CRISE BANCAIRE : LES NOUVEAUX VISAGES DE LA FINANCE – DOMINIQUE PLIHON, LAURENCE SCIALOM

La hausse des taux d’intérêt a fragilisé le secteur bancaire. En une semaine seulement, trois banques ont fermé début mars aux États-Unis, dont la seizième plus importante du pays : la Silicon Valley Bank. Cette chute de dominos a créé une véritable panique qui s’est propagée en Europe. Face à ces risques majeurs, les banques centrales et les autorités ont déployé des moyens colossaux pour éviter de nouvelles faillites retentissantes : des réponses qui créent les conditions d’une future crise de plus grande ampleur encore… De plus, l’équilibre entre les objectifs de la politique monétaire et ceux de la stabilité financière semble de plus en plus instable, fragilisant ainsi la crédibilité des banques centrales… Pour analyser la situation et parler de ces questions, Le Vent Se Lève et l’Institut La Boétie ont reçu Dominique Plihon, professeur émérite d’économie à l’Université Paris Nord, co-auteur de la note de l’Institut La Boétie sur la crise bancaire, et Laurence Scialom, professeure d’économie à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense et membre du Conseil d’Administration de l’Observatoire de l’Éthique Publique. La conférence était animée par Alessandro Ferrante, rédacteur au Vent Se Lève.

Le Portugal au bord du « capitaclysme »

© Pedro S. Bello

Il y a la carte postale et l’envers du décor. D’un côté, un pays vu de l’étranger comme le nouvel Eldorado. De l’autre, une population qui, avec de petits revenus, ne s’en sort plus face à une inflation galopante et à un marché du logement de plus en plus inaccessible. Selon les dernières données publiées, près d’un Portugais sur cinq vivrait sous le seuil de pauvreté, dont nombre de personnes âgées, qui doivent survivre avec un minimum vieillesse de 268 euros. L’Instituto Nacional de Estatistica (INE) a calculé qu’en 1974, au sortir des années noires du salazarisme, celui-ci était de 260 euros… Une décennie après le plan de sauvetage de la Troïka (FMI, Commission européenne et BCE), le Portugal a certes retrouvé une capacité d’investissement mais la réalité du quotidien le situerait plutôt au bord du capitaclysme – pour reprendre un néologisme localement à la mode. Un reportage de Nicolas Guillon.

C’est leur nouvelle route des Indes. Le Portugal a annoncé fin septembre la construction d’ici à 2031 d’une ligne de TGV reliant Lisbonne à Porto en 1h15. Au-delà de l’utilité d’un chantier aussi gigantesque pour relier deux villes distantes d’à peine 300 kilomètres et reliables en 2h30, une question se pose : qui montera dans ce train de la « modernité » ? Antonio Costa, le premier ministre portugais, a donné une partie de la réponse : « C’est un projet stratégique qui favorisera la compétitivité », en cohérence avec la volonté portugaise d’attirer des entrepreneurs et des investisseurs étrangers. All right, répond l’écho qui commence à parler la langue du business. « Qui montera dans ce TGV ? Des touristes riches car désormais le Portugal veut des touristes riches », complète Joao, en position d’observation en retrait de l’emblématique pont Dom-Luis, qui enjambe le Douro [1]. Son Portugal à lui ne prend le jour que par des soupiraux mais sa longue vue offre néanmoins une belle visibilité.

NDLR : pour une analyse du contexte politique et social portugais depuis une décennie, lire sur LVSL l’article de Mariana Abreu « La hantise de l’austérité et le spectre de Salazar : le Portugal à l’ère post-Covid », celui d’Yves Léonard « Portugal : les oeillets d’avril confinés », cet entretien avec Cristina Semblano sur les ravages de l’austérité au Portugal ou encore l’article de cette dernière sur les raisons politiques et économiques qui ont entraîné une hausse des feux de forêts ces dernières années au Portugal.

Les alentours immédiats peuvent en témoigner : le Portugal s’est amouraché des riches étrangers. Sur cette rive Sud du fleuve, qui jouit d’une vue imprenable sur la vieille ville de Porto, Vila Nova de Gaia, siège des plus grandes maisons de vin de Porto, s’est semble-t-il découvert un goût immodéré pour les projets immobiliers tape-à-l’oeil. Le plus spectaculaire d’entre eux, comme son acronyme l’annonce : le WoW, pour World of Wine. Impossible de passer à côté : dès l’aéroport, c’est dans cette direction que le voyageur est invité à s’engager. Inauguré en 2020, le WoW se présente comme le nouveau quartier culturel de la ville mais il serait plus juste de parler de parc d’attractions lié à la culture de la ville.

Sachant que le seuil de pauvreté s’établit à 554 euros de ressources mensuelles – on notera que le salaire minimum net s’en rapproche dangereusement – ce sont aujourd’hui 1,9 million de Portugais qui doivent vivre avec moins, soit 18,4 % de la population.

Le projet a été imaginé par le propriétaire des marques Taylor’s et Croft, Adrian Bridge. Le magnat anglais a investi 106 millions d’euros pour transformer 35 000 m2 d’entrepôts et de chais en un vaste espace de loisirs comprenant six musées, neuf restaurants, une école du vin, une galerie d’expositions, des lieux événementiels, des bars, des boutiques et un hôtel Relais & Châteaux avec son indispensable spa. Si les travaux de réhabilitation sont indéniablement de belle facture, l’ostentation du lieu (des carrés Hermès aux murs des couloirs et des escaliers) confine, de la part d’un lord, à la faute de goût dans une société qui cultive la simplicité. Inutile de préciser que tout est cher, et même très cher à l’échelle du niveau de vie portugais. Le manant peut néanmoins profiter gratuitement de la vue panoramique sur la ville.

Mais le WoW « en jette » et c’est précisément l’image filtrée que le Portugal veut aujourd’hui donner de lui-même : un pays qui a définitivement tourné le dos à la misère pour entrer avec ses plus beaux habits dans la salle de bal. Le futur TGV procède de cette même stratégie de développement mais Antonio Costa a beau en appeler au « consensus national » dans cette bataille du rail, le client des chemins de fer portugais, qui doit actuellement débourser une soixantaine d’euros pour un aller-retour en 2e classe Porto-Lisbonne, a d’autres préoccupations que celle de filer comme l’éclair du Nord au Sud. Car depuis qu’en 2011 la Troïka (Fonds monétaire international, Commission européenne et Banque centrale européenne) est passée par là, les Portugais ont de très faibles revenus. Selon l’Instituto Nacional de Estatistica (INE), l’équivalent portugais de l’INSEE, la rémunération brute mensuelle moyenne était de 1 439 euros au 2e trimestre 2022, le salaire minimum s’élevant à 822,50 euros.

Toujours selon l’INE, la pension moyenne en 2021 s’élevait à 487 euros par mois. Au Portugal, le minimum vieillesse n’est que 268 euros. L’INE a calculé qu’en 1974, au sortir des années noires du salazarisme, celui-ci était de 260 euros. Sachant que le seuil de pauvreté (60% du revenu médian selon le mode de calcul de l’Observatoire des inégalités) s’établit à 554 euros de ressources mensuelles – on notera que le salaire minimum net s’en rapproche dangereusement – ce sont aujourd’hui 1,9 million de Portugais qui doivent vivre avec moins, soit 18,4 % de la population, sur la base des dernières données sur le niveau de vie divulguées par l’INE, largement commentées par les media portugais cet automne.

Et encore ! Les aides sociales retouchent le tableau : sans elles, ce sont quelque 4,4 millions de citoyens qui ne franchiraient pas la barre. Au Portugal, travailleur pauvre est presque devenu un statut. Déjà effrayants dans le contexte européen, ces chiffres de la misère explosent si l’on prend en considération la privation matérielle, l’éloignement du monde du travail et l’exclusion sociale : près d’un quart du pays connaîtrait une ou plusieurs de ces situations. Les enfants ne sont, malheureusement, pas épargnés : 10,7 % d’entre eux souffraient, l’an passé, de manque matériel et de coupure sociale (source : INE).

On ne se rend sans doute pas compte à Bruxelles de ce qu’on a demandé au Portugal, de s’humilier, et aux Portugais, de se sacrifier. Les dégâts commis ne sautent, c’est vrai, pas immédiatement aux yeux. Depuis la dictature, les gens d’ici ont une capacité à encaisser assez phénoménale, comme si leur principal trait de caractère était de subir. Et vous ne les entendrez jamais se plaindre. Livreur pour des multinationales de l’ameublement, Sergio confie « passer 15 heures par jour sur la route, six jours sur sept ». Et depuis deux ans, on lui a retiré son binôme pour l’aider à porter les colis. Il continue pourtant de faire sa tournée avec le sourire. Il s’estime bien loti avec un travail et 1 100 euros net mensuels. Ici, c’est une serveuse dans un bar de centre-ville dont le salaire pour 40 heures par semaine et des horaires difficiles peine à dépasser les 600 euros ; là, une institutrice qui, au terme d’une carrière complète, va devoir se contenter d’une retraite de 500 euros. Tout ça fait d’excellents Portugais.

« Il entre au Portugal beaucoup trop de capitaux étrangers au regard du nombre d’opportunités. » Ce n’est pas un altermondialiste qui parle mais Francisco Sottomayor, le PDG de Norfin, une des principales sociétés de gestion immobilière portugaises.

Les « bons élèves de l’Europe » ont, en effet, souvent été cités en exemple. En remerciement des efforts colossaux consentis durant la récession, ils voient aujourd’hui le robinet des crédits communautaires couler à gros débit. Les travaux du premier tronçon de la future ligne TGV, à hauteur de 2,9 milliards d’euros, seront financés au tiers par des fonds européens. « Le pays réunit aujourd’hui les conditions financières pour pouvoir réaliser ce type de projet », se félicite Antonio Costa, de la famille des socialistes convertis au modèle néolibéral. Le nouvel Eldorado a peut-être des finances saines mais en attendant, le citoyen doit faire face à l’inflation bondissante : 9,3% à l’amorce du dernier trimestre, 22,2% pour l’énergie et 16,9% pour l’alimentation (source : Trading Economics). L’Association portugaise des entreprises de la distribution (APED) a constaté depuis septembre une recrudescence des vols de produits alimentaires de base : morue congelée, boîtes de thon, bouteilles d’huile d’olive et briques de lait. Retraité de l’industrie pharmaceutique depuis dix ans, Rui sait qu’il compte parmi les privilégiés. Dans la ferme qu’il a rénovée à une heure de Porto, il coule une vie paisible entre son jardin et ses animaux. Tout en conservant une louable lucidité : « Après toutes ces années d’austérité, nous commencions à retrouver un peu de souffle, à voir le bout du tunnel. Et puis la pandémie est arrivée. Et maintenant c’est la guerre en Ukraine et l’inflation. Quand le week-end je reçois mes filles encore étudiantes, entre les courses et le plein d’essence j’en ai pour 300 euros. Combien de Portugais peuvent se le permettre ? Et je ne vous parle pas de la facture de chauffage. »

Se chauffer a toujours été un problème au Portugal et pas seulement pour les plus modestes. Héritage d’une autarcie qui dura un demi-siècle – « mieux vaut la pauvreté que la dépendance », avait l’habitude de dire Salazar -, peu de logements sont bien isolés et équipés. Et c’est une idée reçue de croire qu’il fait toujours beau et chaud en Lusitanie. Mais la crise de 2009, encore elle, n’a rien arrangé. En retour des 78 milliards d’aides reçus, le Portugal a dû privatiser des pans entiers de son économie, dont le secteur de l’énergie. Le groupe chinois China Three Gorges a ainsi repris en 2011 les 21% détenus par l’Etat portugais dans EDP (principale entreprise de production d’électricité du pays). Après ça, allez exercer le moindre contrôle sur les prix.

Bons princes, les Chinois se sont également portés acquéreurs d’une partie de la dette portugaise. Le Portugal et l’Empire du Milieu entretiennent depuis 1557 une relation étroite par le biais de l’administration de Macao, rétrocédée en 1999. Energie, banque, assurance : l’investissement chinois au Portugal est estimé à environ 3% du PIB.

L’immobilier n’échappe pas, bien sûr, à cet afflux de fonds étrangers, en provenance de Chine mais aussi des Pays-Bas, d’Espagne, du Royaume-Uni ou du Luxembourg. Dans certains quartiers de Lisbonne ce sont des rues entières qui sont rachetées, ce qui pose évidemment un problème : l’envolée des loyers, qui ont augmenté de 42,4 % en moins de cinq ans, un chiffre affiché en une, fin septembre, par le journal Publico et confirmé dans la foulée par l’INE. A Lisbonne et Porto, l’augmentation atteint même 50 %, voire 60 % dans certaines communes périphériques de la capitale, dont Vila Nova de Gaia – l’effet WoW sans doute. Le loyer moyen portugais s’élève désormais à 6,25 euros par mètre carré (9,29 euros dans la zone métropolitaine de Lisbonne). A Braga, Joaquim gère un portefeuille de locations modestes, issu d’un legs familial : « Nous avons beaucoup de locataires très anciens et si nous suivions le marché, ces gens ne pourraient plus payer leur loyer ni se reloger. Nous essayons donc d’entretenir nos logements sans engager de trop gros travaux afin de maintenir le statu quo et de préserver ces personnes que nous connaissons de longue date et qui ont toujours honoré les échéances. » Pour leur salut, les Portugais ont conservé cette fibre de l’entraide qui naguère était leur seul canal de survie.

« Je déteste dire que le Portugal est un petit marché mais on ne peut pas dire non plus que c’est un très grand marché, et le fait est qu’il entre beaucoup trop de capitaux étrangers au regard du nombre d’opportunités. » Ce n’est pas un altermondialiste qui parle mais Francisco Sottomayor, le PDG de Norfin, une des principales sociétés de gestion immobilière portugaises. Résultat : pour ceux qui en ont encore les moyens, acheter un bien au Portugal coûte en 2022 50 % plus cher qu’en 2016.

Il y a dix ans, le maire de Lisbonne était un certain Antonio Costa, qui, à l’époque, se battait pour maintenir les autochtones dans la place, en passant, par exemple, des accords avec les promoteurs : un terrain en échange de logements sociaux. Mais il semblerait que la lame de fond de la spéculation soit en train de tout emporter, avec la multiplication sur le marché de biens de luxe, comme, par exemple, un penthouse de 200 m2 à Cascais, station balnéaire du grand Lisbonne, mis en vente au prix de 6 millions d’euros.

Albert Alain Bourdon et Yves Léonard nous remémorent les circonstances de l’accession au pouvoir d’Antonio de Oliveira Salazar : « Une inflation galopante avait multiplié les prix par 25. (…) Et Salazar, magicien des finances, réussit à équilibrer le budget. » Le cauchemar qui s’ensuivit dura 45 ans.

Alors dans les quartiers, la résistance s’organise, comme, à Bonfim, à Porto. L’adega Fontoura annonce sur une affichette la tenue d’un « événement convivial de contestation contre l’intimidation immobilière et les expropriations illégales ». Les bars ont toujours été les réseaux sociaux du Portugal : on y regarde le football mais pas seulement, on vient y boire son café pour 70 centimes, prendre des nouvelles des amis, parler politique et parfois, fomenter la rébellion. Coincé entre l’hyper centre et Das Antas, où l’appel d’air provoqué il y a dix-huit ans par la construction du nouveau stade du FC Porto a été épuisé, « Bonfim est le dernier terrain de jeu des investisseurs et la pression qui y est exercée sur les habitants est énorme », explique Antonio, le patron. Philippe, un Français qui vient une fois par mois pour son travail (la recherche de terrains pour l’industrie), est convaincu que « la bulle va exploser » Plus qu’une information, un oracle déjà ancien. Dans l’attente de la déflagration, bonne nouvelle : la mairie de Porto a suspendu pour une période renouvelable de 6 mois les agréments de logement touristique (Alojamento Local) dans le centre et à Bonfim. Mais 940 requêtes de propriétaire sont déjà parvenues sur ses bureaux.

Car les investisseurs font feu de tout bois en rachetant, par exemple, des quintas, anciens domaines agricoles ou viticoles, qu’ils transforment en lieux événementiels. Une quinta dans la région de Porto peut se louer 25 000 euros la journée pour un mariage. Et prière d’avoir effacé toute trace de la fête au petit matin car une autre famille attend son tour. Les Portugais s’endettent pour offrir à leur enfants ces noces dignes d’une série Netflix, avec feu d’artifice et pool de photographes et vidéastes pour immortaliser la story d’une vie. C’est tout le paradoxe d’un pays pauvre qui n’a jamais autant consommé, notamment dans ces centres commerciaux à l’américaine dont les villes sont désormais truffées. Longtemps, le Portugal fut privé de tout alors, plutôt que de commander un plat du jour à 6 euros au restaurant du coin, on préfère s’attabler à la terrasse d’une enseigne de la malbouffe dans un food court, ce qui peut s’apparenter à une forme de liberté.

« Non à la mine, oui à la vie. » A Montalegre, dans la région de Tras-o-Montes (littéralement : au-delà des montagnes), à l’extrême Nord-Est du pays, les habitants ont un autre souci : leur terre est classée au patrimoine agricole mondial des Nations Unies mais pour son malheur regorge en sous-sol de lithium, or blanc des fabricants de batteries de téléphone et autres véhicules électriques. Le Portugal serait assis sur un trésor de 60 000 tonnes qui n’a pas échappé aux industriels. Au nom de la transition énergétique et avec l’espoir de donner naissance à toute une filière, le gouvernement a donc donné son feu vert pour l’exploitation dans six endroits du pays, dont Covas do Barroso, à une trentaine de kilomètres au Sud de Montalegre, à proximité immédiate des parcs nationaux de Peneda-Geres et du Haut-Douro. La concession a été accordée à l’entreprise britannique Savannah Resources. Dormez tranquilles, notre projet est durable et conforme aux techniques les plus vertueuses, jure la société. Mais les locaux, qui vivent ici depuis toujours en harmonie avec la nature, n’ont que faire de la communication de Londres. « Nous ne sommes pas contre le lithium mais vaut-il vraiment l’éventration de cette montagne ? s’indigne Aida, l’une des voix de la contestation, en contemplant ce paysage de rêve où ruminent paisiblement de magnifiques vaches à longues cornes dont la race est réputée et où il n’est pas rare de croiser des hordes de chevaux sauvages. Cette nature est notre seule richesse, notre mère nourricière. Ici, pas de magasins mais nous ne manquons de rien. Et nous savons très bien ce qui va se passer avec la mine : nous allons devoir partir pour rejoindre la ville où l’on vit moins bien avec 1 500 euros qu’ici avec 500 euros. » Les agriculteurs des régions concernées affirment, en effet, que l’extraction va interférer avec l’irrigation des terres, ce qui à terme condamnera la production.

Dans ce contexte explosif, l’extrême-droite n’a pas manqué de faire sa réapparition dans le débat politique pour la première fois depuis la Révolution des œillets et la chute de l’Etat nouveau en 1974. Fondé en 2019, le parti Chega est arrivé en troisième position des élections législatives en janvier dernier, avec plus de 7 % des suffrages : un véritable choc dans le pays, dont chaque enfant a dans les yeux une image en gris de la dictature. Quelle que soit leur génération, les émigrants qui reviennent chaque été au village perpétrer la tradition, n’ont rien oublié, même si une certaine pudeur les rend discrets sur ce sujet ô combien douloureux. Dans Histoire du Portugal (Ed. Chandeigne, 2020), Albert Alain Bourdon et Yves Léonard nous remémorent les circonstances de l’accession au pouvoir d’Antonio de Oliveira Salazar : « Une inflation galopante avait multiplié les prix par 25. (…) Et Salazar, magicien des finances, réussit à équilibrer le budget. » Le cauchemar qui s’ensuivit dura 45 ans.

Notes :

[1] Certains prénoms ont été modifiés.

Le verdissement de la BCE entravé par les règles européennes

Le siège de la Banque Centrale Européenne à Francfort (Allemagne). © Charlotte Venema

Sécheresses historiques, canicules, inondations, déplacement des populations… 2022 est l’année de tous les records en ce qui concerne le changement climatique. Ces événements sont souvent dénoncés comme étant le fruit d’un manque d’engagement des gouvernements. Si ce constat est irréfutable, il ne doit pas éclipser l’impact des banques centrales, chargées de réguler la quantité de monnaie qui circule dans l’économie. Loin d’être anodine, cette mission exerce une influence majeure sur la capacité de production et de consommation – et de pollution -, mais aussi sur les niveaux de richesse.

Consciente du risque que représente la menace climatique tant pour l’humanité que pour l’économie et le secteur bancaire, la Banque centrale européenne (BCE), tente de verdir sa politique monétaire depuis plusieurs années. Le 4 juillet dernier, elle a notamment décidé de mettre en place de nouvelles mesures pour y parvenir. Si ces différentes actions permettent de la hisser en tête des banques centrales les plus investies, la menace grandissante d’une crise financière alimentée par une politique monétaire continuellement accommodante pourrait néanmoins venir compromettre la faisabilité de ses ambitions climatiques. Pour réduire les risques, s’accorder avec ses engagements, soutenir l’objectif de réduction des émissions de carbone de l’Union Européenne, et même inciter les autres banques centrales à verdir leur politique monétaire, la BCE doit s’éloigner de son dogmatisme et exploiter de nouveaux leviers.

Le réchauffement climatique, une menace pour le secteur financier ?

L’attention des banques centrales accordée aux enjeux climatiques est récente. En 2017, plusieurs institutions monétaires de la zone euro fondent – au côté de la Banque d’Angleterre -, le NGFS (Network for Greening the Financial System), un réseau visant à élaborer des recommandations sur le rôle des banques centrales en matière de changement climatique. L’ensemble de l’Eurosystème y a ensuite adhéré, tout comme la Réserve fédérale américaine et la Banque populaire de Chine. 

En janvier 2020, la BCE lance une « révision stratégique » où elle décide notamment d’examiner la manière dont elle pourrait inclure les enjeux climatiques à son mandat. Depuis sa création en juin 1998, l’institution de Francfort est guidée par différentes règles structurantes dont la plus importante est la stabilité des prix, à travers un objectif d’inflation de 2% par an. Du fait de ce mandat, la plupart des mesures prises ces dernières années ont consisté à estimer le risque que peut engendrer le réchauffement climatique sur l’économie et le secteur financier européen, plutôt que d’agir par le biais de la politique monétaire.

Dans cette perspective, elle publie en septembre 2021 un test de résistance où elle évalue les conséquences d’un scénario d’inaction climatique sur de nombreuses entreprises et près de 1.600 banques européennes. Pour compléter ce travail, elle démarre en janvier 2022 un nouveau test de résistance prudentiel permettant de mesurer la capacité des banques à absorber les conséquences financières liées aux risques physiques, tels que la chaleur, les sécheresses et les inondations…

Les résultats de ces différentes études sont sans appel : l’Eurosystème est peu préparé au réchauffement climatique. Sans de profonds changements, le PIB et la stabilité de la zone euro seront affectés, d’autant que le risque est inégalement réparti – certaines régions étant plus exposées que d’autres. D’un point de vue financier, le changement climatique constitue un enjeu majeur car la plupart des banques n’ont pas de dispositif adéquat de gestion des risques climatiques et ne prennent pas en compte ce facteur dans leurs activités de crédit.

Sans de profonds changements, le PIB et la stabilité de la zone euro seront affectés, d’autant que le risque est inégalement réparti.

Cette impréparation présente un risque bancaire. Comme le démontre une étude de l’Institut Rousseau, ou encore l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, les actifs adossés à des énergies fossiles sont susceptibles de devenir des « actifs échoués » (stranded assets) à mesure que les décisions politiques suspendent l’utilisation de ce type d’énergie (pétrole, charbon, gaz). Étant donné que ces investissements représentent, en termes de stock, l’équivalent de 95% des fonds propres de chacune des onze principales banques européennes, et qu’ils figurent fréquemment dans les échanges de garanties servant à couvrir le risque de crédit lors d’opérations financières (collatéraux), la perte de valeur de ces actifs pourrait fortement et soudainement affecter le secteur bancaire. D’autant que la BCE a seulement l’intention de verdir ces collatéraux « d’ici 2024 », et après « différents tests. »

En plus de cette menace persistante, la surexposition des institutions financières à l’égard des énergies fossiles les condamnent à subir des pertes face à tout type de dérèglement climatique. En juillet dernier, la BCE a notamment déclaré que 41 grandes banques de la zone euro pourraient perdre l’équivalent de 70 milliards d’euros en cas de sévère remontée des températures.

Si ce chiffre semble faible au regard du bilan des banques (tout comme pourrait le paraître d’autres estimations), les pertes potentielles sont souvent sous-estimées. En effet, les données disponibles sont rares car la modélisation d’événements climatiques est une tâche herculéenne et imparfaite. Identifier l’exposition totale des institutions financières aux risques climatiques est ainsi extrêmement compliqué, si ce n’est impossible.

Le mandat de la BCE remis en cause ?

D’ores-et-déjà, la crise climatique exerce une influence sur le système monétaire et financier. Alors que l’inflation ne cesse de progresser et atteint désormais 9.1% en août dans la zone euro, la rareté grandissante des énergies fossiles et la multiplication des catastrophes climatiques (sécheresses, inondations, pénuries…) contribuent à la spirale inflationniste.

Dans ce contexte, le mandat de la BCE devient alors, lui aussi, directement exposé à un scénario d’inaction ou d’anticipation jugée trop tardive. À ce titre, Isabel Schnabel et Frank Elderson – deux banquiers centraux de la BCE – ont récemment déclaré : « De par ses effets directs sur la stabilité des prix, le changement climatique est au cœur de la mission principale de la BCE. »

En reconnaissant l’impact du changement climatique sur l’inflation – notamment du fait des pénuries ainsi créées – la BCE admet qu’il doit être pris en compte dans l’élaboration de ses politiques, car il remet en cause son objectif primordial. Une condition vraisemblablement indispensable pour passer outre les traités européens, bien que la menace existentielle du réchauffement climatique soit connue déjà depuis plusieurs décennies.

Orienter les investissements privés

La BCE a donc décidé de franchir un nouveau cap le 4 juillet dernier en déclarant que tous ses nouveaux achats d’actifs de multinationales seront, à compter d’octobre 2022, soumis à des critères environnementaux. Plus récemment, elle a fait savoir dans un communiqué que ces critères correspondent aux émissions de carbone de l’entreprise, ses ambitions climatiques et la transparence de son reporting.

Si la portée de cette mesure est minime – les obligations d’entreprises représentent moins de 12% du bilan de la BCE, composé très majoritairement de titres de dettes publiques -, elle reste inédite car elle montre un signe de détachement face à l’obsession de neutralité de marché. (Ce principe cardinal implique que la politique monétaire ne peut cibler spécifiquement une entreprise ou un secteur afin de ne pas introduire de distorsions sur les marchés). En agissant ainsi, la banque centrale reconnaît donc le besoin de s’éloigner de certaines règles devenues contraignantes face à la nécessité d’agir en faveur du climat.

Dans le cadre des traités actuels, il sera toutefois difficile pour la BCE d’aller plus loin. Mener une politique climatique véritablement ambitieuse impliquerait notamment de réformer ou d’abroger les articles 123 et 130 du TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) à des fins d’investissements écologiques.

Mais au-delà d’une intervention sur le marché secondaire, qui encourage la BCE à poursuivre sa politique de « fuite en avant », l’institution de Francfort pourrait agir sur son taux de refinancement. Une banque qui continue d’investir massivement dans des projets liés aux énergies fossiles serait ainsi pénalisée par un taux d’intérêt plus élevé, tandis qu’une institution qui œuvre en faveur du climat disposerait d’un taux plus accommodant. Un taux à intérêt négatif pourrait même être appliqué pour les entreprises les plus engagées, afin d’inciter l’investissement en faveur de la transition écologique.

Dans le même temps, comme le propose notamment l’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran, des « TLTRO verts » pourraient être créés, c’est-à-dire des opérations de refinancement à long terme permettant aux banques de prêter à des coûts avantageux aux entreprises et aux ménages européens. Une mesure qui aurait la double efficacité de s’inscrire dans le temps long, ce que requiert la cause climatique, et de distribuer des crédits productifs, ce qui n’est pas inflationniste. Néanmoins, ces facilités de prêts doivent être conditionnées à une politique d’engagement climatique extrêmement rigoureuse de la part du débiteur. La banque centrale devra s’assurer que ces crédits verts se dirigent vers des banques, entreprises et ménages dont les projets sont alignés sur les Accords de Paris. L’efficience de cette mesure réside dans cette intransigeance.

Financer directement les États : le débat interdit

Dans le cadre des traités actuels, il sera toutefois difficile pour la BCE d’aller plus loin. Mener une politique climatique véritablement ambitieuse impliquerait notamment de réformer ou d’abroger les articles 123 et 130 du TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) à des fins d’investissements écologiques. Le premier article condamne les pays de la zone euro à emprunter sur les marchés financiers plutôt que de se financer auprès de leur banque centrale nationale, tandis que le second pose le principe de l’indépendance des banques centrales. Or, étant donné les besoins et l’importance de l’enjeu, pouvoir directement financer les États et laisser interagir ces derniers avec la politique climatique de la BCE s’avère être un impératif. Ainsi, revenir sur ces deux articles permettrait de créer un policy mix vert à fort impact, c’est-à-dire une combinaison optimale entre la politique budgétaire et la politique monétaire autour des enjeux climatiques. La question de savoir si une telle réforme des traités européens serait possible sans dissolution de l’Union européenne reste ouverte.

Étant donné les besoins et l’importance de l’enjeu, pouvoir directement financer les États et laisser interagir ces derniers avec la politique climatique de la BCE s’avère être un impératif.

D’autres solutions en matière monétaire existent, comme l’injection monétaire libre de dettes (en contrepartie d’investissements écologiques). Injecter de la monnaie libre de dettes permet d’éviter à ce que la création monétaire soit vectrice de cycles, source de crises économiques, sociales et écologiques. Concrètement, de la monnaie serait émise – en quantité limitée – par les différentes banques centrales et serait allouée aux gouvernements selon leurs besoins. Néanmoins, pour éviter toute perte et inégalité de répartition, les sommes versées devront faire l’objet d’un reporting climatique strict et continu. Cette mesure permettrait de soutenir la transition écologique. Ici encore, elle se heurte au mur du droit européen : le Pacte de stabilité exige notamment que la dette publique n’excède pas 60% du PIB (règle devenue désuète par sa transgression généralisée, mais que l’Allemagne entend bien ré-imposer au continent tout entier)…

NDLR : Lire à ce sujet sur LVSL l’entretien de Pierre Gilbert avec Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean « Faire de la monnaie une arme pour la reconstruction écologique ».

Ce levier décisif qu’est l’injection monétaire libre de dettes peut être appliqué sur les banques publiques d’investissement et notamment la BEI – Banque Européenne d’Investissement – qui continue de se financer sur les marchés financiers à défaut de détenir le pouvoir de création monétaire. Proposée par Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne dans le livre Une monnaie écologique, cette mesure permettrait de soutenir l’institution européenne dont l’objectif est de « prêter dans le but de soutenir la croissance durable et la création d’emplois. »

Alors que la hausse de l’inflation, l’augmentation des taux d’intérêts, la guerre en Ukraine, et la crise énergétique affectent les pays européens à des degrés différents, abroger les articles 123 et 130 du TFUE (et récuser ce dernier si sa réforme s’avère impossible) s’avère un impératif de premier ordre, du fait de l’urgence climatique comme de l’imminence d’une nouvelle crise des dettes souveraines…

Jacques de Larosière : « Le système financier est devenu très fragile »

Jacques de Larosière © Julien Chevalier pour Le Vent Se Lève

Ancien Directeur général du FMI (1978-1987), ex-Gouverneur de la Banque de France (1987-1993), Jacques de Larosière a vécu de près plusieurs crises financières. Critique vis-à-vis des politiques monétaires non-conventionnelles, il juge que le surendettement et l’interventionnisme des banques centrales traduisent un dysfonctionnement économique profond, délaissant sans cesse les jeunes générations et l’investissement productif. Nous sommes allés à sa rencontre dans les bureaux de BNP Paribas, là où il exerce – à 92 ans – en tant que conseiller du Président. Hégémonie vacillante du dollar, politiques monétaires non conventionnelles de la BCE, endettement croissant des États, enjeux environnementaux et néolibéralisme : nous avons abordé avec lui ces divers enjeux. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.

LVSL – La place hégémonique du dollar est de plus en plus contestée. L’agenda sino-russe d’opposition à la monnaie américaine s’est intensifié avec le conflit ukrainien. Depuis, plusieurs pays historiquement liés aux États-Unis (Arabie Saoudite, Israël…) affirment leur volonté de se défaire progressivement du dollar. Au Brésil, le candidat Lula promet la création d’une devise commune en Amérique latine pour « se libérer de la dépendance américaine. » Pensez-vous de fait que le système monétaire international sera, à moyen/long-terme, différent de celui que nous connaissons depuis 1944 et les Accords de Bretton Woods ? 

Jacques de Larosière – Le dollar reste la monnaie internationale du système. C’est la plus grande monnaie de réserve et une monnaie de transaction extrêmement importante. Mais la monnaie américaine n’est pas la monnaie centrale parce que l’on a décidé qu’il en soit ainsi. Ce système existe parce que les États-Unis ont une économie très importante, fondamentalement assez prospère, le plus grand marché des capitaux du monde (extrêmement liquide et profond), et la première armée. C’est un pays « leader ». Ce sont ces éléments déterminants qui expliquent la force de la devise américaine.

Il est vrai que certains pays cherchent à se libérer du dollar. La Chine organise notamment des plateformes de règlements autour du renminbi dans un cadre bilatéral, voir régional/multilatéral. Si cette tendance persiste, nous pourrions voir en effet certaines diminutions du rôle du dollar dans les transactions de paiements. Les américains le prennent en compte de leur côté. Mais le phénomène sera limité et ne touchera probablement pas sensiblement le rôle de réserve que possède le dollar. Il faut distinguer la partie utilisée comme une réserve de valeur de celle utilisée comme un moyen de libeller des transactions et de les régler. Ce dernier pourrait céder quelque peu. Pour le premier, j’attends de voir. Le dollar comme monnaie centrale du système me paraît résister. En ce qui concerne la dédollarisation de l’Arabie Saoudite et d’Israël, je reste très sceptique. 

LVSL – Quelles seraient les conséquences, pour la France, d’un monde où le dollar ne serait plus la monnaie de réserve internationale ? Quel système alternatif permettrait, selon vous, la stabilité mondiale ?

Jacques de Larosière – Dans l’hypothèse où le dollar ne serait plus la monnaie de réserve, on assisterait évidemment à une fragmentation des transactions commerciales, qui ne seraient plus presque exclusivement cotées en dollar (pour le prix du pétrole notamment). Les règlements se feraient dans une autre monnaie, l’euro par exemple. Les conséquences pour un pays comme la France restent difficiles à énoncer. Mais, au-delà du choix des monnaies contractuelles, subsisterait la loi de l’offre et de la demande. Tout dépend des conditions qui présideraient à cette modification des systèmes des paiements mondiaux. Mais je peux vous dire que les personnes qui réfléchissent à ce scénario sont très prudentes quant à la réponse à cette question. 

« Pour un système alternatif, on peut toujours imaginer une monnaie internationale qui se substituerait au dollar et qui serait émise par une banque centrale mondiale. »

Est-ce que ça donnerait lieu à plus d’inflation ? À une plus grande variabilité des cotations de produits ? Difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est que cela compliquerait le système qui reste assez simple aujourd’hui. Les transactions sont libellées en dollar et exécutées pour la plupart d’entre elles dans la devise américaine. L’universalité de l’usage du dollar est un élément qui facilite les échanges commerciaux. 

Pour un système alternatif, on peut toujours imaginer une monnaie internationale qui se substituerait au dollar et qui serait émise par une banque centrale mondiale. C’était le projet que préconisait l’économiste britannique John Maynard Keynes lors de la Conférence de Bretton Woods en 1944. C’est un système évidemment très diffèrent de celui qui existe aujourd’hui, et de celui établi au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il serait plus rationnel car, en principe, une banque centrale mondiale prend en compte l’intérêt de l’ensemble de la population. Nous mettrions fin au paradoxe actuel qui consiste à ce que le système fonctionne à travers le déficit américain. Le fait que l’économie américaine soit en déficit permanent de balance des paiements permet à ce que les pays empruntent continuellement des dollars aux États-Unis. 

Si de nombreux penseurs ont considéré ce projet d’une banque mondiale, force est de constater qu’il n’a jamais pris corps. Je ne vois pas pourquoi cela aurait lieu aujourd’hui étant donné que les États-Unis restent le pays le plus important de monde, notamment dans la prise de décisions. Puisque le pays détient près de 20% des voix au FMI et qu’un tel scénario nécessité l’approbation de 85% des voix, il pourrait alors décider de tout bloquer. Je constate donc qu’un courant de pensée s’attache à cette idée, mais il me semble politiquement difficile qu’une réforme de cette ampleur soit envisagée.

LVSL – En tant qu’ancien gouverneur de la Banque de France, quel regard portez-vous sur les politiques monétaires non-conventionnelles mises en place en Europe et aux États-Unis suites à la crise financière de 2008 ?

Jacques de Larosière – J’ai beaucoup écrit sur le sujet. Vous pouvez notamment retrouver mon discours à l’Université de Columbia peu de temps après la crise de 2007-2008.

Je reproche à la politique monétaire d’avoir été, avant et après la crise, continuellement accommodante. Elle a contribué à créer sans cesse des liquidités, tout en faisant baisser les taux d’intérêt. Si ces instruments sont nécessaires lorsque l’économie souffre d’une profonde récession, on constate que la succession des épisodes économiques depuis une douzaine d’années ne sont pas faits uniquement de récession, mais de périodes différenciées. Il s’agit donc d’une politique de stimulation continue caractérisée par l’augmentation de la masse monétaire. Mais la raison pour laquelle cette politique a persisté vient de la focalisation sur l’objectif d’inflation qui devait se situer légèrement en dessous de 2%. Cet objectif s’est révélé être d’une très grande erreur. Je l’avais d’ailleurs dénoncé dès l’origine, sans succès. 

Jacques de Larosière © Julien Chevalier pour Le Vent Se Lève

La politique monétaire doit viser à l’équilibre. Elle tend à la stabilité de la monnaie, c’est-à-dire éviter une trop forte inflation et éviter la déflation. Mais elle ne consiste pas à se fixer un objectif unique d’inflation. Le but étant de limiter la hausse des prix lorsqu’elle se manifeste, ou stimuler l’économie lorsqu’il y a un risque de baisse continue des prix et d’une rétention de la demande. En réalité, nous n’avons pas vécu la déflation, ni même le risque ouvert de l’inflation. Des facteurs structurels étaient à l’œuvre. Il y avait notamment le vieillissement de la population (peu favorable à une hausse des prix), l’impact de la globalisation sur les prix à la consommation, les salaires extrêmement bas dans certains pays… Ces éléments pesaient sur le niveau des prix. Au lieu de les comprendre et de juger que l’inflation doit être légèrement inférieure à 2%, elle se serait équilibrée autour de 1%. Ce qui correspondait à l’étiage d’équilibre. 

« Aujourd’hui, la hausse des prix peut être considérée comme extrêmement dangereuse. Le système financier est devenu très fragile. »

Dans ce contexte, les banquiers centraux étaient mécontents du niveau des prix. Ils ont donc créé beaucoup de monnaie car l’objectif – arbitraire – n’était pas atteint. S’en est suivie une politique très accommodante qui a nourri la fragilité du système financier, la baisse des taux d’intérêt et la crise future. Il était évident pour celui qui observait la constance de la masse monétaire que son niveau allait au-delà des besoins de l’économie. En fait, il y a un lien entre le financement d’une part et les besoins de financement nécessaires à un accroissement de production. Lorsque ce lien est rompu, que la facilité financière est généralisée (on trouve de l’argent à 0%), on entre dans une situation de « super aisance monétaire » qui affaiblit le système financier. Tout le monde emprunte car c’est facile, mais tout le monde n’est pas nécessairement un débiteur de qualité. Il y a des emprunteurs plus ou moins résistants.

Dans ce contexte, le système n’a pas de fin car les taux d’intérêt sont très faibles donc ça ne coûte rien d’emprunter. C’est une politique plus que téméraire. Au début, elle n’a pas provoqué de désastre sur la hausse des prix « générale », mais la valeur des actifs financiers a considérablement augmenté. Il y a donc eu une très forte inflation des valorisations boursières et une faible répercussion sur les prix à la consommation. Cependant, la situation s’est déchaînée avec la crise de la pandémie, puis aggravée par la guerre en Ukraine. Les conditions de l’inflation étaient créées. L’étincelle est venue de la pandémie, mais aurait très bien pu provenir d’un autre phénomène. Aujourd’hui, la hausse des prix peut être considérée comme extrêmement dangereuse. Le système financier est devenu très fragile, raison pour laquelle je me suis dissocié d’une politique hasardeuse, et non établi par le raisonnement. 

LVSL – L’indépendance des banques centrales a été légitimée par la volonté de limiter l’inflation et d’interdire le financement monétaire. Le bilan de BCE atteint aujourd’hui plus de 8800 milliards d’euros et près du tiers des émissions de dettes publiques sont détenues par l’institution monétaire. À la lueur de cet état de fait, que pensez-vous de l’indépendance des banques centrales ?

Jacques de Larosière – Nous avons cru après la grande période de hausse des prix des années 70/80, qu’il fallait que les banques centrales soient plus indépendantes pour juguler l’inflation car elles disposeraient de plus de liberté que si elles étaient dans la main du gouvernement. Il y a donc eu tout un mouvement international – auquel j’ai collaboré – pour établir juridiquement l’indépendance de la banque centrale. Ici en France, au moment du Traité de Maastricht, nous avons changé le statut de la Banque de France et institué un système d’indépendance. 

Vous avez raison de dire que jamais l’achat de titres publics par la banque centrale n’a été aussi important qu’aujourd’hui. On a ici une contradiction avec l’indépendance des banquiers centraux et le fait qu’ils soient dévoués au financement de la chose publique. Je pense que si on voulait définir la situation de manière objective, on dirait que la BCE est devenue le grand financeur des dettes publiques. Elle ne serait évidemment pas d’accord avec cette assertion car elle expliquerait que ces achats de titres ont été exécutés à des fins monétaires pour éviter les spreads (écarts de taux) entre les pays, ce qui permet d’égaliser le terrain des taux d’intérêt. Mais c’est une illusion. En réalité, elle achète ces titres publics sur le marché secondaire peu de temps après leur émission. La BCE et la FED sont les agents financiers des États qui émettent des emprunts pour financer leurs déficits. 

Je suis donc très hostile à cette dérive que l’on appelle la suprématie budgétaire. C’est en fin de compte l’impératif budgétaire qui guide la banque centrale dans cette politique. Je l’ai écrit à de nombreuses reprises. Je pense qu’il est illusoire de prétendre qu’on est indépendant lorsque l’on finance les deux tiers de la dette publique. 

LVSL – Suite à la crise du Covid-19, l’inflation ne cesse d’augmenter. Elle atteint aujourd’hui des sommets aux États-Unis et en Europe. La BCE et la FED ont annoncé une normalisation progressive de leur politique qui se caractérise par un léger relèvement des taux directeurs. Nous voyons déjà ses effets. Les marchés financiers ont chuté de plus de 20% depuis le début de l’année outre-Atlantique. En parallèle, les taux longs augmentent. Comment voyez-vous l’évolution de cette situation à moyen-terme ? 

Jacques de Larosière – La politique monétaire est depuis longtemps très laxiste. Les taux d’intérêt sont nuls voir négatifs. Dans ce contexte, il y a toujours un phénomène de surendettement qui est annonciateur d’une crise financière. Quand on conduit une voiture, on sait que l’on n’appuie pas toujours sur l’accélérateur car cela risque de se finir mal. Il faut parfois freiner. Depuis une quinzaine d’années, nous n’avons pas appuyé sur le frein… L’accélérateur est sans cesse enclenché car nous conduisions sur une autoroute libre. Mais ces temps-ci, l’autoroute s’est un peu encombrée. Des phénomènes tels que le Covid, la démondialisation, la guerre en Ukraine… compliquent énormément le terrain des échanges économiques. Nous sommes alors sujets à des hausses de prix extrêmement importantes. 

« On ne combat pas l’inflation, mais on la laisse l’intensifier. »

Lorsque l’on a une inflation de 8%, avec des taux d’intérêt – dans le cas de l’Europe – situés à 0% ou -0.5% (taux de dépôt à la banque centrale), il faut prendre en compte l’inflation pour mesurer le degré de laxisme de la monnaie. Une inflation à 8% et des taux nominaux à 0% signifient que le taux réel est en fait de -8%. C’est du jamais vu. Autrement dit, on croirait que normaliser la politique va être un désastre. Mais la situation est tout autre. Nous n’avons pas connu de normalisation mais un accommodement supplémentaire de la politique monétaire du fait de l’éclosion de l’inflation. Il conviendrait donc, en principe, d’établir des taux d’intérêt réels positifs. Pour cela, il faudrait près de 10 points de taux nominal positif. Aujourd’hui, on est en dehors de tout ça. On ne combat pas l’inflation, mais on la laisse s’intensifier. J’ai donc un peu de réticence à répondre à cette question. 

En créant de la monnaie très abondante et pas chère, on a favorisé les opérateurs qui gèrent des fonds pour eux-mêmes, des clients ou des institutions. Si l’on prend l’exemple du CAC40, nous voyons qu’il a doublé en 10 ans. Un tel résultat équivaut à une obligation qui rapporterait du 7% par an. Dans un contexte où la banque centrale produit de l’argent à près de 0%, les plus riches en profitent et empruntent massivement sans frais. Nul besoin d’être Einstein pour comprendre qu’un emprunt à 0% associé à un rendement annuel de 7% est un luxe que seules certaines personnes peuvent se payer. Mais la question est : quelle est la bonne politique monétaire ? La raison prescrit toujours que les taux soient positifs en terme réel car l’épargne mise de côté mérite une rémunération. Elle ne doit pas être taxée comme c’est le cas actuellement. L’ennemi dans cette affaire est donc l’inflation et non pas la normalisation des taux d’intérêts. L’expérience montre que ceux qui sont frappés par l’inflation sont les revenus les plus bas et les petits épargnants. 

LVSL – On observe en Europe une divergence de plus en plus marquée quant à l’opinion des populations concernant la politique monétaire. Les Allemands souhaitent le retour à une politique orthodoxe. Les pays d’Europe du Sud, extrêmement endettés, seraient fortement touchés par ce type de mesure. Le spread (écarts de taux) entre l’Italie et l’Allemagne continue d’augmenter. Pensez-vous que le risque d’un éclatement de la zone euro soit à l’ordre du jour ? En Italie, les sondages donnent « l’Italexit » au coude à coude avec le maintien dans la zone euro dans le cas d’un référendum…

Jacques de Larosière – La volonté de faire fonctionner la zone monétaire est encore là. S’il existe des divergences entre pays européens, les Allemands ont toutefois un intérêt profond à continuer la gestion critiquable de la BCE. Car cette gestion de baisse de taux de l’euro favorise leurs exportations et augmente ainsi leur compétitivité, déjà supérieure à celle des autres pays européens. Ce qui revient finalement à une dévaluation. Les Allemands ont beau être gênés par la politique monétaire, ils vivent très bien avec. Quant aux pays du sud, ils ont la majorité au conseil de la Banque centrale européenne et ce sont eux qui déterminent la politique. 

LVSL Les défis se multiplient pour les jeunes générations : réchauffement climatique, raréfaction des ressources, prix des logements historiquement élevés, vieillissement de la population, multiplication des conflits géopolitiques…  Dans votre livre 50 ans de crises financières (Odile Jacob, 2016), vous dénoncez le fait que la politique d’endettement laisse « aux générations futures le choix entre payer une dette trop lourde ou la renier ». Comment conjuguer des dettes abyssales avec des investissements massifs et nécessaires dans des projets tels que la réindustrialisation, la transition écologique, ou l’éducation, sans faire payer les jeunes générations ?

Jacques de Larosière – Oui, il faut changer. Si l’on continue dans un système de surendettement permanent qui favorise 10% de la population la plus riche et détourne les épargnants des placements longs, on ne financera pas les grands investissements écologiques nécessaires si l’on veut vivre sur une planète à peu près vivable. L’analyse que je fais de la situation m’amène à penser que la combinaison d’une politique monétaire trop laxiste, de taux d’intérêt négatifs – c’est-à-dire la taxation de l’épargne longue – et le renflouement des gouvernements qui empruntent pour financer les dépenses courantes sans penser à l’avenir, créent une conjonction très défavorable pour les jeunes générations. On dit que l’on est intéressé par le chômage des jeunes – qui reste très élevé dans un pays comme la France – mais on ne cesse de fabriquer ce chômage.

Les arbitrages effectués ont systématiquement pénalisé les futures générations. Si l’on prend l’exemple des retraites, ce sont les jeunes qui payent pour les retraites des plus vieux. Dans ce système de répartition, les dépenses des actifs ne cessent d’augmenter du fait du vieillissement de la population. Nous observons un effet de ciseau où les recettes diminuent et les dépenses augmentent. En n’ayant fait aucune réforme sur les retraites en France depuis maintenant 5 ans, on laisse peser sur les plus jeunes des cotisations de plus en plus élevées pour financer les pertes du système des retraites.

Est-ce une bonne chose ? Je ne le pense pas. Je pense qu’il serait plus intelligent et plus honorable de laisser travailler plus longtemps les Français pour qu’ils allègent le coût des jeunes actifs. Cette proposition soulève la réprobation générale. Mais les gens ne comprennent pas que c’est en refusant l’extension de l’âge du départ à la retraite qu’ils sont entrain de sacrifier les jeunes et l’équilibre du système. On a tendance à dire que l’on « rattrape » les choses car la France est très libérale, que l’on dispose d’un système d’assurance-chômage généreux, et d’une politique de recrutement dans la fonction publique. Mais c’est une erreur. On ne rattrape rien. Ce sont les jeunes qui payent. Je constate un double langage où l’on s’apitoie sur la difficulté des jeunes à trouver un emploi et des logements alors que l’on continue de faire tout pour qu’il en soit ainsi. 

LVSL – Depuis la fin des Accords de Bretton Woods et de la convertibilité or-dollar, nous observons un accroissement considérable de la masse monétaire représenté par l’augmentation des niveaux de dettes. Certains think-tanks, comme l’Institut Rousseau, proposent d’annuler une partie de la dette publique détenue par la BCE (dans notre cas par la Banque de France), ce qui ne lèserait aucun créancier privé. Cette annulation serait alors conditionnée à des investissements productifs. Quel regard portez-vous sur cette proposition ? Faut-il penser un nouveau mode de création monétaire ?

Jacques de Larosière – Pour de nombreuses raisons, je suis tout à fait hostile à l’abandon de la dette détenue par la banque centrale. La dette est devenue la baguette magique des États pour financer leurs déficits. Elle l’est d’autant plus depuis que banque centrale peut acheter ces nouveaux emprunts. Il est tentant de répudier cette dette lorsque la pyramide des dettes a atteint des niveaux très importants. Annuler la dette serait donner raison à ceux qui empruntent sans cesse pour financer des pertes. Cela reviendrait à légitimer l’action illégitime qui convient de faire croire au public que l’on peut s’endetter indéfiniment sans conséquence. C’est moralement inacceptable. 

Par ailleurs, une annulation entraînerait une perte pour la banque centrale. Dans le bilan de la banque, cette dette a une valeur. Une perte nécessite donc une recapitalisation, qui serait payée par le gouvernement. Finalement, c’est l’histoire du serpent qui se mord la queue : le gouvernement prend un léger profit en annulant la dette, mais doit compenser le manque de capital de la banque centrale ainsi que le spread plus élevé qu’il aura à supporter à l’avenir. On pourrait aussi évoquer l’argument du « précédent ». Lorsque tu annules une fois la dette, tu peux vouloir le faire de nouveau. Ce système serait profondément inflationniste et entraine une perte subie par la banque centrale. Or, cette dernière appartient à tout le monde puisqu’elle est nationalisée. Le contribuable devra donc assumer cette perte un jour ou l’autre. 

Ce qui me dérange est aussi le fait que cette action serait produite – dans le cas de la France – par une démocratie, c’est-à-dire un système de gouvernement et de représentations qui respectent les contrats et permettent à une société d’avancer vers l’avenir. Il faut faire très attention avant de brandir une telle mesure. 

En ce qui concerne votre deuxième question, nous avons déjà pensé à différents modes de créations monétaires. Il y a notamment la « monnaie hélicoptère » qui consiste à distribuer de l’argent à partir de rien plutôt que par des intermédiaires de comptes bancaires. L’inconvénient du compte bancaire lorsque la monnaie hélicoptère est employée vient du fait qu’une partie de la population aurait tendance à épargner. Or, la volonté politique et sociale de ceux qui préconisent cette mesure nouvelle de création monétaire par voie « d’hélicoptère » est que cet argent soit dépensé, et non épargné.

Il y a une autre théorie monétaire qui a fleuri depuis plusieurs années mais qui se tient encore à l’écart du débat public du fait de l’inflation. Il s’agit de la nouvelle théorie monétaire (ou théorie monétaire moderne, appelée MMT). Pour simplifier, elle revient à dire la chose suivante : tout État qui émet de la monnaie (tant que cet État a le monopole de sa devise) peut financer l’intégralité des déficits qu’il souhaite réaliser dans sa monnaie. C’est une forme de création monétaire bien entendu. Mais elle ne répond plus à la notion historique qui a expliqué l’éclosion des banques centrales à partir du 17ème siècle, c’est-à-dire la protection de la stabilité de la monnaie. La théorie monétaire moderne n’est pas une théorie qui satisfait le principe de stabilité. Autrefois, les banques centrales considéraient que la distribution de l’argent affectait la qualité de la monnaie.

N’oubliez jamais que le fondateur de l’économie monétaire est un Français. Il écrivait dans les années 1560 et s’appelait Jean Bodin. C’était un économiste qui avait compris que la multiplication de signes monétaires face à une production stagnante/légèrement croissante, entraînerait de l’inflation. Cette pensée a donné lieu à ce que l’on appelle la théorie quantitative de la monnaie. Théorie qui n’a jamais vraiment été dénoncée puisqu’elle est valable et vérifiée par des siècles. Elle semble d’ailleurs avoir été négligée ces dernières années. Nous en payons le prix aujourd’hui avec une hausse considérable des prix.

La crise oubliée du shadow banking

© Mikel Parera

Parmi les nombreux événements politiques qui se sont inscrits dans le sillage du virus, la crise financière de mars 2020 fait partie des plus importants et, paradoxalement, des plus discrets. Couverte par le fracas de l’effondrement de l’économie réelle, la déroute généralisée du système financier survenue en quelques semaines à peine, a rapidement été oubliée et a même laissé place à une période d’euphorie sur les marchés financiers. Pourtant, cette crise désavoue une nouvelle fois le système financier contemporain et remet radicalement en question l’efficacité des réformes internationales entreprises depuis 2008. Au-delà du nouveau sauvetage de la finance par les banques centrales, l’aspect le plus dérangeant de la crise du printemps dernier réside dans les activités et les acteurs qui l’ont précipité car ils font partie d’un pan non-régulé du système financier, déjà dénoncé et tenu responsable lors de la crise des subprimes : le shadow banking.

Des cours d’actions en chute libre, le prix du baril de pétrole brièvement négatif, des investisseurs qui ne veulent même plus acheter des bons du Trésor américain… En mars 2020, la finance mondiale a connu pendant quelques semaines un krach considérable. Si cette crise a été occultée par les inquiétudes autour du virus et la nécessité de réorganiser soudainement nos vies, elle aurait cependant pu mettre K.O. l’ensemble du système financier mondial. Mais pour nombre de commentateurs, la finance n’était cette fois-ci pas en cause : l’origine de ce chaos était à chercher dans les mesures de confinement et la restriction des échanges internationaux mis en place du jour au lendemain, et donc le dérèglement total de l’économie réelle.

Toutefois, une autre raison tient à la nature même du complexe financier contemporain. Celui-ci s’articule autour d’une myriade d’acteurs et d’activités évoluant, pour la plupart, hors du système bancaire classique et hors du champ d’action des régulateurs. C’était déjà le cas lors de la crise des subprimes, bien que le débat public se soit alors focalisé uniquement sur les banques. La déstabilisation des marchés émanait d’un réseau d’acteurs et d’activités qui dépassait largement ces dernières : le shadow banking, c’est-à-dire un réseau en marge de l’intermédiation de crédit classique basé sur les prêts et les dépôts opérés par les seules banques.

Avec la possibilité offerte par la titrisation de diffuser le risque de crédit auprès de divers acteurs financiers et non-financiers, les logiques du crédit bancaire ont été substantiellement modifiées. Il ne s’agit plus d’octroyer un crédit et de le conserver à son bilan mais de l’octroyer et de le revendre aussitôt.

Le développement de ce nouveau circuit, beaucoup plus complexe, a été impulsé par l’émergence des produits dérivés et la titrisation des crédits, c’est-à-dire la transformation de ces actifs « illiquides » (ne pouvant être revendu sans une importante perte de valeur, ndlr) en titres financiers [1]. Avec la possibilité offerte par la titrisation de diffuser le risque de crédit auprès de divers acteurs financiers et non-financiers, les logiques du crédit bancaire ont été substantiellement modifiées. Il ne s’agit plus d’octroyer un crédit et de le conserver à son bilan (modèle dit originate to hold) mais de l’octroyer et de le revendre aussitôt. Il s’agit d’un nouveau modèle, nommé originate to distribute ou originate to repackage and sell, où les banques ne conservent plus à leur bilan les crédits qu’elles octroient et les laissent se revendre et se restructurer au sein d’un vaste réseau d’acteurs financiers.

La titrisation croissante a nourri un autre aspect clé du shadow banking, l’emprunt à court-terme qui s’organise principalement autour du marché des repurchase agreements (que l’on appelle aussi repo), ou le marché des pensions livrées en français. Les repo sont des transactions qui consistent à mettre en gage des titres auprès de créanciers pour garantir des emprunts de très court terme [2]. La garantie apportée par le titre mis en gage, le collateral en anglais, permet de diminuer la prime de risque, et donc le taux d’intérêt de l’emprunt. Dans un contexte d’investissements à fort effet de levier, stratégie qui consiste s’endetter pour financer une opération spéculative afin d’en obtenir une rentabilité financière démultipliée [3], l’emprunt de liquidités aux taux les plus avantageux est essentiel. On comprend également qu’avec un tel système, basé sur le collateral, la titrisation des crédits bancaires fournit la graisse qui permet de faire tourner les rouages du marché de repo en produisant massivement des titres financiers, et donc des garanties.

En d’autres termes, le réseau d’acteurs et d’activités qui constituent shadow banking met en place de l’intermédiation de crédit, c’est-à-dire la réalisation d’une interface entre épargnants et emprunteurs afin d’ajuster leurs besoins respectifs, basée sur la diffusion du risque et sur des emprunts à très court-terme. Il faut également ajouter que cette interface, contrairement au système bancaire traditionnel, se déploie sur les marchés financiers et dépend de la liquidité de marché, à savoir l’organisation efficace de la négociabilité des actifs. Cette liquidité est d’ailleurs assurée principalement par les banques, qui, depuis les années 80, ont progressivement « mobiliarisé » leur bilan en investissant massivement dans des produits financiers, reléguant leurs activités de crédit au second plan [4]. Elles sont devenues ainsi des intermédiaires de marché clés qui, par exemple, lorsque des acteurs doivent rapidement se désendetter pour faire face à des remboursements soudains, et doivent donc vendre rapidement un certain nombre d’actifs, assurent le rachat de ces derniers et les revendent ensuite avec une certaine marge.

Comment tout le système s’est paralysé

À la suite de la propagation du virus et des premières mesures sanitaires annoncées par les états du monde entier, le mouvement des capitaux sur les marchés financiers s’est caractérisé par ce qu’on appelle une course à la qualité, c’est-à-dire un déplacement des valeurs mobilières vers des placements plus sûrs et plus liquides. Les actifs risqués furent vendus massivement et furent compensés par un achat important de bons du Trésor américain, considéré comme l’actif le plus liquide au niveau mondial. Cependant, face à l’incapacité d’enrayer la pandémie et aux annonces successives de confinement à travers le monde, la course à la qualité s’est rapidement muée en une ruée vers le cash. Dans ce contexte économique inédit et incertain, les entreprises financières et non-financières, déjà fortement endettées avant la pandémie, augmentèrent considérablement leur demande de cash, et donc continuèrent à vendre leurs actifs financiers, pour assurer le remboursement de leurs dettes et disposer de la trésorerie nécessaire à leur fonctionnement. Cette ruée vers le cash était également un moyen de monétiser leurs titres financiers, dont les prix ne faisaient que chuter, avant qu’ils ne deviennent plus négociables sur les marchés financiers, donc « illiquides ». À partir du 9 mars 2020, même les titres les plus sûrs et les plus liquides comme les bons du Trésor américain ou encore les titres adossés à des créances hypothécaires, les fameux mortgage-backed securities, ne furent plus épargnés par cette demande généralisée de cash. Vendus en masse, leurs prix s’effondrèrent à leur tour, répondant au simple mécanisme de l’offre et de la demande.

L’importance de ce dernier point est de taille car il révèle l’ampleur de la crise de mars 2020. Contrairement à la logique habituelle qui prévoit l’augmentation des prix sur les marchés de la dette publique américaine lorsque les prix sur les marchés d’actions diminuent, les prix s’effondrèrent conjointement. La demande de cash fut telle qu’aucune catégorie d’actifs ne résista à ce mouvement de vente généralisée, engloutissant les derniers îlots de liquidité au sein du système financier. De plus, le système financier repose très fortement sur le bon fonctionnement du marché des titres publiques américain. Il détermine le prix de la majorité des autres actifs financiers et il est également le lubrifiant majeur du marché des repo. En effet, les bons du Trésor fournissent des garanties, ou collateral, de choix dans les transactions repo car personne ne s’attend à ce que les États-Unis fassent défaut. On comprend mieux désormais l’hystérie qui s’est emparée des marchés financiers durant quelques semaines et la réaction gargantuesque des banques centrales, qui pour éviter l’effondrement du système financier, ont racheté de la dette publique dans des proportions supérieures à 2008 en un temps record. À titre d’exemple, la Fed a racheté 775 milliards de bons du Trésor américain et 291 milliards de mortgage-backed securities entre le 15 et le 31 mars 2020 [5].

Pour les régulateurs des marchés et les grands médias, ce sont évidemment les bouleversements de l’économie réelle, c’est-à-dire l’effondrement simultanée de la production et de la consommation mondiale, qui ont conduit à cette instabilité. Ce narratif permet de ne pas remettre en question le système financier de manière structurelle.

Compte tenu de l’ampleur des événements de mars 2020, il est impératif de déterminer dans quelle mesure des acteurs ou des activités propres au système financier contemporain ont causé le dérèglement des marchés. Pour les régulateurs des marchés et les grands médias, ce sont évidemment les bouleversements de l’économie réelle, c’est-à-dire l’effondrement simultanée de la production et de la consommation mondiale, qui ont conduit à cette instabilité. Ce narratif permet aux régulateurs depuis plus d’un an de ne pas remettre en question le système financier de manière structurelle, mais plutôt d’évoquer des vulnérabilités qui l’ont empêché de se maintenir face à une récession économique inattendue. Ce scénario est en fait l’inverse de celui de la crise des subprimes : la finance ne déstabilise pas l’économie réelle, mais elle est au contraire déstabilisée par cette dernière. Avec ce tour de passe-passe, le Conseil de Stabilité Financière (organe transnational regroupant banques centrales et ministères des finances des grandes puissances, mis en place en 2009, ndlr) peut se garder de qualifier ces événements de crise et parle plutôt de tourment [6] sur les marchés financiers.

Un réseau d’interdépendances extrêmement complexe

Cependant, ce récit masque les déficiences structurelles observées en mars 2020 et leur lien avec le shadow banking. Ce dernier peut être représenté en trois blocs, les emprunteurs, les intermédiaires, et les créanciers, et tous sans exception ont participé à la crise du printemps dernier.

Les emprunteurs, par exemple les Hedge Funds, qui mettent en œuvre des stratégies d’investissement à fort effet de levier en s’endettant à court terme, se sont retrouvé en danger lors de la ruée vers le cash, notamment via des activités spéculatives sur les bons du Trésor américain, ce qui les a poussés à vendre ces derniers en large quantité et très rapidement.

De l’autre côté, les créanciers du shadow banking qui généralement, à travers des transactions repo, demandent des titres financiers en contrepartie de leur cash afin de faire fructifier leur capital, ont également été pris de panique durant la crise. Cela s’est illustré avec les Money Market Funds – fonds monétaires en français – véhicules d’investissements utilisés par les fonds de pension, les assurances, ou les gestionnaires d’actifs. Concentré sur des actifs à très court terme, ce type de fonds d’investissement se présente comme des alternatives, plus rentables, aux dépôts bancaires traditionnels tout en gardant les propriétés de ces derniers, à savoir un risque très faible et une grande liquidité [7]. Ces caractéristiques les rendent également très sensibles aux périodes d’instabilité car les investisseurs n’hésitent pas à se retirer rapidement et massivement en cas d’incertitude. En mars 2020, les fonds monétaires qui investissent principalement dans des actifs à court terme émanant du secteur privé, comme les certificats de dépôts et le papier commercial, se sont écroulés. Aux États-Unis, entre le 2 mars et le 23 mars, les investisseurs ont retiré 15% du capital total investi dans ces fonds, soit 120 milliards de dollar, un rythme qui dépasse largement celui de la crise des subprimes. Par effet de ricochet, le marché du financement à court-terme s’en est trouvé déstabilisé car la demande pour les certificats de dépôts et le papier commercial a fortement baissé à la suite de l’écroulement de ces fonds monétaires. Par conséquent, les entreprises financières et non-financières qui dépendent de ces canaux pour leur financement quotidien se sont retrouvé dans de grandes difficultés.

Schéma des échanges financiers du shadow banking. Réalisation de l’auteur.

Enfin, les intermédiaires de marché, qui constituent le noyau du shadow banking, ont été incapables d’absorber les volumes de vente de divers actifs, dont les bons du Trésor américain. Cela s’est manifesté par une augmentation conséquente de leur marge, et dans certains cas par un abandon de leur fonction d’intermédiation en ne proposant tout simplement plus de prix d’achat ou de vente. Tout cela dans un contexte où le marché de repo, qui innerve le système financier et sous-tend les trois blocs du shadow banking, est également entré en crise avec le retour des fameux margin calls, ou appels de marge en français. Afin de protéger le créancier, l’actif mis en gage, le collateral, dans la transaction repo est soumis à la fluctuation des marchés. Si ce dernier perd une certaine marge de sa valeur, le margin call s’applique et l’emprunteur doit rajouter un collateral additionnel, sous forme de cash ou d’actif, afin de rééquilibrer la transaction. Dans le contexte de la crise de mars 2020, l’effondrement général de la valeur des actifs, dont des actifs clés dans les transactions repo comme les bons du Trésor américain, a déclenché une flambée de margin calls forçant les emprunteurs à vendre leurs actifs pour obtenir du cash et réajuster les collateral. Dans un cercle vicieux, cette vente d’actifs n’a fait qu’accélérer la perte de valeur de ces mêmes actifs, suscitant encore plus de margin calls.  

Privatisation des profits, socialisation des pertes

L’économiste André Orléan définit une crise endogène au système financier lorsque ce dernier est incapable de « faire en sorte que les évolutions de prix soient maintenues dans des limites raisonnables, à la hausse comme à la baisse » [8]. Le retrait des intermédiaires de marché au moment le plus critique, la dislocation extrêmement rapide des fonds monétaires, ou encore le biais procyclique des marchés de repo illustrent une incapacité structurelle du système financier contemporain, et plus précisément du shadow banking, à stabiliser les évolutions de prix et à se maintenir lors de périodes de tension. Même si les banques centrales ont réussi à rapidement renverser la situation, au prix d’une expansion sans précédent de leur bilan, les événements de mars 2020 n’échappent pas à la qualification de « crise » et à son lot d’implications politiques.

Pourtant, bientôt deux ans après, rien ne permet d’envisager une réarticulation du régime macroprudentiel (c’est-à-dire les grandes règles de régulation financière, nldr) actuel, issu de Bâle III et centré sur les seules banques systémiques. Déjà critiqué pour cela en 2008, les régulateurs persistent à maintenir un angle mort dans la régulation financière, à savoir le shadow banking. Compte tenu de l’importance de ce complexe financier, 50% du total des actifs financiers globaux [9], on pourrait même parler de cécité. Ils semblent même vouloir continuer sa normalisation, déjà entamé en 2017 lorsque le Conseil de Stabilité Financière a cessé d’employer le terme de shadow banking en préférant celui de non-bank financial intermediation.

Le retrait des intermédiaires de marché au moment le plus critique, la dislocation extrêmement rapide des fonds monétaires, ou encore le biais procyclique des marchés de repo illustrent une incapacité structurelle du système financier contemporain, et plus précisément du shadow banking, à stabiliser les évolutions de prix et à se maintenir lors de périodes de tension.

Le pendant de ce déni est bien évidemment l’expansion du bilan des banques centrales pour remédier aux instabilités inhérentes au shadow banking. En plus de leur rôle traditionnel de prêteur en dernier ressort, les banques centrales sont également devenues des intermédiaires en dernier ressort. En effet, lorsque même les intermédiaires de marché, à savoir les grandes banques, ne sont plus capable d’absorber les ventes d’actifs et que le système financier se paralyse, les programmes de rachat d’actifs deviennent le modus operandi de la sortie de crise. Il devient également de plus en plus clair que la taille du bilan des grandes banques est de plus en plus limitée pour permettre une intermédiation stable sur le marché de la dette publique américaine, qui a explosé durant les deux dernières décennies.

Pour donner un ordre de grandeur, le total des actifs détenus par 9 des plus grandes banques américaines [10] correspond à un peu plus de 10 000 milliards de dollars, tandis que la valeur marché des bons du Trésor américain a dépassé l’année passée la barre des 20 000 milliards de dollars et pourrait atteindre 30 000 milliards de dollars dans les prochaines années. Pour conclure, nous faisons face à un processus de normalisation à deux faces : 1/ normalisation du shadow banking, et par conséquent du profit non-régulé et privatisé ; 2/ normalisation du rôle des banques centrales en tant que garants de la finance internationale via la socialisation des actifs rejetés par le marché. Un paradoxe typiquement néolibéral.

Notes :

[1] Concrètement, la banque regroupe un grand nombre de crédits et, à l’aide de techniques d’ingénierie financière, émet un titre financier ressemblant à une obligation qui est ensuite acheté par différents investisseurs. Cela signifie que les investisseurs achètent un package de crédits, plus ou moins fiables, avec une note globale donnée par les agences de notation. Dans la grande majorité des cas, cette opération de regroupement de crédits (pooling en anglais) s’accompagne d’une structuration qui créé différentes tranches de risques au sein de ce pooling afin de satisfaire une variété d’investisseurs.

[2] Il existe les overnight repo, l’argent doit être remboursé le lendemain, et les term repo qui présentent diverses échéances allant de 7 jours à 28 jours.

[3] Voir l’article Coronakrach de Frédéric Lordon (11 Mars 2020).

[4] Par exemple, de 1980 à 2019, la part des crédits à l’actif du bilan des banques françaises est passée de 84% à 38%, tandis que la part de titres financiers détenus est montée de 5% à 40%. Du côté des passifs, durant la même période, la part des dépôts à court terme a décliné de 73 % à 39 %, tandis que celle des ressources collectées sous forme de titres a progressé de 6 % à 45 % (Dominique Plihon, L’intermédiation bancaire : « La grande transformation », p.102, Revue d’économie financière)

[5] Wullweber, Joscha (2020): The COVID-19 financial crisis, global financial instabilities and transformations in the financial system, Berlin: Finanzwende/ Heinrich-Böll-Foundation.

[6] FSB(2020). Holistic Review of the March Market Turmoil

[7] Dans ce cas, il faut comprendre le terme liquidité comme la capacité de retirer aisément les fonds investis.

[8] André Orléan. De l’euphorie à la panique. Penser la crise financière, 2009.

[9] Wullweber, Joscha (2020): The COVID-19 financial crisis, global financial instabilities and transformations in the financial system, Berlin: Finanzwende/ Heinrich-Böll-Foundation.

[10] Goldman Sachs Group, Morgan Stanley, Merrill Lynch, Lehman Brothers, Bear Stearns, Bank of America, JP Morgan Chase, Citigroup, et Wells Fargo. Les chiffrent émanent de l’article de Darel Duffie, Still the world safe heaven, publié en 2020.

Heu?reka : « La crise de l’euro est une crise de la législation européenne »

Envoyé par Heu?reka, montage LVSL
© Hugo Baisez

Gilles Mitteau, plus connu sous le pseudonyme d’Heu?reka, est un vidéaste vulgarisateur d’économie et de finance. Dans ses documentaires, disponibles sur la plateforme YouTube, comme dans son livre Tout sur l’économie, ou presque (Payot, 2020), il s’attaque à des problèmes en apparence complexes comme la question de la dette souveraine, de la crise des subprimes ou encore de la réforme des retraites. Nous avons voulu nous entretenir avec lui afin de mieux comprendre son parcours et sa vision de l’économie.

LVSL – Vulgariser une discipline comme l’économie est assez compliqué : beaucoup de termes et de mécanismes sont méconnus du grand public, même s’ils ne sont pas nécessairement très complexes. Comment procédez-vous pour rendre votre propos accessible au plus grand nombre ?

Gilles Mitteau – J’ai une petite astuce qui consiste à me dire que je suis dans un bar avec des amis en train de discuter. Comme je veux essayer de transmettre des termes qui peuvent être parfois techniques, j’ai construit un personnage qui va parler en termes formels et qui est accompagné de son ami avec qui il discute ; cette deuxième personne essaie de tout reformuler pour que l’ensemble soit un peu moins doctoral. La combinaison des deux fonctionne bien, c’est une formule efficace !

LVSL – Lorsqu’on visionne vos vidéos, on a souvent l’impression que, contrairement à ce qu’affirmait Margareth Thatcher, il existe bien des alternatives concrètes à l’organisation économique de nos sociétés. Vous montrez que les économistes, loin de former un corps de métier monolithique, ne pensent pas l’économie de la même manière. Est-ce l’un des aspects qui vous a motivé à réaliser des vidéos ? 

G.M. – C’est plus le travail que je faisais en salle des marchés qui a déclenché l’envie de créer la chaîne. Lorsque je me suis lancé, je suis parti du principe que je connaissais déjà la finance et qu’apprendre l’économie n’allait pas être trop difficile car ces deux thèmes sont très connectés. Pourtant, quand j’ai cherché des livres pour alimenter mes vidéos, je me suis rendu compte qu’il existait beaucoup d’avis divergents au sein du milieu académique. Ce n’est donc pas parce que je voulais trouver des divergences que je me suis lancé mais, a contrario, je voulais plutôt comprendre ce que disait la vraie science sur l’économie. Je me suis rendu compte que le milieu académique n’était pas du tout unanime !

NDLR : Sur la question du (manque de) pluralisme en science économique, lire sur LVSL l’article de Guilaume Pelloquin : « Pour une science économique digne du monde d’après »

LVSL – Parlons maintenant des enjeux économiques actuels. D’après vous, quels sont les plus grands dangers auxquels nos sociétés vont faire face dans un avenir proche ?

G.M. – À mon avis, on aura deux choses à craindre : les enjeux climatiques et les inégalités. Le risque climatique est assez évident puisqu’il pose des problèmes dans le monde réel, physique, et pas seulement sur les fichiers Excell des traders. Les inégalités peuvent soulever des mouvements sociaux qui illustrent bien le fait que notre système économique a vraiment un problème de fond, comme ce fut le cas des Gilets jaunes. De plus, les bulles spéculatives et les crises financières représentent autant d’épées de Damoclès qui planent au-dessus de nos têtes et qui sont aussi reliées aux inégalités.

« La sphère financière s’intéresse à la valeur des choses alors que la sphère économique s’attèle à fabriquer des biens et des services. Il n’y a aucune raison pour qu’une crise de valeur se transforme en un problème de fabrication. » 

Quelque part, le fonctionnement même de la finance provoque des crises. Il ne faut pas croire que les crises financières sont particulièrement techniques. C’est juste un problème psychologique de coordination, comme lorsqu’une horde d’animaux change tout d’un coup de trajectoire. Il est très difficile de comprendre pourquoi le troupeau a tourné, ça n’est pas simplement un individu qui guide tous les autres mais plutôt les acteurs qui s’autoréférencent. Les crises financières ont toujours été là et continueront à l’être tant qu’il y aura des marchés financiers. Pourtant, il y a certainement des mesures à prendre pour empêcher le transfert des crises financières vers les dépréciations économiques. 

LVSL – Quelles mesures seraient à même d’éviter ce phénomène ?

G.M. – La sphère financière s’intéresse à la valeur des choses alors que la sphère économique s’attèle à fabriquer des biens et des services. Il n’y a aucune raison pour qu’une crise de valeur se transforme en un problème de fabrication. Il faudrait couper le lien entre les deux, et le lien le plus évident, ce sont les banques. Cette décision-là a été prise à la suite de la crise de 1929 aux États-Unis, quand les banques de dépôts ont été différenciées des banques d’affaires. Cependant, cette loi de séparation des activités bancaires a été abrogée sous le mandat de Bill Clinton. Et le pouvoir politique ne l’a pas remise au goût du jour après 2008 – ni aux États-Unis, ni en Europe, probablement parce que les banques sont beaucoup trop puissantes. Pourtant c’est à mon avis la mesure la plus efficace pour limiter les dégâts d’une crise financière.

Il y a bien sûr d’autres solutions. La réduction des inégalités en fait partie afin d’éviter la concentration de l’épargne. On pourrait aussi limiter au maximum le placement de l’épargne sur des marchés financiers qui demeurent essentiellement spéculatifs. Pourtant, on ne prend pas du tout cette direction quand on voit par exemple que la réforme des retraites semble ouvrir la voie à un futur système par capitalisation. Aucun système de retraite par répartition ne peut causer de bulle spéculative ni de crise financière alors qu’un système par capitalisation – avec des fonds de pension qui placent l’épargne des travailleurs sur les marchés – peut largement y participer.

LVSL – Récemment, l’effondrement du fonds spéculatif Archegos a ravivé les craintes d’un krach boursier de grande ampleur, que l’on annonce à intervalles réguliers. Pour vous qui avez travaillé sur les marchés financiers par le passé, une telle explosion est-elle inévitable dans un futur proche ?

G.M. – Est-ce qu’il y aura une crise financière ? Je pense que oui. Est-ce qu’elle arrivera bientôt ? Je n’en ai aucune idée. L’important n’est d’ailleurs pas de prédire la date d’une telle crise mais de comprendre les phénomènes systémiques qui pourraient la provoquer. Les crises financières, il y en aura tout le temps ; ça fait partie de l’essence même des marchés financiers. Il faut bien comprendre que les marchés financiers sont auto-référentiels : lorsqu’un acteur financier prend une décision, elle est immédiatement perçue comme une information qui incite à l’action. L’achat pousse à l’achat, qui pousse à plus d’achat et inversement. Fondamentalement il y aura toujours des krachs boursiers et des crises financières. Il est pourtant impossible de savoir quand aura lieu la prochaine car un krach est un phénomène psychologique. Il nous est seulement possible de constater qu’il y a des éléments inquiétants qui pourraient participer à déclencher une crise. Je pense, encore une fois, au risque climatique et aux inégalités.

« Pourquoi se baser sur la dernière transaction pour valoriser les actions ? Tout simplement pour causer de fortes variations de valeur qui peuvent faire peur ! »

Si la finance n’était pas spéculative et avait vraiment pour rôle d’essayer de prédire le destin de l’économie, les financiers se préoccuperaient de ces problèmes. Pourtant, ces derniers ont peur de certains phénomènes dont ils ne devraient pas s’inquiéter s’ils comprenaient mieux l’économie. Je pense notamment à la dette. Les crises financières et économiques sont en outre très connectées à nos règles comptables actuelles qui sont complètement dépassées.

LVSL – Pouvez-vous être plus spécifique sur ce point ? 

G.M. – Il nous faut comprendre qu’une crise financière est une crise causée par la perte de valeur que l’on donne à des biens. Du jour au lendemain, certains actifs peuvent perdre de la valeur mais ne disparaissent pas pour autant. Même lors d’une crise, une entreprise qui perd de la valeur reste ouverte et les gens continuent d’y travailler. Il n’y a aucune raison que cela nous empêche de les utiliser et de continuer à vivre normalement comme d’habitude. C’est l’aveuglement vis-à-vis de nos règles comptables qui cause l’arrêt de la machine. On pense que tout devrait s’arrêter de fonctionner si la valeur des choses venait à descendre en dessous d’un certain seuil. C’est une règle totalement arbitraire. Dans notre système actuel, la valeur est définie par le prix de la dernière transaction. Cela signifie que si je possède plusieurs actions et que quelqu’un décide de m’en acheter une en échange de 40 euros, alors comptablement, je dois déclarer que toutes mes actions valent 40 euros. Si le lendemain, quelqu’un m’achète une autre de mes actions pour 35 euros, alors je dois désormais déclarer qu’elles valent 35 euros. Pourquoi se baser sur la dernière transaction pour valoriser les actions ? Tout simplement pour causer de fortes variations de valeur qui peuvent faire peur !

On pourrait par exemple décider de se référer à l’historique des trois dernières années de transactions et d’en faire une moyenne. Nous limiterions alors grandement les effets de panique. De plus, dans notre système, une entreprise financière comme une banque s’arrête de fonctionner si la valeur des actifs financiers qu’elle possède tombe en dessous d’un certain seuil correspondant à la quantité de dette qu’elle doit rembourser. À partir du moment où on commence à penser que la valeur conférée à une action – ou à un produit financier en général – n’est pas celle de la dernière transaction mais se réfère à un historique, les variations de prix sur les marchés financiers deviennent beaucoup moins importantes. On passerait d’une mer agitée avec des creux de plusieurs dizaines de mètres à un océan calme où une tempête pourrait difficilement se déclarer. De même, décider qu’une entreprise doit fermer lorsque la valeur de ce qu’elle possède descend en dessous d’un certain seuil est une règle idéologique. Nous pourrions très bien abaisser ce seuil sans que ce soit illogique.

LVSL – Vous avez évoqué dans vos vidéos le problème du trading haute fréquence que pratiquent des fonds comme Blackrock. Cette finance à très haute vitesse peut-elle entraîner des crises qui n’auraient pas lieu d’être ?

G.M. – Le trading haute fréquence peut effectivement précipiter les cours dans un sens ou dans l’autre, avec des algorithmes qui interagissent et font, in fine, monter ou baisser un prix. Le mécanisme est toujours le même : un algorithme, par ses achats et ventes répétés, provoque une petite hausse ou baisse de prix ; ce changement est interprété comme une information positive ou négative qui pousse alors d’autres algorithmes à acheter ou vendre et donc, à faire monter ou baisser le prix. Un tel événement peut provoquer un krach de la valeur qui se transmet à l’économie réelle par le prisme de règles comptables.

LVSL – Vous venez de publier un documentaire sur la question de la dette détenue par la Banque Centrale Européenne (BCE). Plusieurs personnalités, à l’instar de Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean, plaident pour son annulation. Cette proposition radicale devrait-elle être plus abordée dans le débat public ou est-elle totalement irréalisable ?

G.M. – Elle n’est pas du tout irréalisable. Pourtant, cette proposition touche à des dogmes, à une idéologie. Elle nous invite à réfléchir à notre conception de la dette. Qu’est-ce que la dette ? Ce sont des contrats que l’on signe entre nous, des règles, des lois. C’est comme si on disait du code civil qu’il ne faut surtout pas y toucher alors que c’est nous-même qui l’avons conçu. Si le code civil ne nous convient plus, rien ne nous empêche de le modifier… Pour l’instant l’annulation de la dette est une question qui choque encore. Ce que montrent des économistes comme Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne, c’est que, dans le cadre des lois existantes, il serait possible de l’annuler sans qu’aucun épargnant ne soit lésé. Ces derniers montrent également que nous devons à tout prix désacraliser la dette, qu’il faut arrêter de la penser dans les termes suivants : « il faut rembourser la dette, nous n’avons pas le choix ». Si, dans le passé, nous avons décidé qu’il fallait à tout prix rembourser cette dette, rien ne stipule qu’on ne doit pas réinterroger cette règle aujourd’hui.

NDLR : Sur la question de la dette, lire sur LVSL l’entretien réalisé par Nicolas Vrignaud : Eric Toussaint : « 59 % des montants de la dette réclamés à la France sont illégitimes »

LVSL – Justement, de nouveaux courants économiques, comme la MMT (Modern Monetary Theory), proposent de renouveler notre manière de concevoir la dette étatique. Stéphanie Kelton est une personnalité influente de cette mouvance. Elle propose de sortir du « mythe du déficit » où les dépenses publiques sont trop souvent considérées comme un problème. L’État, à l’inverse des ménages qu’il fédère est capable, par le prisme de sa Banque Centrale, d’émettre de la monnaie. Que pensez-vous de ces constatations ?

G.M. – J’ai lu Le mythe du déficit de Stéphanie Kelton. C’est un ouvrage très intéressant. Le cadre de raisonnement est excellent puisqu’il permet de comprendre en détail le fonctionnement de l’économie moderne. C’est une théorie très monétaire, donc centrée sur la monnaie, qui permet de comprendre comment cette dernière est créée, puis détruite et comment s’articule sa relation avec la dette.

Mon seul souci avec cette théorie, c’est qu’elle est, comme souvent avec les théories monétaires, légèrement simplificatrice. La MMT n’est pas une théorie uniquement descriptive mais également normative. Elle décrit un monde monétaire qui inclut d’ores et déjà les réformes qu’elle souhaiterait voir advenir. La simplification majeure de la MMT est d’associer État et Banque Centrale, de les faire fusionner en une seule et même unité. La réalité ne correspond pourtant pas à cette description. La Banque Centrale Européenne (BCE) est complètement indépendante vis-à-vis des États membre ce qui lui vaut de nombreuses critiques de la part de Stéphanie Kelton. Il y a une également une certaine indépendance de la banque centrale américaine, même si cette dernière doit rendre des comptes au pouvoir politique. La MMT va faire fusionner ce pouvoir avec la banque centrale en montrant que lorsqu’un État prend une décision, la banque centrale va immédiatement réagir et appliquer ce que préconise l’État.

NDLR : Pour en savoir plus sur la MMT, lire sur LVSL l’entretien réalisé par Politicoboy : Stephanie Kelton : « pour garantir le plein emploi, sortir du mythe du déficit ».

Or, force est de constater que ce schéma ne s’applique pas à la réalité. La théorie est donc descriptive, dans le sens où elle arrive très bien à décrire la circulation de la monnaie entre les banques, les entreprises, les particuliers et un bloc État/banque centrale. Elle montre d’ailleurs à quel point ce bloc État/banque centrale est souhaitable et fonctionnerait très bien. Mais la réalité c’est que pour le moment, État et banque centrale sont bien des entités distinctes.

LVSL – La MMT plaide pour l’inverse de ce que l’on observe aujourd’hui où sont préconisées les Banques Centrales indépendantes du pouvoir politique…

G.M. – Oui, totalement. La MMT plaide pour un contrôle démocratique sur cette institution centrale pour notre économie. La Banque Centrale devrait être une institution politique comme les autres, avec des lois capables de faire tomber les représentants de cette organisation, de relancer des élections. Il faut que le peuple en ait le contrôle définitif. Rien ne justifie qu’elle soit une machine purement technocratique.

LVSL – Vous avez analysé dans une série de vidéos la crise économique qui a affecté l’Union Européenne en 2010. Vous montrez que nous avons beaucoup d’idées reçues, éloignées de la réalité, sur cette période. Quelles sont celles que vous souhaitez le plus déconstruire ?

GM – On pense trop souvent la crise de l’euro comme une crise de la dette souveraine alors qu’on devrait davantage chercher son explication dans la réglementation européenne. C’est une crise venue des règles financières que l’on s’est auto-imposé, la zone euro a mal été construite. Les dépenses des uns sont les revenus des autres. Jusqu’à la crise de 2008, les États ne dépensent pas de manière excessive, c’est plutôt le secteur privé – les particuliers et les entreprises – qui investit et consomme beaucoup. A partir de 2008, à cause de la panique financière liée aux subprimes, le secteur privé se met à avoir peur et réduit ses dépenses. On perd donc des revenus : s’il y a moins de dépenses au niveau global, il y a moins de revenus. Les États ont essayé de se mettre à dépenser plus afin de combler ce manque et de maintenir les revenus à des niveaux semblables à celui d’avant 2008. Pendant que le secteur privé remboursait plus de dettes qu’il n’en créait de nouvelles, le secteur public a fait l’inverse : il s’est mis à augmenter sa dette afin de pouvoir plus dépenser. Tous les États ont la capacité de faire ça sans problème puisqu’ils sont connectés plus ou moins directement à leur banque centrale. Mais nous sommes la seule zone monétaire au monde où on a coupé aussi radicalement ce lien. Résultat : les États s’endettent sur les marchés financiers, et si les marchés financiers disent « Non, je ne veux pas vous prêter », alors nos État se retrouvent dans une situation délicate.

Dans beaucoup d’autres pays, la banque centrale a le droit de participer à cette sorte d’enchère sur les marchés. C’est-à-dire que finalement les marchés financiers connectent l’État avec des investisseurs variés, dont la banque centrale. Cette dernière peut imprimer autant de monnaie qu’elle le souhaite et donc in fine acheter autant de dette qu’elle le veut. En zone euro, l’État doit aller sur les marchés financiers sans aucune aide de sa banque centrale. Or la finance a tendance à aider ceux qui ont le moins besoin d’aide et à ne pas aider ceux qui en ont le plus besoin, c’est classique en période de crise, cela s’appelle le « flight to quality » (l’envol vers la qualité).

Pendant la crise de 2008-2009, les situations économiques des différents pays se sont détériorées, les financiers ont arrêté de prêter aux pays du Sud du fait d’un manque de confiance. On s’est très vite retrouvé avec ce que beaucoup ont appelé à tort une crise de la dette souveraine qui est en réalité une crise de la législation européenne. Il n’y a pas de crise de la dette souveraine au Japon, aux États-Unis, en Chine, parce qu’il n’y a aucune raison que l’État n’ait pas accès à du financement, quel que soit le montant. Nous en Europe on a décidé qu’un tel fonctionnement n’était pas souhaitable et on s’est pris une crise tous seuls. Nous l’avons créée nous-même, avec nos règles.

« Aux États-Unis, on peut changer très facilement de politique économique et monétaire parce que la Constitution n’est pas très précise à ce sujet. En Europe, pour modifier un traité, l’équivalent d’une constitution, il faut négocier à 27 ».

Notre solution principale a été de faire de l’austérité, ce qui a posé énormément de problèmes. Le Produit Intérieur Brut (PIB) grec a baissé d’un quart. C’est énorme ! La crise a été causée par le secteur privé qui a fait de l’austérité, et la réponse a été de dire que le public devait faire de même. Si les dépenses sont réduites dans le secteur privé et dans le secteur public, il y a une double réduction des revenus pour la population en général, donc une double crise. Certaines institutions sont depuis revenues sur ce problème. Le FMI a par exemple admis avoir fait une erreur en favorisant l’austérité, notamment en Grèce.

LVSL – Certaines idées reçues relatives aux pays européens dits « du Sud » se sont largement diffusées dans l’espace public. À quels acteurs ont-elles profité ?

G.M – Il est très pratique de trouver un bouc émissaire. Dans de telles situations, soit c’est notre système qui est mal foutu, soit c’est que ces gens l’ont mérité. Quand on se retrouve face à des gens qui se mettent à perdre énormément du jour au lendemain, quand on a des images de Grecs à la rue, qui n’ont pas de soins, la réaction récurrente est de nier la réalité. Il est beaucoup plus facile de dire que c’est la faute des gens et qu’ils sont responsables de leur propre sort, que ce sont des cigales qui ont chanté tout l’été. Cela permet de pas remettre en cause tout le système dans lequel on vit, le système économique et financier qu’on a mis en place. C’est une solution de facilité qui permet d’éviter de se regarder dans le miroir et de se remettre en question.

LVSL – Neuf mois après son annonce en grande pompe, le plan de relance de l’Union Européenne patine toujours. Pendant ce temps, les États-Unis et la Chine ont déjà investi des sommes colossales pour que leurs économies puissent faire face à la crise sanitaire que nous traversons. Par impuissance politique ou par dogmatiste économique, sommes-nous en train de reproduire les mêmes erreurs qu’il y a 10 ans ?

G.M – Je ne pense pas que l’on reproduise les mêmes erreurs du passé tant que l’austérité n’est pas préconisée. Le moment où on entendra parler d’austérité au niveau européen, de la part de la Commission, là on pourra se dire que l’on refait exactement les mêmes erreurs. Pour l’instant on assiste plutôt à des déclarations des institutions européennes qui vont dans le sens de l’endettement des États membres. Après, en termes de montants injectés dans l’économie, on est beaucoup trop faibles. C’est dû à un mélange de difficulté de négocier à 27 et à la présence d’une idéologie de fond qui reste très libérale, très conservatrice. L’Europe est dépendante de sa construction, des règles qu’elle a mises en place. Pour d’autres pays, les règles sont beaucoup plus facilement transformables, il suffit d’un nouveau gouvernement pour faire tomber une loi et en mettre une autre à la place, les règles ne sont pas aussi contraignantes. Aux États-Unis, on peut changer très facilement de politique économique et monétaire parce que la Constitution n’est pas très précise à ce sujet. En Europe, pour modifier un traité, l’équivalent d’une constitution, il faut négocier à 27. Pour l’instant je n’ai pas l’impression qu’on refasse les mêmes erreurs, du moins tant que la Commission ne se remet pas à brandir la règle des 3%.

LVSL – Dans le futur, la question de l’austérité risque pourtant de revenir sur le devant de la scène. Des documents comme le rapport Arthuis attestent de ce phénomène…

Dans le futur, c’est un discours qui va évidemment revenir puisqu’il est utilisé par des conservateurs pour se faire élire. Ça va être un combat plus politique qu’économique. Beaucoup d’économistes préconisent de ne pas administrer de nouvelles « cures » d’austérité. Mais cela va revenir c’est certain, parce que le combat de la relance keynésienne contre l’austérité est un débat vieux comme le capitalisme. J’ai l’impression que les économistes vont plutôt pencher du côté de la relance, mais il n’empêche que la population choisit ses dirigeants, et si on vote pour des politiques de droite, on aura de l’austérité.

LVSL – La réforme des retraites pourrait faire son retour une fois la crise COVID enfin derrière nous. Il est fort probable que le passage à la retraite par points sera alors présenté comme une nécessité absolue. Vous qui avez réalisé de nombreuses vidéos sur le sujet, pouvez-vous nous rappeler le choix de société auquel correspond l’abandon du système par répartition pour ce système à points ?

La question des retraites est encore une fois un combat idéologique plutôt qu’un débat technique. Il y a plusieurs manières de concevoir les retraites. Dans le système qu’on est en train de mettre en place, la retraite que l’on va percevoir correspond aux sous que l’on a gagnés dans sa vie, comme une épargne. Dans ce type de système « à points », on prend un petit pécule chaque mois aux personnes qui travaillent pour le leur rendre plus tard à l’âge du départ en retraite. C’est une sorte de système par capitalisation dans le sens où on est dans une logique d’individualisation, chacun a la retraite qu’il « mérite ».

Le système vers lequel il faudrait aller, si on veut réduire les inégalités, c’est au contraire un système qui se demande quel est le minimum dont une personne a besoin pour vivre quand elle est retraitée et quel est le maximum qu’on envisage de donner à une personne en retraite. On devrait à mon avis beaucoup plus s’interroger au niveau collectif qu’au niveau individuel.

LVSL – Pourtant, la retraite par points est constamment justifiée par une prétendue fragilité du système actuel qu’il incombe de réformer.

Effectivement c’est toujours la même chose. Pourtant, il y a plusieurs rapports qui montrent que ce n’est pas un souci de financement. La monnaie n’est pas une ressource rare et finie, c’est une construction sociale qui n’est pas disponible en quantité limité. Ce qui compte, c’est de ne pas inonder l’économie avec de l’argent que le système de production ne peut absorber. On a en France un système productif qui crée des biens et des services. La question que l’on doit se poser est de savoir si ce système est sous-utilisé ou pas. S’il l’est, il n’y a aucun problème à imprimer de la monnaie. On peut même donner plein d’argent à la population et forcer les entreprises à embaucher afin de faire augmenter l’utilisation de ce système productif à 100%. Si en revanche notre société est déjà proche du maximum de ce qu’elle peut produire, il faut faire attention car ajouter de la monnaie dans l’économie peut provoquer deux choses : soit cela encourage les entreprises à agrandir leurs usines et c’est plutôt positif, soit cela les encourage à augmenter leurs prix. C’est la grande peur de l’inflation.

« La question de la croissance économique et de son impact sur l’environnement doit être attaquée du point de vue de la répartition des richesses : comment fait-on pour s’assurer que tout le monde a bien accès à ce dont il a besoin ? »

Finalement, pour les retraites si on a 100 euros de dépenses et 70 euros de recettes, les 30 euros restants peuvent très bien venir de la planche à billets, de la création monétaire. Cette planche à billets est nécessaire et ne s’arrête jamais. Chaque année il y a de la création monétaire et lorsque cette création est négative – c’est-à-dire quand on détruit de la monnaie – on a souvent affaire à une crise économique. Je ne vois pas pourquoi le déficit des retraites ne pourrait pas être un point d’entrée de la nouvelle monnaie dans l’économie, de la même manière qu’il faut des investissements, des entreprises qui décident de dépenser plus que ce qu’elles gagnent pour financer les profits des autres. Les déficits des uns sont les profits des autres. Au-delà du fait qu’il existe des rapports montrant que le système des retraites se stabilise financièrement et qu’il n’y a pas forcément besoin d’une réforme, le système pourrait très bien être bénéfique pour la société s’il était en déficit.

LVSL – Si l’on injecte toujours plus de monnaie dans l’économie et que l’on pousse à l’endettement, n’y a-t-il pas un risque de pousser à une consommation excessive ? Le trop-plein de monnaie n’est-il pas un problème pour l’environnement ?

Il y a un problème plus profond qui est de voir l’économie comme un système de production puis de répartition de la production dans la population. Notre système de production pollue, son empreinte écologique est clairement insoutenable, il faut donc ralentir, ce qui signifie fabriquer moins, avoir moins, posséder moins. Pourtant, notre mécanisme de répartition de la production est basé sur le travail. Si on commence à fermer certaines industries, tous les gens qui y travaillent n’ont plus accès à rien. Le problème se situe essentiellement au niveau de la répartition. On pourrait limiter la production, mais on est contraints de ne pas le faire parce que notre système de répartition de la richesse est basé sur les revenus issus du travail. La question de la croissance économique et de son impact sur l’environnement doit être attaquée du point de vue de la répartition des richesses : comment fait-on pour s’assurer que tout le monde a bien accès à ce dont il a besoin ?

Pour l’instant, il y a évidemment tout un filet de sécurité sociale, mais il n’est pas suffisant si on ne travaille pas pendant une longue période de temps. On voit en France que l’on n’arrête pas de réduire les droits des chômeurs et des précaires, c’est un vrai problème. Il faut imaginer un village sur une île où tous les jours il faut s’assurer d’avoir de l’eau potable, d’avoir de la nourriture, de s’occuper des enfants, etc… Personne n’a déclaré que tout le monde devait travailler sur l’île : si le travail de 40 personnes seulement est nécessaire mais que l’île compte 150 habitants, on peut organiser un roulement. On vit dans une société où la règle de fonctionnement stipule que tout le monde doit travailler tous les jours, tout le temps, sinon il n’a pas l’argent pour avoir accès à la nourriture, au logement. Cela ne veut pas dire que l’on n’a pas assez de logements ou de nourriture. C’est la personne qui ne travaille pas qui n’y a pas accès, indépendamment du fait que la richesse dont elle a besoin a bien été produite. C’est un vrai problème. Ce qui compte, c’est qu’il y ait assez de ressources dans l’économie et qu’on se les partage. Nous n’arrivons pas à raisonner comme cela parce que notre économie est trop complexe ; on part du principe que tout le monde doit toujours travailler. Comme on améliore sans cesse les techniques de production, si on veut que tout le monde travaille, il faut produire plus. Le cœur du problème, c’est ce mécanisme de répartition.

LVSLQuels sont les thèmes que vous n’avez pas encore abordés dans vos vidéos ou dans votre livre et que vous aimeriez étudier dans le futur ?

Il y en a plein ! La Modern Monnetay Theory que l’on a déjà évoquée. Il y a également pleins de grandes questions autour de l’inflation. En ce moment on parle beaucoup d’argent magique et j’aimerais bien parler de cette grande peur des années 1970 qui revient, aborder ce problème directement et apporter un regard critique en expliquant par exemple qu’il y a plusieurs inflations. En effet, tout le monde n’a pas les mêmes revenus et donc n’achète pas les mêmes choses. Est-ce que ça a du sens d’avoir un chiffre de l’inflation qui correspond à une moyenne globale alors que les 10% des Français les plus pauvres n’achètent pas les mêmes choses que les 10% les plus riches ? Est-ce qu’on ne devrait pas avoir plusieurs chiffres de l’inflation qui correspondent à plusieurs catégories de personnes ? C’est quelque chose que j’aimerais aborder, avec la question centrale de l’immobilier et du coût du logement. Il y a également le sujet du découplage : est-ce qu’on est capables de continuer de faire croitre le PIB sans avoir une augmentation des émissions de CO² ? C’est une grosse question qu’on me pose, et je pense qu’il y a une ou plusieurs vidéos à faire sur le sujet. 

La crise économique du coronavirus expliquée à tous

Cours de bourse en chute. @jamie452

À l’heure où le gouvernement engage un déconfinement progressif, l’activité économique est restée gelée dans de nombreuses entreprises depuis deux mois. Une crise économique de grande ampleur est devant nous. Cet article s’adresse aux personnes peu familières de l’économie, en expliquant les mécanismes de base qu’entraîne la crise sanitaire due au coronavirus sur l’économie, afin que chacun puisse comprendre les enjeux de la récession à venir. En ce sens, il ne vise pas l’exhaustivité mais fait davantage office d’introduction.


Commençons par le plus simple : en économie, on raisonne généralement en termes de confrontation de l’offre (la production de biens et services des entreprises et de l’État) et de la demande (la consommation des ménages, mais aussi les dépenses d’investissement des entreprises et de l’État).

La plupart des crises connues par le capitalisme libéral sont des crises de demande, c’est-à-dire une situation où l’offre est trop élevée comparativement à la demande ; pour le dire de manière moins ampoulée, les gens n’ont plus assez d’argent (ou ne dépensent pas assez) pour acheter ce qui est produit, ce qui conduit les entreprises à vouloir moins produire, donc à licencier, ce qui diminue à nouveau la demande, et ainsi de suite. La forme la plus commune de la crise de demande est la crise financière, où un certain nombre de personnes ou d’entreprises n’ont plus assez d’argent pour rembourser leurs dettes.

Connaissons-nous une crise de demande ? Oui, car le confinement a conduit les ménages à épargner davantage, et donc à moins consommer (à part dans le secteur alimentaire), et les entreprises à (beaucoup) moins investir par peur de l’avenir. Ainsi, la demande chute, cela ne fait pas de doute, et c’est une des raisons pour laquelle l’offre chute.

Une seule des raisons ? Oui, car, fait rarissime (voire nouveau), la crise de la demande se cumule à une crise d’offre provoquée volontairement. Des entreprises ne peuvent plus produire à cause des mesures prises pour contenir l’épidémie. Pour imposer une distanciation physique entre les personnes, certaines activités ont été interdites, puisque les conditions de celles-ci concentraient les personnes dans un même lieu (bars, restaurants, centres commerciaux, cinémas, etc.). D’autres se voient contraints d’utiliser le télétravail (notamment parmi les emplois de bureau), ce qui peut compliquer la production [1]. Le commerce international tourne également au ralenti notamment du fait des restrictions sur les voyages internationaux et du renforcement des contrôles aux frontières, or de nombreuses entreprises ont besoin d’importer des biens pour continuer à produire [2]. Enfin, la fermeture des écoles contraint un certain nombre de parents à devoir trouver des solutions de garde, ce qui est particulièrement compliqué lorsque le télétravail n’est pas possible, c’est-à-dire dans une majorité des cas ; ce qui conduit certains parents à devoir rester chez eux et à ne pas pouvoir travailler [3], et d’autres à voir leur travail entravé.

Il est à noter que, contrairement à ce qui a parfois été affirmé, toutes les entreprises ont la possibilité de continuer leur activité, si elle n’implique pas de rassemblement et que certaines mesures sanitaires sont respectées.

Si l’on en croit l’estimation de l’OFCE du 20 avril dernier, le secteur le plus atteint est celui de la construction (en raison des mesures sanitaires difficiles à faire appliquer sur les chantiers, et des ruptures des chaînes d’approvisionnement), suivi de l’hébergement-restauration, pour des raisons évidentes. D’autres secteurs ont vu leur production de valeur chuter d’au moins 40 %, notamment ceux liés aux transports (les transports eux-mêmes, matériels de transport, la cokéfaction et le raffinage), au commerce ou aux services aux entreprises (parmi lesquels nous retrouvons notamment les sous-traitants ou les activités de conseil).

Double crise d’offre et de demande : pourquoi est-ce un problème ?

L’économie de marché est une sorte de « machine à créer de la croissance ». Elle produit toujours plus et ne peut pas être arrêtée comme cela : il faut, à minima, payer les salariés et les loyers, sinon c’est la faillite, et les licenciements. Sans ressources suffisantes, cela implique de s’endetter [4].

Si l’endettement des entreprises pose lui-même problème puisqu’il faut que les entreprises puissent rembourser plus tard, un autre problème se pose : pour s’endetter, il faut qu’il y ait des institutions qui acceptent de prêter. Or, ces institutions elles-mêmes ne doivent pas faire faillite. C’est ainsi qu’on passe de la sphère de l’économie réelle à celle de la finance.

Les banques commerciales qui réalisent ces prêts sont très frileuses en période de crise : pour prêter, il faut être à peu près sûr que le nombre de personnes qui ne rembourseront pas ne sera pas trop élevé ! C’est loin d’être garanti en ce moment. C’est pour cela que l’État français a affirmé garantir les prêts à hauteur de 300 milliards d’euros, en partenariat avec la Banque Publique d’Investissement (BPI). Si une entreprise ne rembourse pas, l’État empruntera lui-même auprès des marchés financiers pour racheter les dettes des entreprises défaillantes, permettant par ce biais de rembourser les banques, pour un maximum de 300 milliards. Mais alors, que sont les marchés financiers ? En faisant un gros raccourci, on peut dire que c’est la Bourse. Ce qu’il faut retenir, c’est que prêter à l’État est considéré comme faiblement risqué car la probabilité qu’il rembourse est très forte [5].

Alors, tout va bien, les banques prêtent à nouveau ? Certes un peu plus, mais il y a un autre problème : la Bourse chute, ou du moins, elle chutait dans la deuxième moitié de mars et il est toujours possible qu’elle fasse une “rechute”. Qu’est-ce que la bourse ? C’est un marché où s’échangent des actifs financiers. Lorsqu’on dit que la Bourse baisse, ça veut dire que les prix de ces actifs diminuent. La valeur de la Bourse représente la valeur (théorique) des actifs financiers, dont les plus connus sont les actions, c’est-à-dire les titres de propriété des entreprises. Autrement dit : la valeur théorique des entreprises chute (car les propriétaires estiment que les bénéfices vont chuter, pour le dire vite). Mais en soi, on pourrait s’en ficher royalement : tout ce que cela change sur le court terme, c’est une baisse de la rémunération des actionnaires (les propriétaires de l’entreprise) et autres acteurs financiers. Et aussi, plus problématique, une baisse des retraites par capitalisation, qui restent heureusement peu répandues en France (il en est autrement, par exemple, des Pays-Bas…). Autre conséquence fâcheuse : les dirigeants sont souvent mis sous pression par les actionnaires pour restaurer leurs profits en baissant leurs coûts, parmi lesquels les salaires, ce qui peut entraîner des licenciements et une dégradation des conditions de travail.

Mais revenons-en aux banques : quasiment tout ce qu’elles possèdent, ce sont des actifs financiers. Lorsque la valeur théorique des entreprises baisse, cela veut dire que la valeur des possessions des banques chute drastiquement. Or, principalement en raison de normes comptables, une entreprise ne peut pas posséder moins que son niveau d’endettement – cela vaut aussi bien pour les entreprises classiques que pour les banques commerciales. Si cela arrive, il y a alors une faillite dite d’insolvabilité, c’est-à-dire que la faillite est non négociable. Si la banque ne peut plus prêter, toute l’épargne qu’elle détient part en fumée – c’est-à-dire, toutes vos économies si vous êtes client de cette banque. C’est pour cela qu’un Fonds spécifique permet une garantie bancaire des dépôts pour indemniser les déposants.

Pour éviter cette situation, la Banque Centrale Européenne, surnommée la « banque des banques », intervient avec un outil du nom de « quantitative easing » (ou assouplissement quantitatif en français). La banque centrale rachète les créances[6] des banques (les titres de dettes privées ou publiques qu’elles détiennent) avec de l’argent frais qui permet aux banques de continuer leurs activités. La Fed, banque centrale étasunienne, pratique le même genre de politique. Concrètement, les banques centrales créent directement de la monnaie pour racheter ces actifs auprès des banques afin de diminuer le risque bancaire. La dette est transformée en monnaie (on parle aussi de « monétisation de la dette »). La banque centrale européenne fait d’une pierre deux coups : elle sauve directement les banques, qui peuvent continuer à leur tour à prêter de l’argent aux organisations qui en ont besoin. C’est ce qui permet au système économique de se maintenir et de garantir la confiance des entreprises et des ménages. Étant donné que les indices boursiers sont fortement repartis à la hausse durant le mois d’avril, la BCE et la Fed ont atteint leur objectif de ce point de vue – du moins pour le moment.

Pour résumer, notre économie connaît une crise à laquelle il est extrêmement difficile de faire face puisque l’économie de marché est totalement incompatible avec un arrêt planifié de l’activité. Les dangers sont liés à l’endettement des entreprises qui entraînent des faillites et une montée du chômage, à l’endettement public, qu’on devra gérer plus tard [7], et à l’instabilité financière qui pourrait entraîner des faillites bancaires, ou au minimum un accès restreint à l’emprunt (qui, au passage, contraint également les possibilités d’investissement). Il est à noter que l’OFCE estime à 620 000 le nombre de chômeurs supplémentaires lié au confinement, ce qui représente une augmentation du nombre de chômeurs de près d’un quart.

L’inflation, un risque réel ?

Nous pouvons évoquer un dernier risque : l’inflation, c’est-à-dire la hausse généralisée des prix des biens et services. Le risque d’inflation n’est pas principalement lié, comme on l’entend parfois, à la création monétaire par la Banque Centrale (les 750 milliards dont nous avons parlé). En revanche, si trop d’entreprises font faillite ou ne sont pas en capacité de reprendre la production à la suite du confinement, et que l’épargne accumulée est dépensée, que les investissements reprennent en partie, alors il pourrait y avoir une hausse brutale de la demande sans que l’offre ne puisse suivre. C’est une situation où il n’y a pas assez de biens et services pour satisfaire tout le monde, et donc où un rationnement est nécessaire.

Dans une économie capitaliste, le rationnement se fait par l’argent : on priorise donc les plus riches via l’augmentation des prix. Cette situation pourrait devenir rapidement problématique : plus l’inflation est élevée, plus elle s’entretient elle-même [8], plus elle a tendance à s’accélérer et il devient très difficile d’en sortir. Si un taux d’inflation proche du taux de croissance est plutôt une bonne chose, les crises d’hyperinflation sont parmi les plus destructrices humainement que peuvent connaître le capitalisme. L’exemple le plus connu et récent est le Venezuela, mais on peut aussi rappeler que c’est suite à une crise d’hyperinflation en Allemagne qu’Adolf Hitler est arrivé au pouvoir.

Ce risque est toutefois à nuancer pour les économies développées : s’il peut y avoir une offre ayant des difficultés à remonter à son niveau d’avant-crise, la baisse du prix du pétrole (vidéo explicative) a également des conséquences déflationnistes, c’est-à-dire de baisse des prix. En effet, quasiment toutes les entreprises dépendent directement ou indirectement du pétrole (du fait du transports de marchandises ou de personnes, à minima, mais aussi en raison du fait qu’un nombre important de biens manufacturés sont composés en partie de pétrole). Cela entraîne des coûts réduits, qui peuvent partiellement compenser les autres difficultés connues. Au détriment, cela va sans dire, de leur impact écologique. De plus, la reprise de la demande pourrait être assez faible, car de fait, les personnes perdant leur emploi dépensent moins – sans compter que les ménages pourraient continuer à épargner par crainte d’une deuxième vague du coronavirus. Toujours est-il qu’un secteur comme l’alimentaire subit des pressions inflationnistes du fait d’une demande forte croisée à une distribution parfois défaillante (liée à la fermeture des marchés notamment) et à un manque de main-d’œuvre, causes d’une offre plus limitée.

Ainsi, si le risque d’inflation existe, il semble malgré tout assez limité, comparativement aux autres aspects de la crise économique que nous sommes en train de vivre – en dehors de certains secteurs comme l’alimentaire.


[1] Cela est par exemple démontré par l’économiste Mayasuki Morikawa sur des données japonaises. Quatre raisons sont avancées par ce dernier : un manque d’habitude aux logiciels de télétravail, une sécurité informatique moindre qui limite l’exécution de certaines tâches, la communication de moindre qualité, et un environnement de travail qui peut être moins confortable au domicile qu’au bureau. Nous pouvons y ajouter, au moins pour le cas de la France, la question de la garde des enfants.

[2] L’Organisation Mondiale du Commerce s’attend à un déclin des échanges internationaux compris entre 12 et 32% sur l’année 2020. Il est également à noter que dans certains cas, les exportations de fournitures médicales et de denrées alimentaires ont été interdites.

[3] Les télétravailleurs représentent 43 % des salarié-es hors chômage partiel, et les personnes ne travaillant pas pour garde d’enfant 9 % des mêmes salarié-es, selon l’OFCE (calcul effectué à partir du tableau 4, p.21).

[4] C’est pour éviter un endettement trop élevé des entreprises que l’État propose son aide, avec les fameux 45 milliards d’aide annoncés (en réalité, ce sera beaucoup plus, comme l’estime l’OFCE), qui représentent pour les quatre cinquièmes des reports de cotisations et d’impôts (il ne s’agit donc pas d’un cadeau mais d’une sorte de prêt à taux zéro !), et pour le reste le financement d’une très large partie du chômage partiel pour les entreprises qui voient leur activité chuter drastiquement. Il s’agit, pour cette dernière mesure, d’un transfert de l’endettement privé vers l’endettement public, qui pose moins de problèmes car l’État ne peut pas faire faillite.

[5] A noter que pour des raisons idéologiques, l’État ne peut emprunter qu’auprès d’entités privées, et pas auprès de la Banque Centrale (« banque des banques », publique), comme cela pouvait être le cas sous certaines conditions jusqu’au traité de Maastricht (1992, même si les conditions ont été rendues très strictes depuis les années 1970). Cela nous prive d’un outil qui pourrait nous être bien utile en de telles périodes, puisqu’on ne dépendrait plus des marchés financiers pour le taux d’intérêt de l’endettement public !

[6] Point vocabulaire : Si vous prêtez à quelqu’un, vous disposez d’une créance. La dette pour la personne endettée, représente la créance pour la personne qui prête.

[7] L’endettement public pose problème principalement parce que nous dépendons des marchés financiers pour emprunter, c’est-à-dire d’agents privés qui peuvent augmenter leurs taux d’intérêt si la confiance baisse (par exemple, si un gouvernement un peu trop à gauche arrive au pouvoir…). Si l’on pouvait emprunter directement auprès de nos banques centrales, alors le taux d’intérêt serait fixe et l’endettement public ne serait plus un gros problème, sachant que les États ne peuvent pas faire faillite. Problème : cela est strictement interdit à la BCE, de manière légale, et pour des raisons idéologiques liées principalement à ce qu’on appelle l’ordolibéralisme allemand (pour en savoir plus, vous pouvez regarder cette vidéo). L’idéologie de nos gouvernants tend à considérer qu’il faut avoir le niveau d’endettement public le plus bas possible, ce qui risque de faire pas mal de dégâts une fois la crise terminée : le grand perdant économique de la crise du coronavirus pourrait bien devenir nos services publics…

[8] C’est ce qu’on appelle une spirale inflationniste : l’augmentation des prix entraîne une augmentation des coûts pour les entreprises, à la fois via les achats qu’elle effectue, mais aussi potentiellement par les salaires sous la pression des syndicats ; ce qui amène les entreprises à augmenter les prix à nouveau, ce qui entraîne une augmentation des coûts, et ainsi de suite.

Lutte anti-lobbys en France : où en est-on ?

Une manifestation contre les lobbies durant le mouvement Occupy Wall Street en 2011. © Carwil Bjork-James via Flickr.

Le poids des lobbys est un sujet d’inquiétude récurrent dans notre pays. La seule analyse du registre mis en place auprès de la Haute autorité de la vie politique, malgré des limites et des insuffisances patentes, permet d’en approcher l’ampleur et d’identifier les entreprises particulièrement actives auprès des pouvoirs publics.


L’influence des grandes entreprises auprès des pouvoirs publics ne se limite pas au seul chantage à l’emploi. Depuis plusieurs années, et selon le modèle anglo-saxon, les entreprises se mobilisent pour influencer le plus en amont possible les évolutions législatives. Jusqu’à récemment l’ampleur de cette activité restait encore mal cernée, ne pouvant s’appuyer que sur quelques témoignages d’élus concernant les invitations, les amendements pré-rédigés et la veille des ONG. Or la loi du 9 décembre 2016 a souhaité imposer à toute entreprise ou organisation ayant au moins un salarié engagé dans des actions de représentation (dirigeant compris) la déclaration des montants engagés et du nombre de personnes impliquées dans ces actions.

Qui dépense le plus en lobbying ?

À ce titre, l’analyse des données déclaratives du CAC40 est éloquente : ces entreprises ont dépensé au moins 15,7 M€ pour des actions de lobbying, soit 462 500€ en moyenne par entreprise. Cette moyenne doit en effet tenir compte du fait qu’à la lecture du registre quatre entreprises, et non des moindres, n’ont fait aucune déclaration : deux entreprises de conseil, dont les missions auprès du gouvernement et celui de la Défense en particulier, laissent peu de doute sur leur besoin de proximité avec les pouvoirs publics, et deux entreprises industrielles dont Hermès. Au global cette activité a mobilisé pas moins de 178 collaborateurs au sein de ces entreprises, dont 22 uniquement pour Sanofi, qui précise être intervenu pour favoriser certains de ces produits, notamment des vaccins, ou pour renforcer la sécurisation des boîtes de médicaments. Bien que le texte précise que le personnel dédié doit intégrer le dirigeant, deux entreprises ne déclarent aucun salarié, à savoir Kering, dont le dirigeant est François-Henri Pinault, ou bien Vinci, ce qui reflète mal a priori les efforts de l’entreprise pour obtenir marchés et concessions publiques.

En 2018 les entreprises du CAC40 ont consacré au moins 15,7 M€ aux actions de lobbying, 462 000€ en moyenne par entreprise.

Ce registre permet également de mesurer la place prise par les GAFAM dans la vie politique française dans la start-up nation et auprès d’un gouvernement pro-business. Ce n’est pas seulement leur capacité d’innovation ou encore le contexte de la loi sur les fake-news qui expliquent leur exposition, mais également des dépenses de représentation qui ont dépassé les 2,6 M€ en 2018. En ajoutant les sommes consacrées par Twitter, Uber et Airbnb, les principales entreprises américaines du numérique ont déclaré plus de 3 M€ de dépenses pour l’année 2018.

 

Source : Répertoire des représentants d’intérêts – Haute autorité pour la transparence de la vie publique – année 2018

Sans surprise, le secteur bancaire fait partie des secteurs les plus dépensiers, du fait de la présence en France de plusieurs grands groupes d’envergure européenne. En retenant ces principaux établissements, les montants déployés auprès des politiques ont atteint 5,4 M€, et 57 salariés sont recensés. Et si ces montants s’avéraient encore insuffisants pour influencer la réglementation bancaire, la Fédération française bancaire, association de représentation du secteur auprès des pouvoirs publics, a ajouté au moins 1,25 M€. Ces données révèlent également les efforts, aussi financiers réalisés par le seul Crédit Mutuel Arkea, 900 K€ investis, principalement pour soutenir son projet d’indépendance vis-à-vis de la fédération nationale, une somme qui a échappé aux sociétaires de la Caisse de Bretagne

Plus embarrassant, dans un contexte de pression continue sur les coûts des entreprises publiques, les principales participations de l’État ont elles dépensé 2,75 M€ pour influencer leur propre actionnaire, activité confiée à 38 salariés, et sans succès s’il s’agissait de revenir sur les velléités de privatisations du gouvernement.

Source : Répertoire des représentants d’intérêts – Haute autorité pour la transparence de la vie publique – année 2018

Une transparence encore opaque

Cet aperçu permet d’estimer dans l’ensemble les montants mobilisés par les grandes entreprises pour obtenir des décisions publiques favorables. Pourtant, l’analyse plus précise du registre fait apparaître des limites béantes dans ce grand exercice de transparence. Tout d’abord, le caractère public de la base de données incite les entreprises à imputer ces montants au nom de filiales moins connues. La seule recherche de Carrefour, l’enseigne de grande distribution, fait apparaître un montant de 50 K€. Mais il faut ajouter à cela les sommes déclarées par ses filiales Carrefour France ou Carrefour management pour avoir une vision des dépenses véritables du groupe : entre 250 K€ et 475 K€.

À l’inverse, dans le cas de filiales spécialisées, il peut s’avérer opportun de regrouper les sommes dépensées par les filiales d’un groupe afin de ne pas pouvoir les associer à une seule activité, peut-être jugée plus sensible. Ainsi la répartition des dépenses au sein du groupe Bouygues apparaît surprenante, puisque si Bouygues Immobilier a déclaré plus de 100 K€ de frais de représentation, la filiale Bouygues Construction aurait engagé moins de 10 K€ alors que les activités sont proches, ce qui pose la question du véritable bénéficiaire des activités déclarées.

Le registre tel qu’il est constitué ne permet pas non plus de disposer de l’intégralité des thèmes abordés par une entreprise auprès des décideurs. Ainsi, à la question de savoir quel usage a fait EDF du million d’euros dépensé en représentation, celui-ci invoque exclusivement le fait de « favoriser le développement de la production solaire photovoltaïque par l’aménagement de son cadre réglementaire » et d’autres thème en lien avec l’environnement alors que d’autres sources d’énergies ont certainement dû être évoquées lors des échanges.

Pour prendre la pleine mesure de l’influence d’une entreprise, il faut également tenir compte des dépenses engagées par les associations et fédérations d’entreprises. En parallèle de la Fédération bancaire française, évoquée précédemment, la Fédération française de l’assurance (FFA) a dépensé plus de 1,25 M€ pour défendre les intérêts de ses membres. Dans le même esprit, Vinci, indique seulement une dépense en représentation inférieure à 10 K€ en 2018 malgré le rôle qui lui est imputé, et aucun salarié ne défendant ses intérêts, mais dans le même temps l’Association professionnelle des Sociétés françaises concessionnaires ou exploitantes d’autoroutes (ASFA) représentant les intérêts des exploitants a mobilisé au moins 100 K€ pour « proposer des solutions autoroutières en faveur des mobilités du quotidien ». Pour illustrer, on peut citer les dépenses cumulées par les organisations patronales généralistes, qui s’élèvent à elles seules à 3,5 M€ pour l’année 2018.

Le lobbying s’effectue également de manière indirecte, par l’intermédiaire de cabinets spécialisés. Certes, la législation intègre ce cas et les cabinets de relations publiques et d’avocats sont soumis à cette obligation, mais le répertoire n’impose pas à ces cabinets de dévoiler quels sont leurs clients ce qui limite la connaissance de la réalité du lobbying.

Enfin, le registre contient des données génériques qui ne permettent pas d’appréhender, pour une même entreprise, l’usage exact des dépenses réalisées. En effet, la production d’une étude juridique ou technique n’a pas le même impact que les dîners organisés en compagnie d’élus ou la commande de sondage pour influencer l’opinion. De la même façon, le rapport de force d’une entreprise du CAC40 avec un parlementaire ne sont pas de même nature qu’avec des élus locaux concernés par un projet.

Une autorité qui manque de hauteur

La mise en place de la Haute autorité de la vie politique constitue certes une avancée dans le contrôle des comportements du personnel politique, mais encore insuffisante pour garantir la « moralisation de la vie politique ». Ainsi, alors qu’en 2017 la Haute autorité prenait la charge de la surveillance des activités de représentation, ses moyens paraissent encore très limités : les effectifs sont passés de 40 collaborateurs à 52 en 2018, tandis que le périmètre à contrôler s’est nettement étendu avec 6 362 déclarations nouvelles déposées par 1 769 organisations. Ceci explique, avec la nouveauté de cet outil, la faiblesse des contrôles effectifs.

Le contenu du registre des activités de lobbying lui-même n’est pas exempt de critiques. Sa portée principale reste incontestablement de pouvoir approcher l’ampleur de ce phénomène et de le mettre en débat, au moment où tant de citoyens ont le sentiment de ne pas être entendus. Mais le débat ressort affaibli des lacunes évoquées : dispersion des informations pour un groupe, défaut de précision sur la nature des thèmes abordés, absence d’informations sur l’emploi des dépenses réalisées, absence de vision sur le périmètre exact des dépenses incluses (déjeuners, mécénats…). Pour contrecarrer cette activité qui a atteint un niveau susceptible de compromettre un fonctionnement sain de notre démocratie et rétablir la confiance, c’est l’intégralité de la documentation remise aux pouvoirs publics qui devrait être disponible et discutable.

Le législateur a instauré une limite au financement des campagnes électorales, il pourrait aussi plafonner les dépenses de lobbying.

Enfin, si le législateur a instauré une limite aux dépenses de campagne afin de limiter la capacité des plus grandes fortunes à s’offrir une élection, il apparaît plus que jamais nécessaire de plafonner les dépenses de lobbying afin d’éviter un phénomène comparable une fois l’élection passée. Enfin, il faut prendre garde à ce que la publication de ces informations ne devienne pas contre-productive en décourageant les activistes par l’ampleur des moyens de leurs adversaires et contribue à banaliser ce phénomène.

Alors que des moyens de contrôles publics sont insuffisants, la multiplication d’outils de contrôle (Commission nationale des comptes de campagne, validation des comptes par le Conseil constitutionnel, Haute autorité pour la transparence de la vie politique, Parquet national financier) semble conçue pour diluer l’effort de transparence. En l’absence d’efficacité des outils de détection des mauvaises pratiques et d’une culture de la probité, qui empêche par exemple les élus mis en cause de retrouver leur mandat même après des excès avérés, les comportements sont peu amenés à changer comme le montre plusieurs exemples récents.

Qu’est devenu l’intérêt général ?

Alors qu’un grand nombre de citoyens a récemment appelé à une démocratie active, en opposition à la captation de la puissance publique par les intérêts privés, cette exigence se heurte aux moyens mobilisés par les entreprises et leurs représentants pour dicter l’agenda de la majorité, comme le montre le cas emblématique de la suppression de l’ISF mis au jour par France Culture. C’est dans ce contexte que les associations environnementales et caritatives sont contraintes d’aligner leur pratiques sur celles des grandes entreprises pour espérer faire entendre leurs voix auprès des décideurs, ce qui les prive de ressources importantes. C’est le cas notamment de France Nature Environnement qui y a consacré plus de 3,5 M€ ou du Secours Catholique.

C’est contre ce mur de l’argent et ses conséquences sur le quotidien et la santé des populations que se dressent de plus en plus de mouvements citoyens de résistance contre le pouvoir des grandes entreprises, en parallèle des traditionnelles associations de consommateurs : associations de victimes des laboratoires pharmaceutiques, lutte contre le projet d’Auchan dans le triangle de Gonesse… Cette conception heurte frontalement le mythe libéral selon lequel le citoyen, par ses comportements d’achats, finit nécessairement par transformer l’entreprise de l’extérieur. Et, implicitement, que les mauvais comportements des entreprises sont donc validés par ceux qui continuent d’acheter leurs produits, empêchant l’émergence de toute alternative.

Cette vision semble reléguer l’intérêt général à une notion du « vieux monde » pour livrer la puissance publique au plus offrant. Cette étape incarne l’évolution dans son développement ultime de la « grande transformation » décrite par Karl Polanyi dès 1944 qui voyait le désencastrement de la sphère économique du cadre de régulation imposé par l’État pour imposer ses règles à la société. Désormais, la sphère économique, et en particulier les grandes entreprises, ont fini d’assujettir l’État et ses moyens. Bien que ce phénomène dépasse largement le cadre français, il s’appuie dans notre pays sur un régime politique qui conduit à concentrer les leviers du pouvoir dans les mains d’un nombre réduit d’individus, particulièrement vulnérables à la centralisation des décisions et à une conception verticale du pouvoir. Ainsi, les lobbys les plus influents maîtrisent parfaitement le processus de fabrication de la loi et s’y intègrent pleinement, en s’appuyant sur une connaissance fine des réseaux de pouvoir, comme l’a illustré l’affaire du registre tenu par Monsanto sur les décideurs publics.

Dans le cadre institutionnel actuel et avec l’arrivée au pouvoir, dans le sillage d’Emmanuel Macron, d’une élite technocratique familière du privé, la vigilance des citoyens et la contribution de spécialistes engagés pour l’intérêt général est plus nécessaire que jamais. Ainsi, outre l’existence de situations de conflits d’intérêt manifestes jusqu’à l’Élysée même, les grands débats de société finissent par être réduits à des arbitrages entre intérêts commerciaux concurrents et ceci dans la plus grande opacité. L’avenir dira si l’intérêt général est une notion définitivement démodée dans le nouveau monde.

Pour aller plus loin : « Académie Notre Europe » : Quand les lobbys tentent de former des journalistes, par Cyprien Caddeo.

« Si on nationalise, alors allons vers la démocratie économique » – Entretien avec François Morin

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François Mitterrand en meeting à Strasbourg en 1981 © Philippe Roos

Face à la crise économique qui vient, même l’actuel gouvernement français envisage la nationalisation de grandes entreprises. Or, les débats sur le poids du secteur public dans l’économie ont disparu de la scène politique depuis presque quarante ans, durant lesquels les privatisations se sont succédé. En tant que conseiller auprès du secrétaire d’État à l’extension du service public, l’économiste François Morin a vécu les nationalisations bancaires et industrielles de 1981 de l’intérieur. C’est cet épisode vite oublié, y compris à gauche, qu’il raconte dans « Quand la gauche essayait encore ». À l’heure où s’annonce un grand retour de l’État dans l’économie, nous nous sommes entretenus avec lui sur la mise en œuvre et les limites des nationalisations de l’époque et les leçons à en tirer pour aujourd’hui. Retranscription par Dany Meyniel.


LVSL – Vous débutez votre ouvrage par le récit des nationalisations. La première chose qui vous frappe est l’impréparation des gouvernants de l’époque, alors même que le sujet était central pour la gauche dès le programme commun approuvé en 1972. Comment expliquer cette situation ?

François Morin – Le programme commun, signé en 1972, avait quand même tracé les grandes lignes des objectifs de nationalisation. Pendant neuf ans, jusqu’en 1981, il y eut d’importants débats au sein de la gauche, c’est-à-dire entre les partis communiste et socialiste, sur des questions qui se sont avérées importantes par la suite. D’abord il y avait la question des filiales : devait-on les nationaliser ou pas ? Un autre débat portait sur le fait de nationaliser à 100% ou à 51% : une nationalisation de 100% du capital d’une entreprise permet de changer l’exercice du pouvoir dans les entreprises publiques, tandis qu’une prise de contrôle à 51% permet simplement à l’État de contrôler les principaux leviers de l’économie pour mener une autre politique industrielle. Dans le programme commun, on retrouvait aussi l’idée de nationaliser le crédit. Or, la formule était assez vague : est-ce que cela signifie nationaliser toutes les banques ou juste les principaux centres du pouvoir bancaire et financier ?

Quand la gauche arrive au pouvoir, ces débats ne sont pas tranchés. François Mitterrand avait pris position en interne en faveur de nationalisations à 100% car il savait qu’il avait besoin du vote communiste au second tour pour remporter l’élection, mais il restait discret sur le sujet. Ainsi, tous ces débats vont resurgir très vivement durant la préparation du projet de loi.

LVSL – Un passage de votre livre est très contre-intuitif : vous attestez qu’une nationalisation totale, soit 100% des parts, est moins coûteuse que l’obtention de 51% des parts.

F.M – Concrètement, quand on prend 51%, on est obligé de procéder par accord de l’assemblée générale des actionnaires. En effet, on ne peut pas passer par un rachat en bourse parce que le volume d’achats est trop important et que cela encouragerait la spéculation. En faisant donc appel à l’assemblée générale, l’État demande de procéder par augmentation de capital de la société en question, et, bien entendu, les actionnaires ont tout intérêt à faire monter les enchères puisque le prix est librement négocié. Donc, même par rapport à un cours boursier, le prix payé pour ces achats peut rapidement s’envoler. Et comme il s’agit d’une augmentation de capital où l’on double les fonds propres de l’entreprise, on va finalement payer toute la valeur originelle de celle-ci.

Si on nationalise à 100%, c’est plus simple : on procède par une loi d’expropriation au nom de l’intérêt général. Il y a certes un débat sur la valeur de l’entreprise, mais pour simplifier, son prix équivaudra au cours de bourse. Et l’avantage de prendre 100% d’une entreprise, c’est qu’il n’y a pas d’actionnaire minoritaire, donc pas de minorité de blocage des actionnaires privés qui pourraient faire valoir leur opposition à certaines décisions.

Tout ceux qui ont lu mon livre relèvent ce point, qui est effectivement complètement contre-intuitif. Encore récemment, j’ai déjeuné avec Lionel Jospin, qui était le premier secrétaire du Parti socialiste en 1981 et il m’a dit qu’il aurait bien aimé en avoir eu connaissance pour ses rencontres hebdomadaires avec Mitterrand ! Mais il faut dire que ce débat est resté confiné à quelques conseillers et responsables politiques impliqués dans la préparation du projet de loi, et ce sont des notes auxquelles j’avais contribué qui ont finalement convaincu Jean Le Garrec (secrétaire d’Etat à l’extension du service public, NDLR) et Pierre Mauroy, alors premier ministre.

LVSL – L’un des enjeux des nationalisations était donc le contrôle du crédit, qui conduira à nationaliser les plus grandes banques de l’époque, c’est-à-dire celles dont les dépôts dépassaient 1000 milliards de francs. Cette mesure est prise au nom du fait que la monnaie est un « bien public ». Expliquez-nous cela.

F.M – Comme la monnaie est créée au moment des opérations de crédit, celui qui a le pouvoir d’émettre des créances détient un grand pouvoir, qui fait partie des prérogatives de souveraineté. À l’époque, ce sujet était considéré comme fondamental. La banque centrale était alors dépendante de l’État, mais le secteur privé bancaire était plus important que le secteur public. Certes, il y avait des banques nationales mais il y avait surtout deux compagnies financières, Suez et Paribas, qui contrôlaient un grand nombre de banques et cela leur conférait un grand poids dans les circuits de financement de l’économie française. La gauche considérait donc que la monnaie était devenue un bien privé parce que l’essentiel des banques était des banques privées et que l’émission monétaire devait revenir à l’État par la nationalisation du crédit.

LVSL : Faisons un petit bilan des nationalisations de l’époque : en fait, elles vont plutôt loin si on considère les lignes de fracture au sein du gouvernement. Ce que vous appelez le camp de la « rupture » gagne un certain nombre d’arbitrages contre le camp plus « modéré ». Mais paradoxalement, un tournant néolibéral s’engage au même moment un peu partout dans le monde, alors que la France s’ouvre à la mondialisation et que la construction européenne s’accélère. Seulement deux ans après l’arrivée au pouvoir de la gauche, François Mitterrand décide le célèbre « tournant de la rigueur » et abandonne la défense des nationalisations, qui seront défaites par le gouvernement Chirac à partir de 1986, puis par tous les gouvernements suivants. Faut-il en conclure que les nationalisations ont échoué ? L’ouverture de notre économie sur le monde est-elle responsable ?

F.M – Le contexte est en effet celui de la montée du néolibéralisme, doctrine qui s’est déjà affirmée dans le courant des années 1970 : quand Mitterrand arrive au pouvoir, Thatcher est aux commandes en Grande-Bretagne et Reagan aux États-Unis. Le contexte mondial n’est donc pas favorable évidemment à cette rupture induite par les nationalisations en France, que les autres pays surveillent de très près.

Ensuite, au sein même du gouvernement français, deux lignes politiques s’affrontaient : la première, la ligne de rupture (qui regroupe Pierre Mauroy, Jean Le Garrec, les quatre ministres communistes et parfois Jean-Pierre Chevènement, NDLR), estimait qu’à l’intérieur d’un pays comme la France on pouvait faire de grandes réformes structurelles en faveur de nouveaux rapports sociaux, notamment grâce aux nationalisations. La deuxième ligne (portée par le ministre de l’Économie et des Finances Jacques Delors, celui du Plan Michel Rocard et celui de l’Industrie Pierre Dreyfus) se disait favorable au changement mais en tenant compte avec précaution du contexte international qui évoluait très vite. Avec ce contexte international qui n’était pas particulièrement favorable, en particulier suite aux attaques sur le franc, la ligne de rupture n’a donc pas pu aller aussi loin qu’elle l’aurait voulu.

Très vite, on s’est aperçu que les tentations de s’aligner progressivement sur ce qui se faisait à l’étranger étaient très fortes au sein du gouvernement. On aboutit à ce programme de rigueur dès 1983, puis à la réforme bancaire de 1984 où les banques nationalisées deviennent pratiquement des banques comme les autres. Et puis le changement de gouvernement de 1986 enclenche des privatisations massives, c’est-à-dire l’arrêt brutal de cette expérience. En 1988, le « ni…ni » mitterrandien (ni nationalisations, ni privatisations, NDLR) consacre qu’on ne peut plus rien faire à gauche et fait apparaître les nationalisations comme un échec. La gauche émancipatrice, qui voulait changer les rapports sociaux, se retrouve désorientée, comme en témoignent les privatisations massives du gouvernement Jospin. Jusqu’à récemment, la gauche a donc un souvenir traumatisant des nationalisations. On peut même dire que le sujet était tabou dans la politique française : en 2008, la droite n’a pas osé nationalisé les banques en difficulté alors que cela se faisait en Grande-Bretagne, aux États-Unis et dans d’autres pays.

Mais la crise actuelle a fait resurgir ce terme. Je crois qu’on a compris que la situation était suffisamment grave pour qu’il n’y ait pas d’autres solutions que de nationaliser certaines entreprises le temps que l’économie se redresse. Avec le krach rampant qu’on connaît actuellement, beaucoup de grandes entreprises vont perdre quasiment tous leurs fonds propres et voir leur cours boursier s’effondrer considérablement. On parle ici d’Air France ou d’entreprises dans le secteur de l’automobile, et certains évoquent déjà la nationalisation des banques. Bien sûr, tout cela est pensé comme seulement temporaire.

LVSL – Oui, la question de la nationalisation temporaire d’entreprises en grande difficulté, c’est-à-dire de la socialisation de leurs pertes, va évidemment devenir de plus en plus pressante dans les semaines à venir. Mais ce qui reste de la gauche française, notamment la France Insoumise, n’a guère parlé de nationalisations jusqu’à la crise actuelle…

F.M – C’est vrai. Par exemple, lors de la dernière élection présidentielle, les communistes avaient dit qu’il fallait nationaliser les trois plus grandes banques du pays – la Société Générale, BNP Paribas et le Crédit Agricole – mais ils n’évoquaient pas Natixis, qui était pourtant considérée comme une banque systémique au même titre que les trois autres.

Mais ça, c’était la dernière présidentielle ; la prochaine élection sera évidemment marquée par la crise que nous connaissons. La mondialisation va d’une façon ou d’une autre être remise en question, la question du rôle de l’État, de son rapport aux grandes entreprises, et sans doute aussi aux banques, va très vite se poser. Même si on sent pour l’instant une certaine prudence de la part des responsables politiques à aller au-delà de nationalisations temporaires, bientôt la question d’aller plus loin se posera.

« La question du rôle de l’Etat, de son rapport aux grandes entreprises, et sans doute aussi aux banques, va très vite se poser. »

Dans un article sur Mediapart, Laurent Mauduit fait une grande étude rétrospective des nationalisations et se demande ce qui risque de se passer prochainement. À la fin, il pose la même question que moi : à partir du moment où l’on dit qu’il faut changer de modèle, n’est-il pas judicieux d’aller vers la démocratie économique plutôt que de simples étatisations ?

LVSL – Votre livre s’achève en effet sur un plaidoyer pour la démocratie économique, c’est-à-dire donner du pouvoir aux travailleurs et aux usagers dans la prise de décision des entreprises. Vous écrivez « nationaliser des entreprises sans les démocratiser aboutit nécessairement à l’étatisation de leur gestion ». Comment éviter de reproduire les écueils du passé ?

F.M – Cette question taraude effectivement une partie de la gauche. Quelle place pour les salariés ? Dans les très grandes entreprises capitalistes ou les très grandes banques, les actionnaires qui détiennent le capital ont le pouvoir d’organiser les activités de l’entreprise et de répartir les fruits de l’activité comme ils l’entendent : soit en dividendes, soit en financement d’investissements nouveaux, soit en laissant ces revenus dans les fonds propres de l’entreprise. Même s’il y a certaines formules de participation, les salariés n’ont pas vraiment leur mot à dire à la fois dans l’organisation et la répartition des résultats.

Ne faut-il pas aller plus loin dans la reconnaissance du pouvoir des salariés ? Dans mon ouvrage, je fais référence à ce qui se passe à ces débats sur le plan théorique mais aussi ce qui se passe dans différents pays comme l’Allemagne ou les pays scandinaves, où il existe des formules de cogestion ou de co-détermination. Pour ceux que cela intéresse, les travaux de l’OIT ou d’Olivier Favereau sur ce sujet sont assez aboutis.

Pour ma part, j’estime qu’il faut aller vers une co-détermination à parité, c’est-à-dire reconnaître autant de droits aux salariés qu’à ceux qui apportent des ressources financières. Et pas simplement dans les organes délibérants de l’entreprise, comme l’assemblée générale ou le conseil d’administration, mais aussi dans les organes de direction. En effet, c’est bien à ce niveau-là que se joue les rapports de subordination qu’on connaît bien dans le monde de l’entreprise, donc il faut s’y attaquer si l’on souhaite vraiment aller vers une égalité des droits entre apporteurs de capitaux et apporteurs de force de travail.

LVSL – La conclusion de votre ouvrage aborde aussi la démocratisation de la monnaie…

F.M –  En effet. Dans la littérature économique, beaucoup reconnaissent désormais que la monnaie est devenue un bien totalement privé, puisque les banques centrales sont indépendantes des États et que les plus grandes banques sont des banques privées. Comme l’émission monétaire est désormais le fait d’acteurs privés, elle échappe complètement à la souveraineté des États. De plus les deux prix fondamentaux de la monnaie que sont les taux de change et les taux d’intérêt sont régis uniquement par les forces du marché.

Aujourd’hui, on voit bien que l’indépendance de la Banque centrale européenne (BCE)  aboutit à des choses complètement hallucinantes : cette institution applique des pratiques non-conventionnelles depuis une décennie et décide, de son propre chef, d’injecter des quantités phénoménales de monnaie. Les banques et les plus gros investisseurs financiers s’en servent pour spéculer en bourse, préparant des krachs financiers, et ces liquidités n’atteignent pas l’économie réelle qui en aurait besoin.

« Il est temps que la monnaie redevienne soit un bien public, soit un commun. »

Mais tout cela n’est nullement une fatalité. Durant les Trente Glorieuses, la monnaie était largement contrôlée par les États. Il est temps que la monnaie redevienne soit un bien public, soit un commun. Il faut que les parlements, les assemblées élues, puissent décider démocratiquement des objectifs de la politique monétaire, et des instruments à utiliser pour la mettre en œuvre.

On pourrait d’ailleurs envisager d’étendre ce principe à des monnaies locales afin d’encourager les relocalisations et l’économie circulaire. Pour l’instant les monnaies locales sont de fausses monnaies qui ont une contrepartie en devises nationales. De vraies monnaies locales citoyennes auraient la capacité de faire des avances sans contreparties, comme le font les banques avec les crédits. On me rétorquera qu’on ne peut confier ça à des collectifs, mais si on veut démocratiser l’économie, est-ce qu’on ne peut pas s’appuyer sur des autorités démocratiques locales ou régionales ?

LVSL – À travers l’exemple de la BCE, vous soulevez l’enjeu du pouvoir des technocrates. Lors des nationalisations du début des années 80, la technocratie a justement été un frein important, en particulier les hauts-fonctionnaires du Trésor. Si un gouvernement était élu en France aujourd’hui et souhaitait mener un programme ambitieux de nationalisations, la technostructure le laisserait-il faire ?

F.M – Pour en avoir fréquenté de près, je pense surtout que ces hauts-fonctionnaires, comme la plupart de nos responsables politiques, sont formatés par une certaine idéologie. Il y a donc un travail politique et idéologique important à avoir pour leur expliquer qu’on peut conduire l’État autrement que selon des principes du néolibéralisme. Tout cela passe par à la fois une bagarre politique et par une bagarre idéologique au niveau des idées.

Si on prend l’exemple de la monnaie, les néolibéraux ont une vision très néoclassique, celle d’une monnaie neutre, dont il faut simplement vérifier qu’elle ne soit pas produite en trop grande quantité pour éviter une inflation du prix des biens et des services. Selon eux, il faut des banques centrales indépendantes qui veillent à ce qu’on appelle la valeur interne de la monnaie, c’est à dire l’inflation, ne dérape pas. Le néolibéralisme pense donc que tout part de l’épargne, et donc de la rente, qui se transforme ensuite en investissements. Alors qu’en réalité, c’est tout le contraire : c’est l’investissement qui fait l’épargne. La monnaie est endogène, il faut partir des besoins des villages, des entreprises, des services publics. Une fois qu’on sait ce qui doit être financé, on accorde des crédits correspondant à ces besoins et ensuite, en bout de chaîne, vous avez de l’épargne grâce à l’activité économique.

Une fois qu’on a compris ça, on peut s’autoriser à utiliser la monnaie pour financer des activités économiques, et il appartient au politique de déterminer lesquelles. Si l’on comprend ce processus, on peut aussi s’autoriser des déficits afin de financer certains besoins… Tout ce que je viens d’expliquer, ce sont des choses que la pensée néolibérale n’intègre pas. Pour elle, ce qui compte c’est le profit et l’accumulation du capital. Ainsi, il y a d’abord une question très politique sur ce qu’il est possible de faire collectivement.

LVSL – Dans le livre, vous racontez votre rencontre avec Michel Rocard il y a quelques années, qui vous disait à quel point il signe à contrecœur l’autorisation de mobilité totale des capitaux en 1990. Or, avant même l’élection de François Mitterrand, une fuite des capitaux a affecté la France et c’est notamment pour éviter d’accroître ce phénomène que les textes de nationalisations sont préparés dans le plus grand secret. Aujourd’hui, la mobilité des capitaux est absolue, garantie comme une des quatre libertés fondamentales permises par l’Acte unique européen, et rendue immédiate par l’informatique. Peut-on éviter un scénario catastrophe où on verrait l’élection d’un nouveau gouvernement ambitieux rendue impuissante par la fuite des capitaux ?

F.M. : Effectivement j’ai eu l’occasion d’en discuter avec Michel Rocard, il avait bien l’intuition à l’époque que c’était une décision importante et j’ai senti que ça lui pesait. Il ne voulait pas prendre cette décision et s’est ensuite rendu compte qu’il avait fait une erreur. C’est à partir de cette libéralisation, au début des années 1990, que les marchés monétaires et financiers se globalisent véritablement, que vont se multiplier toutes les dérives et que les crises deviennent de plus en plus systémiques. J’étais au conseil de la Banque de France à l’époque et j’ai pu constater à quel point la spéculation internationale était démentielle.

« C’est à partir de cette libéralisation que vont se multiplier toutes les dérives et que les crises deviennent de plus en plus systémiques. »

J’ai vécu la crise du SME (Système monétaire européen) en septembre 1992, où la livre sterling a été attaquée sur les marchés, qui décidera les Anglais à ne pas participer à la construction de l’euro. J’ai aussi traversé deux autres crises du SME, en décembre 1992 et surtout en juillet 1993, et la crise asiatique des années 1996-1997, une crise systémique très grave qui a touché un grand nombre de pays. Bref, l’ouverture totale des frontières déstabilise complètement le marché des changes mais aussi le marché financier puisque les mouvements boursiers globalisés sont totalement soumis, en tout les cas pour les plus grandes économies, aux vents de la spéculation.

Ainsi, à partir du moment où vous interdisez des mouvements de capitaux les plus courts, vous limitez forcément la casse sur le marché des changes et les autres marchés et vous limitez le rôle de la spéculation. Il restera toujours le commerce international, c’est-à-dire les importations et exportations, et cela permettra toujours de la spéculation sur le marché des changes, mais vous empêchez les grandes bourrasques financières. Je pense donc qu’il faut revenir sur cette libéralisation, au moins sur cette possibilité de déplacer des masses énormes de capitaux à la vitesse de la lumière. Il faut que les échanges de capitaux s’orientent vers des investissement de long terme, pas de la spéculation. Rien que ça serait un vrai bouleversement de ce qui se passe aujourd’hui dans la sphère financière.

L’économie grippée : vers un coronakrach ?

Commerzbank © jankolar

Alors que la bourse a connu deux krachs boursiers dans la même semaine, les marchés financiers semblent avoir retrouvé une certaine forme de normalité. Faux calme, car comme sur le plan sanitaire, la durée ainsi que les conséquences à moyen terme de la crise du coronavirus ne sont pas encore connues. Les mesures prises par les autorités frappent là encore par leur manque de vue, alors que la machine économique interrompue met en péril le système financier, incapable de s’auto-réguler. Une crise sans précédent est à redouter.


Les symptômes d’une crise économique

Une semaine de tous les records. Après avoir dévissé de -8,39% lundi 9 mars, la plus forte baisse depuis la crise de 2008, la bourse de Paris a fait une rechute jeudi 12 mars, enregistrant la plus forte baisse de son histoire (-12,28%). Ce jeudi noir est pourtant intervenu avant les mesures fortes prises par plusieurs États. Depuis, les évolutions hiératiques montrent que les marchés financiers n’avaient pas encore totalement intégré les effets du coronavirus. 

En effet, la première secousse provenait davantage de la crise pétrolière, conséquence indirecte de la mise à l’arrêt d’une partie de l’économie mondiale, mais qui obéit davantage à une logique géopolitique. Ce choc a frappé de plein fouet les banques, révélant, malgré les discours sur la transition du secteur financier, la grande sensibilité de ce secteur aux activités pétrolières, très gourmandes en capital. En revanche, la seconde vague correspondait plutôt aux annonces faites successivement par la FED, puis la BCE, pour rassurer sur les conséquences économiques du coronavirus et qui se sont révélées insuffisantes. Depuis les cours oscillent entre espoirs et doutes, tandis que les prix du pétrole plongent, entraînant avec eux les banques qui sont encore très engagées dans les industries carbonées.

Le VIX, autrement appelé “indicateur de la peur” car il mesure les fortes variations de prix, a atteint son plus haut niveau depuis la crise de 2008.

Cette volatilité sur les marchés témoigne de l’incertitude totale dans laquelle le système économique se trouve plongé. Les évolutions hiératiques des indices boursiers, passant d’un jour à l’autre d’une baisse à une hausse l’illustrent. Autre exemple, le VIX, autrement appelé “indicateur de la peur” car il mesure les fortes variations de prix, a atteint son plus haut niveau depuis la crise de 2008 (3). Tous les indicateurs sont au rouge, mais le pire est à venir. Avec la consommation réduite au minimum, la contraction des échanges liées à la fermeture des frontières, la contagion à l’économie réelle sera inévitable. Pour en mesurer l’ampleur, les grèves de décembre forment un bon aperçu, quoique limité. En effet, contrairement à ce qu’évoquaient les commentateurs d’alors, le pays était loin d’être bloqué. Par ailleurs, durant la grève de décembre, une partie de la consommation s’était reportée sur la vente en ligne qui sera, selon toute vraisemblance, elle aussi fortement réduite. En tenant également compte de l’impact sur le tourisme, qui représente 7,4 % du PIB (4), et du commerce international qui représente tout de même 2,6 % du PIB (5), il est possible d’estimer l’impact sur le PIB. Chaque mois d’interruption représenterait une baisse nette d’environ 32 Md€, soit une perte de 1,33 % de PIB par mois, supérieure à celle annoncée par le gouvernement pour l’année (6). En réalité, les pertes seront vraisemblablement plus importantes car elles s’étaleront dans la durée, toucheront bien d’autres secteurs, et auxquelles il faut ajouter l’écart avec la croissance prévisionnelle 2020 prévue en décembre 2019 à 1,1 % (7).

Par ailleurs, l’emploi en CDD et en intérim, qui représentait 3 millions d’emplois fin 2019 (8), est potentiellement menacé par l’incertitude économique, et pourrait considérablement faire augmenter le chômage. Naturellement tous ces emplois ne sont pas directement mis en cause, mais cela constitue une approche potentielle pour intégrer les CDI rompus à la suite de faillites. Par ailleurs, toutes ces personnes risquent hélas d’être exposées aux conséquences de la réforme de l’assurance chômage, désormais prévue pour septembre (9).  

L’économie en maladie chronique

Cette paralysie de l’économie va faire exploser les risques déjà présents en y faisant ressortir les fragilités chroniques. La contagion va passer principalement par le niveau d’endettement des acteurs privés, qui a atteint ces dernières années des records (10), avec une croissance particulièrement importante en France. Il s’agit de la faiblesse intrinsèque de notre modèle économique, qui repose encore principalement sur le crédit pour alimenter la production et la consommation. Ce modèle de fonctionnement n’est pas préparé à un arrêt brutal. Il nécessite une circulation des fonds régulière dans l’économie pour affronter les échéances de prêt, ce qui reste le principal souci des pouvoirs publics à cette heure. 

Le libre marché sans intervention de l’État n’est pas du tout préparé à un mouvement brusque et imprévu. En effet, les investissements sur les marchés, tout comme les prêts reposent sur des anticipations : il s’agit d’engager des fonds en fonction d’un prévisionnel de revenus futurs, et de s’assurer de sa bonne réalisation. Ainsi, ces dernières années, les cours des actions ont grimpé, compte tenu d’anticipations favorables sur l’évolution des cours, entretenant ainsi la hausse par le jeu de l’offre et de la demande. Le même phénomène intervient sur le marché immobilier, où les agents acceptent un prix élevé avec la perspective d’une revente à un niveau plus élevé. Naturellement en cas de renversement de tendance, ce commerce des promesses, pour reprendre l’expression de Pierre-Noël Giraud, s’interrompt brutalement, et le cycle haussier s’inverse. 

Le libre marché sans intervention de l’État n’est pas du tout préparé à un mouvement brusque et imprévu.

Ces difficultés inhérentes au système capitaliste en régime libéral sont accentuées par les difficultés accumulées ces dernières années. En effet, en réponse à la crise de 2008, puis à celle des dettes souveraines, les banques centrales ont mené des politiques actives d’encouragement à l’endettement, par des taux proches de zéro et l’injection de liquidités dans le bilan des banques pour favoriser les prêts, 2700 Md€ cumulés pour la BCE en 2020 (11). Ces politiques ont conduit les entreprises et les particuliers à s’endetter, attirés par les taux bas. En France, le niveau d’endettement des agents privés a atteint 135,4 % du PIB en fin d’année 2019, bien au-delà de l’endettement public, atteignant ainsi un des niveaux des plus élevés d’Europe. Ce mur de dettes, contractées au moment où les perspectives de remboursement étaient favorables, risque de se fissurer d’un seul coup, faute pour les emprunteurs de pouvoir assumer leurs charges. 

La politique des banques centrales a également contribué au gonflement des prix sur les marchés financiers. D’une part, la politique de taux bas a contribué à rendre les actions attractives comparées aux obligations, aux titres de dettes privés, dont le rendement diminuait. D’autre part, les liquidités injectées qui ne trouvaient pas de débouchés sous forme de crédit aux entreprises sont venues alimenter un cycle spéculatif sur les marchés, sans commune mesure avec les perspectives de développement de l’économie. C’est aujourd’hui cette dynamique qui explique la baisse brutale des cours. 

La crise de 2008 avait également conduit les décideurs à prendre des décisions visant à sécuriser le secteur bancaire, et à éviter un nouveau sauvetage par l’argent public. Il est vraisemblable que ces mesures seront insuffisantes. En effet, les standards internationaux exigent désormais que les banques conservent une réserve de fonds propres de 10,5 % de leurs risques estimés, contre 8% avant la crise. Toutefois, le niveau des risques, matérialisés par les défauts de remboursements, risque d’exploser avec les difficultés des entreprises face à l’interruption de leur activité, et des particuliers frappés par une perte de revenus. Or ces réserves, quoique plus élevées, sont disponibles à l’issue d’une période où la rentabilité des banques, en particulier européennes, s’est effondrée, contrairement à 2008. Ces dernières ont vu leurs revenus rognés par la baisse des taux d’intérêt qui a comprimé les marges, tout en subissant la concurrence des banques en ligne. Dans le même temps, leurs coûts fixes ont connu une progression régulière, notamment sous l’effet d’investissements informatiques ou en conformité suite à des sanctions. Les données sont spectaculaires : le rendement des capitaux propres pour le secteur bancaire était de 15 % en 2005 et 2006, il n’a pas dépassé les 5 % en Europe entre 2011 et 2016 (12). Ainsi, les réserves constituées par les banques ces dernières années suffiront peut-être à essuyer le choc immédiat, mais leur niveau déjà réduit de rentabilité leur laisse peu de marges de manœuvre pour en affronter les effets à moyen et long terme.

De la même façon, les États qui sont intervenus massivement en 2008 et en ont subi le contrecoup quelques années plus tard ne s’en sont pas remis. L’endettement public, tant aux États-Unis qu’en Europe, n’a fait qu’augmenter ces dernières années. Pour l’heure les États continuent de bénéficier de conditions d’emprunts favorables, permettant de financer les mesures d’urgence. Mais ce climat risque de s’interrompre brutalement sous le double effet de l’alourdissement des dépenses, et surtout du tarissement des recettes, faute d’activité économique.

Des innovations financières aggravent les risques

Enfin, le système financier reste la victime de sa formidable capacité d’innovation. Deux exemples pour l’illustrer : le développement ces dernières années du trading haute fréquence, et le développement d’un nouveau produit de financement des banques, les contingent convertibles bonds (co-co). 

Ainsi, ces dernières années, les traders ont été remplacés par des ordinateurs, de plus en plus puissants, permettant des opérations de plus en plus rapides. Il représente aux Etats-Unis au moins 50 % des volumes échangés (13). Cette activité est fondée sur des algorithmes qui prennent des décisions automatiques à partir des statistiques passées et obéissant à des règles de décision de plus en plus complexes. S’il existe des règles dédiées en cas d’effondrement des cours, le trading haute fréquence a sa part dans la panique actuelle, à travers son action pro-cyclique. En effet, toutes les théories sur l’autorégulation du marché sont invalidées par les mouvements en période de crise, où la baisse des cours appelle la baisse des cours. Les ordinateurs et l’intelligence artificielle n’ont pas fait encore preuve de leur supériorité sur les décisions humaines. Ils accompagnent le mouvement général de baisse, en considérant qu’il vaut mieux vendre le premier avant que les prix ne baissent davantage. 

Une nouvelle fois le système financier est pris à son propre piège.

De la même façon, la crise de 2008 avait été amplifiée par l’innovation financière, et les opérations de titrisation pour lesquelles les investisseurs n’avaient pas pris la bonne mesure du risque sous-jacent. Une nouvelle fois le système financier est pris à son propre piège. Les cocos, contingent convertibles bonds sont des titres de dette perpétuelle. À échéance régulière, l’émetteur peut décider de renouveler la dette (d’où son statut de perpétuelle) ou bien la convertir en capital (d’où son statut de convertible), dès lors que certaines conditions financières sont réunies (d’où la notion de contingent). Ces produits ont été prisés par les banques qui pouvaient ainsi émettre des dettes qui étaient assimilables à du capital auprès des régulateurs en raison de leur statut convertible, pour répondre aux exigences légales. Les investisseurs ont été eux été particulièrement friands de ce type de produits, mieux rémunérés qu’une dette classique en raison du risque de transformation en capital, attiré par de meilleurs rendements sur un marché où les taux d’intérêt étaient réduits. 

Mais depuis son lancement en 2009, aucune banque n’a eu à convertir ces titres en capital, rendant possible la perte totale de l’investissement en cas de dégradation des conditions de marché. Dans la situation actuelle, et pour affronter les difficultés à venir, les titres risquent d’être intégrés par les banques pour renforcer leurs fonds propres. Les investisseurs sont ainsi exposés à une perte de 160 Md€ (14), certainement pour l’heure sous-estimée. Pourtant, un premier cas emblématique s’est manifesté le 11 mars, la Deutsche Bank, qui était déjà en difficulté avant la crise, ayant annoncé ne pas rembourser un titre de 1,25 Md$, ce qui pourrait être le début d’une longue série (15)

Des réponses qui présentent déjà leurs limites

La réaction des banques centrales et des États, qui ont tardé à prendre la pleine mesure de la situation sanitaire et de ses effets économiques, s’avère en être en décalage avec les vrais risques. Les mêmes outils qu’en 2008 ont été employés, alors qu’ils ont largement été usés depuis lors, et qui plus est de façon non concertée. En effet, la priorité a été d’injecter des liquidités sur le marché et d’en libérer auprès des banques afin d’assurer la continuité des marchés. Si cette arme était nécessaire à très court terme, elle n’est pas adaptée aux enjeux. Contrairement à 2008, il ne s’agit pas d’une crise financière qui risque de se propager à l’économie réelle, mais l’inverse. Faute d’activité réelle, les circuits financiers risque de fonctionner à vide. 

Bien que l’Union Européenne soit revenue, cas de force majeure, sur nombre de ses dogmes, il reste que les outils disponibles sont pensés dans un cadre libéral de fonctionnement normal du marché. Ils sont devenus caducs.

Le virus risque donc de provoquer une crise non de liquidité mais de solvabilité. Il s’agit de déterminer à quel moment les actifs d’une entreprise, incluant les perspectives de revenus futurs ne suffisent plus à assumer ses coûts. Il s’agira donc moins de rétablir la confiance entre les établissements bancaires mais de savoir quelles entreprises seront capables de survivre à ce défaut d’activité. En effet, les capacités de production seront trop limitées pour rattraper le manque à gagner lié au confinement, en particulier dans les secteurs les plus exposés tels que le tourisme. Par ailleurs, cette situation pourrait se révéler fatale aux entreprises disposant de faibles marges, ou qui rencontraient déjà des difficultés. 

Cette politique risque également d’être limitée par le retour de l’inflation. En effet, à l’issue de la période de confinement, l’épargne constituée par les ménages va se heurter à une machine productive désorganisée, ce qui risque de faire monter les tensions inflationnistes. À ce moment-là, les banques centrales seront face à un dilemme : ou bien maintenir des taux bas et accepter de laisser filer la hausse des prix, ou bien obéir au dogme de la stabilité monétaire en relevant les taux, et en prenant le risque d’aggraver les difficultés de l’économie en rémission. 

Synthèse des mesures prises par les banques centrales et les États aux États-Unis et en France

Or les décideurs ne semblent pas avoir pris la mesure complète de cette situation. En prenant des mesures pour faciliter le crédit, ou en leur permettant de reporter des charges, ils tentent de faire gagner du temps à des entreprises qui auront in fine besoin d’argent. Ces outils risquent au contraire d’aggraver la situation, alors que la question sera de savoir quelle entreprise sera en capacité de survivre. Si la lance à incendie est utile pour combattre le feu, elle devient en effet contre-productive en cas d’inondation. Ce doute risque plus sûrement de gripper le système financier, faute de certitude sur les capacités de remboursement des entreprises. Par ricochet les banques seraient à leur tour menacées, la question étant de savoir à quel niveau s’étaleront les pertes sur les crédits pour chacun des établissements. 

Bien que l’Union Européenne soit revenue, cas de force majeure, sur nombre de ses dogmes, il reste que les outils disponibles sont pensés dans un cadre libéral de fonctionnement normal du marché. Ils sont devenus caducs. En effet, si l’on croit que les marchés sont efficients, il est alors nécessaire de se protéger simplement contre des défaillances individuelles, mais il n’existe pas de risque systémique possible. Dès lors, les outils de secours en banque ont été pensés en cas de difficulté d’un seul établissement, mais non dimensionnés en cas de difficulté structurelle du secteur. De la même façon, le mécanisme européen de stabilité, doté à ce jour de 410 Md€ (16) et qui constitue un fond de secours à échelle européenne, ne permettra pas de secourir l’ensemble des pays qui progressivement se referment. 

La fermeture temporaire des marchés, ou de ses compartiments les plus spéculatifs, limiterait pour un temps la panique, de même que certains comportements opportunistes. Si l’économie tourne au ralenti, il est malsain que la finance ne soit pas mise en quarantaine.

Pourtant, en acceptant que les marchés soient sortis d’un fonctionnement normal, des mesures pourraient être prises. Ainsi, comme demandé depuis plusieurs jours, la fermeture temporaire des marchés, ou de ses compartiments les plus spéculatifs, limiterait pour un temps la panique, de même que certains comportements opportunistes (17). Si l’économie tourne au ralenti, il est malsain que la finance ne soit pas mise en quarantaine. Dans ce type de période, la taxe sur les transactions financières, pourtant tant décriée, devrait être relevée, pour rendre plus coûteux les mouvements de capitaux de court terme, et notamment brider le trading haute fréquence. Enfin, alors que la période des assemblées générales d’entreprises semble irrémédiablement compromise, il serait nécessaire d’annuler la politique de distribution de dividendes. Cela éviterait que les mesures publiques de soutiens aux entreprises ne bénéficient à des actionnaires soucieux de compenser leurs pertes sur les cours de bourse. Surtout, cette mesure mettrait à disposition des entreprises environ 50 Md€ pour renforcer leurs capitaux propres (18), soit le double des mesures prises actuellement par le gouvernement. Ces mesures immédiates en appellent également d’autres sur le long terme, plus structurelles, en nationalisant les industries stratégiques et en engageant un vrai plan de relance écologique. 

 

  1. https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/l-article-a-lire-pour-comprendre-la-guerre-petroliere-qui-fait-tousser-les-places-financieres-sur-fond-de-coronavirus_3858713.html
  2. https://www.lesechos.fr/finance-marches/banque-assurances/les-banques-francaises-exposees-a-la-chute-du-petrole-1184295
  3. https://www.lepoint.fr/economie/retraite-epargne/bourse-la-folle-histoire-de-l-indice-de-la-peur-11-03-2020-2366753_2440.php
  4. https://www.economie.gouv.fr/cedef/statistiques-officielles-tourisme
  5. https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2c7eaae5-7a97-4cbf-9d85-7ae9b05b36fd/files/7cba2edc-fd9a-430c-a92f-12514424b6cb – page 26
  6. https://www.capital.fr/entreprises-marches/recession-en-vue-pour-la-france-le-pib-devrait-chuter-de-1-alerte-bruno-le-maire-1364904
  7. https://www.capital.fr/economie-politique/la-prevision-de-croissance-de-la-france-revue-en-forte-baisse-pour-2020-1357862
  8. https://www.insee.fr/fr/statistiques/4314980 – figure 3
  9. https://www.lefigaro.fr/social/muriel-penicaud-annonce-le-report-de-la-reforme-de-l-assurance-chomage-20200316
  10. https://www.usinenouvelle.com/article/l-endettement-prive-bat-un-record-en-france.N879790
  11. https://www.franceculture.fr/emissions/la-bulle-economique/que-feriez-vous-avec-2400-milliards-deuros
  12. https://publications.banque-france.fr/baisse-de-la-rentabilite-depuis-2005-les-banques-francaises-tirent-leur-epingle-du-jeu?fbclid=IwAR3UQ6Qag0vY7fLJAi6nPPeTOVfjmMJ4U5m4HQR7ocUsQnwmICfJnKV_H_8
  13. https://www.centralcharts.com/fr/gm/1-apprendre/5-trading/16-automatique/312-l-impact-du-trading-haute-frequence
  14. https://www.bloomberg.com/quicktake/contingent-convertible-bonds
  15. https://www.reuters.com/article/us-deutsche-bank-bonds/deutsche-bank-opts-not-to-redeem-1-25-billion-of-debt-next-month-idUSKBN20Y29K
  16. https://www.lemonde.fr/international/article/2020/03/20/coronavirus-l-ue-prend-la-decision-inedite-de-suspendre-les-regles-de-discipline-budgetaire_6033897_3210.html
  17. https://www.franceculture.fr/economie/faut-il-aussi-confiner-la-bourse
  18. https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/01/09/ruissellement-de-dividendes-sur-le-cac-40_6025280_3234.html