pas à la règle.

“Le courant de la Nouvelle Objectivité partageait déjà ce désir de montrer sans détour la triste réalité, la violence du monde post-Première Guerre Mondiale, en parallèle du surréalisme qui souhaitait l’exprimer différemment”

L’exemple du surréalisme n’est finalement qu’un courant parmi tant d’autres, exprimant le désir d’utiliser la photographie comme n’importe quel art, pour exprimer une réalité tout autant que la dépasser, la transcender, la détourner. Les techniques ne remplacent les intentions artistiques, qui différencient sans doute la photo dans l’optique de tendre vers une démonstration de la réalité, de la photo en tant qu’œuvre d’art. Le photographe se voulant artistique peut en revanche tout à fait décider que son intention sera celle de rendre une œuvre d’un réalisme froid, quasi-exact. Le courant de la Nouvelle Objectivité partageait déjà ce désir de montrer sans détour la triste réalité, la violence du monde post-Première Guerre Mondiale, en parallèle du surréalisme qui souhaitait l’exprimer différemment21.

L’art ne se limite donc pas à un éloignement de la réalité, et l’intention artistique dépend de tant de facteurs que la frontière devient fine, entre art et photojournalisme, entre réalité et détournement de celle-ci. C’est parfois justement ce détournement qui permet le plus d’impact sur le spectateur, dans la construction de sa réalité. L’irréel employé au service du sarcasme, de la dénonciation, n’est-il pas justement ce que les écrivains, cinéastes et photographes de l’absurde utilisaient afin d’amener les lecteurs et spectateurs à repenser la réalité tout en la déconstruisant ? Il en va de même pour les surréalistes, dans un désir tout aussi poétique que politique.

L’image brute et réaliste dans l’idée de choquer ou de pointer du doigt, d’une manière accusatrice ou non, n’est qu’un propos photographique parmis tant d’autres. En opposition, le fait de montrer la banalité de la vie, tout aussi réaliste, que l’on peut retrouver dans de nombreuses œuvres contemporaines, rejoint également l’optique surréaliste. Le trucage, le montage, et toutes les autres techniques imaginables brisant la vérité telle que préalablement conçue par les spectateurs, qu’elles soient celles des artistes surréalistes des années 20 comme celles de photographes contemporains via Photoshop, font partie intégrante de la photographie, aujourd’hui comme hier.

Un surréalisme dévoyé par sa dépolitisation ?

En ce qu’il s’agit de la dimension politique intrinsèquement liée au surréalisme, celle-ci n’a plus les mêmes fonctions, car se situe à une époque différente. Le surréalisme moderne n’est plus en opposition avec les courants qui le précèdent et s’est installé depuis le temps où celui-ci venait briser les codes et renouveler l’art. La dimension politique se trouve toutefois toujours dans les thèmes traités, même si ceux-ci ont également évolué. Certains tabous ont disparu au profit de nouveaux, la vision du corps humain et notamment féminin a depuis bien heureusement changé, de nouveaux défis humains et artistiques se sont implantés.

La place prégnante de l’écologie dans la société actuelle semble nourrir les passions artistiques, ayant participé à faire germer les thèmes de la nature et de l’environnement dans les œuvres photographiques contemporaines. La notion du « beau » a évolué, les défis également, mais la part de revendication et d’interrogation dans l’art est restée intacte, propre à chaque artiste, qui décide d’en incorporer des doses plus ou moins évidentes et subtiles dans leurs œuvres, sans abandonner la dimension esthétique pour autant.

 

 


Sources :

1 –  https://surrealistphotography.wordpress.com/

2 – André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924

3 – Katherine Ware, Man Ray, Taschen, 2012

4 – Le mouvement dada, qui naît aux alentours de 1915 en Allemagne, est considéré comme le précurseur du surréalisme. Celui-ci a pour vocation de briser les codes moraux et esthétiques de l’époque. Tristan Tzara fut l’une des figures majeures du mouvement, qui vit des scissions apparaître au début des années 20, jusqu’à la restructuration au travers du surréalisme, d’André Breton et son groupe parisien.

5 – http://indexgrafik.fr/man-ray-rayogrammes/

6 – Man Ray, Autoportait, (1963), Actes Sud, 1998

7 – MNAM – Centre Pompidou, Hans Bellmer photographe, Editions Filipacchi, 1983. Publié à l’occasion de l’exposition au musée national d’art moderne du Centre Georges Pompidou.

8 – Mary Ann Caws, Les Vies de Dora Maar : Bataille, Picasso et les surréalistes, (trad. de l’anglais), 2000

9 – Bryan Dillon, “The voraciousness and oddity of Dora Maar’s pictures”, May 2019, The New Yorker, cf. https://www.newyorker.com/culture/photo-booth/the-voraciousness-and-oddity-of-dora-maars-pictures

10 – Le courant Bauhaus, dont le nom provient d’une école d’architecture et d’arts appliqués allemande de Weimar fondée en 1919, pose les bases de l’architecture moderne, très géométrique. Au-delà de l’architecture, le courant s’intéresse à la photographie, au théâtre… Les productions du style seront considérées comme « art dégénéré » par les nazis, qui fermeront l’école alors réinstallée à Berlin, en 1933.

11 – https://www.etpa.com/photographie/actualites/les-travaux-surrealistes-du-couple-photographe-robert-and-shana-parkeharrison

12 – Site officiel des ParkeHarrison : https://parkeharrison.com/

13 – Festival photo de La Gacilly, 2018.

14 – https://www.artspace.com/artist/robert_and_shana_parkeharrison

15 – https://blog.grainedephotographe.com/les-photos-surrealistes-de-madame-peripetie/

16 – http://sylwanazybura.com

17 – https://leblogphoto.net/2016/11/23/la-photographie-surrealiste-ou-comment-depasser-ses-limites-artistiques/

18 – https://stefaniebousquet.wordpress.com/2017/10/16/le-surrealisme-en-photographie/

19 – Les meilleurs photographes surréalistes et manipulateurs d’image d’Instagram, par Adrian Willings : https://www.pocket-lint.com/fr-fr/applications/actualites/instagram/148765-les-meilleurs-photographes-surrealistes

20 – Echanges individuels avec Charlie Davoli, Martin Stranka, Jati Putra Putrama et Teresa Freitas – Pablo Patarin – 05/2020.

21 – https://junior.universalis.fr/encyclopedie/nouvelle-objectivite/

 

Antonio Gramsci et Pier Paolo Pasolini : compagnons de route

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Gramsci_Pasolini.jpg
Pasolini se recueillant sur la tombe de Gramsci © Paola Severi Michelangeli

L’un philosophe et théoricien, l’autre poète, écrivain et cinéaste, tous deux journalistes, tous deux marxistes et tous deux Italiens proches d’une certaine idée du peuple : Antonio Gramsci et Pier Paolo Pasolini sont deux incontournables noms de l’histoire du XXe siècle italien et ne manquent guère de noircir de nombreuses pages d’études. Ne se rencontrant jamais, les deux hommes ont pourtant deux destinées étroitement liées, tant par le cachot que par les procès, et, au fond, se rejoignant dans leur conception commune d’un homme, d’un intellectuel prêt à porter la voix d’un peuple étouffé par les crises de son temps.


Antonio Gramsci naît le 22 janvier 1891 à Ales en Sardaigne et n’en finit pas d’alimenter les théories politiques actuelles : populisme, socialisme, néo-marxisme… L’enfant de Sardaigne fascine par son parcours et sa pensée singulière au sein du marxisme du début du siècle, en mettant en avant la lutte idéologique et culturelle. Pier Paolo Pasolini est né cinq ans avant l’emprisonnement à vie de Gramsci, à Bologne, d’une famille plus aisée. Son œuvre n’en finit pas de chanter le peuple italien, dans sa beauté la plus saisissante, comme dans sa cruauté et sa dureté. C’est dans les années 1950 que l’enfant de Bologne vient se recueillir sur la tombe d’Antonio Gramsci et lui livre un poème à l’arrière-goût âpre : Les Cendres de Gramsci. Ce poème dresse le constat de l’Italie post-fasciste, en ruines, livrée à la résignation, à la pauvreté extrême, privant le peuple de tout destin révolutionnaire. Pasolini s’adresse à Gramsci comme à un ami intime, un frère, un compagnon de route et évoque son amertume, son dégoût du monde moderne, et son amour profond pour le peuple, la révolte et la nature.

Si les deux hommes sont intimement liés, c’est d’une part par la politique. Certes, Pier Paolo Pasolini est loin de se prétendre philosophe ou théoricien. Pour comprendre ce positionnement, il est nécessaire d’opérer un retour à Gramsci. Au cœur du message des Cahiers de prison, rédigés de 1929 à 1935 à l’ombre des barreaux de la prison sicilienne sur l’île d’Ustica, se trouve l’idée que l’organisation de la culture est organiquement liée au pouvoir dominant et au rôle de l’intellectuel dans la société. Cette fonction s’avère être celle de direction technique et politique exercée par un groupe, qui est soit un groupe dominant soit un groupe qui tend vers une position dominante. 

« Tout groupe social, qui naît sur le terrain originaire d’une fonction essentielle dans le monde de la production économique, se crée, en même temps, de façon organique, une ou plusieurs couches d’intellectuels qui lui apportent homogénéité et conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais également dans le domaine social et politique. »

L’intérêt de l’intellectuel chez Gramsci est qu’il prend part à la dynamique de l’histoire par son engagement au sein de la société et son inscription organique dans un groupe social, en cultivant la lutte que mènent des groupes dominants dans un but de conquête idéologique et d’hégémonie. C’est l’objet même de la bataille des idées développée dans les Cahiers de prison qui doit, selon lui, soustraire le peuple à l’idéologie dominante qui l’annihile. Découvrant le marxisme par les Carnets de prison de Gramsci, Pier Paolo Pasolini se construit parallèlement en tant qu’intellectuel proche du peuple, prêt à prendre la parole pour lui et mettant l’art à son service.

Pasolini, entre intellectuel organique et poète-civique

Pasolini bénéficie d’une image d’artiste sulfureux, polémiste volontiers provocateur, mais surtout d’une image d’un artiste engagé et proche du peuple italien. Adhérant au Parti communiste italien en 1947, il devient le secrétaire de la section de San Giovanni[2]. Les désaccords avec le PCI ne tardent pas et c’est finalement sur la question de l’autonomie du Frioul[3], région chère aux yeux de Pasolini, puisqu’il s’agit de la région d’origine de sa mère, que Pasolini s’éloigne du PCI. Le parti défend une logique unitariste, qui déplaît à Pasolini, celui-ci considérant le Frioul comme sauvé de la modernité et de l’industrialisation que l’unitarisme mettrait à mal. C’est durant le début des années 1940 qu’il écrit ses premiers poèmes en langue frioulane s’opposant ainsi à une unification par la langue de l’Italie, voulant défendre ainsi les spécificités régionales. Pasolini se concentre alors sur l’exaltation de paysages bucoliques mais surtout sur la contemplation de la vie paysanne, dont la simplicité émerveille l’enfant de Bologne. D’ores et déjà, Pasolini clame son amour pour le petit peuple. Mais son séjour dans le Frioul s’achève en 1949 par le scandale qui bouscule la région suite à un coup monté par des notables réactionnaires, qui lui vaut une accusation pour détournement de mineurs et d’homosexualité, deux procès et l’exclusion définitive du Parti communiste. Pasolini se voit forcé de quitter le Frioul et fuit ainsi vers la capitale, laissant derrière lui les paysages sauvages de la région. Mais cette fuite s’avère démiurgique dans la construction du poète engagé qu’il deviendra ; Pasolini s’expatrie à Rome, et cette décennie romaine modifie profondément son art. À l’univers populaire frioulan, fortement dominé par la composante paysanne, succède la plèbe romaine, à laquelle s’associe une langue qui s’avère aussi riche que le frioulan : le patois, argot des masses populaires, que Pasolini parviendra à dompter dans ses romans, ses films et sa poésie.

C’est à ce moment-là qu’il fait la découverte de Gramsci, dont l’œuvre se diffuse de plus en plus en Italie. Pasolini comprend alors sa position de bourgeois, appelé par une inclination mécanique vers le peuple. Il comprend que la misère de ce peuple n’est pas une fatalité mais le résultat d’un long processus historique et que cet état de fait n’a rien d’inaliénable. Se construit alors une œuvre dans le sillon de Gramsci, entre pessimisme de l’intelligence et optimisme de la volonté. Pasolini n’a jamais lu Marx. Sa découverte du marxisme se fait uniquement par les écrits de Gramsci. Dans son ouvrage, La langue vulgaire, il déclare en outre être « […] marxiste au sens le plus parfait du terme quand j’hurle, je m’indigne contre la destruction des cultures singulières, parce que je voudrais que les cultures singulières soient un apport, un enrichissement et entrent en rapport dialectique avec la culture dominante […] Gramsci les défendait, il défendait cette culture, il aurait voulu que survivent ces cultures […] il était totalement contre leur génocide. » Rome s’avère être une ville où Pasolini peut saisir les moindres mouvements d’un peuple urbain, d’un corps social rendu plus sensible par la proximité des centres de décisions gouvernementales. Il se lance ainsi dans la poésie populaire, avec son anthologie, Canzoniere italiano en 1955, qui met en exergue ses positions au sujet des rapports qu’entretient le peuple avec l’Histoire. Parallèlement à son activité de poète, Pasolini, polymorphe, s’essaie au journalisme, notamment avec la fondation de la revue Officina.

Cependant, au fur et à mesure de sa lecture de Gramsci, Pasolini n’hésite pas à le remettre en cause et exprime son besoin d’idéologie qui n’en est néanmoins pas exempt de passion, contrairement à ce qu’il comprend de son aîné. L’importance du Moi apparaît donc au travers de sa poésie et Les cendres de Gramsci mettent en évidence ce paradigme dans l’expérimentation poétique. Composé entre 1951 et 1956, à une période où sa foi communiste s’effondrait, il s’adresse à son aîné, déplorant ses contradictions entre sa conscience de faire partie de l’histoire et son besoin viscéral d’exalter une forme de poésie plus intimiste. Le poète se plaît, dans ce long poème, à exalter les contrastes et les oppositions qui mettent en évidence la situation délicate dans laquelle il se trouve, notamment en utilisant habilement un style ciselé de figures d’opposition (oxymores, distiques et rythme binaire du poème). La poète évoque son parcours atypique, qui se pose en contradiction avec ses origines familiales (son père est un ancien militaire), lui si proche du peuple.

« Scandale de me contredire, d’être / avec toi, contre toi; avec toi dans mon coeur,/ au grand jour, contre toi dans la nuit des viscères;/ reniant la condition de mon père / – en pensée, avec un semblant d’action -/ je sais bien que j’y suis lié par la chaleur[4] »

À cette occasion, Pasolini s’affirme également comme individu à part entière, et même poète à part entière, capable d’exalter un art individuel et pas seulement mettre son oeuvre au service de la bataille culturelle. Loin d’attaquer la figure illustre d’Antonio Gramsci, le poète semble se confesser à lui, ne niant jamais son aîné, ne le réfutant pas mais évoquant son besoin viscéral de revenir à une forme de poésie plus personnelle. Envisager ce dédoublement comme une rupture avec Antonio Gramsci, et le recueil comme une lettre d’adieu au père spirituel, serait erroné, même si à sa publication les communistes s’insurgent contre le recueil. Celui-ci revêt davantage la forme d’une autocritique, envisageant les conséquences directes exercées sur l’identité sociale et la configuration du monde auquel l’individu va se trouver confronté, en restant proche de Gramsci, sans tenir de propos péremptoires sur sa pensée.

« La vie est un bruissement, et ces gens qui / s’y perdent, la perdent sans nul regret, / puisqu’elle emplit leur cœur : on les voit qui / jouissent, en leur misère, du soir : et, puissant, / chez ces faibles, pour eux, le mythe / se recrée… Mais moi, avec le cœur conscient / de celui qui ne peut vivre que dans l’histoire, / pourrai-je désormais œuvrer de passion pure, / puisque je sais que notre histoire est finie ? [5] »

Pasolini remet en question la question de l’intellectuel organique et de son rôle dans la société, sans réfuter la thèse gramscienne. Il introduit sa personnalité d’artiste dans le même champ, en mettant en lumière la contradiction qui lui fait emprunter une voie différente de celle de Gramsci. La relation entre Pasolini et Gramsci n’est donc ni homogène, ni faite de ruptures. La pensée de Gramsci a servi de colonne vertébrale à l’œuvre de Pasolini, de manière plus ou moins intense. La figure de Pasolini n’est pas figée, et une lecture synchronique cherchant infatigablement à trouver l’essence gramscienne chez l’enfant de Bologne tendrait naturellement à voir Gramsci à travers chaque passage de l’œuvre de Pasolini.

Un idéal d’art populaire

Le poète et scénariste réalise néanmoins une œuvre pouvant être caractérisée de populaire, notamment au travers de ses films et de ses romans. À titre d’exemple, Les Ragazzi, paru en 1955, évoque l’histoire d’une jeunesse du sous-prolétariat urbain de Rome, durant l’après-guerre alors que la misère est plus présente que jamais. Ce roman n’a pas véritablement d’intrigue, il s’agit du récit de l’errance somnambulique d’une jeunesse désœuvrée en proie aux doutes et soumise au destin qui incombe au sous-prolétariat.

Dans son roman Une vie violente, publié en 1961, Pasolini va plus loin, non seulement en décrivant l’état misérable de cette jeunesse après la guerre, dans les bas-fonds de l’Urbs, gangrénée par la pauvreté mais aussi l’envie d’ascension sociale. Tommasino, le personnage principal, n’a rien d’un héros : jeune romain, il grandit dans les bidonvilles et vole, escroque, intimide pour survivre. Pasolini nous traîne froidement dans les rues crasses de Rome, où s’entassent mendiants, prostituées, drogués et seules les descriptions du ciel permettent au lecteur de s’échapper. À cette crasse s’opposent également les âmes de ses personnages : la détresse de Tommasino, l’émouvante solidarité des classes populaires, l’amour juste. Tommasino vit également une contradiction déchirante, entre son appartenance à la classe sous-prolétarienne et son envie d’ascension dans la société. Une vie violente est l’occasion pour Pasolini de clamer son amour pour cette deuxième Italie, bien loin des idéaux et de la beauté de l’Antiquité et de la Renaissance, l’Italie populaire et pourtant si authentique.

Ce cadre du milieu urbain miséreux de la périphérie romaine est repris dans son œuvre Mamma Roma, qui prend la suite de son tout premier film Accatone. Dans Mamma Roma, une jeune prostituée d’une quarantaine d’années, jouée par la bouleversante Anna Magnani, tente de refaire sa vie aux côtés de son fils Ettore, qui ignore le passé de sa mère. Figure sacrificielle, la mère d’Ettore va tout mettre en œuvre afin d’offrir à son fils un avenir loin des bidonvilles de la banlieue de Rome. Tout comme dans Une vie violente, Mamma Roma dresse l’ambiguïté d’une vie sous-prolétaire avec une structure petite-bourgeoise. Les sous-prolétaires des borgate romaines constituent véritablement la matière de ses films ainsi que de ses romans.

À partir de 1973 et jusqu’à sa mort, qui survint en 1975, Pasolini se tourna vers le journalisme, notamment avec ses écrits corsaires publiés dans le journal Corriere della Sera. L’essence des écrits corsaires se trouve dans la critique du néocapitalisme d’État et du consumérisme, qui détruisent le monde et le peuple. Il dénonce le développement dénué de progrès qui, sous couvert d’améliorer les conditions de vie, transforme les peuples, les réduisant à une classe moyenne, indifférenciée, docile, qui s’appuie sur un sous-prolétariat miséreux. Il évoque la crise culturelle qui sévit en Italie à partir des années 1960, entre l’industrialisation, les objectifs des appareils économiques, politiques, idéologiques et culturels, la disparition des différences linguistiques etc. Il évoque ainsi dans Salo, sorti en 1975, cette jeunesse massacrée par ce monde.  

Pasolini, Gramsci : le populisme du savoir

Pasolini représente-t-il l’idéal de l’intellectuel chez Gramsci ? Pour Jean-Marc Piotte, dans son ouvrage La Pensée politique de Antonio Gramsci, paru en 1970, ainsi que pour Frédéric Bon et Michel-Antoine Burnier dans Les Nouveaux intellectuels, paru en 1966, on peut voir chez Gramsci la construction d’une pensée des intellectuels, entre élément effectif de la civilisation et œuvre d’art, sans toutefois définir un véritable modèle. La découverte de Gramsci pour le jeune Pasolini constitue une avancée dans son art, sans pour autant devenir une tension idéologique dans son œuvre. Le gramscisme chez Pasolini s’apparente ainsi à la prise de conscience de l’importance de l’Histoire dans la société et ses conséquences sur le peuple. Les cendres de Gramsci témoignent de la réticence de Pasolini à s’ancrer dans la pensée de Gramsci. Le drame décrit dans le poème est autant historique que personnel.

« Nous appelons poète civil, en Italie, un poète qui s’engage dans un contexte, disons-le ainsi, historique, politique et social. […] La grande originalité de Pasolini a été de faire une poésie civile de gauche, excluant l’humanisme et se rapprochant des Décadents européens [7]»

Quelle est la véritable fonction du poète civil ? C’est le poète qui se substitue aux paysans pour parler dans leur propre langue. Les premiers vers de Pasolini, lors de sa période frioulane, étaient dans le dialecte de cette région et le bouleversement dû à la découverte des borgate de Rome donnera lieu à une écriture plus proche du peuple de la capitale, plus sombre aussi, bien loin de l’exaltation des paysages de la côte adriatique. Le poète civil donne ainsi sa voix au peuple, aux plus faibles, en chantant non seulement ses vertus mais bien plus la réalité, l’âpreté et la dureté de leur existence.

Pour Pasolini, le peuple, sujet évident qui se définit par son opposition aux élites, se pose face à la classe dominante, dans une lutte pour le pouvoir, mais également une lutte pour vivre, contre l’industrialisation et la mort des petites cultures. Son œuvre tente de capter l’âme du peuple, rendu souverain à la fin d’un XXe siècle qui le voit dépérir, et ainsi « mendier un peu de lumière pour ce monde ressuscité par un obscur matin[7]».

[1] GRAMSCI A., Cahiers de prison, n°6 à 9, Gallimard, Paris, 1983, p. 770.

[2] San Giovanni Rotondo est une ville de la province de Foggia dans la région des Pouilles.

[3] Région historico-géographique se trouvant dans l’actuelle Vénétie.

[4] PASOLINI P. P., Les Cendres de Gramsci, Gallimard, Paris, 1980, p. 29.

[5] PASOLINI P. P., Les Cendres de Gramsci, Gallimard, Paris, 1980, p. 43.

[6] MORAVIA A., « Pasolini poète civil », dans L’inédit de New York, Arléa, Paris, 2008, p. 10-11.

[7] PASOLINI P. P., « Comice », Les Cendres de Gramsci, Gallimard, Paris, 1980, p. 49.

« J’ai fait mon entrée en politique en rejoignant Act Up » – Entretien avec Philippe Mangeot

© Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

Philippe Mangeot est professeur de lettres, ex-président d’Act-Up Paris (entre 1997 et 1999), co-fondateur de la revue Vacarme, co-scénariste du film 120 battements par minute de Robin Campillo (Grand Prix du Festival de Cannes 2017). LVSL l’interroge sur son métier de professeur et sur la pluralité de ses engagements dans le dialogue entre art et politique et pour la défense des minorités, depuis les années 1990 à Act-up jusqu’au combat pour l’accueil des étrangers en France. Entretien réalisé par Christine Bouissou et Sarah De Fgd, retranscrit par Dany Meyniel. 


LVSL : Vous êtes au cœur des luttes et des batailles intellectuelles qui ont secoué la France ces vingt dernières années. Vous reconnaissez-vous dans cette image d’intellectuel militant ?

Philippe Mangeot : Je me définis d’abord comme prof, car c’est à la fois le point de départ qui a permis le reste, et le point d’arrivée, que le reste nourrit. J’ai eu la chance d’être salarié très tôt, ayant intégré l’École Normale Supérieure. Cela m’a fait entrer dans un destin et une carrière de fonctionnaire. Or le métier de prof est compatible avec d’autres activités, militantes ou non. Ce n’est bien sûr pas qu’on y travaille moins (que ceux qui en douteraient viennent partager une semaine de la vie d’un enseignant !) ; c’est qu’en dehors des heures de cours, l’emploi du temps dévolu au travail peut s’organiser avec souplesse et permet, à cet égard, de mobiliser du temps pour un travail bénévole. On le sait, les activités dans les associations et dans tout lieu où se produit une richesse sociale non-salariée exigent des emplois du temps relativement élastiques. C’est le cas des étudiants, c’est le cas aussi des enseignants, d’où leur présence très forte dans les groupes militants. Si j’ai lutté, dès la fin des années 90, pour un revenu universel et garanti, c’est parce qu’il me semble crucial que soient reconnues cette immense richesse sociale et ses conditions matérielles de production.

Je me définis donc comme prof et c’est un choix politique d’autant plus concerté que beaucoup de mes interlocuteurs préfèrent me présenter aujourd’hui par mes autres activités – celles de militant associatif, de co-fondateur et animateur de la revue Vacarme[1], etc. – comme si ces activités n’avaient pas été constamment irriguées par ma pratique d’enseignant. Peut-on vraiment trancher quant à la question d’un partage entre militantisme et enseignement ? Je ne crois pas. Être prof, c’est être un acteur politique au sens fort … Je ne parle pas évidemment de la politique, on sait que la neutralité des profs est un sujet délicat et, dans l’espace de la classe, j’essaie autant que possible de maintenir mes convictions politiques à distance.

« Être prof, c’est être un acteur politique au sens fort »

Je me souviens d’un étudiant de Khâgne qui m’avait demandé, après deux ans de cours, si j’étais de droite ou de gauche ! Ça m’avait stupéfait, mais en même temps, j’avais trouvé cela intéressant parce que cela signifiait que ma façon d’être de gauche n’entrait pas dans les canons habituels… Je considère en tout cas que le travail que je fais sur les textes fait comprendre qu’être prof c’est être en même temps un intellectuel militant, ne serait-ce que parce qu’il s’agit de faire des étudiants les responsables du sens qu’ils produisent dans leur lecture des œuvres.

© Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL : Votre vie semble être un combat continuel, un engagement pluridisciplinaire et atypique, la place de l’art y est centrale. Comment l’art s’articule-t-il avec votre engagement militant ?

PM : C’est d’abord une question d’appétence. Je pense que l’art est dès le départ un lieu d’expérience et de projection de mes désirs. Et j’aime que s’en mêlent le politique, les questions de représentation, de « partage du sensible » comme dit Jacques Rancière[2], et qu’il faut distinguer des idéologies. Cela ne veut bien sûr pas dire que l’art est indemne d’idéologie : notre travail vise alors à les identifier, à les déconstruire. Mais l’art est politique quand, au-delà des idéologies dont il procède, il reconfigure l’espace visible et les hiérarchies sensibles et intellectuelles. Je parle ici d’art au sens large : les textes, les poèmes, les livres, la peinture, la musique… tout ce qui est affaire d’expression, de subjectivité altérée, modifiée, métamorphosée, travaillée par autre chose. Bref, là où l’art est une expérimentation politique. C’est le sens de ce que je fais, depuis toujours comme étudiant, puis comme enseignant en littérature et ce, quel que soit l’âge des élèves… Car je ne pense pas avoir été un prof différent entre le collège et une classe préparatoire. Il fallait trouver les moyens d’être le même prof, tout en rendant possible un partage. Fondamentalement, je n’ai pas enseigné des choses différentes. D’ailleurs j’ai vite compris que les textes réputés les plus difficiles sont ceux qu’on a intérêt à travailler tôt, même et surtout dans les classes réputées faibles, car ils nous mettent à égalité par leur difficulté.

Ce nouage de l’art et du politique a été fondateur. Je n’étais pas un militant quand j’étais lycéen ou étudiant. J’ai fait mon entrée en politique en rejoignant Act Up. C’était en 1990, j’étais séropositif au VIH depuis cinq ans. Et ce sont des questions de représentation qui m’ont déterminé à le faire ; j’étais fâché de la façon dont on parlait du sida, à un certain moment de la réception du livre d’Hervé Guibert[3] sur la maladie. Je ne comprenais pas qu’on puisse encore raconter la souffrance et la mort en en faisant une expérience du sens, une épiphanie qui, d’une certaine façon, justifiait le scandale de cette épidémie. J’estimais au contraire qu’il fallait inventer d’autres histoires, d’autres formes pour être à la hauteur du défi terrible qu’a constitué le sida pour ma génération. Ma plongée en politique est donc liée à la question de l’expression artistique et de l’art.

« Ma plongée en politique est liée à la question de l’expression artistique et de l’art »

D’ailleurs ce n’est pas une coïncidence si Act Up s’est autant intéressée à la question esthétique, notamment à travers le travail du graphisme des affiches. Mais il en allait surtout d’une certaine esthétique de l’écriture, de ce que nous avons appelé « la politique à la première personne », d’un type d’actions publiques qui s’apparentent à des performances. C’était tout à fait nouveau dans le champ politique français de cette époque. Plus tard il y aura Vacarme, qui est à la fois une revue politique et culturelle : culturelle parce que politique, politique parce que culturelle.

LVSL : Votre implication en tant que “grand invité de la parole” du Centre Pompidou, où vous animez l’Observatoire des passions contemporaines[4] s’inscrit donc en continuité avec votre parcours ?

PM : Quand le Centre Pompidou m’a contacté, je réfléchissais à la façon dont, au tournant du 18e et du 19e siècles, on avait cessé de penser l’être humain en termes de déterminations passionnelles pour l’envisager dans ses déterminations économiques et sociales. Il y avait là une mutation anthropologique fascinante. Or il est évident qu’on n’en a pas fini avec le passionnel. Voyez par exemple la façon dont on a vu surgir, depuis une trentaine d’années, une économie, une histoire des émotions… J’étais par ailleurs frappé par le fait qu’on disposait, avec le Net, d’un instrument qui mettait à portée de clic une immense archive et un terrain de jeux de l’intégralité des passions humaines, y compris les plus malsaines… Qui veut voir un assassinat, aujourd’hui, le peut. On peut commander et commanditer des choses terribles… Il m’a donc semblé intéressant de remettre en jeu la vieille question du traité des passions. Le moment a coïncidé avec la sortie de 120 battements par minute, c’était pour moi une façon de commencer autre chose.

© Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL : Quels sont selon vous les grands défis du système éducatif français, notamment en termes d’inégalités qu’il contribue à perpétrer ? Quel est votre avis sur cette question, depuis votre place actuelle de professeur dans une classe préparatoire ?

PM : Mon opinion n’engage bien sûr que moi : je ne suis pas syndicaliste, et je ne me suis pas engagé collectivement sur ce terrain. Je prendrai donc toutes les précautions possibles. Mais permettez-moi de défendre ici les classes préparatoires. Si aujourd’hui je travaille dans des classes prépa relativement prestigieuses au lycée Lakanal (Sceaux), cela n’a pas toujours été le cas. J’ai auparavant enseigné auprès d’étudiants aux résultats bien plus fragiles, la sélection à l’entrée était faible voire inexistante, mais les moyens dont nous disposions étaient plus élevés que ceux dont l’université d’aujourd’hui dispose pour s’occuper au cas par cas de ces étudiants. Or je sais d’expérience que certains d’entre eux auraient été menacés d’abandon à l’université. Il en va des moyens, évidemment – non de la qualité supposée des enseignants. Beaucoup de mes amis enseignent à l’université, je les vois soumis à la pression des publications et pris dans une logique où le temps dévolu à l’enseignement et celui consacré à la recherche sont comme mis en concurrence, ce qui est désolant, eu égard à leur vocation d’enseignants-chercheurs. Ce qui, surtout, rend difficile l’accompagnement des étudiants de première et deuxième années notamment, à un moment crucial de leur parcours. Je défends donc le système des classes préparatoires auquel je participe. Il ne s’agit pas de généraliser l’idée d’une propédeutique telle qu’elle est enseignée en prépa, l’offre éducative doit être aussi diversifiée que possible. Mais il s’agit, en revanche, de faire en sorte que le type d’accompagnement des études procuré en prépa puisse être étendu à tous les étudiants de licence. Dans un système profondément injuste, la suppression des classes préparatoires, telle que je l’entends préconisée ici ou là, ne résoudrait nullement la question de l’injustice.

« Dans un système profondément injuste, la suppression des classes préparatoires ne résoudrait nullement la question de l’injustice »

Autre grand chantier bien sûr – mais je n’y ai jamais exercé : l’enseignement professionnel qui reste aujourd’hui négligé, considéré comme une zone de relégation – ce qui constitue un problème a minima symbolique, puisqu’il est le plus souvent un choix par défaut.

Il y a par ailleurs un énorme travail à faire sur la représentation du métier enseignant, qui va de pair évidemment avec sa revalorisation. Les classes où j’enseigne sont théoriquement destinées à former de futurs enseignants. Or très peu de mes étudiants souhaitent devenir professeurs. Ce n’était pas le cas il y a 30 ans. Pourquoi cette désaffection ? Pour des raisons matérielles bien sûr, mais aussi pour une série de préjugés sur le métier. Je suis souvent effaré quand j’entends que l’école doit redevenir un lieu d’autorité. Je crois qu’elle n’a jamais cessé de l’être, je suis même interloqué par la façon dont elle l’est. Tout se passe comme si l’école s’était reverrouillée depuis les années 1970, alors même que la question de l’autorité, des rapports de pouvoir, des rapports d’égalité, a très largement évolué dans les familles, dans la rue, etc. L’un des problèmes auquel nous sommes aujourd’hui confrontés est l’écart qui se creuse entre l’école et le reste des institutions sociales. Il y a à faire dans l’école en cette matière ! Pour l’heure, elle reste un lieu stable et conservateur. J’ai un pouvoir considérable quand je suis face à une classe…

© Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL : On vous qualifie souvent d’intellectuel engagé militant. Qu’est-ce qu’un intellectuel ? On réserve souvent ce qualificatif aux universitaires…

PM : Un universitaire, c’est un savant ; un intellectuel, c’est quelqu’un qui fait un pas de côté et qui depuis sa propre discipline – discipline universitaire mais pas seulement – s’agence à d’autres lieux, à d’autres instances pour penser ce qui arrive. C’est également quelqu’un qui produit, selon différents agencements de production. La notion même d’intellectuel a bien sûr évolué dans le temps. Sartre a sans doute été le dernier à incarner la figure des intellectuels « universels ». Le modèle des « intellectuels spécifiques » tels que Foucault les identifiait, l’a emporté : des intellectuels engagés dans une discipline singulière, qui pensent la politique du savoir qu’ils produisent (ce qui les distingue des « experts »), et qui font ce pas de côté et mettent leur savoir et le pouvoir social dont ils bénéficient, au service de luttes, au service de ceux qui n’ont pas encore la parole. Il s’agit là d’une une action éminemment intellectuelle.

Personnellement j’ai surtout connu des configurations intellectuelles collectives. Une association comme Act Up, une revue comme Vacarme sont des intellectuels collectifs : des agencements de savoirs et d’expériences multiples qui produisent de la pensée. Ce que j’appellerai aujourd’hui intellectuel, c’est donc une production de pensée à la faveur d’un pas de côté et d’un agencement spécifique.

« Ce que j’appellerai aujourd’hui intellectuel, c’est une production de pensée à la faveur d’un pas de côté et d’un agencement spécifique »

Il faut en effet toujours du collectif, c’est pour cela que l’université est potentiellement une fabrique d’intellectuels mais elle n’est pas le lieu des intellectuels. En outre il y a beaucoup d’intellectuels qui précisément font le choix d’aller travailler en collège, ou ailleurs. A ce moment-là, ils sont dans une logique intellectuelle.

LVSL : Concernant votre engagement pour la défense des minorités, et précisément dans la lutte contre le sida : le film « 120 battements par minute » a-t-il servi la cause, et pour quels effets ?

PM : Le film de Robin Campillo s’inscrit dans un travail de mémoire, d’éclairage des luttes d’aujourd’hui. Reste que faire un film, participer à son écriture comme ce fut mon cas, procède le plus souvent d’une nécessité personnelle. Si j’ai répondu favorablement à la proposition que Robin m’a faite de revenir sur ce qui avait été notre histoire, c’est notamment parce que je voyais que les jeunes gens d’aujourd’hui, qui ont l’âge que nous avions à l’époque, ignoraient tout de cette histoire. Il était donc temps de leur en parler, vingt ans ou trente ans plus tard, quand le chagrin s’est déposé et qu’on peut y revenir.

Mais l’essentiel est peut-être ailleurs. Pour ma part, j’avais en tête deux questions très intimes, qui ont irrigué l’écriture du film. La première porte sur l’amour : est-ce que je l’aime parce qu’il va mourir ? Est-ce que je l’aime parce que je vais mourir ? La seconde est plus politique : où s’arrête le politique ? Y a-t-il encore du politique quand on est dans une chambre d’hôpital, confronté à l’imminence de la mort ? C’est sans doute pour me colleter avec ces questions que j’ai accepté de co-écrire ce film. On écrit toujours d’abord pour soi, pour s’affronter à quelque chose d’obscur en soi. Le film ou le livre sont la configuration de cet affrontement. Il en résulte une œuvre, un objet dont on se détache et c’est alors à chacun d’en faire quelque chose.

Quant aux effets que le film a eus sur Act Up proprement dit, ils sont difficiles à évaluer, mais force est de constater qu’ils ont été potentiellement explosifs. Je parle d’une Act Up que je connais mal : cela fait 15 ans que je n’y milite plus. Y sont arrivés des gens qui ont voulu retrouver l’Act Up du film, ils apportaient une sorte de désir et d’énergie vraiment magnifiques mais décalés et beaucoup plus radicaux que l’Act Up d’aujourd’hui. Car on ne meurt plus du sida en France, sauf pour les malades dans des situations d’extrême précarité. Le film a contribué à déstabiliser l’association, jusqu’à la scission.

© Vidhushan Vikneswaran pour Le Vent se Lève

LVSL : De l’engagement à Act Up à votre action en faveur des sans-papiers, quelle est la cohérence ?

PM : Act Up est une association de personnes atteintes par le sida. De ce point de vue, il y a une différence fondamentale avec le combat pour les sans-papiers, parce qu’à Act-up je parlais à la première personne, en tant que malade. Si je m’engage dans la lutte pour l’accueil des étrangers, c’est en tant que citoyen de mon pays.

Mais au-delà de cette différence, il y a un lien fondamental. À Act Up, j’ai appris que lutter contre le sida, c’est faire autre chose que lutter contre le sida : c’est lutter pour l’éducation, pour un changement des représentations, pour les personnes les plus précarisées parce que les épidémies s’installent au lieu même de la précarité ; c’est lutter sur la question des prisons, sur la question des drogues, sur la question des brevets. Bref, partant d’une question spécifique et singulière, on en vient à élaborer une vision et des exigences de politique générale. La question des étrangers en France était une question cruciale à Act Up, d’abord parce qu’on expulsait des étrangers malades dans des pays où ils n’auraient pas de traitement, ce qui revenait à les condamner. Nous nous sommes battus pour qu’ils soient réputés inexpulsables. Nous avons d’abord gagné, mais ce n’était qu’une victoire provisoire : le durcissement des lois successives sur les étrangers a eu raison de cette protection pourtant élémentaire.

Il y a enfin une parenté structurelle entre ces combats. Le premier geste d’Act Up, c’est la prise de parole : « à vous qui considérez que le sida est une maladie honteuse et qui voudrez nous acculer au silence, nous allons dire haut et fort que nous sommes pédés, drogués, malades du sida ! Nous prenons la parole en notre nom ». Or il en est allé de même des coordinations de sans-papiers.  Être sans-papiers, c’est être condamné à raser les murs, dans la clandestinité. En se rassemblant comme ils l’ont fait, les étrangers sans-papiers ont refusé ce destin mortifère, ils ont construit un discours public en leur nom propre et ont inventé par là un nouveau sujet politique.

Du mouvement des malades du sida à celui des sans-papiers, il y a donc l’invention d’un mode d’intervention politique qui n’existait pas véritablement avant les années 1990. Ont émergé ensuite de nouveaux relais tels que – justement – la revue Vacarme dans laquelle se sont retrouvés des membres d’Act Up, du Gisti[5], des associations de précaires. Plus tard, pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, certains d’entre nous ont créé, avec Michel Féher et Eric Fassin, l’association « Cette France-là[6] ». Il s’agissait d’établir un annuaire des politiques d’immigration visant à les documenter via, notamment, des récits de vie de personnes expulsées. Nous avons également fait des enquêtes sur les pratiques des préfets auxquels les autorités fixent des objectifs chiffrés en matière d’expulsions, mais également sur les institutions, comme certains hôpitaux dont les patients étrangers étaient envoyés en centre de rétention une fois soignés. Nous interrogions surtout la rationalité, ou l’irrationalité à l’œuvre dans ces politiques. Tous les rapports, des plus officieux aux plus officiels, attestent de l’intérêt économique de l’accueil d’étrangers en France, indépendamment même des valeurs de solidarité et du sentiment commun d’appartenance à l’humanité.

« Tous les rapports attestent de l’intérêt économique de l’accueil d’étrangers en France »

Pourquoi cette politique ? Sans doute parce que, quand on veut faire valoir des résultats, il est plus facile d’en obtenir en expulsant des étrangers qu’en empêchant la fermeture d’une usine.

Aujourd’hui, nous sommes toujours dans cette France-là qui est un État de droit dans lequel est menée une politique totalement abjecte à l’égard des étrangers. Leur vie est infernale pendant quelques années durant lesquelles ils ne peuvent pas travailler légalement car ils n’ont pas de papiers. La logique est bien connue : fuite, emprisonnement, et en dernière instance, on finira peut-être par les régulariser. En matière de santé publique, c’est catastrophique. Il existe un lien entre la précarité des étrangers et la contamination par le VIH sur le territoire français. Une manière de lutter contre le sida en France consiste donc à accélérer les procédures d’attribution des papiers. Autant dire que tous ces combats sont liés.

[1] Vacarme est une revue trimestrielle publiée sur papier et prolongée en ligne, qui mène depuis 1997 une réflexion à la croisée de l’engagement politique, de la création artistique et de la recherche. https://vacarme.org.

[2] Jacques Rancière, Le partage du sensible, Esthétique et politique, 2000, La fabrique.

[3] Hervé Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, 1990, Gallimard.

[4] L’Observatoire des passions est une série de soirées mensuelles, à mi-chemin entre le séminaire et la performance, où Philippe Mangeot interroge avec ses invités les passions fondamentales qui les meuvent.

[5] Le Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigré·e·s) milite pour l’égal accès aux droits et à la citoyenneté sans considération de nationalité et pour la liberté de circulation.

https://www.gisti.org/spip.php?article170

[6] Association créée en décembre 2007, Cette France-là se propose de documenter le traitement réservé aux étrangers qui, selon les autorités françaises, auraient vocation à être « éloignés ». http://www.cettefrancela.net

Édouard Louis : « Toutes les grandes littératures ont été des littératures de la réalité »

Copyright : Vincent Plagniol pour LVSL.

À l’occasion de la mise en scène au Théâtre de la Colline de son texte “Qui a tué mon père ?” LVSL a rencontré Édouard Louis. Éminemment politique, son œuvre possède une acuité particulière à l’heure des gilets jaunes. Aussi, cet entretien a été l’occasion de revenir sur le rapport entre les dominants et les dominés, le champ politique et ce que sa littérature comporte d’engagé. Entretien réalisé par Marion Beauvalet et Pierre Migozzi, retranscrit par Tao Cheret.


LVSL – Concernant votre pièce de théâtre, pourquoi avoir fait ce choix du passage de l’écrit au théâtre ? Ce monologue est-il selon vous un format adapté pour exprimer ce que vous aviez voulu dire en écrivant Qui a tué mon père ?

Édouard Louis – J’avais envie d’écrire un texte sur mon père. Il s’agit du point de départ du livre. Il y a quelques années maintenant, j’ai revu mon père, que je n’avais plus revu depuis que j’étais parti du petit village dans le nord de la France, duquel j’avais fui, pour me réinventer comme gay, comme écrivain à Paris. Je suis revenu vers mon père et, quand je l’ai vu, j’ai vu son corps totalement détruit. Mon père était pourtant quelqu’un de très jeune. Il n’avait pas de maladie importante.

J’ai eu envie d’écrire sur ce qui avait produit l’état de son corps et ce qui avait mené à cela, en ayant à l’esprit que c’est par sa place dans le monde, que c’est parce que c’est un homme des classes populaires qu’il a ce corps-là aujourd’hui. J’ai essayé d’écrire et je n’y arrivais pas, je butais sur l’écriture du livre. Et un jour, Stanislas Nordey a organisé une lecture d’Histoire de la violence au Théâtre National de Strasbourg, qu’il dirige.

J’y suis allé, et là-bas on s’est rencontrés, on a mangé ensemble – avec Falk Richter, d’ailleurs – et on a discuté. Il m’a dit que si un jour je souhaitais écrire quelque chose pour la scène, lui il aimerait alors beaucoup en faire quelque chose. Quand Stanislas m’a dit ça, ça m’a donné l’impulsion d’écrire ce texte sur mon père, justement parce que je ne trouvais pas la forme appropriée, que je ne trouvais pas le ton approprié.

J’ai alors écrit ce texte pour la scène, pour l’oralité. L’écrire me permettait aussi de trouver une autre forme pour parler des sujets dont j’avais envie de parler : la violence sociale, le racisme, l’exclusion, la domination. C’est comme cela que l’écriture du texte est partie.

“Le champ culturel a une manière très étrange de fonctionner : il s’agit de vous récompenser pour ne pas dire les choses.”

LVSL – Qui a tué mon père était donc secrètement une pièce de théâtre à l’origine ?

Édouard Louis – Oui, lorsque je l’écrivais je pensais au théâtre pour Stanislas. C’était très clairement un texte pour lui et pour la scène. Et même avant que je décide d’écrire pour le théâtre, je pensais déjà à cela. Quand j’ai publié En finir avec Eddy Bellegueule et Histoire de la violence, je parlais déjà des sujets dont j’avais envie de parler ; de la pauvreté, de l’exclusion sociale, du racisme, de l’homophobie, de la violence de la police, etc. Mais j’avais l’impression que très souvent, dans le champ culturel, beaucoup de personnes qui lisaient mes livres s’acharnaient à ne pas voir ce que j’essayais de dire, de montrer.

Le champ culturel a une manière très étrange de fonctionner : il s’agit de vous récompenser pour ne pas dire les choses. La meilleure critique qu’on peut vous faire, par exemple pour un film ou pour un livre, c’est qu’on vous dise que tout est suggéré, que rien n’est dit, que ce n’est pas du tout didactique. Il y a cette façon de valoriser le fait de ne rien dire. Le fait de ne pas s’affronter au monde social, à la réalité, à la violence. Pour écrire des livres qui s’affrontent pourtant directement à ces sujets-là, je ressentais toujours une sorte de frustration avec ces gens qui me disaient que mes livres parlent de violence sociale, de racisme, d’homophobie mais que ce qu’ils ont aimé c’est le style, la construction.

Je me suis dit que ce n’était pas anecdotique et que ça révélait cette façon du champ culturel de fonctionner. Et cette manière de toujours dénier cette réalité devant laquelle on est mis. Je me suis demandé comment il était possible d’inventer une forme littéraire qui empêcherait la lectrice ou le lecteur de ne pas ne pas voir ce qui est directement dit. La forme théâtrale m’a permis cela, de produire quelque chose de plus direct, de plus court, de plus confrontationnel.

Quelque chose qui met la lectrice ou le lecteur plus directement en face de ce qui est dit. Il y a aujourd’hui, et je l’ai beaucoup dit au moment de la sortie de Qui a tué mon père – c’était important pour moi –, beaucoup de stratégies qui sont mises en place dans le monde pour ne pas voir. De là, j’en suis vite venu à la conclusion que l’idée de littérature engagée est une idée qui n’est aujourd’hui plus suffisante. La littérature engagée telle que Sartre ou Beauvoir l’ont portée pendant leur vie. Car la situation dans laquelle on est n’est plus la même. Les livres ne sont plus censurés comme l’étaient les livres de Jean Genet et Violette Leduc ; des chapitres entiers coupés, qui ne pouvaient pas être publiés, des textes qui étaient empêchés d’exister. Or aujourd’hui, c’est possible de publier à peu près ce que l’on veut.

Si on a le droit de dire à peu près tout, à partir de ce moment-là les gens inventent des stratégies pour ne pas être confrontés à ce qui est dit. Il s’agit donc de se trouver une forme littéraire, poétique et esthétique qui va au-delà de cela. Quand Sartre parle de littérature engagée, il dit quelque chose comme « Je présente une réalité » – par exemple le racisme, par exemple la domination masculine –, « et au moment où je fais cela je fais appel à la liberté du lecteur ou de la lectrice car je le ou la confronte à la liberté de faire quelque chose ou de ne rien faire ».

Je me suis dit que c’est le contraire qu’il faut faire : ce n’est pas confronter la personne à la possibilité de voir ou de ne pas voir, c’est trouver une forme qui force la personne à voir ce que vous êtes en train de dire. Ce n’est donc pas produire un moment de liberté, c’est suspendre la liberté pendant un moment donné pour faire en sorte que la personne qui est en train de vous lire ne tourne pas la tête, ne détourne pas le regard. Pour moi, c’est l’idée d’une littérature de confrontation, qui viendrait après la littérature engagée. Je pense que le théâtre m’a permis cela encore plus que les romans.

LVSL – Effectivement, à moins de sortir de la salle, au théâtre ce que l’on voit et ce que l’on entend nous est imposé. C’était bien ce que vous souhaitiez, qu’on soit confrontés directement.

Édouard Louis – À partir du moment où on est face au texte, on doit s’affronter à ce que le texte dit. Et même si on n’est pas d’accord, le texte nous force à dire qui on est. C’est en finalité cela l’enjeu. Ce qui m’intéresse beaucoup, c’est quand il y a des réactions au texte de Stanislas qui disent que la pièce parle de la réalité, de la réalité sociale, alors que l’art n’a rien à voir avec la réalité sociale, que l’art c’est la fable, la narration, l’histoire.

Ainsi, même quand ils ne sont pas d’accord ils sont forcés à dire ce qu’ils sont vraiment. Pour moi, un geste littéraire important doit être comme un geste politique important : c’est un geste qui consiste à forcer les gens à dire qui ils sont. Un peu comme le mouvement des gilets jaunes qui force une partie des classes dominantes à dire qui elles étaient, à dire clairement tout leur mépris des classes populaires, leur haine des classes populaires, leurs pensées moqueuses, méprisantes à leur égard. Toutes les choses qui existaient déjà mais qui n’étaient pas dites.

Et tout d’un coup le mouvement apparaît et produit une sorte d’effet de psychanalyse sociale qui fait que les individus sont forcés à dire qui ils sont. Cependant je ne pense pas qu’un mouvement, un texte, une œuvre littéraire, un mouvement politique, un mouvement social puisse transformer tout le monde. Mais au moins il met dans une situation où l’on doit dire qui l’on est. À partir du moment où l’on voit qui les gens sont, il est plus facile de les affronter, d’affronter le monde. Il y a une dimension confrontationelle au théâtre qui est peut-être plus grande que dans un livre.

LVSL – Il y a une sorte de vérité profonde de votre texte qui émerge d’un coup et qui illustre ce que vous aviez pensé comme un texte de théâtre. Ce n’est plus seulement un écrit mais une parole qui est portée par un corps, une présence physique à laquelle on ne peut pas échapper.

Édouard Louis – Exactement, il y a quelque chose d’important dans le fait de confronter les gens à la réalité sociale, à la réalité mauvaise du monde.

LVSL – Peut-on considérer que la pièce est un prolongement de l’expérience de lecture originelle ou est-ce un rapport nouveau à l’œuvre, ou encore est-ce sa vraie existence ?

Édouard Louis – Il y a forcément une part d’interprétation puisque c’est une adaptation de Stanislas Nordey. Mais c’est ce que je voulais. Pour moi, il y a quelque chose de très beau, de presque poétique dans le fait d’être adapté par quelqu’un. Au moment où vous êtes adapté, c’est quelqu’un d’autre qui vient prendre votre histoire à votre place, qui vient porter votre histoire à votre place. C’est quelque chose que j’avais thématisé au moment de la sortie d’Histoire de la violence. Pour moi, il y a quelque chose de très émancipateur à voir son histoire portée par les autres.

Dans Histoire de la violence, je parle d’un viol, d’une agression sexuelle, d’une situation violente, et je raconte qu’après, quand je suis amené à devoir parler de cette histoire encore devant la police, devant des médecins, devant des juges, devant des avocats, qu’il faut en parler encore et encore, à ce moment-là je demande pourquoi est-ce moi qui doit porter cette histoire alors que je n’ai pas choisi de la vivre. Que j’ai le droit au repos. Il y a un droit presque ontologique et politique au repos.

“On devrait avoir une forme de droit fondamental à ne pas porter les souffrances qu’on n’a pas choisies.”

Je pense que, plus généralement, nous n’avons pas choisi ce qu’on a vécu dans nos vies, nous n’avons pas choisi les souffrances qu’on a vécues. On ne choisit pas d’être femme, on ne choisit pas d’être juif, on ne choisit pas d’être arabe, on ne choisit pas d’être gay. On devrait avoir une forme de droit fondamental à ne pas porter les souffrances qu’on n’a pas choisies. Si on pense en ces termes-là, on peut penser qu’il y a quelque chose de très beau quand quelqu’un vient porter nos histoires à notre place, nos souffrances à notre place, nos discours à nos places. Pour moi, c’est cela qui se passe au moment où je vois la mise en scène de Stanislas Nordey.

Je me dis : « Là, ce n’est plus mon problème, c’est le sien ». Évidemment, il a des interprétations différentes et des manières de penser et d’être, d’incarner le texte de manière différente, mais il y a quelque chose d’émancipateur dans le vol. Ce n’est pas un discours qui est très employé aujourd’hui. On a plutôt tendance à penser la violence de l’appropriation, la violence de parler à la place des autres, mais je pense qu’on peut aussi articuler cela à cette question-là, de penser les choses comme ça. Je me souviens que quand Thomas Ostermeiera adapté Histoire de la violence à Berlin, des gens l’avaient critiqué parce qu’il est hétérosexuel. Des gens avaient dénoncé qu’un hétérosexuel porte les problèmes d’un gay.

Moi j’avais répondu que ça ne me posait pas de problème. La question que je me pose est la vérité. Ce qu’il dit est-il vrai sur ce que c’est que d’être gay, sur la violence que les personnes LGBT subissent ? Ou est-ce caricatural, ou cela produit-il de la violence sur eux et sur elles ? La question pour moi n’est pas qui parle mais qu’est-ce qu’on dit. Est-ce du progrès et de l’émancipation ou est-ce du côté de la violence ? Cela devrait être un des seuls axes pour résoudre cette question.

LVSL – Si vous deviez écrire Qui a tué mon père aujourd’hui, écririez-vous la même chose avec le contexte des gilets jaunes ?

Édouard Louis – C’est difficile à dire, je ne peux pas savoir comment le projet littéraire se mêlerait à ce que j’essaie de faire, de penser. Ce qui est sûr, c’est que quand on écrit il faut savoir être interpellé par la réalité. Cela ne veut pas dire forcément écrire sur la réalité, sur exactement ce qui en train de se passer, mais se confronter au monde, confronter sa pratique artistique au monde.

Avant les gilets jaunes, avec Qui a tué mon père et mes livres d’avant, je me posais toujours cette question-là. Étant donné le corps de mon père, étant donné le niveau de violence sociale, étant donné le niveau de violence raciste envers les migrants et les migrantes en France aujourd’hui, étant donné ce que vit la communauté LGBT, je me demandais comment et quoi écrire par rapport à cela. Ce qui m’étonne beaucoup, c’est qu’il y a beaucoup d’auteurs qui écrivent sans avoir honte de ce qu’il se passe dans le monde.

“Comment peut-on ne pas être interpellé par le monde au moment où l’on écrit ?”

Il y a tout un pan de la littérature qui se consacre à une petite fraction de la bourgeoisie culturelle, qui parle de petits problèmes de la bourgeoisie blanche, culturelle, des villes. Je me demande toujours comment on peut écrire sur cela sachant ce qu’il se passe pour les migrantes et les migrants, sachant ce qu’il se passe pour les personnes LGBT, sachant ce qu’il se passe pour les Noirs en France. Comment peut-on ne pas être interpellé par le monde au moment où l’on écrit ? C’est pour moi un mystère. Cela me fait penser au début de La douleur de Marguerite Duras.

Elle reprend les notes qu’elle a prises pendant la Deuxième Guerre mondiale, qui parlent de la guerre, de la violence, du retour de l’homme qu’elle aimait, qui revient des camps de concentration. Elle a cette phrase très belle : « La littérature me fait honte ». Il faut savoir interroger sa pratique littéraire à partir du monde. Quand on y pense, tous les livres qui restent sont les livres qui ont fait cela. Claude Simon écrit sur la guerre, Marguerite Duras écrit sur la colonisation, Faulkner a écrit sur les pauvres blancs des États-Unis, etc. Pour moi, toutes les grandes littératures ont été des littératures comme ça, de la réalité.

LVSL – A la fin de Qui a tué mon père, vous faites du « name and shame ». Cela fait penser à ce que François Ruffin avait fait à l’Assemblée nationale, et qui lui avait été reproché par certaines personnes. Beaucoup de vos références sociologiques sont anglo-américaines. Avez-vous l’impression que toutes ces références sont bien perçues en France, tant dans le champ universitaire que dans le champ politique?

Édouard Louis – Je ne sais pas. Je sais que pour les gens qui lisent, la référence ne se pose pas de manière aussi frontale. Après, ce qui m’a beaucoup frappé, et je m’y attendais, c’est quand j’ai publié Qui a tué mon père et qu’on me reprochait de nommer des gens. On disait que c’était le retour des listes, que c’était violent. J’ai l’impression d’avoir dit cette phrase dix fois dans ma vie, mais c’est vraiment ici la perception différentielle de la violence. Les gens sont violents et, si vous les dénoncez, c’est vous qui êtes violent plutôt qu’eux.

C’est exactement ce qu’il se passait avec « Balance ton porc » ou « Me too ». Des femmes ou des personnes LGBT – majoritairement des femmes – dénonçaient des violences sexuelles. Or, ce qui était violent était de dénoncer et non pas les violences sexuelles elles-mêmes. En publiant Histoire de la violence et En finir avec Eddy Bellegueule, où je parlais en grande partie de la violence dans les classes populaires de mon enfance, où je parlais d’homophobes, de racistes, de personnes qui ont voté pour le Front National, je disais qu’à travers ces livres j’essayais de comprendre pourquoi.

Pourquoi les gens étaient racistes, pourquoi une grande partie des gens votaient pour le Front National, pourquoi il y avait de l’homophobie, et on me disait : « Ah mais tu essaies de comprendre, et si tu essaies de comprendre tu veux excuser alors qu’en fait, quand on est homophobe on est responsable, quand on est raciste on est responsable, quand on commet un acte de violence sexuelle on est responsable ».

Quand Qui a tué mon père est sorti et que j’ai parlé de la violence des décisions de Macron, de Chirac, de leurs décisions politiques et la manière dont elles ont impacté le corps de mon père, les mêmes personnes du champ culturel me disaient que c’était plus complexe que cela, que ce n’est pas de leur faute, qu’ils sont pris dans un système, que les décisions que prennent les femmes et les hommes politiques ne sont pas vraiment leurs décisions, etc.

Il y a un double système dans lequel il y a des excuses sociologiques pour les dominants, mais jamais pour les dominés. Les dominés sont toujours responsables et les dominants sont pris dans un système. Si vous dites, comme je l’avais dit à un moment avec Geoffroy de Lagasnerie dans un texte que j’avais publié avec lui, qu’au moment où il y avait eu la série d’attentats en France il fallait comprendre quel système était à l’origine de cela, on nous a attaqués en nous disant que nous voulions excuser les terroristes. Alors que moi, quand je dis que quand un gouvernement supprime une aide sociale cela produit une violence sur le corps des gens, le corps de mon père, on me rétorque que c’est plus complexe que cela.

L’idée de complexité est ici utilisée pour masquer quelque chose, pour ne pas penser. Une pensée complexe peut être une pensée qui mène à dire quelque chose de simple. Le travail demandé à Simone de Beauvoir pour pouvoir dire que la société est structurée par la domination masculine peut paraître simple, mais en fait le travail demandé pour mettre cela à jour est quand même quelque chose de complexe. Et on peut penser le contraire : plus les gens ont du pouvoir et plus ils sont responsables.

Avoir de l’argent, du capital culturel, du capital symbolique, du capital institutionnel c’est avoir la possibilité de faire des choses ou de ne pas faire de choses. Il y a une forme de misérabilisme des dominants, qui parviennent à faire croire aux autres que ce n’est pas de leur faute. Hier, après la pièce, je prenais un verre avec des amis dans un bar. On parlait politique avec le serveur, que l’on connaît. Il disait qu’il n’aimait pas Macron mais que, de toute façon, il ne peut rien faire. On voit bien que ce système bénéficie aux personnes qui ont le pouvoir, de faire croire qu’elles ne l’ont pas.

C’est très bizarre, cette fable du pouvoir, de faire qu’on n’a jamais le pouvoir. Il y a des moments dans l’histoire où l’on voit pourtant très bien qu’ils ont le pouvoir. Par exemple, quand Angela Merkel accueille un million de migrants en Allemagne. Tout le monde aurait dit que c’est impossible. Un autre exemple est Donald Trump, qui fait toutes les choses que l’on aurait pensées impossibles avant. Qui casse tout, qui prend toutes sortes de décisions possibles et improbables. C’est d’ailleurs assez inquiétant, cette idée que l’extrême-droite, ou la droite, a compris cela.

LVSL – Aller au théâtre, cela coûte de l’argent et en l’occurrence la pièce est plutôt jouée à Paris. En plus, dans vos livres il y a pas mal de référence à des auteurs, donc il faut un certain capital culturel pour y avoir pleinement accès. Les personnes que vous décrivez ne sont pas celles qui lisent vos ouvrages.

Édouard Louis – C’est un peu le paradoxe éternel. A partir du moment où vous écrivez pour les dominés, pour les gens qui sont la cible de la violence sociale, il y a toutes les chances pour que ces personnes-là ne vous lisent pas. Justement parce que la violence sociale les exclut du champ de la culture. Je pense qu’il ne faut pas renoncer à une forme d’exigence littéraire, une forme d’exigence théorique, à une forme d’exigence dans le propos quand on fait une œuvre, parce que la réalité est complexe et qu’elle a souvent besoin d’un discours assez complexe pour l’analyser.

Si l’on renonce à cette complexité, on renonce à analyser le monde. Et si on renonce à analyser le monde, on ne comprend pas comment il est et on ne le change pas. Je pense que Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir a changé beaucoup de choses dans la vie de ma mère et justement parce que c’est un livre exigeant, qui repensait à ce moment-là tous les rapports hommes-femmes, les rapports du genre, de domination et de violence masculine. Peut-être que si Simone de Beauvoir avait essayé de faire un livre plus facile d’accès, cela n’aurait pas marché parce qu’elle n’aurait pas eu ce pouvoir d’analyse du monde social.

Après, pour ce qui est du prix, on peut toujours le voler ! (rire) Les libraires vont me tuer si je dis ça, parce que la plupart d’entre eux galèrent. Ce qui m’a beaucoup frappé c’est que beaucoup de gens qui ont lu Qui a tué mon père n’avaient pas lu les livres d’avant, qui étaient peut-être plus intimidants par leur taille tandis que celui-ci était fait pour la scène, donc plus petit. Ce sont des choses qui paraissent toujours trop triviales et pratiques, mais il faut toujours se poser cette question.

Le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier dit toujours qu’il ne peut pas faire des pièces de cinq heures parce qu’il sait qu’il n’y a pas beaucoup de gens qui ont un travail dur et qui vont au théâtre, et que s’il fait des pièces de cette longueur-là il limite encore plus la possibilité pour ces gens-là de venir. Cela paraît presque anecdotique alors qu’en termes de rapports sociaux, de violence sociale, c’est très important.

Je m’en suis rendu compte avec Qui a tué mon père. Quand je vais manifester, quand je vais dans des mouvements sociaux, je vois des gens qui ont lu ce livre et pas les autres. La question du format des textes est donc aussi une question qui est importante car elle permet de s’adapter à différents publics. Je pense que Sartre, quand il écrit L’être et le néant, n’a pas le même public que quand il publie L’existentialisme est un humanisme. Ces questions-là ne doivent pas être trivialisées. Quand on est une auteure ou un auteur, on doit avoir cette responsabilité de pouvoir produire plusieurs types de textes pour avoir plusieurs types de publics.

LVSL – Votre création adopte les codes d’un art qui est quand même majoritairement à destination des dominants. Ou, du moins, celui d’un milieu socio-culturel aisé et urbain. Pensez-vous que ceux qui vous lisent comprennent nécessairement la dimension politique de votre œuvre et que cela agit sur leur conscience ?

Édouard Louis – Je pense que ce n’est pas tout à fait juste. Le théâtre, par exemple, c’est un lieu où des personnes viennent en groupes scolaires, donc il y a quand même des publics hétérogènes. En tous cas pas aussi homogènes qu’on ne le croit. Mes premiers contacts avec la littérature ont été des contacts par le théâtre, parce que le collège et le lycée m’y emmenaient. Tout à coup, je voyais et j’entendais des textes que je n’aurais jamais entendus ou lus parce que personne ne lisait dans ma famille. Et puis, comme je le disais, il y a une sorte de paradoxe duquel on ne peut pas sortir. Il ne faut pas poser les questions en ces termes-là.

Mais en même temps je crois qu’il est aussi possible de produire un art – cela peut prendre du temps – qui permette aux gens de se reconnaître. Je me souviens que, quand j’étais enfant, ma mère qui ne lisait pas de livres, qui n’a jamais eu la chance et la possibilité de faire des études, disait toujours qu’elle savait qu’Emile Zola était de son côté. C’était bizarre, mais quand je rentrais avec un livre de Zola à la maison, elle disait : « Ah, lui il était de notre côté ». Du côté de l’ouvrier. C’était des auteurs qui avaient réussi à créer des images qui faisaient que les gens se sentaient défendus, représentés, exister. Cela passe par plein de choses, notamment des interventions. Il y a beaucoup de gens qui m’écrivent et qui me disent qu’ils enseignent mes livres dans un lycée professionnel, en Picardie ou en région PACA.

Je pense qu’il y a beaucoup plus de canaux qu’on ne le pense pour la transmission des livres. Le fait que tout le monde ne lira pas un livre est un paradoxe indépassable et que je n’entends pas dépasser parce que personne ne le dépassera jamais. Il s’agit seulement d’essayer d’aller le plus loin possible dans l’adresse à un public auquel d’habitude on ne s’adresse pas. Quand j’écris, je ne m’adresse pas au champ culturel. Je pense beaucoup plus aux mouvements sociaux, je pense beaucoup plus à mon père qu’à la critique que je vais avoir d’un grand journal. Si j’avais pensé en ces termes-là, je n’aurais jamais écrit Qui a tué mon père. Je me serais dit qu’on ne doit pas parler politique dans un livre, que la littérature n’est pas la politique. C’est d’ailleurs une critique que j’ai eue.

LVSL – Pensez-vous que cette dimension politique est comprise ? Est-elle comprise mais ignorée ou pensez-vous que finalement, notamment sur la jeunesse, elle a une certaine emprise, que votre littérature participe à une prise de conscience ?

Édouard Louis – Ce n’est pas à moi de le dire parce que ce serait arrogant. Je suis allé plusieurs fois à la pièce de Stanislas, et je vois bien que la réaction d’un public jeune est différente de celle d’un public plus âgé. Les jeunes se sentent plus connectés. Il y a aussi des gens plus âgés qui sont réceptifs au texte – je ne crois pas du tout à la valeur absolue de l’âge. Je pense par exemple que Bernie Sanders est politiquement beaucoup plus jeune que plein de gens jeunes biologiquement qui sont à La République En Marche ! et qui ont des idées thatchériennes, des années 80.

Je pense que très souvent la littérature est en retard sur les autres arts. Quand j’ai commencé à créer Qui a tué mon père, je me suis demandé ce que ça voudrait dire d’écrire le nom de Macron et de Sarkozy dans un livre. C’est vrai que ça me gênait aussi un peu. Je suis comme beaucoup de gens, je suis pris dans un état du champ et des idées de ce que doit être une œuvre littéraire. A ce moment-là, j’écoutais beaucoup de rap et je me suis dit qu’en fait, quand on pense au rap, c’est quand même un genre musical qui n’a pas peur du présent. Il parle du présent, le plus instantané, le plus urgent.

Je me suis demandé pourquoi la littérature ne le faisait pas. De la même manière que des écrivains comme James Baldwin ou Toni Morrison qui ont été influencés par le jazz. A un moment, toute une partie de la littérature américaine a été influencée par le jazz. C’est important, ces moments où la littérature se connecte à d’autres arts. Je me suis dit que si le rap le faisait, pourquoi la littérature ne pouvait pas ne pas le faire. Cela m’a donné un sentiment d’autorisation, de m’intéresser à ce que font d’autres formes d’art. Il y a un paradoxe qui est qu’à la fois c’est un livre qui peut être considéré comme très politique, mais en même temps il y a eu une forme de surpolitisation de ce livre à sa sortie.

Moi, ce je voulais dire, c’est qu’une décision de Macron, de Sarkozy, ou une non-décision, fait partie de l’histoire intime du corps de mon père autant que son premier baiser, autant que la première fois qu’il a fait l’amour. Qu’une aide sociale en moins, que 5€ en moins qui l’empêchent de se nourrir correctement, qui aurait pu interrompre cela à part Macron ?

En France, dans un régime assez pyramidal, il y a peu de gens qui auraient pu bloquer cela et faire que ça n’arrive pas. Ce que je voulais montrer, c’est que tout ceci fait partie de la vie intime de son corps. Ce n’est pas grave si dans cent ans on ne sait plus qui est Macron ou Sarkozy. Peu importe, au fond, car c’est l’histoire du corps de mon père.

Et l’histoire du corps de mon père a été déterminée par des rencontres avec des gens, des rencontres non-choisies avec des politiques qu’il n’a pas choisies. Je montre cela dans le livre. On n’est pas obligé d’avoir connu Raskolnikov pour pouvoir lire Crime et châtiment de Dostoïevski. Ce n’est pas l’enjeu. Ce qui m’importait était de raconter une histoire. Si on surpolitise le livre, on oublie alors son principe même, qui est d’intégrer la politique comme une dimension intime de mon père.

LVSL – Vous évoquez beaucoup l’auto-persuasion au sein des classes populaires. On le voit notamment dans la séquence de Noël, où votre père dit qu’il n’aime pas Noël, qu’il n’aime pas les cadeaux, mais que vous comprenez des années plus tard qu’il s’est préparé à détester la joie et le bonheur, comme si cette dimension politique qui le broie, qui va lui broyer le dos après, était quelque chose qui le faisait s’auto-convaincre que c’est son choix s’il n’est pas heureux.

Édouard Louis – Exactement. Dans le monde de mon enfance, et chez les gens des classes populaires en général, l’illusion de liberté est une des plus grandes violences. L’illusion qu’on est libre, qu’on peut faire ce que l’on veut, que l’on est maître de son destin fait qu’à la fin la vie qu’on nous a imposé, que le monde nous a imposé, nous appartient et qu’on a tout décidé. Alors qu’il est en fait beaucoup plus émancipateur de se dire que l’on n’est pas libre et qu’il faut se libérer. Pour moi, tous les mouvements sociaux – le mouvement féministe, le mouvement antiraciste – c’est ce geste-là qu’ils ont posé.

“La domination sociale fait justement qu’on est dépossédé de la manière de comprendre des choses, et c’est l’enjeu même de la violence sociale.”

On dit qu’en tant que femme vous êtes aliénée, qu’en tant que gay vous êtes aliéné, qu’en tant que noir vous n’êtes pas libre et qu’il faut se libérer. C’est pour cela que j’ai toujours été très méfiant et même hostile à toutes les formes de philosophie d’exaltation du peuple, dont on trouve une forme des plus contemporaine chez Rancière, qui consiste comme ça à exalter la liberté du peuple, la liberté des classes populaires, etc. alors qu’en fait je me rends compte que chez ma mère et chez mon père, dont je pensais qu’ils étaient libres, c’était une des manières de ne pas se libérer. Mon père pensait que tout ce qu’il avait fait il l’avait choisi. Que l’usine était son choix, qu’être meilleur était son choix, qu’arrêter l’école était son choix, alors qu’en fait c’était la société qui lui avait imposé tout cela.

Cette exaltation de la liberté, cette forme d’égalité dans les connaissances en soi, cela me paraît violent. Parce que ce n’est pas vrai, il n’y a pas d’égalité dans les connaissances. La domination sociale fait justement qu’on est dépossédé de la manière de comprendre des choses, et c’est l’enjeu même de la violence sociale. Dans le village de mon enfance, comme je le dis toujours, on pensait que c’était l’épicière du village qui était une grande bourgeoise, on pensait que c’était elle la privilégiée. C’était l’équivalent de la mère d’Annie Ernaux. Pour moi, Annie Ernaux c’était une bourgeoise. Vous imaginez ? Comment pouvez-vous construire une analyse du monde social si votre vision du monde social est aussi biaisée.

Nous n’étions jamais allés à Paris, nous n’étions jamais allés dans une grande ville. Plus je me suis éloigné du monde mon enfance, et plus j’ai eu affaire à différentes sphères, différents mondes du monde social. Je me suis alors dit que le monde social est infini. Je suis arrivé à Amiens et j’y voyais des enfants de professeurs du secondaire : j’avais l’impression que c’était l’immense bourgeoisie par rapport à mon enfance. Et puis après, je suis arrivé à Paris et là j’ai vu les enfants d’architectes à l’École Normale Supérieure. Et puis après, je suis allé à New York et j’ai vu des personnes qui ont une maison entière dans les quartiers chics de New York.

Dans  ma trajectoire, j’ai ressenti comme ça une forme d’étonnement à constater que le monde social est sans fond et que les inégalités sont sans fin. Quand vous êtes enfermé dans un village depuis plus de dix générations, comment voulez-vous pouvoir percevoir cela ? Il n’y pas d’égalité de compétence. Non, il y a une violence sociale qui fait que vous êtes privé d’un certain nombre de choses. Cela me semble beaucoup moins radical de dire cela que d’adopter une posture bourgeoise qui consisterait à dire qu’on est au fond tous à compétences égales et qu’il y a juste des compétences qui sont valorisées plus que d’autres. Non, moi je ne le crois pas et je pense que c’est très violent de dire cela. Cela participe de l’exclusion sociale.

LVSL – On voit avec le mouvement des gilets jaunes qu’il y a un peuple, qui vient de tout en bas, qui s’est dressé et qui a amené avec lui des classes qui étaient un peu au-dessus, des classes populaires voire même la classe moyenne, paupérisée. Il y a donc tout un peuple qui s’est dressé contre un État qualifié de macronien, d’État voyou, d’État corrompu. Il a nommé à sa façon l’oligarchie et, aujourd’hui on voit aussi qu’une jeunesse se dresse pour le climat et réclame la justice climatique. Il y a ainsi deux blocs sociaux extrêmement importants qui se placent contre l’oligarchie. Pensez-vous que ces deux mouvements peuvent se joindre ou y a-t-il un antagonisme générationnel qui pourrait servir l’oligarchie en divisant ce peuple ?

Édouard Louis – Je pense que tous les moments où l’on a parlé de convergence des luttes, c’était plus de la synchronisation plutôt que de la convergence. C’est ce qui se passe aujourd’hui. Chaque mouvement permet à d’autres d’émerger. Chaque mouvement incarne la possibilité de se soulever. Un mouvement porte toujours deux choses : à la fois ses revendications – sociales, féministes, sexuelles, etc. – et l’image de la possibilité d’un mouvement social. Au milieu du XXe siècle, le mouvement LGBT n’aurait pas été aussi fort sans le mouvement antiraciste, par exemple. Chaque mouvement porte avec lui la possibilité d’un mouvement.

On ne peut donc qu’espérer cela : la synchronisation des mouvements, la multiplication des luttes. Il y a le mouvement Justice pour Adama, il y a les gilets jaunes, il y a le mouvement climatique, etc. Chaque mouvement porte la possibilité de l’autre. On ne peut pas se sentir concerné par tous les mouvements, c’est humainement impossible. Si on disait qu’on se sentait concerné par tous les mouvements, on commettrait déjà un geste de violence sociale en pensant que l’on sait tout. Le principe de l’histoire des mouvements sociaux, c’est toujours la recréation de nouveaux mouvements sociaux, qui émergent de manière inattendue. On ne peut pas faire partie de tous les mouvements sociaux car on ne peut pas tous les connaître, il y en a toujours qu’on ignore.

Moi, j’aurais envie de participer à tout. Quand on est une personne de gauche, on est toujours confronté à cela, au fait qu’on voudrait toujours faire plus. On voudrait être à la fois avec les migrants, à la fois avec les SDF, à la fois contre les violences policières, à la fois avec les antifascistes, à la fois dans le mouvement féministe, etc.

“Plus les mouvement sont spécifiques et plus ils sont puissants.”

Mais on ne peut pas être partout. En revanche, on peut porter un mouvement si loin qu’il peut provoquer l’émergence d’autres mouvements. Quand j’écris Qui a tué mon père, j’étais déjà dans le comité Adama et cela a fait partie de ce qui m’a donné de l’énergie pour écrire ce livre. J’ai vu ce que portait le comité, la puissance au sein de ce mouvement. Je m’en suis imprégné. Je ne crois pas du tout aux mouvements qui essaient de tout synchroniser. Par exemple, une partie du mouvement féministe dit qu’il faut combattre et l’impérialisme, et le capitalisme, et le racisme, etc.

Ces mouvements qui essaient de tout faire font, je pense, à la fin pas grand-chose. Plus les mouvements sont spécifiques et plus ils sont puissants. Assa Traoré dit qu’elle se bat pour son frère, qu’elle se bat pour la justice de son frère. Et qu’à partir de là elle critique ce qui se passe pour les Noirs et les Arabes dans les banlieues, les violences policières, les scènes de ségrégation. Son mouvement est avant tout celui de son frère.

Je pourrais dire que, parallèlement, mon mouvement c’est celui du monde de mon enfance, des classes populaires, de mon père. J’écris Qui a tué mon père, pas « Qui a tué la classe ouvrière », « Qui a instauré le capitalisme », « Qui a instauré le néolibéralisme », etc. Si c’était possible, de résoudre tous les problèmes d’un seul coup, je serais le premier à vouloir cela. Quand on essaie de tout mettre ensemble, à la fin c’est toujours la même chose. Il y a une cause qui s’impose et les autres deviennent périphériques.

C’est beaucoup ce qui a été dit dans le mouvement antiraciste en France : « Venez dans le mouvement social général et on parlera aussi de ça ». Mais finalement on n’en parle jamais, on le fait à la toute fin du meeting, lorsqu’il ne reste plus que deux minutes pour parler. Alors que si on s’axe sur des luttes beaucoup plus spécifiques on permet l’émergence de pensées spécifiques et l’émergence d’autres mouvements. Plus il y a de mouvements et plus il y a de mouvements. C’est ça qui est beau, dans l’idée du mouvement social.

L’Argentine des artivistes : quand l’art reprend la rue

Alors que le gouvernement de Mauricio Macri vient d’accueillir en grande pompe le G20 en Argentine, incitant les habitants de Buenos Aires à partir en week-end[1] tout en militarisant la ville[2], des artistes refusent de quitter la place publique et l’investissent par leurs masques, leurs mots, leurs cris et leurs corps, s’inscrivant en faux depuis plusieurs mois déjà contre cette manifestation. Ce sont, ici, les activistes de la Fuerza Artística de Choque Comunicativo[3] ; là, ceux de Fin de UN Mundo[4], deux collectifs parmi les plus médiatisés. Mais ils ne sont pas les seuls et ce genre d’actions ne date pas d’hier. Tant pour dénoncer les crimes de la dictature que pour porter les revendications du féminisme, en passant par le souci de rendre visible la lutte des travailleurs de la culture, praticiens de l’art et citoyens lambda se rejoignent, à travers les époques et au détour des rues, pour de retentissants happenings. Retour sur la truculente mouvance de l’artivisme argentin et sur ses manifestations actuelles.


Pour beaucoup d’artistes, l’élection de Mauricio Macri en décembre 2015 à la présidence de l’Argentine a représenté une catastrophe politique. En effet, l’essentiel de la vie culturelle à Buenos Aires est animée par un vaste réseau – l’un des plus denses au monde – de centres culturels et de théâtres indépendants, de clubs de musique et de milongas (clubs de tango), régis par une économie précaire[5]. Touchés de plein fouet par la réforme du tarifazo qui a entraîné, dès janvier 2016, l’augmentation drastique des tarifs de l’eau, de l’électricité, du gaz et des transports et par diverses formes de persécutions politiques telles que de récurrentes fermetures arbitraires qu’on nomme les « clausuras », ces espaces culturels sont devenus le foyer d’une intense mobilisation expliquant en partie le regain local de l’artivisme[6] ces dernières années. Ana Longoni décrit l’activisme artistique argentin comme un ensemble de « mouvements diffus intégrés par des artistes et des non artistes, qui socialisent des savoirs et mettent à disposition des ressources pour tous »[7]. Si, dans les années 2000, la démocratisation des nouvelles technologies et des réseaux sociaux a transformé les pratiques artivistes, leur offrant plus de visibilité, leur histoire est bien plus ancienne en Argentine.

L’activisme artistique argentin après la dernière dictature militaire

Au sortir de la dernière dictature militaire (1976 – 1983), des groupes d’artistes s’échinaient déjà à se ressaisir des rues de Buenos Aires. Nourri d’actions spontanées telles que le Siluetazo[8], qui témoigna des premiers élans de participation populaire dans une performance artistique à portée politique, l’artivisme argentin trouve ses origines dans les milieux de la contre-culture.

http://revistamutt.com/visuales/el-siluetazo-ponerle-el-cuerpo-a-la-desaparicion/
Le “Siluetazo” du 21 septembre 1983. © Revista MUTT

Les années 1980 : de l’après-dictature à l’hyperinflation

La mouvance under des années 1980, animée d’artistes aux disciplines hybrides, électrise les caves de la capitale argentine par des concerts déjantés, des spectacles burlesques et un art de vivre où se mêlent drogues, libertinage et inventivité. Elle a pour lieux emblématiques le Cafe Einstein, la discothèque Cemento ou le Parakultural, viviers des plus talentueux artistes argentins de cette génération. Ce sont les années de La Organización Negra[9], groupe célèbre pour avoir réalisé des performances provocantes évacuant les mots et plaçant le corps au centre de l’action : alors que le pays s’extirpe tant bien que mal de la terreur, des dizaines de performeurs viennent se “freezer” (s’immobiliser, comme gelés) en pleine rue, simulent des scènes de fusillades dans l’espace public, tombent comme morts sur les trottoirs ou se jettent sur le capot des voitures pour leur vomir du yaourt sur le pare-brise. La performance Uorc work écrit tel qu’il se prononce en espagnol – sera particulièrement retentissante. Des suites de l’action Tirolesa en 1989, où le groupe demanda l’autorisation à l’État de réaliser sa performance sur l’obélisque de Buenos Aires, La Organización Negra abandonnera peu à peu son caractère transgressif et sera dissoute en 1992[10].

Les artivistes du groupe Escombros[11], ces « artistes de ce qui reste », tels qu’ils se présentaient alors, s’illustrèrent également dès 1988, dans cette période d’hyperinflation qui inspira son nom au collectif : à la question « Que restera-t-il de ce pays ? », ils répondaient : « Des décombres ». Par des interventions plastiques de rue ou via des expositions, ils s’efforcèrent d’exprimer la réalité sociopolitique de leur époque.

Les années 1990 : néolibéralisme et réconciliation forcée

En 1996 est constitué le mouvement HIJOS (Hijos por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio) à l’initiative des fils des disparus de la dernière dictature militaire. Il opère alors sous forme d’escraches[12], ces techniques agressives qui consistent à saccager la façade des domiciles d’anciens tortionnaires du régime et qui ont contribué à la « revitalisation de la lutte pour les Droits de l’Homme dans l’adversité de la conjoncture en rendant publiquement visible l’impunité des oppresseurs et en contribuant à générer une condamnation sociale devant l’absence d’une quelconque lueur de condamnation légale »[13]. Par la radicalité de son geste, HIJOS ouvre une brèche dans une séquence politique, celle du président néolibéral Carlos Menem, soucieuse de réconcilier le pays avec son passé en amnistiant les anciens officiers du régime.

“HIJOS opère alors sous forme d’escraches, ces techniques agressives consistant à saccager la façade des domiciles d’anciens tortionnaires du régime”

Mais la mise en scène d’une revendication politique ayant pour objet les affres de la dictature a un antécédent célèbre en Argentine : les Mères de la Place de Mai (Madres de Plaza de Mayo) qui depuis 1977, parées de leurs langes blancs, défilent sans relâche chaque jeudi devant la Casa Rosada, siège de la présidence argentine, afin de commémorer l’assassinat de leurs enfants qui sont pour la plupart d’anciens militants opposés à la dictature. Elles réclament la condamnation des tortionnaires et demandent la restitution de leurs petits-enfants accaparés par les militaires.

https://archive.org/details/GacPensamientosPracticasYAcciones/page/n97
Les panneaux du GAC, “Justice et punition”, en 1998. © GAC

L’activisme de HIJOS et le legs des Mères de la Place de Mai ont stimulé, dans les milieux artistiques, la création de plusieurs groupes parmi lesquels le GAC (Grupo de Arte Callejero)[14], né en 1997 à l’initiative d’étudiants des Beaux-Arts et Etcétera, formé par des artistes de théâtre, renommé en 2005 Internacional Errorista dans le cadre de la venue du président américain Georges W. Bush au 4ème Sommet des Amériques[15]. Ces deux groupes ont apporté les marques artistiques visuelles et théâtrales les plus poignantes aux escraches développés par HIJOS. Quand le GAC, qui imita les panneaux de signalisation, indiquait en pleine ville la localisation des anciens centres de détention, des maternités clandestines ou des domiciles de tortionnaires relaxés, Etcétera se chargeait de représenter, devant les dits domiciles et grâce à des marionnettes, des costumes et des masques, des scènes de torture, des vols de bébés ou des moments de confessions de militaires éplorés devant des curés burlesques.

Les années 2000 : de la crise aux recompositions

Le 19 décembre 2001 se déclenche la tristement célèbre crise argentine. Devant l’ampleur de la mobilisation populaire, des émeutes qui la caractérisent et de la violente répression policière qui fit 35 morts, le président Fernando de la Rúa démissionne et s’enfuit par hélicoptère du palais présidentiel assiégé par la foule. Entre décembre 2001 et mai 2003 s’écoule une période marquée par un climat inédit d’instabilité institutionnelle et de perpétuelle agitation dans les rues. Un nouveau paradigme social émerge à travers des assemblées populaires, des piquets de grèves, des entreprises récupérées par leurs travailleurs et des mouvements de chômeurs, les piqueteros, dont le mode de protestation consiste à couper les principales voies d’accès à la capitale. Dans ces moments d’intense mobilisation et de créativité ont surgi de nouveaux modes d’activisme social et culturel ayant impulsé une grande quantité de groupes d’artistes visuels, de cinéastes et de vidéastes, de poètes, de journalistes alternatifs et d’intellectuels.

Après l’élection de Néstor Kirchner en avril 2003[16], deux raisons ont contribué à affaiblir la dynamique de l’activisme artistique en Argentine. La première concerne la relation des artivistes avec la sphère politique : en s’inscrivant dans la ligne d’une reconnaissance des droits de l’Homme par la réouverture des procès contre les criminels de la dictature, le gouvernement Kirchner a fragmenté le mouvement qui luttait au nom de ces revendications. Pour le bicentenaire de la révolution argentine en 2010, il a notamment fait appel au GAC et à Fuerza Bruta pour réaliser, contre rémunération, l’impressionnante manifestation de commémoration[17]. La seconde a trait au rapport que les artivistes entretiennent avec l’institution artistique : du fait de l’attractivité dont a fait l’objet l’Argentine au cours de la conjoncture 2001 – 2003, ses pratiques artistiques collectives ont acquis une soudaine légitimité dans les circuits internationaux de l’art. Des groupes comme le GAC et Etcétera, qui étaient restés jusque-là à la marge des circuits conventionnels, se sont vus invités dans des biennales et des expositions internationales.

 

Des artistes et des luttes dans la conjoncture macriste

L’élection du futur président Mauricio Macri comme maire de Buenos Aires en 2007 commence à générer de nouvelles insatisfactions et des colères qui culmineront en 2015 lorsque l’État et la capitale fédérale lui sont désormais acquis. Une nouvelle crise de la représentation politique, doublée de la démocratisation d’internet et de l’usage des réseaux sociaux, conduisent des acteurs à parler désormais de « nouvel activisme », comme l’analyse l’artiste activiste et chercheur Maximiliano de la Puente : les pratiques se réinventent, les objets de lutte se transforment et de nouveaux collectifs émergent[18], pour beaucoup héritiers de l’effervescence de la crise de 2001.

Les artistes, ces « travailleurs de la culture », peinent à être représentés par les syndicats du pays. Ils ont alors recours à leurs meilleurs outils pour rendre visible leur lutte[19], usant de divers registres. Le style dit « ludico-ironique », proposé par Bleuwenn Lechaux pour décrire la théâtralité des collectifs new-yorkais, pourrait convenir pour qualifier les actions des Argentins ; il s’agit alors de se demander « dans quelle mesure ces mises en formes musicales et théâtralisées de la contestation, qui usent du registre de l’ironie, ont-elles, pour les militants, la faculté de remettre en jeu les convictions politiques, d’armer les convertis et de convertir les indécis, voire de sensibiliser les opposants ? »[20].

Les artistes et l’institution culturelle

Les artistes s’attaquent parfois seuls à leurs propres institutions, celles de la culture, pour en révéler les dysfonctionnements et faire valoir leurs droits. Ainsi, des groupes se sont employés à ridiculiser la gestion, jugée calamiteuse, du Complexe Théâtral de Buenos Aires, cet ensemble des cinq plus importants théâtres publics de la capitale, en venant s’asseoir sur des chaises, armés de banderoles ironiques, face à certaines de leurs portes closes depuis beaucoup trop longtemps pour « cause de travaux »[21].

https://www.laizquierdadiario.com/Ser-o-no-ser-asi-esta-el-teatro
Devant le théâtre public Sarmiento, en 2015. © Maru Sapriza

De même, suite à la hausse soudaine des prix de l’électricité en janvier 2016 et devant l’absence de réponse de l’État à la demande d’instauration d’une tarification spéciale pour le secteur fragile de la culture indépendante, des acteurs ont réalisé l’action dite de l’« Apagón » qui consista en une extinction synchronisée des lumières dans cinquante institutions culturelles. Puis ils firent irruption, théâtralisant un hold-up, dans les locaux du ministère de l’Énergie, transformant le bâtiment en une scène où se déployèrent monologues, chansons et chorégraphies, telles une « interpellation sarcastique » à l’attention des autorités[22]. Pour sa part, le groupe ATACA[23] réalisa deux actions pour rendre visible la condition des travailleurs des musées publics. La première eut lieu sur la Place de Mai, à minuit – sans prise de parole syndicale, précise Marcos Kramer, employé du Musée d’Art Moderne de Buenos Aires – le jour où se terminaient les contrats de cinq cents travailleurs non reconduits. La seconde se déroula devant le musée des Beaux-Arts, un samedi à midi : les employés mobilisés installèrent sur la voie publique un grand cadre dans lequel ils s’assirent à tour de rôle, accessoires en main, posant comme sur un célèbre tableau du musée datant du XIXème siècle où l’on peut voir une famille affamée et sans travail, tout en invitant avec succès les passants à en faire de même.

“Des artistes firent irruption, théâtralisant un hold-up, dans les locaux du Ministère de l’Énergie, transformant le bâtiment en une scène où se déployèrent monologues, chansons et chorégraphies, telles une « interpellation sarcastique » à l’attention des autorités”

Il arrive aussi – pour un impact médiatique et politique décuplé – que les artistes s’associent à d’autres secteurs et à d’autres causes pour parvenir à leurs fins. Le 25 janvier 2016, Dario Lopérfido, alors ministre de la culture de la ville de Buenos Aires, nie dans une entrevue le chiffre officiel des 30.000 disparus de la dernière dictature argentine. Accusé de négationnisme, sa déclaration soulève l’indignation et devient l’argument d’une vaste campagne, menée conjointement par les travailleurs de la culture et les associations des droits de l’Homme, visant à obtenir sa démission. La mobilisation prit notamment la forme d’escraches, relativement pacifiques, dont l’efficacité a résidé dans leur répétition incessante, comme l’explique le metteur en scène et activiste Juan Pablo Gómez. Pendant plusieurs mois, le ministre ne pouvait se présenter dans un lieu officiel sans qu’une action de groupes masqués à son effigie[24] ne vienne interrompre ses discours[25]. Par un jeu de pièges médiatiques et grâce à l’extension virale du mouvement, répercuté à l’international, Dario Lopérfido fut contraint de démissionner successivement de toutes ses fonctions (il en occupait trois à la fois).

https://www.laizquierdadiario.com/Loperfido-es-un-simbolo-de-todo-lo-que-no-queremos-en-la-Cultura
Manifestations contre Dario Lopérfido, en 2016. © La Izquierda Diario

L’artivisme dans le mouvement féministe argentin

Mais c’est le mouvement féministe argentin qui semble incarner le meilleur exemple de cette fusion entre luttes sociales et recours artistiques. Suite à la création, le 3 juin 2015, du mouvement Ni Una Menos[26], des mobilisations organisées sans appui syndical et grâce aux réseaux sociaux mirent officiellement à l’ordre du jour, aiguillonnées par le thème du féminicide, une série de mots d’ordre. La campagne nationale pour le droit à l’avortement est la plus emblématique d’entre elles : en reprenant le symbole des Mères de la Place de Mai, les manifestations de l’été 2018, où les langes sont désormais de couleur verte, ont débordé les avenues de Buenos Aires, donnant lieu à des actions saisissantes telles que l’Operación araña (Opération araignée), dans le métro, le 31 juillet[27].

Plusieurs collectifs sont récemment apparus en Argentine, parmi lesquels Las Rojas, les Mujeres de Artes Tomar – détournement de l’expression « hombre de arma tomar », qui désigne un homme sachant se défendre, le groupe ayant substitué arma par arte – et Aulla (hurlement de louve)[28]. L’artivisme féministe, pour la militante Cora Fairsen, a d’autant plus de sens qu’il met en scène le corps, lui-même objet de la revendication : « S’il n’apporte rien de particulièrement nouveau dans le discours, il doit pouvoir changer les manières de faire et notamment s’emparer, pour la détourner, de la traditionnelle marche syndicale », selon elle « typiquement masculine ». Un groupe comme Pan y Rosas (Du pain et des roses)[29], par exemple, se décrit comme socialiste et anticapitaliste et insiste sur le cadrage international de son combat, au-delà du seul sujet de l’avortement et du seul cas de l’Argentine, considérant que la lutte féministe est partie intégrante de la lutte des classes[30].

L’une des tâches de ces groupes est de se réapproprier les jours symboliques comme le 28 septembre (jour international pour le droit à l’avortement), le 8 mars (journée internationale des droits des femmes) ou le 24 mars (anniversaire du dernier coup d’État argentin) lors duquel, en 2016, les Mujeres de Artes Tomar, sous le mot d’ordre Mujer, Marzo y Memoria, s’approprièrent ladite marche pour « la mémoire, la vérité et la justice » et conduisirent une performance intitulée La Marcha de las Escobas (La Marche des Balais), balayant en dansant l’avenue à l’unisson[31].

https://emergentes.com.ar/tagged/operaci%C3%B3n-ara%C3%B1a
L’Opération “araignée”, le 31 juillet 2018. © Emergentes

Certaines revendications des membres du collectif Aulla – vêtues de noir et parées de masques de louves colorés et brillants[32] – ciblent le champ culturel. Selon Cora Fairsen, si la parité existe globalement dans le circuit du théâtre indépendant, il y a parmi les artistes programmés dans le théâtre public deux femmes pour dix-huit hommes. Début 2018, au cours de la troisième assemblée de Ni Una Menos, le collectif Aulla dénonce les fermetures arbitraires de salles de spectacle indépendantes et attire l’attention sur la profonde inégalité qui règne au sein du Complexe Théâtral de Buenos Aires où, entre les différences de salaires et les assignations à des tâches genrées, la très faible représentation des artistes féminines au cours de la dernière saison laisse à désirer[33].

 

Les nouveaux collectifs artivistes argentins

Armés des nouveaux outils numériques pour se rencontrer, s’organiser et diffuser leurs actions, les artivistes des années 2010 ont trouvé matière à mobiliser autrement d’anciens et de nouveaux acteurs en produisant des actions en dehors des cadres institutionnels, s’appropriant les rendez-vous officiels ou faisant irruption là où on ne les attendait pas pour rendre audibles et partageables des problématiques collectives.

Cette mobilisation des émotions, tant pour celui ou celle-ci qui exécute l’action que pour celui ou celle-là qui y assiste de loin ou la vit de près, cherche à donner accès, par le seuil du sensible, aux batailles politiques en cours, aux scandales qui les sous-tendent et aux rêves sociétaux qui les animent. Deux collectifs, ces dernières années, ont particulièrement bien illustré ces perspectives en Argentine.

La Fuerza Artística de Choque Comunicativo (FACC)

L’esthétique angoissante, parfois ironique, mais plus souvent violente ou macabre de la FACC s’est déclinée depuis 2015 en plusieurs interventions dans des lieux-clés de Buenos Aires et de l’Argentine[34]. Définis sous l’égide de mots d’ordre éloquents[35], les faits d’armes symboliques de ces performeuses et performeurs prennent des formes variées. L’action Promotoras[36], sous couvert d’une campagne publicitaire consistant en une distribution de flyers par des jeunes filles souriantes, vêtues de courtes robes bleues, devant des centres commerciaux ou le Congrès de la nation, maquillait ironiquement la promotion de la campagne pour le droit à l’avortement. L’action Puente[37] fut donnée sur un pont : les acteurs, grimpés sur la rambarde au-dessus de l’avenue Córdoba, hurlaient, couverts de farine, simulant une fusillade avec des ballons jaunes – symbole du parti PRO de Mauricio Macri – attachés autour du cou. Une autre action, dans la tradition de l’escrache et intitulée Genocida suelto[38] (Auteur de génocide en cavale) consista en une performance devant les domiciles des tortionnaires en liberté dite « surveillée » et au cours de laquelle un texte de dénonciation fut proclamé au mégaphone tandis que des comédiens s’agenouillaient dans la rue et que d’autres, masqués, leur recouvrait la tête de sacs poubelles. L’une des actions les plus retentissantes fut celle intitulée Esto no es Independencia[39] (Ceci n’est pas l’indépendance), un dénuement collectif sur fond de fanfares suivi d’un entassement de corps ensanglantés, piqués de drapeaux nationaux (Espagne, Argentine, États-Unis) évoquant colonialismes et néocolonialismes, et accompagné d’une profération au mégaphone du poème Hay cadáveres de Néstor Perlongher. Elle eut lieu à plusieurs reprises, devant le palais présidentiel, sur l’avenue 9 de Julio et devant le Congrès de la nation, accompagnée des banderoles Macri go home ou Obama no sos bienvenido, le 24 mars 2016, lorsque pour le jour du quarantième anniversaire du dernier coup d’État militaire, Mauricio Macri invita Barack Obama à Buenos Aires. Mais l’action la plus frappante fut peut-être celle intitulée Femicidio es genocidio[40] (Le féminicide est un génocide) au cours de laquelle des dizaines de performeuses se dénudèrent et s’entassèrent devant le Congrès de la nation, reproduisant l’image d’un charnier, tandis qu’un texte qui énumérait les différentes façons de tuer une femme était prononcé, là encore, au mégaphone.

https://www.lavaca.org/notas/independencia-y-arte-cuando-el-cuerpo-habla/
L’action “Ceci n’est pas l’indépendance” de la FACC. © Emergente

L’ambitieuse action Quién elige ? (Qui choisit ?)[41] consista en octobre 2017 à faire advenir quatre événements dans la même journée, sur quatre sites du territoire argentin très éloignés les uns des autres. Sous des bannières qui indiquaient Dictature corporative, Exploitation assassine et Terrorisme d’État, qui choisit ?, elle mobilisa près de 400 personnes, vêtues de costumes noirs et portant des masques à long nez aux multiples connotations : à la fois masque du docteur dans la Commedia Dell’Arte – qui se protège ainsi de la peste – et masque à gaz ; bec rappelant le corbeau, oiseau de mauvais augure, et le vautour, symbole en Argentine des fonds spéculatifs agressifs, dits « fonds vautours ». Les quatre actions furent filmées et retransmises en direct, puis montées avant d’être diffusées sur internet accompagnées de commentaires.

Le collectif Fin de UN Mundo (FUNO)

Plus inclusif et coloré, volontiers plus festif quoique souvent cynique voire qualifié de « trash », le groupe Fin de UN Mundo, ou FUNO[42], brille pour son aptitude à rassembler de nombreux participants aux provenances diverses. Carolina Wajnerman, l’une des fondatrices du groupe, le présente ainsi : « Fin de UN mundo, c’est apporter dans l’espace public des métaphores. En poursuivant l’objectif de rendre visible certains thèmes par la voie artistique, on pense que les gens peuvent l’interpréter de plusieurs manières. Et nous ne prenons pas en charge la manière avec laquelle l’autre va l’interpréter ». La démarche est ici similaire à celle des groupes new-yorkais observés par Bleuwenn Lechaux et dont l’auteur décrit un « activisme non prédicateur » qui, grâce à l’ironie et à la participation ludique des publics à l’action, serait censé « transmuer à la fois socialement et médiatiquement les connotations dépréciatives associées au militantisme de gauche en représentations gratifiantes »[43] afin de sensibiliser au-delà des cercles de militants déjà convertis.

La participation aux actions du groupe se fait à travers des convocations. Certains de ces événements rassemblent jusqu’à 300 performeurs. L’action inaugurale du collectif eut lieu le 12 octobre 2012, jour de la Diversité Culturelle instauré dans toute l’Amérique latine. « Ce jour se fêtait les 10 fois 52 ans du 12 octobre 1492 », explique très sérieusement Carolina Wajnerman, dévoilant la mythologie sur laquelle s’est construit le groupe : « On parlait de la fin du monde selon la légende maya. Donc nous on a dit : fin d’un monde pour la naissance d’un autre. L’action s’est appelée Proyecto 10/52[44] ». Pour sa part, le projet Radio FUNO, dorénavant mis en place tous les ans pour la marche commémorative du 24 mars, se compose de « chansons qui se dansent », réinterprétées par le groupe. Les thèmes abordés par FUNO sont nombreux : la mauvaise gestion de la ville de Buenos Aires, le féminisme (avec l’action Perras[45]), les peuples autochtones ou encore la violence institutionnelle.

https://www.minutouno.com/notas/299562-una-protesta-zombi-contra-el-pro-recorrio-la-ciudad#fotogaleria-id-405447
L’action PROMBIES de FUNO. © MinutoUno

L’action PROMBIES – association de PRO, le parti de Mauricio Macri, et de zombies – consista en une déambulation urbaine grotesque dans le métro et les centres commerciaux d’acteurs déguisés en zombies et dans le crâne desquels était planté une pancarte PRO[46]. Après l’élection de Mauricio Macri à la présidence, le collectif mit les bouchées doubles avec l’action OAMA (pour Organisation des amis de l’Amérique, dont l’acronyme sonne comme Obama) : « les PROMBIES attaquaient directement le PRO, alors que OAMA va à la racine : il attaque le modèle », explique l’activiste. L’action consista en un canular, dans le style des Yes Men, mis en place pour le bicentenaire de l’indépendance en 2016. Bien habillé, un groupe de personnes se présenta comme une supposée organisation d’argentino-étatsuniens venue fêter l’événement, avec le slogan « 200 ans, plus proches que jamais » : « Ils dansaient le pericón, la danse nationale, avec des foulards aux couleurs des États-Unis, il y avait des cheerleaders, des gens qui chantaient du gospel, et puis ils chantèrent l’hymne argentin, mais en anglais, près de la scène officielle, et des gens ont réagi », raconte Carolina Wajnerman. L’action, filmée puis diffusée sur une page Facebook de OAMA créée pour l’occasion, permit de maintenir l’équivoque jusqu’à ce que le collectif révèle le canular, sans conclure : « La semaine suivante, dans la vidéo, quelqu’un a demandé : « OAMA, c’est réel ? ». Et on répondait « C’est réel si on veut que ça le reste ».

 

[1]Voir : https://www.pagina12.com.ar/155881-los-portenos-que-se-vayan

[2]Voir : https://www.pagina12.com.ar/156734-una-cumbre-de-locos

[3]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=OAwVu7yV6-Q et : https://www.youtube.com/watch?v=Nx0JSdT1uLE

[4]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=u0kYLag9-1s

[5]L’étude de ce réseau et de ses mobilisations militantes a fait l’objet de notre mémoire de master à l’Institut des hautes études de l’Amérique Latine (IHEAL), réalisé à l’appui d’une étude de terrain en 2017 et 2018, et dont sont issus les entretiens cités dans cet article.

[6]L’activisme artistique, ou artivisme, héritier des diverses avant-gardes et mouvements sociaux du XXème siècle, émerge à l’échelle internationale au milieu des années 1990 : il pourrait se définir comme un ensemble de pratiques, de productions et d’actions, la plupart du temps collectives, s’inscrivant dans un champ situé à la croisée de l’art et du militantisme car mobilisant des ressources artistiques avec la volonté d’influer sur le politique, tout en vouant une défiance face à l’institutionnalisation. Voir notamment : LEMOINE Stéphanie et OUARDI Samira, Artivisme. Art, action politique et résistance culturelle, Paris, Alternatives, 2010 ; PORTE Sébastien et CAVALIÉ Cyril, Un nouvel art de militer. Happenings, luttes festives et actions directes, Paris, Alternatives, 2009 ; LINDGAARD Jade, « Artivisme », in Vacarme, vol. 31, no. 2, 2005, pp. 30-33 ; We are everywhere : the irresistible rise of global anticapitalism, Verso, 2003.

[7]LONGONI Ana, « Activismo artístico en la última década en Argentina », conférence prononcée le jeudi 17 décembre 2009 à La Casa de las Américas à La Havane (Cuba). Voir :  http://laventana.casa.cult.cu/noticias/2009/12/17/activismo-artistico-en-la-ultima-decada-en-argentina/.

[8]Moment qui consista, le 21 septembre 1983, et alors que l’Argentine est toujours sous le joug de la dictature, en une « participation, au sein d’un immense atelier improvisé à l’air libre qui dura jusqu’à minuit, de centaines de manifestants qui peignirent sur papier des silhouettes, se servant de leurs propres corps pour en esquisser les contours, et qui allèrent les coller sur les murs, les monuments et les arbres, et ce malgré la menace de la répression policière, […] pour marquer la présence d’une absence, celle des milliers de disparus de la dernière dictature militaire » in LONGONI Ana, « ¿Quién le teme a los escraches? », in América, Cahiers du CRICCAL, numéro 51 (pp. 20-32), 2018, en ligne : http://journals.openedition.org/america/1904

[9]Voir notamment : GONZÁLEZ Malala, La Organización negra. Performances urbanas entre la vanguardia y el espectáculo, Buenos Aires, Interzona Editora, 2015. Le documentaire de Julieta Rocco paru en 2006, “La Organización Negra. Ejercicio documental”, retrace leur parcours. Voir : https://cinefreaks.net/2016/12/02/la-organizacion-negra-ejercicio-documental-cuerpo-riesgo-y-alma/

[10]Certains de ses membres se reconvertirent dans le groupe De la Guarda, qui lui-même se divisa en 2002 entre deux autres groupes, Ojalá et Fuerza Bruta, ce dernier s’étant alors dédié à des actions spectaculaires commerciales.

[11]Voir : http://grupoescombros.com.ar/

[12]Selon Ana Longoni, escrache est un mot qui provient du lunfardo (argot du Rio de la Plata), signifiant un acte qui cherche à indiquer un fait intentionnellement occulté. Escrachar, c’est signaler, rendre évident. Pour Guillermo Almeyra, il signifie « mettre en vue publiquement », « dénoncer devant tous », « mettre au pilori ». Voir :  ALMEYRA Guillermo, Rebellions d’Argentine, Tiers État, Luttes sociales et autogestion, Paris, éditions Syllepse, 2006, p.183

[13]LONGONI Ana, « Activismo artístico en la última década en Argentina », op. cit.

[14]Voir : https://grupodeartecallejero.wordpress.com/

[15]Voir : https://www.facebook.com/Internacional-Errorista-362450190607979/. Leur manifeste est publié ici : https://reexistencia.wordpress.com/todas-las-revistas/revista-julio-2011/manifiesto-errorista/. Un entretient relate leur apologie-dénonciation de l’erreur, ici : https://jaquealarte.com/entrevista-grupo-etcetera-error-acierto-permanente/. Le groupe réalisait encore, en 2008, une action pour la Palestine : https://www.youtube.com/watch?v=d1nYWjXrGWM

[16]Voir notre article dans Le Vent se Lève : « Argentine, l’ère des Kirchner : retour critique sur une décennie gagnée » : https://lvsl.fr/argentine-lere-des-kirchner-retour-critique-sur-une-decennie-gagnee

[17]Tandis que, pour le contre-commémorer, la Internacional Errorista réalisait une action parfaitement burlesque, dans la lignée de l’événement El Mierdazo (Le merdier), perpétré en 2002 devant le Congrès de la Nation. Voir : https://www.youtube.com/watch?v=OHNdqaOcuL8&list=PL6903A41D939F5510

[18]On peut citer, parmi les plus actifs, le Proyecto SQUATTERS, les Fileteadores del Conurbano, les Serigrafistas Queer, le Colectivo Artístico Intersticial, le Colectivo Alegria, le collectif Dominio Público ou encore Las Insumisas de las Finanzas (voir : https://www.youtube.com/watch?v=TCergcRuqlI)

[19]Voir notamment : SÁNCHEZ SALINAS Romina et HANTOUCH Julieta (coord.), Cultura independiente : cartografia de un sector mobilizado en Buenos Aires, Buenos Aires, Caseros, RGC Libros, Casa Sofia et Centro Cultural de la Cooperación Floreal Gorini, 2018

[20]LECHAUX Bleuwenn, « De l’activisme non prédicateur à New York. Le militantisme théâtral des Billionaires for Bush et de Reverend Billy » in ROUSSEL Violaine (dir.), Les artistes et la politique. Terrains franco-américains, Presses Universitaires de Vincennes, Université Paris 8, collection “Culture et Société”, Saint-Denis, 2010, p.221

[21]Le collectif ESCENA POLÍTICA, grâce auquel se perpétuèrent les activités de ces groupes – le Teatro Independiente Monotributista (TIM) et le Foro Danza en Acción (FDA) – organisa notamment un congrès hors norme – El Congreso Transversal – et créa une chaîne YouTube parodiant les publicités municipales. Voir : https://www.youtube.com/channel/UCrUZSQC_YGgBFcML0LxZcTA ; et : http://campodepracticasescenicas.blogspot.com/2017/01/de-como-hicimos-el-congreso-transversal.html

[22]SÁNCHEZ SALINAS Romina et BROWNELL Pamela, “Apuntes para un mapa de las resistencias teatrales en la ciudad autónoma de buenos aires (2015-2016)”, Observatorio de políticas culturales del Centro Cultural de la Cooperación Floreal Gorini, Publicación anual n°7, Buenos Aires, 2016

[23]Voir : https://www.facebook.com/pg/laculturanoseachica/photos/?ref=page_internal

[24]Le recours à l’effigie d’un coupable, démultipliée à l’infini sur les masques portés par les manifestants, fut aussi employée, dans le registre du martyre, pour diffuser le visage de victimes (dans la droite lignée des expositions massives des portraits des disparus de la dictature). Ce fut le cas, en 2017, lors des manifestations réclamant la réapparition du militant pour la cause des Indiens Mapuches Santiago Maldonado, disparu au cours d’une opération policière ; cela avait déjà été employé en 2007, lorsque le Colectivo Siempre utilisa le portrait de José López pour réclamer, là aussi, la réapparition de ce survivant de la dictature qui accepta de témoigner lors d’un procès contre ses tortionnaires et disparut mystérieusement le lendemain.

[25]Voir, par exemple : https://www.youtube.com/watch?v=ii7pBHefYDg

[26]Voir : http://niunamenos.org.ar/

[27]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=_CtVwHDNrSw

[28]Voir leur film de présentation : https://www.facebook.com/aullamujeresartistas/videos/193005434623460/

[29]Voir notamment leurs allocutions du 8 mai 2018 : https://www.youtube.com/watch?v=SRBHQud4Z7M

[30]Sur le féminisme anticapitaliste argentin, voir notamment : CAVALLERO Luci, GAGO Verónica, VARELA Paula, BARÓN Camila et MITIDIERI Gabriela, « Argentina’s Anticapitalist Feminism », Jacobin, septembre 2018 : https://jacobinmag.com/2018/09/argentinas-anticapitalist-feminism

[31]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=iTzGkZeufBM

[32]Voir : https://www.facebook.com/aullamujeresartistas/videos/171488950108442/

[33]« 94% des auteurs programmés sont des hommes, un seul texte programmé fut écrit par une femme, seules 20% de ces œuvres mises en scène le furent par des femmes », dénoncent-elles. Voir : https://www.facebook.com/aullamujeresartistas/videos/187987075125296/

[34]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=nqzNe_dQhUQ

[35]Le groupe se décrit ainsi lui-même : « Équipe non partisane d’artistes se mobilisant dans l’urgence d’affronter toutes machines de violences qui prétendent discipliner nos destins sociaux, [ayant la] certitude qu’aujourd’hui plus que jamais, c’est le travail et la responsabilité de l’artiste que de mettre ses outils au service du “démantèlement” par un acte de communication, et par n’importe quelle initiative qui réponde à la liberté de l’esprit. En faisant de la rue et des édifices publics notre scène et le centre des opérations. Nous invitons à qui le décide de se déclarer en état d’urgence et à se mettre par conséquent en action. Artistes qui comprennent qu’il s’agit du moment de prendre les devants. De décider où mettre ses énergies, où investir sa force, où prendre des risques. Individus désirant un corps collectif. Disposés à transgresser et à déroger aux règles pour obtenir les effets performatifs révélant des idéaux, construisant un discours. Un discours intransigeant, par le cri puissant de l’artiste. » Voir : http://explicitoonline.com/131628-2/

[36] Voir : https://www.youtube.com/watch?v=YMNmtllykyA

[37] Voir :  https://www.youtube.com/watch?v=Dke9ivPNgCQ

[38] Voir : https://www.youtube.com/watch?v=1Sw9Wu-Oyd8

[39] Voir : https://www.youtube.com/watch?v=ZSo9BFqStHs

[40]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=BZcjU-RcoFs

[41]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=Sey_pc-4Fe0

[42]Voir : https://www.facebook.com/ProyectoFinDeUnMundo/

[43]LECHAUX Bleuwenn, « De l’activisme non prédicateur a New York. Le militantisme théâtral des Billionaires for Bush et de Reverend Billy », op. cit, p.233

[44]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=oF3upKYVNQk

[45]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=ecktLNSWRfw

[46]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=VVom0vKwLao

L’amour capitaliste de l’art

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“Promessus” de Paul Döpfner, Galerie Tanja Wagner, Berlin, 2010

L’art contemporain, surtout s’il est abstrait, suscite beaucoup d’engouement et d’interrogations ; en témoigne par exemple la récente polémique autour d’une installation de Jeff Koons à Paris qui devait symboliser les attentats atroces de novembre 2015. L’art a toujours consisté en une rupture avec ce qui se faisait avant ; et après avoir transgressé chaque norme, en promouvant le fait de ne pas en avoir, l’art contemporain a opéré plus qu’une scission avec le passé, ne se revendiquant même pas du présent, il se réclame du futur. Cet art souhaite toucher à l’universel et au populaire à la fois. Tout le monde consomme de l’art contemporain, et Warhol le premier, a déchu — ou hissé, ça dépend du point de vue — manifestement l’art au rang de produit commercial. Aussi peut-on se demander si, devenu un produit commercial, l’art contemporain peut aussi faire l’objet d’une financiarisation. Comment expliquer que l’art, censé jusqu’ici être inaccessible au monde capitaliste, et par là-même en constituer une critique intrinsèque, a-t-il pu aujourd’hui devenir l’une de ses manifestations marchandes les plus visibles ?


 

L’art contemporain : entre marketing et spectacle

Deleuze, dans une interview de 1977 [1] restée célèbre, comprend que le capitalisme dans les années 1960 s’est étendu à un secteur qui lui était encore, au moins partiellement, refusé : la culture. C’est cette marchandisation qui a produit l’art contemporain : à savoir, ce qu’il reste de l’art lorsque le marché est passé par là. C’est ce que Deleuze appelle des entreprises de marketing intellectuel. Pour le comprendre, il faut savoir que cette marchandisation transforme la nature elle-même de l’œuvre. En fait, il faut que le prix fixé de l’œuvre puisse rétribuer toute la chaîne de production, en plus du créateur. Cette chaîne de fabrication, ce sont le peintre et son agent, le mécène — ou l’investisseur plutôt —, le coût matériel de production de l’œuvre, et sa diffusion. Donc quand la logique du produit n’est plus soumise à celle de l’œuvre ou pire, qu’elle la soumet tout à fait : sa condition change fondamentalement. Si on pousse cette logique, l’œuvre devient moins importante que l’artiste. Et l’artiste produit des œuvres non plus pour l’art, mais pour lui-même. En témoigne par exemple, les films du journaliste Hans Namuth qui immortalisèrent l’immense (sic) Jackson Pollock faire gicler sa peinture sur sa toile à même le sol. Pour la première fois, on montre un artiste en train de travailler. En fait, plus qu’un reportage, on commence à faire la promotion de l’objet-art par son artiste. Jackson Pollock, plus que ses œuvres, devient le produit. On n’achète plus son Number 5 parce que c’est beau, puissant. Non, on achète parce que c’est du Pollock ! Et c’est cette logique qui bouleversa l’art.

« Les médias transforment la production culturelle en une fonction de divertissement. Et le divertissement, comme tout le monde sait, est un moyen bien connu du capitalisme pour vendre du temps perdu, et surtout celui qui n’est pas utilisé pour travailler. »

Il nous faut aussi évoquer le circuit médiatique. En prenant l’exemple du livre, Deleuze écrit : « il faut qu’on parle d’un livre et qu’on en fasse parler, plus que le livre lui-même ne parle et n’a à dire ». Plus simplement, l’œuvre s’absente pour laisser place à l’artiste. En plus du marketing qui accompagne le produit marchand qu’est devenu l’œuvre d’art, il faut tout un rituel que l’on qualifie de spectacle. Guy Debord, dans son ouvrage La société du spectacle, surtout dans le chapitre 2 « La marchandise comme spectacle », pense que la société capitaliste, dans la mesure où elle transforme toute valeur artistique en valeur marchande, en produit un double. Et le rôle des médias devient important, puisque ceux-ci substituent la logique de l’œuvre à celle du produit. Et si Debord en a le pressentiment, Deleuze prolonge sa pensée. Le rapport de pouvoir entre l’artiste et le journaliste s’est renversé. C’est le journaliste qui a le pouvoir d’inviter sur les plateaux télé, de consacrer un artiste, en somme : « de créer l’événement » écrit Deleuze. Les médias transforment la production culturelle en une fonction de divertissement. Et le divertissement, comme tout le monde sait, est un moyen bien connu du capitalisme pour vendre du temps perdu, et surtout celui qui n’est pas utilisé pour travailler.

L’oeuvre d’art : un actif financier ?

Il convient d’insister sur une différence fondamentale qui existe entre les œuvres contemporaines et les œuvres d’art antérieures : c’est la rareté. En effet, il n’y a qu’un nombre défini de Vermeer ou de Raphaël et la rareté de ces œuvres les rend trop chères. Seuls des musées, des États ou des holdings privées très puissantes et riches peuvent se permettre leur acquisition. En revanche, si l’on garde le cas de Jackson Pollock, il fut d’une extraordinaire productivité : pas moins de 700 œuvres. Sa non-rareté rend donc l’objet plus abordable. Ensuite, comme pour tous les actifs financiers, il faut des institutions qui puissent garantir la valeur du produit. C’est donc l’affaire des ministères de la culture, et plus généralement de l’État, des collectionneurs privés… Cette pratique fut des plus manifestes lors de la fondation du Congrès pour la Culture (CLC) soutenu par la CIA, dans l’objectif d’une guerre culturelle contre le Bloc de l’Est durant la Guerre froide. La CIA a injecté énormément d’argent pour soutenir les artistes [2]. Évidemment, on compte parmi eux Jackson Pollock. Le CLC et la CIA eurent une influence non-négligeable sur la production de normes dans les mondes artistiques européens. Inquiets de l’influence des intellectuels communistes, ils ont entrepris la promotion d’un art individualiste et nouveau capable de contrecarrer l’influence de ces derniers.

Maintenant qu’un certain art devient abordable avec l’abaissement des coûts dus aux nouveaux facteurs de production et de diffusion [3], cela rend accessible ce consumérisme bohême et ce, même aux groupes intellectuels qui étaient réticents à la consommation et à une vie confortable. En bref, les intellectuels jadis maoïstes de mai 68, ont maintenant les moyens d’acheter du contemporain, et ils en sont contents.

Notons aussi l’aspect socio-économique de l’art contemporain. La grande prolixité de ces œuvres relève d’un rêve capitaliste bien ancien : créer de la valeur sans créer de richesse. Et l’art contemporain constitue, en cela, un moyen exceptionnel. Des artistes tels que Marcel Duchamp, connu pour sa Fontaine, fondèrent le mouvement du ready-made. C’est le fait de créer un objet rapidement à partir d’autres préexistants. Donnez à Duchamp un tabouret et une roue de bicyclette, il en fait de l’art qui chiffre à quelques millions. Lui-même se demandait dans son carnet : « Est-il possible de faire une œuvre qui ne soit pas art ? » Le surréaliste mondialement connu en était conscient. En précurseur de la destruction de l’art que Marcel Duchamp était, et aussi révolutionnaire que cela pût l’être à l’époque, il aura, malgré lui, enclenché une dynamique que le capitalisme culturel aura su faire sienne.

« Il existe encore des artistes qui s’efforcent de produire de l’art, sans pour autant que cela ait une valeur économique. »

Et après le vaste mouvement, entrepris par Baudelaire en littérature, sur la laideur comme esthétique, puis celui du déconstructivisme architectural, influencé par Jacques Derrida, l’art contemporain a œuvré, dans une certaine mesure, à sa propre destruction. Alors, on peut se demander, d’une manière très nietzschéenne, si l’art est mort. Non, pas pour autant. Il existe encore des artistes qui s’efforcent de produire de l’art, sans pour autant que cela ait une valeur économique. Le véritable rôle des mécènes est de soutenir la création artistique, et en général, ils perdent de l’argent. Mais on m’objectera que les grands patrons Pinault et Arnault, avec leur fondation LVMH, sont des mécènes. À dire vrai, il s’agit pour eux plutôt d’une défiscalisation — car l’art n’est pas imposable [4] — et d’un patrimoine, que d’un véritable et indéfectible soutien, d’un amour pour l’art. En 2017, Christie’s France, qui appartient au groupe Pinault, a vu son chiffre d’affaires augmenter de 40% par rapport à 2016. [5]

L’illusion contemporaine

Mais pourquoi, si la majorité de l’art contemporain est du vent, les gens continuent-ils d’en consommer et quand ont-ils commencé à en consommer ? Dans son livre, Comment New York vola l’idée de l’art moderne. Expressionnisme abstrait, liberté et Guerre froide, Serge Guibault pense que la popularité de l’art contemporain peut s’expliquer par différents facteurs. D’abord, la période correspond au maccarthysme durant laquelle de nombreux artistes américains socialistes et communistes laissèrent le champ libre. C’est aussi l’émergence d’une nouvelle classe riche qui était prête à investir dans un nouvel art qui lui correspondrait. Enfin, le néo-libéralisme américain, encore jeune, s’identifiait à cet art, qui exprimait autant l’individualisme que le risque. En élément de réponses pour savoir pourquoi il y a consommation, la première raison, on l’a évoquée, provient de la garantie de valeur donnée par les institutions culturelles importantes. On dit absolument partout, arguments théoriques (sic) de grands historiens de l’art  à l’appui, que Jeff Koons et Jackson Pollock sont des génies : quelle compétence avons-nous, en tant que néophytes, pour déceler cette duperie ? Aucune. Il est plus facile d’être artiste que spectateur, dans l’art contemporain. On se trouve devant une œuvre sans la comprendre et on en recherche le sens sans le trouver. [6].

La critique du capitalisme, intrinsèque et originelle, de l’œuvre d’art contemporain, surtout contenue dans l’abstraction, s’est aujourd’hui retournée. Ou plutôt, a été retournée. Elle fait aujourd’hui partie intégrante d’une dynamique marchande tentaculaire qui ingurgite toute critique pour mieux se renforcer. En laissant de côté les Picasso, Soulages, Giacometti, et d’autres, on ne peut que se rendre à l’évidence qu’une partie de l’art contemporain a été pervertie par le capitalisme.

Déjà en 1848, Marx et Engels prophétisaient ceci : « La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages. » [7]


Notes de bas-de-page :

[1] Frances Stonor Sander, Qui mène la danse ? La CIA et la Guerre froide culturelle, Denoël, 2003

[2] Gilles Deleuze, À propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général, Minuit, 1977, 24 mai 1977

[3] Voir à ce sujet la manière dont la critique artiste est récupérée par le capitalisme in Boltanski et Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1995

[4] cf. Loi n° 2003-709 du 1er août 2003 relative au mécénat. Il s’agit d’une décision qui profite plus aux investisseurs qu’aux mécènes qui a vu le jour lorsque Laurent Fabius était à l’économie, en 2002.

[5] http://www.huffingtonpost.fr/jerome-stern/les-chiffres-vertigineux-du-marche-de-lart-en-2017_a_23317931/

[6] voir à ce sujet la chronique de Raphaël Enthoven, « L’art contemporain est-il élitiste ? » : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/l-art-comptant-pour-rien_825001.html

[7] Engels et Marx, Le manifeste du parti communiste, 1848, édition en ligne, UQCA, p. 9, souligné par moi.

Crédit image : 

“Promessus” de Paul Döpfner, Galerie Tanja Wagner, Berlin, 2010 : http://www.metamodernism.com/wp-content/uploads/2015/01/paula_doepfner_promessus1.jpg