« C’est le triomphe de l’aile conservatrice du parti démocrate » – Entretien avec Christophe Le Boucher et Clément Pairot

Où en sont les États-Unis après la présidence Trump ? Quel bilan a été tiré de ces quatre années par les démocrates ? Quelles perspectives se dessinent pour la présidence Biden ? Ces problématiques sont au cœur de l’ouvrage Les Illusions perdues de l’Amérique démocrate co-écrit par Clément Pairot et Christophe Le Boucher (publié aux éditions Vendémiaire), contributeurs au Vent Se Lève. Selon les auteurs, la présidence Biden n’accorde qu’un sursis aux démocrates, alors que le spectre d’un retour au pouvoir d’une droite radicalisée est prégnant. Les illusions d’une présidence démocrate de rupture semblent se dissiper peu à peu. Pour faire le point sur le début de mandat Biden et revenir sur certains des aspects abordés dans leur ouvrage, Valentin Chevallier s’est entretenu avec les deux auteurs.

LVSL – En introduction de votre ouvrage, vous expliquez qu’une fois au pouvoir, Joe Biden allait devoir choisir entre un agenda ambitieux en prenant appui sur l’aile gauche du parti démocrate, ou s’aligner avec l’establishment et se contenter d’un prolongement des années Obama. Dans tous les cas, un compromis entre les deux factions semblait difficile. Quel bilan tirez-vous après un an de présidence Biden ?

NDLR : pour une analyse des luttes internes qui traversent le Parti démocrate, lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « L’establishment démocrate continue sa guerre contre les partisans de Sanders »

Christophe Le Boucher – Les premiers mois de sa présidence semblaient suggérer qu’il allait surprendre en portant un projet ambitieux, qu’il avait clairement défendu lors de son discours sur l’État de l’Union prononcé en mars 2021. Depuis, c’est un constat d’échec et un triomphe de l’aile la plus conservatrice du parti démocrate. L’adoption du plan d’investissement dans les infrastructures voté en novembre s’est faite avec l’aide du parti républicain, contre l’aile gauche démocrate, et avec le soutien de la US Chamber of Commerce (l’équivalent du MEDEF aux États-Unis, NDLR). Aucune mesure structurelle portée par la gauche américaine n’a été adoptée. Même sur les thématiques sociétales pour lesquelles les élus démocrates les plus pro-business ont un intérêt électoral direct – en particulier la réforme du droit de vote et la loi de protection du processus électoral –, c’est un échec. Les ambitions de Joe Biden ont été torpillées par son aile droite, avec laquelle il a toujours refusé la confrontation directe.

Clément Pairot – Je nuancerais peut-être quelque peu le tableau. S’il y a un échec sur les aspects structurels, Joe Biden a été capable de prendre des mesures d’urgences face au Covid, comme la mise en place d’une allocation familiale pour 12 mois. Elles ont permis à des millions de personnes de sortir de la pauvreté, et de manière probablement inattendue, d’aider à cette grande vague de grèves qui permet d’accroître le pouvoir de négociation salariale des travailleurs. Le second élément à prendre en compte, c’est l’échec des syndicats ouvriers et du mouvement climat face à Joe Biden. Le Sunrise movement, que l’on évoque dans notre livre, avait promis de rendre le pays ingouvernable s’il n’obtenait pas un plan climat ambitieux. Mais le Covid, l’attaque du Capitole du 6 janvier donnant l’image d’un pays au bord du précipice, et les négociations interminables au Congrès entre l’aile gauche et l’aile droite démocrate ont accouché d’un contexte défavorable aux mobilisations. Par contre, comme nous l’expliquions, côté républicain on voit que le départ de Donald Trump n’a pas apaisé la droite américaine.

LVSL – En effet, vous expliquez dans votre livre que Donald Trump a certes perdu l’an dernier, mais il a obtenu 11 millions de voix de plus qu’en 2016 et il a progressé chez les Afro-Américains et les Hispaniques. Il vient de refaire des meetings en Arizona et au Texas, et semble conserver un rôle incontournable au sein du Parti républicain. Qu’est-ce que cela signifie pour la droite américaine, sur le moyen terme mais également en vue de 2024 ?

CLB – Le bon score de Trump s’inscrit dans une tendance lourde que l’on analyse dans le livre, où l’on voit l’électorat non-diplômé, en particulier la classe ouvrière blanche et la ruralité, voter républicain de manière croissante. Le parti démocrate se coupe quant à lui de cet électorat qui constituait sa base historique pour devenir ce que Thomas Frank qualifie de parti de cadres et professions intellectuelles centrés autour des grandes villes. Du moins, c’était l’état du paysage politique avant la tentative de subversion des élections de Trump, qui n’a pas bouleversé le paysage politique à droite.

NDLR : lire sur LVSL l’article de Thomas Frank : « Le populisme, voilà l’ennemi ! »

Dans un premier temps, Trump a conservé le soutien de sa base électorale, et par voie de conséquence sa mainmise sur le parti. On l’a vu après l’attaque du Capitole, les rares élus républicains qui ont choisi de voter en faveur de sa destitution ont été ostracisé. Certains vont prendre leurs retraites ou risquent d’être battus par des candidats trumpistes lors des primaires aux prochaines élections. La base reste convaincue que les élections lui ont été volées. Elle se mobilise en conséquence pour élire à l’échelle locale, pour des postes liés à la supervision des élections, des candidats qui refusent de reconnaitre la légitimité de Biden – voire débordent Trump sur son aile droite.

CP – Cet aspect est inquiétant en vue de 2024, mais rien ne permet d’affirmer que Trump sera de nouveau candidat. Il est désormais ouvertement contesté par d’autres figures du parti qui sont, par de nombreux aspects, aussi radicales que lui. On pense en particulier au gouverneur de Floride, Ron de Santis. Mais d’autres paramètres entreront en jeu, comme les élections de mi-mandat et la part qu’aura pris Trump dans ces résultats. Enfin, il faut évoquer l’instabilité politique, démocratique et écologique de ce pays : cela rend les prospections d’autant plus hasardeuses. Il n’en demeure pas moins qu’en l’état, les institutions américaines risquent d’avantager le parti républicain de manière croissante.

LVSL – Dans le livre, vous expliquez que la sensibilité des Américains s’oriente de manière croissante vers la gauche – sans que cela ne se ressente nécessairement dans les urnes. On pourrait même estimer que l’inverse s’observe du point de vue électoral. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

CLB – De nombreuses études sociologiques montrent un basculement à gauche de l’opinion publique, en particulier sur les questions socio-économiques. Pourquoi cela ne se traduit pas dans les urnes ? Le Parti démocrate ne fait pas toujours campagne sur ces thèmes, car il est tout de même largement tributaire des intérêts économiques qui financent ses campagnes électorales. Ces donateurs ne voient pas d’un bon œil la remise en cause de leur taux de profit ! Ensuite – on l’a vu avec la première année du mandat Biden – lorsque les démocrates parviennent au pouvoir ils trahissent fréquemment leurs maigres promesses électorales. Les exemples récents sont légions, que l’on pense à des thèmes aussi divers que la hausse du salaire minimum fédéral, la baisse des prix du médicament, l’annulation de la dette étudiante, les investissements dans la transition énergétique, la réforme du droit de vote et les politiques migratoires, etc. Cela démobilise l’électorat.

CP – Ce paradoxe s’explique par la décorrélation entre le soutien à une idée et le vote pour les candidats qui l’incarnent. Le camp progressiste, comme dans de nombreux pays, est significativement plus difficile à mobiliser. Les jeunes et les classes laborieuses votent moins que les CSP+ et les retraités. Cela s’observe aussi en France. Enfin, il faut mentionner le rôle des médias. La couverture médiatique de la vie politique est d’une médiocrité effarante, les idées progressistes n’y sont que peu représentées.

LVSL – L’abstention a pourtant fortement reculé en 2020…

CP – En effet, l’un des paramètres qui explique l’accroissement de la participation est le recours plus important que par le passé au vote par courrier. Comme le jour du vote – un mardi – n’est pas férié, beaucoup de gens s’abstiennent par manque de temps. Du fait de la pandémie, les partis ont particulièrement insisté sur la possibilité de voter en envoyant son bulletin de vote par courrier – une option déjà proposée par le passé et même majoritaire dans certains Etats. Paradoxalement, la hausse de la participation observée en 2020 n’a pas particulièrement bénéficié aux démocrates. Par défaut, l’abstentionniste n’est pas nécessairement progressiste dans son vote. Le débat politique s’articule surtout sur les questions sociétales et culturelles, où le Parti républicain est jugé plus crédible ou du moins plus à l’aise. À cela s’ajoute le fait que les institutions américaines favorisent surtout les États et les territoires ruraux, où le vote conservateur est plus présent. Donc, même si la majorité des Américains veulent un programme proche des idées défendues par Bernie Sanders, on n’observe pas de traduction évidente de ces aspirations dans les résultats électoraux.

LVSL : N’y a-t-il pas une responsabilité, bien sûr, de la part de Joe Biden, mais surtout de l’appareil démocrate qui tend ostensiblement à mettre de côté les propositions de l’aile gauche démocrate et des mouvements de type sunrise ?

CLB : Bien sûr. C’est à la fois le produit de l’influence de l’argent sur la politique américaine et de l’idéologie néolibérale qui est très ancrée au sein du Parti démocrate – une organisation davantage occupée à sa préservation plutôt qu’à la conquête du pouvoir ou la poursuite d’un agenda politique précis.

CP – Certains élus démocrates peuvent aller très loin dans le dédain pour leurs propres électeurs. L’attitude des sénateurs Joe Manchin et Kyrsten Sinema est frappante. La seconde a voté contre l’augmentation du salaire minimum. Le premier a refusé de voter des programmes sociaux en faveur de son propre État de Virginie Occidentale, le plus pauvre du pays, et contre l’avis des syndicats locaux, tout en prétendant défendre ses électeurs…

LVSL : Bernie Sanders a plus de 80 ans, mais il reste la figure la plus populaire à gauche, davantage que des personnalités clivantes comme AOC. Quel est son avenir politique ?

CLB – Le problème des idées de Bernie Sanders et de la gauche démocrate, c’est qu’elles ont été défaites trois fois en quatre ans. D’abord en 2016, mais c’était encore un mouvement en émergence ; puis en 2020 où malgré un enthousiasme encore plus palpable et un succès indéniable à tirer le parti démocrate vers la gauche, c’est Joe Biden qui s’est imposé aux primaires. Et enfin en 2021, où la gauche Sanders n’est pas parvenue à forcer la main de Joe Biden, qui avait repris de nombreuses propositions issues du programme de Sanders mais n’a pas été capable de les faire adopter au Congrès, se rangeant in fine sur la ligne plus conservatrice et pro-business de Joe Manchin. Le mouvement progressiste qui s’était rallié derrière Sanders et avait été galvanisé par ses campagnes électorales s’est largement démobilisé. Il n’y a pas eu de vaste mobilisation pour contraindre Biden à gouverner plus à gauche. Ce qui pose la question de la survie de cette force politique et de ses perspectives. Si elle perd dans les urnes et ne parvient pas à infléchir significativement la politique du Parti et de l’establishment démocrate – qui ne perd pas une occasion de lui faire porter la responsabilité de ses propres déconvenues – elle risque de perdre pied auprès de sa base. La question de la suite à donner à ce mouvement va se poser dans les mois à venir. Les primaires en vue des élections de mi-mandat seront intéressantes à suivre. Reste l’échelle locale, où les progressistes et la gauche radicale demeurent très mobilisés.

CP – Sur le plan plus individuel, il existe en effet une chance epsilonesque que Bernie Sanders se présente de nouveau en 2024. Mais aucune figure n’émerge clairement pour reprendre le flambeau. Alexandria Ocasio-Cortez aura tout juste l’âge minimum de 35 ans requis pour se présenter à une présidentielle, mais elle n’a pas l’expérience et la crédibilité d’un sénateur et sa popularité se limite à un segment de l’électorat démocrate. Il y aura donc probablement un enjeu pour la gauche américaine aux midterms, afin de permettre l’émergence d’autres figures, notamment au Sénat. D’autant plus qu’on ne parle pas des idées de Sanders, mais de celle de tout un mouvement, qui va continuer de s’organiser d’une manière ou d’une autre, pour peser politiquement.

LVSL – Vous présentez Joe Biden comme une figure anachronique. Pourquoi ?

CLB – D’abord il y a son bilan politique, après des décennies de carrière dont une majorité passée au Sénat. Il a été un élément clé de la politique carcérale et répressive qui a débouché sur le meurtre de Georges Flyod, ce drame qui a déclenché les manifestations Black Lives Matter. Il a joué un rôle important dans la dérégulation bancaire qui a provoqué la crise des subprimes. Avant cela, il s’était opposé au droit à l’avortement et à certaines politiques de déségrégation raciale. Il avait également pris position en faveur de la guerre en Irak et du Patriot Act avant les évènements du 11 septembre, puis a joué un rôle non négligeable dans le vote en faveur de ces politiques lorsque Bush les a soumises au Congrès. Il a presque toujours été du « mauvais côté de la barricade ». Et même en 2020, dans le contexte des primaires, il s’agissait du seul « gros » candidat qui ne proposait pas une certaine forme de rupture. Cela le plaçait en porte-à-faux avec les aspirations de la base électorale démocrate.

CP – Il est important de rappeler que c’est un président élu par défaut. L’establishment démocrate, ses relais médiatiques et les grands donateurs ont désespérément cherché une alternative à Joe Biden face à Bernie Sanders. Il n’est pas inutile de relire les déclarations des autres candidats centristes qui s’interrogeaient sur sa sénilité en octobre 2019. Sa victoire tient en partie au fait qu’il a eu la double chance d’arriver en année de pandémie – où il a fallu couper court aux primaires -, qui plus est face à Bernie Sanders, ce qui a motivé les autres candidats centristes à se ranger derrière Biden en bons soldats, juste avant la séquence décisive du Super Tuesday. On revient sur cette séquence dans le livre, laquelle est mal racontée dans les médias français, alors qu’elle a constitué une des principales clés de l’élection. Fin février – début mars, Bernie Sanders est bien parti pour remporter de nombreuses voies au Super Tuesday, qui lui conférerait un avantage potentiellement insurmontable face à la pluralité de candidats plus modérés. Voyant qu’il serait impossible d’attendre la convention pour contester l’hégémonie de Sanders, en l’espace de 48h, les principaux candidats centristes et les cadres du Parti démocrate se sont alors ralliés à Biden. Cette consolidation spectaculaire a en partie été possible grâce à Barack Obama qui s’est activé en coulisses pour s’assurer que Sanders ne soit pas en mesure de remporter l’investiture…

LVSL – Quel est le rôle aujourd’hui de Barack Obama?

CLB – Il est difficile à évaluer. Il reste très populaire auprès des électeurs démocrates, mais son influence sur le parti reste limitée. En 2020 il était hostile à la candidature de Biden, par crainte que ce dernier perde et embarrasse son héritage politique – c’est vous dire le niveau ! Sa préférence allait à des personnalités comme Harris et Beto O’rourke, qui ont été très tôt contraints à l’abandon par des sondages catastrophiques. Ensuite, il a plutôt favorisé Warren en privé, auprès des donateurs démocrates. Toujours sans succès. En réalité, il n’a été efficace que dans l’organisation de ralliements derrière Joe Biden une fois que ce dernier est apparu comme la seule alternative viable à Bernie Sanders. Il a joué un rôle important dans les levées de fonds pour Biden face à Trump, mais n’a pas fait campagne de manière très active. Et de même, on voit que depuis que Biden est au pouvoir, Obama se désintéresse largement de la politique. Lorsqu’il a pris position publiquement en faveur des réformes pour protéger le droit de vote et le processus électoral défendues par Biden, cela n’a eu aucune incidence sur les sénateurs démocrates qui ont bloqué ces lois. Son discours condescendant envers les électeurs pour soutenir le candidat démocrate aux élections de Virginie ne l’a pas empêché de subir une large défaite…

LVSL : Vous êtes très critique envers la vice-présidente Kamala Harris. Or, on constate qu’elle semble en difficulté depuis qu’elle occupe ses fonctions, bien qu’elle soit pressentie comme la favorite, en temps que vice-présidente, pour succéder à Joe Biden. Comment expliquez-vous ces difficultés, alors qu’elle semble sur la même ligne politique que Biden et l’appareil démocrate ?

CLB – D’abord, il faut savoir que le vice-président est une fonction qui n’est pas vraiment définie dans la Constitution américaine. En réalité, elle n’a pas vraiment de pouvoir ni de rôle précis. Joe Biden lui a confié certains dossiers, mais ce sont surtout des enjeux où il n’y a que des coups à prendre : l’immigration, la réforme des droits civiques… Après, il y a un problème plus profond avec Harris. Pour dire les choses clairement : c’est une très mauvaise politicienne. On l’a vu lors les primaires démocrates, où elle a dû abandonner avant les premiers scrutins du fait de sondages désastreux. Et ce, alors même qu’elle avait été un temps la coqueluche des médias et la favorite des réseaux de donateurs démocrates. On retrouve cela dans sa cote de popularité abyssale, systématiquement 5 à dix points en dessous de Biden. À chaque fois qu’elle a pris la parole publiquement sur un dossier sensible, elle a à la fois exaspéré la Maison-Blanche, les démocrates et les républicains.

NDLR : lire sur LVSL l’article de Politicoboy : « Nomination de Kamala Harris : la victoire des milieux financiers »

CP – Son problème vient aussi du fait qu’elle n’ait pas de véritable colonne vertébrale politique. On a appris récemment dans la presse qu’elle avait décidé de co-signer la proposition de loi sur Medicare for All, mesure phare portée par Bernie Sanders, avant de se présenter aux primaires démocrates, sans avoir lu ce qui était dans le texte et en ne comprenant pas de quoi il en retournait. Pendant la campagne des primaires, elle a beaucoup changé d’avis sur différents sujets et tenté des triangulations malheureuses. On retrouve cette approximation dans la conduite de sa vice-présidence.

LVSL – Vous écrivez que les deux principales victimes de Trump ont été l’environnement et les classes populaires…

CLB – Oui car derrière sa rhétorique, Trump s’est durement attaqué au droit du travail. En matière d’environnement, il a non seulement nié la réalité du réchauffement climatique, mais a tenté d’accélérer la destruction de l’environnement de manière très active et sur différents fronts. Le New York Times a chiffré la hausse des émissions de CO2 lié à sa politique à plus d’un milliard de tonne sur dix ans, l’équivalent de l’empreinte carbone totale de plusieurs pays européens. Ce sont des aspects sur lesquels nous revenons en détails dans notre livre, et qui ont été peu couverts en France.

CP – Sans oublier son bilan en matière de justice. Il a fait avancer des pions réactionnaires à une vitesse fulgurante, à travers ses nominations des juges fédéraux, entre autres. Son rapport à la réalité est également important à prendre en compte. Bien sûr, les prédécesseurs de Donald Trump avaient déjà jeté les bases de ce phénomène. Qu’un homme politique mente n’est pas nouveau, mais avec Trump on franchi un nouveau palier.

LVSL – Sur le front de l’environnement et des droits des travailleurs, où en est-on aujourd’hui, maintenant que cela fait un an que Trump a quitté le pouvoir ?

CLB  Avec Joe Biden, il y a un changement de discours clair sur ces deux aspects. Il parle du réchauffement climatique comme d’une menace existentielle et encourage les Américains à se syndiquer. Mais dans les faits, c’est plus mitigé. Des avancées significatives ont eu lieu sur le plan des droits des travailleurs à travers des décrets qui ont permis d’augmenter les salaires des fonctionnaires et des employés qui travaillent pour le gouvernement fédéral, soit environ un demi-million de salariés. Des efforts ont été effectués sur le droit du travail, qui ont abouti à accroître le pouvoir de négociation salariale des travailleurs. Mais Joe Biden a du mal à arbitrer en faveur de ces derniers lorsque des conflits éclatent. On l’a vu, malgré la vague de démissions aux États-Unis suite au Covid, et dans ces multiples grèves et mouvement sociaux, Biden n’a souvent pas pris position. Il a même suivi les demandes du patronat sur le front des aides au chômage, qui étaient accusés à tort d’empêcher un retour au plein emploi.

CP  Sur la question environnementale, les actes ne suivent pas les paroles. D’un côté Joe Biden bloque la construction du pipeline Keystone, rejoint les accords de Paris et débloque des crédits pour la voiture électrique, de l’autre il continue de délivrer des permis de forages et d’autoriser des pipelines à un rythme parfois supérieur à celui de Donald Trump. À la COP26, on ne peut pas dire que le leadership américain a été particulièrement visible ou efficace. Et sur les mouvements de grèves – on l’a vu en particulier chez Starbucks – ce sont d’abord les campagnes de Bernie Sanders qui ont permis cette mobilisation.

LVSL : Les intérêts financiers se sont mobilisés contre le plan social et climatique des démocrates – Build Back Better. Dans quelle mesure peut-on y voir une forme de corruption ?

CLB – Bien que ça soit parfaitement légal, le terme n’est pas usurpé. Ces choses se font ouvertement. On l’a vu pendant les négociations au Congrès : de nombreuses fuites d’emails ont révélé des conversations entre sénateurs et lobbyistes, au contenu particulièrement explicite sur les stratégies à suivre pour faire échouer le plan Biden – alors que ces mêmes lobbies appelaient plus ou moins clairement leurs sources de financement à inonder de cash leurs alliés démocrates au Sénat. Bien sûr, les organisations patronales et les dirigeants de Wall Street se sont battus corps et âme pour faire échouer le plan Biden. Et ce, pendant que des sénateurs comme Manchin et Sinema organisaient des levés de fonds auprès de ces mêmes lobbys en parallèle des négociations avec la Maison-Blanche. Les conflits d’intérêts sont encore plus manifestes qu’auparavant, mais en même temps, ils sont de plus en plus dénoncés dans les médias de masse, alors qu’il s’agissait davantage d’un non-dit jusqu’à présent.  

CP  – Sanders avait ouvert la voie à une alternative en finançant sa campagne uniquement à l’aide de dons citoyens plafonnés, et d’autres candidats lui ont emboité le pas. Idéalement, cette pratique pourrait se généraliser et des textes visant à encadrer les financements de campagne pourraient être voté au Congrès. L’un d’entre eux a été voté par la Chambre mais reste bloqué par l’aile conservatrice démocrate et le parti républicain au Sénat. Il faudrait donc que les élus qui bloquent soient remplacés, par exemple suite à des primaires, par des élus plus ouverts aux réformes. Après, on voit que le rapport de force commence à évoluer. En 2020, Biden et les démocrates ont levé davantage de fonds auprès des intérêts privés que les républicains, qui commencent à dépendre plus fortement des dons citoyens, certes en provenance de personnes relativement aisés. C’est aussi le cas pour certains élus démocrate. Alexandria Ocasio-Cortez a levé davantage de fonds que Kyrsten Sinema en 2021, alors qu’elle n’a recours qu’aux dons citoyens et que Sinema passe le plus clair de son temps dans des diners de levée de fonds en compagnie de lobbyistes ! Le bipartisme institutionnalisé provoque cette situation assez folle où il suffit de corrompre (légalement) par l’argent le parti sensé être progressiste.

LVSL – Pour terminer, en matière de politique extérieur, peut-on parler de rupture avec Trump, ou à l’inverse diriez-vous qu’il existe une forme de continuité Obama-Trump-Biden ?

CLB – Dans l’ensemble c’est d’avantage une continuité qu’une rupture, voire une surenchère lorsqu’il s’agit d’adopter une posture de confrontation avec la Chine. On assiste au même manque de considération pour les alliés européens, la crise des sous-marins nucléaires et le retrait d’Afghanistan l’a bien montré. Par ailleurs, ce retrait avait été initié par Trump, bien que ce dernier n’ait pas eu le courage politique de le mener à termes. Cuba, le Venezuela, la Syrie et l’Iran sont toujours ciblés par les mêmes sanctions économiques aux effets humanitaires désastreux. Au Moyen-Orient, Biden a une posture moins complaisante envers l’Arabie Saoudite, mais est tributaire des décisions de son prédécesseur sur l’Iran, dont les dirigeants ont été radicalisés par Trump et ne veulent plus revenir à la table des négociations. Le dossier Russe, enfin, est intéressant. Biden a souhaité apaiser les relations, il a accepté de renouveler le traité de non-prolifération des armes nucléaires et cesser les tentatives de blocage du gazoduc Nordstream 2, deux choses que Trump refusait de faire. Mais la crise ukrainienne a contraint Biden, malgré lui, à reprendre la confrontation. Le rapport avec la Russie est complexe et les revirements récents s’expliquent en grande partie par l’affaire du Russiagate, sur lequel nous revenons en détails dans le livre.

NDLR : lire sur LVSL l’article de Politicoboy « Russiagate : une théorie conspirationniste à la vie dure »

CP – Avec Biden, on a une forme de retour à une vision assez binaire du monde, avec d’un côté les bons et de l’autre les méchants. On l’a vu avec l’organisation du sommet pour la démocratie fin 2021 où seuls les régimes alliés, qui ne sont pas nécessairement des démocraties exemplaires, ont été invités. C’était une manière d’ostraciser la Chine et la Russie, avec une posture moralisatrice d’autant plus curieuse que l’on voit à quel point la démocratie américaine est elle-même en piteux état. Ce qui explique peut-être en partie l’échec de ce sommet, organisé par Zoom qui plus est. Pour le moment, Biden n’a pas proposé une vision géopolitique claire ni produit de discours marquant, comme avait pu le faire Obama avec son discours au Caire ou via son rôle dans la signature des accords de la COP21.

Don’t look up : déni politico-médiatique

Léonado Di Caprio qui tient un des rôles principaux, Capture d’écran © NETFLIX / DR

Propulsé par un casting impressionnant, le film Don’t look up : déni cosmique propose une critique radicale de notre société, en forme d’allégorie de notre réponse au changement climatique. De nombreuses critiques publiées à ce jour semblent pourtant tomber dans le travers dénoncé par le film : elles se détournent de l’essentiel et ratent le principal message de cette satire extrêmement dense. 

Véritable ovni cinématographique, Don’t look up emprunte au genre satirique et aux films catastrophes pour aborder un sujet réputé impossible à traiter au cinéma : la crise climatique. Il s’agit d’un véritable tour de force, dont le succès commercial s’annonce tonitruant. À en juger par les réactions qu’il suscite et l’explosion du mot dièse #Dontlookup sur les réseaux sociaux, cette production Netflix pourrait rapidement atteindre le statut de phénomène culturel. 

Aux origines du projet, nous retrouvons David Sirota, journaliste et écrivain américain, ancienne plume et conseiller de Bernie Sanders. Lors d’une conversation avec son ami réalisateur Adam McKay, Sirota encourageait ce dernier à « utiliser son talent comique au service de la cause climatique ». McKay s’est rendu célèbre en signant les comédies cultes Anchorman (1 et 2), Talladega Nights et Step brothers (Frangins malgré eux). Il a longtemps été l’un des principaux auteurs de l’émission satirique Saturday Night Live, véritable institution aux États-Unis, avant de se mettre derrière la caméra pour des films plus engagés. Parmi ces films, le très remarqué The Big Short (Le casse du siècle) sur la crise des subprimes de 2008, puis Vice, portrait au vitriol de Dick Cheney, le vice-président de Georges Bush. Un prétexte pour livrer un réquisitoire contre le système politique américain. 

Malgré les encouragements de Sirota, McKay rechignait à faire un film sur le réchauffement climatique. Le genre post-apocalyptique à la Mad Max ne le séduisait guère. Alors qu’ils continuaient de tester des idées de scénario, David Sirota se plaint du manque de couverture médiatique sérieuse sur la crise climatique : « tu sais, c’est comme si une comète géante fonçait sur la Terre et que tout le monde s’en foutait ». McKay lui répond alors : « attend, peut être que c’est ça, notre film ». Quelques sessions de travail plus tard, la base du scénario est posée.

Allégorie climatique

L’intrigue de Don’t look up (à traduire comme « ne regardez pas en haut ») est assez simple. Deux scientifiques de second rang, Randall Mindy et Kate Dibiasky, superbement joués par Leonardo DiCaprio et Jennifer Lawrence, découvrent une comète de 10 km de diamètre se dirigeant vers la Terre. L’impact, prévu dans 6 mois et 14 jours, anéantira l’espèce humaine. Si la NASA  confirme leurs calculs, les pouvoirs politiques et médiatiques choisissent d’ignorer le problème. Que ce soit la Maison-Blanche, dirigée par la  présidente Janie Orlean (Merryl Streep) et son fils, directeur de cabinet (Johan Hill), les journalistes du premier talk-show du pays (Kate Blanchet et Tyler Perry ), les deux principaux influenceurs/ pop star du moment (Adriana Grande et Kid Cudi) ou même le prestigieux New York Herald, personne ne juge l’information suffisamment urgente, certaine ou vendeuse pour être prise au sérieux. Les deux scientifiques vont, avec l’aide du directeur du centre de Défense planétaire de la NASA, Dr. Teddy Oglethorpe (remarquable Rob Morgan), partir en croisade pour tenter d’alerter l’humanité. Ils vont se heurter à tous les verrous institutionnels et absurdités que notre société néolibérale est capable de produire. Des cométo-sceptiques qui refusent de « regarder en haut » l’astre bientôt visible à l’œil nu jusqu’aux milliardaires de la Silicon Valley (symbolisés par le PDG de la société « BASH », personnage issu d’un savant mélange entre Steve Jobs, Elon Musk et Mark Zuckerberg), personne ne semble capable de se hisser à la hauteur de l’enjeu. 

Si la taille des ficelles frise par moment le grotesque, le propos reste d’une intelligence rare. Les parallèles avec notre monde contemporain sont innombrables et les problématiques abordées d’une extrême densité. L’évolution de certains personnages, qui font face au risque de cooptation par le système, rappelle furieusement le dilemme qui se pose aux opposants de gauche souhaitant changer les institutions de l’intérieur. Faut-il avaler toutes les couleuvres pour conserver un siège à la table des négociations, ou mieux vaut-il se révolter ?

Loin d’être une satire nihiliste où tout le monde en prend pour son grade, comme le résument la plupart des critiques, Don’t look up est avant tout une dénonciation des dominants, des ultras riches et du pouvoir capitaliste. Et une invitation à regarder la comète en face pour agir enfin.

Déni médiatique (spoiler alerte)

En réalité, la société dépeinte par Adam McKay ne se contente pas d’être abrutie par les « challenges » qui fleurissent sur les réseaux sociaux et par les politiciens qui font des campagnes sur le thème Don’t look up pour convaincre la population de faire confiance au système. De manière assez notable, le film montre à quel point, lorsqu’elle dispose des bonnes informations et d’une classe dirigeante un minimum à la hauteur, l’humanité se comporte rationnellement. Elle s’unit derrière le projet de détruire la comète, annulé au dernier moment par la Maison-Blanche sur injonction du milliardaire-PDG de BASH. Les personnes qui apprennent la cause de cette volte-face (exploiter les terres rares contenues dans la comète afin d’enrichir quelques industriels) déclenchent une émeute parfaitement appropriée. De nombreux individus et collectifs entrent en lutte. Les pop stars, décriées au début du film, se rallient à la cause.

Par contre, les puissants de notre monde s’avèrent en dessous de tout. La classe politique américaine, bien sûr. Mais au-delà, les élites économiques (la bourse atteint des sommets alors que la comète devient visible à l’œil nu), le système médiatique motivé par le profit (le New York Times compris), les milliardaires de la Silicon Valley et autres partisans de la solution technologique au réchauffement climatique. Chaque scène, ou presque, contient une critique d’un de ces pouvoirs. 

Le FBI et l’appareil d’État musèlent les différents lanceurs d’alertes manu militari puis à coup d’avocats et de procès, en invoquant le secret défense. Un triste rappel des agissements  de l’administration Obama, Trump puis Biden contre les lanceurs d’alertes poursuivis, voire torturés, quel que soit le parti au pouvoir.  

Le PDG de BASH dispose d’un accès privilégié à la Maison-Blanche malgré son absence de légitimité démocratique ou d’expertise, car il est « le principal donateur » de la campagne de la présidente. Un exemple chimiquement pur de la corruption des politiques par le pouvoir économique et de la fascination qu’exercent les pontes de la Silicon Valley sur les classes dirigeantes. Ici, pour vendre son projet d’exploitation de la comète, le fondateur de BASH invoque la possibilité d’éradiquer la faim dans le monde. « C’est avec ce joli ruban qu’ils comptent enrober leur tissu de mensonges », rétorquent Dr. Teddy Oglethorpe et Kate Dibiasky. Cette dernière finira par rentrer chez ses parents, pour découvrir qu’ils ont gobé la propagande du système : « Avec ton père, on est pour les emplois que la comète va apporter ». Cruel rappel du discours opposant lutte contre la crise climatique et emploi, utilisé par le capitalisme pour justifier la fuite en avant.

Dans Don’t look up, l’humanité n’est pas responsable de l’inaction qui conduit à la catastrophe. Les coupables sont les élites dirigeantes, leurs relais médiatiques et le pouvoir économique. Si le parallèle avec la crise climatique n’était pas assez complet, le film en remet une couche avec son coup de génie final : les dirigeants responsables du désastre n’en payent pas les conséquences. Ils s’échappent à l’aide d’un vaisseau spatial affrété clandestinement. 

Appel à l’action

Les scientifiques lanceurs d’alertes se heurtent également à leur classe sociale. Leur découverte est mise en cause par les dirigeants car ils ne viennent pas des universités privées (Ivy League) les plus prestigieuses du pays. Ou bien ils n’occupent pas de postes suffisamment élevés dans la haute administration. Lorsqu’ils s’énervent et montrent leurs émotions à la télévision, leurs propos sont disqualifiés par les tenant de la bienséance. À ce titre, le film revêt également une critique de classe qui fait surface à de nombreuses reprises. En temps de Covid et face à la catastrophe écologique en cours, nous nous identifions facilement à la frustration causée par les élites qui prétendent que la comète est sous contrôle et qu’il faut continuer de suivre une vie normale. Surtout, don’t look up !

Même à travers l’arc des personnages, nous ressentons une mise au banc du système néolibéral. La vedette de télévision jouée par Cate Blanchett n’est pas arrivée à son poste par hasard. Elle concède être la fille d’un richissime homme d’affaires. Si elle est bardée de diplômes, elle accepte de jouer le rôle d’une dinde écervelée sur le petit écran, comme de nombreux journalistes de Fox News dans la vraie vie. Cynique, mais animée par un certain dégoût d’elle-même, elle en devient presque attachante, apparaissant également comme une victime – à un certain niveau. 

L’arc narratif du professeur Mindy (DiCaprio) permet à McKay et Sirota de délivrer la morale du film. D’abord rationnel et déterminé à sauver l’humanité, il est un temps coopté par le système. Au point de renier ses collègues, de se couper de sa famille et d’accepter de faire la propagande du gouvernement. Les doutes qu’ils expriment sont ridiculisés par le PDG de BASH, dont les algorithmes surpuissants peuvent prédire la mort des individus : pour lui, ce sera « seul, complètement seul ». Quant à la présidente, elle sera « dévorée par un brontéroc ». De ces deux destins, le premier semble le plus probable. Mindy parvient pourtant à échapper à la prédiction, en se révoltant contre le système puis en regagnant la confiance de ses proches, par l’action. Lorsque la fin arrive, il peut se féliciter d’avoir « tout essayé » et meurt dans la joie, entouré de sa famille, tout en lâchant cette phrase à destination du public « on avait vraiment tout, n’est-ce pas ? Franchement, quand on y pense ». La présidente des États-Unis, elle, n’évitera pas sa mort violente, liée à sa condition de défenseuse absolue du système. 

Si la fin relève un caractère très touchant, dramatique, voire déprimant pour une comédie inspirée des films catastrophes, on peut la voir comme un appel à l’action. À commencer par le discours tenu vis-à-vis du film. Plutôt que de débattre de la qualité de l’humour et de la prestation de Meryl Streep, il serait grand temps de regarder la comète en face et de prendre la crise climatique au sérieux… 

Les armes de la transition. L’agronome : Marc Dufumier

Jean-Marc Ligny

Marc Dufumier est agronome, professeur émérite à l’AgroParisTech. Il a écrit de nombreux ouvrages sur le thème de l’agroécologie et préside par ailleurs l’ONG Commerce Équitable France. Il nous éclaire sur le rôle de l’agriculture, et plus précisément de l’agronomie dans la transition écologique.

Les Armes de la Transition est une émission présentée par Pierre Gilbert et produite par Le Vent Se Lève en 2019. 

Cette émission a été enregistrée par Vincent Plagniol et mixée par Thomas Binetruy. 

Les armes de la transition. Le romancier : Jean-Marc Ligny

Jean-Marc Ligny

Jean-Marc Ligny est romancier, spécialisé dans le roman d’anticipation et la science-fiction. Il a écrit plus d’une quarantaine d’ouvrages traitant notamment de la raréfaction de l’eau causée par le changement climatique, des migrations climatiques, de la question des semences ou encore de la réalité virtuelle. Il a été sollicité par le GIEC, la Mairie de Paris et le ministère des Armées pour évoquer des scénarios futurs potentiels. Jean-Marc Ligny nous éclaire ici sur le rôle du romancier dans la sensibilisation écologique des citoyens et des décideurs.

Les Armes de la Transition est une émission présentée par Pierre Gilbert et produite par Le Vent Se Lève en 2019. 

Cette émission a été enregistrée par Vincent Plagniol et mixée par Thomas Binetruy.

Les armes de la transition. Le journaliste : Hervé Kempf

Hervé Kempf

Hervé Kempf est essayiste et un des pionniers du journalisme environnemental en France. Il est désormais rédacteur en chef du média Reporterre, spécialisé dans le reportage et le traitement de l’actualité de l’écologie. Hervé Kempf nous éclaire donc sur le rôle du journalisme dans le cadre de la transition écologique.

Les Armes de la Transition est une émission présentée par Pierre Gilbert et produite par Le Vent Se Lève en 2019. 

Cette émission a été enregistrée par Vincent Plagniol et mixée par Thomas Binetruy.

Les armes de la transition. Le sociologue : Stéphane Labranche

Stéphane Labranche

Stéphane Labranche est sociologue, membre du GIEC, chercheur indépendant et enseignant à Sciences Po Grenoble. Il est un des pionniers de la sociologie du climat en France. À ce titre, il s’intéresse tout particulièrement aux mécanismes d’acceptation sociale qui conditionnent la réussite de politiques publiques écologiques. Stéphane Labranche nous éclaire sur le rôle de la sociologie dans le cadre de la transition.

Les Armes de la Transition est une émission présentée par Pierre Gilbert et produite par Le Vent Se Lève en 2019. 

Cette émission a été enregistrée par Vincent Plagniol et mixée par Thomas Binetruy. 

Les armes de la transition. Le neuroscentifique : Thibaud Griessinger

Thibaud Griessinger

Thibaud Griessinger est docteur en neurosciences et chercheur indépendant en sciences comportementales appliquées aux questions de transition écologique. Il a récemment fondé un groupe de recherche qui s’est donné pour mission de remettre par la recherche et le conseil, la composante humaine au centre de la problématique écologique. Il travaille avec le ministère de la Transition écologique, ainsi que des villes et collectivités. Thibaud Griessinger nous éclaire sur le potentiel des sciences cognitives à guider le développement de stratégies de transitions écologiques plus adaptées aux citoyens.

Les Armes de la Transition est une émission présentée par Pierre Gilbert et produite par Le Vent Se Lève en 2019. 

Cette émission a été enregistrée par Vincent Plagniol et mixée par Thomas Binetruy.

Rapport du GIEC : les principaux enseignements

1,5°C. C’est la température de réchauffement de la planète que nous devrions atteindre dès 2030, 10 ans plus tôt que ce qui était prévu. C’est l’une des principales conclusions du dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), paru lundi 9 août. Ce rapport dresse le tableau le plus à jour des connaissances humaines sur l’état actuel et l’évolution future du climat. Alors que ses conclusions ont fait la une de la presse et des réseaux sociaux, ouvrant la voie à de nombreuses déclarations et réactions, il est important de bien comprendre les principaux enseignements qu’il livre. Que nous dit exactement le GIEC ? Quel est l’état de nos connaissances sur les causes et les effets ce réchauffement climatique ? Comment le climat mondial va-t-il être amené à évoluer dans les années et décennies qui viennent ? Quelles mesures doit-on prendre pour limiter le réchauffement planétaire à un niveau soutenable ?

Le GIEC, garant des connaissances mondiales sur le climat

Il faut rappeler brièvement ce qu’est le GIEC et le cadre de production de ce rapport. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du Climat (GIEC), créé par l’ONU en 1988, rassemble un vaste panel de scientifiques reconnus qui évaluent l’état de nos connaissances sur l’évolution du climat. Dans ce cadre-là, il publie un certain nombre de rapports thématiques et tous les 7 ans un rapport global d’évaluation de l’état du climat. Ses rapports constituent la synthèse de l’ensemble des travaux scientifiques de la planète sur le sujet.

Ce lundi 9 août, c’est le premier chapitre de ce rapport qui vient de sortir, après avoir été adopté par l’ensemble des pays-membres du GIEC. Ce chapitre, fruit des 7 dernières années de recherche, évalue les aspects scientifiques du système climatique et de l’évolution du climat. Ce chapitre se décompose en plusieurs sous-parties. Dans un premier temps, il dresse un portrait global de l’état actuel du climat mondial. Dans un second temps, il formule des hypothèses quant à l’évolution future du système climatique, avant de détailler les risques encourus à l’échelle globale et régionale. Enfin il propose une série de scénarios d’évolution (des « sentiers » dans la jargon consacré) selon les rythmes de réduction ou non des émissions de gaz à effet de serre. Afin de détailler les principales conclusions de ce rapport, cette synthèse reprend la structure du plan du GIEC.

Un changement climatique d’origine anthropique déjà visible et incontestable

Tout d’abord, le rapport souligne à nouveau l’origine anthropique incontestée du changement climatique. À l’heure actuelle, le réchauffement climatique s’élève à 1,1 °C depuis l’ère préindustrielle (1850) (voir figure 1). Le GIEC souligne avec force que cette variation considérable ne peut être due à des cycles climatiques naturels ou à des événements ponctuels (activité solaire ou volcanique). L’étude des variations climatiques sur le long terme nous indique qu’un changement d’une telle ampleur et à une telle vitesse ne connaît pas de précédents dans l’histoire climatique des dernières centaines de milliers d’années.  L’augmentation de la température au cours du dernier demi-siècle est la plus rapide observée par l’Homme.

Figure 1 – Évolution de la température terrestre depuis l’ère préindustrielle (tirée du rapport)
Lecture : en noire, la trajectoire observée depuis que des mesures fiables existent

Quelle est alors la cause de cette augmentation ? Elle est due à l’activité humaine depuis dieux siècles via le rejet de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Les gaz ayant eu le plus d’effets sur le réchauffement sont le dioxyde de carbone (CO2), le méthane (CH4) et le protoxyde d’azote (N2O) dont les concentrations dans l’atmosphère ont respectivement augmentées de 47%, 156% et 23% depuis 1750. Le rejet de ces gaz dans l’atmosphère est à l’origine de l’effet de serre et augmente le forçage radiatif terrestre. Ainsi, l’équilibre entre l’énergie reçue et celle renvoyée par la terre est rompu. Les océans absorbent la majorité (70%) de ce surplus énergétique, tandis que l’atmosphère absorbe le reste et se réchauffe. Le mécanisme détaillé est expliqué par exemple dans l’article consacré de Bon Pote. À l’heure actuelle, nous avons atteint la concentration de 410 ppm (parties par million) de CO2.

La multiplication des événements extrêmes, particulièrement visible en cet été d’inondations et d’incendies partout dans le monde, est la conséquence directe du changement climatique occasionné par l’Homme.

Le GIEC explique alors que le réchauffement, avec le dérèglement climatique qu’il génère, est déjà visible dans de nombreuses régions du globe. Ainsi, la multiplication des événements extrêmes, particulièrement visible en cet été d’inondations et d’incendies partout dans le monde, est la conséquence directe du changement climatique occasionné par l’Homme. Les vagues de chaleur, les précipitations extrêmes, les feux de forêts ou encore les cyclones tropicaux se sont multipliés depuis le dernier rapport du GIEC en 2014. Les variations climatiques sont réparties de manière très hétérogène à la surface du globe.

Le GIEC propose ensuite une mesure plus précise de la sensibilité climatique de la Terre, c’est-à-dire de la température atteinte en cas de doublement de la concentration de CO2 dans l’air. En cas d’atteinte de ce seuil, la température monterait de 3°C avec un intervalle de confiance compris entre 2,5°C et 4°C bien plus précis qu’il y a 7 ans. Quelles sont alors les perspectives d’évolution du climat sur les prochaines années ?

1,5°C atteint dès 2030, 4,5°C à la fin du siècle si rien ne change

Afin de fournir des éléments sur l’évolution future du climat, le GIEC se base sur 5 scénarios dits de référence qui dépendent du rythme d’évolution des émissions de GES. Ces scénarios, intitulés « SSP » dans ce nouveau rapport, vont du scénario SSP1-1.9, correspondant à zéro émission nette avec captage à l’horizon 2050 au scénario SSP5-8.5 aussi surnommé « business as usual » qui correspond au scénario au cours duquel aucune mesure de réduction des émissions sérieuse n’est prise.

Premier enseignement majeur, tous les scénarios mènent à une température de 1,5°C dès 2030, soit une décennie plus tôt que ce qui avait été avancé par le précédent rapport, il y a 7 ans. Le changement climatique s’est accéléré. Seuls les deux scénarios impliquant une baisse drastique des émissions (SS1-1.9 et SSP1-2.6) permettent de contenir la température en-dessous des 2°C au cours de ce siècle.

Figure 2 – Trajectoire d’évolution de la température selon le scénario retenu
Lecture : pour le scénario SSP5-8.5, la température atteindrait 2°C vers 2040 et près de 4,5°C vers 2100. Les zones autour correspondent aux zones d’incertitude.

Le rapport explique avec clarté que chaque demi-degré supplémentaire augmente de façon exponentielle les événements climatiques extrêmes.

Quelles seraient les conséquences d’un dépassement du réchauffement au-dessus de 1,5°C ou 2°C ? Le rapport explique avec clarté que chaque demi-degré supplémentaire augmente de façon exponentielle les événements climatiques extrêmes. Ainsi, le passage au-dessus de 2°C va augmenter sensiblement la fréquence des vagues de chaleurs meurtrières, des précipitations extrêmes et des perturbations pour le monde agricole notamment. Certaines régions vont probablement connaître un réchauffement près de de 2 fois plus important que la moyenne (régions semi-arides, Amérique du sud) tandis que ce chiffre s’élève à 3 pour les régions arctiques. D’importantes perturbations du cycle naturel de l’eau sont à prévoir, engendrant à la fois des précipitations extrêmes et des périodes de très forte sécheresse de manière accrue.

Le rythme du changement climatique pourrait par ailleurs être accéléré par ce que l’on appelle des boucles de rétroaction qui auraient un effet catalytique sur l’évolution de la température. Ainsi, le GIEC souligne que l’augmentation de la température va très probablement diminuer la capacité des océans et des terres à jouer leur rôle de puits de carbone naturel. Par exemple, le plus grand puit terrestre, la forêt amazonienne, pourrait devenir, en cas d’augmentation forte de la température, un émetteur net de CO2. Autre boucle de rétroaction majeure, celle de la fonte des glaces et des banquises. La fonte de la banquise entraîne un moindre réfléchissement vers l’espace de l’énergie solaire. D’un autre côté, la fonte du pergélisol sibérien pourrait entraîner l’émission des imposantes réserves de gaz contenues dans le permafrost, accélérant par là le changement climatique.

Un dépassement de certains seuils (les fameux « points de bascule ») risque aussi d’occasionner des changements irréversibles pour les prochains millénaires. Le GIEC avance que ces changements seront en particulier visibles pour l’océan : augmentation du niveau de l’eau (de 50 cm à 2 m en 2100 selon les scénarios), acidification, désoxygénation. La glace arctique pourrait avoir disparu totalement en été dès 2050.

Des conséquences du changement climatique qui seront visibles partout

D’après ce rapport, les effets du changement climatique seront perceptibles dans l’ensemble des régions du monde dès 2030, avec toutefois une forte variabilité. Les conditions et caractéristiques locales peuvent affecter localement l’influence du réchauffement. Ainsi, un réchauffement global de 1,5°C n’implique pas une augmentation homogène sur l’ensemble du globe mais peut présenter de fortes disparités régionales, avec certaines contrées particulièrement touchées.

Dès 2030, l’ensemble des régions du monde pourraient connaître des événements climatiques extrêmes causés par le réchauffement climatique (inondations, incendies, tempêtes, sécheresses).

Dès 2030, l’ensemble des régions du monde pourraient connaître des événements climatiques extrêmes causés par le réchauffement climatique (inondations, incendies, tempêtes, sécheresse). Tout un ensemble de région pourraient être touchées par la montée des eaux. Le GIEC souligne que l’urbanisation augmente fortement les pics de chaleur (effet dôme de chaleur des villes).

Par ailleurs, le GIEC note la possibilité d’un emballement non-anticipé de la machine climatique avec un dérèglement rapide. Un tel emballement multiplierait les événements climatiques cités ci-dessus. La possibilité d’un tel emballement et d’une déstabilisation brutale du système climatique augmente avec la température. Ainsi, le passage de la barre fatidique des 2°C entraîne une augmentation de l’incertitude sur l’évolution climatique. Au-delà de cette barre, il est possible que l’atténuation et l’anticipation du changement climatique deviennent bien plus difficiles. Un des principaux risques est l’effondrement du Gulf Stream qui assure la régulation du cycle de l’eau en Atlantique pour une vaste partie du globe.

Limiter le changement climatique : chaque tonne de CO2 émise compte

Tout d’abord, il est nécessaire de savoir qu’il y a une forte relation linéaire entre quantité de CO2 présente dans l’atmosphère et augmentation de la température terrestre (1000 GtCO2 occasionne un réchauffement de 0,45°C). Pour illustration, le travail des scientifiques estime que depuis 1850, l’humanité a émis près de 2 390 GtCO2.

Par conséquent, la limitation du changement climatique passe impérativement par une diminution des gaz à effets de serre. Le rapport souligne que toute tonne supplémentaire émise dans l’atmosphère contribue directement au réchauffement climatique. Le seul moyen de stopper le réchauffement est donc d’arriver le plus rapidement possible à zéro émission nette, c’est-à-dire que le peu d’émissions subsistantes devra être compensé par le développement du stockage de carbone, de manière naturelle (océan, forêt, nouvelles affectations des terres) ou artificielle. Le GIEC note qu’une réduction rapide et forte des émissions pourrait donc permettre de limiter le réchauffement tout en limitant la pollution aérienne et en améliorant la qualité de l’air.

Pour maintenir la température à 1.5°C, le budget carbone qu’il nous reste est d’environ 500 GtCO2 (probabilité de 50% que ce budget soit suffisant). Il est de 1350 GtCO2 pour ne pas dépasser 2°C. En cas d’atteinte de la neutralité carbone, il serait alors possible d’inverser le changement climatique dans une certaine mesure. Toutefois, certaines conséquences seront d’ores et déjà irréversibles.

Figure 3 – Émissions cumulées de CO2 en fonction des scénarios retenus
Lecture : Pour le scénario SSP5-8.5, les émissions cumulées atteindraient près de 10500 GtCO2en 2100, la majorité étant captée directement par l’atmosphère, le pouvoir captateur des océans et des terres se réduisant fortement (38% des émissions captées)

Ces scénarios tracent donc un chemin permettant de limiter et d’atténuer le changement climatique de manière durable dans un laps de temps raisonnable.

En cas de diminution forte et rapide des émissions anthropiques (scénarios SSP1-1.9 et SSP1-2.6), les améliorations pourraient être perceptibles relativement rapidement au bout d’une vingtaine d’année (soit vers 2040-2050) avec une amélioration de la qualité de l’air, un ralentissement du changement climatique et par suite des événements climatiques extrêmes. Ces scénarios tracent donc un chemin permettant de limiter et d’atténuer le changement climatique de manière durable dans un laps de temps raisonnable. Toutefois, il convient de s’interroger sur la signification concrète de cette neutralité carbone à atteindre, travail qui sera analysé dans les prochains chapitres de ce 6ème rapport global du GIEC. A l’échelle mondiale, 75% des émissions anthropiques sont liées à la combustion d’énergies fossiles (pétrole, gaz charbon), tandis que les reste est lié aux pratiques agricoles (2/3 pour l’élevage) et aux changements d’affectation des terres (déforestation, labour, etc.).

Ainsi les implications structurelles des scénarios limitant le réchauffement à 1,5 ou 2°C sont claires : il faut une sortie très rapide des énergies fossiles et changer radicalement les pratiques agricoles. C’est bien là tout l’enjeu des politiques publiques à mettre en place.

Une Loi Climat qui est loin de répondre à l’urgence de l’enjeu climatique

Où en est la France face à ces enjeux ? La neutralité carbone à l’horizon 2050 a été inscrite dans la loi à travers la stratégie nationale bas-carbone (SNBC). Pour 2030, l’objectif fixé est une réduction de 40% des émissions par rapport à leur niveau de 1990. Sommes-nous en passe d’atteindre ou non ces objectifs ? Pendant un an, le gouvernement d’Emmanuel Macron a convoqué une convention citoyenne pour le climat (CCC) qui a formulé 149 propositions visant à atteindre les seuils fixés. Ces propositions, qui dans un premier temps auraient dû être reprises dans leur intégralité et sans filtre, dixit les allocutions présidentielles, n’ont en fait été que partiellement suivies. Le projet de loi qui s’en est suivi, celui de la fameuse Loi Climat s’avère insuffisant en tout points. Seules 18 propositions ont été totalement reprises, tandis que 26 ont été mises de côté et le reste modifié, amendé et appauvri.

Une étude mené par le cabinet indépendant Carbone 4 a tenté d’évaluer l’impact des politiques publiques au regard des objectifs de réduction des émissions affichés. Pour 10 des 12 paramètres structurant la politique climatique, l’action de l’État français est largement insuffisante. En effet, le travail de la Convention Citoyenne pour le climat s’inscrit dans une logique globale de changement des habitudes écocides de la France. Les mesures édictées n’ont en effet pas été pensées pour être appliquées au compte-goutte, mais bien pour constituer un projet dans lequel chaque mesure aurait dû compléter les autres. Or, la loi climat n’est composée que de fractions de mesures parmi les moins essentielles et qui, isolées, ne permettent pas de suivre les indications du GIEC ni de la trajectoire promise lors de la COP 21. Dénuée de son sens originel, la Loi Climat et résilience est ainsi une façade d’un travail complet mené par ses membres. L’ensemble des politiques menées jusqu’ici (Grenelle de l’Environnement, Loi de transition écologique pour une croissance verte, Loi Climat) ne sont pas à la hauteur des enjeux. Rappelons que le Conseil d’État a déjà condamné le gouvernement pour son inaction climatique.

Face à l’urgence de la situation décrite par les travaux du GIEC, d’importantes politiques écologiques devront être mises en place. Le changement climatique est déjà perceptible, la bifurcation écologique doit être amorcée dès maintenant et concrétisée dans les quelques années – une décennie tout au plus – qui viennent.

État d’urgence pour l’agriculture française

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L’agriculture française est à un tournant. Les négociations avec les distributeurs tournent au bras de fer, consacrant l’échec des lois censées rééquilibrer leurs rapports avec les producteurs. Dans le même temps, les négociations en cours sur la PAC engageront la France pour les années à venir. Les moyens publics mobilisés pour appuyer l’agriculture ne suffisent plus à endiguer la paupérisation de ce métier, victime des dérives d’une économie exposée à un libéralisme à tout crin. Définir une agriculture durable, garantissant à la fois une alimentation saine, la souveraineté alimentaire et l’adaptation au dérèglement climatique, impose de s’interroger sur la pérennité des revenus agricoles.

Depuis 30 ans, le prix de la viande de bœuf ou de veau payé au producteur n’a pas varié. Pourtant, le prix pour le consommateur s’est envolé au cours de la même période, augmentant de plus de 60 %. Cette évolution symptomatique pose une question essentielle : où passe l’argent du secteur agricole, alors qu’éleveurs et distributeurs s’affrontent ?

Tout d’abord, il faut rappeler que l’agriculture est un secteur contrasté, qui présente de fortes inégalités. Entre 1982 et 2019, le nombre d’agriculteurs a été divisé par 4. La France, qui comptait alors 1,6 million d’actifs agricoles, n’en recensent désormais plus que 400 000. Or, sur les seules 20 dernières années, la valeur ajoutée du secteur agricole avait bondi de près de 30 %. Une création de richesse qui semble aujourd’hui échapper aux producteurs dans leur ensemble.

Un secteur miné par les inégalités

Le secteur agricole se caractérise par de fortes inégalités, comme le montre le tableau suivant produit par l’INSEE. Ainsi, les déciles des revenus des agriculteurs exploitants s’échelonnent de 1 à 11 en moyenne (écart entre les 10% d’exploitants ayant le plus fort revenu et ceux ayant le plus faible). Cet écart s’étend même de 1 à 15 pour les cultures spécialisées comme les légumes, les fleurs, la vigne ou l’arboriculture. Surtout, 20 % des actifs agricoles sont confrontés à des revenus nuls. Ainsi, le regroupement des terres agricoles, le remembrement – c’est à dire la réunion de plusieurs parcelles – et la course à la taille des exploitations n’ont pas permis de sécuriser les revenus agricoles dans une logique malthusienne. Au contraire, ils ont accéléré un mouvement de paupérisation du monde agricole.

Revenus d'activité mensuels des non salariés agricoles - source INSEE 
https://www.insee.fr/fr/statistiques/4470766?sommaire=4470890
Revenus d’activité mensuels des non salariés agricoles – source INSEE

Ces écarts se présentent sous différentes formes. Tout d’abord, il existe un effet spécifique lié à l’âge de l’exploitant. En effet, la possession d’un capital foncier permet d’en tirer des revenus, ce qui avantage les exploitants plus âgés. En outre, certaines filières sont plus valorisées que d’autres. La viticulture, par exemple, bénéficie de fortes exportations. Des tensions apparaissent donc entre les différentes filières depuis de nombreuses années, notamment sur la répartition des aides de la Politique Agricole Commune (PAC).

Ces aides sont au cœur des débats actuels. L’Union européenne souhaite revoir à la baisse ses budgets dédiés à la politique agricole, au profit d’autres priorités et en raison du Brexit. Cette politique arrive à rebours des politiques menées par les autres grandes puissances. A l’heure actuelle, 30 % des exploitants perçoivent moins de 5.000€ d’aides. Dans le même temps, près de 10 % du budget est distribué à un tout petit nombre d’exploitants recevant plus de 100.000€ en subventions. Selon une étude menée avec le ministère de l’Agriculture (1), cette disparité vient de l’absence de plafonnement des aides. Selon cette même étude, les aides représentent 88 % du résultat des entreprises agricoles, avec là encore des différences très variables selon les secteurs. Les aides représentent moins de 10 % pour la production horticole ou viticole, et plus de 100 % pour la viande bovine ou la culture d’oléagineux.

Les aides représentent 88 % du résultat des entreprises agricoles.

Ces chiffres démontrent l’extrême dépendance du secteur agricole aux aides européennes, et les fragilités d’un secteur livré aux aléas du libéralisme. Tout d’abord, ces sommes ne permettent pas de garantir un revenu digne aux exploitants. Un sur cinq vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté. Or ils ne bénéficient par pour autant de prestations sociales, en raison de leur statut.

Les auteurs de l’étude font valoir que, pour des exploitants indépendants, la faiblesse des revenus est compensé par la valeur du capital détenu, qui doit être liquidé au moment de la retraite. Si ce constat est juste, il faut néanmoins considérer que ce capital est grévé par un endettement croissant. Le taux d’endettement dépasse les 40 % pour les entreprises du secteur, et est là encore est marqué par de fortes disparités. Le besoin en capital des exploitations est devenu plus important, notamment avec la mécanisation, et cela malgré la faiblesse des revenus. Le renchérissement du foncier, dont les prix ont fortement augmenté, expliquent aussi cet endettement. Inflation déduite, les prix des terres agricoles ont augmenté de 52 % entre 1995 et 2010, sous le double effet de l’extension des exploitations et de l’artificialisation des sols. Ceci s’explique également par l’indexation des aides européennes sur la surface exploitée.

Les prix à la consommation de certains produits augmentent bien plus que l’inflation. Dès lors, où passe l’argent de l’agriculture ? La grande distribution est souvent pointée du doigt : les prix d’achat aux producteurs sont victimes de la guerre des prix à laquelle les enseignes se livrent pour attirer les clients. L’alimentaire ne constitue pas le rayon le plus rentable, avec 0,8 % de marge seulement en moyenne, et fait donc office de produit d’appel. Mais dans cette confrontation entre producteurs et distributeurs, il y a un grand absent : l’industrie de la transformation, dont les publicités inondent pourtant nos écrans. En position de force vis à vis de producteurs morcelés, et malgré la pression des centrales d’achats, ces intermédiaires peuvent se ménager des marges importantes. Le cas le plus emblématique est celui du sucre, dont les marges atteignent 13 %. En effet, seules 10 entreprises pèsent pour 99,7 % du total de la transformation. La loi EGALIM, qui voulait ainsi proposer un cadre de négociation plus équilibré, s’est heurté à la brutalité des rapports de force économiques, et ne permet plus à l’État de se dérober de son rôle d’arbitre pour trouver des solutions structurelles.

Menaces tous azimuts

Si la question des revenus agricoles est si sensible, c’est qu’elle conditionne la pérennité d’un secteur confronté à de multiples menaces. Premièrement, la moitié des chefs d’exploitation ont plus de 50 ans, ce qui représente un vrai défi pour assurer les successions dans les années à venir. Le regroupement des terres ne sera certainement pas suffisant pour enrayer la perte de surfaces agricoles, et l’expérience montre qu’il ne permet pas d’assurer les conditions d’une agriculture durable. Or, les attentes des exploitants en fin de carrière vont être confrontées aux faibles capacités des personnes désirant s’installer, au risque tout simplement de ne pas pouvoir céder leurs biens, et laisser des terres en jachère. Cette situation nécessite une politique active à tous niveaux, pour anticiper cette situation et ramener massivement vers l’agriculture des actifs pour répondre aux besoins à venir.

La recherche d’une souveraineté alimentaire et la mise en place de circuits courts sont largement plébiscités dans l’opinion. Pourtant, ces objectifs sont menacés par la poursuite des traités de libre échange, comme le CETA ou le projet d’accord avec le MERCOSUR. Les importations de produits agricoles ne sont pourtant pas à la traine, puisqu’elles ont doublé depuis l’an 2000 et concernent des denrées produites en France. Ces accords peu restrictifs créent une concurrence inique tant sur la qualité que sur le prix des produits, susceptible de menacer nos producteurs. Par exemple, concernant spécifiquement la viande bovine, la hausse des importations présente un impact négatif plus fort pour les producteurs que la baisse tendancielle de la consommation de viande. Par ailleurs, alors que le premier bilan du CETA apparaissait positif pour l’économie française (solde commercial de 800 M€ et gains de 50 M€ pour les exportations agricoles), celui-ci s’est complètement inversé au gré de la crise sanitaire. Au premier semestre 2021, les importations canadiennes à destination de la France ont plus que triplé, atteignant les 262 M€, principalement en raison de la hausse des importations de céréales. Crise sanitaire ou pas, le constat est clair : la logique du libre échange rend vulnérable l’agriculture française.

L’exemple du CETA montre que l’agriculture est rendue vulnérable par les traités de libre-échange.

La recherche de diversification des revenus par les agriculteurs risque pour sa part de mettre la production alimentaire au second plan. Faute de tirer les revenus suffisants de leur production, 37 % des exploitants déclarent une activité para-agricole en 2019. Parmi eux, 13 % exercent également dans la production d’énergie, grâce à des installations photovoltaïques et des éoliennes sur leur terrain, ou du biogaz. 5 % exercent dans l’agrotourisme. Ces activités permettent aux exploitations de se maintenir, compte tenu de la faiblesse des revenus agricoles. Il faut seulement veiller à ce que la pression sur les revenus ne finissent pas par détourner les paysans de leur vocation initiale, et d’aggraver ainsi la baisse de leur nombre.

Faire face au dérèglement climatique

Malgré ces difficultés financières, les fermes seront contraintes de s’adapter aux conséquences déjà perceptibles du dérèglement climatique. Sur les quatre dernières années, les dispositifs d’aides, privés comme publics, atteignent déjà 2,5 milliards d’euros. Ces aides, déployées en réponse à des événements climatiques inhabituels, viennent seulement combler l’écart entre les rendements attendus suivant le modèle conventionnel et la production réelle. Les événements climatiques hors-normes devenant systématiques ces dernières années, les systèmes de soutien, privés comme publiques, ne pourront continuer très longtemps à payer des factures qui s’alourdissent continuellement. La récente vague de gel du mois d’avril, qualifiée de “plus grande crise agronomique de ce début de XXIème siècle” par le Ministre de l’Agriculture, a de nouveau rappelé que le dérèglement climatique entraîne la perte de la saisonnalité régulière et l’apparition de phénomènes de plus en plus extrêmes.

Dès lors, la situation exige une adaptation structurelle des cultures et des méthodes. Évidemment, les besoins en investissements pour adapter l’agriculture au changement climatiques sont massifs. Le volet agricole du plan de relance ne propose pourtant que 455 millions d’euros de soutien au secteur, dont 70 uniquement fléchés sur la prévention des aléas climatique. Ce chiffre infime démontre à quel point la logique de prévention et d’adaptation est peu prégnante dans la vision politique. En outre, ce plan s’articule principalement autour du subventionnement d’investissements individuels, comme l’achat de matériel. Il délaisse les démarches collectives qui bénéficieraient au plus grand nombre et démultiplieraient l’effet qui serait celui d’investissements individuels. La gestion de l’eau est un exemple archétypal de cet écart. En effet, des projets individuels de retenues d’eau, contestables au demeurant, sont favorisés au détriment d’une meilleure gestion et d’un meilleur partage de cette ressource.

Protéger l’agriculture française

Pour éviter la disparition de l’agriculture et de nos agriculteurs, la question des revenus agricoles devient incontournable. Or, cette question de la viabilité des revenus est une condition des nouvelles installations et de la revalorisation de la profession, et des mesures structurelles s’imposent. Les dernières réformes (LME, EGALIM) ont continué de poursuivre une logique libérale consistant à redéfinir le cadre des négociations entre producteurs et distributeurs. Cela n’a pas empêché certains distributeurs de passer outre ces nouvelles règles. Mais plus encore, elles n’ont pas suffit à infléchir le rapport nettement défavorable aux producteurs dans les négociations. Dès lors, seul un rapport de force politique serait en mesure de redéfinir un équilibre en corrigeant un marché déséquilibré. Cela peut intervenir au travers d’un prix minimum, les pouvoirs publics acceptant d’intervenir dans les négociations commerciales afin de garantir un revenu digne. À l’échelle nationale pourrait s’appliquer une interdiction de vente à perte, comme c’est déjà le cas dans le commerce, pour limiter les effets néfastes de la concurrence. La période est favorable pour une telle mesure. L’impact sur le prix final au consommateur serait limité, contrairement aux menaces des analystes libéraux. En effet, la concurrence entre les enseignes poussent pour l’heure à la baisse des prix, comme évoqué précédemment.

Sur le plan technique, les débats sur la réorientation de la PAC sont anciens et toujours vifs. Ils traduisent la dépendance à ce système de financement, source de crispation entre les différentes filières pour leur répartition. Il faut prendre gare aux incitations, et aux effets pervers induits par les critères retenus. Le modèle actuel, fondé sur des primes à l’hectare, a contribué au renchérissement du foncier, et à la concentration des parcelles. À l’inverse une prime à la production présente des effets pervers, en pouvant générer une surproduction. Il devient complexe de définir un indicateur pertinent, permettant d’assurer un revenu décent et ne créant pas de biais. Cependant, agir pour réduire les inégalités devient urgent au travers de la mise en place d’un plafonnement des aides ou d’une meilleure progressivité.

En parallèle, le système actuel d’assurance sur les pertes agricoles pourrait être étendu et rendu public. Aujourd’hui ce dispositif n’est accessible qu’aux agriculteurs les plus aisés. Seul un quart des surfaces sont aujourd’hui couvertes par ce type de protection. Une telle garantie viendrait en substitution des fonds calamités agricoles, et permettrait d’assurer une solidarité entre les filières.

Le fort soutien public vient pour l’heure uniquement compenser les dérives du marché. Il pourrait au contraire venir en soutien à la reconquête de la souveraineté alimentaire, tout en répondant à la crise sociale.

Cette mesure pourrait s’accompagner d’une politique audacieuse avec une forte portée sociale. En effet, le fort soutien public vient pour l’heure uniquement compenser les dérives du marché. Il pourrait au contraire venir en soutien à la reconquête de la souveraineté alimentaire, tout en répondant à la crise sociale. En effet, la crise sanitaire a vu la coexistence aberrante de stocks de pommes de terre invendues et du retour de la faim pour les étudiants et les plus précaires, les deux bénéficiant d’aides distinctes. Il est ainsi urgent d’intervenir sur l’aide alimentaire, en imaginant de nouveaux modèles. Des distributions ciblées et organisées, sur le modèle de sécurité sociale alimentaire, sont à explorer. Il s’agirait d’attribuer à chaque citoyen une somme mensuelle, fléchée vers des produits nationaux, qui permettrait d’assurer des débouchés aux producteurs et d’aller vers une alimentation de meilleure qualité. En somme une version à grande échelle du “verre de lait dans les écoles“.

Enfin, un plan d’adaptation de l’agriculture aux conséquences du réchauffement climatique s’avère indispensable. Il faut adapter les variétés et les méthodes de production à cette nouvelle donne. Cette démarche suppose des investissements, qui ne sont pas à la portée de fermes qui ne dégagent pas de bénéfices. Elle pourrait également mobiliser de la main d’œuvre. Mais cela suppose d’aller bien au-delà des 70 millions d’euros dédiés dans le plan de relance. Cela suppose également de raisonner par filière et par territoire pour encourager la coopération plutôt que la compétition. C’est à ce prix seulement que la France pourra protéger son agriculture et continuer de se targuer d’un des meilleurs patrimoines gastronomiques du monde.

(1) PAC, soutiens et revenus : réflexions sur certaines tendances à l’œuvre, Vincent Chatellier et Hervé Guyomard, 13èmes Journées de Recherches en Sciences Sociales, Bordeaux, 12 et 13 décembre 2019

Les armes de la transition. Le géopolitologue : Bastien Alex

Bastien Alex est invité aux armes de la transition

Bastien Alex est géopolitologue, chercheur et professeur à l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques et dirige l’Observatoire Défense et Climat. Cet organisme fournit notamment des études au Ministère des Armées sur les liens entre changement climatique, déstabilisation des sociétés et conséquences en termes de sécurité. Bastien Alex nous éclaire sur le rôle potentiel d’un géopolitologue dans le cadre de la transition écologique.

Les Armes de la Transition est une émission présentée par Pierre Gilbert et produite par Le Vent Se Lève. 

Cette émission a été enregistrée par Vincent Plagniol et mixée par Thomas Binetruy.