Pourquoi Bernie Sanders a perdu son pari

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©Gage Skidmore

Passé à deux doigts de la nomination en 2016, Bernie Sanders abordait les primaires de 2020 en position de force. À quatre jours du Super Tuesday, les sondages lui promettaient une victoire décisive. Pourtant, c’est Joe Biden qui, en remportant une série d’États dans de très larges proportions, s’est rapidement constitué une avance insurmontable. Comment expliquer cet échec ? La campagne de Bernie Sanders était-elle trop « à gauche », pas assez « populiste » ou bien l’appareil démocrate est-il trop puissant pour être renversé? Autrement dit, la défaite s’explique-t-elle par des erreurs stratégiques ou par le contexte structurel de cette élection ?


S’il a gagné la bataille des idées, Sanders n’a pas réussi à convaincre les électeurs démocrates que celles-ci pouvaient triompher à l’échelle nationale. Or, battre Donald Trump constitue leur priorité absolue. Malgré ses faiblesses manifestes, Joe Biden leur est apparu comme un choix moins risqué. 

« L’argent contre les gens »

Les électeurs démocrates étaient-ils mal informés ? Pour répondre à cette première question, il est utile d’observer les trois principaux leviers dont dispose une campagne pour diffuser son message :

  • L’engagement direct : les meetings de campagne et l’action des militants qui réalisent du porte-à-porte, appels téléphoniques, envoient des SMS etc. ;
  • Les médias payants (publicité à la télévision et sur internet, campagne sur les réseaux sociaux, brochures dans les boîtes aux lettres, affiches…) qui sont très peu régulés aux États-Unis ;
  • Les médias gratuits (participation dans des émissions du candidat et de ses porte-paroles, plus la couverture médiatique sans la présence du candidat en plateau). Aux États-Unis, il n’y a pas de décompte du temps de parole ni de règle de parité.

En termes d’engagement direct, Bernie Sanders bénéficiait d’un avantage indéniable. Il a tenu le plus grand nombre de meetings, rassemblé les plus grandes foules et disposait de la plus large organisation militante observée depuis des années. Cette dernière a téléphoné à tous les électeurs de l’Iowa, frappé aux portes de tous les démocrates du New Hampshire, et délivré des millions d’appels téléphoniques, SMS et centaines de milliers de porte-à-porte en Californie et au Nevada. [1]

Deuxièmes et troisièmes sur cet aspect, les campagnes de Warren et Buttigieg avaient également établi un maillage important dans les deux premiers États, avec des résultats remarqués pour Buttigieg et décevants pour Warren.

À l’inverse, Joe Biden n’avait aucune infrastructure de terrain digne de ce nom. Il a cependant bénéficié indirectement de l’auto-organisation d’une partie de la base électorale démocrate. Depuis 2017, le mouvement « indivisible » inspiré des tactiques du Tea Party s’est mobilisé pour défendre la réforme de la santé Obamacare et s’opposer aux politiques de Trump les plus brutales dans une forme de résistance spontanée. Si cette base électorale issue des zones périphériques n’est pas dédiée à un candidat particulier, elle a contribué à l’augmentation de la participation en faveur de Biden dans les jours qui ont précédé le Super Tuesday. [2] Dire que Biden n’avait aucune force militante est donc inexact, bien qu’elle se soit manifestée sans son intervention et dans des proportions moins importantes.

Avec cette primaire, l’organisation de terrain montre tout de même ses limites. Un porte-à-porte de vingt minutes s’avère souvent insuffisant pour changer définitivement l’opinion d’une personne qui entend quotidiennement dans les médias le point de vue inverse et reste influencée par son milieu. À ce titre, l’analyse effectuée par la journaliste et militante pro-Sanders Megan Day, qui a conduit des centaines de porte-à-porte, est éclairante. Si son expérience démontre le peu d’information et de temps dont disposent les électeurs pour se forger une opinion, elle tend à valider l’hypothèse d’un électorat désinformé ou peu informé. Des choses aussi évidentes que le fait que Sanders défendait un système de santé universel, gratuit et public, et que Biden y était férocement opposé n’avaient pas atteint de nombreux électeurs. [3]

En clair, si Sanders bénéficiait d’un avantage certain sur le terrain militant, il n’était pas suffisant pour contrebalancer les deux autres leviers que sont les médias payants et gratuits.

meeting de sanders à houston
Bernie Sanders en meeting à Houston le 24 février 2020, photo @politicoboyTX pour LVSL.fr

Sanders a récolté près de 190 millions de dollars, soit plus du double de Joe Biden et davantage que tous les autres candidats à l’exception des milliardaires Tom Steyer (250 millions de dollars) et Mike Bloomberg (1 milliard). Mais ces sommes ne servent pas seulement à diffuser de la publicité ciblée : il faut aussi payer l’infrastructure de la campagne.

Avec l’argent des Super Pacs, c’est l’inverse. Or, Sanders fut le seul candidat majeur à refuser l’aide de ces entités privées, et à subir les attaques de certaines d’entre elles pourtant non affiliées à un candidat. Des millions de dollars furent ainsi dépensés par divers lobbies hostiles, alors que les candidatures de Biden, Buttigieg et Warren furent maintenues en vie par leurs Super Pacs respectifs après la primaire du New Hampshire. [4]

Si l’on compare l’argent dont disposait Sanders pour diffuser des spots publicitaires susceptibles de convaincre les électeurs avec le total des dépenses réalisées dans ce domaine par ses multiples adversaires et Super Pacs indépendants, le socialiste accuse un déficit conséquent – contrairement à 2016 ou il avait pu faire jeu égal avec Clinton.

Mais c’est encore le troisième levier, celui des médias “gratuits”, qui lui aura fait le plus défaut.

Le rôle problématique des médias démocrates

Aux États-Unis, les médias sont de plus en plus structurés selon leurs cœurs de cible. Pour la presse écrite, le New York Times et le Washington Post sont les titres de références des démocrates, tandis que CNN et MSNBC jouent ce rôle dans l’audiovisuel.

Suite à l’élection de Donald Trump, ils ont recruté une pléthore d’anciens cadres des services de renseignements et d’ex-stratèges républicains qui s’étaient illustrés comme Never trumpers en appelant à voter Hillary Clinton. Qu’ils tiennent des colonnes quotidiennes dans la presse ou monopolisent les plateaux télé, leur parole s’ajoute à celle des anciens cadres de la campagne de Clinton et membre de l’administration Obama pour produire une information particulièrement éditorialisée.

L’opposition médiatique à Donald Trump s’est davantage axée sur la forme que le fond, traitant en priorité les questions de politique étrangère et de protocole, promouvant des théories conspirationnistes de type RussiaGate et se nourrissant des nombreux scandales qui ont touché la Maison-Blanche. Inversement, ils ont dépensé très peu d’énergie à couvrir la politique intérieure de Trump. [5]

Leur discours a ainsi produit trois effets dominants : faire apparaître Donald Trump comme la cause principale des problèmes du pays (et non un symptôme), porter une critique de droite à son encontre, et marteler le fait que seul un candidat de centre droit serait capable de le battre.

Dans ce cadre, la candidature Sanders ne pouvait qu’être mal accueillie. CNN comparera sa campagne au Coronavirus, MSNBC à l’Allemagne nazie. Selon une enquête sociologique, les téléspectateurs de cette chaine avaient une opinion moins favorable du sénateur socialiste que ceux de Fox News. Le Washington Post est allé jusqu’à écrire que Sanders était aussi dangereux que Donald Trump pour le climat. CNN a monté une polémique la veille d’un débat télévisé pour repeindre le socialiste en sexiste avec le concours d’Elizabeth Warren, ce que le journaliste Matt Taibbi a décrit comme la pire tentative d’assassinat politique de l’histoire moderne. Quant au Times, les douze membres de son service politique ont classé Sanders en dernière position des candidats susceptibles d’obtenir le soutien officiel du prestigieux journal.

Sanders en meeting à Houston le 24 février 2020, photo @politicoboyTX pour LVSL.fr

Lorsque la primaire a atteint une phase critique, les fameux Never Trumpers et anciens membres de la campagne Clinton ont ressassé l’idée que Sanders allait offrir un second mandat au président sortant, nombre d’entre eux allant jusqu’à refuser publiquement de voter pour lui contre Trump, en matraquant l’idée que seul un candidat modéré comme Hillary Clinton pouvait gagner.

Les services de renseignements américains l’ont également accusé d’être une marionnette de Poutine, en diffusant de fuites anonymes “révélées” par le Washington Post et amplifiées par les chaines d’informations continues. [6]

Or, ce sont les électeurs âgés de 45 ans et plus qui ont été le plus exposés à ce discours, ceux qui avaient été nourris pendant trois ans au RussiaGate et ont voté dans les plus larges proportions. Faut-il s’étonner qu’ils aient plébiscité Biden malgré leurs préférences pour le programme de Sanders ?

Lors des deux derniers jours précédant le Super Tuesday, Biden bénéficiera d’une couverture médiatique extrêmement large et positive, dont la valeur sera estimée à 72 millions de dollars. Plus de dix fois le montant publicitaire dépensé par Sanders dans le même laps de temps, alors que ce dernier recevait une couverture faible et extrêmement négative.

Sanders était-il condamné à subir ce désavantage ? Pas nécessairement. Il aurait pu se rendre plus souvent sur les plateaux, en particulier chez MSNBC, au lieu d’adopter une stratégie de contournement des médias. De même, il aurait pu orienter leur discours en lançant ses propres polémiques. Avant l’Iowa, sa campagne avait réussi à imposer un cycle médiatique centré sur le fait que Biden avait, par le passé, systématiquement cherché à réduire la sécurité sociale dont dépend une majorité des seniors qui constituent son électorat. Mais cette tactique offensive n’a pas été poursuivie plus avant.

Bernie 2020, une candidature trop à gauche ?

Si Sanders a musclé son programme depuis 2016, les enquêtes d’opinion montrent que ses propositions phares restent majoritaires non seulement auprès des électeurs démocrates, mais de l’ensemble du pays. En particulier, près de 90 % des Américains sont d’accord avec sa critique du rôle de l’argent en politique et 70 % sont favorables à un impôt sur la fortune. Ses propositions de légalisation du cannabis, de hausse du salaire minimum et de New Deal vert reçoivent toutes une majorité d’opinions favorables.

Même lorsqu’elle est formulée de manière négative, la nationalisation de l’assurance maladie a systématiquement reçu l’adhésion d’au moins 60 % des électeurs à la primaire, soit plus du double des suffrages obtenus par Sanders. D’autres enquêtes d’opinion vont dans ce sens. Une étude de l’institut Data for Progress a montré que l’étiquette socialiste n’avait pas d’impact négatif sur les chances de victoire de Bernie Sanders face à Trump, contrairement au qualificatif « démocrate ». Au Texas, une large majorité d’électeurs démocrates a indiqué préférer le socialisme au capitalisme.

Si la polémique lancée par CBS en diffusant les propos que Sanders avait tenus sur Fidel Castro dans les années 80 a été utilisée pour alerter sur le fait qu’il ne pourrait pas gagner la Floride, les fameux « latinos d’origine cubaine » de Floride ont voté en majorité pour Sanders à la primaire.

La présence de Warren le forçait à défendre son aile gauche, mais il a été débordé par divers candidats sur les questions de réformes institutionnelles et de contrôle des armes à feu. Sa campagne aurait cessé de solliciter l’aide d’Alexandria Ocasio-Cortez suite à ses propos en faveur des immigrants, jugés trop radicaux par l’équipe Sanders. [7]

À l’inverse, le sénateur du Vermont a cherché à étendre son électorat vers la droite, notamment en participant à deux émissions sur Fox News et en donnant une interview à Joe Rogan, le youtubeur le plus populaire du pays – qui, s’il se définit comme apartisan, accorde souvent des entretiens à des personnalités très marquées à droite.

En clair, le positionnement idéologique de Bernie Sanders ne semblait pas représenter un obstacle en vue de la présidentielle. Mais la perception qu’il en constituerait un explique certainement le ralliement des électeurs derrière Biden. Son erreur fut-elle de tenir un discours d’élection présidentielle lors d’une primaire, et de parler aux Américains dans leur ensemble plutôt que de cibler les électeurs démocrates ?

Une campagne trop populiste ?

En 2020, Bernie Sanders pouvait poursuivre le mouvement « populiste » entamé en 2016 ou rentrer dans le rang pour incarner le nouveau visage du parti démocrate.

Cette seconde voie aurait impliqué de rejoindre officiellement le parti au lieu de maintenir son statut d’indépendant, de cesser de critiquer « l’establishment » et de jouer le jeu des alliances et des compromis tout en ouvrant ses équipes aux anciens conseillers de Clinton et Obama.

Mais le programme de Sanders remet en cause les structures du parti et s’attaque aux industries qui le financent. Les innombrables conseillers qui gravitent autour n’auraient pu être intégrés dans son équipe, et encore moins dans sa future administration, sans entrer en conflit avec son programme. Pour ces centaines de personnes, Sanders représentait une menace existentielle.[8]

Quelle que soit la bonne volonté affichée par le sénateur, cette option risquait de tourner court, comme l’a démontré Elizabeth Warren. En dépit de ses mains tendues à l’establishment, y compris en recrutant d’anciens dirigeants de la campagne d’Hillary Clinton, Warren a été sévèrement attaquée par l’appareil et boudée par les cadres du parti. Les fameux vétérans de la campagne Clinton l’ont orienté vers une stratégie désastreuse. Quant aux médias, ils lui ont réservé un traitement parfois aussi hostile qu’à Bernie Sanders. En clair, le capital ne cède pas aux flatteries, il ne répond qu’au rapport de force.

Sachant cela, l’alternative consistait à poursuivre sa stratégie « populiste » et «insurrectionnelle ». Pour avoir toutes les chances de fonctionner, elle devait être menée avec détermination. Or, dès 2016, Sanders a refusé la rupture. Il a fait activement campagne pour Hillary Clinton, puis suivi la stratégie d’opposition des dirigeants démocrates, attendant patiemment que les tentatives d’abrogation de l’Obamacare menées par Trump échouent avant de proposer sa propre réforme « Medicare for All ». En bon soldat, il a embrassé la stratégie du RussiaGate et soutenu la tentative de destitution maladroite de Donald Trump. Contrairement à Alexandria Ocasio-Cortez, il n’a jamais critiqué un cadre du parti publiquement.[9]

Lorsque Obama a imposé Tom Perez contre son allié Keith Ellison à la tête du DNC, Bernie n’a pas protesté. Pourtant, Perez était connu pour son opposition viscérale à Sanders.[10]

Dès le début des primaires, il a affirmé qu’il ferait campagne pour le vainqueur, quel qu’il soit, au lieu d’agiter la menace d’une candidature dissidente aux élections générales ou d’un soutien minimaliste qui risquerait de pousser sa base électorale vers l’abstention. Il s’est ainsi privé d’un levier important pour dissuader les attaques de l’establishment. Ses adversaires ont pu le qualifier de sexiste, de corrompu et dénoncer sa volonté de détruire le parti en toute impunité.

Pour plusieurs journalistes indépendants, cette timidité explique le manque d’enthousiasme suscité auprès des jeunes, qui l’ont considéré comme un démocrate de plus et se sont peu mobilisés. [11]

Cependant, une stratégie confrontationnelle semblait risquée. L’électorat démocrate reste attaché à son parti, et l’élection de Donald Trump a changé ses priorités. Sanders lui-même considère que battre Trump est plus important que de gagner l’élection, contrairement à une part de l’aile droite démocrate. Il a donc refusé d’attaquer directement ses adversaires et accepté de jouer l’unité, tout en conservant son statut d’indépendant et sa rhétorique anti-establishment.

Ce faisant, il a pu heurter des pans entiers de l’électorat démocrate qui s’identifient fortement au parti, sans pour autant mettre en difficulté l’establishment.

Se situer entre le « tout populiste » et le « tout démocrate » restait probablement le meilleur choix. Mais encore fallait-il l’exécuter avec agilité. Si la stratégie retenue par Sanders semblait fonctionner jusqu’à la primaire de Caroline du Sud, après le come-back de Biden et la consolidation de l’establishment, le socialiste a été incapable de pivoter efficacement et a payé cher ses erreurs initiales.

Les erreurs propres à la personnalité de Bernie Sanders

En 2018, Bernie Sanders a effectué une tournée dans le deep south à la rencontre de la « communauté » noire et de ses représentants afin de préparer 2020. Malheureusement, cet effort fut contre-productif, comme le rapportera un article du New York Times mettant en cause les choix sémantiques malheureux de Sanders et son manque de sensibilité. Surtout, il s’est montré incapable de mentionner son engagement pour le mouvement des droits civiques et son arrestation par la police lors d’une action non violente.

Comme l’a expliqué le journaliste Anand Giridharadas lors d’un long portrait en couverture du magazine Time, Sanders pèche par excès de matérialisme. Parler de sa personne n’est pas dans ses habitudes. Or, dans le jeu politique américain, cette capacité à démonter et susciter de l’empathie reste cruciale. Son autre problème restera son inaptitude à s’attirer des soutiens de poids. À l’exception d’Alexandria Ocasio-Cortez, venue d’elle même, Sanders est apparu isolé. 

À l’inverse, Biden a bénéficié de nombreux ralliements à l’impact déterminant. Le soutien du baron Jim Clyburn lui a offert près d’un tiers des votes de Caroline du Sud. De même, l’écrasante majorité des électeurs de Buttigieg et Klobuchar a voté Biden pour le Super Tuesday, provoquant une cascade de ralliements supplémentaires dans les jours suivants.[12]

Sanders aurait pu répondre à Biden coup par coup s’il avait lui aussi récolté des soutiens importants. Quelqu’un comme Clyburn, financé par les lobbys pharmaceutiques, était probablement hors de portée. Mais suite à sa victoire écrasante au Nevada, Sanders disposait d’une courte fenêtre de tir. Chuck Schumer (président du groupe démocrate au Sénat) et Nancy Pelosi (président de la chambre des représentants du Congrès) avaient publiquement déclaré qu’une victoire de Sanders ne présentait pas de risque pour le parti, sans pour autant se ranger derrière lui.

Beto O’Rourke constituait une cible plus aisée, tant cette étoile texane s’était inspirée de Sanders pour sa campagne sénatoriale de 2018 et avait recruté des vétérans de son équipe de 2016. Quant aux candidats Tom Steyer et Andrew Yang, le fait qu’ils n’aient pas de carrière politique à défendre et étaient idéologiquement proches du sénateur socialiste en faisaient des alliés évidents. Si leur poids politique restait faible, leur ralliement aurait permis de casser le récit médiatique.

Elizabeth Warren, enfin, restera le gros point noir des primaires. Non seulement son maintient jusqu’au Super Tuesday aura divisé le vote progressiste, mais elle aura également empêché l’union des institutions de la gauche américaine derrière Sanders. D’innombrables syndicats, élus, organisations militantes, médias, journalistes, activistes et personnalités influentes seront restés neutres jusqu’au Super Tuesday. Pendant que les néolibéraux se ralliaient derrière Biden, les institutions progressistes sont majoritairement restées spectatrices ou divisés. Enfin, Warren a livré d’innombrables attaques d’une rare violence contre Sanders, au point de décourager une part de son électorat de se reporter sur Bernie. Mais en ce qui la concerne, il semble que Sanders ait fait tout ce qui était en son pouvoir pour la rallier. [13]

La principale faute de Sanders fut-elle d’avoir été trop conciliant ?

En janvier 2020, un soutien de Sanders, Zephyr Teachout, publie une colonne très détaillée dans le Guardian, intitulé « Joe Biden a un problème de corruption ». David Sirota, conseiller stratégique de Sanders, diffusera cet article massivement. Devant l’indignation de Biden, Sanders s’excusera publiquement au lieu de saisir l’opportunité pour imposer ce thème majeur dans la campagne. [14]

Par la suite, les différents conseillers de Sanders vont le supplier d’attaquer Biden sur son bilan, et de formuler des arguments clairs pour expliquer en quoi le vice-président serait un candidat catastrophique à opposer à Trump. Bernie Sanders a refusé de rentrer dans ce jeu, prétextant qu’il était un « ami » des Biden. Enfin, lorsqu’un journaliste lui a demandé si Joe Biden pouvait battre Trump, Sanders a répondu positivement, détruisant ainsi son principal argument électoral. [15]

Pour des raisons personnelles que le journaliste Matt Taibbi a très bien explicité, Sanders n’était pas capable de confronter Biden de manière décisive, malgré les innombrables opportunités qui se sont présentées. Mais au-delà des errements stratégiques, Bernie Sanders pouvait-il s’imposer dans ce contexte électoral particulier ?

L’électorat démocrate de 2020, plus à droite qu’en 2016 ?

Deux électorats clés ont fait défaut à Bernie Sanders : les Afro-Américains de plus de 45 ans et les habitants des banlieues aisées. Or, ces deux groupes ont massivement voté à la primaire.

Comme le révèle une enquête de The Intercept, les Noirs du Sud des États-Unis ont majoritairement voté pour Biden en connaissance de cause. Bien qu’ils préfèrent le programme de Bernie Sanders, ils ne font pas confiance aux électeurs blancs aisés pour élire un « socialiste » à la Maison-Blanche. [16]

Quant aux zones périurbaines aisées, leur vote s’explique d’abord par la stratégie du parti démocrate, explicité par Chuck Schumer en 2016 : « pour chaque électeur que nous perdons dans la classe ouvrière de l’ouest de la Pennsylvanie, nous en gagnerons trois dans les banlieues aisées de Philadelphie, et ce modèle peut se répliquer à travers tout le pays ». Si une telle stratégie a coûté la Maison-Blanche en 2016, elle a permis de reprendre le contrôle de la Chambre des représentants du Congrès en 2018. Outre le positionnement politique du parti, ce succès s’explique par la présence de Donald Trump à la Maison-Blanche.

Médias et Parti démocrate ont matraqué l’idée que le milliardaire représentait un danger existentiel, en l’attaquant quasi exclusivement sur la forme. Ils ont alimenté le feuilleton conspirationniste du RussiaGate avant de lancer une procédure de destitution bâclée, qui n’a produit aucun résultat probant, mais permettait d’éviter toute autocritique de fond aux cadres du parti.

Les électeurs les plus âgés et idéologiquement modérés, qui sont aussi le cœur de cible des médias de masse, semblent avoir adhéré à cette logique. Puisque Trump est la source de tous les problèmes, et que le parti démocrate est la solution, pourquoi prendre le risque d’élire un « socialiste » ?

Quelques appels téléphoniques de Barack Obama en arrière-plan auront suffi à rallier le parti derrière Biden, et par voie de conséquence, la majorité de son électorat. Les électeurs qui avaient pour priorité d’améliorer leurs conditions d’existence ont voté Sanders, les autres ont préféré Joe Biden par vote utile.

Cette élection aura signé le retour des vieilles recettes que 2016 semblait avoir discrédité : médias traditionnels, l’argent investi en spots télévisés et le poids des instances du parti auront triomphé des nouvelles techniques militantes, des campagnes ciblées à l’aide des réseaux sociaux et des médias alternatifs. Malgré ses faiblesses, Joe Biden reste le vice-président du plus populaire président démocrate depuis Kennedy, ce qui en faisait un adversaire bien plus redoutable qu’Hillary Clinton.

Quel futur pour la gauche américaine ?

En pleine crise de coronavirus, la défaite de Bernie Sanders laisse un gout amer.

La catastrophe sanitaire, économique et sociale qui tétanise le pays démontre la pertinence de son programme, tandis que l’ampleur des crédits débloqués par la FED et le Congrès prouvent que son projet était finançable. [17] Théoriquement, cette crise devrait placer la gauche américaine en position de force en vue des échéances futures.

D’abord, seuls les plus de 65 ans ont voté massivement pour Joe Biden. Sanders a remporté de très loin le vote des moins de 30 ans, et confortablement celui des moins de 45 ans. Cette génération de millenials, qui a connu le 11 septembre et la crise des subprimes reste durablement ancrée à gauche. Et dans quatre ans, une jeunesse marquée à son tour par une crise profonde viendra grossir les rangs du mouvement progressiste.

Ensuite, Bernie Sanders a remporté le vote latino, seul électorat en forte expansion démographique, dans des proportions écrasantes. Il s’agit d’un immense vivier de voix qui ne demande qu’à être « organisé ». Reste à savoir si Sanders et son mouvement auront la capacité de poursuivre le travail et de saisir cette opportunité…

 

Sources :

  1. Lire ce long article de Ryan Grim, en particulier pour les détails sur l’organisation militante de Sanders https://theintercept.com/2020/01/03/bernie-sanders-democratic-party-2020-presidential-election/
  2. Lire à ce propos Ryan Grim, “We’ve got people”, chapitre 19 et surtout Ryan Grim via reddit ici.
  3. https://www.vox.com/policy-and-politics/2020/3/16/21165201/bernie-sanders-joe-biden-2020-election-meagan-day
  4. Elizabeth Warren recevra un chèque de 14 millions de dollars de la part d’une richissime donatrice californienne pour former un Super Pac une semaine avant le Super Tuesday. L’argent sera utilisé pour tapisser le Texas, la Californie et le Massachusetts de spots télévisés anti-Bernie. https://theintercept.com/2020/03/20/karla-jurvetson-elizabeth-warrens-persist-super-pac/
  5. À ce propos, lire https://lvsl.fr/pourquoi-le-parti-democrate-renonce-a-sopposer-frontalement-a-donald-trump/
  6. Aaron Maté “The Russiagate playbook can’t stop Sanders
  7. Ce point reste très discuté, lire : https://www.huffpost.com/entry/alexandria-ocasio-cortez-bernie-sanders-campaign-rallies_n_5e6ade51c5b6bd8156f44356
  8. New York Times : Democratic Party leaders willing to risk party damage to stop Sanders. https://www.nytimes.com/2020/02/27/us/politics/democratic-superdelegates.html
  9. https://theintercept.com/2020/04/01/watch-our-new-weekly-video-commentary-and-interview-program-system-update-debuts-today/
  10. À lire absolument pour comprendre le rôle d’Obama dans la prise de pouvoir au DNC et ses conséquences : https://prospect.org/politics/tom-perez-should-resign-dnc/
  11. Lire Glenn Greenwald ici et Chris Hedges ici et .
  12. Lire sur LVSL le récit du come-back de Biden
  13. Lire à ce propos l’analyse de Current Affairs sur les causes de la défaite de Sanders
  14. Lire la réflexion de David Sirota sur cet épisode dans Jacobinmag, et l‘article du NYT qui le commente
  15. How things fell appart for Sanders, NYT
  16. À lire pour comprendre les problèmes de Sanders auprès des Afro-Américains : https://theintercept.com/2020/03/10/mississippi-sanders-biden-black-voters/
  17. Lire sur LVSL :  les USA face au Coronavirus

Bloomberg et Buttigieg, les deux cauchemars de Bernie Sanders

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Le premier est un milliardaire déterminé à acheter les élections, le second un néolibéral vendu aux intérêts financiers. L’un menace de ramener le parti démocrate deux décennies en arrière, l’autre de le faire imploser. Pete Buttigieg incarne la politique contre laquelle Bernie Sanders se bat depuis quarante ans. Mike Bloomberg représente la classe sociale qu’il a désignée comme principale adversaire, celle des milliardaires et des 1%. Portrait croisé des deux principaux opposants à Bernie Sanders dans la course à l’investiture démocrate.


Lorsqu’il lance sa campagne en février 2019, le grand public découvre Pete Buttigieg pour la première fois. Son CV atypique attire immédiatement la curiosité des médias, au point de provoquer une première bulle sondagière. Homosexuel affirmé, chrétien pratiquant, vétéran de l’Afghanistan, diplômé de Harvard, ex-consultant pour McKinsey, le maire de South Bend (quatrième ville du très conservateur État de l’Indiana) parlerait huit langues couramment, dont l’Arabe et le Norvégien.[1] Du haut de ses 37 ans, il s’exprime avec une remarquable éloquence et un aplomb déconcertant.

Pete Buttigieg, la coqueluche de Wall Street

Les milieux bobos américains s’enthousiasment pour le potentiel premier président gay et millénial du pays, dont une cascade d’articles ne cesse de louer l’intelligence. [2] Avec son nom de famille exotique (prononcé Boot edge edge), “Mayor Pete” promet d’incarner le renouveau politique et générationnel, de porter la voix du Midwest à Washington, lui qui se présente comme un outsider au système. Dans une primaire longtemps dominée par trois septuagénaires (Sanders, Biden et Warren), il apporte une certaine fraîcheur et veut “transformer le système pour faire face aux défis du futur”. Mais s’il parle bien, Pete Buttigieg ne dit pas grand-chose. La vacuité de ses propos frise parfois le comique. Et lorsqu’il prend des positions claires, c’est pour fustiger l’irréalisme de Bernie Sanders, critiquer la dénonciation des milliardaires comme une forme d’exclusion, défendre une terrifiante vision impérialiste de la politique étrangère américaine ou revendiquer le fait d’être financé par Wall Street et l’industrie pharmaceutique. 

Interrogé en avril 2019 par CNN, il justifiait son absence de programme en affirmant que l’important est la philosophie, le projet. Désormais, son discours prétendument rassembleur se limite à régurgiter les arguments de l’industrie de la santé et à critiquer le programme de Bernie Sanders avec une mauvaise foi déconcertante. Rendre les universités publiques gratuites reviendrait à faire un cadeau aux milliardaires (qui, c’est bien connu, envoient leurs enfants dans les universités les moins chères et moins prestigieuses du pays…), et nationaliser l’assurance maladie priverait les gens de leur couverture santé (le propre plan santé de Buttigieg “Medicare for all who want it” est lacunaire et mal ficelé).  

Barack Obama expliquait que sa propre candidature agissait comme un écran sur lequel les électeurs projetaient leurs désirs. Pete Buttigieg, qui copie jusqu’aux intonations de voix des discours du premier président noir de l’Histoire, espère renouveler l’exploit : incarner le renouveau tout en défendant le statu quo.

Car lorsqu’on lit son autobiographie, comme l’a fait Nathan J. Robinson pour Current Affairs, un tout autre visage apparaît. On découvre une déconnexion totale avec les gens, en particulier ses administrés, et un parcours remarquablement carriériste. Le chapitre sur l’Afghanistan ne mentionne aucun afghan, et lorsque Pete Buttigieg fait campagne pour la mairie de South Bend, il prend soin de ne jamais interroger ses futurs électeurs. [3] 

Pete Buttigieg est avant tout un homme de réseaux, maniant à la perfection l’art du networking. Après Harvard, il rejoint le cabinet de conseil McKinsey, décrié pour son immoralité liée à son travail auprès des pires entreprises et dictatures au monde. Enrichi d’un carnet d’adresses abondant, Pete se porte volontaire pour faire du renseignement en Afghanistan, travaillant pour le compte de la CIA. De son propre aveu, les sept mois de mission auraient été d’un grave ennui. Ce qui ne l’empêche pas de se faire passer pour le frère d’armes des militaires mutilés par les mines artisanales talibanes, et d’utiliser son statut de vétéran à son avantage dans les débats télévisés. Mais c’est son bilan en tant que maire de South Bend qui pose le plus problème. 

Fils de professeurs de l’université élitiste voisine de Notre-Dame, Pete Buttigieg n’est certainement pas un “rural”, contrairement à ce qu’il laisse entendre. Loin de posséder une mystérieuse aptitude à séduire l’électorat conservateur (argument qu’il utilise pour vendre ses chances face à Trump), Buttigieg a perdu de vingt points une élection en Indiana avant d’être élu maire d’une ville-campus qui abrite également une forte proportion d’Afro-Américains. Or, les classes populaires et les minorités de South Bend ont eu à souffrir du manque d’intérêt – voir du mépris – que leur porte le jeune et ambitieux Buttigieg. Outre un bilan catastrophique en termes de politique du logement, Mayor Pete a dirigé une police particulièrement raciste, envers les habitants de South Bend comme envers ses propres officiers. [4]

Ce triste bilan explique le manque de soutien dont il souffre auprès des Afro-Américains, électorat clé du parti démocrate. Au point que Mayor Pete a fabriqué à de multiples reprises de faux soutiens afro-américains en Caroline du Sud et utilisé des images issues d’une banque de photos (prises au Kenya) pour illustrer son “Plan for Black America” destiné à séduire cet électorat exigeant. [5]

En dépit de ses maladresses et handicaps, Buttigieg a failli profiter du fiasco de l’Iowa (auquel il ne serait pas tout à fait étranger) pour arracher le New Hampshire à Bernie Sanders. Même s’il ne dépasse pas encore la barre des 10% d’intentions de vote nationalement et semble promis à une déconfiture lors du Super Tuesday, le jeune maire a le vent en poupe. Les milliardaires et cadres de Wall Street abreuvent sa campagne de dons, qu’il récolte dans des levées de fond tenues à huis clos dans de somptueux restaurants

Buttigieg semble avoir parfaitement intégré le fait que l’establishment démocrate et les médias seront de son côté, et que les électeurs qui votent à la primaire (majoritairement blancs, âgés et financièrement aisés) sont suffisamment terrifiés par Donald Trump pour passer outre ses défauts. Ceci expliquerait pourquoi il se permet de mentir effrontément sur son passé le plus récent, refuse de répondre à la moindre question quelque peu embarrassante que lui poserait un journaliste, change de programme au gré du vent et n’hésite pas à prendre un ancien dirigeant de Goldman Sachs comme responsable stratégique, le genre de choix que Barack Obama avait eu l’intelligence de faire après avoir gagné la Maison-Blanche. [6]

La candidature de Mayor Pete remporte un certain succès auprès des électeurs fortunés et des fameuses zones périurbaines aisées, grâce à sa prétendue “électabilité”. Cette capacité fantasmée à battre Donald Trump semble liée à ses secondes places surprises en Iowa (repeinte en victoire) et New Hampshire. Bien qu’elles s’expliquent d’abord par la sociologie du vote et une débauche de moyens investis dans ces deux premiers États, le cœur électoral démocrate (âgé de plus de 45 ans) ne semble pas capable de voir ce qui lui pend au nez : au mieux, une présidence plus décevante qu’Obama, et plus certainement une défaite humiliante face à Donald Trump.

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Mayor Pete Buttigieg speaking with attendees at the 2019 Iowa Federation of Labor Convention hosted by the AFL-CIO at the Prairie Meadows Hotel in Altoona, Iowa. ©Gage Skidmore

Car il faut beaucoup d’imagination pour penser que Pete pourrait battre Trump. Son homosexualité reste (bien malheureusement) un désavantage au pays de l’Oncle Sam, comme son impopularité chronique auprès des jeunes et des minorités. À cela s’ajoute une capacité unique à rendre furieux l’électorat de gauche et une remarquable transparence vis-à-vis de sa nature corrompue. Harvard, McKinsey, CIA et levées de fonds au contact des milliardaires devraient constituer autant de signaux d’alarme pour l’électorat démocrate, auxquels on ajoutera le fait qu’il a été pris en flagrant délit de mensonge vis-à-vis de sa politique raciste à South Bend, en plein débat télévisé.

Les électeurs de Pete Buttigieg à qui j’ai pu parler me disent tous la même chose : ils l’apprécient pour son intelligence et son éloquence, mais sont incapables de citer la moindre idée ou aspect programmatique. Ceux de Sanders sont d’abord motivés par un sentiment d’urgence (climatique et sociale) et par les problématiques qui impactent directement leur vie, que ce soit en termes de santé, de dette étudiante ou de niveau de vie.

Comme Emmanuel Macron, Pete Buttigieg pourrait surfer sur son image de fraîcheur, aidé par le soutien des élites financières et médiatiques et sa propre version du fameux “ni de droite ni de gauche” pour se hisser jusqu’à la nomination à coup de platitudes rassurantes.

Sa stratégie se résume à incarner une alternative “modérée” aux candidatures de Sanders  (qu’il critique avec force) et Bloomberg, mais son résultat décevant au Nevada risque de lui faire perdre cette stature au profit de Joe Biden. 

Cependant, un autre candidat redessine les contours de la primaire et risque de lui voler la vedette, au point de menacer l’existence même du parti démocrate…

Michael “Mike” Bloomberg et le risque d’implosion du parti démocrate

Neuvième fortune mondiale ayant bâti sa richesse en commercialisant des outils informatiques pour Wall Street, Michael Bloomberg est surtout connu pour son empire médiatique et son triple mandat de maire républicain de la ville de New York. Ardant soutien de Georges W. Bush lors de sa campagne de réélection de 2004, défenseur de la guerre en Irak, accusé d’agression sexuelle dans une quarantaine d’affaires juridiques par une soixantaine de femmes, Bloomberg a imposé et défendu en termes ouvertement racistes une politique policière discriminatoire envers les noirs et latinos (stop and frisk – contrôle au faciès systémique), et déployé une surveillance de masse contre la communauté musulmane. Fermement opposé à la notion de salaire minimum, et à toute hausse de ce dernier, soutien des coupes budgétaires dans la sécurité sociale et Medicare, connu pour son sexisme, son racisme, ses propos homophobes et sa répression sanglante du mouvement Occupy Wall Street, Michael Bloomberg ressemble à s’y méprendre à Donald Trump, le charisme en moins et 60 milliards de dollars en plus. Le fait qu’il aurait forcé une femme à avorter risque de lui coûter cher politiquement, tout en faisant passer Donald Trump pour un gentleman. Son dédain pour les classes populaires s’illustre par sa tristement célèbre taxe sur les sodas. Et si la santé de Bernie Sanders constituait un motif d’inquiétude, Bloomberg peut se vanter d’avoir autant d’années derrière lui (78) et de pontages cardiaques (2) que le sénateur du Vermont. [7] 

Pourtant, ce multimilliardaire progresse continuellement dans les sondages de la primaire, et collectionne les soutiens officiels d’élus et responsables démocrates, y compris auprès de la communauté noire. À croire que le fait qu’il a attribué la crise financière de 2008 aux emprunteurs afro-américains ne constitue pas un obstacle à sa nomination… [8]

Cet ancien membre du parti républicain (jusqu’en 2018) aux graves penchants autoritaires devrait incarner le cauchemar des électeurs démocrates. Pourtant, il semble en passe de représenter le dernier espoir de certains.

Pointant à la deuxième place des sondages nationaux et en tête d’un certain nombre d’États qui votent pour le super Tuesday, Mike Bloomberg pourrait acheter la primaire sans s’être donné la peine de participer aux quatre premiers scrutins (Iowa, New Hampshire, Nevada et South Carolina), bien que sa performance désastreuse au débat du Nevada risque de ralentir sa percée sondagière.  

Deux éléments semblent expliquer la terrifiante ascension de cet oligarque : la profonde angoisse de l’électorat démocrate face à la perspective d’une défaite contre Donald Trump, et la tentaculaire sphère d’influence que Bloomberg a méticuleusement construite à l’aide de sa fortune.

La démocratie américaine est-elle à vendre ?

Les meetings de campagne de Mike Bloomberg ne désemplissent pas. Et pour cause, on y offre le vin et le couvert. Acheter des votes s’est rarement fait aussi ouvertement, mais Bloomberg ne s’en cache pas : si tant est que la démocratie américaine soit à vendre, il est prêt à mettre le prix qu’il faudra.

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©Gage Skidmore

La cinquième fortune du pays aurait été convaincue de ses chances électorales par la victoire de Donald Trump en 2016, et motivée par la faiblesse de Joe Biden et le succès de Bernie Sanders pour se lancer dans la primaire. Ironiquement, ce serait Jeff Bezos, venant tout juste de céder à la pression de Sanders en augmentant le salaire minimum de ses employés, qui aurait convaincu Bloomberg de se présenter.

Les observateurs ont d’abord largement sous-estimé le potentiel de sa candidature. Déclaré tardivement, Bloomberg n’allait pas participer aux quatre premiers scrutins s’étalant en février censés permettre de juger les candidats et de construire ou défaire les fameux “momentum” dont a besoin chaque campagne avant le Super Tuesday. Pointant entre 2 et 4% d’intention de vote, connu pour ses positions très droitières, personne ne pensait que son barrage de publicité télévisée allait lui permettre de se hisser dans le trio de tête. Probablement parce que les campagnes d’Hillary Clinton et des candidats républicains à la primaire de 2016 avaient lamentablement échoué à faire perdre Donald Trump par ce biais, malgré des avantages financiers déjà colossaux. Il semblait que les publicités ciblées par internet et le militantisme viral sur les réseaux sociaux allaient remplacer les fameux spots télévisés de campagne.

C’était sans compter sur deux facteurs importants : l’ampleur sans précédent du torrent de publicités que Mike Bloomberg allait déverser sur les électeurs, et le fait qu’il s’entoure de véritables talents, contrairement à Hillary Clinton. Depuis décembre 2019, il est impossible de regarder une vidéo sur YouTube, d’ouvrir une page web ou une application de téléphonie sans voir le visage de Mike Bloomberg. À la télévision, c’est encore pire. La majorité des publicités vantent le fait que “Mike will get it done” (Mike va le régler) et parle des principales préoccupations des électeurs démocrates : la crise climatique, le prix des médicaments, le coût de l’assurance maladie et battre Donald Trump. Mike s’en occupera. Comment ? On ne vous le dit pas. Mais ce message puissant résonne auprès de l’électorat. Bloomberg est le nouveau cool, comme vous le vantent les milliers d’influenceurs payés 150 dollars par post instagram, ou vos amis rémunérés pour vous envoyer des SMS pro-Bloomberg. 

Pour prendre toute la mesure du blitz publicitaire, il suffit de regarder quelques chiffres : Bloomberg a dépensé plus d’un demi-milliard de dollars en trois mois, cinq fois plus que Bernie Sanders en une année. La campagne d’Hillary Clinton de 2016, la plus chère de l’histoire, n’avait couté qu’un milliard de dollars en tout (celle de Trump environ quatre cents millions, dont soixante-dix millions de son propre argent). Et Bloomberg ne semble pas près de s’arrêter : ses ressources sont infinies. En dépit de tous ces frais, sa fortune personnelle a augmenté depuis l’annonce de sa candidature, par le simple produit des intérêts sur son capital. Pour lui, il n’engage que son argent de poche.

Ces dépenses gargantuesques augmentent le prix des segments publicitaires pour ses adversaires démocrates. Pire, en arrosant les chaines de télévision de spots, il devient leur meilleur client, et s’achète une complaisance consternante des journalistes, présentateurs et éditorialistes. L’un d’entre eux, officiant sur la chaîne pro-démocrate MSNBC, a défendu le fait que Bloomberg n’était pas un oligarque, contrairement à Bernie Sanders (qui, du haut de son nouveau statut de millionnaire lié aux ventes de son dernier livre, serait dans la même catégorie sociale tout en exerçant davantage d’influence sur la vie politique du pays).

La complaisance des journalistes s’explique par deux autres biais. Le conglomérat Bloomberg News emploie trois mille personnes, bien mieux payées que la moyenne du marché, au point de constituer une sorte de filet de sécurité potentiel pour une profession en crise. Les journalistes n’ont pas intérêt à se faire mal voir par un potentiel futur employeur connu pour avoir tenté de détruire la carrière de ceux qui le couvrent défavorablement. [9]

Ensuite, à travers les multiples dons financiers qu’il distribue aux associations et think tanks, Bloomberg s’achète le silence des nombreux commentateurs de plateaux TV employés par ces derniers. Le fait qu’il finance le musée de son épouse explique surement pourquoi l’éditorialiste au New York Times Thomas Friedman a signé une tribune pro-Bloomberg dans le principal quotidien du pays. 

Car le bombardement publicitaire n’est que le sommet de l’Iceberg. Comme lorsqu’il avait fait campagne pour la mairie de New York, Bloomberg s’appuie sur un second pilier : son tentaculaire réseau d’influence, que le New York Times a méticuleusement décrit dans une longue enquête. [10]

Bloomberg finance depuis des années des think tanks, associations caritatives et  organisations militantes en tout genre par ses fondations philanthropiques et ses dons personnels. La majorité des causes sont nobles: pour le climat, contre la prolifération des armes à feu, pour la défense du droit à l’avortement, pour le droit au logement. D’autres sont des némésis de la gauche américaine, comme son effort pour privatiser l’éducation publique à l’aide des fameuses écoles sous contrat (charter school – lire l‘enquête du Monde diplomatique sur la question). 

Dans de nombreux cas, les conflits d’intérêts lui permettent de faire taire ses critiques. EMILY’s list, une organisation féministe qui milite pour la défense du droit à l’avortement, a préféré accepter les millions de Bloomberg plutôt que de dénoncer ses multiples affaires de harcèlement sexuel. Le think tank pro-Clinton “Center for progress” a effacé tout un chapitre de son rapport sur les discriminations visant la communauté musulmane aux États-Unis qui documentait la répression invraisemblable perpétuée par Mike Bloomberg à New York. L’auteur du rapport explique au New York Times avoir été “consterné de devoir modifier mon travail afin d’éviter qu’il soit mal perçu par Monsieur Bloomberg”. La présidente du think tank, Neera Tanden, passe régulièrement à la télévision pour défendre ce dernier. 

À ce soft power s’ajoute l’influence acquise par ses dons à de nombreux élus. Plusieurs maires dont les villes bénéficies de ses largesses caritatives lui ont apporté leur ralliement officiel (dont celui de Houston). Financier important du parti démocrate, Bloomberg a dépensé 100 millions de dollars en 2018 pour faire élire 24 députés au Congrès (21 ont gagné leur scrutin). Ceux qui ne lui apportent pas leur soutien officiel évitent de le critiquer publiquement. Nancy Pelosi, la cheffe de la majorité démocrate au Congrès et principale cadre du parti a ainsi estimé que la candidature de Mike Bloomberg avait “une influence positive” sur la primaire. 

On se retrouve ainsi devant une configuration terrifiante : un appareil médiatique qui refuse de critiquer ou couvrir honnêtement Mike Bloomberg, une classe politique silencieuse ou acquise à sa cause, et les corps intermédiaires tout aussi muets. Or depuis sa percée sondagière, Bloomberg accapare le discours médiatique, y compris lorsque ses adversaires lui renvoient son bilan à la figure.  

À cela s’ajoute une troisième stratégie consistant à recruter tout ce que le pays compte de consultants politiques, de communicants, de cadres expérimentés dans le militantisme, d’organisateurs de terrain et autres professionnels capables de mettre sur pied une campagne électorale ou de faire tourner une antenne locale. Les recrues se voient offrir un MacBook pro, le dernier iPhone, la meilleure assurance maladie sur le marché et un salaire de six mille dollars par mois (trois fois plus que ce que peut offrir une campagne traditionnelle), contre la signature d’une clause de confidentialité de neuf pages qui leur interdit de critiquer Bloomberg dans le futur proche ou lointain. Résultat, les candidats démocrates aux élections locales et au Congrès ne sont plus en mesure de recruter du personnel, lorsqu’ils ne perdent pas des employés au profit de Mike Bloomberg. [11]

D’où le risque d’affaiblir le parti démocrate électoralement à tous les échelons. Selon The Intercept, les démocrates viennent de perdre un siège au parlement du Connecticut à cause de cela. Leur candidat a vu son directeur de campagne rejoindre Bloomberg à trois semaines du scrutin, avant de terminer 72 voix derrière son adversaire républicain. Même Bernie Sanders voit certains de ses employés quitter le navire, placés devant le choix cornélien de pouvoir enfin financer les frais médicaux de leurs proches ou de continuer à travailler pour Sanders. De nombreux déserteurs militent toujours pour le sénateur du Vermont en privé. Mais aux États-Unis, les bénévoles ne sont pas suffisants pour couvrir l’immense territoire et la durée de la campagne. Les professionnels travaillant à plein temps sont indispensables. [12]

Malgré ses nombreux effets pervers, cette débauche de puissance financière explique en partie pourquoi un nombre croissant d’électeurs démocrates veulent croire en Mike Bloomberg. Le simple fait qu’il perce dans les sondages grâce à son argent entretient l’illusion qu’il peut battre Trump. Et pour avoir vu ses publicités, je dois reconnaître que cette idée m’a également traversé l’esprit, au moins inconsciemment. Comparé à l’incompétence des cadres du parti démocrate, Bloomberg projette une certaine force. Mais l’élection générale sera une toute autre paire de manches.

Bloomberg contre Trump, ou contre Sanders ?

En cas de victoire de Mike Bloomberg, une part non négligeable des électeurs de Bernie Sanders pourrait rester chez eux, ou voter Trump : Jacobin, Vox et The Intercept ont récemment publié des articles argumentant que Trump serait potentiellement un moindre mal pour cet électorat. De plus, le rouleau compresseur médiatique pro-Bloomberg risque de se heurter de plein fouet à la machine républicaine. Son bilan et les innombrables vidéos où Bloomberg tient des propos outranciers, lorsqu’il ne chante pas les louanges de Donald Trump, seront du pain béni pour Fox News et l’écosystème qui gravite autour. La droite américaine a déjà démontré sa formidable capacité à orienter l’opinion publique lors du procès en destitution de Trump. Et la campagne de ce dernier est capable de mobiliser les électeurs qui lui sont fermement acquis, alors que le parti démocrate risque de se retrouver plongé dans une crise existentielle.

Bloomberg permettra à Donald Trump d’incarner le candidat anti-élite, pro-démocratie et même pro-Afro-Américains et minorités. Il avait déjà réussi à dissuader une masse critique d’électeurs noirs de ne pas voter pour Clinton, et démultiplie les efforts pour séduire cet électorat. Or Bloomberg représente l’adversaire idéal : un New Yorkais issu de Wall Street, qui possède les médias perpétuant les fameuses “fake news” et cherche à acheter l’élection pour le compte de Jeff Bezos et des élites financières. 

Leurs joutes par tweets interposés laissent entrevoir ce que serait un duel entre les deux milliardaires : un pathétique concours d’égo, une course pour savoir qui a la plus grosse (fortune), une vente aux enchères sur fond d’insultes, avec la Maison-Blanche comme enjeu. De quoi déprimer l’électorat démocrate le moins mobilisé, la jeunesse et les minorités, et affaiblir l’enthousiasme militant nécessaire pour battre Trump.   

À en croire les attaques dont il a été la cible lors du débat du Nevada, les autres candidats démocrates semblent prendre la mesure du danger représenté par Mike Bloomberg pour la survie de leur parti et leurs propres chances de remporter la primaire. Mais tiraillé entre la perspective d’une victoire de Sanders et le succès de Bloomberg, l’establishment démocrate semble prêt à se vendre au milliardaire. 

Or, après le pathétique manque de charisme dont Bloomberg a fait preuve au débat télévisé le plus regardé de la primaire (20 millions de téléspectateurs), les médias et élites démocrates qui ont accueilli Bloomberg en sauveur risquent de voir leur crédibilité s’éroder un peu plus. Surtout que rien ne permet d’affirmer que la priorité de l’ancien maire de New York est de battre Donald Trump. Après avoir servi de punching-ball lors du débat de Las Vegas, Bloomberg a diffusé un montage truqué visant à tourner chaque candidat démocrate au ridicule. À la suite de l’écrasante victoire de Sanders au Nevada, le milliardaire a annoncé préparer une campagne médiatique sans précédent pour stopper l’actuel favori des primaires. Toute l’influence détaillée supra va se déchaîner contre Bernie Sanders, alors que le socialiste est désormais de loin le candidat préféré de l’électorat démocrate.

Tout semble indiquer que l’establishment démocrate et l’ancien maire de New York préfèrent perdre la Maison-Blanche contre Trump que de la gagner avec Sanders. La stratégie de Bloomberg consiste à empêcher Sanders d’obtenir une majorité absolue de délégués dans l’espoir de forcer une convention négociée (“Brokered”). Dans cette optique, le milliardaire multiplie les efforts pour acheter (littéralement) les délégués démocrates remportés par les autres candidats, selon Politico. Mais un tel scénario, qui aboutirait sur la nomination d’un candidat arrivé second ou troisième aux primaires, risquerait de faire imploser le parti, et de dynamiter les chances de victoire contre Trump. [13]

Dans son célèbre essai “la stratégie du choc”, Naomi Klein détaillait comment les capitalistes profitent des crises pour s’enrichir et affaiblir la démocratie. La candidature de Bloomberg, qui avait lui-même administré une “stratégie du choc” à la Nouvelle Orléans après l’ouragan Katrina en contribuant à détruire son système d’éducation publique, s’inscrit dans ce modèle. Trump provoque une crise, que les Bloomberg et Bezos de ce monde espèrent exploiter pour éviter l’ascension de la gauche américaine, tout en affaiblissant la démocratie et en détruisant le parti démocrate, seule force politique encore capable de limiter leur influence.

La tragédie étant que le discours anti-corruption de Bernie Sanders est le thème qui rassemble le plus largement les Américains de tous bords, et devait constituer une formule gagnante contre Trump. Mais en cédant aux sirènes de l’argent de Bloomberg ou en embrassant les compromissions de Buttigieg, le parti démocrate pourrait de nouveau laisser à Trump le luxe d’incarner le vote populiste.

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  1. Ce fait semble exagéré à en croire les difficultés qu’il a eues à s’exprimer en espagnol et Norvégien lors de séances de question-réponses au Nevada.
  2. Quelques exemples :  https://www.nytimes.com/2019/03/28/us/politics/buttigieg-2020-president.html ; https://www.washingtonpost.com/news/the-fix/wp/2014/03/10/the-most-interesting-mayor-youve-never-heard-of/?noredirect=on&utm_term=.3d84d23799b1 ; https://www.washingtonpost.com/news/magazine/wp/2019/01/14/feature/could-pete-buttigieg-become-the-first-millennial-president/?utm_term=.873e671a358f; https://www.nytimes.com/2016/06/12/opinion/sunday/the-first-gay-president.html
  3. https://www.currentaffairs.org/2019/03/all-about-pete
  1. Entre autres, Pete Buttigieg a renvoyé le chef de police (afro-américain) à la demande de ses donateurs et des subalternes (blancs), et cette dernière a eu recours à des méthodes discriminatoires dans sa façon de lutter contre le crime en général et la consommation de marijuana en particulier (les policiers étant déployés dans les banlieues défavorisées pour faire du contrôle au faciès, tout en laissant les campus universitaires blancs en paix). Lire par exemple https://tyt.com/stories/4vZLCHuQrYE4uKagy0oyMA/22kkCiHxZkbeKfsQZwkvIm et https://theintercept.com/2019/11/26/pete-buttigieg-south-bend-marijuana-arrests/
  1. https://theintercept.com/2019/11/15/pete-buttigieg-campaign-black-voters/
  2. https://www.currentaffairs.org/2020/02/more-about-pete
  3. Pour une liste non exhaustive des défauts de Bloomberg, se référer au Podcast de The Intercept (et sa retranscription) ici : https://theintercept.com/2020/02/19/mike-bloomberg-ran-stasi-style-police-and-surveillance-operations-against-muslim-americans/
  4. https://www.nytimes.com/2020/02/13/us/politics/michael-bloomberg-redlining.html
  5. À propos de l’influence de Bloomberg sur les médias: https://www.rollingstone.com/politics/political-commentary/michael-bloomberg-presidential-run-2020-news-journalism-media-bias-918323/
  6. A lire absolument, cette enquête du New York Time sur le réseau d’influence de Mike Bloomberg : https://www.nytimes.com/interactive/2020/02/15/us/politics/michael-bloomberg-spending.html
  7. https://theintercept.com/2020/02/13/bloomberg-spending-local-state-campaigns/
  8. idbid 11.
  9. https://www.politico.com/news/2020/02/20/bloomberg-brokered-convention-strategy-116407