Que faut-il faire pour l’Amazonie ?

Les feux de forêt en Amazonie du 15 au 22 août 2019 depuis le satellite MODIS, NASA

Michel Prieur est président du Centre international de droit comparé de l’environnement. Dans ce texte, il revient sur l’histoire du droit de l’Amazonie, et les leviers concrets qu’il permettrait potentiellement d’activer pour la protéger. Encore faudrait-il que les États redonnent ses lettres de noblesse au multilatéralisme, dont la crise est particulièrement visible avec cet écocide sans précédent.


L’actualité dramatique des incendies en Amazonie, volontaires ou non, couplée avec la politique du nouveau chef d’État brésilien qui consiste à ouvrir ce territoire à l’industrie agroalimentaire, remet l’Amazonie à la pointe des préoccupations environnementales. On ne doit pourtant pas oublier la réforme du code forestier brésilien par la présidente Dilma Rousseff en 2012 qui a modifié celui-ci et amnistié les défricheurs de la forêt amazonienne sans que la Haute cour de justice n’y voit en 2018 ni une régression, ni une violation de la Constitution.

L’Amazonie, considérée comme le poumon de la planète, est partagée entre neuf États[1] dont la France. Elle est en réalité déjà protégée par le droit de l’environnement national et international, à la condition toutefois que les instruments existants soient effectivement appliqués. Pour cela, il faut à la fois la volonté politique des États concernés et la pression continue des ONG utilisant à bon escient et en connaissance de cause les instruments juridiques à leur disposition.

L’Amazonie est d’abord protégée par les droits nationaux des pays concernés. La Cour suprême de Colombie vient à cet égard, dans une perspective environnementale, de donner en 2018 la personnalité juridique à l’Amazonie colombienne. Elle a convoqué 90 institutions de Colombie pour venir expliquer leur action devant elle en octobre 2019[2]. En Colombie, 80 % de l’Amazonie colombienne a le statut juridique de réserve indigène ou de parc naturel[3]. Le Brésil, sous la souveraineté duquel se situe la plus grande partie de l’Amazonie, a introduit dans sa Constitution de 1988 une protection constitutionnelle de l’Amazonie qualifiée de patrimoine national par l’article 225-4. L’Amazonie fait partie des biens communs préservés pour les générations présentes et futures. De plus, la Constitution prévoit que les aires protégées et territoires indigènes, qui représentent 48 % de l’Amazonie au Brésil, ne peuvent être modifiés ou supprimés que par la loi, ce qui interdit au président de prendre des décisions sans l’accord formel du parlement[4].

Le droit international doit aussi venir au secours de l’Amazonie sans qu’il soit nécessairement besoin d’inventer de nouveaux mécanismes. Les traités universels sur la diversité biologique de 1992, sur la lutte contre la désertification de 1994, sur les zones humides d’importance internationale de 1971 et sur l’interdiction du mercure de 2013 sont tous en vigueur et ont été ratifiés par le Brésil. De plus, la Convention de l’UNESCO de 1972 sur le patrimoine mondial s’impose également au Brésil. C’est ainsi que sont inscrits sur la liste du patrimoine mondial sept espaces naturels brésiliens, dont une partie de l’Amazonie centrale. En effet, depuis 2000, avec une extension en 2003, six millions d’hectares de la forêt amazonienne sont sous la protection de la Convention de l’UNESCO. Ceci implique un régime national de protection, des rapports et des inspections pouvant conduire au retrait de la liste internationale ou, en cas de dégradation du milieu, à l’inscription sur la liste des espaces en péril.

Au plan régional, il existe depuis 1978 un traité entre huit États riverains de l’Amazone : le Pacte amazonien, amendé en 1998, avec l’Organisation du traité de coopération amazonienne (OTCA)[5]. Cet instrument juridique en vigueur permet de mener des actions collectives de protection et de surveillance du patrimoine amazonien. À été adopté en 2010 un Agenda stratégique de coopération amazonienne mettant en place une coopération sud-sud pour la lutte contre le changement climatique, le développement durable, la conservation des ressources naturelles, en harmonie avec l’Accord de Paris sur le climat et les Objectifs du développement durable 2030. Lors de la XIIIe réunion des ministres des Affaires étrangères des États parties fut adoptée la déclaration de Tena le 1er décembre 2017. Elle constate l’importance mondiale des services écosystémiques de l’Amazonie ; elle réaffirme leur engagement pour réduire les effets du changement climatique ; elle reconnaît que les ressources hydriques du bassin amazonien sont un patrimoine universel partagé ; elle décide de renforcer la coopération contre les incendies de forêts transfrontaliers, enfin elle salue l’initiative colombienne Amazonie 2030 d’atteindre l’objectif déforestation zéro.

Au plan financier, de nombreuses ONG internationales interviennent pour aider les populations indigènes à se défendre en justice et pour financer des opérations de conservation de la biodiversité. Le G7 et l’Union européenne ont approuvé en 1991 un programme pilote pour la protection de la forêt tropicale brésilienne (PPG7) de 250 millions de dollars gérés par la Banque mondiale à partir de 1995. Le projet GEF Amazonie de 2011 à 2014 a attribué 52,2 millions de dollars à un programme de gestion environnementale du bassin amazonien.

Au plan bilatéral, dans la mesure où la France possède en Guyane une petite partie de la forêt amazonienne, les relations franco-brésiliennes permettent des actions conjointes, tel que l’accord signé par les présidents Chirac et Lula le 15 juillet 2005 relatif à la construction du pont sur l’Oyapock à la frontière franco-brésilienne. Ce pont a été inauguré en mars 2017. L’accord prévoit des rencontres régulières à travers la commission mixte transfrontalière qui pourrait être un lieu de négociations concernant le sort de la forêt partagée.

L’activation de tous ces outils devrait faciliter une action concertée entre les États afin de mieux préserver la ressource naturelle amazonienne.

Toutefois, certains considèrent que ces outils sont insuffisants et prônent une action beaucoup plus collective au nom de la solidarité internationale en matière d’environnement et au nom de la lutte contre les effets des changements climatiques. Sur le plan scientifique, un effort avait été tenté sans succès dès 1948 par l’UNESCO. En effet, avait alors été créé l’Institut international de l’Hyléa[6] amazonienne qui avait vocation à protéger l’Amazonie par la science « pour le bien de l’humanité ». Cet institut a été abandonné en 1950. Mais l’idée selon laquelle l’Amazonie serait un bien commun de l’humanité va continuer à susciter des convoitises contradictoires. Il s’agirait d’envisager de qualifier l’Amazonie de « patrimoine commun de l’humanité », ce qui impliquerait un accord mondial inenvisageable, d’autant plus que le qualificatif juridique de « patrimoine commun de l’humanité » n’a jusqu’alors été attribué qu’à des espaces ne relevant d’aucun État (les fonds marins, la lune, l’espace extra-atmosphérique). L’internationalisation de l’Amazonie paraît de plus, selon le pape François, comme uniquement au service « des intérêts économiques de corporations multinationales »[7].  Préparant un synode des évêques pour les 6-27 octobre 2019 sur les problématiques de l’Amazonie, un document préparatoire du 8 mai 2018 insiste sur la nécessité d’une écologie intégrale pour préserver les ressources naturelles et l’identité culturelle. Lors de son voyage à Madagascar le 7 septembre 2019, le pape François a évoqué la déforestation en Amazonie à propos de la déforestation à Madagascar et réclamé d’accorder « le droit à la distribution commune des biens de la terre aux générations actuelles, mais également futures ».

En conclusion, il faut d’abord soutenir les juristes brésiliens pour qu’ils utilisent les instruments juridiques nationaux qui sont particulièrement protecteurs de l’Amazonie. Selon le cacique Raoni Metuktire, il convient de créer d’autres réserves naturelles en Amazonie[8] même si déjà 48 % de l’Amazonie est protégée, entre territoires amérindiens et unités de conservation[9]. Pourquoi ne pas demander au Brésil de solliciter de l’UNESCO une extension de 12 % de sa surface forestière amazonienne au titre de la liste du patrimoine mondial pour qu’elle représente au total 60 % de forêts protégées, comme l’a fait le Bhoutan dans sa Constitution de 2008, proclamant que 60 % des forêts du pays sont éternelles et ne peuvent donc pas être défrichées ? La France pourrait prendre l’initiative, avec les autres États amazoniens, de demander pour chacun d’entre eux l’inscription de 60 % de leur forêt amazonienne sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Ainsi, 60 % de l’ensemble du bassin amazonien serait protégé.

Dans le même temps, la communauté internationale devrait se mobiliser pour un suivi plus efficace des territoires inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO et apporter un appui spécial aux États parties au Pacte amazonien[10]. Une coopération nord-sud devrait venir renforcer les actions entreprises par l’OCTA.

On doit regretter que la rencontre de Leticia du 6 septembre 2019, à l’initiative de la Colombie, avec la présence du ministre des Affaires étrangères du Brésil, n’ait pas associé tous les États amazoniens puisque n’avaient pas été invités, ou n’étaient pas présents, ni le Venezuela, ni la France, alors que l’Équateur, qui était présent, dispose de la même surface amazonienne que la France. On doit néanmoins constater l’esprit d’ouverture du « Pacte de Leticia »[11] qui réaffirme la nécessaire coopération entre les pays d’Amazonie, appelle la communauté internationale à coopérer pour la conservation et le développement durable de l’Amazonie, crée un réseau de coopération pour lutter contre les catastrophes naturelles et souhaite de pouvoir coopérer avec les autres États intéressés et les organisations internationales régionales et internationales.

Cet appel rend possible la solidarité internationale et écologique appliquée concrètement à l’Amazonie. Les neuf États concernés doivent rapidement renforcer leur coopération dans l’intérêt commun de l’humanité avec l’appui de l’ensemble de la communauté internationale, en particulier de l’Union européenne et des institutions spécialisées des Nations unies, en particulier la FAO et le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE). L’ensemble de ces initiatives officielles ne pourra se développer que si les citoyens consommateurs des pays du nord réduisent leur consommation de viande et les achats de soja pour leur bétail. Parallèlement, les actions juridiques et sociales en faveur des peuples indigènes d’Amazonie[12] doivent s’amplifier en mettant en application les directives de la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies portant « Déclaration sur les droits des peuples autochtones » de 2007[13] adoptée par 144 voix, dont celle de la France, et en demandant la ratification de la Convention internationale n° 169 de l’Organisation Internationale du travail de 1989 relative aux peuples indigènes et tribaux, qui n’a été ratifiée que par 23 États. Trois États d’Amazonie ne l’ont pas encore ratifiée : Guyana, Surinam et la France. Curieusement, la France a pourtant signé cette Convention. La Commission nationale consultative des droits de l’homme, le 23 février 2017 (recommandation n° 7), a demandé que cette ratification ait enfin lieu.

Michel Prieur, président du Centre international de droit comparé de l’environnement.

 

[1] 63 % au Brésil, 10 % au Pérou, 7 % en Colombie, 6% en Bolivie, 6 % au Venezuela, 3 % en Guyana, 2 % au Surinam, 1,5 % en Équateur et 1,5 % en Guyane française.

[2] Anne Proenza, « A Leticia, six pays tentent de se coordonner », Libération,  7-8 septembre 2019, p.5.

[3] Anne Proenza, idem, p. 5

[4] Edison Ferreira de Carvalho, « La protección de los bosques a la luz del derecho ambiental internacional y la constitución brasileña : serán capaces de salvar la foresta Amazónica ? », Universidad federal de Para, Naece editora, 2018.

[5] www.otca-oficial.info

[6] Signifie en grec bois et forêt.

[7] Encyclique Laudato Si, 2015, p. 30, qui cite la 5° Conférence de l’épiscopat latino-américain et des Caraïbes à Aparecida le 29 juin 2007, n° 84 et 86.

[8] Interview de Raoni Metuktire, « La forêt est cruciale pour le climat planétaire », Libération, 7-8 septembre 2019, p. 3.

[9] François-Michel Le Tourneau, « Faire en sorte que l’Amazonie debout rapporte plus que le déboisement du territoire », Le monde, 3 septembre 2019, p. 27.

[10] La France, en tant qu’État souverain en Amazonie, devrait pouvoir adhérer au Traité de coopération amazonienne de 1978, ce qui nécessiterait au préalable un amendement à l’art.  27. de ce Traité, qui interdit à présent les adhésions.

[11] Carlos Holmes Trujillo, ministre des relations extérieures de Colombie, adresse un message d’unité et d’espérance à la région et au monde, in « Cumbre presidencial para reafirmar el compromiso con la Amazonia », El Tiempo, Bogota, 6 de septiembre de 2019.

[12]  Ils sont trois millions de personnes représentant 390 peuples distincts et 130 peuples indigènes en isolement volontaire.

[13] Résolution 61/295, A/RES/61/295.

Les leçons à tirer de « l’affaire Lula » : les élites n’acceptent aucun compromis

© Marielisa Vargas

Ces derniers jours, les grands médias français ont découvert avec ébahissement que l’arrestation et l’emprisonnement de Lula n’ont pas été motivés par la « lutte contre la corruption », mais par la volonté politique d’empêcher l’ex-président brésilien de revenir au pouvoir – ce que ses partisans clament depuis son inculpation. L’instrumentalisation du pouvoir judiciaire participe d’une stratégie commune aux élites latino-américaines. Elle a visé l’ex-présidente argentine Cristina Kirchner et l’ex-président équatorien Rafael Correa, dont les élites de leur pays respectif, attachées au libéralisme économique, ne souhaitent pas le retour au pouvoir. « L’affaire Lula » est avant tout le nom d’un paradoxe : pendant les huit années de sa présidence, les élites brésiliennes ont continué à s’enrichie et n’ont pas vu leur pouvoir contesté. Leur haine à l’encontre de cet ex-président, qui ne s’est jamais réellement attaqué à leurs intérêts, a de quoi surprendre. Par Nicolas Netto Souza, Pablo Rotelli et Vincent Ortiz.


Bref rappel des faits : en mars 2014, la Police fédérale brésilienne commence une enquête qui débouche sur ce que les médias locaux ont désigné comme « le plus grand cas de corruption de l’histoire du pays ». La plateforme Netflix y dédie même une série dont elle détient la recette, avec histoires d’amour et scènes torrides interposées. L’affaire Lava Jato est celle d’un vaste système de blanchiment d’argent issu de pots-de-vin versés par des multinationales du BTP à des politiciens et à des cadres du géant pétrolier brésilien Petrobras, pour gagner illégalement les appels d’offres de ce dernier. A la tête de l’opération judiciaire se trouve Sergio Moro, un juge de première instance rapidement érigé en idole anti-corruption par les médias brésiliens. Plusieurs cadres du PT, le parti de Lula et de Dilma Rousseff, se trouvent dans son viseur. Accusée par l’opposition d’avoir maquillé des comptes publics pour minimiser les déficits publics, elle est destituée suite à une procédure d’impeachment en 2016. Une fois Dilma Rousseff destituée, c’est le parlementaire Michel Temer qui lui succède à la tête de l’exécutif. Il met en place une politique d’austérité budgétaire, et accentue le caractère libéral qui était déjà celui du gouvernement brésilien sous la présidence de Dilma Rousseff.

De l’impeachment de Rousseff au procès de Lula : la judiciarisation de la politique brésilienne

Si l’effet Lava Jato continue d’agir sur la politique brésilienne, les élections présidentielles de 2018 approchent et Lula demeure en tête des sondages. C’est le moment que choisit le juge Moro pour l’accuser de corruption dans le cadre de cette affaire. Le candidat du Parti des travailleurs (PT) aurait bénéficié d’un pot-de-vin en nature : un luxueux appartement de 240 mètres carrés dans une résidence privée appartenant à la bétonneuse OAS, également impliquée dans l’affaire des pots-de-vin. S’il est indéniable que de nombreux cadres du PT ont effectivement été arrosés de pots-de-vin, avec l’accord tacite probable de sa direction, aucune charge précise n’a pu être établie à l’encontre de Dilma Rousseff et de Lula da Silva. Lula est tout de même condamné à neuf ans d’emprisonnement, bien que la justice brésilienne ne parvienne pas à établir que ce bien immobilier ait un jour appartenu à Lula. Selon les mots de Rosa Weber, juge de la Cour suprême brésilienne, le simple fait d’avoir les compétences pour pratiquer un acte d’office – utiliser le pouvoir public dans l’intérêt privé – est suffisant pour la condamnation, menant ainsi à la dangereuse jurisprudence de la Lava Jato. L’écartement de Lula lors des élections de 2018 laisse la voie libre pour que Jair Bolsonaro soit élu président. Une fois au pouvoir, celui-ci nomme un certain Sergio Moro à la tête du ministère de la justice…

Lula et Rousseff ne sont pas les seuls à avoir fait les frais de cette judiciarisation de la politique nationale. Rafael Correa et Cristina Kirchner ont fait l’objet d’accusations judiciaires, motivées par le soupçon de « corruption ».

Les derniers rebondissements de l’affaire Lava Jato mettent en évidence le caractère éminemment politique des décisions judiciaires prises à l’encontre de Lula. Le site The Intercept publie le 9 juin dernier des conversations entre Sergio Moro et plusieurs procureurs anti-corruption, qui indiquent que celui-ci a manœuvré pour empêcher l’élection de Lula. L’un de ces procureurs, Deltan Dallagnol, affirme ne pas avoir de preuves contre Lula, mais « des convictions » quant à sa culpabilité…

L’alliance du système médiatique et du système judiciaire : une stratégie élitaire régionale

Lula et Dilma Rousseff ne sont pas les seuls à avoir fait les frais de cette judiciarisation de la politique nationale. En Équateur comme en Argentine, les ex-présidents Rafael Correa et Cristina Kirchner ont fait l’objet d’accusations judiciaires, motivées par le soupçon de « corruption ». Si Cristina Kirchner a été blanchie par la justice de son pays et est en lice pour conquérir la vice-présidence de l’Argentine aux élections d’octobre 2019, Rafael Correa demeure exilé en Belgique, et risque de lourdes peines de prison s’il retourne en Équateur – où son ex-premier ministre, Jorge Glas, est emprisonné. [notre entretien avec Rafael Correa est disponible ici]

En Équateur comme en Argentine et au Brésil, les accusations judiciaires qui pèsent sur ces personnalités sont relayées par les médias locaux, sans que soit généralement questionnée leur légitimité. Elles constituent un argument de poids en faveur des adversaires libéraux et conservateurs du Parti des travailleurs brésilien, du Parti justicialiste argentin, et de l’ex-président équatorien Rafael Correa, dont la pratique du pouvoir est sans cesse comparée à celle du Parti socialiste vénézuélien. Ce storytelling médiatico-politique, associant organiquement gouvernements de « gauche » (avec une acception très large du terme, puisqu’il désigne aussi bien le gouvernement socialisant du Venezuela que l’opposition modérée qu’incarne le Parti des travailleurs brésiliens) et « corruption », a constitué l’un des principaux leitmotivs de Jair Boslonaro lors de sa campagne électorale…

Le paradoxe brésilien réside dans le fait que les élites se sont mobilisées contre le leadership de Lula, alors que sa présidence a été pour elles l’occasion d’un enrichissement continu.

Des rebondissements récents ont mis en évidence le caractère politique de ces inculpations judiciaires. Le président équatorien Lenín Moreno – dont la lutte contre la « corruption » léguée par son prédécesseur Rafael Correa constitue l’un des principaux chevaux de bataille – a récemment été mis en cause dans le scandale des INA Papers ; des documents établissent un détournement d’argent issu d’entreprises chinoises à son profit, via des comptes privés basés au Panama. Outre le silence médiatique qui a suivi ces révélations, la justice équatorienne n’a pas entrepris de démarches significatives visant à enquêter sur cette affaire – alors qu’elle multiplie les procès à l’encontre des ex-responsables « corrésites » de l’administration précédente. De la même manière, le nom de Maucio Macri – président argentin libéral et successeur de Cristina Kirchner – est apparu plusieurs fois sur les Panama Papers, sans que médias et justice d’Argentine ne s’en fassent l’écho avec autant de promptitude que lorsque des soupçons de corruption pesaient sur Cristina Kirchner. Les révélations de The Intercept, enfin, établissent que les juges à l’origine de l’emprisonnement de Lula ont moins été motivés par la lutte contre la corruption que par la volonté d’empêcher Lula de se présenter aux élections présidentielles de 2018.

La haine des élites pour Lula : le paradoxe brésilien

En Argentine comme en Équateur, cette alliance des médias et des juges contre le leadership de Cristina Kirchner et de Rafael Correa est motivée par des raisons de politique économique et sociale. Elles sont le produit de la volonté d’un bloc élitaire, qui n’a pas accepté de voir ses intérêts remis en cause – souvent bien faiblement. La présidence de Rafael Correa – caractérisée par l’annulation d’une partie de la dette souveraine équatorienne, une taxation plus progressive des particuliers et des entreprises, un encadrement plus sévère des multinationales -, en particulier, allait à l’encontre des intérêts de certains secteurs des élites équatoriennes. Le paradoxe brésilien réside dans le fait que les élites brésiliennes se sont mobilisées contre le leadership de Lula avec la même détermination, alors que sa présidence a été pour elles l’occasion d’un enrichissement continu.

Il y a loin, en effet, du Lula de 1979, qui fonde le Parti des travailleurs – « parti sans patrons » -, à celui qui prend le pouvoir en 2002 et met en place une politique économique avec l’appui du grand patronat. Suite à sa première élection à la présidence du Brésil, Lula rédige une « Lettre au peuple brésilien » avec une dédicace spéciale à « la tranche d’investisseurs qui s’ajoutent à la construction d’un projet commun de développement et croissance économique ». Ainsi, le président abandonne formellement l’option socialiste qu’il privilégiait auparavant, le terme « capital » étant même employé de manière laudative. Il range au placard ses promesses de campagne les plus radicales, comme la multiplication par deux du salaire minimum, l’annulation de la dette souveraine brésilienne et une réforme agraire – au grand soulagement des élites industrielles, financières et agricoles. Le programme étatiste de lutte structurelle contre la faim (Programa fome zero, « Programme zéro faim ») est remplacé par la distribution d’une simple bourse aux Brésiliens les plus pauvres (Bolsa familia). Le Bolsa familia n’est finalement que l’élargissement de deux programmes de son prédécesseur social-démocrate – le Bolsa escola et le Bolsa alimentação.

Lula surprend encore ses électeurs en attribuant à un ancien banquier affilié au PSDB – parti néolibéral, grand rival historique du PT – le rôle de président de la Banque Centrale. Les banques privées sont les grandes donatrices de sa campagne de réélection, et elles sont aussi les grandes gagnantes de son mandat. Elles accumulent huit fois plus de bénéfices sous son gouvernement que sous celui de son prédécesseur. Ainsi, pendant huit ans, Lula ne cesse de mettre en place des projets au nom de la classe ouvrière brésilienne, mais sans menacer l’élite économique du pays. 

La conciliation des classes et l’augmentation continue du cours des matières premières font de Lula le président brésilien le plus populaire de l’histoire, avec un taux d’approbation de plus de 87% ; elle lui a en effet permis de financer des politiques sociales grâce aux revenus de la croissance, sans jamais s’attaquer aux revenus des plus aisés.

Les choses changent lorsque le cours des matières premières chute brutalement au début des années 2010. La politique de conciliation de classes de Dilma Rousseff ne satisfait ni les classes populaires, qui en ressentent les effets, ni le bloc élitaire, dont la capacité d’accumulation est freinée. Après avoir accepté une répartition de la croissance qui permette de soulager la misère des classes populaires en temps de croissance, il rétrocède et veille désormais à ce qu’aucune part du gâteau ne lui échappe en temps de pénurie. C’est ainsi que les élites brésiliennes changent radicalement de perspective vis-à-vis de Lula. Du jour au lendemain, le président de la cohésion sociale devient l’homme à abattre.

Bolsonaro : le grand tournant pro-américain du Brésil ?

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(Washington, DC – EUA 19/03/2019) Presidente da República Jair Bolsonaro responde perguntas da imprensa durante o encontro..Foto: Isac Nóbrega/PR

Le 17 mars, Jair Bolsonaro débute une longue série de voyages à l’étranger par une visite officielle aux États-Unis, ayant pour but de construire « un nouveau chemin de forte amitié » entre les deux plus grandes puissances du continent américain. Cette orientation pro-américaine affichée rompt avec la tradition de non-alignement diplomatique du Brésil. Elle s’inscrit dans un contexte d’alignement progressif du sous-continent sur l’agenda de la Maison Blanche. Si la rupture diplomatique est évidente, ce rapprochement pro-américain va-t-il pour autant mettre en péril le tournant vers la Chine amorcé sous la présidence de Lula ?


La promesse de rompre avec l’ère Lula se matérialise. Les États-Unis ont l’honneur de recevoir la première visite de Jair Bolsonaro en tant que chef d’État. Il prévoit aussi de passer par les terres de l’ancien dictateur Pinochet – pour lequel il éprouve une certaine sympathie. La visite se fait dans le but d’affirmer l’orientation des politiques économiques de son ministre, Paulo Guedes, admirateur du modèle chilien, formé à l’école de pensée néolibérale de Chicago. Sa destination finale est Jérusalem, ville vers laquelle Bolsonaro voulait transférer l’ambassade brésilienne, l’une de ses grandes promesses de campagne.

Le tournant pro-américain en rupture avec la tradition brésilienne

L’arrivée de Bolsonaro au pouvoir marque un tournant dans les relations internationales. La diplomatie brésilienne suivait une tradition de pragmatisme et non-alignement automatique. Le pays, même sous la dictature militaire, entretenait une bonne relation avec les deux blocs de la Guerre froide. Le mot d’ordre a toujours majoritairement été le développement du commerce, sans biais idéologique. En même temps que le Brésil défendait l’entrée de la Chine à l’ONU, il intensifiait ses échanges commerciaux avec les États-Unis. Sous Lula, le Brésil diversifie ses alliés et devient le sixième plus grand réseau d’ambassades dans le monde grâce à la construction de quarante nouvelles ambassades.

Bolsonaro est le président du changement. Ernesto Araujo, actuel ministre des relations extérieures personnifie ce rejet de la tradition. Avec Araujo, Bolsonaro ne nomme pas un diplomate du haut échelon mais recrute un fonctionnaire qui reste fidèle à ses convictions. L’essai Trump et l’Occident d’Ernesto Araujo illustre le projet de Bolsonaro en matière de géopolitique. Son discours anti-globaliste et anti-marxiste plait à l’élite brésilienne pro-américaine. Le changement est déjà visible au sein de certaines institutions internationales. Le 22 mars, au sein du Conseil des Droits de l’Homme, le pays a défendu les intérêts d’Israël autour de la question du conflit en Palestine pour la première fois.

« Pour la première fois depuis longtemps, un président brésilien qui n’est pas antiaméricain arrive à Washington », Jair Bolsonaro sur Twitter 17 mars.

Que ce soit des démocrates ou des républicains, la relation entre le Brésil et les États-Unis a toujours été fondée sur la coopération. Les nouvelles orientations promues par Bolsonaro ne révèlent pas simplement d’une logique d’opposition, mais aussi d’une volonté d’alignement diplomatique et économique. L’évolution vers une diplomatie pro-américaine étant l’une de ses principales promesses de campagne, son voyage était attendu avec optimisme et impatience par ses électeurs. La rencontre revêt une dimension profondément symbolique. Elle est médiatisée par le président brésilien à travers ses réseaux sociaux. Le but est d’afficher les affinités idéologiques entre Donald Trump et Jair Bolsonaro, les deux représentants de la droite anti-establishment en Amérique.

La posture de Bolsonaro face aux Américains jure avec celle des grands négociateurs de l’histoire diplomatique brésilienne. En 1940, le dictateur populiste Vargas réalisait l’une des plus importantes négociations brésiliennes du XXe siècle. Le Brésil restait neutre, ce qui inquiétait les puissances de la Seconde Guerre mondiale. Cherchant à développer son pays, Vargas demande aux américains de financer l’industrie sidérurgique au Brésil. Face à leur réponse négative, il proclame un discours auprès de son armée faisant l’éloge de l’Axe. Son soutien était convoité par les deux camps, ce qui perturbait l’armée américaine. Roosevelt décide donc d’accepter la demande de Vargas et offre au Brésil de la technologie et du capital pour fonder la plus grande entreprise sidérurgique d’Amérique latine. En échange, le pays envoie vingt-cinq mille hommes pour aider les Américains à libérer l’Italie.

La stratégie de Bolsonaro s’inscrit en rupture complète avec celle de Vargas. Tandis que le dictateur mise dans l’incertitude et attend une réaction américaine, le président affiche ses intentions depuis le début et fait le premier pas, effectuant d’importantes concessions aux États-Unis.

Le visa de touriste pour les Américains, qui existait depuis 2001, est supprimé. C’était une réponse au Patriot Act qui rendait l’entrée aux États-Unis plus difficile. Alors que les Brésiliens devaient passer par un long processus bureaucratique, qui exigeait leur déplacement vers les grandes métropoles – Rio de Janeiro, São Paulo, le visa pour les Américains s’obtenait en ligne et coûtait 160 dollars. Il justifie la fin de la réciprocité diplomatique par une prévision de croissance du nombre de touristes américains. Sept jours après la décision, des agences de voyages brésiliennes affirment que le nombre de recherches par des Américains a augmenté de 30%.

De la même manière, l’ouverture des marchés était au cœur du programme de Bolsonaro. Malgré le fort contrôle américain à l’entrée de produits agricoles brésiliens – notamment l’orange, Bolsonaro assouplit les exigences sanitaires pour les importations de viande de porc américaines peu après son élection. Le Brésil étant le quatrième plus grand producteur de viande de porc mondial, la mesure est contestée par les éleveurs brésiliens.

Les relations avec les États-Unis sont privilégiées au détriment du Mercosur, qui lui offre pourtant de nombreux avantages commerciaux. C’est ainsi que Bolsonaro retire les impôts pesant sur la production américaine de blé – estimés à 10%, une mesure qui peut déplaire à son voisin argentin, puisque 90% des importations blé proviennent de l’Argentine. Le pays de Macri est un grand client de produits industriels brésiliens, reste à savoir quelle sera sa réaction.

Le tournant idéologique

Il y a vingt ans, Bolsonaro, en tant que député, votait contre les accords de la base d’Alcantara, qui permettraient aux États-Unis de s’en servir pour lancer des fusées américaines. Pour se protéger de l’espionnage, l’accès de Brésiliens à la base serait réglementé par les autorités américaines. La décision déplaît aux militaires, faction importante de soutien du gouvernement d’alors – le vice-président Hamilton Mourão a le grade de général d’armée. En 2000, Bolsonaro n’hésitait pas à présenter cet accord comme une atteinte à la souveraineté nationale. Aujourd’hui, le président essaie de ratifier ce même accord face au Congrès.

Bolsonaro est devenu le représentant du libre marché et du libre-échange. Il abandonne le pragmatisme diplomatique au nom du libéralisme économique et de l’alignement sur les États-Unis.

Entre le Bolsonaro du siècle dernier et celui d’aujourd’hui, le contraste est saisissant. En 1999, le jeune militaire défendait l’arrivée au pouvoir de Hugo Chavez au Venezuela : « Chavez est une espérance pour l’Amérique latine. (…) Il n’est pas anticommuniste et je ne le suis pas non plus. En vérité, il n’y a rien de plus proche du communisme que le milieu militaire ». Comme souverainiste et comme militaire, en héritier de Getulio Vargas, il prétendait défendre les intérêts de sa nation. La conversion pro-américaine et libérale de Bolsonaro est récente. En 2016, Bolsonaro se méfiait encore des marchés ; lors d’un discours au sein du Congrès, il rendait hommage à Eneas – un ancien député célèbre pour lutter contre l’exploitation de ressources brésiliennes par des multinationales étrangères – et dénonçait l’ouverture du niobium aux capitaux étrangers, un minerai dont le Brésil détient plus de 90% des réserves mondiales.

Aujourd’hui, Bolsonaro est devenu le représentant du libre marché et du libre-échange. Il abandonne le pragmatisme diplomatique au nom du libéralisme économique et de l’alignement sur les États-Unis, se disant séduit par les idées de son ministre de l’économie Paulo Guedes. L’anticommunisme aidant, il radicalise son discours pendant la campagne électorale et profite de la forte polarisation qui caractérise le Brésil pour se faire élire.

Bolsonaro s’érige en leader des évangélistes, courant religieux né aux États-Unis dont le nombre de pratiquants au Brésil a presque triplé en vingt ans. Au second tour, 59% des évangéliques votent pour Bolsonaro – 4% de plus que la moyenne nationale. Contrairement aux Témoins de Jéhovah qui nient toute sorte de relation avec le monde extérieur et à qui l’on interdit formellement de voter aux élections, les évangélistes affichent une orientation politique tranchée. Un Brésilien sur six est évangélique, tandis que plus d’un député sur trois l’est aussi. Durant sa campagne, Bolsonaro avait décidé de n’accorder des interviews qu’à Record, chaîne de télévision brésilienne détenue par Edir Macedo, le fondateur du plus grand réseau d’églises évangéliques dans le pays. Il a misé sur les débats relatifs aux questions de société afin de séduire les évangélistes et sa stratégie a fonctionné – et ce malgré le catholicisme affiché de Bolsonaro.

Le marché : bras droit de Bolsonaro

Le tournant pro-américain de Bolsonaro ne saurait s’expliquer à l’aide de déterminants purement idéologiques. Plus que le représentant d’un idéal, Bolsonaro est le candidat du monde des affaires. Au second tour, il obtient la majorité des voix dans 97% des villes les plus riches du Brésil – son opposant dans 98% des plus pauvres. Il gouverne au nom de l’élite économique du pays, très favorable à cet alignement sur les États-Unis. En 2018, le Brésil était le sixième pays en numéro de concession de visas américains pour l’investissement. D’après une enquête faite par la Chambre américaine de commerce avec le Brésil, 86% des entrepreneurs brésiliens souhaitent que les deux pays cheminent vers un véritable rapprochement. La crise économique brésilienne freinant l’activité au sein du pays, les détenteurs de capitaux se plaignent de barrières excessives et parient sur de meilleures relations diplomatiques pour assurer leur entrée dans les marchés américains. Selon les sondages, la popularité de Bolsonaro après quatre mois de gouvernement est de 32% – la plus basse pour un président élu brésilien – mais elle s’élève à 43% chez les plus riches – possédant un revenu supérieur à dix salaires minimums). Sa politique étrangère répond aux attentes de son électorat, et à la pression des puissances économiques brésiliennes – sans compter, bien sûr, celle des multinationales américaines implantées au Brésil.

Au grand mécontentement des bolsonaristes, Trump ne saisit pas cette main tendue. Absent à la cérémonie d’investiture de Bolsonaro, il ne publie rien sur les réseaux sociaux suite à la visite de Jair Bolsonaro aux États-Unis. L’asymétrie n’est pas que symbolique : l’ouverture économique ne se fait que dans un seul sens. Tandis que le Brésil cède des avantages économiques concrets, Trump promet qu’il soutiendra le Brésil dans sa candidature pour l’OCDE – Organisation de coopération économique qui n’a qu’un statut purement symbolique. En contrepartie, le pays s’engage à renoncer au statut de « pays en développement » à l’OMC et ainsi perdre des avantages commerciaux de flexibilité de paiement et tarifs spéciaux – statut maintenu par le Chili et le Mexique, pays membres de l’OCDE. D’un point de vue diplomatique, une autre promesse : il accorde au Brésil le statut d’allié majeur nom membre de l’OTAN, ce qui signifie que le pays verra son accès au marché de l’armement militaire américain facilité.

La crise vénézuélienne : Bolsonaro partagé entre les pro-américains et les militaires

Ce qu’envisageait vraiment Trump lors de la visite de Bolsonaro, c’était une coopération brésilienne au Venezuela. Comme la plupart de ses voisins, il a reconnu le gouvernement de Guaidó et s’est montré partisan d’une coopération internationale pour la transition. Si Trump est favorable à une intervention militaire, les militaires brésiliens le sont moins. Les deux pays partageant une frontière commune, une guerre civile au Venezuela pourrait s’avérer coûteux pour le Brésil. Le conflit pourrait engendrer des tensions sur le long terme mais aussi entraîner des vagues massives de migration. Le Brésil a accueilli plus de 100 000 immigrés vénézuéliens, et l’Organisation des États américains estime que ce chiffre doublera avant 2020. Tandis que la région frontalière brésilienne est en manque d’infrastructures qui permettraient d’accueillir dignement les immigrés vénézuéliens, les autorités estiment que le flux migratoire s’élève à plus de 500 personnes par jour. En août 2018, un juge brésilien avait même statué sur la fermeture temporaire des frontières « jusqu’à ce que soient réunies les conditions humanitaires pour recevoir les Vénézuéliens », la décision ayant été appliquée pendant quelques jours.

Tout le long de sa campagne, Bolsonaro a été très critique vis-à-vis du gouvernement de Maduro, et il existe une réelle pression de la part de la frange pro-américaine de son État pour qu’il se rallie à une intervention militaire. À l’inverse, le général Mourão, vice-président et représentant des militaires, maintien fermement que le Brésil n’entrera pas en guerre. Bolsonaro reste évasif sur la question, se contentant de déclarer que « toutes les options sont sur la table ».

Plus qu’une rupture avec la tradition diplomatique, l’entrée en guerre pourrait être jugée anticonstitutionnelle et coûter le mandat au président. L’article 4 de la constitution brésilienne pose la non-intervention et la solution pacifique des conflits comme deux principes inaliénables. La question du Venezuela est un exemple parmi d’autres de la fracture du gouvernement Bolsonaro. Un tir à la corde entre les militaires pragmatiques et les idéologues anticommunistes, tel Ernesto Araujo.

Basculement pro-américain équivaut-il à tournant anti-chinois ?

Lors de son premier voyage officiel, Michel Temer est allé en Chine, plus grand partenaire commercial du Brésil. Les investisseurs sont inquiets quant au positionnement du gouvernement actuel envers le pays asiatique. Bolsonaro n’a pas de mots assez durs à l’égard de la Chine, décrite comme « prédatrice ». Il est orienté par ses idéologues, en particulier Olavo de Carvalho, philosophe et conseiller de Bolsonaro qui l’a introduit à Ernesto Araujo, très critique envers la Chine.

Le pays asiatique accueille 28% des exportations brésiliennes et achète 82% de la production de soja. La balance commerciale est favorable au Brésil, avec un surplus de 29 milliards de dollars – tandis que la balance commerciale avec les États-Unis est défavorable. Les échanges commerciaux avec la Chine sont récents : entre 2000 et 2007, le taux d’exportation a été multiplié par 7. La Chine est l’un des seuls pays qui ne cesse d’augmenter ses taux d’investissements au Brésil – 20,9 milliards en 2017 – alors que la tendance globale est à la baisse.

Une fois au pouvoir, le président dé-radicalise son discours. En janvier, les représentants de son parti sont invités à Pékin par les Chinois afin de discuter de questions commerciales. Tout indique que les relations entre la Chine et le Brésil s’intensifieront.

En janvier, les représentants du secteur agricole ont déposé une lettre de réclamation auprès du ministre de l’agriculture brésilien. Ils s’opposent au discours anti chinois de Bolsonaro. Ils accusent le président de porter atteinte aux bonnes relations avec le plus grand partenaire du pays au nom d’un alignement idéologique avec Trump. Le voyage aux États-Unis ne fait qu’intensifier ce ressenti. Entre Sénat et Chambre des députes, les ruralistes comptent avec presque 200 représentants de leurs intérêts. Leur travail conjoint a empêché le Parti des Travailleurs de mener une réforme agraire : il pourra sans doute nuire au gouvernement de Bolsonaro.

Si l’on excepte les grands agriculteurs, le pouvoir économique croissant de la Chine en Amérique latine inquiète l’opinion publique. Les élites urbaines, partie conséquente de l’électorat du président, perçoivent ce flux de capitaux chinois au Brésil comme une menace à sa souveraineté. Leur discours se fait dans un climat de nouvelle guerre froide, poussant ainsi pour un engagement accru du Brésil dans le camp américain.

Dans quelle mesure les actes de Bolsonaro se trouvent-ils en continuité avec son discours ? La ferveur idéologique de ses conseilleurs se heurte au pragmatisme de son ministre de l’Économie. Paulo Guedes, représentant de l’élite économique du pays, s’oppose fermement à la vision d’Ernesto Araujo. Les critiques adressées par le ministre des Relations extérieures à l’égard de la Chine ne se traduisent par aucune mesure concrète en matière de commerce. Une fois au pouvoir, le président dé-radicalise son discours. En janvier, les représentants de son parti sont invités à Pékin par les Chinois afin de discuter de questions commerciales ; une visite officielle de Bolsonaro en Chine semble se profiler. Tout indique qu’au-delà des discours, les relations entre la Chine et le Brésil s’intensifieront. À l’occasion même de son voyage aux États-Unis, Paulo Guedes affirmait déjà qu’il était important pour le Brésil d’accroître ses relations commerciales avec la Chine…

Les contradictions du gouvernement de Bolsonaro

L’épisode nous permet de faire le point sur la complexité du gouvernement de Bolsonaro. Il a réussi, pendant sa campagne, à concilier différents acteurs contradictoires. Ses ministres étant le reflet de ses électeurs, les mêmes difficultés se posent à Bolsonaro lorsqu’il s’agit d’exercer le pouvoir que quand il tente de satisfaire son électorat. Six ministres et un vice-président membres de l’armée, deux ministres évangéliques, un ministre de l’économie libéral et deux anticommunistes recommandés par Olavo de Carvalho composent le pot-pourri gouvernemental. Les Brésiliens attendent le pire, la composition actuelle ne saurait se maintenir en place. Deux ministres sont déjà tombés suivi du ministre de l’Éducation.

S’il est indéniable que l’élection de Bolsonaro accentue le tournant pro-américain pris par l’Amérique latine depuis quelques années, il semblerait cependant qu’elle ne remette pas en cause le rapprochement avec la Chine opérée depuis deux décennies par le Brésil.

« Le Venezuela révèle les fractures de l’ordre mondial » – Entretien avec Christophe Ventura

Christophe Ventura © http://www.regards.fr/la-midinale/article/christophe-ventura-la-democratie-bresilienne-ne-fonctionne-plus

La récente tentative de coup d’État militaire de Juan Guaidó contre Nicolas Maduro constitue une étape supplémentaire dans l’escalade des tensions entre l’opposition vénézuélienne et son gouvernement. Celui-ci est en butte à des difficultés économiques considérables aggravées par les sanctions américaines, et à une opposition qui ne cache pas sa volonté de renverser Nicolas Maduro par la force. L’élection de Donald Trump marque le grand retour des États-Unis en Amérique latine, qui entendent faire tomber les gouvernements qui s’opposent à leur hégémonie ; une volonté accentuée par la progression fulgurante de la contre-hégémonie chinoise dans le sous-continent américain. Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS, revient sur ces aspects de la crise vénézuélienne. Entretien réalisé par Pablo Rotelli et Vincent Ortiz, retranscription par Adeline Gros.


LVSL – Depuis que Juan Guaidó s’est auto-proclamé président du Venezuela, ce pays traverse une crise profonde. Les médias français présentent Juan Guaidó comme l’émanation des demandes démocratiques du peuple vénézuélien. De quoi est-il vraiment le nom ?

Christophe Ventura – Juan Guaidó est le nom de la victoire de la ligne la plus radicale au sein de l’opposition vénézuélienne au chavisme. Celle qui est devenue aujourd’hui hégémonique et agissante, et qui peut compter avec le soutien direct, actif et chaque jour plus pressant des Etats-Unis. C’est la ligne théorisée et incarnée initialement par Leopoldo López, fondateur du parti Volonté populaire (Voluntad Popular)  – membre de l’Internationale socialiste -, auquel appartient aussi Juan Guaido. Leopoldo López avait théorisé cette stratégie qu’il a essayé d’imposer depuis 2014, époque des dites « Guarimbas » (barricades), les premiers affrontements de rue violents et meurtriers entre l’opposition et le pouvoir.

Ces derniers sont ceux pour lesquels a été condamné Leopoldo Lopez (considéré par le pouvoir et la justice qui lui est favorable comme l’un des principaux responsables). En résidence surveillée et éliminé de la vie politique depuis, il a été libéré par Juan Guaido et des militaires ralliés à lui lors de la « phase finale de l’Opération liberté » lancée le 30 avril 2019. Ce coup de force politico-mediatico-militaire a échoué dans son objectif affiché – la chute de Nicolas Maduro, ce qui en fait une tentative de coup d’Etat – , mais il a permis de libérer la figure fondatrice de Volonté Populaire, aujourd’hui réfugié dans l’ambassade d’Espagne au Venezuela, et de lancer une nouvelle vague de mobilisations contre le gouvernement sous la lumière médiatique internationale.

La ligne théorisée par Leopoldo Lopez et mise en œuvre, dans un contexte de radicalisation de la crise vénézuélienne et d’intervention des Etats-Unis et de plusieurs pays latino-américains, est une ligne de confrontation, de refus de toute forme de compromis et de régulation des conflits avec Nicolas Maduro et le chavisme par le biais de la négociation politique. Cette ligne pose la destitution de Maduro – considéré illégitime depuis sa première élection en 2013 et « usurpateur » depuis celle de 2018 –  comme condition préalable à toute solution aux problèmes du Venezuela – économiques ou sociaux –, étant donné que le pouvoir chaviste est rendu responsable des problèmes économiques et sociaux. Cette ligne est devenue dominante depuis l’élection de l’Assemblée nationale fin 2015. Elle a trouvé alors un premier nom : la salida [la « sortie » en espagnol], qui consistait à faire « sortir » le gouvernement par tous les moyens.

C’est une stratégie basée sur un triptyque : la guerre institutionnelle, la mobilisation de rue (en assumant la violence comme moyen de lutte), l’appel à des soutiens internationaux pour faire tomber le gouvernement.

La guerre institutionnelle d’abord : utilisation de tous les moyens à disposition dans le cadre d’une interprétation radicale de la Constitution et des pouvoirs de l’assemblée pour destituer le président.

La mobilisation de rue : il s’agit d’organiser la confrontation, y compris violente, contre le pouvoir d’Etat au nom de la restauration de la démocratie. Aujourd’hui, cette option connaît un crescendo, avec un appel clair à la rébellion militaire contre le pouvoir constitutionnel.

Cette dimension permet de justifier et d’organiser le troisième niveau : la construction d’une alliance internationale et l’appel à des appuis internationaux visant à faire tomber le gouvernement. Cette option connaît son acmé avec Juan Guaidó : il a obtenu le soutien entier des Etats-Unis – ces derniers, après des mois d’enlisement, le poussent même à aller jusqu’au bout de sa stratégie, au risque d’une guerre civile qui viendrait alors certainement justifier une forme d’intervention plus directement militaire- , la pleine reconnaissance diplomatique, et bénéficie d’une aide financière – puisque les États-Unis bloquent les actifs vénézuéliens pour financer le gouvernement parallèle qu’il cherche à animer.

La montée en puissance de cette ligne au sein de l’opposition a pu se développer à mesure que s’est radicalisée la polarisation entre elle et le chavisme et que s’est, du coup, altéré le cadre démocratique et l’Etat de droit. L’intransigeance entre les deux camps et les échecs des tentatives de dialogue l’ont favorisé.

La situation actuelle est porteuse des plus grands dangers pour le pays. Seul un dialogue minimal entre les deux parties – aujourd’hui deux pays s’affrontent sur le même territoire – pourrait créer les conditions d’une solution politique et pacifique. C’est à cela que devrait s’atteler toutes les énergies, dans le chavisme, l’opposition et à l’extérieur.

LVSL – Selon les chavistes, la situation économique catastrophique du Venezuela est le produit d’une ingérence en provenance des Etats-Unis d’Amérique et d’une « guerre économique ». Selon les médias occidentaux, elle est le signe de la faillite idéologique du chavisme – et du « socialisme ». Qu’en est-il ?

Christophe Ventura – Je ne veux pas faire une réponse de jésuite, mais on trouve un peu de tout cela en même temps. Le sabotage économique est une réalité, ainsi que la «guerre économique », et il est vrai aussi que le pouvoir chaviste a mené de mauvaises politiques économiques qui ont précipité la situation actuelle. Il faut prendre en compte une conjonction de facteurs, et en première instance la conjonction entre un facteur externe – la crise mondiale de 2008 et ses effets – et une situation interne déjà fragile. Les conséquences de la crise économique mondiale ont frappé le Venezuela au moment de la transition entre Chávez et Maduro, transition difficile, dans un contexte où l’opposition lançait son premier assaut contre Nicolas Maduro. Et où ce dernier se refusait, tandis qu’il venait d’être élu avec peu de marge face à Henrique Capriles ( 2013), de réduire les politiques sociales du chavisme.

Equation compliquée…Il faut reprendre ces événements de manière chronologique pour bien en saisir le sens. Nicolas Maduro a été élu en 2013 avec 50,6% des voix : c’est un score relativement faible par rapport à l’hégémonie historique du chavisme. L’opposition considère alors qu’elle peut en finir cette fois-ci avec le chavisme au pouvoir.  Une partie d’entre elle – dont Volonté Populaire – ne reconnaît pas sa victoire. Nicolas Maduro n’est pas Hugo Chavez pense-t-elle. Elle le juge en position de faiblesse et c’est à ce moment que s’impose la ligne Leopoldo Lopez, même si son parti n’est pas le parti majoritaire au sein de l’opposition. Sa ligne intransigeante et de confrontation finira par l’emporter sur ceux, comme Capriles, qui pensaient qu’il fallait toujours combattre le chavisme dans le cadre légal et les urnes.

L’opposition avait en tête un facteur essentiel. Au-delà de la « tarte à la crème » « Maduro n’est pas Chavez », elle savait surtout que le nouveau président n’avait pas la légitimité naturelle de Chavez au sein de l’armée, par définition. Maduro, au départ, était considéré par cette dernière comme un modéré ; il était vu comme le représentant de l’aile la moins radicale du chavisme, parce qu’il avait eu sous Chávez le rôle du négociateur, du conciliateur entre l’opposition et le gouvernement. C’est un rôle qu’on lui a attribué en raison de sa formation d’ancien syndicaliste et de ses talents de négociateurs – Maduro n’a certes pas la vision historique qu’avait Chávez, mais c’est un tacticien habile, doué pour les affaires politiques, la gestion des rapports de forces et l’identification des faiblesses de ses adversaires. Maduro a donc été en quelque sorte testé par les militaires lorsqu’il a pris le pouvoir. Il s’est donc retrouvé au pouvoir, élu avec une marge très faible, pris en tenaille entre une opposition qui a tout de suite multiplié les provocations et une armée qui attendait une réponse ferme de sa part pour savoir si elle pouvait lui faire confiance.

À cela s’ajoute la situation économique à laquelle il n’était pas préparé et à laquelle il ne s’attendait pas. Et qu’il n’a pas su gérer. Quand l’opposition est passée à l’attaque, a déclenché des confrontations de rue qui ont causé plusieurs morts, les chavistes les plus durs voulaient que Maduro ait la main encore plus dure. Diosdado Cabello [ex-président de l’Assemblée nationale et représentant de l’aile la plus radicale du chavisme] a pu publiquement déclarer, pour s’en indigner, que le Venezuela était le seul pays au monde où une opposition armée qui appelait au renversement du pouvoir constitutionnel pouvait opérer en toute impunité sans être réprimée par ledit pouvoir.

C’est dans ce contexte extrêmement tendu que se met en place le scénario économique. Il faut prendre en compte la déflagration que constitue l’effondrement pétrolier de 2014, où la demande chute brutalement, et le cours du baril de 70%. En réponse à cette situation, le gouvernement, pour faire face à l’effondrement des ressources de l’État, a fait tourner la planche à billets, jusqu’à l’excès. Et il n’a pas voulu toucher au système de contrôle des changes. C’est ici que des erreurs ont été commises.  Au Venezuela, il n’y a que la Banque Centrale qui ait accès au dollar et c’est elle qui le donne à ceux (entreprises, importateurs, opérateurs économiques publics et privés, etc.) qui en ont besoin. Avec la crise, un marché parallèle – il existait avant mais dans des proportions bien moins importantes – de la monnaie hypertrophié s’est peu à peu mis en place sur lequel des fortunes en dollars se sont bâties en quelques minutes. C’est ici que se trouve les plus importants foyers de corruption – corruption qui touche l’administration, des fonctionnaires, mais aussi le secteur privé et l’opposition… La conjugaison de tous ces facteurs a mené à l’hyperinflation que connaît actuellement le Venezuela.

Il faut, dans ce cadre, prendre en compte le fait que Nicolas Maduro ne voulait pas être le président qui allait rompre avec les engagements de Chávez. Il s’est toujours refusé à mettre en place la politique préconisée par le FMI. Il l’a fait, mais à quel prix ? Le gouvernement de Nicolas Maduro peut se targuer d’un certain nombre de réussites sociales, comme la mise en place d’un plan de distribution massive de logements. Mais l’économie a subi des dommages profonds et structurels et la population a vécu une baisse considérable, historique, de son niveau de vie.

Les années 2013-2015 sont déterminantes dans la chute libre (même si des signaux existaient avant – manque d’investissements dans la société pétrolière PDVSA par exemple). Pour comprendre l’intensification de la crise économique vécue par le Venezuela, il faut aussi prendre la mesure de l’impact des sanctions imposées par les Etats-Unis. Les premières, décidées par Barack Obama, sont prises dès 2015. Commence alors l’étranglement commercial et financier du Venezuela, qui est aujourd’hui très avancé avec, cette fois-ci, les sanctions mises en place par Donald Trump, notamment en 2017, 2018 et 2019. Ces sanctions mettent le Venezuela dans l’incapacité de renégocier sa dette, de se financer sur les marchés internationaux. Il ne peut plus importer grand-chose, une entreprise, une personne privée, un Etat ne peut plus opérer de transactions financières avec l’Etat vénézuélien, la Banque centrale, la société pétrolière PDVSA si cela passe par un tuyau financier américain (une banque, un fonds, un assureur, etc.). Le marché américain se ferme au pétrole vénézuélien (environ 40% des exportations du pays sont concernées). L’impact sur les revenus du Venezuela est considérable. Le département du Trésor américain gèle les avoirs et bloque les actifs vénézuéliens pour financer l’autorité légitime du pays selon Washington, Juan Guaido. Les Etats-Unis demandent à leurs alliés dans la région et en Europe de faire de même. Selon une étude[1] précise réalisée par les économistes Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs, une des sommités de la discipline économique mondiale, 40 000 personnes seraient mortes en 2017 et 2018 des conséquences de ces sanctions au Venezuela. Ils considèrent que 300 000 autres risquent de connaître le même sort aujourd’hui. Sur les premiers mois de l’année 2019 en cours, les sanctions américaines ont eu pour effet de faire baisser la production pétrolière vénézuélienne de près de 37 % et il est prévu qu’elles réduisent de près de 68% les revenus du pays liés à ses exportations pétrolières par rapport à la déjà difficile année 2018. Un cataclysme qui se traduit par autant de pénuries, d’impossibilités d’importer ce dont le pays a urgemment besoin, etc. Dans ces conditions, la relance de l’économie vénézuélienne est impossible, qui que soit celui qui préside le pays. Ces sanctions ont aggravé les problèmes, jusqu’à les rendre insoutenables. Une grille de lecture manichéenne ne convient absolument pas lorsqu’il s’agit de comprendre les problèmes du Venezuela.

LVSL – Le Venezuela de Maduro risque-t-il de devenir un contre-exemple dystopique brandi pour décrédibiliser toute alternative au néolibéralisme, de la même manière que le Venezuela de Chávez avait constitué un pôle d’attractivité idéologique ?

Christophe Ventura – Bien sûr. C’est l’une des matrices idéologiques de l’offensive que Trump lance contre le « socialisme » en Amérique latine : il faut en finir avec le symbole d’un gouvernement réfractaire qui réactive un anti-impérialisme mobilisateur dans la région. Comme il pense que Maduro est démonétisé, il estime que l’heure est venue pour cette offensive, qui se double d’un vieux fond anti-communiste – il faut en finir avec ce gouvernement qui proclame une alternative à l’ordre néolibéral international.  C’est un facteur idéologique – ce n’est pas le seul – qui justifie un discours aussi radical contre le Venezuela. Et derrière le Venezuela, Cuba, qui est l’autre cible de Washington. L’administration Trump associe les deux pays. Dans son discours, Cuba intervient au Venezuela et accompagne un pouvoir illégitime et anti-démocratique avec ses conseillers militaires et ses différents services présents sur place. Ce faisant, Cuba est responsable de l’altération du cadre démocratique au Venezuela. En retour, ce dernier finance Cuba et lui permet de tenir économiquement avec son pétrole. Il faut donc en faire tomber un pour faire tomber l’autre. Donald Trump voudrait être celui qui mettra fin à la révolution cubaine – l’irréductible adversaire – et aux « régimes socialistes » sur le continent américain. Et si possible, pour sa prochaine candidature à l’élection de 2020 tandis que son bilan sur les dossiers internationaux prioritaires n’a pas été couronné de succès (Corée, Syrie, Afghanistan, Mexique). Donald Trump considère que la victoire est plus facile et possible au Venezuela, un peu comme Bush père avec le Panama en 1989.

LVSL – Certains ont pu lire que le conflit vénézuélien comme le terrain de jeu entre la Chine et les États-Unis, qui possèdent tous deux des intérêts au Venezuela. Plus largement, la Chine investit très massivement en Amérique Latine depuis deux décennies, rachète des entreprises, implante des capitaux, etc., jusqu’à faire concurrence aux États-Unis en la matière. Le sous-continent américain est-il en passe de devenir un gigantesque jeu d’échecs entre la Chine et les États-Unis ?

Chrisophe Ventura – Il y a manifestement un parfum de Guerre Froide qui imprègne l’Amérique Latine. Elle est indéniablement devenue l’enjeu d’un rapport de forces entre les États-Unis et la Chine. Il suffit de lire les documents du Département d’État américain – qui évoque le « défi hégémonique » que pose la Chine aux États-Unis dans la région – pour s’en convaincre.

Bien sûr, dans le cas du Venezuela, même si le pays a continué d’exporter la majorité de son pétrole aux Etats-Unis  – malgré tout – jusqu’à aujourd’hui, il a significativement diversifié ses partenariats aux Russes et aux Chinois ces dernières années. Juan Guaidó incarne aussi pour les États-Unis la promesse d’un retour du Venezuela à la maison mère, à la situation qui prévalait avant le chavisme. Il s’agit de mettre les Russes et les Chinois dehors. Ajoutons à cela que le Venezuela constitue la première ou la deuxième réserve d’or mondiale, et la quatrième de gaz : il s’agit d’une zone que les Américains ne peuvent pas se permettre de perdre.

Le Venezuela est donc un champ polarisé par ces rapports de forces géopolitiques, dont les enjeux sont multiples. Le Venezuela est par exemple le seul pays d’Amérique Latine qui offre son territoire à la force aérienne nucléaire russe. Les Russes ne veulent pas s’installer au Venezuela – nous ne sommes pas en 1962 ! –, mais ils ont relancé un programme d’aviation nucléaire long-courrier, qu’ils avaient perdu depuis l’effondrement de l’URSS, et ont un accord bien compris avec le Venezuela. Les Russes se retrouvent de nouveau en possession d’avions qui ont la capacité stratégique de faire le tour du monde, de voler partout équipés et de lancer des bombes nucléaires – l’Amérique latine étant le passage obligé pour faire la jointure entre l’Atlantique et le Pacifique, le Venezuela est le pays qui a offert aux Russes une escale technique pour leurs avions. Les Américains, bien sûr, y sont hostiles, et comptent sur Guaidó pour mettre un terme à cette situation.

Les Américains restent ceux qui gardent le haut du pavé en Amérique latine. Il suffit  de regarder les chiffres du commerce : la Chine a certes multiplié par 22 ses flux commerciaux avec la région en 10 ans, ce qui représente entre 270 et 300 milliards de dollars ; mais pour les États-Unis, c’est encore entre 800 et 900 milliards de dollars. Il n’en reste pas moins que les Chinois sont aujourd’hui les premiers investisseurs en Amérique latine, en lieu et place des États-Unis. Les Américains veulent donc revenir en force. Ils restent les maîtres en Amérique latine, mais leur hégémonie se fissure.

La crise vénézuélienne est devenue un fait géopolitique international, elle cristallise des fractures au niveau de la « communauté internationale » entre les Occidentaux et les autres. Elle révèle l’état de désagrégation lente du système international et de ses recompositions incertaines et volatiles. Toutes les divisions internationales s’expriment sur le Venezuela. On retrouve la fracture la plus évidente entre la « famille occidentale » – un concept que je rejette – et le bloc Russie/Chine/Inde/anciens non-alignés. Des failles apparaissent au sein du système onusien : le secrétaire général reconnaît Maduro et rejette la stratégie du « regime change », tandis que le conseil de sécurité de l’ONU ne parvient à dégager aucun consensus sur la situation au Venezuela. Des fractures apparaissent de la même manière dans ce que l’on peut appeler le « sous-impérialisme européen » : les Italiens, les Roumains et les Grecs ne reconnaissent pas la présidence de Juan Guaido au nom du respect de la non-ingérence dans les affaires internes d’un pays, tandis que les autres sont alignés sur la position de Washington, moins l’engagement possible en faveur d’une intervention militaire.

Emmanuel Macron a pris une position en rupture avec la tradition diplomatique française. En reconnaissant Juan Guaido, il instaure une nouvelle pratique : la France reconnaît désormais des gouvernements et non plus des États. Cette décision entérine l’ère du relativisme en géopolitique – un processus qui avait débuté avec l’engagement de Nicolas Sarkozy dans la guerre en Libye aux côtés de l’OTAN. On reconnaît donc tel ou tel gouvernement en fonction des intérêts du moment, qui sont très fluctuants. Quels sont les intérêts de la France au Venezuela ? Il y a peu d’intérêts matériels . L’intérêt pour Emmanuel Macron est plutôt à rechercher du côté politique, du côté de la politique intérieure pour commencer. Il s’agit de renforcer une ligne de clivage interne au débat politique en France, celle qui l’oppose à Jean-Luc Mélenchon. En résumé, « votez pour Mélenchon et vous aurez Maduro » est le crédo. L’intérêt de Macron, c’est aussi de tenter de tisser un minimum de solidarité avec  Trump pour un coût modeste sur un dossier secondaire pour la France alors que les divergences se multiplient sur nombre de dossiers de première importance ( Iran, Climat, commerce, etc.).

Relativisme géopolitique, décomposition des principes de l’ordre international, recompositions incertaines et volatiles en fonction d’intérêts à court terme : le Venezuela révèle ces fractures de l’ordre mondial. On trouve bien sûr des récurrences, des acteurs structurés de longue date – l’Empire, le sous-Empire, les intérêts chinois et russes… -, qui donnent à cette crise une colonne vertébrale. Mais tout cela est brinquebalant. Cette décomposition est le premier acte d’une recomposition dont on ne connaît pas l’issue, ni l’ordre duquel elle va accoucher. 

LVSL – Dans cette polarisation croissante du sous-continent américain entre les intérêts des Etats-Unis et de la Chine, l’élection de Bolsonaro, candidat résolument pro-américain, peut-elle être vue comme un pion avancé par les États-Unis, qui permettrait de contre-balancer l’influence de la Chine dans la région ? D’un autre côté, l’agenda ultralibéral de Bolsonaro ne risque-t-il pas au contraire de favoriser les investissements chinois au Brésil, malgré ses diatribes anti-chinoises ?

Christophe Ventura – Sur le plan géopolitique, Bolsonaro est l’expression du réalignement d’une partie des élites brésiliennes sur les États-Unis. Il faut cependant prendre en compte que ce réalignement est mal vu par une partie de l’armée, qui n’y est pas favorable, pas plus qu’à la vente d’Embraer aux Etats-Unis, champion aéronautique et militaire brésilien, ou à l’implantation d’une base militaire américaine au Brésil. Soucieux de leur souveraineté, ils ne veulent pas d’une soumission militaire ou géopolitique du Brésil aux États-Unis, ni d’une crise migratoire vénézuélienne encore plus explosive que ne manquerait pas de produire une guerre civile ou une intervention militaire. Tout le monde a le cas syrien en tête.  Le vice-président brésilien Hamilton Mourão a récemment fait une déclaration raisonnable, affirmant que le Brésil ne soutiendrait pas une intervention militaire au Venezuela. On assiste donc à une dynamique de temporisation au Brésil, qui est en partie le fait des militaires.

Bolsonaro critique la Chine, mais il y a de fortes chances que rien ne change. Il montre à Trump sa disponibilité, son souhait de mieux servir les intérêts des Etats-Unis, mais en parallèle, il a récemment reçu une délégation d’entrepreneurs chinois et se rendra à Pékin au mois d’août. Sur les rapports avec la Chine, le Brésil ne peut pas revenir en arrière. 30% de son commerce extérieur est assuré par l’Empire du milieu. L’élection de Bolsonaro représente donc une inflexion pro-américaine certaine et assumée de la politique étrangère brésilienne – il faudrait ici développer l’influence croisée des églises évangéliques américaines et brésiliennes par exemple -, mais les Brésiliens ne pourront pas rompre leurs relations avec la Chine. Le premier partenaire commercial du Brésil ne sont plus les États-Unis, mais la Chine. 

LVSL – Peut-on penser que l’élection d’AMLO au Mexique va induire des modifications dans cette configuration? 

Christophe Ventura – Cette élection est une expérience à contre-courant des logiques et des dynamiques à l’oeuvre dans la région. L’élection d’AMLO est d’abord le signe de la volonté d’une restauration démocratique au Mexique et de la souveraineté du pays dans les affaires régionales. Le Mexique est actuellement le seul acteur de poids régional qui souhaite proposer une voie alternative mais étroite au scénario du conflit au Venezuela. C’est le pays qui s’oppose à la ligne de « regime change » prônée par Washington, ce qui n’est pas rien quand on sait les relations complexes entre les deux voisins et l’agressivité de Donald Trump sur la question du mur.

LVSL – Le Mexique ne risque-t-il pas de se retrouver rapidement isolée dans cette marée néolibérale qui frappe le continent ? Plus largement, comment analysez-vous les perspectives des mouvements « progressistes », qui sont marginalisés depuis plusieurs années ? Les gouvernements néolibéraux autoritaires sont-ils en train de créer les conditions d’impossibilité du retour de leurs adversaires au pouvoir ?

Christophe Ventura – Ce serait une lecture trop rapide que d’estimer que nous assistons à une « fin du cycle progressiste » en Amérique latine. C’est d’abord une vague de dégagisme et un phénomène d’alternance plus large qui touche l’Amérique Latine. Partout, ce sont les « sortants » qui sont sanctionnés. Il se trouve que 80 % des pays latino-américains ayant été, lors de l’apogée du « cycle progressiste », dirigés par des gouvernements « de gauche » – ou « nationaux-populaires » -, c’est bien la gauche qui est la plus touchée. Elle sort indéniablement fatiguée d’un cycle politique d’une incroyable durée. Elle paie les effets du pouvoir, c’est-à-dire l’usure ; elle a parfois perdu le contact avec les mouvements sociaux et ses bases populaires, prise par la gestion du pouvoir et de l’appareil d’Etat, les campagnes électorales permanentes, touchée par les phénomènes de corruption qui se sont développés dans des sociétés qu’elle a contribué à enrichir à tous les niveaux.  Elle n’a gouverné que dans des pays structurellement périphériques, subalternes dans l’ordre international, et n’a pas changé leur position dans cet ordre. Pouvait-elle même le faire, dans le cadre d’une « démocratie libérale » ? Elle a pu modifier un certain nombre de structures politiques, de réalités sociales, agir sur la répartition des revenus, mais il lui a été beaucoup plus difficile de s’attaquer à la répartition des richesses en tant que telles et aux structures économiques dans ce cadre de « démocratie libérale ». Le seul pays à l’avoir tenté, c’est le Venezuela. Et il s’est retrouvé confronté à un phénomène attendu : une véritable lutte de classes – et derrière, le risque d’une guerre civile.

Mais ces phénomènes et l’alternance concernent aussi la « droite » : on l’a vu au Pérou (chute du président élu pour cause de corruption), en Colombie – où la gauche a atteint un score d’une puissance inédite lors de l’élection présidentielle– et au Mexique. Au Chili, el Frente amplio a fait un score historique aux élections : jamais depuis Allende on n’avait vu une gauche « radicale » aussi forte au Chili.

Cette année verra se tenir des élections cruciales en Argentine, en Bolivie, en Uruguay, au Guatemala et au Panama. En Argentine, l’avenir de Mauricio Macri – le symbole du retour d’une droite libérale au pouvoir en Amérique du Sud en 2015- est loin d’être assuré. La situation économique et sociale de la troisième puissance latino-américaine est bien plus mauvaise que lorsque Cristina Kirchner a quitté le pouvoir. Les recettes libérales qui devaient relancer le pays après douze ans de gouvernements redistributif ont échoué, et le pays, de nouveau lourdement et durablement endetté, est le deuxième en récession dans la région (avec le Venezuela).

L’avenir est ouvert en Amérique latine.

 

Notes :

[1] Economic Sanctions as Collective Punishment: The Case of Venezuela, rédigé par Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs, en avril 2019, pour le Center for Economic and Policy Research. Disponible en ligne.

Jean Wyllys : « Il est possible de mener des petites révolutions en investissant certains espaces et en utilisant un langage qui parle aux gens »

Jean Wyllys © Ministère brésilien de la culture

Jean Wyllys est une des figures pop de la politique brésilienne. Connu grâce à l’émission Big Brother Brasil, élu en 2010 sous l’étiquette du PSOL (Parti socialisme et liberté) à Rio de Janeiro, réélu deux fois, il vient récemment d’abandonner son siège de député et de fuir le Brésil en raisons de nombreuses menaces de morts. Militant LGBT et adversaire implacable de Bolsonaro, l’arrivée au pouvoir du président ultraconservateur a décuplé les campagnes homophobes contre lui et les risques pour sa vie. Entretien réalisé par Lilith Verstrynge et Lenny Benbara. Retranscrit et traduit par Sarah de Figuereido.


LVSL – Vous avez renoncé en janvier 2019 à votre mandat de député pour lequel vous aviez été réélu, et vous vivez depuis en exil à Berlin, où vous travaillez sur votre thèse de doctorat. Comment en êtes-vous arrivé à cette situation ? Est-ce du fait de l’accroissement de menaces ces dernières années que vous avez pris cette décision ? Craigniez-vous pour votre vie ?

Jean Wyllys – J’ai quitté le Brésil en décembre dernier et j’ai décidé de ne plus y revenir. J’ai renoncé à mon troisième mandat de député pour lequel j’avais été réélu. Ma décision s’explique effectivement par l’accroissement des menaces. Je suis menacé depuis mon arrivée au Parlement en 2011. Les fondamentalistes chrétiens et les masculinistes qui éprouvent de la haine envers les femmes et les homosexuels me menaçaient déjà depuis 2011. Les violences ont augmenté en 2016, au moment de la destitution de Dilma Rousseff. Lors de sa procédure d’impeachment, j’œuvrais activement pour la défense de la démocratie, pas nécessairement pour la défense du gouvernement de Dilma, mais bien de la démocratie. Si Dilma Rousseff avait été une mauvaise dirigeante, ce sont des élections qui auraient dû l’éloigner du pouvoir, pas un coup d’État institutionnel. Car il s’agissait bien d’un coup d’État institutionnel, accusant Dilma Rousseff de « crime de responsabilité », concept juridique qui existe au Brésil. On a par ailleurs assisté à beaucoup de misogynie durant toute cette procédure d’impeachment. J’ai défendu Dilma et la démocratie, et les menaces, provenant de toutes parts, se sont intensifiées. C’est au moment de l’assassinat de Marielle Franco en 2018 que nous avons réellement pris conscience qu’il y avait une véritable association de cette nouvelle extrême droite avec des organisations criminelles, paramilitaires et mafieuses qui contrôlaient – et contrôlent toujours – une partie de l’État de Rio de Janeiro. Si on y ajoute à la campagne de diffamation dont je faisais l’objet, tout cela m’a fait comprendre que je ne n’étais plus en sécurité au Brésil, et qu’il pouvait m’arriver quelque chose. J’ai donc décidé de partir.

LVSL – Quel bilan faites-vous des présidences de Lula et de Dilma Rousseff ? Avez-vous le sentiment que les espoirs suscités par l’élection de Lula en 2003 ont été déçus ?

JW – Oui, en partie. De mon point de vue, ce que nous appelons « l’ère Lula » a constitué un véritable âge d’or pour le Brésil. Nous étions alors une nation en plein développement, en situation de quasi plein emploi, très peu de gens étaient au chômage. Les politiques de redistribution mises en œuvre ont conduit à une transformation significative du pays, y compris en matière d’exploitation sexuelle des enfants, parce que leurs mères; bénéficiant alors d’un revenu minimum, n’avaient plus besoin de vendre leurs enfants aux réseaux d’exploitation sexuelle. Lula était du côté du mouvement LGBT. Il a créé des séminaires LGBT aux niveaux municipal, régional et fédéral. Lula a négocié des accords commerciaux et mené une politique internationale qui a permis au Brésil d’accéder à une certaine autonomie et a transformé le pays en un véritable géant diplomatique. Au moment de l’invasion de l’Irak, lorsque les États-Unis ont cherché l’appui du Brésil, Lula a déclaré : « ma guerre est contre la faim ». Nous occupions donc une place importante, il y avait un réel climat de bonheur dans le pays, et quand il y a un climat de bonheur, quand les meilleurs aspects de l’identité nationale deviennent hégémoniques, les gens sont plus ouverts à la diversité. Il s’est donc agi de très belles années pour les femmes et pour le mouvement LGBT.

Les effets de la crise économique, notamment la crise des subprimes aux États-Unis qui a fait exploser la bulle immobilière, et la crise commerciale chinoise, ont affecté l’économie brésilienne au moment où Dilma Rousseff est devenue présidente. Le nombre de chômeurs a alors augmenté, pas de manière très significative, mais assez pour être relevé. Il y avait alors un écart très important entre le dollar et le real brésilien. Quand cela se produit, la population devient inquiète et facilement manipulable. C’est ce qui s’est passé au Brésil : la population, inquiète des conséquences de la crise, s’est fait manipuler par la télévision, surtout par la Rede Globo. Cela a joué un rôle décisif dans le développement du mouvement antipétiste [ndlr, anti Parti des travailleurs], qui n’avait rien à voir avec les supposées frustrations des électeurs des gouvernements pétistes. Les gens se sont mis à détester le PT non pas parce que le PT était entaché par la corruption, mais parce qu’il a mis en place des mesures qui ont changé la société, telles que la reconnaissance du statut de travailleuses pour les employées domestiques, la mise en place de politiques de discrimination positive avec l’instauration de quotas dans les universités publiques pour les étudiants noirs et les élèves d’écoles publiques, ainsi que dans les concours de la fonction publique, ce qui a permis aux noirs de pouvoir investir la sphère publique. Ces mesures ont engendré une haine de classe très importante de la part des élites brésiliennes dans lesquelles la classe moyenne se reconnaît : la classe moyenne est profondément envieuse vis à vis des élites, elle rêve d’être riche. Les élites ont donc manipulé celle-ci contre les pauvres et les noirs. Au Brésil, la classe moyenne est très raciste, xénophobe, misogyne et homophobe. Elle a donc été manipulée et a commencé à haïr le PT. On a fait croire que le problème était la corruption, mais ce n’était pas la corruption parce que la classe moyenne est elle-même très corrompue et n’hésite pas à frauder le fisc.

LVSL –  Vous semblez considérer que tout le monde est corrompu au Brésil, et donc que la corruption n’est pas la cause de la chute du PT. Mais en Italie, par exemple, la corruption touche la classe politique et la population, et ça n’empêche pas les électeurs d’en faire une question centrale et un motif de haine contre le personnel politique. Pensez-vous réellement que ce n’est pas un des motifs importants de la chute du PT ?

Le problème n’est pas la corruption. Si le problème était la corruption, la classe moyenne aurait à faire son autocritique tant elle est corrompue. Le problème, c’est que la corruption est toujours le fait d’autrui, toujours le fait des pauvres dans les discours. L’antipétisme n’est pas lié à la corruption, mais au fait que le PT a contribué à l’émancipation d’une classe qui menace la classe moyenne. Lorsque les pauvres ont commencé à prendre l’avion, à entrer dans les universités publiques jusqu’alors réservées à une élite, quand ils ont commencé à passer et à réussir les concours de la fonction publique, cela a dérangé la classe moyenne, car cela remettait en cause ses privilèges. Cette dernière ment délibérément en faisant croire qu’elle hait le PT parce qu’il est corrompu. Le système politique brésilien a toujours été corrompu, et ce bien avant que le PT n’arrive au pouvoir. Le PMDB (Parti du mouvement démocratique brésilien) est corrompu, le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) est corrompu, la majorité des partis – surtout de droite – sont corrompus, les banques sont corrompues, les grands chefs d’entreprises sont corrompus parce qu’ils fraudent le fisc. Il n’y avait pas de réelle volonté d’affronter le problème de la corruption, mais plutôt une utilisation du discours anti-corruption pour écarter le PT du pouvoir.

LVSL – Comment analysez-vous les causes du vote Bolsonaro ? Croyez-vous que l’on puisse le réduire à une frange conservatrice de la société brésilienne, ou pensez-vous qu’il puisse être considéré comme un vote anti establishment, anti élites, contre les politiques de développement menées dans le pays, de la part de personnes qui voyaient en Bolsonaro la figure de l’outsider comme a pu l’être Lula en son temps ?

JW – C’est un vote contre la classe politique. C’est le cas au Brésil mais également dans d’autres régions du monde : le peuple hait les hommes politiques et se sent mis à l’écart du système politique. Mais ce sont ces mêmes personnes qui élisent ces représentants politiques. C’est un comportement schizophrénique. Ils élisent les mauvaises personnes et critiquent après coup tous les représentants politiques en les mettant tous dans le même sac. Dans mon cas, par exemple, j’ai réalisé mes mandats avec la plus grande exemplarité à tout point de vue. Je crois que ce qui a rendu possible la victoire de Bolsonaro est en premier lieu le fait qu’il ait réussi à s’adresser à la fois aux conservateurs, aux pauvres et à la classe moyenne qui votent en faisant abstraction de la dimension économique.

Le Brésil a connu 350 ans d’esclavage. C’est très long, et cela a profondément marqué la société qui est raciste et refuse de voir les noirs investir les espaces du pouvoir. La société brésilienne est également très machiste et misogyne. Beaucoup de femmes sont tuées au Brésil. Il y a de nombreux féminicides et la violence conjugale est très répandue. C’est un pays homophobe et Bolsonaro a su mettre le doigt là-dessus et raviver ces discriminations et préjugés, grâce aux fake news et avec beaucoup d’argent. Il s’agissait de l’argent de grands chefs d’entreprise qui sont restés anonymes et qui ont financé les campagnes contre les candidats Fernando Haddad et contre d’autres candidats issus de l’establishment.

LVSL – Nous avons beaucoup évoqué la question du racisme. Comment expliquer que des personnalités noires telles que Ronaldinho ou des habitants des favelas aient voté pour Bolsonaro ?

JW – Des gays et des lesbiennes ont également voté Bolsonaro. Les gens peuvent aimer leurs oppresseurs. Il y a des esclaves qui aiment leurs maîtres. Il y a des gens qui collaborent avec leurs oppresseurs. La domination commence à l’intérieur même des classes opprimées. La domination masculine, par exemple, germe parmi les femmes machistes et les gays homophobes. Nous n’avons pas d’églises, d’écoles et de cinémas séparés. Nous consommons tout ce que les gens consomment. Cette société rend les hétérosexuels homophobes et nous rend également – nous les homosexuels et lesbiennes – homophobes. La différence, c’est que les hétérosexuels ne doivent pas lutter contre leur désir et contre leur impératif d’identité de genre. C’est donc une bataille que nous menons à l’intérieur de nous-mêmes. C’est pour cette raison que beaucoup de noirs ont voté pour Bolsonaro malgré son discours raciste, car il y a un oppresseur qui se cache en eux. Les discours les plus conservateurs émanent des classes populaires. Ce sont les classes populaires qui veulent que le police soit brutale et violente, mais en définitive ce sont elles les victimes.

LVSL – Devant ce genre d’ambiguïté venant des personnes opprimées, quel type de stratégie préconisez-vous face à Bolsonaro et face à cette nouvelle hégémonie ultra-conservatrice qui est en train de s’imposer au Brésil ?

JW – Il s’agit d’une question qui ne concerne pas simplement le Brésil, mais le monde entier. L’extrême droite gagne du terrain partout dans le monde, en ravivant ces types de préjugés et de discriminations dans des moments de crise économique. Le discours de l’extrême droite est un discours très « facile », qui jette la pierre sur des groupes historiquement discriminés. Il est très simple d’affirmer que le problème du chômage en Europe est dû à l’immigration. Il est très simple, pour des chrétiens, de dire que le problème vient des musulmans, qui pratiquent une religion différente, de même qu’il est très simple d’affirmer que le problème de l’éclatement du modèle familial vient des personnes gays, lesbiennes et LGBT. Je crois que pour résister à cela nous devons changer de méthode. Les gauches utilisent toujours le même jargon et des phrases toutes faites qui ne parlent pas à tout le monde. Nous devons changer notre manière de nous adresser aux gens. Nous devons utiliser des outils contemporains tels que les mèmes – nous devrions créer une usine de mèmes. Nous devons utiliser l’humour. Nous devons revenir dans les rues, investir les endroits où les églises jouent ce rôle de rapprochement des gens. La gauche est très élitiste. Elle critique les gens qui regardent la télévision, les séries, la téléréalité. Elle croit que les gens se comportent comme des porcs qui passent leur temps à manger. Les gens ont soif de beauté, de représentation symbolique, et s’ils n’ont pas d’argent pour aller au théâtre, à l’opéra, pour consommer la culture des élites, ils doivent se rabattre sur la culture de masse. Il ne faut pas diaboliser cette culture de masse, il faut se l’approprier.

Nous devons faire comme Antonio Gramsci propose : penser stratégiquement l’occupation de l’espace. Nous ne pouvons pas faire une révolution du jour au lendemain, mais il est possible de mener des petites révolutions en investissant certains espaces et en utilisant un langage qui parle aux gens. C’est ce que j’ai essayé de faire durant mes huit années de mandat : essayer d’adopter une posture pop, utiliser le langage et la culture pop, évoquer des grandes stars telles que Beyoncé pour parler de politique et de choses sérieuses. C’est une véritable stratégie. Cela ne veut pas dire que je considère que la politique n’est pas une chose sérieuse, mais je suis convaincu que c’est ainsi qu’on arrive à toucher et à réveiller les gens.

« Brésil : les démocraties meurent aussi démocratiquement » – par Boaventura de Sousa Santos

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Jair Bolsonaro ©Marcelo Camargo/Agência Brasil

Boaventura de Sousa Santos est professeur de sociologie et directeur du Centre d’études sociales de l’Université de Coimbra (Portugal), professeur émérite de l’Université de Wisconsin-Madison (États-Unis) et de divers établissements universitaires du monde. Il a participé à trois éditions du Forum Social Mondial à Porto Alegre. Article Publié en portugais sur Midianinja, et en espagnol sur Pàgina 12.

Nous nous sommes habitués à penser que les régimes politiques se partagent en deux types principaux : la démocratie et la dictature. Après la chute du mur de Berlin, en 1989, la démocratie (libérale) a fini par être considérée, de manière quasi consensuelle, comme l’unique régime politique légitime. Malgré leur diversité interne, ce sont deux types antagonistes qui ne peuvent pas coexister dans la même société et l’option pour l’un ou l’autre suppose toujours une lutte politique impliquant la rupture avec la légalité existante.

Au cours du siècle dernier, l’idée selon laquelle les démocraties ne s’effondraient que par l’interruption brusque et presque toujours violente de la légalité constitutionnelle, au moyen de coups d’État dirigés par des militaires ou des civils dans le but d’imposer une dictature, a été consolidée. Ce récit était en grande partie vrai. Il ne l’est plus. Des ruptures violentes et des coups d’État sont encore possibles, mais il est de plus en plus évident que les dangers que court aujourd’hui  la démocratie sont autres et  dérivent paradoxalement du fonctionnement normal des institutions démocratiques. Les forces politiques antidémocratiques, s’infiltrant peu à peu dans le régime démocratique, le capturent, le dénaturent, de manière plus ou moins déguisée et progressive, dans les limites de la légalité et sans modifications constitutionnelles, jusqu’à ce que, à un moment donné, le régime politique en vigueur, sans avoir formellement cessé d’être une démocratie, apparaisse totalement vide de contenu démocratique, qu’il s’agisse de la vie des personnes ou de celle des organisations politiques. L’une et l’autre en viennent à se comporter comme si elles étaient en dictature. Je mentionne ci-dessous les quatre composantes principales de ce processus.

L’élection des autocrates.

Des États-Unis aux Philippines, de la Turquie à la Russie, de la Hongrie à la Pologne, des politiques autoritaires ont été démocratiquement élus et, même s’ils sont le produit de l’establishment politique et économique, ils se présentent comme anti-système et anti-politique, insultent leurs adversaires qu’ils considèrent comme corrompus et les voient comme des ennemis à éliminer, rejettent les règles du jeu démocratique, lancent des appels intimidants à la résolution des problèmes sociaux par la violence, affichent du mépris pour la liberté de la presse et se proposent d’abroger les lois qui garantissent les droits sociaux des travailleurs et des populations discriminées pour des raisons ethniques, sexuelles ou religieuses. En bref, ils se présentent aux élections avec une idéologie anti-démocratique et, même ainsi, ils parviennent à obtenir la majorité des votes. Les politiques autocratiques ont toujours existé. Ce qui est nouveau, c’est la fréquence avec laquelle ils parviennent peu à peu au pouvoir.

Le virus ploutocratique.

La façon dont l’argent en est venu à dénaturer les processus électoraux et les délibérations démocratiques est alarmante. Au point de se demander si, dans de multiples situations, les élections sont libres et transparentes et si les dirigeants politiques agissent en fonction de leurs convictions ou de l’argent qu’ils reçoivent. La démocratie libérale repose sur l’idée selon laquelle les citoyens ont la possibilité d’accéder à une opinion publique informée et, sur cette base, élire librement les dirigeants et évaluer leurs actions. Pour que cela soit possible, il est nécessaire, a minima, que le marché des idées politiques (les valeurs qui n’ont pas de prix, car ce sont des convictions) soit totalement séparé du marché des biens économiques (les valeurs qui ont un prix et qui, sur cette base, s’achètent et se vendent). Ces derniers temps, ces deux marchés ont fusionné sous l’égide du marché économique, à tel point qu’aujourd’hui, en politique, tout s’achète et tout se vend. La corruption est devenue endémique.

Le financement des campagnes électorales des partis ou des candidats, les groupes de pression (ou lobbies) sur les parlements et les gouvernements ont, aujourd’hui, dans de nombreux pays, un pouvoir décisif dans la vie politique. En 2010, la Cour Suprême de Justice des États-Unis, dans l’arrêt Citoyens Unis vs la Commission Électorale Fédérale, a porté un coup fatal à la démocratie étasunienne en permettant un financement sans restrictions et privé des élections et des décisions politiques par de grandes entreprises et des super riches. S’est ainsi développé ce qu’on appelle le dark money qui n’est pas autre chose qu’une corruption légalisée. Ce même dark money explique, au Brésil, une composition du Congrès dominée par le groupe des bellicistes (“de la balle”), celui des ruraux (“du boeuf”) et celui des évangélistes (“de la Bible”), une caricature cruelle de la société brésilienne.

Les « fake news » et les algorithmes.

Pendant un certain temps, Internet et les réseaux sociaux qu’il a générés ont été considérés comme une possibilité sans précédent d’accroître la participation des citoyens à la démocratie. À l’heure actuelle, à la lumière de ce qui se passe aux États-Unis et au Brésil, nous pouvons dire que, s’ils ne sont pas règlementés, ils seront plutôt les sépultures de la démocratie. Je me réfère, en particulier, à deux instruments : les fausses informations et l’algorithme.

Les fausses informations ont toujours existé dans les sociétés traversées par de fortes divisions, particulièrement, dans les périodes de rivalité politique. Aujourd’hui, cependant, leur potentiel destructeur, par la désinformation et le mensonge qu’ils propagent, est alarmant. Ceci est particulièrement grave dans des pays comme l’Inde et le Brésil, dans lesquels les réseaux sociaux, notamment WhatsApp (dont le contenu est le moins contrôlable, car crypté), sont largement utilisés, au point d’être la source d’informations citoyenne la plus importante, et même unique (au Brésil, 120 millions de personnes utilisent WhatsApp). Des groupes de recherche brésiliens ont dénoncé dans le New York Times (17 octobre) le fait que, sur les 50 images (virales) les plus publiées des 347 groupes publics de WhatsApp en faveur de Bolsonaro, seules quatre étaient vraies. L’une de ces images était une photo de Dilma Rousseff, candidate au Sénat, avec Fidel Castro lors de la Révolution cubaine. Il s’agissait, en fait, d’un montage réalisé à partir de l’archive de John Duprey pour le NY Daily News en 1959. Cette année-là, Dilma Rousseff était une fillette de onze ans. Soutenue par de grandes entreprises internationales et par des services de contre-espionnage militaires nationaux et étrangers, la campagne de Bolsonaro a constitué un montage monstrueux de mensonges auxquels la démocratie brésilienne survivra difficilement.

Cet effet destructeur est renforcé par un autre instrument : l’algorithme. Ce terme, d’origine arabe, désigne le calcul mathématique permettant de définir des priorités et de prendre des décisions rapides à partir de grandes séries de données (big data) et de variables, en prenant en compte certains résultats (la réussite d’une entreprise ou d’une élection). Malgré son apparence neutre et objective, l’algorithme contient des opinions subjectives (qu’est-ce que réussir ? Comment définit-on le meilleur candidat ?) qui restent cachées dans les calculs. Lorsque les entreprises se voient obligées de révéler les critères, elles se défendent avec l’argument du secret commercial. Dans le champ politique, l’algorithme permet la rétroaction et l’amplification de la diffusion d’un sujet en vogue dans les réseaux et qui, par conséquent, étant populaire, est considéré comme pertinent par l’algorithme. Il arrive que ce qui est viral  dans les réseaux sociaux puisse être le produit d’une gigantesque manipulation informative, réalisée par des réseaux de robots et de profils automatisés qui répandent, parmi des millions de personnes, des fausses nouvelles et des commentaires « pour » ou « contre » un candidat, transformant le sujet en artificiellement populaire et gagnant, ainsi, encore plus d’impact grâce à l’algorithme. Il n’y a pas de conditions pour distinguer le vrai du faux et l’effet est d’autant plus destructeur que la population est vulnérable au mensonge. Ainsi, dans 17 pays, notamment aux États-Unis (en faveur de Trump) et, à présent, au Brésil (en faveur de Bolsonaro), les préférences électorales ont, récemment, été manipulées, dans une proportion qui peut être fatale pour la démocratie.

L’opinion publique survivra-t-elle à cet empoisonnement informatif ? Une information véritable aura-t-elle une quelconque possibilité de résister à une telle avalanche de tromperies ? J’ai défendu le fait que, dans les situations d’inondation, ce qui manque le plus, c’est de l’eau potable. Avec une préoccupation parallèle, eu égard à l’ampleur de la manipulation informatique de nos opinions, de nos goûts et de nos décisions, la chercheuse en informatique Cathy O’ Neil caractérise les Big Data et les algorithmes comme des armes de destruction mathématique (Weapons of Math Destruction, 2016).

La capture des institutions.

L’impact des pratiques autoritaires et anti-démocratiques sur les institutions se produit progressivement. Les présidents et les parlements élus par le biais des nouveaux types de fraude (fraude 2.0) auxquels je viens de faire allusion, ont la voie ouverte pour instrumentaliser les institutions démocratiques ; et ils peuvent le faire prétendument dans le cadre de la légalité, aussi évidents que soient les détournements et les interprétations biaisées de la loi ou de la Constitution. Le Brésil est devenu, ces derniers temps, un immense laboratoire de manipulation autoritaire de la légalité. Cette capture a rendu possible l’arrivée au second tour du néo-fasciste Bolsonaro et son éventuelle élection. Comme dans d’autres pays, la première institution saisie est le système judiciaire. Pour deux raisons : parce qu’il s’agit de l’institution ayant le pouvoir politique le plus distant de la politique électorale et parce que c’est constitutionnellement l’organe de la souveraineté conçu comme un “arbitre neutre”. J’analyserai, à une autre occasion, ce processus de capture. Qu’adviendra-t-il de la démocratie brésilienne si cette capture se concrétise, suivie des autres captures qu’elle rendra possible ? S’agira-t-’il toujours d’une démocratie?

  

Traduction de Martine Chantecaille et Nohora Gomez.

 

Ces dictatures brésiliennes qui servent de modèle à Bolsonaro

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Jair Bolsonaro ©Marcelo Camargo/Agência Brasil

Jair Bolsonaro a cultivé pendant sa campagne la nostalgie qu’éprouve encore une partie des Brésiliens pour les deux dictatures militaires qu’a connues leur pays. Le nouveau président a en effet multiplié les déclarations ouvertement favorables à ces périodes de l’histoire brésilienne. Au XXème siècle, le Brésil a vécu durant trente-quatre ans sous le joug de deux régimes dictatoriaux : le régime à parti unique de Getulio Vargas de 1930 à 1945 (l’Estado Novo) puis celui de la junte militaire initiée par le coup d’Etat de Castelo Branco, de 1964 à 1985. La dictature de Vargas, à caractère corporatiste, protectionniste et nationaliste, diffère assez largement de celle de la junte: libérale et pro-américaine, cette dernière s’est singularisée par sa politique économique et sociale, dictée par le FMI et favorable aux grandes multinationales. Sans surprises, le souvenir du second régime est davantage mobilisé par Bolsonaro. Préfigurerait-il la politique qu’il se prépare à mettre en place ?


L’Estado Novo, en toile de fond.

Notre plongée dans les méandres dictatoriaux du Brésil débute en 1930. Une révolution menée par Gétulio Vargas, alors gouverneur de l’Etat de Rio Grande do Sul, met fin à la Republica Velha (« La Vieille République ») et instaure un régime dictatorial. Les griefs contre cette première République étaient nombreux. Parmi eux, la pratique du « colonelisme » qui s’était mise en place au fil des années du fait de la forme fédérale de l’Etat, et qui consistait à déléguer aux oligarques locaux des pouvoirs considérables. Les collusions de ceux-ci avec les exploitants de café – principalement installés à São Paulo – ou de lait étaient flagrantes. Ces deux secteurs étaient alors tellement importants que l’on disait de la politique brésilienne que c’était une politique du café com leite (café au lait), puisque les gérants faisaient la pluie et le beau temps dans la vie politique du pays. La corruption n’est pas un phénomène neuf dans la vie politique brésilienne !

Getulio Vargas.

Lors de son arrivée au pouvoir, Vargas choisit de répondre à cette situation par la mise sous tutelle des États fédérés. Il place à leur tête des interventores (administrateurs) chargés de nommer les autorités au sein des Etats. Au début des années 1930, suite au krach de 1929, le pays se trouve dans une profonde crise économique. La production est en forte baisse : elle perd 4% en 1930 et 5% en 1931; le gouvernement manque de moyens car les réserves d’or ont fondu comme neige au soleil. Pour ne rien arranger à cet état de fait, l’agriculture connaît une situation catastrophique, le pays ne peut plus exporter. Enfin, la monnaie de l’époque, le cruzeiro, est dévalué de 40% et l’Etat brésilien suspend le remboursement de sa dette. Vargas entreprend de résoudre ces problèmes par des mesures travaillistes, protectionnistes et corporatistes. Il s’inspire de la doctrine sociale du Pape Léon XIII qui promeut une collaboration des classes sociales, basée sur un idéal de charité de la part des patrons et de modération de la part des travailleurs. C’est ainsi que sont mises en place sous la bannière de l’Estado Novo des mesures telles que la journée de travail de 8 heures, l’abolition du travail des enfants, la mise en place de congés payés, ou encore le droit de vote des femmes. Ces mesures ont valu à Vargas le surnom de « Père des pauvres ».

Il faut cependant faire remarquer toutes les limites de cette politique sociale. D’une part, elles n’ont concerné qu’une minorité de travailleurs : ceux des villes et qui occupaient des postes réglementés. Les travailleurs informels ne bénéficiaient eux d’aucune protection. D’autre part, les syndicats demeuraient fortement encadrés par l’État, et les mouvements sociaux ont été réprimés avec une grande violence par le gouvernement, Vargas ayant été jusqu’à ordonner la déportation de ses opposants communistes dans les camps de concentration de l’Allemagne nazie. L’éducation était quant à elle réservée à l’Église catholique. Enfin, la Constitution de l’Estado Novo, qui proclamait le droit de vote des femmes, n’a jamais été appliquée: le Parlement brésilien ne s’est pas réuni une seule fois sous le régime de Vargas.

Le régime ne manque pas de traits autoritaires. Son nom, l’Estado Novo, est une reprise du titre officiel de la dictature de Salazar au Portugal, et sa Constitution est dite “polonaise” tant elle rappelle celle du maréchal Pilsudski de 1926. On y retrouve les traits habituels des dictatures catholiques qui pullulent en Europe : parti unique, police politique, suspension des libertés individuelles, culte de la personnalité.

Le nationalisme constitue un autre trait structurant du régime de Vargas. Ce dernier a notamment instrumentalisé le carnaval de Rio et le football pour consolider la « brésilianité » de ses habitants, instauré une « préférence nationale » pour les Brésiliens et favorisé un climat de xénophobie envers les étrangers qu’il désignait comme des « kystes ethniques ». L’ère Vargas n’a pas été pour rien dans l’importance que revêt aujourd’hui le football dans la culture brésilienne, la dictature subventionnant massivement les clubs en échange de la loyauté politique des joueurs. L’écho considérable qu’a rencontré l’appel à voter Bolsonaro de la part de joueurs comme Ronaldinho ou Kaka est, au moins en partie, un héritage de la dictature de Vargas.

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Une affiche de propagande de l’Estado Novo de 1940

L’Estado Novo connaît son épilogue en 1945, lorsque Gétulio Vargas est déposé par l’armée avec l’aide des Etats-Unis. On le soupçonne alors d’être devenu pro-communiste à cause de son rapprochement avec Moscou à la fin de la guerre…

L’héritage de Vargas est perçu comme ambivalent et contradictoire. Le volet social de sa politique mène parfois à l’amnésie concernant les aspects répressifs de son régime. Pour nombre de Brésiliens, Vargas est d’abord connu pour sa fin tragique – un suicide – et pour le « testament » qu’il a rédigé à la veille de sa mort.« Le Père des pauvres » s’y dépeint en protecteur héroïque de la nation brésilienne, acculé par les puissances étrangères à mettre fin à ses jours : « Je me suis battu contre le pillage du Brésil. Je me suis battu contre le pillage du peuple. Je me suis battu avec la poitrine ouverte. La haine, l’infamie, les calomnies ne m’ont pas submergé. »

On comprend donc que les références faites à l’Estado Novo pendant la campagne de Jair Bolsonaro aient été discrètes – l’hommage à la dictature corporatiste et interventionniste jurait avec le caractère néolibéral du programme de Bolsonaro. De Vargas, Bolsonaro retenait surtout la nécessité d’un leadership fort et personnalisé garant de la stabilité sociale, d’une pratique éthique de la politique teintée de catholicisme, et d’un encadrement des mouvements sociaux et syndicaux. C’est à la junte militaire brésilienne (1964-1985) que va la préférence du nouveau président brésilien.

Le spectre de 1964.

La prise de parole la plus célèbre de Bolsonaro à ce sujet s’est produite lors du vote de l’impeachment de la présidente Dilma Rousseff en 2016. Au micro de la Chambre, il rend un hommage public au colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra, premier militaire à être reconnu coupable de torture pendant la dictature.

Cette dictature militaire est inaugurée par un coup d’Etat des généraux brésiliens perpétré à l’encontre du président João Goulart, le 31 mars 1964. Bien que n’étant pas un radical, celui-ci était perçu comme un sympathisant communiste par l’administration américaine, les classes supérieures brésiliennes et la hiérarchie ecclésiastique, car il défendait la mise en place d’une réforme agraire et le renforcement de la protection des travailleurs brésiliens. Le coup d’État, soutenu par la CIA, survient à l’issue d’une campagne de presse hostile dépeignant João Goulart comme un nouveau Fidel Castro.

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João Goulart

Le maréchal Castello Branco, placé au pouvoir, prétend « remettre la maison en ordre ». Les similitudes avec la situation actuelle ne manquent pas. L’anticommunisme, la volonté de mettre fin à un régime « extrémiste de gauche » qui favorise l’agitation sociale, et de rétablir « l’ordre » au Brésil, ont été des éléments rhétoriques structurants de la campagne de Bolsonaro. Celui-ci n’avait de cesse de pointer du doigt les liens entre son adversaire Fernando Hadad, Cuba et le Venezuela. Il l’accusait d’avoir pour projet d’intégrer le Brésil à une « Union des Républiques Socialistes d’Amérique Latine ». Par ailleurs, on retrouve des acteurs sociaux similaires derrière le coup d’Etat de 1964 et la campagne de Bolsonaro sont les mêmes : les multinationales, les propriétaires terriens, une partie du secteur médiatique.

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“La Marine chasse Goulart”, 1965

La dictature instaurée en 1964 n’est pas sans évoquer celle de Pinochet au Chili ou de Videla en Argentine. Le Parlement brésilien est officiellement maintenu dans ses fonctions, mais son rôle n’est plus que décoratif ; l’exécutif s’autorisant à révoquer les députés qui s’opposent à ses projets, il se transforme en chambre d’enregistrement. L’administration fait l’objet de purges, la délation est encouragée et la torture institutionnalisée. On estime qu’au total, ce sont 20 000 Brésiliens qui ont été victimes des chambres de torture sous la junte militaire ; parmi eux, la future présidente Dilma Rousseff, âgée de vingt ans, qui a acquis une certaine aura grâce au stoïcisme dont elle a fait preuve alors. La peine de mort, supprimée en 1891, est rétablie : au cours de la junte militaire, 400 Brésiliens, victimes de la répression étatique, trouvent la mort. Faisant écho à cette période, Bolsonaro a déclaré lors de sa campagne qu’il souhaitait « une police qui tire pour tuer », qu’il rétablirait la peine de mort abolie depuis, qu’il condamnerait ses opposants les plus radicaux à l’exil, et que « l’erreur » des tortionnaires brésiliens avait été de ne « pas tuer » leurs victimes.

« Remettre la maison en ordre » passe aussi par l’économie. Le Brésil de la junte traverse une crise importante avec des taux d’inflation de quasiment 100%, que le régime réussit à diviser par trois avec son PAEG (Programa de Ação Econômica do Governo : Programme d’action économique du gouvernement). Celui-ci prévoit la limitation des salaires que le précédent gouvernement avait revus à la hausse. De 1969 à 1973, l’économie fait un gigantesque bond en avant. Surviennent ensuite les krachs pétroliers de 1973 (mandat d’Ernesto Garrastazu Médici) et 1979 (mandat de João Figuereido) qui minent l’économie. Il n’est pas anodin de noter que cette relance est soutenue par le FMI qui prête massivement à l’Etat brésilien : 125 millions pour contenir l’inflation en 1965, puis 13,2 milliards entre 1982 et 1985 pour attirer les investisseurs étrangers – corollaire de sa politique de gel des salaires et de répression des mouvements syndicaux et sociaux.

Si la hiérarchie ecclésiastique brésilienne soutient également la mise en place de la dictature, saluant le coup d’Etat militaire, elle s’en désolidarise bien vite au moment des « années de plomb » qui marquent le durcissement de la dictature. Les évangélistes qui soutiennent actuellement le président brésilien suivront-ils la même évolution si celui-ci se livre à des pratiques répressives similaires ?

Aujourd’hui, une situation comparable ?

Un travail mémoriel important a été effectué au Chili ou en Argentine à l’égard de la période dictatoriale ; cela n’a pas été le cas au Brésil. Cette différence s’explique notamment par le vote d’une loi d’amnistie, en 1979 (sous la dictature militaire), qui protège, aujourd’hui encore, les tortionnaires de poursuites pénales. Bien que la « Commission Nationale de la Vérité »  brésilienne ait demandé sa suppression à plusieurs reprises, le statu quo demeure. Pour l’historienne Armelle Enders, la création de cette Commission en 2011 signe le retour sur la scène publique des nostalgiques de la dictature initiée par Castelo Branco.

Si les deux dictatures brésiliennes (l’Estado Novo de Vargas et la junte militaire de 1964) partagent de nombreuses points communs – la volonté d’ordre, l’autoritarisme, la fibre ecclésiastique, le discours nationaliste et conservateur -, elles ont eu des implications sociales et tenu des positionnements géopolitiques différents. Défenseur de « l’ordre » et conservateur, partisan d’un Etat fort, protecteur de la police et de l’armée (même lorsqu’elles se comportent comme des milices politiques), militaire lui-même, Bolsonaro est sans conteste un avatar du militarisme de ces régimes. Ce n’est pas pour rien qu’il expose fièrement les portraits des dictateurs successifs dans son bureau. Néolibéral, pro-américain, soutenu par l’oligarchie brésilienne, il s’inscrit cependant bien davantage dans la continuité du second régime que du premier.

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Ces deux dictatures ont été mises en place lors de crises économiques importantes, or le Brésil traverse aujourd’hui ce que le FMI considère comme la plus grave crise économique de son histoire, avec une récession de 7.2% du PIB sur deux ans, soit bien plus que les 5.1% perdus suite au krach de 1929.
L’une des bases idéologiques sur lesquelles reposaient les dictatures brésiliennes était la désignation et le rejet de bouc-émissaires par le gouvernement. Aux communistes et aux étrangers, se sont aujourd’hui ajoutés les membres de la communauté LGBT: Bolsonaro a accompagné et légitimé les actions violentes perpétrées à leur égard, en s’appuyant sur les groupes évangélistes les plus radicaux, et fait ainsi l’apologie d’une société uniformisée sous l’égide d’un homme fort, lui aussi en uniforme.

Dans un contexte social de plus en plus tendu, doit-on craindre que Bolsonaro ne mène le Brésil vers un autoritarisme croissant, et ne tue une deuxième fois Camus, qui écrivait que « la démocratie n’est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité » ? La violence de ses propos à l’égard de l’opposition, des « communistes »  supposés du PT (Parti des travailleurs), des LGBT, des Afro-Brésiliens et des communautés indigènes, ainsi que les tensions multiples qui traversent le Brésil, ne présagent en tout cas rien de rassurant.

Pour aller plus loin :

FAURE Michel, Une histoire du Brésil, Place des éditeurs, 2016
ZIEGLER Jean, L’Empire de la honte, seuil, 2006

Ordre contre progrès : guerre ouverte dans le politique brésilien

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Jair_Bolsonaro_Medico_Militar_no_SUS_(2).jpg
Jair Bolsonaro / Wikimédia Commons / Antonio Cruz/Agência Brasil

Comment est-ce possible ? Quelles erreurs a-t-on pu commettre ? Les admirateurs du Brésil de Lula demeurent perplexes face à la riposte ultraconservatrice menée par Jair Bolsonaro. La victoire de celui-ci met fin à l’un des projets politiques les plus influents du XXIème siècle en Amérique latine. Retour sur les causes du phénomène Bolsonaro et les perspectives qui restent à ses opposants. 


Vers une crise intégrale

Le Brésil, plus grand pays tropical au monde, grenier de la planète et foyer de plus de 200 millions de personnes, a connu un basculement politique avec l’élection en 2003 de Luis Inácio Lula da Silva, chef de file du Parti des Travailleurs (PT). Pays leader de la gauche latino-américaine, il fit figure de modèle alternatif au néolibéralisme et à l’alignement sur les Etats-Unis qui avaient prévalu depuis les années 1990 – quoique de manière bien plus modérée que le Venezuela de Hugo Chavez et les pays membres de l’ALBA. Le boom pétrolier des années 2000 permit une relance de la consommation, la création d’une nouvelle classe moyenne et le développement des services publics. Cette dynamique fut accompagnée d’une politique redistributive, qui permit une réduction non négligeable de la pauvreté et des inégalités ; le coefficient de Gini, qui mesure l’écart de revenus entre les 10% les plus riches et les 10% plus pauvres d’une population, a perdu sept points sur cent en douze ans.

Le Parti des Travailleurs s’est retrouvé confronté à la même difficulté que les partis au pouvoir en Argentine, en Équateur, au Venezuela et en Bolivie : celle du changement de porte-drapeau. La passation de pouvoir entre Lula et Dilma Rousseff ne s’est pas faite sans heurts. Les manifestations de 2013 ont rendu compte d’un mécontentement croissant envers Dilma Rousseff, perçue comme une figure bureaucratique, fragilisée par son alliance avec Michel Temer. Sa réputation n’a fait que décliner jusqu’à sa mise en accusation judiciaire (impeachment) en 2015, du fait notamment des violences policières engagées lors de la Coupe du Monde de 2014, et de la forte récession provoquée par la chute des prix du pétrole. 

Paralysie du projet “progressiste”

Les scandales de corruption Petrobras, Odebrecht et l’opération Lava Jato ont déchiré l’opinion brésilienne. L’impeachment orchestré par un Vice-Président et des parlementaires corrompus finissent de briser la suprématie du PT, entraînant ainsi la décomposition de tout le système politique. Avec ce nouvel Etat acéphale, la corruption et l’insécurité deviennent des enjeux structurants pour l’opinion brésilienne. Ainsi, les nouvelles classes moyennes souhaitent sanctionner la corruption de la classe politique, tandis que leur émancipation économique a entraîné une désensibilisation face à la pauvreté, et une exigence croissante de sécurité. Un tel basculement s’explique également par l’accroissement exponentiel de la violence que l’on observe depuis le début de ce vide politique ; en 2017, le Brésil a battu son record d’homicides avec 63 880 morts, soit une moyenne de 175 décès par jour.

“La grande fragilité du PT dans ce moment populiste, c’est précisément qu’il joue sur son propre terrain. Même s’il prétend rallier l’opinion publique contre une élite mafieuse qui profite de l’appareil judiciaire, il continue à faire partie de l’establishment politique. De cette manière, Bolsonaro est, pour beaucoup de brésiliens, le seul outsider ayant un discours vertical convaincant et radical.”

La situation que vit le Brésil est celle d’une crise intégrale, qui porte les germes d’un profond moment populiste ; le Parti des Travailleurs l’a exploité en tentant de présenter Lula comme candidat à l’élection présidentielle, bien qu’il soit en prison. Son incarcération douteuse, sous le cri de Lula Livre” (Lula libre), en a fait une figure de martyr et il s’est érigé en solution définitive face à la cacophonie politique du pays. Cependant, l’interdiction de sa candidature à l’élection fut un vrai coup dur pour la stratégie de défense du parti. À quelques semaines de l’élection, Fernando Haddad est alors devenu candidat du PT, avec un slogan de campagne explicite : “Haddad, c’est Lula.” De fait, il est un des rares politiciens de l’histoire à incarner de manière aussi frappante la figure de son prédécesseur. Comme dans le cas de Dilma Rousseff, le changement de leader politique du Parti des Travailleurs ne s’est cependant pas fait sans heurts.

La grande fragilité du PT dans ce moment populiste, c’est précisément qu’il se trouve sur le terrain qu’il prend pour cible. Même s’il prétend rallier l’opinion publique contre une élite mafieuse qui profite de l’appareil judiciaire, il continue à faire partie de l’establishment politique. De cette manière, Bolsonaro apparaît, aux yeux d’une partie importante des Brésiliens, comme le seul outsider ayant un discours vertical convaincant et radical.

Ordre et retour du patriarcat

Ordre. C’est le premier mot de la devise qui figure sur le drapeau brésilien depuis l’indépendance du pays, Ordem e Progresso (“ordre et progrès”). Depuis, l’ordre a été le maître mot d’une longue et obscure partie de son histoire. Sa mise en place a pu passer par le fusil et par la violence étatique. Bolsonaro lui-même n’hésite pas à déclarer que pour changer les choses, il faudrait ”fusiller 30 000 personnes”. Traditionnellement, c’est de la part des élites que vient cette demande d’ordre. La spécificité de ce cas, c’est que c’est le peuple lui-même qui souhaite son retour.

“Le vote de Bolsonaro n’est pas un vote des classes populaires comme c’est le cas de l’extrême droite occidentale mais celui des hauts revenus et des hautes qualifications scolaires”

Le discours de Bolsonaro incarne avant tout le modèle de la famille patriarcale importée par la colonisation portugaise. Celle-ci s’articule autour d’un pater familias autoritaire auquel les autres membres subalternes doivent un respect absolu. Dans un tel système, la femme se situe sur un plan très inférieur à l’homme : c’est avant tout son caractère indulgent, et surtout sa capacité à procréer qui lui confèrent une place. Le pater familias attend d’elle une responsabilité absolue quant aux soins des enfants, en échange de la protection qu’il lui offre. C’est ainsi que Bolsonaro justifie l’inégalité salariale par le coût du congé maternité. La femme, objectivée dans son discours, est reléguée à la place de simple auxiliaire dans le milieu politique. 

Le deuxième échelon de discrimination impliqué par ce modèle de la Casa Grande (la grande propriété coloniale) concerne la communauté des afro-descendants. Au Brésil, comme aux Etats-Unis, les clivages économiques et ethniques sont souvent confondus. Les politiques d’élimination violente du crime dans les favelas dont Bolsonaro fait l’apologieallant parfois jusqu’à la stérilisation, se révèle structurellement brutale à l’égard des afro-descendants. Bolsonaro contribue à l’accentuation de ces tensions ethniques par ses fréquentes sorties racistes, déclarant, entre autres, que ”les Noirs ne servent même plus à procréer”.

Cette volonté de retour à l’ordre est surtout celle des classes moyennes et aisées. En effet, le vote de Bolsonaro n’est pas le vote des classes populaires – comme c’est le cas de l’extrême droite occidentale – mais celui des classes supérieures, des hauts revenus et des hautes qualifications scolaires.

La grande contradiction

Cette séquence politique pose une énigme : comment les catégories sociales prises pour cible par Bolsonaro peuvent-elles appuyer son projet ? La principale ligne de démarcation politique du candidat s’articule autour de l’ordre et l’honnêteté, ou pour le combiner en un seul projet, la “lutte contre le crime”. Le “criminel” est le jeune trafiquant de la favela aussi bien que le politicien corrompu. Tous les deux méritent un châtiment sévère pour avoir trahi le peuple brésilien. Le politicien du PT représente, pour Bolsonaro, la corruption et le communisme. Les réminiscences de la doctrine dictatoriale se mélangent ici avec des allusions constantes au Venezuela pour discréditer toute initiative progressiste. Par ailleurs, Bolsonaro se sert de l’escalade de violence dans les bidonvilles et utilise le désespoir de ses habitants, pour leur proposer des solutions miracles face au trafic de drogue, telles que la réhabilitation de la torture et la légalisation du port d’armes.

Jusqu’ici, chaque ligne discursive de Bolsonaro trouve une réponse ou une tentative de justification de la part du PT, qui argue que les problèmes d’insécurité peuvent se résoudre du fait de l’amélioration des conditions matérielles des plus défavorisés. La lutte contre la corruption demeure l’un des points faibles du PT, mais Haddad parvient à l’articuler à son discours en prenant pour cible le système judiciaire, accusé d’avoir emprisonné arbitrairement Lula. En revanche Bolsonaro a largement devancé le PT dans sa mobilisation récurrente de la religion dans ses discours. Avec son slogan ”Brésil au dessus de tout, Dieu au dessus de tous”, le discours de Bolsonaro porte dans un pays où 86% de la population s’identifie comme chrétienne. Tout en appartenant à la minorité évangéliste, il monopolise le religieux dans le discours politique, articulant son discours d’ordre à des références religieuses. Face à cette surenchère, Haddad fut contraint de faire de vagues allusions religieuses vers la fin de sa campagne.

La signification de l’élection de Bolsonaro à la tête du Brésil dépasse très largement la défaite du Parti des Travailleurs ; l’enjeu est désormais pour les Brésiliens la préservation de leurs libertés démocratiques. C’est la première fois qu’un candidat ouvertement favorable à la dictature militaire brésilienne (1964-1985) parvient au pouvoir. La campagne ne dure que depuis quelques mois, et un discours de haine s’installe déjà dans la société brésilienne ; elle a déjà fait des victimes – des homosexuels assassinés, des Noirs et des militants de gauche agressés… Elle a désormais un pied dans les institutions, et constitue désormais le vrai centre de gravitation de la bataille culturelle brésilienne.

Les mouvements féministes et LGBT ont lancé cet été la devise: #PasLui. Elle s’est convertie progressivement en slogan séparant les démocrates des autoritaires. Un nouveau mouvement politique est ainsi né, défini par son opposition à Jair Bolsonaro. Haddad n’est pas l’épée, mais le bouclier d’une cause qui s’étend bien au-delà du Parti des Travailleurs. Le PT aura ainsi l’opportunité de se repenser ; c’est pour lui le moment d’un renouvellement intégral. La dernière transition du pays s’est faite sous les mains d’un libéralisme qui ne représentait pas son peuple. A cette occasion, le côté progressiste doit assurer sa place en première ligne du combat idéologique. En un mot, il est impératif pour lui de montrer que la devise nationale brésilienne n’est pas une contradiction. L’ordre passe certainement par un système libre de corruption. Néanmoins, il se consolide avec un projet de futur, populaire et démocratique.

Les cinq faces du discours pro-Bolsonaro

Sessão Extraordinária Plenário Ulysses Guimarães Dep. Jair Bolsonaro Foto: Beto Oliveira 30.06.2011

A l’approche des résultats d’une élection présidentielle cruciale pour le Brésil, le collectif Lyon – Brésil pour la démocratie met en lumière les principaux ressorts du discours du grand favori, Jair Bolsonaro, candidat d’une extrême-droite décomplexée aux accents autoritaires, oligarchiques et ultra-conservateurs. 


Ouvertement raciste, misogyne, homophobe et autoritaire, le candidat d’extrême-droite, Jair Bolsonaro (Parti Social Libéral – PSL) est le grand favori du second tour des élections présidentielles face à Fernando Haddad (Parti des Travailleurs – PT). Après une écrasante victoire au premier tour (il a recueilli 46% des suffrages), ce nostalgique de la dictature militaire fait craindre le pire pour les minorités, promises à vivre sous le diktat de la majorité auto-proclamée.

Ses déclarations, toutes plus choquantes les unes que les autres, ne l’ont pas empêché d’acquérir une forte popularité auprès de la population brésilienne. Mais Bolsonaro n’est pas arrivé là par hasard, il a su regrouper et séduire grâce à des discours qui illustrent bien les conflits qui tourmentent le Brésil depuis le début de son histoire.

Cet article cherche à mettre en perspective ces discours qui ont réussi à trouver écho dans la société brésilienne, propulsant le député fédéral de Rio aux portes du poste suprême de la première puissance économique d’Amérique du Sud.

I – La revanche de l’homme blanc

Sans pouvoir le réduire à cela, le vote Bolsonaro est en partie un vote masculin, blanc et conservateur. Les études montrent une importante popularité du candidat auprès de la bourgeoisie agro-industrielle, de l’agropecuaria (propriétaires agraires) ou encore des classes laborieuses urbaines. Bolsonaro a su séduire cet électorat par un discours faisant appel à son intérêt de classe et de genre, mais surtout grâce à une instrumentalisation habile des affects et des émotions. Les émotions, cette élection en est particulièrement chargée. Elles sont exacerbée par des réseaux sociaux qui favorisent cette polarisation des opinions politiques. Bolsonaro s’appuie sur le fort ressenti de cette population qui n’a pas directement profité des programmes sociaux mis en place par le PT au cours de ses 14 années de pouvoir. Cette frange de la société s’est montrée particulièrement sensible au discours viriliste du bon mâle blanc, Jair Bolsonaro, prêt à prendre sa revanche…

Cette analyse fait directement écho à celle du sociologue américain Michael Kimmel. Dans son ouvrage Angry White Men: American Masculinity at the End of an Era (2013), l’universitaire américain décrit la réaction des mâles blancs face à l’évanescence de leurs avantages sociaux et sociétaux. Du droit de cuissage sur les esclaves noires de la senzala aux inégalités de revenus, les hommes blancs ont perpétué leurs avantages socio-économiques à travers l’histoire du Brésil. Ces derniers se sentent pourtant menacés entre autres par les revendications des minorités, l’intégration des femmes au marché de l’emploi et l’accès des classes les plus populaires à un certain pouvoir d’achat, par le biais des programmes sociaux.

La réhabilitation de l’homme blanc dans la société brésilienne se traduit alors par la sauvegarde des emplois dits “masculins”, industriels ou agricoles. On retrouve cela dans le discours nationaliste protecteur du candidat d’extrême droite, comme en témoigne son cri de ralliement “Brasil acima de tudo” (“Brésil avant tout”). Cette revalorisation passe également par la remise en cause de la régulation environnementale, notamment pour intensifier le travail dans les mines et relancer l’exploitation des énergies fossiles – un choix économique incertain au vu de la baisse du prix des matières premières, en partie à l’origine de la crise économique brésilienne. En dépit des accords internationaux sur le climat, cette dernière arrange évidemment l’agro-business, lobby ultra-puissant au Brésil.[1]

Ces électeurs coutumiers de la droite traditionnelle, déçus du PSDB décrédibilisé par sa participation au gouvernement Temer, se tournent désormais vers le candidat adoubé par les marchés internationaux. Le Wall Street Journal a en effet légitimé le “Trump tropical”, comme le surnomme la presse étrangère, auprès des acteurs financiers. Le journal américain poursuit ainsi sa tradition d’institution de légitimation économique des régimes autoritaires sud-américains après avoir vanté les mérites de Videla, Fujimori ou encore Pinochet. Grâce à son conseiller ultra-libéral Paulo Guedes, Bolsonaro s’est ainsi assuré du soutien de l’élite économique brésilienne, essentiel pour être en mesure d’accéder au pouvoir.

II – Un discours ultra-sécuritaire qui séduit les classes populaires

Dans un pays miné par les inégalités sociales, économiques et raciales, l’on aurait pu s’attendre à un rejet massif du candidat d’extrême-droite, qui a multiplié les déclarations violentes à l’égard des plus modestes et des minorités, affirmant entre autres que « les pauvres ne savent rien faire », qu’il serait « incapable d’aimer un fils homosexuel », qu’il ne laisserait « pas un centimètre de terre aux indigènes » ou encore qu’il ne violerait pas une députée « parce qu’elle ne le mérite pas ». Cependant, un sondage réalisé par l’Institut de recherches sociales, politiques et économiques (IPESP), publié le 11 octobre, a révélé que le soutien apporté à Bolsonaro a grandi chez les femmes, la population noire et les personnes moins scolarisées. Comment expliquer un tel phénomène ?

Bien que 53% de la population brésilienne se déclare noire, l’intégration à l’Etat de droit ne correspond pas à la composition raciale du pays[2]. Selon les données de l’Institut brésilien de géographie et statistiques (IBGE), les noirs représentent 76% de la population la plus pauvre, et seulement 17,6% des classes économiques les plus aisées. Autre chiffre alarmant : sur les 56 000 personnes assassinées en 2012, on en comptait 30 000 âgées entre 15 et 29 ans, dont 77% de noires. Au Brésil, l’exclusion sociale a bien une couleur.

À vrai dire, la démocratie brésilienne n’a jamais été en mesure de permettre à ces populations d’accéder aux avantages du monde moderne. Le fait que, de nos jours, plus de la moitié de la population brésilienne exerce des emplois semi-qualifiés en est une conséquence. En outre, les couches moins aisées ne subissent pas seulement la répression de l’État et des autorités, elles sont aussi les premières victimes de l’insécurité en général. Promettant de l’éradiquer, Bolsonaro propose des mesures radicales : libéralisation du port d’armes pour la population civile, rétablissement de la peine de mort, prison à perpétuité, réduction de la majorité pénale, castration chimique pour les violeurs, entre autres. Des solutions simplistes, pour des problèmes complexes.

« Les droits de l’homme sont pour les hommes « droits » (corrects) » est devenue l’une de ses maximes. Mais pour une grande partie de la population brésilienne, la loi en vigueur est déjà la loi du « chacun pour soi », et tant que l’État ne sera pas en mesure de protéger la population, l’adhésion aux discours de haine se renforcera, alimentant parallèlement la peur et l’insécurité.

III – Dieu et la politique au-dessus de tout

La religion est, tout au moins dans les termes employés, omniprésente dans le discours du candidat d’extrême droite. Son slogan, rabâché au cours des meetings, en est la parfaite illustration : « Le Brésil au-dessus de tout, Dieu au-dessus de tous ». Le terme « Dieu » est par ailleurs utilisé à 82 reprises dans le programme du PSL, qui contient même une citation tirée de la Bible. Voilà de quoi séduire les plus fervents chrétiens et plus particulièrement les Eglises évangéliques.

En l’espace de quarante ans, les Eglises évangéliques ont connu une expansion fulgurante au Brésil, la proportion de croyants au sein de la population est passée de 5% à 22%. Mais cette expansion au sein de la société brésilienne s’est également accompagnée d’une forte présence dans la sphère politique, où elle fait actuellement figure de véritable force politique (en atteste les 91 sièges glanés lors des élections législatives d’octobre).
Conscient de la popularité et de l’influence rampantes des évangélistes dans le pays, l’équipe de campagne de Bolsonaro aura bien compris l’importance d’adapter son discours, tant dans le langage que par les thématiques abordées, à ces communautés religieuses. La recette est simple et les ingrédients bien connus. Bolsonaro n’invente rien : il se base avant tout sur un discours de droite, très conservateur, qui fait de la défense des valeurs et de la morale de la famille traditionnelle chrétienne ses priorités.

Les ennemis, eux aussi, sont bien connus. Ce sont celles et ceux qui défendent les droits des LGBT, qui promeuvent les différents modèles de famille, le droit à l’avortement ou qui proposent un débat public sur la décriminalisation des drogues. Face à cet ennemi qui menace directement la famille traditionnelle et les valeurs chrétiennes, Bolsonaro s’érige en sauveur, en rempart contre la décadence. Et ses propos extrêmement violents à l’égard des féministes, des gays ou de celles et ceux qu’il désigne comme des « théoriciens » du genre, font mouche.

Mais il faut souligner que si ce discours ultra-conservateur utilise la religion, à travers le pouvoir d’influence des pasteurs, c’est surtout pour mieux défendre des intérêts politiques et économiques. L’exemple de l’évêque Edir Macedo est sans doute le plus criant. Edir Macedo, fondateur et évêque autoproclamé de l’Eglise universelle du royaume de Dieu, est aujourd’hui milliardaire et PDG d’un des plus grands médias brésiliens. Le religieux est aussi accusé de blanchiment d’argent, d’organisation criminelle, d’évasion de devises et de fraude (2009, 2011 et 2013).

IV – “Tout sauf le Parti des travailleurs” et le piège anti-gauche

Le discours anti-PT (anti-Parti des Travailleurs) est souvent décrit comme la principale raison de la vague extrémiste. Pourtant, ce discours, et l’hostilité à l’égard de ce parti, ne sont pas nouveaux sur la scène politique brésilienne. En réalité, le discours anti-PT, populaire au sein de l’élite économique brésilienne, existe depuis la fondation de ce dernier. Un parti qui, lui, trouve ses origines dans les mouvements ouvriers et syndicalistes du pays.

Aujourd’hui, le discours anti-PT a pris d’autres formes et d’autres proportions. Les affaires de corruption du PT et ses alliances avec le centre traditionnel, mais aussi le fait qu’il soit systématiquement associé à la corruption de la classe politique dans les médias, auront bel et bien contribué à renforcer le climat anti-PT. Celui-ci est aussi exacerbé par l’éloignement du parti de la base sociale qui l’avait soutenu (et qui lui avait permis d’accéder au pouvoir), et par l’égoïsme des classes plus aisées, qui n’ont pas supporté de voir le niveau de vie des classes populaires s’améliorer. Enfin, la crise politique, sociale et économique, qui a durement touché le pays sous le gouvernement Dilma Rousseff, n’arrangent rien à l’affaire. Pire encore, le PT est devenu le coupable idéal, premier responsable des malheurs qui ont frappé le pays.

La droite traditionnelle, représentée par le parti de l’ancien président Fernando Henrique Cardoso (PSDB), a toujours utilisé et encouragé ce discours. Mais c’est bien Bolsonaro qui en profite le plus cette année. Récemment, ce discours s’est fortement popularisé au sein de la classe moyenne et chez les modérés. Ils se sont de plus en plus éloignés du centre, pour se diriger vers les extrémités de la droite.

Le discours anti-PT de Bolsonaro, qui a récemment appelé à « rayer de la carte du Brésil ces bandits rouges », prend la forme d’un discours anti-gauche, extrêmement caricatural, aux tonalités fortement maccarthystes, et se propage massivement sur les réseaux sociaux au moyen de Fake News toutes plus aberrantes les unes que les autres. La menace d’une transformation du Brésil en Venezuela de Maduro, en cas de victoire de Haddad est ainsi répétée à longueur de prises de parole publiques. Cette rhétorique n’est pas sans rappeler la menace de l’instauration d’un régime communiste comparable à Cuba, brandie par les militaires lors du coup d’état de 1964.

V – La nostalgie de la dictature

Ancien capitaine de l’armée et nostalgique de la dictature, Jair Bolsonaro défend ouvertement le régime militaire et les pratiques de torture qui l’ont accompagné. En 2016, au Congrès, lors de son vote pour la destitution de l’ancienne présidente Dilma Rousseff, le candidat d’extrême droite était fier de dédier son vote “À Dieu, à la famille, aux forces armées, contre les communistes et à la mémoire du colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra.”  Prétendant vouloir défendre le Brésil d’une menace communiste, Bolsonaro est un grand admirateur de la dictature militaire (1964 – 1985) et du tortionnaire Ustra. À la tête de l’organisation civile et militaire de Sao Paulo, ce dernier est responsable de plus de soixante-dix morts et disparitions. Il a également conduit de nombreuses sessions de torture, y compris celle de Dilma Rousseff en 1970.

Le discours réactionnaire et décomplexé de Bolsonaro encourage la libération d’un discours pro-dictature porté par ses électeurs. Le « mito » (surnom auto-proclamé de Bolsonaro auprès de ses électeurs) ravive une idéalisation des années de dictature et décrit cette période comme « une époque de plein emploi, de sécurité et de respect ». Une vision partagée par ses supporters, qui voient en cette dictature l’âge d’or du Brésil.

Ce discours nostalgique rencontre un large succès auprès des plus jeunes : parmi les électeurs du PSL, 60% ont moins de 35 ans. N’ayant pas connu le régime militaire, leur vision est directement liée aux discours véhiculés par la société et au manque de reconnaissance de l’histoire du pays. Jusqu’à aujourd’hui, aucun responsable n’a été jugé pour les crimes commis pendant ces années obscures et cela participe directement à cette absence de reconnaissance.

Le « miracle économique », terme utilisé encore aujourd’hui par les nostalgiques de la dictature, s’est produit seulement au cours de quatre des vingt-et-une années de dictature (1969 – 1973). Ce dernier a été porté par de grands projets dans les capitales du Brésil au prix d’un endettement record et d’une exploitation de la classe ouvrière. En 1970, celle-ci travaillait 56 heures par semaine et le Brésil était alors le pays qui comptait le plus d’accidents du travail. La répression des syndicats et l’interdiction des grèves auront participé à la violation des droits humains et sociaux.

Selon la Comissao Nacional da Verdade (CNV), 432 personnes ont été tuées ou ont été victimes de disparitions forcées au cours de la dictature militaire. Jusqu’aux années 1960 (avant le début de la dictature), la taux d’homicide au Brésil était de 5,7 pour 100 000 habitants. À la fin de la dictature, en 1985, il avait grimpé à 31,2. Les militaires ont “réglé” le problème de la sécurité au Brésil en censurant les médias. Cela explique le fantasme sécuritaire entretenu par la bourgeoisie brésilienne. Encore aujourd’hui, le Brésil reste le pays le plus meurtrier du monde avec un taux d’homicide record de 25,5. Cette idéalisation de l’autoritarisme nourrit la volonté d’une partie de la population d’un retour à la dictature.

Dans une société frappée par une crise profonde, l’opportuniste Bolsonaro a su surfer sur la vague de dégagisme exprimée par les électeurs et les électrices, sur l’essoufflement de la démocratie représentative et le discrédit du personnel politique. Dans ces cinq discours légitimés par une grande partie du peuple brésilien, Bolsonaro est considéré comme la seule solution autoritaire, morale et éthique à tous les maux du Brésil.

Il est important de souligner qu’il a pu se présenter comme tel grâce à la diffusion de mensonges. Cette stratégie symptomatique de l’ère de post-vérité, a favorisé la libération des discours de haine et les incitations à la violence. Mais au-delà de l’urgence démocratique face à laquelle est aujourd’hui confrontée le Brésil, ces élections ont avant tout révélé de profondes fractures ancrées dans l’histoire du pays.

 


[1] L’actuel ministre de l’Agriculture n’est autre que Blairo Maggi, le PDG de Amaggi, le premier groupe mondial de production de soja, également accusé de corruption dans le scandale Odebrecht.

[2] La catégorie de race employée dans cet article ne s’appuie pas sur une définition prétendument biologique. Même si la catégorie n’a aucun soutien scientifique, le fait qu’elle soit encore employée comme catégorie native au Brésil fait d’elle un objet d’étude des sciences sociales. D’après le sociologue brésilien Antônio Sérgio Guimarães, les races sont, du point de vue scientifique, une construction sociale et doivent être étudiées par une branche de la sociologie ou des sciences sociales, qui traite des identités sociales. Nous sommes donc dans le domaine de la culture et de la culture symbolique. (GUIMARÃES, 2003 : 96).

Élections présidentielles brésiliennes : comment expliquer l’émergence de l’extrême-droite ?

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© Fabio Rodrigues Pozzebom/Agência Brasil)

Le premier tour de l’élection présidentielle brésilienne a donné lieu à des résultats extrêmement polarisés. Jair Bolsonaro (PSL), celui que l’on surnomme le “Trump Brésilien”, est arrivé en tête avec 46,03% des votes exprimés. Il devra affronter au second tour l’ancien préfet de São Paulo, Fernando Haddad (PT) qui a totalisé 29,28% des suffrages.


Que proposent les deux candidats en tête ?

Jair Bolsorano, ancien militaire de 63 ans quasi-inconnu de la scène politique brésilienne il y a encore un an, s’est fait remarquer tout au long de la campagne présidentielle pour ses propos racistes, homophobes et misogynes. Il est parvenu à convaincre l’électorat grâce à un discours ultra-conservateur et populiste.

Le Brésil est le pays d’Amérique latine avec le plus fort taux de criminalité. En 2017, on déplorait sept personnes victimes de meurtre par heure. Pour lutter contre ce fléau, J. Bolsonaro séduit les pro-armes à feu en promettant de mettre en place une politique facilitant le port d’arme. Il propose de créer un statut juridique protecteur pour les policiers faisant usage de leurs armes de fonction pour tuer un suspect mais également d’abaisser la majorité pénale à 16 ans. De son côté, Fernando Haddad propose de renforcer la traçabilité des armes à feu et de refonder la politique antidrogues qu’il juge inefficace.

Sur le plan économique, bien que sorti d’une récession profonde, le Brésil peine à refaire surface. Le taux de chômage a presque doublé entre 2011 et 2017 passant de 6,7 % à 13%. Cette situation profite à Jair Bolsorano qui propose une politique ultra-libérale accompagnée d’un certain nombre de privatisations. Une mesure à laquelle s’oppose Fernando Haddad qui suggère plutôt la mise en place d’un plan contre l’évasion fiscale.

Par ailleurs, le candidat du PSL a obtenu le soutien des mouvements évangélistes en prônant un retour à des valeurs familiales conservatrices. Rappelons qu’au Brésil, l’IVG n’est autorisée qu’en cas de viol, de risque pour la mère ou de grave malformation du fœtus. Aucun des deux candidats ne mentionne le sujet dans son programme officiel : tous deux sont opposés à l’assouplissement des règles régissant l’avortement. Toutefois, Fernando Haddad s’est prononcé en faveur de la mise en place du planning familial.

En s’assurant le soutien du mouvement évangéliste, Bolsonaro a fait un choix stratégique crucial, puisque ce mouvement est particulièrement puissant au Brésil. Extrêmement hostiles au Parti des Travailleurs (PT) de Lula, les évangélistes ont appelé à voter massivement pour la destitution de Dilma Rousseff.

Comment expliquer un tel rejet du Parti des Travailleurs ?

Le candidat d’extrême droite a su capter le sentiment populaire de rejet du PT. Selon Mauricio Santoro, directeur du département des relations internationales de l’université de Rio de Janeiro UERJ « on ne peut pas comprendre l’ascension de Bolsonaro si on ne voit pas ce qui s’est passé dans le pays depuis 2014 avec le Lava Jato ».

L’affaire « Lava Jato » littéralement « lavage express » est un vaste scandale de corruption et de blanchiment d’argent qui a éclaté en mars 2014. Il implique le groupe pétrolier public Petrobras, le Parti des travailleurs (PT) et l’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva. Ces deux derniers sont soupçonnés d’avoir utilisé cet argent pour financer leurs campagnes électorales. La présidente Dilma Rousseff qui a succédé à Lula en 2010 et a été réélue en 2014, n’est pas directement accusée de corruption par la justice mais ces affaires ont servi pour l’attaquer. Très affaiblie par ces scandales, elle sera écartée du pouvoir puis démise de ses fonctions le 31 août 2016 avant d’être remplacée par Michel Temer.

Comment expliquer le score de Jair Bolsonaro ?

Jair Bolsonaro a su cristalliser la colère brésilienne. Les votes en sa faveur expriment avant tout le rejet d’une politique gangrenée par la corruption et une volonté de sanctionner le Parti des Travailleurs, désormais associé à ces scandales. Fernando Haddad propulsé sur la scène politique par Lula est discrédité auprès d’une partie de l’électorat brésilien par son association avec l’ex-président. Enfin, des Fake News diffusées sur les réseaux sociaux sont venus entacher cette campagne présidentielle. Le jeudi 18 octobre, le quotidien Folha de Sao Paulo a révélé que des entreprises avaient financé des envois en masse de messages anti-PT sur WhatsApp, avant le premier tour. Selon le quotidien, une nouvelle offensive serait prévue avant le second tour du 28 octobre. Une enquête a été ouverte. Si les faits sont avérés, le PSL risque gros car une telle pratique est formellement interdite au Brésil.

Vers une crise démocratique ?

Le résultat de ce premier tour est inquiétant pour l’avenir de la démocratie brésilienne. Selon Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS et spécialiste de l’Amérique latine « le scénario de la présidentielle traduit une crise démocratique très profonde ». Après avoir connu un régime dictatorial militaire entre 1964 et 1985, la démocratie brésilienne est encore jeune et son équilibre est fragile. Une victoire de Bolsonaro marquerait le retour à une politique ultra-conservatrice et autoritaire. La démocratie Brésilienne parviendra-t-elle à faire face à cette crise idéologique ?


Sources :

  • http://www.medelu.org/Au-coeur-de-la-nouvelle-situation
  • https://www.franceinter.fr/monde/la-dictature-bresilienne-dont-jair-bolsonaro-est-nostalgique
  • http://www.iris-france.org/120556-elections-presidentielles-bresiliennes-quels-sont-les-enjeux-principaux-a-la-veille-du-second-tour-des-elections/
  • https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2018/10/08/election-au-bresil-une-campagne-marquee-par-la-diffusion-de-fake-news_5366275_3222.html