Dette publique : comment mettre fin au chantage politique ?

Billets de banque qui brûlent. © JP Valery

Alors que le discours austéritaire revient en force, la gauche est généralement confiante sur la soutenabilité de déficits importants. Si elle n’a pas entièrement tort, une vraie réflexion sur la politique monétaire, l’inflation et le financement de l’Etat s’impose pour sortir du piège de la dette publique créé par les néolibéraux.

4,8 % de déficit en 2022, 5,5 % en 2023, vraisemblablement 6,1 % en 2024 Les finances de l’État sont dans le rouge. Un temps éclipsée par d’autres thèmes, la question de la soutenabilité de la dette de l’État revient au centre du débat politico-médiatique. Le chantage politique qui était en bruit de fond depuis des décennies revient au premier plan. À rebours de ce discours, une autre trajectoire budgétaire peut être suivie par la France.

Le thème de la dette est en effet un classique du discours de la droite austéritaire : en 2007 déjà, alors que la dette était à 65 % du PIB, François Fillon alors chef du gouvernement déclarait « être à la tête d’un État en situation de faillite sur le plan financier ». Le catastrophisme financier n’est donc pas nouveau et a toujours servi un agenda politique austéritaire. Et ce d’autant plus que le resserrement du crédit post-COVID opéré par la Banque Centrale européenne, inédit depuis les années 80, a abouti à une hausse des taux d’intérêts. Alors que la France s’endettait quasi-gratuitement il y a encore quelques années, elle est désormais soumise à des taux d’intérêt de 3 % pour des obligations à 10 ans. La question de la soutenabilité budgétaire est donc sérieuse, même s’il faut faire la part des choses entre la situation réelle et le ressenti biaisé par l’alarmisme tapageur de la droite austéritaire.

Loin de l’hystérisation du débat sur la dette – qui n’est pas nouvelle mais qui atteint de nouveaux niveaux dans de nombreux médias français – l’endettement de la France, quoique problématique, n’est pas catastrophique. L’affolement néolibéral autour de la situation budgétaire indéniablement compliquée de la France indique surtout l’impasse des politiques menées par ce courant idéologique. Au contraire, il est temps d’esquisser d’autres solutions au problème de la dette, en commençant par ne pas en faire une obsession, mais un moyen au service d’un futur économique plus sain et soutenable, moins inégalitaire et brutal.

Une situation tendue mais pas désespérée

Le mode de financement de l’État actuel touche à ses limites. Au sein de la zone euro, seuls l’Italie et la Grèce ont un ratio d’endettement/PIB plus élevé que la France, deux pays dont la situation économique est peu reluisante, en raison (surtout pour la Grèce) d’une mauvaise gestion de leur endettement. Est-ce vraiment un problème ? D’aucuns diraient à gauche, comme certains Économistes Atterrés, que la dette ne représente pas un vrai défi. On pourrait la faire « rouler » à l’infini, au point où ce serait tomber bêtement dans le piège néolibéral que de chercher à trouver une solution à un faux problème qui n’aurait que pour effet de légitimer l’austérité recherchée par certains.

Le contribuable paie presque autant en intérêts que pour éduquer 12 millions de Français. Un gâchis qui n’est pas tenable.

Pourtant, la dette pose de nombreux défis. En effet, les intérêts payés par l’État aux créanciers, pour plus de la moitié non-résidents, sont d’autant de dizaines de milliards pas utilisés pour investir dans la transition écologique, dans l’éducation, ou dans nos hôpitaux. Atteignant désormais plus de 50 milliards d’euros annuels, ces intérêts représentent 2 % du PIB et devraient monter à plus de 70 milliards en 2027 selon le gouvernement. À titre de comparaison, le budget de l’Éducation Nationale s’élève à 64 milliards d’euros. Autrement dit, le contribuable paie presque autant en intérêts que ce qu’il paie pour éduquer 12 millions de Français. Un gâchis qui n’est pas tenable.

Pire encore, comme un tiers de la dette de l’État arrive à échéance d’ici 2027, l’État français va faire rouler sa dette en se ré-endettant à des taux très élevés, faisant de la charge de la dette un problème qui va durer pour les finances françaises. Les obligations françaises, auparavant considérées comme très sûres, se paient désormais au prix fort. Le « spread » (différentiel de taux d’intérêt) avec les taux d’intérêts allemands est passé à 0,8 point. Ainsi, les taux d’intérêts à dix ans sont de 2,2 % pour l’État allemand et de 3 % pour l’État français.

Ce qui est surtout inquiétant, c’est que ce déficit et le niveau élevé de dette qui en découle, n’est pas un « bon déficit » qui financerait l’avenir par des investissements écologiques ou éducatifs. Avoir un déficit structurellement élevé avec si peu de vue à long terme est indéniablement un gros problème. Le nier, comme certains à gauche le font parfois, c’est faire preuve de naïveté, ouvrant la voie aux attaques en incompétence dont la droite est tant coutumière.

Toutefois, la situation n’est pas aussi catastrophique que Le Figaro et Michel Barnier aimeraient nous le faire croire. Tout d’abord, l’indicateur tant commenté du ratio entre dette publique et PIB ne correspond à rien. Comparer un stock (la dette) et un flux (le PIB) est au mieux trompeur, au pire fallacieux. Si vous avez un crédit immobilier, vous êtes probablement endetté à hauteur de plusieurs centaines de % de votre revenu annuel, alors que votre durée de vie est a priori bien plus courte que celle de l’État français. Dire que la dette publique atteint 112 % du PIB français sert donc un agenda politique, celui d’une droite austéritaire, et est un bon exemple de comment on peut faire dire n’importe quoi à des chiffres.

Ce qui est surtout inquiétant, c’est que ce déficit, et le niveau élevé de dette qui en découle, n’est pas un « bon déficit » qui financerait l’avenir par des investissements écologiques ou éducatifs.

Par ailleurs, ce taux (qui ne veut rien dire) n’a rien d’exceptionnel. L’historien économiste Barry Eichengreen et ses co-auteurs ont notamment montré que le Royaume-Uni s’est sorti d’un endettement de 200 % du PIB au début du XIXe siècle, sans défaut de paiement ni austérité excessive. La France était endettée à hauteur de 150 % du PIB dans les années 1920, endettement dont la France s’est sortie en renégociant sa dette, en l’annulant (très) partiellement en 1932 et en dévaluant sa monnaie à plusieurs reprises. On peut d’ailleurs retenir de cet épisode historique que les solutions austéritaires au problème de la dette, tentée entre autres par Paul Doumer, étaient autant impopulaires qu’inefficaces.

Surtout, si la France est endettée, elle est aussi détentrice d’actifs. Ainsi, ce qu’on pourrait qualifier de patrimoine net des administration publiques française est positif, s’élève à plus de 20 % du PIB, en soustrayant aux actifs de l’État son endettement. Ce taux se dégrade depuis 50 ans, au gré de l’augmentation de l’endettement et des privatisations, mais reste relativement modeste en termes de stock.

La dette écologique tout aussi importante que la dette publique

Ensuite, au XXIème siècle, le concept de dette économique doit être mis en balance avec le concept de dette climatique. L’équivalence entre les deux n’est pas évidente, même si le rapport sur la dette climatique publié par l’Institut Avant-Garde en juin 2024 constitue une avancée notable. Toujours est-il que s’alarmer d’une dette à 112 % du PIB quand le retard pris en termes d’engagement écologique est aussi colossal est presque comique. Quel intérêt de limiter la dette si dans 30 ans, le concept même de PIB n’a plus d’intérêt tellement la production économique sera difficile du fait du dérèglement climatique ? À l’heure où la crise écologique se fait chaque jour plus menaçante, s’inquiéter du manque de solvabilité des États membres rappelle la parabole biblique de la paille et de la poutre. La question de la soutenabilité budgétaire est risible par rapport à celle de la soutenabilité climatique : on peut faire rouler une dette financière, on ne peut pas faire rouler une dette climatique ; on peut faire faillite d’un point de vue financier, on ne peut évidemment pas se permettre une faillite écologique, comme le rappelle le socio-économiste Antonin Pottier dans Comment les économistes réchauffent la planète (2016).

Quel intérêt de limiter la dette si dans 30 ans, le concept même de PIB n’a plus d’intérêt tellement la production économique sera difficile du fait du dérèglement climatique ?

La dette peut – et doit – donc être une force pour l’État. Si la droite tente de faire de la dette un moyen de chantage politique, c’est parce qu’elle peut être très puissante. C’est ce que montre notamment l’économiste Stéphanie Kelton dans The myth of deficit. En effet, au-delà des vertus redistributives lorsque la dette est intelligemment gérée, la dette étatique est puissante car l’État est l’agent économique le plus adapté à l’endettement. D’une part, l’État peut, s’il le fait intelligemment, s’endetter dans des proportions très importantes, tout en n’étant pas soumis aux caprices des créanciers. Cela découle notamment de la durée de vie a priori infinie de l’État, de son monopole fiscal, de sa capacité théorique à s’endetter auprès de qui il veut avec des coûts de transaction très faibles, qui lui donnent en fait une marge de manœuvre colossale. Quand le Ministre de l’Économie Antoine Armand nous explique que la situation actuelle est le résultat de « 50 ans de déficits », il faut voir le verre à moitié plein : seul l’État peut se permettre de cumuler de tels déficits. Aucune entreprise, aucun ménage, ne peut s’endetter pour une durée aussi longue sans faire faillite.

Ainsi, et on le dira jamais assez, il faut tirer profit de cette capacité extraordinaire à s’endetter. Jamais le marché ne financera la transition écologique de manière efficace, car le retour sur investissement ne semble pas suffisamment rentable pour des investisseurs privés. Par contre, l’État est l’outil idéal : il peut s’endetter mieux que les entreprises tout en n’étant pas soumis à l’impératif du profit. Loin du « mythe du déficit » déconstruit par Kelton, il faut profiter de la capacité de l’État à s’endetter pour financer des investissements à long terme, en premier lieu la transition écologique. Certes, l’endettement ne doit pas être une fin en soi, mais le moyen pour l’État de mener à bien des politiques ambitieuses qu’il est le seul à pouvoir mener.

La conclusion est donc claire : la France est loin d’être en faillite, et loin de la situation grecque lors de la crise des dettes souveraines, pour des raisons multiples, la principale étant que la France a une économie bien plus compétitive et une capacité à lever l’impôt bien plus fiable, ce qui rend le spectre d’une panique des marchés financiers en fait peu probable en l’état, comme l’admet d’ailleurs l’économiste macroniste Alexandra Roulet en mars 2024 : « La France est loin du chemin de la Grèce ».

La dette pose donc de sérieux problèmes économiques, sans pour autant que la situation soit dramatique, insoluble. En tout état de cause, elle n’implique aucunement de devoir détruire le pays avec une austérité tellement brutale qu’elle rendrait David Cameron et George Osborne (Ministre de l’économie britannique entre 2010 et 2016) envieux.

La catastrophe de l’austérité

La droite propose unanimement l’austérité. Pourtant, elle serait selon toute vraisemblance une catastrophe économique. En vertu du principe de multiplicateur keynésien, la dépense publique est cruciale pour l’activité économique. Une baisse des dépenses publiques amènera à une baisse de l’activité, creusant de ce fait le déficit. En imposant l’austérité à la Grèce, la Troïka a rendu la situation financière de la Grèce encore plus insoluble, comme l’admet Olivier Blanchard, à l’époque économiste en chef du FMI. La Grèce a connu 6 ans de récession, en grande partie à cause de l’austérité. À plus long terme, l’austérité n’a pas de meilleurs effets, puisque les coups de rabot se situent souvent dans des secteurs où l’impact se voit plus tard. Les Britanniques font l’expérience amère d’un service public délabré après des années d’austérité particulièrement violentes, notamment pendant les années Cameron.

Toutefois, tout dépend de comment l’argent est dépensé ou économisé. Mais le gouvernement Barnier pourrait ainsi s’inspirer des propositions de la note du Conseil d’analyse économique de juillet 2024. Les auteurs Auclert, Philippon et Ragot, pourtant pas spécialement de gauche, y proposent de diminuer le Crédit impôt recherche et de réduire les exonérations de charges pour les employeurs, dont l’efficacité économique est au mieux discutable. Barnier n’a pas déclaré suivre toutes ces propositions lors de la présentation de son projet de budget. L’austérité est en soi inquiétante, mais l’austérité centrée sur le social que Barnier concocte va, au-delà du choc social, réduire l’activité économique française de manière nette.

Face à l’unique et catastrophique pseudo-solution que prétend apporter la droite, la gauche doit proposer mieux, tout en ne prenant pas le problème à la légère. La dette est un problème, mais en problème soluble

Comment se libérer de la dette : vers la fin du chantage politique

Il peut paraître tentant de faire défaut sur la dette. Après tout, il y a des précédents, comme le petit défaut aux grandes conséquences de décembre 1932 vis-à-vis des banques américaines ou la « Banqueroute des deux tiers » de 1797. Toutefois, les conséquences économiques seraient colossales et imprévisibles. Le défaut ne peut être qu’une solution de dernier recours qui poserait de nombreuses difficultés. Nous ne sommes pas encore à un niveau d’endettement qui permette d’y songer sérieusement, et ce d’autant plus qu’annuler sa dette ne résout pas la question du financement de l’État sur le long terme. Il faut trouver des solutions pérennes.

On peut alors imaginer deux cas de figure. Le premier est de mener ces changements dans le cadre de la zone euro. Le problème majeur est qu’il paraît difficile, pour ne pas dire impossible, de convaincre certains partenaires, et en particulier l’Allemagne, de réaliser de tels changements structurels de la zone euro. On peut aussi imaginer mener ces politiques en sortant de l’euro, mais cela pose d’autres problèmes, que ce soit en termes de coût de change au sein de l’Europe, de renchérissement de nos importations en cas de probable dévaluation ou plus largement car les mêmes politiques néolibérales pourraient aussi être menées dans le cadre d’un retour au franc.

L’économiste Nicolas Dufrêne a défendu une idée de politique monétaire originale, novatrice, dans son ouvrage La dette au XXIe siècle, comment s’en libérer (2023). L’idée principale est qu’il faut réaliser de la création monétaire sans contrepartie. En principe, c’est synonyme d’inflation, selon la théorie quantitative de la monnaie. Sauf si cet argent est investi directement dans des activités productives, permettant dès lors de financer la croissance et la transition écologique avec une inflation limitée. Une création monétaire sans contrepartie, bien ciblée, peut ainsi permettre de limiter les déficits, donc la dette.

En prolongement de cette idée, on peut imaginer que l’État détienne sa propre dette, en faisant en sorte que la banque centrale achète directement ses titres, ce qui suppose soit une réforme fondamentale de la BCE soit une sortie de l’euro. La différence avec l’idée de Dufrêne est qu’il faut quand même rembourser la dette, ce qui permettrait normalement de ne pas avoir d’effet inflationniste. L’État ne paierait en revanche pas d’intérêts, ou il se les paierait à lui-même, ce qui revient au même. Ainsi, longtemps l’État français s’est-il financé en forçant la Banque de France à ce qu’il puisse s’endetter à taux zéro. Aujourd’hui, l’État fédéral américain détient 20 % de sa dette (et les États fédérés en détiennent eux aussi une partie non négligeable), ce qui limite en partie le coût de l’endettement pour le contribuable américain.

Une variante de cette solution consiste pour l’État à réaliser des « emprunts forcés », dans l’idéal auprès des banques ou de la Caisse des dépôts et des consignations, emprunts rémunérés à un taux d’intérêt que l’État choisirait. Les précédents historiques sont nombreux en France dans les situations de difficultés financières. L’avantage majeur de ces emprunts forcés est qu’ils sont plus acceptables socialement que l’augmentation des impôts, même s’il s’agit surtout d’une solution de court terme. En 1976 par exemple, face à l’hostilité généralisée provoquée par l’annonce de « l’impôt sécheresse », Raymond Barre transforme l’impôt en emprunt forcé rémunéré à un taux d’intérêt inférieur à l’inflation de l’époque.

Ces diverses solutions impliquent nécessairement de revenir sur « l’indépendance » de la Banque Centrale. En 2002, les économistes André Orléan et Michel Aglietta soulignaient dans La Monnaie entre violence et confiance que la soi-disant « indépendance » de la Banque Centrale était un problème. En coupant tout lien entre démocratie et politique monétaire, la confiance des individus en la légitimité économique de l’État est affectée. De plus, la souplesse des politiques économiques est désormais soumise à l’arbitraire du directeur de la Banque Centrale.

La fin de l’indépendance de la Banque centrale permettrait aussi une meilleure coordination des politiques économiques, toute question de dette devant faire intervenir le couple politique budgétaire/politique monétaire. La coordination entre les deux est en effet capitale pour assurer la solvabilité de l’État. Ainsi, des économistes aussi libéraux que Paul Krugman (et même Olivier Blanchard dans une moindre mesure) ont pu déclarer, à propos de la crise des dettes souveraines, que « l’inflation n’est pas le problème mais la solution ». L’idée sous-jacente étant qu’il faut coupler à une politique de relance budgétaire (afin de relancer l’activité) extensive une politique monétaire accommodante permettant de sauvegarder la solvabilité des États, quitte à générer de l’inflation.

Si les salaires sont indexés sur l’inflation, celle-ci ne pénaliserait pas les travailleurs et réaliserait plutôt « l’euthanasie douce des rentiers » chère à John Maynard Keynes.

La fin de l’indépendance des banques centrales permettrait donc de mener une politique budgétaire ambitieuse sans qu’elle fasse exploser la dette. Autrement dit, elle permettrait d’investir dans l’éducation, les services publics et la transition écologique sans mettre en danger la solvabilité de l’État. Une inflation plus grande serait le prix à payer. Si les salaires sont indexés sur celle-ci, comme ce fut le cas jusqu’en 1983, l’inflation ne pénaliserait pas forcément les travailleurs et réaliserait plutôt « l’euthanasie douce des rentiers » chère à John Maynard Keynes, ayant donc des bienfaits redistributifs intéressants. Il faut toutefois veiller à ce que cette inflation reste maîtrisée, car au-dessus de 10 % elle devient difficilement gérable. Autrement dit, la politique budgétaire et sa coordination avec la politique monétaire pourraient aussi réduire les inégalités.

En définitive, si la dette budgétaire pose des problèmes, elle pose surtout des défis : comment veut-on articuler le rapport de force entre État et Capital ? Veut-on continuer à faire de l’inflation un objectif prioritaire au détriment de notre solvabilité budgétaire et de l’investissement à long terme ? Veut-on mettre sur le même plan dette budgétaire et dette climatique ? Plutôt que de s’enfermer dans l’impasse de l’austérité, il faut profiter de l’omniprésence de la question budgétaire pour trouver une réponse sereine, sérieuse, sociale, et écologique à la question du financement de l’État.

« Les marchés observent jusqu’où faire de la rigueur sans provoquer de crise politique » – Entretien avec Benjamin Lemoine

Benjamin Lemoine. © Photo libre de droits

Alors que s’ouvrent des débats parlementaires électriques sur le budget 2025, médias et personnalités politiques présentent l’endettement de la France comme catastrophique. Si la charge de la dette croît effectivement de manière inquiétante, cela est aussi dû à la fin du quantitative easing indiscriminé pratiqué par la BCE ces dernières années. Par ailleurs, certains choix stratégiques de l’Agence France Trésor ne semblent jamais questionnés alors qu’ils comportent de lourdes implications politiques. Comment remettre à plat ce système de financement de l’Etat pour retrouver des marges de manoeuvre pour mener les investissements nécessaires, notamment dans les services publics et l’écologie ? Pour le sociologue Benjamin Lemoine, auteur de La démocratie disciplinée par la dette, il faut envisager la reconstitution d’un « circuit du Trésor » afin de ne plus dépendre exclusivement des marchés financiers. Entretien.

LVSL – La France a dépassé les 3000 milliards d’euros d’endettement public et la charge de la dette s’alourdit – 46 milliards d’euros cette année et 72 prévus en 2027 selon un rapport du Sénat. La Commission européenne a placé la France en « procédure de déficit excessif », ce qui pourrait amener à des sanctions financières, et le nouveau gouvernement prévoit de très fortes coupes budgétaires. Le sujet de la dette publique est à nouveau sur la table et les commentateurs libéraux parlent d’endettement incontrôlable. Pourtant, les titres de dette français n’ont aucun mal à trouver preneurs. La situation est-elle vraiment si catastrophique ?

Benjamin Lemoine – Cette apparente contradiction m’a intrigué dès le début de mes travaux sur la dette, quand j’ai commencé ma thèse en 2006. J’effectuais alors une enquête auprès de l’administration auprès de l’Agence France Trésor (instance chargée de l’émission des obligations françaises, ndlr), qui veillait à ne jamais parler ouvertement en termes catastrophistes de la dette. Au contraire, on réaffirmait – ce que fait un peu l’économie hétérodoxe – la facilité à trouver des souscripteurs, la liquidité (c’est-à-dire la capacité à être revendue rapidement dans le système financier, ndlr) et l’attractivité de la dette. À l’époque, on était aux soubresauts de l’item dette dans l’espace public.

Le rapport de Michel Pébereau, commandé par le ministre Thierry Breton en 2005 préparait les esprits à ce nouveau « fait politique ». Rédigé par un ancien haut fonctionnaire du Trésor devenu président du conseil d’administration de BNP Paribas, ce rapport ambitionnait de rendre visible la question de la dette publique, considérée comme trop peu présente dans les débats, et en faire une préoccupation nationale. Ses rédacteurs se vivaient comme des lanceurs d’alertes, bien décidés à convaincre le grand public du « désastre » à venir pour les « générations futures ».

« Le débat public sur la dette se cantonne à un discours alarmiste sur les finances publiques, alors que des aspects essentiels, comme l’ingénierie de la dette, la tuyauterie financière et ses effets politiques et sociaux, restent largement inexplorés. »

Ce qui est fascinant, c’est qu’un décrochage sur le ton se faisait déjà jour à l’époque. D’un côté, ces trouble-fêtes de l’austérité construisaient la dette en déluge, en ne parlant que déséquilibres budgétaires, niveaux excessifs de dépense publique, manque d’investissement réel – en déconsidérant les services publics et les fonctionnaires comme des charges et des dépenses de « fonctionnement » vouées à être rabotées. De l’autre, le monde des marchés financiers, avec lequel compose quotidiennement l’Agence France Trésor, qui n’avait aucun souci à absorber la dette. Pour eux, la dette publique était avant tout un actif financier, éminemment liquide et encore largement marqué par la stabilité et la sécurité : la France bénéficie du triple A jusqu’en 2012. À l’époque, quand les journalistes questionnaient les représentants du Trésor chargés de financer la France sur le « problème » de la dette, ceux-ci répondaient que la dette roule, qu’elle est désirée, et que, si la pédagogie austéritaire est importante, il faut savoir faire la part des choses et ne pas non plus effrayer inutilement le marché qui à cette heure est conquis. 

Cette divergence de discours entre le monde politique et le monde financier perdure aujourd’hui. Dans La démocratie disciplinée par la dette (La Découverte, 2022), j’aborde la dimension démocratique de ce paradoxe. Le débat public sur la dette se cantonne à un discours alarmiste sur les finances publiques, alors que des aspects essentiels, comme l’ingénierie de la dette, la tuyauterie financière et ses effets politiques et sociaux, restent largement inexplorés. Il y a une division du travail dans ce schisme du réel : d’un côté, on dramatise la situation budgétaire afin d’aligner le corps social sur les réquisits de la classe possédante et épargnante, et de l’autre, on évite de questionner les mécanismes financiers sous-jacents. Produire ainsi l’ignorance du citoyen renforce l’emprise de la finance privée sur la démocratie, et limite d’autant le champ des choix politiques discutables.

LVSL – La dette publique continue de se placer sans difficulté sur les marchés financiers, malgré les discours alarmistes. Comment expliquer cette stabilité ?

B. L. – Cette stabilité repose sur des choix institutionnels et un cadre économique stable, qui garantissent la liquidité et l’attractivité de la dette française. Les investisseurs continuent d’acheter des titres de dette publique parce qu’ils ont besoin de ces actifs sans risques pour leurs propres opérations financières. Une interdépendance entre les États et les marchés financiers se consolide. Mais il ne s’agit ni d’un phénomène économique ex nihilo et naturel, mais bien le résultat d’une ingénierie politique et financière qui permet aux États de se financer tout en restant dépendants des marchés. De même, cette plomberie n’a rien de neutre, elle a ses goûts et dégoûts politiques, et fonctionne tant qu’on ne remet pas en cause les règles en place et les sous-jacents sociaux et politiques qui font que « ça roule ». 

« Les investisseurs continuent d’acheter des titres de dette publique parce qu’ils ont besoin de ces actifs sans risques pour leurs propres opérations financières. Une interdépendance entre les États et les marchés financiers se consolide. »

Aux anxieux de la dette s’opposent ceux que j’appelle, avec une pointe d’humour, les « rassuristes », qui estiment que les obligations d’État étant des actifs hautement demandés par les marchés, et que l’épargne abonde, l’endettement sur les marchés n’est pas un problème, voire une solution. Cependant, ces analyses négligent souvent un point crucial : se financer sur les marchés de capitaux impose une série de choix politiques. Si la dette reste attractive et que la liquidité est garantie, ce n’est pas par magie : c’est grâce à un ensemble de décisions institutionnelles, à une politique économique stabilisée – tout particulièrement celle de l’offre, des cadeaux fiscaux et de l’ajustement budgétaire – et à la maîtrise des controverses qu’elle suscite. Si ces mécanismes venaient à être perturbés, comme dans le cas d’une véritable alternative politique, la machine ne fonctionnerait plus comme elle le fait actuellement.

Ce débat réapparaît régulièrement dans le discours public sous la forme du risque politique : le « risque Mélenchon », celui du Nouveau Front Populaire, etc. La rupture politique se traduirait par un choc de taux sur la dette souveraine française, des ventes massives de titres sur les marchés secondaires, c’est-à-dire de l’occasion, un besoin de financement excédant largement les offres de prêts, une crise de liquidité et une hausse des taux d’intérêt, augmentant la charge de la dette. Ce phénomène souligne l’emprise qu’exerce la financiarisation de l’État sur la démocratie. Tant que la politique structurelle reste inchangée, tout semble stable, mais dès que cette stabilité est mise à l’épreuve, tout s’effondre.

LVSL – Les institutions européennes semblent d’ailleurs implicitement reconnaître – depuis quelques années – que les logiques austéritaires ne fonctionnent pas, y compris pour les créanciers. L’épisode du quantitative easing est significatif…

B. L. – Il faut en revenir à l’année 2016, où Benoît Cœuré, alors membre du directoire de la Banque Centrale Européenne (BCE), théorise le concept d’actif sans risque dans la zone euro. Il souligne que la dette publique doit être perçue comme un élément clé pour la stabilité du système financier, comparable à la fonction de la monnaie dans l’économie réelle. Ce besoin découle des crises de 2008 et de la dette souveraine de la zone euro, qui avaient révélé l’incapacité des institutions à garantir une stabilité suffisante.

Cœuré insiste sur l’idée que la BCE doit garantir des actifs sans risque, tout en veillant à ne pas rendre la dette publique « trop » sûre, afin de préserver une certaine discipline des marchés financiers sur les États. Cette ambiguïté reflète les compromis inhérents à l’architecture de la zone euro, particulièrement visibles dans les relations entre la France et l’Allemagne lors de la mise en place de la zone euro. Dès cette époque, la France avait négocié la possibilité d’intervenir sur les marchés secondaires (la politique de quantitative easing de la BCE a consisté à racheter des obligations d’État achetées par d’autres acteurs pour faire baisser les taux d’intérêts, ndlr), même si cette stratégie ne sera activée que bien plus tard, en réponse aux crises.

« Le dualisme entre marché primaire et secondaire permet de maintenir la scène originelle du marché : la rencontre entre offre et demande de crédit, afin d’inciter les gouvernements à des choix douloureux pour les populations mais satisfaisants pour le capital.  »

Il est crucial de comprendre la différence entre le rachat de dette sur le marché secondaire et un financement direct sur le marché primaire. Le débat sur le « financement monétaire » ou par un circuit administré – par le circuit du Trésor – a pu paraître obsolète et daté : la BCE, par le quantitative easing, rachetant les dettes, les sécurisant, bouclant le circuit, cela rendrait les marchés fantomatiques, sinon inopérant. C’est ni vrai ni faux car, précisément, le dualisme entre marché primaire et secondaire permet de maintenir la scène originelle du marché : la rencontre entre offre et demande de crédit, et donc d’une réticence éventuelle à prêter, afin d’inciter les gouvernements à des choix politiques douloureux pour les populations mais satisfaisants pour le capital. 

Surtout, ce bouclage varie selon les conjonctures et répond à un timing choisi. Ainsi, pendant l’épisode de la crise Covid, où la BCE rachetait de la dette de façon inconditionnelle, cette confrontation entre offre et demande était effectivement devenue quasi-fictive. On voit aujourd’hui le retour en force de cette attestation marchande de la valeur différenciée des dettes. Les institutions européennes ont donc un rôle architectural majeur : en maintenant la possibilité de jouer sur la frontière entre marché primaire et secondaire (les intervention de la BCE se cantonnant au secondaire), on maintient aussi le préalable d’une évaluation de marché… quitte à rattraper les choses quand elles menacent l’implosion de la zone euro. Dans l’intervalle on a laissé opérer la discipline de marché afin de ramener dans le rang les gouvernements tentés de renverser les règles. La relation est hautement politique et devient plus visible en période de crise, où les concessions faites par les États s’intensifient, comme ce fut le cas en Grèce.

LVSL – Dans ce cas, les marchés financiers ont-ils vraiment intérêt à l’austérité ? Ne s’agit-il pas d’un simple prétexte pour attaquer les services publics et les outils de protection sociale ?

B. L. – Il y a là une forme de conscience des marchés mais qui est plus de l’ordre du pragmatisme vis-à-vis des réactions potentielles du corps social et politique que de la rationalité économique. Un exemple à ce titre est celui de Liz Truss et de la crise provoquée par son « mini-budget » au Royaume-Uni. Le dévissage des obligations britanniques était liée à un programme de finances publiques faisant la part trop belle aux baisses d’impôts et rendant douteuse la possibilité, à moyen et long terme, de payer à échéances régulières la charge d’intérêts aux détenteurs de titres. D’une certaine façon, le léger revirement du gouvernement Barnier sur la fiscalité renvoie à la même logique : la simple mention d’une hausse d’impôt – réversible – sur les plus hauts revenus est mise en scène comme une rupture avec le dogme, non seulement par ses adversaires macronistes mais aussi les commentateurs médiatiques, afin de faire croire qu’il s’agit là de la même copie que celle du NFP qui n’aurait alors plus de raison de s’opposer à ce gouvernement pseudo-« technique ». 

En résumé, il y a l’idée qu’une austérité trop sévère ou radicalement unilatérale peut déstabiliser l’ensemble du système, levant les mouvements sociaux – qu’on peut certes calmer à la matraque et au LBD – voire provoquant des changements de régime qui, historiquement, peuvent les ruiner en provoquant le déchirement des contrats. La discipline budgétaire est dosée, consciemment ou inconsciemment, par les technocraties européennes, par les gouvernements, et observée de près par les marchés qui veillent à la lutte des classes et observent jusqu’à quel point la corde de la rigueur est tirée, sans provoquer des crises politiques.

« La discipline budgétaire est dosée par les technocraties européennes et les gouvernements, et observée de près par les marchés qui veillent à la lutte des classes et observent jusqu’à quel point la corde de la rigueur est tirée, sans provoquer des crises politiques. »

Cette logique a été à l’œuvre sur un plan technocratique international avec les plans d’ajustement structurel du FMI, où l’acceptabilité sociale des mesures d’austérité est toujours prise en compte. Par exemple, lors du plan Brady aux États-Unis (en 1989, les Etats-Unis ont émis des bonds partiellement garantis par leur banque centrale destinés à des pays d’Amérique latine, ndlr), des concessions ont été pensées pour offrir aux gouvernements bénéficiaires des marges de manœuvre budgétaires – un certain répit – afin de poursuivre des politiques néolibérales à long terme.

LVSL – Vous avez étudié les arcanes du ministère des Finances et de l’Agence France Trésor, chargée d’émettre les obligations françaises. Celle-ci a un rôle très important, puisque ces décisions pèsent sur les contribuables et les choix politiques qui peuvent être faits. Pourtant, elle prend des décisions peu avantageuses pour l’État, comme on l’a vu durant la période récente de taux très faibles, où peu de titres ont été émis alors que c’était une occasion de financer des investissements utiles à moindres frais. Comment l’expliquez-vous ?

B. L. – C’est une question importante. Il faut pour cela plonger dans l’imaginaire socio-politique de cet État financier. Un exemple intéressant est celui de Jacques de Larosière (ex-directeur général du FMI et gouverneur de la Banque de France, ndlr), qui considérait qu’il était contraire « aux lois sociales » que les taux restent bas trop longtemps : il est naturel de rémunérer l’investisseur, et l’épargnant méritant. Aussi, les taux bas étaient perçus comme une anomalie conjoncturelle, qui devait inviter à un retour à la normale. 

De même, l’Agence France Trésor reprend à son compte, dans ses publications, la formule des économistes Franco Modigliani et Richard Sutch, en considérant que son action est et doit rester entièrement orientée vers la construction de l’« habitat préféré des investisseurs ». En somme, il s’agit de mettre à disposition, quoi qu’il en coûte, un support de placement stable, désirable et désiré, et donc qui peut s’échanger aisément. Il s’agit de construire une gamme de produits liquides, éventuellement des « niches », avec des innovations en avance sur d’autres pays, comme ce fût le cas des obligations indexées sur l’inflation, émises pour la première fois dans la zone euro par la France avant l’Allemagne (après le Royaume-Uni). Surtout, il s’agit d’émettre de façon stable, sans chercher à « battre le marché », ni profiter de la conjoncture. Cette approche peut interroger, notamment lorsque les taux étaient très bas. Beaucoup de parlementaires plaidaient pour profiter de la conjoncture en émettant des titres longs, afin de diminuer le nombre d’échéances de confrontation aux marchés. En effet, plus vous émettez des titres à courte échéance, plus vous multipliez les ventes aux enchères et potentiellement le risque d’une réaction de marché négative. 

La technocratie française, qui a, comme les investisseurs, les yeux rivés sur l’Allemagne, cherche à compenser son « complexe » sur les finances publiques – historiquement hérité de la rivalité franc/mark – via un leadership sur la liquidité : celle-ci renvoie largement à la disponibilité du titre d’un État et la facilité pour les investisseurs à se l’échanger. Un pays extrêmement bien géré sur le plan des fondamentaux des finances publiques, qui émet donc peu, peut avoir une dette très illiquide (et qui coûte cher aussi à l’État). La disponibilité des titres de dette française est un atout, et l’Agence continue de proposer des emprunts dont elle est certaine qu’ils trouveront preneur. La France se positionne ainsi comme un petit États-Unis, qui bénéficient du privilège exorbitant faisant du dollar la monnaie internationale. L’accent est mis sur la liquidité, considérée comme un facteur clé pour servir l’intérêt général. La France offre donc une gamme de titres attrayants pour les investisseurs, y compris lorsque cela est coûteux. 

À ce titre, le débat sur les OATI (obligations dont le taux d’intérêt est indexé sur l’inflation européenne, ndlr) est intéressant. Certains médias, comme Les Échos, ont abordé ces sujets en expliquant d’où viennent ces titres et comment ils ont été défendus. Il y a une perception que la dette pourrait coûter moins cher en supprimant ces titres, puisque la rémunération des investisseurs a flambé lors de la récente phase inflationniste. Surtout, ces titres incarnent une distribution sociale inégale : les épargnants sont à l’abri de l’inflation, quand il est hors de question pour les pouvoirs publics d’indexer le travail et les salaires.

Dans L’ordre de la dette (La Découverte, 2016), je traite de la genèse des indexations sur l’inflation. Après les années 1980, l’inflation est devenue taboue. L’État s’autorise à parier sur le fait qu’elle ne reviendra pas : en 1998 on peut, comme le formule Dominique Strauss-Kahn (alors ministre de l’économie et des finances, ndlr), se faire de l’argent « sur le dos » des prêteurs, qu’il associe à l’époque « à la plus aisée de la population, soit des compagnies d’assurance, en leur servant des taux d’intérêt » [1]. Les OATI sont, de surcroît, mises en avant comme autant de preuves adressées aux investisseurs de la détermination des gouvernements successifs à maîtriser l’inflation – sinon la charge de la dette pourrait s’envoler.

LVSL – Comme vous l’avez évoqué, les taux d’intérêts ne dépendent pas que de la volonté des prêteurs, mais aussi largement de l’action de la banque centrale, notamment à travers ses taux directeurs et ses programmes de quantitative easing. Depuis deux ans, ces rachats de titres ont baissé et des critères ont été mis en place pour qu’un État puisse bénéficier de rachat de titres par la BCE sur le marché secondaire. La BCE ne sert-elle donc pas plus les intérêts de la finance plutôt que ceux des États de l’Eurozone ?

B. L. – Effectivement, nous avons observé la fin de la période des rachats indiscriminés de dettes souveraine pour construire désormais un outil discriminant et conditionné, arrimé à la discipline budgétaire au niveau européen : les programmes d’ajustement et les procédures pour déficit excessif. Ce mécanisme appelé IPT (instrument de transmission de la protection monétaire), impose aux États membres de l’eurozone de respecter les quatre critères budgétaires européens (maîtrise de l’inflation, de la dette publique et du déficit public, stabilité du taux de change et convergence des taux d’intérêt, ndlr) pour bénéficier de rachat de leurs titres sur le marché secondaire. La BCE devra également estimer que la trajectoire de dette de l’État membre est soutenable. Tout l’enjeu désormais consiste à guetter quand la BCE décidera d’intervenir pour stabiliser les marchés de dette souveraine et avec quels motifs. 

Le Covid a donc été une parenthèse : la politique de rachat de la BCE avait pourtant montré au monde entier sa capacité à servir d’arme massive de neutralisation du pouvoir de nuisance de la finance. Le fait que la BCE détienne beaucoup de dette dans son bilan pouvait d’ailleurs annoncer une forme de re-publicisation de la détention de la dette. Seulement cela s’accompagnait d’une culture financiarisée persistante de l’institution, dont les motifs d’action ne sont tournés que vers l’entretien et la conservation du système financier privé. 

LVSL – Quels autres mécanismes monétaires pourraient être envisagés pour sortir de la « discipline de la dette » ?

B. L. – Il faut instaurer des espaces de coordination plus explicites, institutionnels et transparents entre Trésors et banques centrales quant à la coordination de leurs actions, revenir sur l’interdiction de financement direct des États par les Banques centrales et le passage obligatoire par les marchés financiers, qui évaluent et sanctionnent les bons et mauvais choix politiques. Il faut œuvrer à constituer un circuit du Trésor et un grand pôle bancaire public, à l’échelle européenne : la forte détention de dettes publiques par la BCE pourraient en être l’amorçage, mais avec une tout autre philosophie du pouvoir. Il faudrait développer des institutions, mises en réseau, qui souscriraient aux emprunts d’États en dehors des procédures de marché, non soumises à des impératifs de rendement financiers parce que protégées par la Banque centrale européenne, et qui servent les objectifs de la planification écologique. 

On peut aussi imaginer de reprendre le contrôle collectif sur l’allocation et la circulation du crédit, du moins de créer des espaces de dialogue démocratique, comme le suggère Éric Monnet, en intégrant divers acteurs, y compris des représentants de la société civile, des ONG et des organisations militantes. Évidemment, l’idée serait de réinventer les justifications de la distribution du crédit, en favorisant des investissements qui répondent aux enjeux sociaux et environnementaux. Cela implique des choix politiques forts et assumés.

LVSL – Remettre en place un tel système suppose une vaste reprise en main du système bancaire et monétaire par les pouvoirs publics. Croyez-vous à une possible réécriture des traités européens, qui obèrent une telle possibilité, ou faut-il au contraire engager une sortie de l’euro ?

B. L. – Je pense qu’aucun économiste hétérodoxe ne considère le retour au franc comme une panacée. Les rapports de forces financiers et sociaux persistent à travers les régimes monétaires. Les politiques de désinflation compétitive des années 1980 ont été mises en œuvre avec le franc. La possibilité de jouer réellement le rapport de force politique avec l’Allemagne – par le truchement d’un État central comme la France – n’a pas encore été tentée à ce stade. L’euro et la force de frappe de la BCE sont des atouts indéniables, mais qu’il faut s’efforcer de démocratiser. 

« Les rapports de forces financiers et sociaux persistent à travers les régimes monétaires. Les politiques de désinflation compétitive des années 1980 ont été mises en œuvre avec le franc. »

Une idée pourrait aussi consister dans la systématisation et l’organisation des souscriptions aux titres du Trésor. Historiquement, la France a connu le plancher de bons du Trésor : ce mécanisme évitait la contrainte du marché en imposant aux établissements bancaires et financiers de souscrire une partie de leur portefeuille d’actifs dans des obligations du Trésor. Le plancher ajustable politiquement servait à la fois à contrôler les banques et à maîtriser l’inflation, tout en offrant une disponibilité au Trésor : une véritable coordination au service de la reconstruction de l’économie. Ce taux d’intérêt et ce plancher pouvaient également être ajustés en fonction des contraintes des établissements bancaires et de la conjoncture. Un tel dispositif pourrait être activé au niveau national en arguant de la logique prudentielle vis-à-vis du système financier. C’est un éventuel trou de souris pour agir dans le cadre des traités européens. Mais il reste absolument nécessaire de remettre à plat les traités européens, de n’accepter aucun tabou en la matière et de recalibrer les constitutions économiques et monétaires à l’aune des enjeux climatiques et sociaux actuels. 

Notes :

[1] Cette citation lors d’un débat parlementaire a été retrouvée par Sylien Colin dans son mémoire « Prendre le risque de l’inflation. Quand l’État assure le marché : une enquête sur la dette publique indexée sur l’inflation », Master II pour la formation IEOS.

Nicolas Dufrêne : « L’obsession de la dette va nous plonger dans une nouvelle décennie perdue »

Nicolas Dufrêne - Institut Rousseau
L’économiste Nicolas Dufrêne.

Alors que l’Union européenne vient de réaffirmer son obsession austéritaire et que Bruno Le Maire multiplie les coupes budgétaires, la dette est redevenue un enjeu politique majeur. Pourtant, les services publics sont à l’agonie et la bifurcation écologique requiert d’immenses investissements. Comment sortir de cette quadrature du cercle ? Pour le haut-fonctionnaire Nicolas Dufrêne, directeur de l’Institut Rousseau et auteur de La dette au XXIème siècle. Comment s’en libérer, il est nécessaire de réinventer des mécanismes monétaires innovants permettant de créer de la monnaie sans dette pour financer des investissements d’intérêt général. Une forme « d’argent magique » qui a existé dans le passé et ne génère pas nécessairement de l’inflation, à condition que son usage soit bien ciblé. Entretien.

Le Vent Se Lève : En février, à peine deux mois après l’adoption du budget, le gouvernement a annoncé dix milliards d’euros de coupes budgétaires et un effort sans précédent pour revenir sous les 3% de déficit en 2027. Hormis la période du Covid, on a l’impression d’entendre ces mots d’ordre depuis 50 ans. Pourtant, la France n’est pas ruinée. Dès lors, faut-il vraiment voir la dette comme un problème majeur, une charge pour nos enfants dont il faut se débarrasser à tout prix ?

Nicolas Dufrêne : C’est en tout cas comme ça que la dette nous est présentée. En allemand par exemple, le mot « Schuld » signifie à la fois « dette » et « culpabilité ». On pense toujours qu’être endetté signifie être dans une situation de faiblesse et de dépendance, que c’est une forme de péché. Or, j’essaie d’expliquer dans mon livre que la monnaie et la dette sont les deux faces d’une même pièce : sans dette, pas de monnaie ! Une fois que l’on comprend ça, on peut changer de perspective, j’y reviendrai.

Dans tous les cas, il était évident que le « quoi qu’il en coûte » était une parenthèse forcée par les événements et que les libéraux austéritaires allaient tout faire pour la refermer au plus vite. Nous y sommes : s’engager à ramener son déficit en dessous des 3 % du PIB en 2027, ça veut dire 20 à 25 milliards d’euros de dépenses publiques en moins chaque année ! Ces 10 milliards de coupes budgétaires par décret sans repasser par le Parlement sont certes légaux au sens de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) mais peu respectueux du Parlement d’un point de vue démocratique.

LVSL : D’autant que le budget n’a même pas été voté, mais a été passé en force via l’article 49.3 de la Constitution…

N.D. : Exactement. Cette méthode s’inscrit dans une défiance forte à l’égard du Parlement, soupçonné de multiplier les dépenses. Plus largement, ce retour de l’austérité fait suite au rétablissement des règles budgétaires européennes dans une version qui, à mon sens, est plus dure que la précédente puisqu’elle vise à rendre les sanctions plus applicables et qu’elle ne fait aucune place dérogatoire aux investissements écologiques et sociaux.

Mais le plus grave est que cette parenthèse du « quoi qu’il en coûte » n’a pas conduit aux grands plans d’investissement dont nous avons besoin, mais seulement à subventionner des pertes et à maintenir un niveau d’activité standard pour que l’économie ne s’effondre pas. Or, nous voyons actuellement que tous les grands pays du monde mettent en place des plans de relance gigantesques ! Faut-il rappeler que la croissance du PIB de l’UE a décroché de 80 % par rapport aux États-Unis depuis 2007 en raison de l’austérité ? 

Cette obsession de la dette va nous plonger dans une nouvelle décennie perdue où cohabiteront inaction climatique, reculs sociaux et atonie du développement économique. Cette politique est suicidaire et contre-productive car elle revient à réduire la masse monétaire et donc à rendre le poids des dettes encore plus lourd en proportion du revenu et de l’activité économique. Il suffit de regarder le bilan de l’austérité en Grèce pour voir que la réponse austéritaire échoue toujours.

Au passage, rappelons à quel point les discours catastrophistes sur la dette sont ridicules. En 2007, François Fillon (alors Premier ministre, ndlr) nous expliquait qu’il était à la tête d’un « État en quasi faillite » alors que la dette publique représentait 63 % du PIB. Or, nous avons atteint le double durant la pandémie tout en empruntant à taux zéro ! Il n’y a donc pas de lien entre un fort niveau d’endettement et une sanction par les marchés. Le taux d’intérêt est avant tout piloté par la banque centrale, quel que soit le niveau d’endettement, on ne le rappellera jamais assez. 

« Les discours catastrophistes sur la dette n’ont qu’un but : faire culpabiliser les peuples et justifier tous les sacrifices en matière de services publics et d’aides sociales. »

Ces discours catastrophistes sur la dette n’ont qu’un but : faire culpabiliser les peuples et justifier tous les sacrifices en matière de services publics et d’aides sociales. C’est ce que dit Emmanuel Macron quand il se rend dans un hôpital et déclare qu’”il n’y a pas d’argent magique” à des soignants. Pour la santé, l’éducation, la transition écologique, on nous dit toujours qu’il n’y a pas d’argent. Par contre, pour les marchés financiers, on en trouve toujours.

LVSL : Oui, l’austérité est vouée à l’échec car elle détruit l’activité économique, ce qui empêche alors de rembourser la dette. Cependant, il faut quand même rappeler que la dette pose des défis. Puisque la dette est « roulée », c’est-à-dire que l’on réemprunte pour rembourser les dettes précédentes, nous sommes à la merci des taux d’intérêts. Ceux-ci étaient faibles voire nuls au milieu des années 2010, mais sont remontés depuis. 

Or, vous le rappelez dans votre livre, il y a à peu près 2.000 milliards de dettes française à faire rouler d’ici 2027. Si le taux d’intérêt augmente de 2 % cela signifie 100 milliards de charges supplémentaires de la dette d’ici à 2030. C’est autant d’argent qui ira dans la poche des créanciers plutôt que dans des investissements nécessaires. Finalement, étant donné cette remontée des taux d’intérêt, ne faut-il pas considérer la dette comme un problème sérieux à traiter urgemment ? 

N.D. : Oui, la dette est un problème sérieux qu’il faut traiter sérieusement. Mais l’austérité n’est justement pas une solution sérieuse puisqu’elle réduit la masse monétaire et empêche donc de rembourser les dettes préexistantes et de les diluer dans une activité économique plus importante. La politique monétaire de nos jours, c’est un peu la médecine du Moyen âge : on pratique la saignée sur un corps déjà affaibli ! On voit les résultats : l’Allemagne est en récession, la France et beaucoup de pays européens n’en sont pas loin. On est en train de tuer le malade pour éradiquer la maladie !

Cela étant rappelé, il est clair que nous allons vers une explosion de la charge de la dette. Elle a commencé : on était à 30 milliards d’euros il y a deux ans, nous sommes à 50 milliards aujourd’hui et Bercy prévoit déjà 70 à 75 milliards d’euros par an dans les prochaines années. Si les taux ne redescendent pas, nous pourrions nous retrouver dans une situation où on consacrerait près du quart du budget de l’État – hors Sécurité sociale – au remboursement de la dette. Ces niveaux ont déjà été atteints par le passé, par exemple à la fin du XIXe siècle ou dans les années 1920, mais ils posent évidemment problème car c’est autant de ressources en moins pour les services publics et les grands investissements, sans compter qu’ils alimentent une prospérité injustifiée du système bancaire.

Pour sortir de ce cercle vicieux, regardons d’où vient la hausse des taux d’intérêts : ce sont les banques centrales qui les ont augmentés en réaction à l’inflation. Cette décision découle d’une analyse monétariste selon laquelle l’inflation tire sa source de l’excès de monnaie. Or, l’inflation récente vient de trois phénomènes bien réels, mais qui sont des problèmes d’offre de biens et services et non de monnaie. D’abord, il y a la désorganisation de chaînes de production suite à la pandémie, notamment dans les semi-conducteurs, avec une demande qui a repris plus vite que l’offre, ce qui a créé de la rareté. Ensuite, il y a l’impact de la guerre en Ukraine, qui a fait monter les prix des hydrocarbures et des matières premières agricoles. 

Enfin, il y a une bonne part de spéculation, qui a pu être accentuée par le quantitative easing (création monétaire via le rachat massif de dettes et de titres financiers, ndlr) des banques centrales : en créant un excès de liquidité dans la sphère financière, elles ont fourni aux marchés de quoi spéculer. Or, cela alimente un cercle vicieux, puisque tous les acteurs financiers mènent alors des stratégies défensives pour se couvrir contre la hausse des matières premières en en achetant davantage, ce qui peut a priori sembler contre-intuitif.

LVSL : Arrêtons nous sur le quantitative easing un instant. On entend beaucoup dans la presse ou sur internet des analyses monétaristes selon lesquelles c’est justement cette création monétaire massive depuis 10 ou 15 ans qui a causé la forte inflation récente. Puisque les taux d’intérêts étaient faibles et que les banques centrales rachetaient énormément d’actifs financiers pour éponger les dettes héritées de la crise de 2008, cela aurait conduit à une explosion des prix. Vous ne partagez pas cette analyse et parlez plutôt de « trou noir monétaire ». Pourriez-vous revenir là-dessus ?

N.D. : D’abord rappelons que cette idée d’un lien entre la croissance de la masse monétaire et l’inflation repose sur une très vieille histoire. A la Renaissance, lorsque les galions espagnols reviennent chargés d’or et d’argent du Nouveau Monde, les nobles espagnols n’utilisent pas cet afflux de métaux précieux pour développer leur économie mais pour acheter des produits de luxe aux marchands vénitiens et arabes. Jean Bodin, avec d’autres économistes que l’on nomme les mercantilistes, écrit que la hausse de la quantité de monnaie ne fait qu’augmenter les prix mais ne change pas les conditions de production et de travail, ce qui était vrai à l’époque mais n’a rien d’une fatalité. Cette théorie est pourtant devenue la base des préceptes monétaristes de Milton Friedman.

John Maynard Keynes démentira ce lien en expliquant qu’une augmentation de la masse monétaire est nécessaire pour augmenter la production, à condition de flécher cette création monétaire vers des investissements productifs. Sans révolution du crédit et sans augmentation forte de la masse monétaire, il n’y aurait pas eu de révolution industrielle. Il ne faut pas séparer la sphère monétaire et la sphère réelle : chacune a un effet d’entraînement sur l’autre. La réalité donne raison à Keynes. Par exemple, je montre dans mon livre que la masse monétaire M2 (somme des pièces et billets en circulation, des comptes courants, des dépôts sur livrets et des crédits à court terme, ndlr) a progressé de 143 % aux États-Unis entre 2007 et 2020, alors que les prix ne se sont accrus que de 19 % sur la même période. Pareil pour l’Europe avec des chiffres moins impressionnants, respectivement 60 % et 17 %. Si on suit la théorie monétariste, l’inflation aurait dû être bien plus forte.

Cela nous montre que ce qui compte, c’est l’usage de cette monnaie : si vous créez de la monnaie pour développer des activités productives, les prix n’augmentent pas vraiment, car les volumes produits suivent plus ou moins la hausse de la demande. Si en revanche vous créez de la monnaie pour acheter massivement des produits dont le taux de production est déjà à son maximum et que vous ne cherchez pas à élargir la production, alors vous aurez de l’inflation.

Avec le quantitative easing, un autre problème est apparu, que je qualifie de « trou noir monétaire » : la masse monétaire a explosé avec le quantitative easing, mais l’inflation comme la production ont très peu augmenté en comparaison. L’explication, c’est que depuis le tournant de la financiarisation des années 1980, l’essentiel de la monnaie, créée majoritairement par le crédit mais aussi, et de plus en plus, par les banques lorsqu’elles achètent des actifs, est aspirée par deux domaines spéculatifs : les marchés financiers et l’immobilier. Or, on constate justement que l’inflation dans ces domaines a été beaucoup plus forte que dans l’économie réelle.

« Le quantitative easing n’a pas ruisselé jusqu’à l’économie réelle. »

Ajoutons à cela un problème qui tient à la structuration même de notre système monétaire : la banque centrale ne peut agir qu’avec les acteurs qui disposent d’un compte dans ses livres, à savoir les banques commerciales. Toute politique monétaire conduite par la banque centrale passe donc nécessairement par le filtre des banques privées, ce qui réduit considérablement la possibilité pour la monnaie créée par la banque centrale d’atteindre l’économie réelle. Mais tout cela n’est qu’une convention humaine : rien n’oblige à ce que ce soit le seul mode d’organisation du système monétaire. 

En tout cas, cela permet de comprendre pourquoi la création de dette, et donc de monnaie, s’est déconnectée de la croissance. Il faut de plus en plus de dette pour obtenir le même niveau de croissance car la dette vient financer des actifs spéculatifs. Prenons le cas de la bourse : seuls 2 % des opérations de bourse viennent financer de nouveaux fonds propres pour les entreprises, tout le reste est investi sur des titres déjà existants, dont les prix explosent. C’est la même chose dans l’immobilier, avec des flambées des prix dans les grandes villes et des bulles immobilières, comme celle qui a amené à la crise de 2008. Le quantitative easing n’a pas ruisselé jusqu’à l’économie réelle. C’est pour sortir de ce cercle vicieux que je propose dans mon livre des mécanismes de création monétaire ciblés – et sans dette, nous y reviendrons – qui servent véritablement l’économie réelle.

LVSL : Lorsqu’on parle du financement de l’État, on entend très souvent les décideurs politiques évoquer la nécessité de rassurer les marchés financiers pour qu’ils nous prêtent à des taux plus faibles. Pourtant, les marchés financiers raffolent des dettes étatiques, qui se vendent extrêmement facilement. Comment comprendre ce paradoxe ?

N.D. : Les titres de dette publique constituent l’actif sans risque, la brique de base dont les marchés financiers ont besoin pour fonctionner. Cela leur permet de se refinancer auprès de la banque centrale, de disposer de collatéraux (actifs mis en garantie pour réaliser des emprunts, ndlr) pour les échanges sur le marché interbancaire ou de proposer des produits financiers plus ou moins risqués à leurs clients.

Dès lors, oui, les marchés vivent de la dette publique. Lorsque l’État français émet de la dette publique, l’offre de financement par les marchés financiers est toujours six à sept fois supérieure à la demande de l’État. En théorie, la France pourrait donc s’endetter six fois plus et sa dette trouverait preneur !

Le piège, c’est que les marchés ont besoin d’une dette qui les rémunère bien, ils vont donc toujours chercher à obtenir les taux d’intérêt les plus hauts, comme on le voit en ce moment, soutenus par la banque centrale qui les rémunère grassement sous couvert de lutter contre l’inflation. D’où le fait qu’ils ont négocié des choses scandaleuses comme les obligations indexées sur l’inflation.

Cela pose un vrai problème démocratique, car les parlements n’ont pas leur mot à dire : quand le gouvernement présente le projet de loi de finance au Parlement, il lui donne le montant que l’Agence France Trésor prévoit d’emprunter pour l’année en cours et c’est tout. Les parlementaires ne peuvent pas changer ce chiffre, discuter de la durée de remboursement du titre ou du taux, ils n’ont aucun pouvoir. Avoir confié des questions aussi importantes à des agences indépendantes comme l’Agence France Trésor est d’autant plus problématique que l’on connaît le grand nombre de revolving doors entre le ministère des finances, l’Agence France Trésor et les spécialistes en valeur du Trésor, c’est-à-dire les grandes banques qui achètent la dette publique.

LVSL : Cela n’a pourtant pas toujours été le cas. Par le passé, l’État contrôlait bien plus étroitement ses conditions d’endettement, via le « circuit du Trésor »…

N.D. : Oui, les États se sont mis dans cette situation de leur plein gré. Pendant longtemps, nous disposions de mécanismes de circuit du Trésor et d’avances de la banque centrale à l’État qui permettraient de contenir la dette et la charge qu’elle représente. En résumé, le circuit du Trésor permettait à l’État de déterminer à quels taux et dans quels volumes l’État voulait se finançait auprès des banques privées comme publiques. Cela permettait de répondre à un double défi dans la France de l’après-guerre : trouver les immenses financements nécessaires à la reconstruction et maîtriser les conditions d’emprunt des États. 

Nicolas Dufrêne, La dette au XXIème siècle. Comment s’en libérer, Odile Jacob, 2023.

Ces mécanismes monétaires innovants ont été mis en place en 1945, alors que la dette représente 180 % du PIB et que la France est à reconstruire. Ce très fort endettement n’a pas empêché de faire des plans de relance gigantesques : le plan Monnet représente environ 80% du PIB de l’époque, c’est comme si on faisait un plan de relance de 2000 milliards d’euros aujourd’hui ! Au final, grâce à tous ces investissements productifs, la dette n’a cessé de baisser durant les Trente Glorieuses, elle représente à peine 20 % du PIB en 1974 alors même que l’État n’avait jamais autant investi ! Aujourd’hui c’est exactement l’inverse : la dette progresse alors que le taux d’investissement public ne cesse de chuter. Ce paradoxe doit nous interroger sur l’efficacité des politiques économiques recommandées par les thuriféraires de l’austérité et du financement par les marchés. Mais personne ne les met face à leurs contradictions. 

Depuis les années 70, nous avons malheureusement supprimé tous ces mécanismes les uns après les autres, nous investissons de moins en moins et nous sommes de plus en plus endettés. Cependant, un circuit du Trésor tel qu’il existait à l’époque n’aurait pas grand intérêt aujourd’hui : comme je l’ai dit précédemment, l’Etat n’a plus de difficultés à se financer et la maîtrise des taux d’intérêts relève avant tout de la banque centrale, malheureusement indépendante du pouvoir politique. Un « circuit du trésor 2.0 » devrait donc nécessairement passer par un contrôle de la banque centrale et par des outils permettant d’injecter de la monnaie de manière ciblée. 

LVSL : Vous proposez justement dans votre livre de rebâtir des mécanismes monétaires innovants pour financer l’État, en vous inspirant du circuit du Trésor et de la théorie monétaire moderne. Pouvez-vous nous présenter votre théorie d’une « monnaie émancipatrice » ?

N.D. : Le point de départ c’est ce que la dette et la monnaie sont les deux faces d’une même pièce. Quand on s’interroge sur la dette, qu’elle soit d’ailleurs publique ou privée, on ne peut pas faire l’impasse sur la question de la création monétaire qui est fondamentale. Le fait qu’on en parle jamais est justement symptomatique de notre manque de culture sur le sujet.

La création de monnaie par le crédit bancaire apparaît progressivement à partir de la Renaissance. C’est un progrès historique majeur : on passe d’une monnaie exogène à l’activité économique, c’est-à-dire dont la quantité est fixée par le volume de métaux précieux, à une monnaie endogène, répondant aux besoins de l’économie. Désormais, on crée de la monnaie sur la promesse de financer une activité qui générera un revenu futur et permettra de rembourser le crédit. Ce fut une grande avancée historique. Mais cela pose aujourd’hui un nouveau défi : la dette progresse plus vite que la création de richesse. En effet, la monnaie met un certain temps à être investie et à produire des richesses. En outre, une partie est thésaurisée (épargnée, ndlr) et une autre est utilisée pour spéculer. Résultat : on finit par avoir des problèmes d’insolvabilité.

Comment résoudre ce problème ? On l’a dit, l’austérité ne marche pas puisqu’elle consiste à réduire la masse monétaire alors que les dettes sont libellées de manière nominale. Ainsi, l’austérité ne fait qu’alourdir le poids des dettes. A l’inverse, créer plus de dettes peut diluer la dette existante, mais seulement si cela se traduit par de la création de richesses.

Le seul moyen de briser ce cercle vicieux est d’injecter de la monnaie qui ne soit pas attachée à une dette. Ce que je propose est un nouveau mode de création monétaire qui n’a pas vocation à remplacer le mode de création monétaire par le crédit mais à le compléter. En introduisant une monnaie libre de dette dans l’économie, on fait progresser la masse monétaire et la création de richesse plus vite que la dette ; c’est une arme de désendettement massif pour tous les acteurs, publics comme privés, et un moyen efficace de sortir de l’atonie économique qui nous ronge.

« Cette monnaie libre de dette n’est pas sans contrepartie. Elle doit financer des investissements d’intérêt général décidés démocratiquement. Cette création monétaire est particulièrement adaptée pour financer des activités nécessaires pour la transition écologique mais qui ne sont pas rentables et dont le marché se désintéresse. »

Mais attention : cette monnaie libre de dette n’est pas sans contrepartie. Elle doit financer des investissements d’intérêt général décidés démocratiquement. Cette création monétaire est particulièrement adaptée pour financer des activités nécessaires pour la transition écologique mais qui ne sont pas rentables et dont le marché se désintéresse. Je pense par exemple à la protection des puits de carbone comme les zones humides et les forêts. Je pense aussi à la rénovation énergétique des logements des ménages modestes qui n’est rentable pour eux qu’à très long terme. Enfin, cela peut aussi permettre de réaliser des investissements lourds en termes d’infrastructure, par exemple recréer un réseau de fret ferroviaire. Autrement dit, et contrairement aux caricatures qui en sont parfois faites, il ne s’agit pas d’une monnaie déconnectée de tout travail ou création de valeur. C’est tout l’inverse : cette création monétaire permettrait justement de libérer les énergies, de financer ce qui doit l’être, sans risquer l’effet « boomerang » qui consiste, depuis plus de 50 ans désormais, à faire suivre chaque plan de relance d’un plan d’austérité dans une politique de « stop and go » désastreuse et inefficace. 

En outre, cette proposition revient à repenser en profondeur l’acte même de création monétaire, qui a été confié à des institutions bancaires privées lucratives qui ne créent de la monnaie que quand elles ont un intérêt à le faire. Il s’agit ainsi d’ajouter la possibilité de créer de la monnaie selon une logique d’intérêt général, pour compenser les failles du marché, ce qui créerait une brèche majeure dans le capitalisme financier tel qu’il s’est imposé aujourd’hui, notamment du fait de l’accaparement du pouvoir monétaire par la finance privée. Il s’agit ainsi de considérer la monnaie comme un bien commun. Bien sûr, cela implique de remettre la banque centrale sous contrôle démocratique, à minima via une supervision du Parlement, voire en récréant un « Parlement du crédit et de la monnaie » comme l’avait proposé le Conseil National de la Résistance dans son programme.

LVSL : Votre proposition est très prometteuse. Mais en créant de vastes quantités de monnaie, ne risque-t-on pas de générer une forte inflation et de déstabiliser l’économie ?

N.D. : Cette question est absolument fondamentale. Bien sûr, si cet argent est gaspillé et ne sert pas à augmenter la production, le risque d’un emballement de l’inflation est réel. Mais si cette forme de création monétaire est bien ciblée, elle peut au contraire contribuer à la baisse d’un certain nombre de prix. C’est particulièrement le cas étant donné la crise écologique, puisque notre inaction commence à générer des phénomènes inflationnistes. 

Par exemple, aujourd’hui une grande part de l’inflation vient de l’importation d’hydrocarbures. Avec la monnaie libre de dette, nous pourrions investir massivement dans les énergies renouvelables, l’électrification des transports ou le stockage de l’électricité et donc limiter cette inflation importée. De même, les nouvelles réglementations environnementales pour les usines représentent de gros investissements pour les entreprises, qui rechignent à les faire et répercutent ces coûts sur leurs clients. L’État pourrait prendre en charge cette nécessaire reconversion de l’appareil productif.

« Presque tout le monde pourrait être gagnant, sauf les banques. »

Autre exemple : l’agriculture bio. Alors qu’elle protège les sols et l’eau, elle est très mal en point car ses produits sont trop chers. Or, le pouvoir d’achat est actuellement en baisse puisque les salaires ne suivent pas l’inflation, et la première victime en est l’agriculture biologique. Au lieu de nous tourner vers une agriculture productiviste dont les rendements vont diminuer à cause de la crise environnementale, nous pourrions ainsi garantir des tarifs de rachat pour les produits bio. Cela permettrait de subventionner les agriculteurs pour qu’ils se tournent vers le bio et de garantir des prix acceptables aux consommateurs.

De fait, presque tout le monde pourrait être gagnant, sauf les banques. Elles perdraient probablement des parts de marché vu qu’il existerait une autre forme de création monétaire, c’est pourquoi elles s’y opposent avec vigueur, en s’appuyant sur des économistes dévoués. Mais il n’est écrit nulle part que les banques privées doivent être ad vitam aeternam les seules dépositaires du pouvoir de création monétaire. La monnaie est une chose trop sérieuse pour la laisser uniquement à des institutions privées lucratives qui n’ont que faire, par nature, de l’intérêt général.

LVSL : Outre l’inflation, votre proposition interroge aussi quant à ses conséquences sur notre balance commerciale et la balance des paiements. Si nous injectons massivement des liquidités et que nous importons davantage, notre monnaie va se déprécier. Comment éviter ce scénario ?

N.D. : C’est justement pour cela que j’insiste sur le caractère ciblé de cette création monétaire supplémentaire : elle doit viser le développement de l’économie locale et nationale et la réduction de la dépendance aux importations. En réduisant nos dépendances extérieures, nous stabiliserons la valeur de notre monnaie.

Si on se libère du pétrole et du gaz, notre balance commerciale sera bien meilleure : la moitié des 100 milliards de déficit commercial en 2023 sont liés aux importations énergétiques ! De même, nous sommes un grand pays agricole, mais nous importons 50% de nos fruits et légumes, c’est délirant ! Si nous investissons pour une agroécologie visant l’indépendance alimentaire nationale, nous pourrions nous libérer d’une dépendance étrangère majeure. Non seulement notre monnaie ne serait pas affaiblie mais elle pourrait même être renforcée, en même temps que notre structure économique. 

LVSL : Cela peut fonctionner pour un pays comme la France, mais qu’en est-il des pays en développement ? La confiance dans leur monnaie n’est-elle pas trop fragile pour envisager l’usage de ces mécanismes ?

N.D. : Pas nécessairement. Bien sûr, étant donné leur retard industriel, il y a un risque que ces injections monétaires se traduisent par un afflux de produits importés et un effondrement de la valeur de leur monnaie. Mais il est également possible que cela les aide à substituer certaines importations.

Par ailleurs, lorsque les pays en développement sont en difficulté pour équilibrer la valeur de leur monnaie et leur balance des paiements, le FMI (Fonds Monétaire International, ndlr) peut leur accorder des droits de tirages spéciaux (DTS). Cela a notamment été fait durant la pandémie. Ces DTS sont particulièrement intéressants, car il s’agit d’une création monétaire libre de dette, exactement comme je le propose. Mais ils demeurent sous-employés à l’heure actuelle. 

LVSL : L’exemple des droits de tirages spéciaux du FMI est intéressant car il montre que votre proposition n’est pas utopique. Avez-vous d’autres exemples historiques de création monétaire libre de dette ?

N.D. : Oui. Je peux vous citer un exemple récent qui montre que « l’argent magique » existe bien pour certains : en 2023, quand la Banque Centrale Européenne a remonté ses taux d’intérêts, elle a dû rémunérer davantage les réserves déposées chez elle par les banques commerciales. Pour cela, elle a puisé dans ses réserves mais elle a aussi créé près de 143 milliards d’euros ex nihilo, c’est-à-dire à partir de rien. C’est une subvention gratuite aux grandes banques ! Si la BCE en est capable pour rémunérer les banques privées, elle peut aussi le faire pour financer la reconstruction écologique.

L’économiste Nicolas Dufrêne.

Dans le cas de la France des Trente Glorieuses, nous avions des mécanismes qui s’apparentent aussi à de la création monétaire libre de dette. La Banque de France faisait des avances remboursables à l’État, mais celui-ci n’avait aucune obligation de les rembourser : il pouvait différer le remboursement en augmentant le plafond en loi de finances. Comme les prêts étaient à taux zéro, l’État ne devait même pas rembourser d’intérêts, contrairement à la dette perpétuelle que proposent certains aujourd’hui. Je vous rappelle qu’à cette époque, le taux d’investissement public était de près de 8 % du PIB, contre moins de 2 % aujourd’hui.

Comme le décrit le chercheur Nathan Sperber pour l’Institut Rousseau (partenaire de LVSL, ndlr), la Chine a utilisé un système similaire au moment de la crise financière asiatique de 1998 pour éponger les pertes des banques nationales chinoises, dont les dettes étaient rachetées et annulées par la banque populaire de Chine. Cela a permis de désendetter en douceur l’économie chinoise en injectant une monnaie libre de dette qui devient permanente dans l’économie.

L’Allemagne nazie avait également créé un mécanisme de monnaie parallèle au Reichsmark pour relancer son économie écrasée par la crise de 1929 et les dettes héritées de la Première Guerre mondiale. Un génie de la finance nommé Hjalmar Schacht avait développé les bons MEFO (Metallurgische Forschungsgesellschaft, ndlr), créés de toute pièce par la banque centrale. L’État allemand utilisait ces bons pour passer des commandes publiques à l’industrie, qui pouvait ensuite les échanger contre des marks. La masse monétaire allemande progresse ainsi de plus de 20 % par an entre 1933 et 1938 ! C’est de cette façon que l’industrie et l’armée allemandes sont devenues aussi puissantes. Schacht se désolidarisera ensuite des nazis quand il comprend que son système monétaire ne sert plus qu’à des dépenses de guerre et pas à la population allemande. Il ne tient qu’à nous de réadapter ces outils pour la transition écologique. C’est un peu ce qu’avaient fait les économistes Michel Aglietta et Etienne Espagne en proposant un actif carbone qui pouvait être refinancé auprès de la banque centrale.

Citons aussi le fait que les banques commerciales peuvent utiliser leur pouvoir de création monétaire pour acheter des actifs financiers. Certes, il y a des limites car elles doivent respecter des exigences de fonds propres et de refinancement sur le marché interbancaire. Néanmoins elles abusent largement de cette possibilité. Au passage, cela prouve que ceux qui affirment que la monnaie sans dette ne peut exister, qu’elle serait une « illusion », ne connaissent pas l’histoire monétaire. Surtout, c’est un privilège gigantesque ! Pourquoi les autres acteurs en seraient-ils privés ?

LVSL : En 2021, vous avez fait partie des initiateurs de la campagne pour l’annulation des dettes publiques détenues par la Banque Centrale Européenne (BCE), qui possédait alors environ 25 % du stock de dettes des États de la zone euro. Plutôt qu’une annulation pure, vous proposiez que la BCE annule ces dettes en contrepartie d’investissements d’un montant équivalent. Pouvez-vous nous présenter votre proposition ?

N.D. : D’abord, je veux dire combien cette mesure est encore plus nécessaire aujourd’hui qu’elle ne l’était hier. Le stock de dettes détenu par la BCE via les banques centrales nationales ce qu’on appelle le SEBC (le Système Européen Banque Centrale) représente aujourd’hui 4.100 milliards d’euros puisque s’est ajouté, au quantitative easing classique, le PEPP (Le Pandemic Emergency Purchase Programme). Désormais, un tiers de la dette publique des États de la zone euro est détenu par la BCE.

On nous rétorquait à l’époque que notre proposition revenait à supprimer le principal (le stock de dette restant à rembourser, ndlr) mais que les banques centrales reversaient les intérêts aux États. C’est faux : les banques centrales ne leur reversent qu’une part de leurs profits sous forme de dividendes. Et quand elles font des pertes, comme cela est arrivé pour la première fois à la BCE dernièrement, elles ne reversent rien. Donc les États continuent à rembourser ces dettes et les intérêts qui vont avec à la BCE, comme ils font pour les créanciers privés. L’énorme différence, c’est que la BCE a le pouvoir de créer de la monnaie. Pourquoi rembourser une institution qui n’en a pas besoin ?

Certains ont alors agité la menace que la BCE ait des fonds propres négatifs si les dettes étatiques étaient annulées. Or, comme je l’explique dans le livre, des écritures comptables sont prévues dans le protocole numéro 4 du Système Européen Banque Centrale, annexé au Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) pour contourner ce problème. En résumé, la BCE peut créer de la monnaie pour compenser les pertes des banques centrales nationales. Notons par ailleurs que les banques centrales font aujourd’hui des pertes pour rémunérer les réserves bancaires ! 

On nous a aussi dit que notre proposition ne servait à rien car les Etats empruntaient à taux zéro. Sauf qu’on voit aujourd’hui que ce n’est plus le cas et on nous demande désormais de redoubler d’austérité. Pour toutes ces raisons, l’annulation des dettes, ou plutôt leur conversion en investissements, est encore plus nécessaire aujourd’hui.

Enfin, vous avez raison de préciser que nous ne demandions pas une simple annulation des dettes, mais aussi qu’en contrepartie, les États s’engagent à investir les mêmes sommes. Au final, cela aurait permis un plan de relance « gratuit », sans alourdissement de dette. Certes, les États auraient dû réemprunter sur les marchés (les statuts de la BCE lui empêchant de prêter directement aux États, comme le font toutes les autres banques centrales du monde, ndlr) mais ce n’est pas grave car la dette aurait été réduite de manière massive. Les marchés financiers auraient donc pu y trouver leur compte en récupérant quelques intérêts au passage s’ils avaient été intelligents ! Bien sûr, je ne proposais pas cela pour eux, mais pour réenclencher une dynamique économique positive en Europe, qui aurait ensuite généré des recettes publiques supplémentaires.

LVSL : Cette proposition avait été soutenue par de nombreuses personnalités, plutôt de gauche, mais aussi Alain Minc. Christine Lagarde, présidente de la BCE, avait été contrainte de se positionner sur le sujet. Bien que votre proposition n’ait pas abouti, quelle analyse tirez-vous de cette séquence ?

N.D. : Avant tout, c’est une terrible occasion manquée même s’il n’est pas trop tard, bien au contraire, pour y revenir ! Cette annulation ne mettrait en péril aucun acteur privé. Au contraire, elle aurait permis d’éviter de casser l’activité économique et d’augmenter les impôts, ce qui est bénéfique pour les entreprises ! Je ne comprends pas pourquoi les libéraux s’y sont opposé, sinon par dogmatisme ou par méconnaissance. 

C’est d’ailleurs pour cela que le débat a transcendé les clivages habituels et que certains financiers ou hommes politiques de droite ont pu saluer la proposition. Je pense ici à Alain Minc ou à des financiers comme Matthieu Pigasse et Hubert Rodarie. Néanmoins, la proposition a été majoritairement portée par des personnalités politiques de gauche comme Manon Aubry (La France Insoumise) et Aurore Lalucq (Place Publique) au Parlement européen, mais aussi Arnaud Montebourg, Jean-Luc Mélenchon et d’autres.

« Le débat sur l’annulation des dettes étatiques détenues par la BCE a transcendé les clivages habituels. »

J’ai moins bien compris en revanche que nous nous fassions attaquer sur notre gauche par certains économistes atterrés dont j’avoue ne pas comprendre la position. Certes, cette opération, à elle seule,  ne constitue pas le grand soir qui aurait permis de renverser le système capitaliste, mais cela permettrait d’améliorer la situation économique plutôt que de laisser le système s’effondrer, comme le souhaitaient certains dans une perspective accélérationniste. Oui, ce n’était pas la fin du capitalisme, mais un peu de pragmatisme ne fait pas de mal. Faut-il ne pas augmenter le SMIC parce que cela ne renverse pas le capitalisme et les rapports de domination salariaux ? En outre, pour la première fois, la « citadelle BCE » a vacillé sous l’effet d’une proposition à la fois directe, pragmatique et ciblée, à la place de grands discours abstraits. En témoigne la tournée médiatique entreprise par Christine Lagarde que je décris dans le livre. Mais au lieu de faire bloc, une frange d’économistes soi-disant de gauche s’y est opposée, pour le plus grand bonheur des monétaristes, pour des raisons qui ne tenaient pas la route. 

D’autres n’ont tout simplement pas compris et c’est inquiétant. Pour eux, la dette n’est au fond jamais un problème et s’en préoccuper revient à faire le jeu des défenseurs de l’austérité. Certes, la dette publique est roulée constamment, mais nous devons tenir compte de la charge financière qu’elle représente via les intérêts : cela ne les dérange visiblement pas que la France ait payé plus de 2000 milliards d’euros d’intérêts aux marchés financiers depuis la fin des années 70. Sans compter que le poids de la dette est toujours un argument mobilisé pour ne pas investir, pour privatiser le patrimoine public, dont celui de l’Etat qui est d’ores et déjà négatif. Faire comme si la dette n’était jamais un problème n’est pas sérieux, c’est justement là-dessus que nous attaquent trop facilement les thuriféraires de l’austérité. 

Plus largement, ce débat pose une question de philosophie économique, sur laquelle certains manquent cruellement d’imagination. Il n’y a aucune raison ontologique pour décider que la monnaie et la dette seront indissolublement liées et qu’on ne puisse pas créer de la monnaie sur d’autres critères. Les critères actuels sur lesquels est jugée la pertinence d’une émission monétaire via un crédit à rembourser, à savoir la rentabilité et la capacité de rembourser, ont été imposés par le système financier. Or, ils laissent de côté d’autres motifs liés à l’intérêt général qui pourraient justifier une création monétaire. Il est urgent de refaire de la monnaie un bien commun et d’imaginer d’autres modes de création monétaire. Pendant trop longtemps, les modèles économiques nous ont enseigné que les ressources naturelles étaient abondantes et la monnaie rare : c’est exactement l’inverse que nous devons penser aujourd’hui, en réinventant une macroéconomie de la dette et de la monnaie car penser l’une sans l’autre c’est comme chercher à faire de la physique sans tenir compte de la gravité.

CRISE BANCAIRE : LES NOUVEAUX VISAGES DE LA FINANCE – DOMINIQUE PLIHON, LAURENCE SCIALOM

La hausse des taux d’intérêt a fragilisé le secteur bancaire. En une semaine seulement, trois banques ont fermé début mars aux États-Unis, dont la seizième plus importante du pays : la Silicon Valley Bank. Cette chute de dominos a créé une véritable panique qui s’est propagée en Europe. Face à ces risques majeurs, les banques centrales et les autorités ont déployé des moyens colossaux pour éviter de nouvelles faillites retentissantes : des réponses qui créent les conditions d’une future crise de plus grande ampleur encore… De plus, l’équilibre entre les objectifs de la politique monétaire et ceux de la stabilité financière semble de plus en plus instable, fragilisant ainsi la crédibilité des banques centrales… Pour analyser la situation et parler de ces questions, Le Vent Se Lève et l’Institut La Boétie ont reçu Dominique Plihon, professeur émérite d’économie à l’Université Paris Nord, co-auteur de la note de l’Institut La Boétie sur la crise bancaire, et Laurence Scialom, professeure d’économie à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense et membre du Conseil d’Administration de l’Observatoire de l’Éthique Publique. La conférence était animée par Alessandro Ferrante, rédacteur au Vent Se Lève.

Le Portugal au bord du « capitaclysme »

© Pedro S. Bello

Il y a la carte postale et l’envers du décor. D’un côté, un pays vu de l’étranger comme le nouvel Eldorado. De l’autre, une population qui, avec de petits revenus, ne s’en sort plus face à une inflation galopante et à un marché du logement de plus en plus inaccessible. Selon les dernières données publiées, près d’un Portugais sur cinq vivrait sous le seuil de pauvreté, dont nombre de personnes âgées, qui doivent survivre avec un minimum vieillesse de 268 euros. L’Instituto Nacional de Estatistica (INE) a calculé qu’en 1974, au sortir des années noires du salazarisme, celui-ci était de 260 euros… Une décennie après le plan de sauvetage de la Troïka (FMI, Commission européenne et BCE), le Portugal a certes retrouvé une capacité d’investissement mais la réalité du quotidien le situerait plutôt au bord du capitaclysme – pour reprendre un néologisme localement à la mode. Un reportage de Nicolas Guillon.

C’est leur nouvelle route des Indes. Le Portugal a annoncé fin septembre la construction d’ici à 2031 d’une ligne de TGV reliant Lisbonne à Porto en 1h15. Au-delà de l’utilité d’un chantier aussi gigantesque pour relier deux villes distantes d’à peine 300 kilomètres et reliables en 2h30, une question se pose : qui montera dans ce train de la « modernité » ? Antonio Costa, le premier ministre portugais, a donné une partie de la réponse : « C’est un projet stratégique qui favorisera la compétitivité », en cohérence avec la volonté portugaise d’attirer des entrepreneurs et des investisseurs étrangers. All right, répond l’écho qui commence à parler la langue du business. « Qui montera dans ce TGV ? Des touristes riches car désormais le Portugal veut des touristes riches », complète Joao, en position d’observation en retrait de l’emblématique pont Dom-Luis, qui enjambe le Douro [1]. Son Portugal à lui ne prend le jour que par des soupiraux mais sa longue vue offre néanmoins une belle visibilité.

NDLR : pour une analyse du contexte politique et social portugais depuis une décennie, lire sur LVSL l’article de Mariana Abreu « La hantise de l’austérité et le spectre de Salazar : le Portugal à l’ère post-Covid », celui d’Yves Léonard « Portugal : les oeillets d’avril confinés », cet entretien avec Cristina Semblano sur les ravages de l’austérité au Portugal ou encore l’article de cette dernière sur les raisons politiques et économiques qui ont entraîné une hausse des feux de forêts ces dernières années au Portugal.

Les alentours immédiats peuvent en témoigner : le Portugal s’est amouraché des riches étrangers. Sur cette rive Sud du fleuve, qui jouit d’une vue imprenable sur la vieille ville de Porto, Vila Nova de Gaia, siège des plus grandes maisons de vin de Porto, s’est semble-t-il découvert un goût immodéré pour les projets immobiliers tape-à-l’oeil. Le plus spectaculaire d’entre eux, comme son acronyme l’annonce : le WoW, pour World of Wine. Impossible de passer à côté : dès l’aéroport, c’est dans cette direction que le voyageur est invité à s’engager. Inauguré en 2020, le WoW se présente comme le nouveau quartier culturel de la ville mais il serait plus juste de parler de parc d’attractions lié à la culture de la ville.

Sachant que le seuil de pauvreté s’établit à 554 euros de ressources mensuelles – on notera que le salaire minimum net s’en rapproche dangereusement – ce sont aujourd’hui 1,9 million de Portugais qui doivent vivre avec moins, soit 18,4 % de la population.

Le projet a été imaginé par le propriétaire des marques Taylor’s et Croft, Adrian Bridge. Le magnat anglais a investi 106 millions d’euros pour transformer 35 000 m2 d’entrepôts et de chais en un vaste espace de loisirs comprenant six musées, neuf restaurants, une école du vin, une galerie d’expositions, des lieux événementiels, des bars, des boutiques et un hôtel Relais & Châteaux avec son indispensable spa. Si les travaux de réhabilitation sont indéniablement de belle facture, l’ostentation du lieu (des carrés Hermès aux murs des couloirs et des escaliers) confine, de la part d’un lord, à la faute de goût dans une société qui cultive la simplicité. Inutile de préciser que tout est cher, et même très cher à l’échelle du niveau de vie portugais. Le manant peut néanmoins profiter gratuitement de la vue panoramique sur la ville.

Mais le WoW « en jette » et c’est précisément l’image filtrée que le Portugal veut aujourd’hui donner de lui-même : un pays qui a définitivement tourné le dos à la misère pour entrer avec ses plus beaux habits dans la salle de bal. Le futur TGV procède de cette même stratégie de développement mais Antonio Costa a beau en appeler au « consensus national » dans cette bataille du rail, le client des chemins de fer portugais, qui doit actuellement débourser une soixantaine d’euros pour un aller-retour en 2e classe Porto-Lisbonne, a d’autres préoccupations que celle de filer comme l’éclair du Nord au Sud. Car depuis qu’en 2011 la Troïka (Fonds monétaire international, Commission européenne et Banque centrale européenne) est passée par là, les Portugais ont de très faibles revenus. Selon l’Instituto Nacional de Estatistica (INE), l’équivalent portugais de l’INSEE, la rémunération brute mensuelle moyenne était de 1 439 euros au 2e trimestre 2022, le salaire minimum s’élevant à 822,50 euros.

Toujours selon l’INE, la pension moyenne en 2021 s’élevait à 487 euros par mois. Au Portugal, le minimum vieillesse n’est que 268 euros. L’INE a calculé qu’en 1974, au sortir des années noires du salazarisme, celui-ci était de 260 euros. Sachant que le seuil de pauvreté (60% du revenu médian selon le mode de calcul de l’Observatoire des inégalités) s’établit à 554 euros de ressources mensuelles – on notera que le salaire minimum net s’en rapproche dangereusement – ce sont aujourd’hui 1,9 million de Portugais qui doivent vivre avec moins, soit 18,4 % de la population, sur la base des dernières données sur le niveau de vie divulguées par l’INE, largement commentées par les media portugais cet automne.

Et encore ! Les aides sociales retouchent le tableau : sans elles, ce sont quelque 4,4 millions de citoyens qui ne franchiraient pas la barre. Au Portugal, travailleur pauvre est presque devenu un statut. Déjà effrayants dans le contexte européen, ces chiffres de la misère explosent si l’on prend en considération la privation matérielle, l’éloignement du monde du travail et l’exclusion sociale : près d’un quart du pays connaîtrait une ou plusieurs de ces situations. Les enfants ne sont, malheureusement, pas épargnés : 10,7 % d’entre eux souffraient, l’an passé, de manque matériel et de coupure sociale (source : INE).

On ne se rend sans doute pas compte à Bruxelles de ce qu’on a demandé au Portugal, de s’humilier, et aux Portugais, de se sacrifier. Les dégâts commis ne sautent, c’est vrai, pas immédiatement aux yeux. Depuis la dictature, les gens d’ici ont une capacité à encaisser assez phénoménale, comme si leur principal trait de caractère était de subir. Et vous ne les entendrez jamais se plaindre. Livreur pour des multinationales de l’ameublement, Sergio confie « passer 15 heures par jour sur la route, six jours sur sept ». Et depuis deux ans, on lui a retiré son binôme pour l’aider à porter les colis. Il continue pourtant de faire sa tournée avec le sourire. Il s’estime bien loti avec un travail et 1 100 euros net mensuels. Ici, c’est une serveuse dans un bar de centre-ville dont le salaire pour 40 heures par semaine et des horaires difficiles peine à dépasser les 600 euros ; là, une institutrice qui, au terme d’une carrière complète, va devoir se contenter d’une retraite de 500 euros. Tout ça fait d’excellents Portugais.

« Il entre au Portugal beaucoup trop de capitaux étrangers au regard du nombre d’opportunités. » Ce n’est pas un altermondialiste qui parle mais Francisco Sottomayor, le PDG de Norfin, une des principales sociétés de gestion immobilière portugaises.

Les « bons élèves de l’Europe » ont, en effet, souvent été cités en exemple. En remerciement des efforts colossaux consentis durant la récession, ils voient aujourd’hui le robinet des crédits communautaires couler à gros débit. Les travaux du premier tronçon de la future ligne TGV, à hauteur de 2,9 milliards d’euros, seront financés au tiers par des fonds européens. « Le pays réunit aujourd’hui les conditions financières pour pouvoir réaliser ce type de projet », se félicite Antonio Costa, de la famille des socialistes convertis au modèle néolibéral. Le nouvel Eldorado a peut-être des finances saines mais en attendant, le citoyen doit faire face à l’inflation bondissante : 9,3% à l’amorce du dernier trimestre, 22,2% pour l’énergie et 16,9% pour l’alimentation (source : Trading Economics). L’Association portugaise des entreprises de la distribution (APED) a constaté depuis septembre une recrudescence des vols de produits alimentaires de base : morue congelée, boîtes de thon, bouteilles d’huile d’olive et briques de lait. Retraité de l’industrie pharmaceutique depuis dix ans, Rui sait qu’il compte parmi les privilégiés. Dans la ferme qu’il a rénovée à une heure de Porto, il coule une vie paisible entre son jardin et ses animaux. Tout en conservant une louable lucidité : « Après toutes ces années d’austérité, nous commencions à retrouver un peu de souffle, à voir le bout du tunnel. Et puis la pandémie est arrivée. Et maintenant c’est la guerre en Ukraine et l’inflation. Quand le week-end je reçois mes filles encore étudiantes, entre les courses et le plein d’essence j’en ai pour 300 euros. Combien de Portugais peuvent se le permettre ? Et je ne vous parle pas de la facture de chauffage. »

Se chauffer a toujours été un problème au Portugal et pas seulement pour les plus modestes. Héritage d’une autarcie qui dura un demi-siècle – « mieux vaut la pauvreté que la dépendance », avait l’habitude de dire Salazar -, peu de logements sont bien isolés et équipés. Et c’est une idée reçue de croire qu’il fait toujours beau et chaud en Lusitanie. Mais la crise de 2009, encore elle, n’a rien arrangé. En retour des 78 milliards d’aides reçus, le Portugal a dû privatiser des pans entiers de son économie, dont le secteur de l’énergie. Le groupe chinois China Three Gorges a ainsi repris en 2011 les 21% détenus par l’Etat portugais dans EDP (principale entreprise de production d’électricité du pays). Après ça, allez exercer le moindre contrôle sur les prix.

Bons princes, les Chinois se sont également portés acquéreurs d’une partie de la dette portugaise. Le Portugal et l’Empire du Milieu entretiennent depuis 1557 une relation étroite par le biais de l’administration de Macao, rétrocédée en 1999. Energie, banque, assurance : l’investissement chinois au Portugal est estimé à environ 3% du PIB.

L’immobilier n’échappe pas, bien sûr, à cet afflux de fonds étrangers, en provenance de Chine mais aussi des Pays-Bas, d’Espagne, du Royaume-Uni ou du Luxembourg. Dans certains quartiers de Lisbonne ce sont des rues entières qui sont rachetées, ce qui pose évidemment un problème : l’envolée des loyers, qui ont augmenté de 42,4 % en moins de cinq ans, un chiffre affiché en une, fin septembre, par le journal Publico et confirmé dans la foulée par l’INE. A Lisbonne et Porto, l’augmentation atteint même 50 %, voire 60 % dans certaines communes périphériques de la capitale, dont Vila Nova de Gaia – l’effet WoW sans doute. Le loyer moyen portugais s’élève désormais à 6,25 euros par mètre carré (9,29 euros dans la zone métropolitaine de Lisbonne). A Braga, Joaquim gère un portefeuille de locations modestes, issu d’un legs familial : « Nous avons beaucoup de locataires très anciens et si nous suivions le marché, ces gens ne pourraient plus payer leur loyer ni se reloger. Nous essayons donc d’entretenir nos logements sans engager de trop gros travaux afin de maintenir le statu quo et de préserver ces personnes que nous connaissons de longue date et qui ont toujours honoré les échéances. » Pour leur salut, les Portugais ont conservé cette fibre de l’entraide qui naguère était leur seul canal de survie.

« Je déteste dire que le Portugal est un petit marché mais on ne peut pas dire non plus que c’est un très grand marché, et le fait est qu’il entre beaucoup trop de capitaux étrangers au regard du nombre d’opportunités. » Ce n’est pas un altermondialiste qui parle mais Francisco Sottomayor, le PDG de Norfin, une des principales sociétés de gestion immobilière portugaises. Résultat : pour ceux qui en ont encore les moyens, acheter un bien au Portugal coûte en 2022 50 % plus cher qu’en 2016.

Il y a dix ans, le maire de Lisbonne était un certain Antonio Costa, qui, à l’époque, se battait pour maintenir les autochtones dans la place, en passant, par exemple, des accords avec les promoteurs : un terrain en échange de logements sociaux. Mais il semblerait que la lame de fond de la spéculation soit en train de tout emporter, avec la multiplication sur le marché de biens de luxe, comme, par exemple, un penthouse de 200 m2 à Cascais, station balnéaire du grand Lisbonne, mis en vente au prix de 6 millions d’euros.

Albert Alain Bourdon et Yves Léonard nous remémorent les circonstances de l’accession au pouvoir d’Antonio de Oliveira Salazar : « Une inflation galopante avait multiplié les prix par 25. (…) Et Salazar, magicien des finances, réussit à équilibrer le budget. » Le cauchemar qui s’ensuivit dura 45 ans.

Alors dans les quartiers, la résistance s’organise, comme, à Bonfim, à Porto. L’adega Fontoura annonce sur une affichette la tenue d’un « événement convivial de contestation contre l’intimidation immobilière et les expropriations illégales ». Les bars ont toujours été les réseaux sociaux du Portugal : on y regarde le football mais pas seulement, on vient y boire son café pour 70 centimes, prendre des nouvelles des amis, parler politique et parfois, fomenter la rébellion. Coincé entre l’hyper centre et Das Antas, où l’appel d’air provoqué il y a dix-huit ans par la construction du nouveau stade du FC Porto a été épuisé, « Bonfim est le dernier terrain de jeu des investisseurs et la pression qui y est exercée sur les habitants est énorme », explique Antonio, le patron. Philippe, un Français qui vient une fois par mois pour son travail (la recherche de terrains pour l’industrie), est convaincu que « la bulle va exploser » Plus qu’une information, un oracle déjà ancien. Dans l’attente de la déflagration, bonne nouvelle : la mairie de Porto a suspendu pour une période renouvelable de 6 mois les agréments de logement touristique (Alojamento Local) dans le centre et à Bonfim. Mais 940 requêtes de propriétaire sont déjà parvenues sur ses bureaux.

Car les investisseurs font feu de tout bois en rachetant, par exemple, des quintas, anciens domaines agricoles ou viticoles, qu’ils transforment en lieux événementiels. Une quinta dans la région de Porto peut se louer 25 000 euros la journée pour un mariage. Et prière d’avoir effacé toute trace de la fête au petit matin car une autre famille attend son tour. Les Portugais s’endettent pour offrir à leur enfants ces noces dignes d’une série Netflix, avec feu d’artifice et pool de photographes et vidéastes pour immortaliser la story d’une vie. C’est tout le paradoxe d’un pays pauvre qui n’a jamais autant consommé, notamment dans ces centres commerciaux à l’américaine dont les villes sont désormais truffées. Longtemps, le Portugal fut privé de tout alors, plutôt que de commander un plat du jour à 6 euros au restaurant du coin, on préfère s’attabler à la terrasse d’une enseigne de la malbouffe dans un food court, ce qui peut s’apparenter à une forme de liberté.

« Non à la mine, oui à la vie. » A Montalegre, dans la région de Tras-o-Montes (littéralement : au-delà des montagnes), à l’extrême Nord-Est du pays, les habitants ont un autre souci : leur terre est classée au patrimoine agricole mondial des Nations Unies mais pour son malheur regorge en sous-sol de lithium, or blanc des fabricants de batteries de téléphone et autres véhicules électriques. Le Portugal serait assis sur un trésor de 60 000 tonnes qui n’a pas échappé aux industriels. Au nom de la transition énergétique et avec l’espoir de donner naissance à toute une filière, le gouvernement a donc donné son feu vert pour l’exploitation dans six endroits du pays, dont Covas do Barroso, à une trentaine de kilomètres au Sud de Montalegre, à proximité immédiate des parcs nationaux de Peneda-Geres et du Haut-Douro. La concession a été accordée à l’entreprise britannique Savannah Resources. Dormez tranquilles, notre projet est durable et conforme aux techniques les plus vertueuses, jure la société. Mais les locaux, qui vivent ici depuis toujours en harmonie avec la nature, n’ont que faire de la communication de Londres. « Nous ne sommes pas contre le lithium mais vaut-il vraiment l’éventration de cette montagne ? s’indigne Aida, l’une des voix de la contestation, en contemplant ce paysage de rêve où ruminent paisiblement de magnifiques vaches à longues cornes dont la race est réputée et où il n’est pas rare de croiser des hordes de chevaux sauvages. Cette nature est notre seule richesse, notre mère nourricière. Ici, pas de magasins mais nous ne manquons de rien. Et nous savons très bien ce qui va se passer avec la mine : nous allons devoir partir pour rejoindre la ville où l’on vit moins bien avec 1 500 euros qu’ici avec 500 euros. » Les agriculteurs des régions concernées affirment, en effet, que l’extraction va interférer avec l’irrigation des terres, ce qui à terme condamnera la production.

Dans ce contexte explosif, l’extrême-droite n’a pas manqué de faire sa réapparition dans le débat politique pour la première fois depuis la Révolution des œillets et la chute de l’Etat nouveau en 1974. Fondé en 2019, le parti Chega est arrivé en troisième position des élections législatives en janvier dernier, avec plus de 7 % des suffrages : un véritable choc dans le pays, dont chaque enfant a dans les yeux une image en gris de la dictature. Quelle que soit leur génération, les émigrants qui reviennent chaque été au village perpétrer la tradition, n’ont rien oublié, même si une certaine pudeur les rend discrets sur ce sujet ô combien douloureux. Dans Histoire du Portugal (Ed. Chandeigne, 2020), Albert Alain Bourdon et Yves Léonard nous remémorent les circonstances de l’accession au pouvoir d’Antonio de Oliveira Salazar : « Une inflation galopante avait multiplié les prix par 25. (…) Et Salazar, magicien des finances, réussit à équilibrer le budget. » Le cauchemar qui s’ensuivit dura 45 ans.

Notes :

[1] Certains prénoms ont été modifiés.

Le verdissement de la BCE entravé par les règles européennes

Le siège de la Banque Centrale Européenne à Francfort (Allemagne). © Charlotte Venema

Sécheresses historiques, canicules, inondations, déplacement des populations… 2022 est l’année de tous les records en ce qui concerne le changement climatique. Ces événements sont souvent dénoncés comme étant le fruit d’un manque d’engagement des gouvernements. Si ce constat est irréfutable, il ne doit pas éclipser l’impact des banques centrales, chargées de réguler la quantité de monnaie qui circule dans l’économie. Loin d’être anodine, cette mission exerce une influence majeure sur la capacité de production et de consommation – et de pollution -, mais aussi sur les niveaux de richesse.

Consciente du risque que représente la menace climatique tant pour l’humanité que pour l’économie et le secteur bancaire, la Banque centrale européenne (BCE), tente de verdir sa politique monétaire depuis plusieurs années. Le 4 juillet dernier, elle a notamment décidé de mettre en place de nouvelles mesures pour y parvenir. Si ces différentes actions permettent de la hisser en tête des banques centrales les plus investies, la menace grandissante d’une crise financière alimentée par une politique monétaire continuellement accommodante pourrait néanmoins venir compromettre la faisabilité de ses ambitions climatiques. Pour réduire les risques, s’accorder avec ses engagements, soutenir l’objectif de réduction des émissions de carbone de l’Union Européenne, et même inciter les autres banques centrales à verdir leur politique monétaire, la BCE doit s’éloigner de son dogmatisme et exploiter de nouveaux leviers.

Le réchauffement climatique, une menace pour le secteur financier ?

L’attention des banques centrales accordée aux enjeux climatiques est récente. En 2017, plusieurs institutions monétaires de la zone euro fondent – au côté de la Banque d’Angleterre -, le NGFS (Network for Greening the Financial System), un réseau visant à élaborer des recommandations sur le rôle des banques centrales en matière de changement climatique. L’ensemble de l’Eurosystème y a ensuite adhéré, tout comme la Réserve fédérale américaine et la Banque populaire de Chine. 

En janvier 2020, la BCE lance une « révision stratégique » où elle décide notamment d’examiner la manière dont elle pourrait inclure les enjeux climatiques à son mandat. Depuis sa création en juin 1998, l’institution de Francfort est guidée par différentes règles structurantes dont la plus importante est la stabilité des prix, à travers un objectif d’inflation de 2% par an. Du fait de ce mandat, la plupart des mesures prises ces dernières années ont consisté à estimer le risque que peut engendrer le réchauffement climatique sur l’économie et le secteur financier européen, plutôt que d’agir par le biais de la politique monétaire.

Dans cette perspective, elle publie en septembre 2021 un test de résistance où elle évalue les conséquences d’un scénario d’inaction climatique sur de nombreuses entreprises et près de 1.600 banques européennes. Pour compléter ce travail, elle démarre en janvier 2022 un nouveau test de résistance prudentiel permettant de mesurer la capacité des banques à absorber les conséquences financières liées aux risques physiques, tels que la chaleur, les sécheresses et les inondations…

Les résultats de ces différentes études sont sans appel : l’Eurosystème est peu préparé au réchauffement climatique. Sans de profonds changements, le PIB et la stabilité de la zone euro seront affectés, d’autant que le risque est inégalement réparti – certaines régions étant plus exposées que d’autres. D’un point de vue financier, le changement climatique constitue un enjeu majeur car la plupart des banques n’ont pas de dispositif adéquat de gestion des risques climatiques et ne prennent pas en compte ce facteur dans leurs activités de crédit.

Sans de profonds changements, le PIB et la stabilité de la zone euro seront affectés, d’autant que le risque est inégalement réparti.

Cette impréparation présente un risque bancaire. Comme le démontre une étude de l’Institut Rousseau, ou encore l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, les actifs adossés à des énergies fossiles sont susceptibles de devenir des « actifs échoués » (stranded assets) à mesure que les décisions politiques suspendent l’utilisation de ce type d’énergie (pétrole, charbon, gaz). Étant donné que ces investissements représentent, en termes de stock, l’équivalent de 95% des fonds propres de chacune des onze principales banques européennes, et qu’ils figurent fréquemment dans les échanges de garanties servant à couvrir le risque de crédit lors d’opérations financières (collatéraux), la perte de valeur de ces actifs pourrait fortement et soudainement affecter le secteur bancaire. D’autant que la BCE a seulement l’intention de verdir ces collatéraux « d’ici 2024 », et après « différents tests. »

En plus de cette menace persistante, la surexposition des institutions financières à l’égard des énergies fossiles les condamnent à subir des pertes face à tout type de dérèglement climatique. En juillet dernier, la BCE a notamment déclaré que 41 grandes banques de la zone euro pourraient perdre l’équivalent de 70 milliards d’euros en cas de sévère remontée des températures.

Si ce chiffre semble faible au regard du bilan des banques (tout comme pourrait le paraître d’autres estimations), les pertes potentielles sont souvent sous-estimées. En effet, les données disponibles sont rares car la modélisation d’événements climatiques est une tâche herculéenne et imparfaite. Identifier l’exposition totale des institutions financières aux risques climatiques est ainsi extrêmement compliqué, si ce n’est impossible.

Le mandat de la BCE remis en cause ?

D’ores-et-déjà, la crise climatique exerce une influence sur le système monétaire et financier. Alors que l’inflation ne cesse de progresser et atteint désormais 9.1% en août dans la zone euro, la rareté grandissante des énergies fossiles et la multiplication des catastrophes climatiques (sécheresses, inondations, pénuries…) contribuent à la spirale inflationniste.

Dans ce contexte, le mandat de la BCE devient alors, lui aussi, directement exposé à un scénario d’inaction ou d’anticipation jugée trop tardive. À ce titre, Isabel Schnabel et Frank Elderson – deux banquiers centraux de la BCE – ont récemment déclaré : « De par ses effets directs sur la stabilité des prix, le changement climatique est au cœur de la mission principale de la BCE. »

En reconnaissant l’impact du changement climatique sur l’inflation – notamment du fait des pénuries ainsi créées – la BCE admet qu’il doit être pris en compte dans l’élaboration de ses politiques, car il remet en cause son objectif primordial. Une condition vraisemblablement indispensable pour passer outre les traités européens, bien que la menace existentielle du réchauffement climatique soit connue déjà depuis plusieurs décennies.

Orienter les investissements privés

La BCE a donc décidé de franchir un nouveau cap le 4 juillet dernier en déclarant que tous ses nouveaux achats d’actifs de multinationales seront, à compter d’octobre 2022, soumis à des critères environnementaux. Plus récemment, elle a fait savoir dans un communiqué que ces critères correspondent aux émissions de carbone de l’entreprise, ses ambitions climatiques et la transparence de son reporting.

Si la portée de cette mesure est minime – les obligations d’entreprises représentent moins de 12% du bilan de la BCE, composé très majoritairement de titres de dettes publiques -, elle reste inédite car elle montre un signe de détachement face à l’obsession de neutralité de marché. (Ce principe cardinal implique que la politique monétaire ne peut cibler spécifiquement une entreprise ou un secteur afin de ne pas introduire de distorsions sur les marchés). En agissant ainsi, la banque centrale reconnaît donc le besoin de s’éloigner de certaines règles devenues contraignantes face à la nécessité d’agir en faveur du climat.

Dans le cadre des traités actuels, il sera toutefois difficile pour la BCE d’aller plus loin. Mener une politique climatique véritablement ambitieuse impliquerait notamment de réformer ou d’abroger les articles 123 et 130 du TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) à des fins d’investissements écologiques.

Mais au-delà d’une intervention sur le marché secondaire, qui encourage la BCE à poursuivre sa politique de « fuite en avant », l’institution de Francfort pourrait agir sur son taux de refinancement. Une banque qui continue d’investir massivement dans des projets liés aux énergies fossiles serait ainsi pénalisée par un taux d’intérêt plus élevé, tandis qu’une institution qui œuvre en faveur du climat disposerait d’un taux plus accommodant. Un taux à intérêt négatif pourrait même être appliqué pour les entreprises les plus engagées, afin d’inciter l’investissement en faveur de la transition écologique.

Dans le même temps, comme le propose notamment l’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran, des « TLTRO verts » pourraient être créés, c’est-à-dire des opérations de refinancement à long terme permettant aux banques de prêter à des coûts avantageux aux entreprises et aux ménages européens. Une mesure qui aurait la double efficacité de s’inscrire dans le temps long, ce que requiert la cause climatique, et de distribuer des crédits productifs, ce qui n’est pas inflationniste. Néanmoins, ces facilités de prêts doivent être conditionnées à une politique d’engagement climatique extrêmement rigoureuse de la part du débiteur. La banque centrale devra s’assurer que ces crédits verts se dirigent vers des banques, entreprises et ménages dont les projets sont alignés sur les Accords de Paris. L’efficience de cette mesure réside dans cette intransigeance.

Financer directement les États : le débat interdit

Dans le cadre des traités actuels, il sera toutefois difficile pour la BCE d’aller plus loin. Mener une politique climatique véritablement ambitieuse impliquerait notamment de réformer ou d’abroger les articles 123 et 130 du TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) à des fins d’investissements écologiques. Le premier article condamne les pays de la zone euro à emprunter sur les marchés financiers plutôt que de se financer auprès de leur banque centrale nationale, tandis que le second pose le principe de l’indépendance des banques centrales. Or, étant donné les besoins et l’importance de l’enjeu, pouvoir directement financer les États et laisser interagir ces derniers avec la politique climatique de la BCE s’avère être un impératif. Ainsi, revenir sur ces deux articles permettrait de créer un policy mix vert à fort impact, c’est-à-dire une combinaison optimale entre la politique budgétaire et la politique monétaire autour des enjeux climatiques. La question de savoir si une telle réforme des traités européens serait possible sans dissolution de l’Union européenne reste ouverte.

Étant donné les besoins et l’importance de l’enjeu, pouvoir directement financer les États et laisser interagir ces derniers avec la politique climatique de la BCE s’avère être un impératif.

D’autres solutions en matière monétaire existent, comme l’injection monétaire libre de dettes (en contrepartie d’investissements écologiques). Injecter de la monnaie libre de dettes permet d’éviter à ce que la création monétaire soit vectrice de cycles, source de crises économiques, sociales et écologiques. Concrètement, de la monnaie serait émise – en quantité limitée – par les différentes banques centrales et serait allouée aux gouvernements selon leurs besoins. Néanmoins, pour éviter toute perte et inégalité de répartition, les sommes versées devront faire l’objet d’un reporting climatique strict et continu. Cette mesure permettrait de soutenir la transition écologique. Ici encore, elle se heurte au mur du droit européen : le Pacte de stabilité exige notamment que la dette publique n’excède pas 60% du PIB (règle devenue désuète par sa transgression généralisée, mais que l’Allemagne entend bien ré-imposer au continent tout entier)…

NDLR : Lire à ce sujet sur LVSL l’entretien de Pierre Gilbert avec Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean « Faire de la monnaie une arme pour la reconstruction écologique ».

Ce levier décisif qu’est l’injection monétaire libre de dettes peut être appliqué sur les banques publiques d’investissement et notamment la BEI – Banque Européenne d’Investissement – qui continue de se financer sur les marchés financiers à défaut de détenir le pouvoir de création monétaire. Proposée par Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne dans le livre Une monnaie écologique, cette mesure permettrait de soutenir l’institution européenne dont l’objectif est de « prêter dans le but de soutenir la croissance durable et la création d’emplois. »

Alors que la hausse de l’inflation, l’augmentation des taux d’intérêts, la guerre en Ukraine, et la crise énergétique affectent les pays européens à des degrés différents, abroger les articles 123 et 130 du TFUE (et récuser ce dernier si sa réforme s’avère impossible) s’avère un impératif de premier ordre, du fait de l’urgence climatique comme de l’imminence d’une nouvelle crise des dettes souveraines…

Jacques de Larosière : « Le système financier est devenu très fragile »

Jacques de Larosière © Julien Chevalier pour Le Vent Se Lève

Ancien Directeur général du FMI (1978-1987), ex-Gouverneur de la Banque de France (1987-1993), Jacques de Larosière a vécu de près plusieurs crises financières. Critique vis-à-vis des politiques monétaires non-conventionnelles, il juge que le surendettement et l’interventionnisme des banques centrales traduisent un dysfonctionnement économique profond, délaissant sans cesse les jeunes générations et l’investissement productif. Nous sommes allés à sa rencontre dans les bureaux de BNP Paribas, là où il exerce – à 92 ans – en tant que conseiller du Président. Hégémonie vacillante du dollar, politiques monétaires non conventionnelles de la BCE, endettement croissant des États, enjeux environnementaux et néolibéralisme : nous avons abordé avec lui ces divers enjeux. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.

LVSL – La place hégémonique du dollar est de plus en plus contestée. L’agenda sino-russe d’opposition à la monnaie américaine s’est intensifié avec le conflit ukrainien. Depuis, plusieurs pays historiquement liés aux États-Unis (Arabie Saoudite, Israël…) affirment leur volonté de se défaire progressivement du dollar. Au Brésil, le candidat Lula promet la création d’une devise commune en Amérique latine pour « se libérer de la dépendance américaine. » Pensez-vous de fait que le système monétaire international sera, à moyen/long-terme, différent de celui que nous connaissons depuis 1944 et les Accords de Bretton Woods ? 

Jacques de Larosière – Le dollar reste la monnaie internationale du système. C’est la plus grande monnaie de réserve et une monnaie de transaction extrêmement importante. Mais la monnaie américaine n’est pas la monnaie centrale parce que l’on a décidé qu’il en soit ainsi. Ce système existe parce que les États-Unis ont une économie très importante, fondamentalement assez prospère, le plus grand marché des capitaux du monde (extrêmement liquide et profond), et la première armée. C’est un pays « leader ». Ce sont ces éléments déterminants qui expliquent la force de la devise américaine.

Il est vrai que certains pays cherchent à se libérer du dollar. La Chine organise notamment des plateformes de règlements autour du renminbi dans un cadre bilatéral, voir régional/multilatéral. Si cette tendance persiste, nous pourrions voir en effet certaines diminutions du rôle du dollar dans les transactions de paiements. Les américains le prennent en compte de leur côté. Mais le phénomène sera limité et ne touchera probablement pas sensiblement le rôle de réserve que possède le dollar. Il faut distinguer la partie utilisée comme une réserve de valeur de celle utilisée comme un moyen de libeller des transactions et de les régler. Ce dernier pourrait céder quelque peu. Pour le premier, j’attends de voir. Le dollar comme monnaie centrale du système me paraît résister. En ce qui concerne la dédollarisation de l’Arabie Saoudite et d’Israël, je reste très sceptique. 

LVSL – Quelles seraient les conséquences, pour la France, d’un monde où le dollar ne serait plus la monnaie de réserve internationale ? Quel système alternatif permettrait, selon vous, la stabilité mondiale ?

Jacques de Larosière – Dans l’hypothèse où le dollar ne serait plus la monnaie de réserve, on assisterait évidemment à une fragmentation des transactions commerciales, qui ne seraient plus presque exclusivement cotées en dollar (pour le prix du pétrole notamment). Les règlements se feraient dans une autre monnaie, l’euro par exemple. Les conséquences pour un pays comme la France restent difficiles à énoncer. Mais, au-delà du choix des monnaies contractuelles, subsisterait la loi de l’offre et de la demande. Tout dépend des conditions qui présideraient à cette modification des systèmes des paiements mondiaux. Mais je peux vous dire que les personnes qui réfléchissent à ce scénario sont très prudentes quant à la réponse à cette question. 

« Pour un système alternatif, on peut toujours imaginer une monnaie internationale qui se substituerait au dollar et qui serait émise par une banque centrale mondiale. »

Est-ce que ça donnerait lieu à plus d’inflation ? À une plus grande variabilité des cotations de produits ? Difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est que cela compliquerait le système qui reste assez simple aujourd’hui. Les transactions sont libellées en dollar et exécutées pour la plupart d’entre elles dans la devise américaine. L’universalité de l’usage du dollar est un élément qui facilite les échanges commerciaux. 

Pour un système alternatif, on peut toujours imaginer une monnaie internationale qui se substituerait au dollar et qui serait émise par une banque centrale mondiale. C’était le projet que préconisait l’économiste britannique John Maynard Keynes lors de la Conférence de Bretton Woods en 1944. C’est un système évidemment très diffèrent de celui qui existe aujourd’hui, et de celui établi au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il serait plus rationnel car, en principe, une banque centrale mondiale prend en compte l’intérêt de l’ensemble de la population. Nous mettrions fin au paradoxe actuel qui consiste à ce que le système fonctionne à travers le déficit américain. Le fait que l’économie américaine soit en déficit permanent de balance des paiements permet à ce que les pays empruntent continuellement des dollars aux États-Unis. 

Si de nombreux penseurs ont considéré ce projet d’une banque mondiale, force est de constater qu’il n’a jamais pris corps. Je ne vois pas pourquoi cela aurait lieu aujourd’hui étant donné que les États-Unis restent le pays le plus important de monde, notamment dans la prise de décisions. Puisque le pays détient près de 20% des voix au FMI et qu’un tel scénario nécessité l’approbation de 85% des voix, il pourrait alors décider de tout bloquer. Je constate donc qu’un courant de pensée s’attache à cette idée, mais il me semble politiquement difficile qu’une réforme de cette ampleur soit envisagée.

LVSL – En tant qu’ancien gouverneur de la Banque de France, quel regard portez-vous sur les politiques monétaires non-conventionnelles mises en place en Europe et aux États-Unis suites à la crise financière de 2008 ?

Jacques de Larosière – J’ai beaucoup écrit sur le sujet. Vous pouvez notamment retrouver mon discours à l’Université de Columbia peu de temps après la crise de 2007-2008.

Je reproche à la politique monétaire d’avoir été, avant et après la crise, continuellement accommodante. Elle a contribué à créer sans cesse des liquidités, tout en faisant baisser les taux d’intérêt. Si ces instruments sont nécessaires lorsque l’économie souffre d’une profonde récession, on constate que la succession des épisodes économiques depuis une douzaine d’années ne sont pas faits uniquement de récession, mais de périodes différenciées. Il s’agit donc d’une politique de stimulation continue caractérisée par l’augmentation de la masse monétaire. Mais la raison pour laquelle cette politique a persisté vient de la focalisation sur l’objectif d’inflation qui devait se situer légèrement en dessous de 2%. Cet objectif s’est révélé être d’une très grande erreur. Je l’avais d’ailleurs dénoncé dès l’origine, sans succès. 

Jacques de Larosière © Julien Chevalier pour Le Vent Se Lève

La politique monétaire doit viser à l’équilibre. Elle tend à la stabilité de la monnaie, c’est-à-dire éviter une trop forte inflation et éviter la déflation. Mais elle ne consiste pas à se fixer un objectif unique d’inflation. Le but étant de limiter la hausse des prix lorsqu’elle se manifeste, ou stimuler l’économie lorsqu’il y a un risque de baisse continue des prix et d’une rétention de la demande. En réalité, nous n’avons pas vécu la déflation, ni même le risque ouvert de l’inflation. Des facteurs structurels étaient à l’œuvre. Il y avait notamment le vieillissement de la population (peu favorable à une hausse des prix), l’impact de la globalisation sur les prix à la consommation, les salaires extrêmement bas dans certains pays… Ces éléments pesaient sur le niveau des prix. Au lieu de les comprendre et de juger que l’inflation doit être légèrement inférieure à 2%, elle se serait équilibrée autour de 1%. Ce qui correspondait à l’étiage d’équilibre. 

« Aujourd’hui, la hausse des prix peut être considérée comme extrêmement dangereuse. Le système financier est devenu très fragile. »

Dans ce contexte, les banquiers centraux étaient mécontents du niveau des prix. Ils ont donc créé beaucoup de monnaie car l’objectif – arbitraire – n’était pas atteint. S’en est suivie une politique très accommodante qui a nourri la fragilité du système financier, la baisse des taux d’intérêt et la crise future. Il était évident pour celui qui observait la constance de la masse monétaire que son niveau allait au-delà des besoins de l’économie. En fait, il y a un lien entre le financement d’une part et les besoins de financement nécessaires à un accroissement de production. Lorsque ce lien est rompu, que la facilité financière est généralisée (on trouve de l’argent à 0%), on entre dans une situation de « super aisance monétaire » qui affaiblit le système financier. Tout le monde emprunte car c’est facile, mais tout le monde n’est pas nécessairement un débiteur de qualité. Il y a des emprunteurs plus ou moins résistants.

Dans ce contexte, le système n’a pas de fin car les taux d’intérêt sont très faibles donc ça ne coûte rien d’emprunter. C’est une politique plus que téméraire. Au début, elle n’a pas provoqué de désastre sur la hausse des prix « générale », mais la valeur des actifs financiers a considérablement augmenté. Il y a donc eu une très forte inflation des valorisations boursières et une faible répercussion sur les prix à la consommation. Cependant, la situation s’est déchaînée avec la crise de la pandémie, puis aggravée par la guerre en Ukraine. Les conditions de l’inflation étaient créées. L’étincelle est venue de la pandémie, mais aurait très bien pu provenir d’un autre phénomène. Aujourd’hui, la hausse des prix peut être considérée comme extrêmement dangereuse. Le système financier est devenu très fragile, raison pour laquelle je me suis dissocié d’une politique hasardeuse, et non établi par le raisonnement. 

LVSL – L’indépendance des banques centrales a été légitimée par la volonté de limiter l’inflation et d’interdire le financement monétaire. Le bilan de BCE atteint aujourd’hui plus de 8800 milliards d’euros et près du tiers des émissions de dettes publiques sont détenues par l’institution monétaire. À la lueur de cet état de fait, que pensez-vous de l’indépendance des banques centrales ?

Jacques de Larosière – Nous avons cru après la grande période de hausse des prix des années 70/80, qu’il fallait que les banques centrales soient plus indépendantes pour juguler l’inflation car elles disposeraient de plus de liberté que si elles étaient dans la main du gouvernement. Il y a donc eu tout un mouvement international – auquel j’ai collaboré – pour établir juridiquement l’indépendance de la banque centrale. Ici en France, au moment du Traité de Maastricht, nous avons changé le statut de la Banque de France et institué un système d’indépendance. 

Vous avez raison de dire que jamais l’achat de titres publics par la banque centrale n’a été aussi important qu’aujourd’hui. On a ici une contradiction avec l’indépendance des banquiers centraux et le fait qu’ils soient dévoués au financement de la chose publique. Je pense que si on voulait définir la situation de manière objective, on dirait que la BCE est devenue le grand financeur des dettes publiques. Elle ne serait évidemment pas d’accord avec cette assertion car elle expliquerait que ces achats de titres ont été exécutés à des fins monétaires pour éviter les spreads (écarts de taux) entre les pays, ce qui permet d’égaliser le terrain des taux d’intérêt. Mais c’est une illusion. En réalité, elle achète ces titres publics sur le marché secondaire peu de temps après leur émission. La BCE et la FED sont les agents financiers des États qui émettent des emprunts pour financer leurs déficits. 

Je suis donc très hostile à cette dérive que l’on appelle la suprématie budgétaire. C’est en fin de compte l’impératif budgétaire qui guide la banque centrale dans cette politique. Je l’ai écrit à de nombreuses reprises. Je pense qu’il est illusoire de prétendre qu’on est indépendant lorsque l’on finance les deux tiers de la dette publique. 

LVSL – Suite à la crise du Covid-19, l’inflation ne cesse d’augmenter. Elle atteint aujourd’hui des sommets aux États-Unis et en Europe. La BCE et la FED ont annoncé une normalisation progressive de leur politique qui se caractérise par un léger relèvement des taux directeurs. Nous voyons déjà ses effets. Les marchés financiers ont chuté de plus de 20% depuis le début de l’année outre-Atlantique. En parallèle, les taux longs augmentent. Comment voyez-vous l’évolution de cette situation à moyen-terme ? 

Jacques de Larosière – La politique monétaire est depuis longtemps très laxiste. Les taux d’intérêt sont nuls voir négatifs. Dans ce contexte, il y a toujours un phénomène de surendettement qui est annonciateur d’une crise financière. Quand on conduit une voiture, on sait que l’on n’appuie pas toujours sur l’accélérateur car cela risque de se finir mal. Il faut parfois freiner. Depuis une quinzaine d’années, nous n’avons pas appuyé sur le frein… L’accélérateur est sans cesse enclenché car nous conduisions sur une autoroute libre. Mais ces temps-ci, l’autoroute s’est un peu encombrée. Des phénomènes tels que le Covid, la démondialisation, la guerre en Ukraine… compliquent énormément le terrain des échanges économiques. Nous sommes alors sujets à des hausses de prix extrêmement importantes. 

« On ne combat pas l’inflation, mais on la laisse l’intensifier. »

Lorsque l’on a une inflation de 8%, avec des taux d’intérêt – dans le cas de l’Europe – situés à 0% ou -0.5% (taux de dépôt à la banque centrale), il faut prendre en compte l’inflation pour mesurer le degré de laxisme de la monnaie. Une inflation à 8% et des taux nominaux à 0% signifient que le taux réel est en fait de -8%. C’est du jamais vu. Autrement dit, on croirait que normaliser la politique va être un désastre. Mais la situation est tout autre. Nous n’avons pas connu de normalisation mais un accommodement supplémentaire de la politique monétaire du fait de l’éclosion de l’inflation. Il conviendrait donc, en principe, d’établir des taux d’intérêt réels positifs. Pour cela, il faudrait près de 10 points de taux nominal positif. Aujourd’hui, on est en dehors de tout ça. On ne combat pas l’inflation, mais on la laisse s’intensifier. J’ai donc un peu de réticence à répondre à cette question. 

En créant de la monnaie très abondante et pas chère, on a favorisé les opérateurs qui gèrent des fonds pour eux-mêmes, des clients ou des institutions. Si l’on prend l’exemple du CAC40, nous voyons qu’il a doublé en 10 ans. Un tel résultat équivaut à une obligation qui rapporterait du 7% par an. Dans un contexte où la banque centrale produit de l’argent à près de 0%, les plus riches en profitent et empruntent massivement sans frais. Nul besoin d’être Einstein pour comprendre qu’un emprunt à 0% associé à un rendement annuel de 7% est un luxe que seules certaines personnes peuvent se payer. Mais la question est : quelle est la bonne politique monétaire ? La raison prescrit toujours que les taux soient positifs en terme réel car l’épargne mise de côté mérite une rémunération. Elle ne doit pas être taxée comme c’est le cas actuellement. L’ennemi dans cette affaire est donc l’inflation et non pas la normalisation des taux d’intérêts. L’expérience montre que ceux qui sont frappés par l’inflation sont les revenus les plus bas et les petits épargnants. 

LVSL – On observe en Europe une divergence de plus en plus marquée quant à l’opinion des populations concernant la politique monétaire. Les Allemands souhaitent le retour à une politique orthodoxe. Les pays d’Europe du Sud, extrêmement endettés, seraient fortement touchés par ce type de mesure. Le spread (écarts de taux) entre l’Italie et l’Allemagne continue d’augmenter. Pensez-vous que le risque d’un éclatement de la zone euro soit à l’ordre du jour ? En Italie, les sondages donnent « l’Italexit » au coude à coude avec le maintien dans la zone euro dans le cas d’un référendum…

Jacques de Larosière – La volonté de faire fonctionner la zone monétaire est encore là. S’il existe des divergences entre pays européens, les Allemands ont toutefois un intérêt profond à continuer la gestion critiquable de la BCE. Car cette gestion de baisse de taux de l’euro favorise leurs exportations et augmente ainsi leur compétitivité, déjà supérieure à celle des autres pays européens. Ce qui revient finalement à une dévaluation. Les Allemands ont beau être gênés par la politique monétaire, ils vivent très bien avec. Quant aux pays du sud, ils ont la majorité au conseil de la Banque centrale européenne et ce sont eux qui déterminent la politique. 

LVSL Les défis se multiplient pour les jeunes générations : réchauffement climatique, raréfaction des ressources, prix des logements historiquement élevés, vieillissement de la population, multiplication des conflits géopolitiques…  Dans votre livre 50 ans de crises financières (Odile Jacob, 2016), vous dénoncez le fait que la politique d’endettement laisse « aux générations futures le choix entre payer une dette trop lourde ou la renier ». Comment conjuguer des dettes abyssales avec des investissements massifs et nécessaires dans des projets tels que la réindustrialisation, la transition écologique, ou l’éducation, sans faire payer les jeunes générations ?

Jacques de Larosière – Oui, il faut changer. Si l’on continue dans un système de surendettement permanent qui favorise 10% de la population la plus riche et détourne les épargnants des placements longs, on ne financera pas les grands investissements écologiques nécessaires si l’on veut vivre sur une planète à peu près vivable. L’analyse que je fais de la situation m’amène à penser que la combinaison d’une politique monétaire trop laxiste, de taux d’intérêt négatifs – c’est-à-dire la taxation de l’épargne longue – et le renflouement des gouvernements qui empruntent pour financer les dépenses courantes sans penser à l’avenir, créent une conjonction très défavorable pour les jeunes générations. On dit que l’on est intéressé par le chômage des jeunes – qui reste très élevé dans un pays comme la France – mais on ne cesse de fabriquer ce chômage.

Les arbitrages effectués ont systématiquement pénalisé les futures générations. Si l’on prend l’exemple des retraites, ce sont les jeunes qui payent pour les retraites des plus vieux. Dans ce système de répartition, les dépenses des actifs ne cessent d’augmenter du fait du vieillissement de la population. Nous observons un effet de ciseau où les recettes diminuent et les dépenses augmentent. En n’ayant fait aucune réforme sur les retraites en France depuis maintenant 5 ans, on laisse peser sur les plus jeunes des cotisations de plus en plus élevées pour financer les pertes du système des retraites.

Est-ce une bonne chose ? Je ne le pense pas. Je pense qu’il serait plus intelligent et plus honorable de laisser travailler plus longtemps les Français pour qu’ils allègent le coût des jeunes actifs. Cette proposition soulève la réprobation générale. Mais les gens ne comprennent pas que c’est en refusant l’extension de l’âge du départ à la retraite qu’ils sont entrain de sacrifier les jeunes et l’équilibre du système. On a tendance à dire que l’on « rattrape » les choses car la France est très libérale, que l’on dispose d’un système d’assurance-chômage généreux, et d’une politique de recrutement dans la fonction publique. Mais c’est une erreur. On ne rattrape rien. Ce sont les jeunes qui payent. Je constate un double langage où l’on s’apitoie sur la difficulté des jeunes à trouver un emploi et des logements alors que l’on continue de faire tout pour qu’il en soit ainsi. 

LVSL – Depuis la fin des Accords de Bretton Woods et de la convertibilité or-dollar, nous observons un accroissement considérable de la masse monétaire représenté par l’augmentation des niveaux de dettes. Certains think-tanks, comme l’Institut Rousseau, proposent d’annuler une partie de la dette publique détenue par la BCE (dans notre cas par la Banque de France), ce qui ne lèserait aucun créancier privé. Cette annulation serait alors conditionnée à des investissements productifs. Quel regard portez-vous sur cette proposition ? Faut-il penser un nouveau mode de création monétaire ?

Jacques de Larosière – Pour de nombreuses raisons, je suis tout à fait hostile à l’abandon de la dette détenue par la banque centrale. La dette est devenue la baguette magique des États pour financer leurs déficits. Elle l’est d’autant plus depuis que banque centrale peut acheter ces nouveaux emprunts. Il est tentant de répudier cette dette lorsque la pyramide des dettes a atteint des niveaux très importants. Annuler la dette serait donner raison à ceux qui empruntent sans cesse pour financer des pertes. Cela reviendrait à légitimer l’action illégitime qui convient de faire croire au public que l’on peut s’endetter indéfiniment sans conséquence. C’est moralement inacceptable. 

Par ailleurs, une annulation entraînerait une perte pour la banque centrale. Dans le bilan de la banque, cette dette a une valeur. Une perte nécessite donc une recapitalisation, qui serait payée par le gouvernement. Finalement, c’est l’histoire du serpent qui se mord la queue : le gouvernement prend un léger profit en annulant la dette, mais doit compenser le manque de capital de la banque centrale ainsi que le spread plus élevé qu’il aura à supporter à l’avenir. On pourrait aussi évoquer l’argument du « précédent ». Lorsque tu annules une fois la dette, tu peux vouloir le faire de nouveau. Ce système serait profondément inflationniste et entraine une perte subie par la banque centrale. Or, cette dernière appartient à tout le monde puisqu’elle est nationalisée. Le contribuable devra donc assumer cette perte un jour ou l’autre. 

Ce qui me dérange est aussi le fait que cette action serait produite – dans le cas de la France – par une démocratie, c’est-à-dire un système de gouvernement et de représentations qui respectent les contrats et permettent à une société d’avancer vers l’avenir. Il faut faire très attention avant de brandir une telle mesure. 

En ce qui concerne votre deuxième question, nous avons déjà pensé à différents modes de créations monétaires. Il y a notamment la « monnaie hélicoptère » qui consiste à distribuer de l’argent à partir de rien plutôt que par des intermédiaires de comptes bancaires. L’inconvénient du compte bancaire lorsque la monnaie hélicoptère est employée vient du fait qu’une partie de la population aurait tendance à épargner. Or, la volonté politique et sociale de ceux qui préconisent cette mesure nouvelle de création monétaire par voie « d’hélicoptère » est que cet argent soit dépensé, et non épargné.

Il y a une autre théorie monétaire qui a fleuri depuis plusieurs années mais qui se tient encore à l’écart du débat public du fait de l’inflation. Il s’agit de la nouvelle théorie monétaire (ou théorie monétaire moderne, appelée MMT). Pour simplifier, elle revient à dire la chose suivante : tout État qui émet de la monnaie (tant que cet État a le monopole de sa devise) peut financer l’intégralité des déficits qu’il souhaite réaliser dans sa monnaie. C’est une forme de création monétaire bien entendu. Mais elle ne répond plus à la notion historique qui a expliqué l’éclosion des banques centrales à partir du 17ème siècle, c’est-à-dire la protection de la stabilité de la monnaie. La théorie monétaire moderne n’est pas une théorie qui satisfait le principe de stabilité. Autrefois, les banques centrales considéraient que la distribution de l’argent affectait la qualité de la monnaie.

N’oubliez jamais que le fondateur de l’économie monétaire est un Français. Il écrivait dans les années 1560 et s’appelait Jean Bodin. C’était un économiste qui avait compris que la multiplication de signes monétaires face à une production stagnante/légèrement croissante, entraînerait de l’inflation. Cette pensée a donné lieu à ce que l’on appelle la théorie quantitative de la monnaie. Théorie qui n’a jamais vraiment été dénoncée puisqu’elle est valable et vérifiée par des siècles. Elle semble d’ailleurs avoir été négligée ces dernières années. Nous en payons le prix aujourd’hui avec une hausse considérable des prix.

La crise oubliée du shadow banking

© Mikel Parera

Parmi les nombreux événements politiques qui se sont inscrits dans le sillage du virus, la crise financière de mars 2020 fait partie des plus importants et, paradoxalement, des plus discrets. Couverte par le fracas de l’effondrement de l’économie réelle, la déroute généralisée du système financier survenue en quelques semaines à peine, a rapidement été oubliée et a même laissé place à une période d’euphorie sur les marchés financiers. Pourtant, cette crise désavoue une nouvelle fois le système financier contemporain et remet radicalement en question l’efficacité des réformes internationales entreprises depuis 2008. Au-delà du nouveau sauvetage de la finance par les banques centrales, l’aspect le plus dérangeant de la crise du printemps dernier réside dans les activités et les acteurs qui l’ont précipité car ils font partie d’un pan non-régulé du système financier, déjà dénoncé et tenu responsable lors de la crise des subprimes : le shadow banking.

Des cours d’actions en chute libre, le prix du baril de pétrole brièvement négatif, des investisseurs qui ne veulent même plus acheter des bons du Trésor américain… En mars 2020, la finance mondiale a connu pendant quelques semaines un krach considérable. Si cette crise a été occultée par les inquiétudes autour du virus et la nécessité de réorganiser soudainement nos vies, elle aurait cependant pu mettre K.O. l’ensemble du système financier mondial. Mais pour nombre de commentateurs, la finance n’était cette fois-ci pas en cause : l’origine de ce chaos était à chercher dans les mesures de confinement et la restriction des échanges internationaux mis en place du jour au lendemain, et donc le dérèglement total de l’économie réelle.

Toutefois, une autre raison tient à la nature même du complexe financier contemporain. Celui-ci s’articule autour d’une myriade d’acteurs et d’activités évoluant, pour la plupart, hors du système bancaire classique et hors du champ d’action des régulateurs. C’était déjà le cas lors de la crise des subprimes, bien que le débat public se soit alors focalisé uniquement sur les banques. La déstabilisation des marchés émanait d’un réseau d’acteurs et d’activités qui dépassait largement ces dernières : le shadow banking, c’est-à-dire un réseau en marge de l’intermédiation de crédit classique basé sur les prêts et les dépôts opérés par les seules banques.

Avec la possibilité offerte par la titrisation de diffuser le risque de crédit auprès de divers acteurs financiers et non-financiers, les logiques du crédit bancaire ont été substantiellement modifiées. Il ne s’agit plus d’octroyer un crédit et de le conserver à son bilan mais de l’octroyer et de le revendre aussitôt.

Le développement de ce nouveau circuit, beaucoup plus complexe, a été impulsé par l’émergence des produits dérivés et la titrisation des crédits, c’est-à-dire la transformation de ces actifs « illiquides » (ne pouvant être revendu sans une importante perte de valeur, ndlr) en titres financiers [1]. Avec la possibilité offerte par la titrisation de diffuser le risque de crédit auprès de divers acteurs financiers et non-financiers, les logiques du crédit bancaire ont été substantiellement modifiées. Il ne s’agit plus d’octroyer un crédit et de le conserver à son bilan (modèle dit originate to hold) mais de l’octroyer et de le revendre aussitôt. Il s’agit d’un nouveau modèle, nommé originate to distribute ou originate to repackage and sell, où les banques ne conservent plus à leur bilan les crédits qu’elles octroient et les laissent se revendre et se restructurer au sein d’un vaste réseau d’acteurs financiers.

La titrisation croissante a nourri un autre aspect clé du shadow banking, l’emprunt à court-terme qui s’organise principalement autour du marché des repurchase agreements (que l’on appelle aussi repo), ou le marché des pensions livrées en français. Les repo sont des transactions qui consistent à mettre en gage des titres auprès de créanciers pour garantir des emprunts de très court terme [2]. La garantie apportée par le titre mis en gage, le collateral en anglais, permet de diminuer la prime de risque, et donc le taux d’intérêt de l’emprunt. Dans un contexte d’investissements à fort effet de levier, stratégie qui consiste s’endetter pour financer une opération spéculative afin d’en obtenir une rentabilité financière démultipliée [3], l’emprunt de liquidités aux taux les plus avantageux est essentiel. On comprend également qu’avec un tel système, basé sur le collateral, la titrisation des crédits bancaires fournit la graisse qui permet de faire tourner les rouages du marché de repo en produisant massivement des titres financiers, et donc des garanties.

En d’autres termes, le réseau d’acteurs et d’activités qui constituent shadow banking met en place de l’intermédiation de crédit, c’est-à-dire la réalisation d’une interface entre épargnants et emprunteurs afin d’ajuster leurs besoins respectifs, basée sur la diffusion du risque et sur des emprunts à très court-terme. Il faut également ajouter que cette interface, contrairement au système bancaire traditionnel, se déploie sur les marchés financiers et dépend de la liquidité de marché, à savoir l’organisation efficace de la négociabilité des actifs. Cette liquidité est d’ailleurs assurée principalement par les banques, qui, depuis les années 80, ont progressivement « mobiliarisé » leur bilan en investissant massivement dans des produits financiers, reléguant leurs activités de crédit au second plan [4]. Elles sont devenues ainsi des intermédiaires de marché clés qui, par exemple, lorsque des acteurs doivent rapidement se désendetter pour faire face à des remboursements soudains, et doivent donc vendre rapidement un certain nombre d’actifs, assurent le rachat de ces derniers et les revendent ensuite avec une certaine marge.

Comment tout le système s’est paralysé

À la suite de la propagation du virus et des premières mesures sanitaires annoncées par les états du monde entier, le mouvement des capitaux sur les marchés financiers s’est caractérisé par ce qu’on appelle une course à la qualité, c’est-à-dire un déplacement des valeurs mobilières vers des placements plus sûrs et plus liquides. Les actifs risqués furent vendus massivement et furent compensés par un achat important de bons du Trésor américain, considéré comme l’actif le plus liquide au niveau mondial. Cependant, face à l’incapacité d’enrayer la pandémie et aux annonces successives de confinement à travers le monde, la course à la qualité s’est rapidement muée en une ruée vers le cash. Dans ce contexte économique inédit et incertain, les entreprises financières et non-financières, déjà fortement endettées avant la pandémie, augmentèrent considérablement leur demande de cash, et donc continuèrent à vendre leurs actifs financiers, pour assurer le remboursement de leurs dettes et disposer de la trésorerie nécessaire à leur fonctionnement. Cette ruée vers le cash était également un moyen de monétiser leurs titres financiers, dont les prix ne faisaient que chuter, avant qu’ils ne deviennent plus négociables sur les marchés financiers, donc « illiquides ». À partir du 9 mars 2020, même les titres les plus sûrs et les plus liquides comme les bons du Trésor américain ou encore les titres adossés à des créances hypothécaires, les fameux mortgage-backed securities, ne furent plus épargnés par cette demande généralisée de cash. Vendus en masse, leurs prix s’effondrèrent à leur tour, répondant au simple mécanisme de l’offre et de la demande.

L’importance de ce dernier point est de taille car il révèle l’ampleur de la crise de mars 2020. Contrairement à la logique habituelle qui prévoit l’augmentation des prix sur les marchés de la dette publique américaine lorsque les prix sur les marchés d’actions diminuent, les prix s’effondrèrent conjointement. La demande de cash fut telle qu’aucune catégorie d’actifs ne résista à ce mouvement de vente généralisée, engloutissant les derniers îlots de liquidité au sein du système financier. De plus, le système financier repose très fortement sur le bon fonctionnement du marché des titres publiques américain. Il détermine le prix de la majorité des autres actifs financiers et il est également le lubrifiant majeur du marché des repo. En effet, les bons du Trésor fournissent des garanties, ou collateral, de choix dans les transactions repo car personne ne s’attend à ce que les États-Unis fassent défaut. On comprend mieux désormais l’hystérie qui s’est emparée des marchés financiers durant quelques semaines et la réaction gargantuesque des banques centrales, qui pour éviter l’effondrement du système financier, ont racheté de la dette publique dans des proportions supérieures à 2008 en un temps record. À titre d’exemple, la Fed a racheté 775 milliards de bons du Trésor américain et 291 milliards de mortgage-backed securities entre le 15 et le 31 mars 2020 [5].

Pour les régulateurs des marchés et les grands médias, ce sont évidemment les bouleversements de l’économie réelle, c’est-à-dire l’effondrement simultanée de la production et de la consommation mondiale, qui ont conduit à cette instabilité. Ce narratif permet de ne pas remettre en question le système financier de manière structurelle.

Compte tenu de l’ampleur des événements de mars 2020, il est impératif de déterminer dans quelle mesure des acteurs ou des activités propres au système financier contemporain ont causé le dérèglement des marchés. Pour les régulateurs des marchés et les grands médias, ce sont évidemment les bouleversements de l’économie réelle, c’est-à-dire l’effondrement simultanée de la production et de la consommation mondiale, qui ont conduit à cette instabilité. Ce narratif permet aux régulateurs depuis plus d’un an de ne pas remettre en question le système financier de manière structurelle, mais plutôt d’évoquer des vulnérabilités qui l’ont empêché de se maintenir face à une récession économique inattendue. Ce scénario est en fait l’inverse de celui de la crise des subprimes : la finance ne déstabilise pas l’économie réelle, mais elle est au contraire déstabilisée par cette dernière. Avec ce tour de passe-passe, le Conseil de Stabilité Financière (organe transnational regroupant banques centrales et ministères des finances des grandes puissances, mis en place en 2009, ndlr) peut se garder de qualifier ces événements de crise et parle plutôt de tourment [6] sur les marchés financiers.

Un réseau d’interdépendances extrêmement complexe

Cependant, ce récit masque les déficiences structurelles observées en mars 2020 et leur lien avec le shadow banking. Ce dernier peut être représenté en trois blocs, les emprunteurs, les intermédiaires, et les créanciers, et tous sans exception ont participé à la crise du printemps dernier.

Les emprunteurs, par exemple les Hedge Funds, qui mettent en œuvre des stratégies d’investissement à fort effet de levier en s’endettant à court terme, se sont retrouvé en danger lors de la ruée vers le cash, notamment via des activités spéculatives sur les bons du Trésor américain, ce qui les a poussés à vendre ces derniers en large quantité et très rapidement.

De l’autre côté, les créanciers du shadow banking qui généralement, à travers des transactions repo, demandent des titres financiers en contrepartie de leur cash afin de faire fructifier leur capital, ont également été pris de panique durant la crise. Cela s’est illustré avec les Money Market Funds – fonds monétaires en français – véhicules d’investissements utilisés par les fonds de pension, les assurances, ou les gestionnaires d’actifs. Concentré sur des actifs à très court terme, ce type de fonds d’investissement se présente comme des alternatives, plus rentables, aux dépôts bancaires traditionnels tout en gardant les propriétés de ces derniers, à savoir un risque très faible et une grande liquidité [7]. Ces caractéristiques les rendent également très sensibles aux périodes d’instabilité car les investisseurs n’hésitent pas à se retirer rapidement et massivement en cas d’incertitude. En mars 2020, les fonds monétaires qui investissent principalement dans des actifs à court terme émanant du secteur privé, comme les certificats de dépôts et le papier commercial, se sont écroulés. Aux États-Unis, entre le 2 mars et le 23 mars, les investisseurs ont retiré 15% du capital total investi dans ces fonds, soit 120 milliards de dollar, un rythme qui dépasse largement celui de la crise des subprimes. Par effet de ricochet, le marché du financement à court-terme s’en est trouvé déstabilisé car la demande pour les certificats de dépôts et le papier commercial a fortement baissé à la suite de l’écroulement de ces fonds monétaires. Par conséquent, les entreprises financières et non-financières qui dépendent de ces canaux pour leur financement quotidien se sont retrouvé dans de grandes difficultés.

Schéma des échanges financiers du shadow banking. Réalisation de l’auteur.

Enfin, les intermédiaires de marché, qui constituent le noyau du shadow banking, ont été incapables d’absorber les volumes de vente de divers actifs, dont les bons du Trésor américain. Cela s’est manifesté par une augmentation conséquente de leur marge, et dans certains cas par un abandon de leur fonction d’intermédiation en ne proposant tout simplement plus de prix d’achat ou de vente. Tout cela dans un contexte où le marché de repo, qui innerve le système financier et sous-tend les trois blocs du shadow banking, est également entré en crise avec le retour des fameux margin calls, ou appels de marge en français. Afin de protéger le créancier, l’actif mis en gage, le collateral, dans la transaction repo est soumis à la fluctuation des marchés. Si ce dernier perd une certaine marge de sa valeur, le margin call s’applique et l’emprunteur doit rajouter un collateral additionnel, sous forme de cash ou d’actif, afin de rééquilibrer la transaction. Dans le contexte de la crise de mars 2020, l’effondrement général de la valeur des actifs, dont des actifs clés dans les transactions repo comme les bons du Trésor américain, a déclenché une flambée de margin calls forçant les emprunteurs à vendre leurs actifs pour obtenir du cash et réajuster les collateral. Dans un cercle vicieux, cette vente d’actifs n’a fait qu’accélérer la perte de valeur de ces mêmes actifs, suscitant encore plus de margin calls.  

Privatisation des profits, socialisation des pertes

L’économiste André Orléan définit une crise endogène au système financier lorsque ce dernier est incapable de « faire en sorte que les évolutions de prix soient maintenues dans des limites raisonnables, à la hausse comme à la baisse » [8]. Le retrait des intermédiaires de marché au moment le plus critique, la dislocation extrêmement rapide des fonds monétaires, ou encore le biais procyclique des marchés de repo illustrent une incapacité structurelle du système financier contemporain, et plus précisément du shadow banking, à stabiliser les évolutions de prix et à se maintenir lors de périodes de tension. Même si les banques centrales ont réussi à rapidement renverser la situation, au prix d’une expansion sans précédent de leur bilan, les événements de mars 2020 n’échappent pas à la qualification de « crise » et à son lot d’implications politiques.

Pourtant, bientôt deux ans après, rien ne permet d’envisager une réarticulation du régime macroprudentiel (c’est-à-dire les grandes règles de régulation financière, nldr) actuel, issu de Bâle III et centré sur les seules banques systémiques. Déjà critiqué pour cela en 2008, les régulateurs persistent à maintenir un angle mort dans la régulation financière, à savoir le shadow banking. Compte tenu de l’importance de ce complexe financier, 50% du total des actifs financiers globaux [9], on pourrait même parler de cécité. Ils semblent même vouloir continuer sa normalisation, déjà entamé en 2017 lorsque le Conseil de Stabilité Financière a cessé d’employer le terme de shadow banking en préférant celui de non-bank financial intermediation.

Le retrait des intermédiaires de marché au moment le plus critique, la dislocation extrêmement rapide des fonds monétaires, ou encore le biais procyclique des marchés de repo illustrent une incapacité structurelle du système financier contemporain, et plus précisément du shadow banking, à stabiliser les évolutions de prix et à se maintenir lors de périodes de tension.

Le pendant de ce déni est bien évidemment l’expansion du bilan des banques centrales pour remédier aux instabilités inhérentes au shadow banking. En plus de leur rôle traditionnel de prêteur en dernier ressort, les banques centrales sont également devenues des intermédiaires en dernier ressort. En effet, lorsque même les intermédiaires de marché, à savoir les grandes banques, ne sont plus capable d’absorber les ventes d’actifs et que le système financier se paralyse, les programmes de rachat d’actifs deviennent le modus operandi de la sortie de crise. Il devient également de plus en plus clair que la taille du bilan des grandes banques est de plus en plus limitée pour permettre une intermédiation stable sur le marché de la dette publique américaine, qui a explosé durant les deux dernières décennies.

Pour donner un ordre de grandeur, le total des actifs détenus par 9 des plus grandes banques américaines [10] correspond à un peu plus de 10 000 milliards de dollars, tandis que la valeur marché des bons du Trésor américain a dépassé l’année passée la barre des 20 000 milliards de dollars et pourrait atteindre 30 000 milliards de dollars dans les prochaines années. Pour conclure, nous faisons face à un processus de normalisation à deux faces : 1/ normalisation du shadow banking, et par conséquent du profit non-régulé et privatisé ; 2/ normalisation du rôle des banques centrales en tant que garants de la finance internationale via la socialisation des actifs rejetés par le marché. Un paradoxe typiquement néolibéral.

Notes :

[1] Concrètement, la banque regroupe un grand nombre de crédits et, à l’aide de techniques d’ingénierie financière, émet un titre financier ressemblant à une obligation qui est ensuite acheté par différents investisseurs. Cela signifie que les investisseurs achètent un package de crédits, plus ou moins fiables, avec une note globale donnée par les agences de notation. Dans la grande majorité des cas, cette opération de regroupement de crédits (pooling en anglais) s’accompagne d’une structuration qui créé différentes tranches de risques au sein de ce pooling afin de satisfaire une variété d’investisseurs.

[2] Il existe les overnight repo, l’argent doit être remboursé le lendemain, et les term repo qui présentent diverses échéances allant de 7 jours à 28 jours.

[3] Voir l’article Coronakrach de Frédéric Lordon (11 Mars 2020).

[4] Par exemple, de 1980 à 2019, la part des crédits à l’actif du bilan des banques françaises est passée de 84% à 38%, tandis que la part de titres financiers détenus est montée de 5% à 40%. Du côté des passifs, durant la même période, la part des dépôts à court terme a décliné de 73 % à 39 %, tandis que celle des ressources collectées sous forme de titres a progressé de 6 % à 45 % (Dominique Plihon, L’intermédiation bancaire : « La grande transformation », p.102, Revue d’économie financière)

[5] Wullweber, Joscha (2020): The COVID-19 financial crisis, global financial instabilities and transformations in the financial system, Berlin: Finanzwende/ Heinrich-Böll-Foundation.

[6] FSB(2020). Holistic Review of the March Market Turmoil

[7] Dans ce cas, il faut comprendre le terme liquidité comme la capacité de retirer aisément les fonds investis.

[8] André Orléan. De l’euphorie à la panique. Penser la crise financière, 2009.

[9] Wullweber, Joscha (2020): The COVID-19 financial crisis, global financial instabilities and transformations in the financial system, Berlin: Finanzwende/ Heinrich-Böll-Foundation.

[10] Goldman Sachs Group, Morgan Stanley, Merrill Lynch, Lehman Brothers, Bear Stearns, Bank of America, JP Morgan Chase, Citigroup, et Wells Fargo. Les chiffrent émanent de l’article de Darel Duffie, Still the world safe heaven, publié en 2020.

Heu?reka : « La crise de l’euro est une crise de la législation européenne »

Envoyé par Heu?reka, montage LVSL
© Hugo Baisez

Gilles Mitteau, plus connu sous le pseudonyme d’Heu?reka, est un vidéaste vulgarisateur d’économie et de finance. Dans ses documentaires, disponibles sur la plateforme YouTube, comme dans son livre Tout sur l’économie, ou presque (Payot, 2020), il s’attaque à des problèmes en apparence complexes comme la question de la dette souveraine, de la crise des subprimes ou encore de la réforme des retraites. Nous avons voulu nous entretenir avec lui afin de mieux comprendre son parcours et sa vision de l’économie.

LVSL – Vulgariser une discipline comme l’économie est assez compliqué : beaucoup de termes et de mécanismes sont méconnus du grand public, même s’ils ne sont pas nécessairement très complexes. Comment procédez-vous pour rendre votre propos accessible au plus grand nombre ?

Gilles Mitteau – J’ai une petite astuce qui consiste à me dire que je suis dans un bar avec des amis en train de discuter. Comme je veux essayer de transmettre des termes qui peuvent être parfois techniques, j’ai construit un personnage qui va parler en termes formels et qui est accompagné de son ami avec qui il discute ; cette deuxième personne essaie de tout reformuler pour que l’ensemble soit un peu moins doctoral. La combinaison des deux fonctionne bien, c’est une formule efficace !

LVSL – Lorsqu’on visionne vos vidéos, on a souvent l’impression que, contrairement à ce qu’affirmait Margareth Thatcher, il existe bien des alternatives concrètes à l’organisation économique de nos sociétés. Vous montrez que les économistes, loin de former un corps de métier monolithique, ne pensent pas l’économie de la même manière. Est-ce l’un des aspects qui vous a motivé à réaliser des vidéos ? 

G.M. – C’est plus le travail que je faisais en salle des marchés qui a déclenché l’envie de créer la chaîne. Lorsque je me suis lancé, je suis parti du principe que je connaissais déjà la finance et qu’apprendre l’économie n’allait pas être trop difficile car ces deux thèmes sont très connectés. Pourtant, quand j’ai cherché des livres pour alimenter mes vidéos, je me suis rendu compte qu’il existait beaucoup d’avis divergents au sein du milieu académique. Ce n’est donc pas parce que je voulais trouver des divergences que je me suis lancé mais, a contrario, je voulais plutôt comprendre ce que disait la vraie science sur l’économie. Je me suis rendu compte que le milieu académique n’était pas du tout unanime !

NDLR : Sur la question du (manque de) pluralisme en science économique, lire sur LVSL l’article de Guilaume Pelloquin : « Pour une science économique digne du monde d’après »

LVSL – Parlons maintenant des enjeux économiques actuels. D’après vous, quels sont les plus grands dangers auxquels nos sociétés vont faire face dans un avenir proche ?

G.M. – À mon avis, on aura deux choses à craindre : les enjeux climatiques et les inégalités. Le risque climatique est assez évident puisqu’il pose des problèmes dans le monde réel, physique, et pas seulement sur les fichiers Excell des traders. Les inégalités peuvent soulever des mouvements sociaux qui illustrent bien le fait que notre système économique a vraiment un problème de fond, comme ce fut le cas des Gilets jaunes. De plus, les bulles spéculatives et les crises financières représentent autant d’épées de Damoclès qui planent au-dessus de nos têtes et qui sont aussi reliées aux inégalités.

« La sphère financière s’intéresse à la valeur des choses alors que la sphère économique s’attèle à fabriquer des biens et des services. Il n’y a aucune raison pour qu’une crise de valeur se transforme en un problème de fabrication. » 

Quelque part, le fonctionnement même de la finance provoque des crises. Il ne faut pas croire que les crises financières sont particulièrement techniques. C’est juste un problème psychologique de coordination, comme lorsqu’une horde d’animaux change tout d’un coup de trajectoire. Il est très difficile de comprendre pourquoi le troupeau a tourné, ça n’est pas simplement un individu qui guide tous les autres mais plutôt les acteurs qui s’autoréférencent. Les crises financières ont toujours été là et continueront à l’être tant qu’il y aura des marchés financiers. Pourtant, il y a certainement des mesures à prendre pour empêcher le transfert des crises financières vers les dépréciations économiques. 

LVSL – Quelles mesures seraient à même d’éviter ce phénomène ?

G.M. – La sphère financière s’intéresse à la valeur des choses alors que la sphère économique s’attèle à fabriquer des biens et des services. Il n’y a aucune raison pour qu’une crise de valeur se transforme en un problème de fabrication. Il faudrait couper le lien entre les deux, et le lien le plus évident, ce sont les banques. Cette décision-là a été prise à la suite de la crise de 1929 aux États-Unis, quand les banques de dépôts ont été différenciées des banques d’affaires. Cependant, cette loi de séparation des activités bancaires a été abrogée sous le mandat de Bill Clinton. Et le pouvoir politique ne l’a pas remise au goût du jour après 2008 – ni aux États-Unis, ni en Europe, probablement parce que les banques sont beaucoup trop puissantes. Pourtant c’est à mon avis la mesure la plus efficace pour limiter les dégâts d’une crise financière.

Il y a bien sûr d’autres solutions. La réduction des inégalités en fait partie afin d’éviter la concentration de l’épargne. On pourrait aussi limiter au maximum le placement de l’épargne sur des marchés financiers qui demeurent essentiellement spéculatifs. Pourtant, on ne prend pas du tout cette direction quand on voit par exemple que la réforme des retraites semble ouvrir la voie à un futur système par capitalisation. Aucun système de retraite par répartition ne peut causer de bulle spéculative ni de crise financière alors qu’un système par capitalisation – avec des fonds de pension qui placent l’épargne des travailleurs sur les marchés – peut largement y participer.

LVSL – Récemment, l’effondrement du fonds spéculatif Archegos a ravivé les craintes d’un krach boursier de grande ampleur, que l’on annonce à intervalles réguliers. Pour vous qui avez travaillé sur les marchés financiers par le passé, une telle explosion est-elle inévitable dans un futur proche ?

G.M. – Est-ce qu’il y aura une crise financière ? Je pense que oui. Est-ce qu’elle arrivera bientôt ? Je n’en ai aucune idée. L’important n’est d’ailleurs pas de prédire la date d’une telle crise mais de comprendre les phénomènes systémiques qui pourraient la provoquer. Les crises financières, il y en aura tout le temps ; ça fait partie de l’essence même des marchés financiers. Il faut bien comprendre que les marchés financiers sont auto-référentiels : lorsqu’un acteur financier prend une décision, elle est immédiatement perçue comme une information qui incite à l’action. L’achat pousse à l’achat, qui pousse à plus d’achat et inversement. Fondamentalement il y aura toujours des krachs boursiers et des crises financières. Il est pourtant impossible de savoir quand aura lieu la prochaine car un krach est un phénomène psychologique. Il nous est seulement possible de constater qu’il y a des éléments inquiétants qui pourraient participer à déclencher une crise. Je pense, encore une fois, au risque climatique et aux inégalités.

« Pourquoi se baser sur la dernière transaction pour valoriser les actions ? Tout simplement pour causer de fortes variations de valeur qui peuvent faire peur ! »

Si la finance n’était pas spéculative et avait vraiment pour rôle d’essayer de prédire le destin de l’économie, les financiers se préoccuperaient de ces problèmes. Pourtant, ces derniers ont peur de certains phénomènes dont ils ne devraient pas s’inquiéter s’ils comprenaient mieux l’économie. Je pense notamment à la dette. Les crises financières et économiques sont en outre très connectées à nos règles comptables actuelles qui sont complètement dépassées.

LVSL – Pouvez-vous être plus spécifique sur ce point ? 

G.M. – Il nous faut comprendre qu’une crise financière est une crise causée par la perte de valeur que l’on donne à des biens. Du jour au lendemain, certains actifs peuvent perdre de la valeur mais ne disparaissent pas pour autant. Même lors d’une crise, une entreprise qui perd de la valeur reste ouverte et les gens continuent d’y travailler. Il n’y a aucune raison que cela nous empêche de les utiliser et de continuer à vivre normalement comme d’habitude. C’est l’aveuglement vis-à-vis de nos règles comptables qui cause l’arrêt de la machine. On pense que tout devrait s’arrêter de fonctionner si la valeur des choses venait à descendre en dessous d’un certain seuil. C’est une règle totalement arbitraire. Dans notre système actuel, la valeur est définie par le prix de la dernière transaction. Cela signifie que si je possède plusieurs actions et que quelqu’un décide de m’en acheter une en échange de 40 euros, alors comptablement, je dois déclarer que toutes mes actions valent 40 euros. Si le lendemain, quelqu’un m’achète une autre de mes actions pour 35 euros, alors je dois désormais déclarer qu’elles valent 35 euros. Pourquoi se baser sur la dernière transaction pour valoriser les actions ? Tout simplement pour causer de fortes variations de valeur qui peuvent faire peur !

On pourrait par exemple décider de se référer à l’historique des trois dernières années de transactions et d’en faire une moyenne. Nous limiterions alors grandement les effets de panique. De plus, dans notre système, une entreprise financière comme une banque s’arrête de fonctionner si la valeur des actifs financiers qu’elle possède tombe en dessous d’un certain seuil correspondant à la quantité de dette qu’elle doit rembourser. À partir du moment où on commence à penser que la valeur conférée à une action – ou à un produit financier en général – n’est pas celle de la dernière transaction mais se réfère à un historique, les variations de prix sur les marchés financiers deviennent beaucoup moins importantes. On passerait d’une mer agitée avec des creux de plusieurs dizaines de mètres à un océan calme où une tempête pourrait difficilement se déclarer. De même, décider qu’une entreprise doit fermer lorsque la valeur de ce qu’elle possède descend en dessous d’un certain seuil est une règle idéologique. Nous pourrions très bien abaisser ce seuil sans que ce soit illogique.

LVSL – Vous avez évoqué dans vos vidéos le problème du trading haute fréquence que pratiquent des fonds comme Blackrock. Cette finance à très haute vitesse peut-elle entraîner des crises qui n’auraient pas lieu d’être ?

G.M. – Le trading haute fréquence peut effectivement précipiter les cours dans un sens ou dans l’autre, avec des algorithmes qui interagissent et font, in fine, monter ou baisser un prix. Le mécanisme est toujours le même : un algorithme, par ses achats et ventes répétés, provoque une petite hausse ou baisse de prix ; ce changement est interprété comme une information positive ou négative qui pousse alors d’autres algorithmes à acheter ou vendre et donc, à faire monter ou baisser le prix. Un tel événement peut provoquer un krach de la valeur qui se transmet à l’économie réelle par le prisme de règles comptables.

LVSL – Vous venez de publier un documentaire sur la question de la dette détenue par la Banque Centrale Européenne (BCE). Plusieurs personnalités, à l’instar de Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean, plaident pour son annulation. Cette proposition radicale devrait-elle être plus abordée dans le débat public ou est-elle totalement irréalisable ?

G.M. – Elle n’est pas du tout irréalisable. Pourtant, cette proposition touche à des dogmes, à une idéologie. Elle nous invite à réfléchir à notre conception de la dette. Qu’est-ce que la dette ? Ce sont des contrats que l’on signe entre nous, des règles, des lois. C’est comme si on disait du code civil qu’il ne faut surtout pas y toucher alors que c’est nous-même qui l’avons conçu. Si le code civil ne nous convient plus, rien ne nous empêche de le modifier… Pour l’instant l’annulation de la dette est une question qui choque encore. Ce que montrent des économistes comme Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne, c’est que, dans le cadre des lois existantes, il serait possible de l’annuler sans qu’aucun épargnant ne soit lésé. Ces derniers montrent également que nous devons à tout prix désacraliser la dette, qu’il faut arrêter de la penser dans les termes suivants : « il faut rembourser la dette, nous n’avons pas le choix ». Si, dans le passé, nous avons décidé qu’il fallait à tout prix rembourser cette dette, rien ne stipule qu’on ne doit pas réinterroger cette règle aujourd’hui.

NDLR : Sur la question de la dette, lire sur LVSL l’entretien réalisé par Nicolas Vrignaud : Eric Toussaint : « 59 % des montants de la dette réclamés à la France sont illégitimes »

LVSL – Justement, de nouveaux courants économiques, comme la MMT (Modern Monetary Theory), proposent de renouveler notre manière de concevoir la dette étatique. Stéphanie Kelton est une personnalité influente de cette mouvance. Elle propose de sortir du « mythe du déficit » où les dépenses publiques sont trop souvent considérées comme un problème. L’État, à l’inverse des ménages qu’il fédère est capable, par le prisme de sa Banque Centrale, d’émettre de la monnaie. Que pensez-vous de ces constatations ?

G.M. – J’ai lu Le mythe du déficit de Stéphanie Kelton. C’est un ouvrage très intéressant. Le cadre de raisonnement est excellent puisqu’il permet de comprendre en détail le fonctionnement de l’économie moderne. C’est une théorie très monétaire, donc centrée sur la monnaie, qui permet de comprendre comment cette dernière est créée, puis détruite et comment s’articule sa relation avec la dette.

Mon seul souci avec cette théorie, c’est qu’elle est, comme souvent avec les théories monétaires, légèrement simplificatrice. La MMT n’est pas une théorie uniquement descriptive mais également normative. Elle décrit un monde monétaire qui inclut d’ores et déjà les réformes qu’elle souhaiterait voir advenir. La simplification majeure de la MMT est d’associer État et Banque Centrale, de les faire fusionner en une seule et même unité. La réalité ne correspond pourtant pas à cette description. La Banque Centrale Européenne (BCE) est complètement indépendante vis-à-vis des États membre ce qui lui vaut de nombreuses critiques de la part de Stéphanie Kelton. Il y a une également une certaine indépendance de la banque centrale américaine, même si cette dernière doit rendre des comptes au pouvoir politique. La MMT va faire fusionner ce pouvoir avec la banque centrale en montrant que lorsqu’un État prend une décision, la banque centrale va immédiatement réagir et appliquer ce que préconise l’État.

NDLR : Pour en savoir plus sur la MMT, lire sur LVSL l’entretien réalisé par Politicoboy : Stephanie Kelton : « pour garantir le plein emploi, sortir du mythe du déficit ».

Or, force est de constater que ce schéma ne s’applique pas à la réalité. La théorie est donc descriptive, dans le sens où elle arrive très bien à décrire la circulation de la monnaie entre les banques, les entreprises, les particuliers et un bloc État/banque centrale. Elle montre d’ailleurs à quel point ce bloc État/banque centrale est souhaitable et fonctionnerait très bien. Mais la réalité c’est que pour le moment, État et banque centrale sont bien des entités distinctes.

LVSL – La MMT plaide pour l’inverse de ce que l’on observe aujourd’hui où sont préconisées les Banques Centrales indépendantes du pouvoir politique…

G.M. – Oui, totalement. La MMT plaide pour un contrôle démocratique sur cette institution centrale pour notre économie. La Banque Centrale devrait être une institution politique comme les autres, avec des lois capables de faire tomber les représentants de cette organisation, de relancer des élections. Il faut que le peuple en ait le contrôle définitif. Rien ne justifie qu’elle soit une machine purement technocratique.

LVSL – Vous avez analysé dans une série de vidéos la crise économique qui a affecté l’Union Européenne en 2010. Vous montrez que nous avons beaucoup d’idées reçues, éloignées de la réalité, sur cette période. Quelles sont celles que vous souhaitez le plus déconstruire ?

GM – On pense trop souvent la crise de l’euro comme une crise de la dette souveraine alors qu’on devrait davantage chercher son explication dans la réglementation européenne. C’est une crise venue des règles financières que l’on s’est auto-imposé, la zone euro a mal été construite. Les dépenses des uns sont les revenus des autres. Jusqu’à la crise de 2008, les États ne dépensent pas de manière excessive, c’est plutôt le secteur privé – les particuliers et les entreprises – qui investit et consomme beaucoup. A partir de 2008, à cause de la panique financière liée aux subprimes, le secteur privé se met à avoir peur et réduit ses dépenses. On perd donc des revenus : s’il y a moins de dépenses au niveau global, il y a moins de revenus. Les États ont essayé de se mettre à dépenser plus afin de combler ce manque et de maintenir les revenus à des niveaux semblables à celui d’avant 2008. Pendant que le secteur privé remboursait plus de dettes qu’il n’en créait de nouvelles, le secteur public a fait l’inverse : il s’est mis à augmenter sa dette afin de pouvoir plus dépenser. Tous les États ont la capacité de faire ça sans problème puisqu’ils sont connectés plus ou moins directement à leur banque centrale. Mais nous sommes la seule zone monétaire au monde où on a coupé aussi radicalement ce lien. Résultat : les États s’endettent sur les marchés financiers, et si les marchés financiers disent « Non, je ne veux pas vous prêter », alors nos État se retrouvent dans une situation délicate.

Dans beaucoup d’autres pays, la banque centrale a le droit de participer à cette sorte d’enchère sur les marchés. C’est-à-dire que finalement les marchés financiers connectent l’État avec des investisseurs variés, dont la banque centrale. Cette dernière peut imprimer autant de monnaie qu’elle le souhaite et donc in fine acheter autant de dette qu’elle le veut. En zone euro, l’État doit aller sur les marchés financiers sans aucune aide de sa banque centrale. Or la finance a tendance à aider ceux qui ont le moins besoin d’aide et à ne pas aider ceux qui en ont le plus besoin, c’est classique en période de crise, cela s’appelle le « flight to quality » (l’envol vers la qualité).

Pendant la crise de 2008-2009, les situations économiques des différents pays se sont détériorées, les financiers ont arrêté de prêter aux pays du Sud du fait d’un manque de confiance. On s’est très vite retrouvé avec ce que beaucoup ont appelé à tort une crise de la dette souveraine qui est en réalité une crise de la législation européenne. Il n’y a pas de crise de la dette souveraine au Japon, aux États-Unis, en Chine, parce qu’il n’y a aucune raison que l’État n’ait pas accès à du financement, quel que soit le montant. Nous en Europe on a décidé qu’un tel fonctionnement n’était pas souhaitable et on s’est pris une crise tous seuls. Nous l’avons créée nous-même, avec nos règles.

« Aux États-Unis, on peut changer très facilement de politique économique et monétaire parce que la Constitution n’est pas très précise à ce sujet. En Europe, pour modifier un traité, l’équivalent d’une constitution, il faut négocier à 27 ».

Notre solution principale a été de faire de l’austérité, ce qui a posé énormément de problèmes. Le Produit Intérieur Brut (PIB) grec a baissé d’un quart. C’est énorme ! La crise a été causée par le secteur privé qui a fait de l’austérité, et la réponse a été de dire que le public devait faire de même. Si les dépenses sont réduites dans le secteur privé et dans le secteur public, il y a une double réduction des revenus pour la population en général, donc une double crise. Certaines institutions sont depuis revenues sur ce problème. Le FMI a par exemple admis avoir fait une erreur en favorisant l’austérité, notamment en Grèce.

LVSL – Certaines idées reçues relatives aux pays européens dits « du Sud » se sont largement diffusées dans l’espace public. À quels acteurs ont-elles profité ?

G.M – Il est très pratique de trouver un bouc émissaire. Dans de telles situations, soit c’est notre système qui est mal foutu, soit c’est que ces gens l’ont mérité. Quand on se retrouve face à des gens qui se mettent à perdre énormément du jour au lendemain, quand on a des images de Grecs à la rue, qui n’ont pas de soins, la réaction récurrente est de nier la réalité. Il est beaucoup plus facile de dire que c’est la faute des gens et qu’ils sont responsables de leur propre sort, que ce sont des cigales qui ont chanté tout l’été. Cela permet de pas remettre en cause tout le système dans lequel on vit, le système économique et financier qu’on a mis en place. C’est une solution de facilité qui permet d’éviter de se regarder dans le miroir et de se remettre en question.

LVSL – Neuf mois après son annonce en grande pompe, le plan de relance de l’Union Européenne patine toujours. Pendant ce temps, les États-Unis et la Chine ont déjà investi des sommes colossales pour que leurs économies puissent faire face à la crise sanitaire que nous traversons. Par impuissance politique ou par dogmatiste économique, sommes-nous en train de reproduire les mêmes erreurs qu’il y a 10 ans ?

G.M – Je ne pense pas que l’on reproduise les mêmes erreurs du passé tant que l’austérité n’est pas préconisée. Le moment où on entendra parler d’austérité au niveau européen, de la part de la Commission, là on pourra se dire que l’on refait exactement les mêmes erreurs. Pour l’instant on assiste plutôt à des déclarations des institutions européennes qui vont dans le sens de l’endettement des États membres. Après, en termes de montants injectés dans l’économie, on est beaucoup trop faibles. C’est dû à un mélange de difficulté de négocier à 27 et à la présence d’une idéologie de fond qui reste très libérale, très conservatrice. L’Europe est dépendante de sa construction, des règles qu’elle a mises en place. Pour d’autres pays, les règles sont beaucoup plus facilement transformables, il suffit d’un nouveau gouvernement pour faire tomber une loi et en mettre une autre à la place, les règles ne sont pas aussi contraignantes. Aux États-Unis, on peut changer très facilement de politique économique et monétaire parce que la Constitution n’est pas très précise à ce sujet. En Europe, pour modifier un traité, l’équivalent d’une constitution, il faut négocier à 27. Pour l’instant je n’ai pas l’impression qu’on refasse les mêmes erreurs, du moins tant que la Commission ne se remet pas à brandir la règle des 3%.

LVSL – Dans le futur, la question de l’austérité risque pourtant de revenir sur le devant de la scène. Des documents comme le rapport Arthuis attestent de ce phénomène…

Dans le futur, c’est un discours qui va évidemment revenir puisqu’il est utilisé par des conservateurs pour se faire élire. Ça va être un combat plus politique qu’économique. Beaucoup d’économistes préconisent de ne pas administrer de nouvelles « cures » d’austérité. Mais cela va revenir c’est certain, parce que le combat de la relance keynésienne contre l’austérité est un débat vieux comme le capitalisme. J’ai l’impression que les économistes vont plutôt pencher du côté de la relance, mais il n’empêche que la population choisit ses dirigeants, et si on vote pour des politiques de droite, on aura de l’austérité.

LVSL – La réforme des retraites pourrait faire son retour une fois la crise COVID enfin derrière nous. Il est fort probable que le passage à la retraite par points sera alors présenté comme une nécessité absolue. Vous qui avez réalisé de nombreuses vidéos sur le sujet, pouvez-vous nous rappeler le choix de société auquel correspond l’abandon du système par répartition pour ce système à points ?

La question des retraites est encore une fois un combat idéologique plutôt qu’un débat technique. Il y a plusieurs manières de concevoir les retraites. Dans le système qu’on est en train de mettre en place, la retraite que l’on va percevoir correspond aux sous que l’on a gagnés dans sa vie, comme une épargne. Dans ce type de système « à points », on prend un petit pécule chaque mois aux personnes qui travaillent pour le leur rendre plus tard à l’âge du départ en retraite. C’est une sorte de système par capitalisation dans le sens où on est dans une logique d’individualisation, chacun a la retraite qu’il « mérite ».

Le système vers lequel il faudrait aller, si on veut réduire les inégalités, c’est au contraire un système qui se demande quel est le minimum dont une personne a besoin pour vivre quand elle est retraitée et quel est le maximum qu’on envisage de donner à une personne en retraite. On devrait à mon avis beaucoup plus s’interroger au niveau collectif qu’au niveau individuel.

LVSL – Pourtant, la retraite par points est constamment justifiée par une prétendue fragilité du système actuel qu’il incombe de réformer.

Effectivement c’est toujours la même chose. Pourtant, il y a plusieurs rapports qui montrent que ce n’est pas un souci de financement. La monnaie n’est pas une ressource rare et finie, c’est une construction sociale qui n’est pas disponible en quantité limité. Ce qui compte, c’est de ne pas inonder l’économie avec de l’argent que le système de production ne peut absorber. On a en France un système productif qui crée des biens et des services. La question que l’on doit se poser est de savoir si ce système est sous-utilisé ou pas. S’il l’est, il n’y a aucun problème à imprimer de la monnaie. On peut même donner plein d’argent à la population et forcer les entreprises à embaucher afin de faire augmenter l’utilisation de ce système productif à 100%. Si en revanche notre société est déjà proche du maximum de ce qu’elle peut produire, il faut faire attention car ajouter de la monnaie dans l’économie peut provoquer deux choses : soit cela encourage les entreprises à agrandir leurs usines et c’est plutôt positif, soit cela les encourage à augmenter leurs prix. C’est la grande peur de l’inflation.

« La question de la croissance économique et de son impact sur l’environnement doit être attaquée du point de vue de la répartition des richesses : comment fait-on pour s’assurer que tout le monde a bien accès à ce dont il a besoin ? »

Finalement, pour les retraites si on a 100 euros de dépenses et 70 euros de recettes, les 30 euros restants peuvent très bien venir de la planche à billets, de la création monétaire. Cette planche à billets est nécessaire et ne s’arrête jamais. Chaque année il y a de la création monétaire et lorsque cette création est négative – c’est-à-dire quand on détruit de la monnaie – on a souvent affaire à une crise économique. Je ne vois pas pourquoi le déficit des retraites ne pourrait pas être un point d’entrée de la nouvelle monnaie dans l’économie, de la même manière qu’il faut des investissements, des entreprises qui décident de dépenser plus que ce qu’elles gagnent pour financer les profits des autres. Les déficits des uns sont les profits des autres. Au-delà du fait qu’il existe des rapports montrant que le système des retraites se stabilise financièrement et qu’il n’y a pas forcément besoin d’une réforme, le système pourrait très bien être bénéfique pour la société s’il était en déficit.

LVSL – Si l’on injecte toujours plus de monnaie dans l’économie et que l’on pousse à l’endettement, n’y a-t-il pas un risque de pousser à une consommation excessive ? Le trop-plein de monnaie n’est-il pas un problème pour l’environnement ?

Il y a un problème plus profond qui est de voir l’économie comme un système de production puis de répartition de la production dans la population. Notre système de production pollue, son empreinte écologique est clairement insoutenable, il faut donc ralentir, ce qui signifie fabriquer moins, avoir moins, posséder moins. Pourtant, notre mécanisme de répartition de la production est basé sur le travail. Si on commence à fermer certaines industries, tous les gens qui y travaillent n’ont plus accès à rien. Le problème se situe essentiellement au niveau de la répartition. On pourrait limiter la production, mais on est contraints de ne pas le faire parce que notre système de répartition de la richesse est basé sur les revenus issus du travail. La question de la croissance économique et de son impact sur l’environnement doit être attaquée du point de vue de la répartition des richesses : comment fait-on pour s’assurer que tout le monde a bien accès à ce dont il a besoin ?

Pour l’instant, il y a évidemment tout un filet de sécurité sociale, mais il n’est pas suffisant si on ne travaille pas pendant une longue période de temps. On voit en France que l’on n’arrête pas de réduire les droits des chômeurs et des précaires, c’est un vrai problème. Il faut imaginer un village sur une île où tous les jours il faut s’assurer d’avoir de l’eau potable, d’avoir de la nourriture, de s’occuper des enfants, etc… Personne n’a déclaré que tout le monde devait travailler sur l’île : si le travail de 40 personnes seulement est nécessaire mais que l’île compte 150 habitants, on peut organiser un roulement. On vit dans une société où la règle de fonctionnement stipule que tout le monde doit travailler tous les jours, tout le temps, sinon il n’a pas l’argent pour avoir accès à la nourriture, au logement. Cela ne veut pas dire que l’on n’a pas assez de logements ou de nourriture. C’est la personne qui ne travaille pas qui n’y a pas accès, indépendamment du fait que la richesse dont elle a besoin a bien été produite. C’est un vrai problème. Ce qui compte, c’est qu’il y ait assez de ressources dans l’économie et qu’on se les partage. Nous n’arrivons pas à raisonner comme cela parce que notre économie est trop complexe ; on part du principe que tout le monde doit toujours travailler. Comme on améliore sans cesse les techniques de production, si on veut que tout le monde travaille, il faut produire plus. Le cœur du problème, c’est ce mécanisme de répartition.

LVSLQuels sont les thèmes que vous n’avez pas encore abordés dans vos vidéos ou dans votre livre et que vous aimeriez étudier dans le futur ?

Il y en a plein ! La Modern Monnetay Theory que l’on a déjà évoquée. Il y a également pleins de grandes questions autour de l’inflation. En ce moment on parle beaucoup d’argent magique et j’aimerais bien parler de cette grande peur des années 1970 qui revient, aborder ce problème directement et apporter un regard critique en expliquant par exemple qu’il y a plusieurs inflations. En effet, tout le monde n’a pas les mêmes revenus et donc n’achète pas les mêmes choses. Est-ce que ça a du sens d’avoir un chiffre de l’inflation qui correspond à une moyenne globale alors que les 10% des Français les plus pauvres n’achètent pas les mêmes choses que les 10% les plus riches ? Est-ce qu’on ne devrait pas avoir plusieurs chiffres de l’inflation qui correspondent à plusieurs catégories de personnes ? C’est quelque chose que j’aimerais aborder, avec la question centrale de l’immobilier et du coût du logement. Il y a également le sujet du découplage : est-ce qu’on est capables de continuer de faire croitre le PIB sans avoir une augmentation des émissions de CO² ? C’est une grosse question qu’on me pose, et je pense qu’il y a une ou plusieurs vidéos à faire sur le sujet. 

La crise économique du coronavirus expliquée à tous

Cours de bourse en chute. @jamie452

À l’heure où le gouvernement engage un déconfinement progressif, l’activité économique est restée gelée dans de nombreuses entreprises depuis deux mois. Une crise économique de grande ampleur est devant nous. Cet article s’adresse aux personnes peu familières de l’économie, en expliquant les mécanismes de base qu’entraîne la crise sanitaire due au coronavirus sur l’économie, afin que chacun puisse comprendre les enjeux de la récession à venir. En ce sens, il ne vise pas l’exhaustivité mais fait davantage office d’introduction.


Commençons par le plus simple : en économie, on raisonne généralement en termes de confrontation de l’offre (la production de biens et services des entreprises et de l’État) et de la demande (la consommation des ménages, mais aussi les dépenses d’investissement des entreprises et de l’État).

La plupart des crises connues par le capitalisme libéral sont des crises de demande, c’est-à-dire une situation où l’offre est trop élevée comparativement à la demande ; pour le dire de manière moins ampoulée, les gens n’ont plus assez d’argent (ou ne dépensent pas assez) pour acheter ce qui est produit, ce qui conduit les entreprises à vouloir moins produire, donc à licencier, ce qui diminue à nouveau la demande, et ainsi de suite. La forme la plus commune de la crise de demande est la crise financière, où un certain nombre de personnes ou d’entreprises n’ont plus assez d’argent pour rembourser leurs dettes.

Connaissons-nous une crise de demande ? Oui, car le confinement a conduit les ménages à épargner davantage, et donc à moins consommer (à part dans le secteur alimentaire), et les entreprises à (beaucoup) moins investir par peur de l’avenir. Ainsi, la demande chute, cela ne fait pas de doute, et c’est une des raisons pour laquelle l’offre chute.

Une seule des raisons ? Oui, car, fait rarissime (voire nouveau), la crise de la demande se cumule à une crise d’offre provoquée volontairement. Des entreprises ne peuvent plus produire à cause des mesures prises pour contenir l’épidémie. Pour imposer une distanciation physique entre les personnes, certaines activités ont été interdites, puisque les conditions de celles-ci concentraient les personnes dans un même lieu (bars, restaurants, centres commerciaux, cinémas, etc.). D’autres se voient contraints d’utiliser le télétravail (notamment parmi les emplois de bureau), ce qui peut compliquer la production [1]. Le commerce international tourne également au ralenti notamment du fait des restrictions sur les voyages internationaux et du renforcement des contrôles aux frontières, or de nombreuses entreprises ont besoin d’importer des biens pour continuer à produire [2]. Enfin, la fermeture des écoles contraint un certain nombre de parents à devoir trouver des solutions de garde, ce qui est particulièrement compliqué lorsque le télétravail n’est pas possible, c’est-à-dire dans une majorité des cas ; ce qui conduit certains parents à devoir rester chez eux et à ne pas pouvoir travailler [3], et d’autres à voir leur travail entravé.

Il est à noter que, contrairement à ce qui a parfois été affirmé, toutes les entreprises ont la possibilité de continuer leur activité, si elle n’implique pas de rassemblement et que certaines mesures sanitaires sont respectées.

Si l’on en croit l’estimation de l’OFCE du 20 avril dernier, le secteur le plus atteint est celui de la construction (en raison des mesures sanitaires difficiles à faire appliquer sur les chantiers, et des ruptures des chaînes d’approvisionnement), suivi de l’hébergement-restauration, pour des raisons évidentes. D’autres secteurs ont vu leur production de valeur chuter d’au moins 40 %, notamment ceux liés aux transports (les transports eux-mêmes, matériels de transport, la cokéfaction et le raffinage), au commerce ou aux services aux entreprises (parmi lesquels nous retrouvons notamment les sous-traitants ou les activités de conseil).

Double crise d’offre et de demande : pourquoi est-ce un problème ?

L’économie de marché est une sorte de « machine à créer de la croissance ». Elle produit toujours plus et ne peut pas être arrêtée comme cela : il faut, à minima, payer les salariés et les loyers, sinon c’est la faillite, et les licenciements. Sans ressources suffisantes, cela implique de s’endetter [4].

Si l’endettement des entreprises pose lui-même problème puisqu’il faut que les entreprises puissent rembourser plus tard, un autre problème se pose : pour s’endetter, il faut qu’il y ait des institutions qui acceptent de prêter. Or, ces institutions elles-mêmes ne doivent pas faire faillite. C’est ainsi qu’on passe de la sphère de l’économie réelle à celle de la finance.

Les banques commerciales qui réalisent ces prêts sont très frileuses en période de crise : pour prêter, il faut être à peu près sûr que le nombre de personnes qui ne rembourseront pas ne sera pas trop élevé ! C’est loin d’être garanti en ce moment. C’est pour cela que l’État français a affirmé garantir les prêts à hauteur de 300 milliards d’euros, en partenariat avec la Banque Publique d’Investissement (BPI). Si une entreprise ne rembourse pas, l’État empruntera lui-même auprès des marchés financiers pour racheter les dettes des entreprises défaillantes, permettant par ce biais de rembourser les banques, pour un maximum de 300 milliards. Mais alors, que sont les marchés financiers ? En faisant un gros raccourci, on peut dire que c’est la Bourse. Ce qu’il faut retenir, c’est que prêter à l’État est considéré comme faiblement risqué car la probabilité qu’il rembourse est très forte [5].

Alors, tout va bien, les banques prêtent à nouveau ? Certes un peu plus, mais il y a un autre problème : la Bourse chute, ou du moins, elle chutait dans la deuxième moitié de mars et il est toujours possible qu’elle fasse une “rechute”. Qu’est-ce que la bourse ? C’est un marché où s’échangent des actifs financiers. Lorsqu’on dit que la Bourse baisse, ça veut dire que les prix de ces actifs diminuent. La valeur de la Bourse représente la valeur (théorique) des actifs financiers, dont les plus connus sont les actions, c’est-à-dire les titres de propriété des entreprises. Autrement dit : la valeur théorique des entreprises chute (car les propriétaires estiment que les bénéfices vont chuter, pour le dire vite). Mais en soi, on pourrait s’en ficher royalement : tout ce que cela change sur le court terme, c’est une baisse de la rémunération des actionnaires (les propriétaires de l’entreprise) et autres acteurs financiers. Et aussi, plus problématique, une baisse des retraites par capitalisation, qui restent heureusement peu répandues en France (il en est autrement, par exemple, des Pays-Bas…). Autre conséquence fâcheuse : les dirigeants sont souvent mis sous pression par les actionnaires pour restaurer leurs profits en baissant leurs coûts, parmi lesquels les salaires, ce qui peut entraîner des licenciements et une dégradation des conditions de travail.

Mais revenons-en aux banques : quasiment tout ce qu’elles possèdent, ce sont des actifs financiers. Lorsque la valeur théorique des entreprises baisse, cela veut dire que la valeur des possessions des banques chute drastiquement. Or, principalement en raison de normes comptables, une entreprise ne peut pas posséder moins que son niveau d’endettement – cela vaut aussi bien pour les entreprises classiques que pour les banques commerciales. Si cela arrive, il y a alors une faillite dite d’insolvabilité, c’est-à-dire que la faillite est non négociable. Si la banque ne peut plus prêter, toute l’épargne qu’elle détient part en fumée – c’est-à-dire, toutes vos économies si vous êtes client de cette banque. C’est pour cela qu’un Fonds spécifique permet une garantie bancaire des dépôts pour indemniser les déposants.

Pour éviter cette situation, la Banque Centrale Européenne, surnommée la « banque des banques », intervient avec un outil du nom de « quantitative easing » (ou assouplissement quantitatif en français). La banque centrale rachète les créances[6] des banques (les titres de dettes privées ou publiques qu’elles détiennent) avec de l’argent frais qui permet aux banques de continuer leurs activités. La Fed, banque centrale étasunienne, pratique le même genre de politique. Concrètement, les banques centrales créent directement de la monnaie pour racheter ces actifs auprès des banques afin de diminuer le risque bancaire. La dette est transformée en monnaie (on parle aussi de « monétisation de la dette »). La banque centrale européenne fait d’une pierre deux coups : elle sauve directement les banques, qui peuvent continuer à leur tour à prêter de l’argent aux organisations qui en ont besoin. C’est ce qui permet au système économique de se maintenir et de garantir la confiance des entreprises et des ménages. Étant donné que les indices boursiers sont fortement repartis à la hausse durant le mois d’avril, la BCE et la Fed ont atteint leur objectif de ce point de vue – du moins pour le moment.

Pour résumer, notre économie connaît une crise à laquelle il est extrêmement difficile de faire face puisque l’économie de marché est totalement incompatible avec un arrêt planifié de l’activité. Les dangers sont liés à l’endettement des entreprises qui entraînent des faillites et une montée du chômage, à l’endettement public, qu’on devra gérer plus tard [7], et à l’instabilité financière qui pourrait entraîner des faillites bancaires, ou au minimum un accès restreint à l’emprunt (qui, au passage, contraint également les possibilités d’investissement). Il est à noter que l’OFCE estime à 620 000 le nombre de chômeurs supplémentaires lié au confinement, ce qui représente une augmentation du nombre de chômeurs de près d’un quart.

L’inflation, un risque réel ?

Nous pouvons évoquer un dernier risque : l’inflation, c’est-à-dire la hausse généralisée des prix des biens et services. Le risque d’inflation n’est pas principalement lié, comme on l’entend parfois, à la création monétaire par la Banque Centrale (les 750 milliards dont nous avons parlé). En revanche, si trop d’entreprises font faillite ou ne sont pas en capacité de reprendre la production à la suite du confinement, et que l’épargne accumulée est dépensée, que les investissements reprennent en partie, alors il pourrait y avoir une hausse brutale de la demande sans que l’offre ne puisse suivre. C’est une situation où il n’y a pas assez de biens et services pour satisfaire tout le monde, et donc où un rationnement est nécessaire.

Dans une économie capitaliste, le rationnement se fait par l’argent : on priorise donc les plus riches via l’augmentation des prix. Cette situation pourrait devenir rapidement problématique : plus l’inflation est élevée, plus elle s’entretient elle-même [8], plus elle a tendance à s’accélérer et il devient très difficile d’en sortir. Si un taux d’inflation proche du taux de croissance est plutôt une bonne chose, les crises d’hyperinflation sont parmi les plus destructrices humainement que peuvent connaître le capitalisme. L’exemple le plus connu et récent est le Venezuela, mais on peut aussi rappeler que c’est suite à une crise d’hyperinflation en Allemagne qu’Adolf Hitler est arrivé au pouvoir.

Ce risque est toutefois à nuancer pour les économies développées : s’il peut y avoir une offre ayant des difficultés à remonter à son niveau d’avant-crise, la baisse du prix du pétrole (vidéo explicative) a également des conséquences déflationnistes, c’est-à-dire de baisse des prix. En effet, quasiment toutes les entreprises dépendent directement ou indirectement du pétrole (du fait du transports de marchandises ou de personnes, à minima, mais aussi en raison du fait qu’un nombre important de biens manufacturés sont composés en partie de pétrole). Cela entraîne des coûts réduits, qui peuvent partiellement compenser les autres difficultés connues. Au détriment, cela va sans dire, de leur impact écologique. De plus, la reprise de la demande pourrait être assez faible, car de fait, les personnes perdant leur emploi dépensent moins – sans compter que les ménages pourraient continuer à épargner par crainte d’une deuxième vague du coronavirus. Toujours est-il qu’un secteur comme l’alimentaire subit des pressions inflationnistes du fait d’une demande forte croisée à une distribution parfois défaillante (liée à la fermeture des marchés notamment) et à un manque de main-d’œuvre, causes d’une offre plus limitée.

Ainsi, si le risque d’inflation existe, il semble malgré tout assez limité, comparativement aux autres aspects de la crise économique que nous sommes en train de vivre – en dehors de certains secteurs comme l’alimentaire.


[1] Cela est par exemple démontré par l’économiste Mayasuki Morikawa sur des données japonaises. Quatre raisons sont avancées par ce dernier : un manque d’habitude aux logiciels de télétravail, une sécurité informatique moindre qui limite l’exécution de certaines tâches, la communication de moindre qualité, et un environnement de travail qui peut être moins confortable au domicile qu’au bureau. Nous pouvons y ajouter, au moins pour le cas de la France, la question de la garde des enfants.

[2] L’Organisation Mondiale du Commerce s’attend à un déclin des échanges internationaux compris entre 12 et 32% sur l’année 2020. Il est également à noter que dans certains cas, les exportations de fournitures médicales et de denrées alimentaires ont été interdites.

[3] Les télétravailleurs représentent 43 % des salarié-es hors chômage partiel, et les personnes ne travaillant pas pour garde d’enfant 9 % des mêmes salarié-es, selon l’OFCE (calcul effectué à partir du tableau 4, p.21).

[4] C’est pour éviter un endettement trop élevé des entreprises que l’État propose son aide, avec les fameux 45 milliards d’aide annoncés (en réalité, ce sera beaucoup plus, comme l’estime l’OFCE), qui représentent pour les quatre cinquièmes des reports de cotisations et d’impôts (il ne s’agit donc pas d’un cadeau mais d’une sorte de prêt à taux zéro !), et pour le reste le financement d’une très large partie du chômage partiel pour les entreprises qui voient leur activité chuter drastiquement. Il s’agit, pour cette dernière mesure, d’un transfert de l’endettement privé vers l’endettement public, qui pose moins de problèmes car l’État ne peut pas faire faillite.

[5] A noter que pour des raisons idéologiques, l’État ne peut emprunter qu’auprès d’entités privées, et pas auprès de la Banque Centrale (« banque des banques », publique), comme cela pouvait être le cas sous certaines conditions jusqu’au traité de Maastricht (1992, même si les conditions ont été rendues très strictes depuis les années 1970). Cela nous prive d’un outil qui pourrait nous être bien utile en de telles périodes, puisqu’on ne dépendrait plus des marchés financiers pour le taux d’intérêt de l’endettement public !

[6] Point vocabulaire : Si vous prêtez à quelqu’un, vous disposez d’une créance. La dette pour la personne endettée, représente la créance pour la personne qui prête.

[7] L’endettement public pose problème principalement parce que nous dépendons des marchés financiers pour emprunter, c’est-à-dire d’agents privés qui peuvent augmenter leurs taux d’intérêt si la confiance baisse (par exemple, si un gouvernement un peu trop à gauche arrive au pouvoir…). Si l’on pouvait emprunter directement auprès de nos banques centrales, alors le taux d’intérêt serait fixe et l’endettement public ne serait plus un gros problème, sachant que les États ne peuvent pas faire faillite. Problème : cela est strictement interdit à la BCE, de manière légale, et pour des raisons idéologiques liées principalement à ce qu’on appelle l’ordolibéralisme allemand (pour en savoir plus, vous pouvez regarder cette vidéo). L’idéologie de nos gouvernants tend à considérer qu’il faut avoir le niveau d’endettement public le plus bas possible, ce qui risque de faire pas mal de dégâts une fois la crise terminée : le grand perdant économique de la crise du coronavirus pourrait bien devenir nos services publics…

[8] C’est ce qu’on appelle une spirale inflationniste : l’augmentation des prix entraîne une augmentation des coûts pour les entreprises, à la fois via les achats qu’elle effectue, mais aussi potentiellement par les salaires sous la pression des syndicats ; ce qui amène les entreprises à augmenter les prix à nouveau, ce qui entraîne une augmentation des coûts, et ainsi de suite.