1871 : LA DÉMOCRATIE DES COMMUNARDS | LUDIVINE BANTIGNY, ROGER MARTELLI

« Le Paris ouvrier, avec sa Commune, sera célébré à jamais comme le glorieux fourrier d’une société nouvelle. Ses martyrs seront enclos dans le grand cœur de la classe ouvrière », écrivait Karl Marx. Pour l’anniversaire du début de la Commune de 1871, Le Vent Se Lève et la Fédération Francophone de Débat organisaient une journée de conférences. Découvrez la discussion entre Ludivine Bantigny et Roger Martelli autour de la démocratie et de la commune, enregistrée le 18 mars 2023 à l’ENS de Paris.

1871 : LES TENDANCES DE LA RÉVOLUTION COMMUNALISTE, ENTRE BLANQUI, PROUDHON ET MARX

© LHB pour LVSL

« Nous avons la mission d’accomplir la révolution moderne la plus large et la plus féconde de toutes celles qui ont illuminé l’histoire », peut-on lire dans la « Déclaration au peuple français » des Communards, publiée le 19 avril 1871. Mais quelle fut la nature de cette révolution, à laquelle républicains jacobins, blanquistes et anarchistes participèrent ? Un siècle et demi plus tard, les controverses demeurent vives à propos de cette expérience, dont Marx disait qu’elle « n’était pas socialiste » mais qu’il admirait. Le 18 mars dernier, Le Vent Se Lève et la Fédération Francophone de Débat organisaient une journée de conférences et de débats à l’École normale supérieure, dédiée à la Commune de Pairs. Les historiens Olivier Chaïbi, Julien Chuzeville, Édouard Jourdain et Hugo Rousselle Nerini ont débattu des tendances de la révolution communaliste, lors d’une discussion animée par Inès Razgallah.

Le Paris d’Haussmann, la fabrique de la ville marchande

Vue des Halles de Paris depuis l'église Saint Eustache
Vue des Halles de Paris depuis l’église Saint Eustache, Tableau de Felix Benoist

À l’occasion des 150 ans de la Commune, différents débats ont eu lieu quant aux causes de cette « Révolution sans précédents de l’histoire », comme l’avait qualifiée le communard Charles Longuet. Pour certains elle constitue, comme le disait en son temps François Furet, « la dernière scène de la Révolution française » : une insurrection patriotique menée par le peuple parisien, contre le siège prussien. Pour d’autres, héritiers de Marx, elle témoigne de l’avènement de la lutte des classes et des velléités révolutionnaires du mouvement ouvrier naissant. Ses déterminants géographiques ont été peu évoqués. Pourtant, le caractère urbain de cette insurrection semble structurant à plus d’un titre. Elle a vu s’opposer le rêve communard de démocratie sociale et participative au projet haussmannien. Celui-ci visait à faire de Paris une cité bourgeoise dépolitisée.

L’historien Jacques Rougerie voit ainsi dans la Commune une «tentative de réappropriation populaire de l’espace urbain ». Roger V. Gould désigne quant à lui la Commune comme « la plus grande révolution urbaine dans l’Histoire moderne qui s’est produite juste après la première expérience d’une planification urbaine dans une capitale industrielle ». Cette planification urbaine menée de 1853 à 1870 par le préfet de la Seine, le Baron Haussmann, a définitivement fait entrer Paris dans la modernité capitaliste au détriment des classes laborieuses. Elle est aujourd’hui vue globalement de façon positive à travers le marketing territorial parisien. Une majorité de médias célèbrent en Haussmann un homme d’action visionnaire qui aurait fait de Paris une Ville-Lumière propice à la grandeur de la France, y occultant ainsi tout le volet social et sécuritaire de ces opérations. 

Pourtant en 1872, de façon claire et visionnaire, Engels dénonçait déjà dans ses opération les processus de gentrification à l’œuvre :

« J’entends ici par “Haussmann” la pratique qui s’est généralisée d’ouvrir des brèches dans les arrondissements ouvriers, surtout dans ceux situés au centre de nos grandes villes, que ceci réponde à un souci de la santé publique, à un désir d’embellissement, à une demande de grands locaux commerciaux dans le centre, ou aux exigences de la circulation – pose d’installations ferroviaires, rues […]. Quel qu’en soit le motif, le résultat est partout le même : les ruelles et les impasses les plus scandaleuses disparaissent et la bourgeoisie se glorifie hautement de cet immense succès – mais ruelles et impasses resurgissent aussitôt ailleurs et souvent dans le voisinage immédiat. » 

Cette critique marxiste de la ville s’est ensuite consolidée et améliorée avec les travaux de Henri Lefebvre sur Le droit à la ville dans les années 60. Plus récemment, ceux du géographe David Harvey sur le capitalisme urbain ont permis d’entrevoir dans l’haussmannisation un moment clé où l’urbanisme devient le fer de lance du capitalisme moderne. Se réintéresser à l’haussmannisation de Paris permet ainsi aujourd’hui de mieux appréhender d’une part les bouleversements urbains à travers le monde : de New-York (rénovée à partir des années 1930 par l’urbaniste Robert Moses) à Dubaï (passé en quelques années de village de pêcheurs à Métropole mondiale) et d’autre part aux luttes urbaines qui peuvent accompagner ces rénovations.

Paris, 1851  

En 1851, un million d’habitants vivent à Paris. La population a déjà doublé par rapport à 1801. Contrairement à Londres qui a pu, malgré elle, bénéficier du grand incendie de 1688, Paris est une ville qui évolue toujours dans un tissu urbain hérité des structures médiévales. On y trouve de nombreux Hôtels particuliers, des ruelles étroites, des marchés restreints tandis que le centre de la capitale est surpeuplé à l’image de l’Île de la Cité ou du Quartier de l’Hôtel de Ville.

De nombreux problèmes de sécurité ou d’hygiène liés à la pollution urbaine et à l’insalubrité des logements pauvres favorisent la propagation d’épidémies. En 1832, le Choléra tue 20 000 personnes rien qu’à Paris. Bien que des opérations de spéculation immobilière aient eu lieu sous la Restauration et la Monarchie de Juillet dont les écrits de Balzac témoignent [1], Paris reste une ville à caractère populaire. La ville regroupe des travailleurs manuels, des artisans, des ouvriers de manœuvre et qualifiés mais également des employés de commerce, de l’hôtellerie et de la restauration ou encore des domestiques (Clerval, 2016). Cette dynamique sociale est renforcée par l’exode rural et l’industrialisation.

Néanmoins, bien qu’étant une ville populaire, Paris reste le centre du pouvoir politique depuis octobre 1789. Les différents régimes successifs très centralisés régentent l’administration française depuis la capitale et les capitaux marchands et financiers de la bourgeoisie française sont eux aussi concentrés à Paris. S’il existe des quartiers avec une identité populaire comme le faubourg Saint-Antoine, la segmentation sociale dans la capitale française n’apparaît pas par le quartier mais par l’étage qui est occupé dans l’immeuble (Loyer, 1981). Un même immeuble peut ainsi accueillir à la fois domestiques, ouvriers, employés, médecins, clercs de notaires ou bourgeois rentiers.

Pourtant cette « mixité urbaine » ne doit pas masquer les antagonismes sociaux de plus en plus présents. Particulièrement après 1830, on y trouve un agrégat de travailleurs issus des classes populaire et une élite bénéficiant des charges administratives et judiciaires ou propriétaire des banques, commerces et de l’industrie naissante. De plus, la bourgeoisie parisienne entretient une vision péjorative des classes laborieuses parisiennes qu’elle assimile à une classe dangereuse et ennemie (Chevalier, 1958). À titre d’exemple, le critique Saint Marc Girardin écrit dans la Revue des deux-mondes en 1831 : « les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase, ni dans les steppes de la Tartarie. Ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières ». Cette angoisse d’une classe barbare et misérable est renforcée par les différents évènements révolutionnaires qui animent la capitale depuis 1789 dont les derniers en date en 1830 et 1848 voient l’apparition de nombreuses barricades.

L’haussmannisation : un chantier pharaonique

C’est dans ce contexte d’une opposition socialiste victime de la répression et d’une bourgeoisie acquise au nouveau régime impérial que Napoléon III nomme en juin 1853 Georges Eugène Haussmann préfet de la Seine. Haussmann qui a déjà fait ses classes administratives sous le règne du roi Louis-Philippe est ainsi chargé de réaménager Paris avec une double visée.

Tout d’abord, il poursuit un objectif politique visant à faire de Paris une ville d’ordre et de prestige. Cette transformation a pour but la résolution des problèmes sanitaires et de mobilité grâce à la réalisation de grandes artères et de réseaux d’assainissement, travaux déjà engagés par le préfet de la Seine Rambuteau (1833-1848). Ceci tout en écrasant les foyers de contestations qui ont émaillé les révolutions passées.

Il y a ensuite une vision économique libérale devant faire de Paris une ville bourgeoise dans laquelle il fait bon vivre avec des opéras, des parcs, des jardins et des grands espaces aérés où pourront se greffer de grands commerces (augurant les futurs centres commerciaux). Le but est également de favoriser pour la bourgeoisie française des placements de capitaux sécurisés et lucratifs et de relancer l’économie après la crise économique qui a précédé et accompagné la révolution de 1848.

Haussmann théorise cette vision urbaine d’une ville de prestige, faite pour la haute société française et occidentale dans une note secrète à l’Empereur rédigée en juin 1857 : 

« Il n’est nul besoin que Paris, capitale de la France, métropole du monde civilisé, but préféré de tous les voyageurs de loisir, renferme des manufactures et des ateliers. Que Paris ne puisse être seulement une ville de luxe, je l’accorde. Ce doit être un foyer de l’activité intellectuelle et artistique, le centre du mouvement financier et commercial du pays en même temps que le siège de son gouvernement ; cela suffit à sa grandeur et à sa prospérité. Dans cet ordre d’idées, il faut donc non seulement poursuivre mais encore hâter l’accomplissement des grands travaux de voirie conçus par Sa Majesté, faire tomber les hautes cheminées, bouleverser les fourmilières où s’agite la misère envieuse, et au lieu de s’épuiser à résoudre le problème qui paraît de plus en plus insoluble de la vie parisienne bon marché, accepter dans une juste mesure la cherté des loyers et des vivres qui est inévitable dans tout grand centre de la population, comme un auxiliaire utile pour défendre Paris contre l’invasion croissante des ouvriers de la province. »

Le Paris de Napoléon III aboutit alors à une ville moderne en perpétuels travaux durant toute la durée du second empire, Haussmann se présentant lui même comme un « artiste démolisseur ».

Napoléon III
Napoléon III, tableau de Etienne Billet, 1860

En tant que préfet de la Seine, Haussmann bénéficie de nombreux pouvoirs dans une ville où, depuis l’expérience de la Commune de Paris sous la Révolution française, l’État français refuse d’accorder un pouvoir municipal au peuple de Paris. Il s’entoure pour son travail d’une garde rapprochée d’ingénieurs diplômés de grandes écoles (Pont et chaussées, Polytechnique) à l’image d’Adolphe Alphand, Zoroastre Alexis Michal ou Eugène Belgrand. Rétrospectivement, cela peut être vu comme la naissance d’une élite technocratique ayant tout le contrôle sur les politiques urbaines.

À terme, l’action d’Haussmann transforme le visage de Paris de façon radicale : la surface de la capitale passe de 3000 à 7000 hectares, 64 kilomètres de voies vont être construites, 20 000 immeubles détruits, 40 000 érigés, 80 000 arbres plantés, 600 kilomètres d’égouts percés. La surface de la capitale passe de 3000 à 7000 hectares. De plus, la population parisienne double en atteignant deux millions d’habitants en 1870. À cela s’ajoute à l’annexion de onze communes comme Belleville, Montmartre, Vaugirard en 1859 avec la loi Riché. Des quartiers historiques et très peuplés comme celui de la Cité sont fortement réaménagés, grâce à l’aération du parvis de Notre Dame de Paris ou la création de la préfecture de police et de la seine. Walter Benjamin note à ce propos : « On disait de la Cité, berceau de la ville, qu’après le passage de Haussmann il n’y restait qu’une église, un hôpital, un bâtiment public et une caserne ».

Haussmann a dirigé ce projet pharaonique en traduisant parfaitement la vision que Napoléon III avait élaborée pour sa capitale en juin 1853 lorsqu’il déclarait : «aérer, unifier et embellir la ville ». Les croisées gigantesques mises en place au début de l’action d’Haussmann permettent la création de grands boulevards, à l’image du boulevard de Sébastopol ou du boulevard Saint Michel. À cela, s’ajoute la création de grandes avenues comme l’avenue de l’Opéra ou les avenues qui découlent de la place de l’Étoile, mettant un terme aux innombrables ruelles et impasses.

Haussmann exécute également la demande d’une ville de prestige et de luxe énoncée par l’Empereur à travers la construction de l’Opéra Garnier ou d’églises esthétiquement innovantes telle que l’église Saint-Augustin. La multiplication des squares, parcs et bois comme celui de Boulogne ou de Vincennes s’inscrit pleinement dans l’idée d’une ville embellie et bourgeoise pour satisfaire les flâneries des parisiens aisés. Enfin, l’haussmannisation accroît le rôle de Paris comme centre de communication, de circulation du capital et de la force de travail (Harvey, 2018) sur le territoire français à travers la construction de nombreuses gares (Gare de Lyon, Gare du Nord).

Le Paris d’Haussmann, une ville de revanche et de dépolitisation

Ce que les contemporains du préfet de la Seine appelaient un « embellissement stratégique » comme le rappelle Walter Benjamin permet aux classes aisées parisiennes de se réapproprier le centre parisien à travers les opérations de rénovation liées à la spéculation immobilière permises par la préfecture. Haussmann met en œuvre par sa propre initiative des partenariats avec le secteur privé en faisant financer par la municipalité les expropriations. Cette dernière revend ensuite le lot à des promoteurs immobiliers qui vendent à leur tour les logements à de riches propriétaires qui finissent par mettre en location ces biens, suscitant ainsi une hausse artificielle des loyers. Ces opérations mettent fin à une segmentation sociale par étages, remplacée par une segmentation par immeubles et quartier (Loyer,1981). En découle notamment une migration intérieure des classes populaires parisiennes vers l’Est et les quartiers périphériques annexés comme Belleville ou Montmartre. Néanmoins, les classes populaires subsistent dans les voies anciennes non rénovées par la préfecture, en majeure partie dans les faubourgs historiques de l’est comme le Faubourg Saint-Antoine et ce phénomène d’embourgeoisement reste également limité par l’industrialisation qui accroît la force de travail sur le territoire parisien.

Le Paris d’Haussmann peut alors être vu comme l’archétype d’une « ville revanchiste » (Smith, 1992) contre les classes populaires et les foyers de contestations rendus possibles par les ruelles étroites issues du Paris médiéval. Lors de l’élargissement de la rue Beaubourg qui fait disparaître la tristement célèbre rue Transnonain, lieu d’un massacre par l’armée lors d’une révolte parisienne en 1834, Haussmann déclare « C’est l’effondrement du vieux Paris, du quartier des émeutes, des barricades ». Nous pouvons également rappeler les propos d’Ernest Picard, député de la seine et membre de l’opposition qui dénonce les nouveaux boulevards et artères de manière ironique : « Maintenant l’artillerie pourra manœuvrer à l’aise sur un champ de tir suffisamment agrandi c’était absolument indispensable : les boulets ne savent pas prendre la première à droite ».

À la place d’une capitale structurée par plus d’un demi-siècle de contestations politiques et populaires, le nouveau pouvoir cherche à mettre en place une capitale spectacle et dépolitisée à travers son luxe, ses grandes avenues, ses grands boulevards et ses grands magasins comme Le Bon Marché. David Harvey analyse ces nouveaux temples de la consommation ainsi : « une fois que la ville est représentée uniquement comme un spectacle par le capital, elle ne peut plus être que consommée passivement, plutôt que créée activement par le peuple à travers la participation politique ». 

Cette vision d’une capitale marchande et dépolitisée est symbolisée par la réponse d’Haussmann du 28 novembre 1864 à l’opposition qui milite pour plus de pouvoir politique local avec un corps municipal élu :

« Est-ce bien, à proprement parler, une commune que cette immense capitale ? Quel lien municipal unit les deux millions d’habitants qui s’y pressent ? Peut-on observer entre eux des affinités d’origine ? Non ! La plupart appartiennent à d’autres départements ; beaucoup à des pays étrangers, dans lesquels ils conservent leur parenté, leurs plus chers intérêts, et souvent la meilleure part de leur fortune. Paris est pour eux comme un grand marché de consommation ; un immense chantier de travail ; une arène d’ambitions ; ou, seulement un rendez vous de plaisir. Ce n’est pas leur pays. S’il en est un grand nombre qui par le travail, l’ordre et l’économie arrivent à se faire une situation honorable dans la ville (…) d’autres, ballotés incessamment d’ateliers en ateliers, de garnis en garnis, ayant pour tout foyer les lieux publics ; pour toute parenté, le bureau de bienfaisance, auquel ils s’adressent dans le malheur, sont de véritables nomades au sein de la société parisienne, absolument dépourvus du sentiment municipal. »

Les transformations urbaines opérées sous le Second Empire à Paris furent souvent critiquées par certains journalistes, caricaturistes poètes ou écrivains. Ils dénonçaient le caractère rationalisé et uniforme du nouveau Paris et son mépris pour le Paris historique, médiéval et romantique. Victor Fournel, historien et spécialiste du vieux Paris critique dans les années 1850 Haussmann comme un « Atilla de la ligne droite qui est passé sur Paris comme une trombe » tandis que le poète Charles Baudelaire regrette avec mélancolie le vieux Paris dans son poème « Le Cygne » : 

« Paris change ! mais rien dans ma mélancolie 

N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,

Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie 

Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. »

Outre cette critique artistique, des journalistes et membres de l’opposition à l’Empereur dénoncent la gestion financière du préfet de la Seine comme Jules Ferry qui publie en 1868 Les comptes fantastiques d’Haussmann. Ces critiques de l’opposition s’ajoutent à la libéralisation politique du Second Empire à la fin des années 1860. Elles ont en grande partie raison de son éviction après l’arrivée du libéral Émile Ollivier au poste de chef du gouvernement en janvier 1870, quelques mois avant la chute du Second Empire puis du siège de Paris par les armées allemandes qui mènera le 18 mars 1871 à la Commune de Paris. Si pendant soixante-douze jours, la Commune de Paris va promouvoir un modèle de démocratie locale et sociale alternatif à celui promu par le gouvernement centralisateur du préfet Haussmann, la IIIe République poursuivra dans le même esprit les politiques de son prédécesseur sous l’égide de Jean-Charles Alphand nommé par le Président de la République Adolphe Thiers directeur des travaux de Paris en mai 1871. L’haussmannisation de Paris inspirera alors de nombreux travaux d’urbanisme dans des grandes villes européennes jusqu’à l’entre-deux-guerres (Clerval, 2016).

Notes :

[1] « En ce moment, la Spéculation, qui tend à changer la face de ce coin de Paris et à bâtir l’espace en friche qui sépare la rue d’Amsterdam de la rue du Faubourg-du-Roule, en modifiera sans doute la population, car la truelle est, à Paris, plus civilisatrice qu’on ne le pense ! En bâtissant de belles et d’élégantes maisons à concierges, les bordant de trottoirs et y pratiquant des boutiques, la Spéculation écarte, par le prix du loyer, les gens sans aveu, les ménages sans mobilier et les mauvais locataires. Ainsi les quartiers se débarrassent de ces populations sinistres et de ces bouges où la police ne met le pied que quand la justice l’ordonne. » (La Cousine Bette, Honoré de Balzac, 1846 » (La Cousine Bette, Honoré de Balzac, 1846.

Références :

Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Éditions Allia, 1938, 62p.

Anne Clerval, Paris sans le peuple, Éditions la découverte, 2012, 336p.

Louis Chevalier, Classes laborieuses, classes dangereuses (à Paris, pendant la première moitié du XIXe siècle), Éditions Plon, 1958

David Harvey, Paris, capitale de la modernité, Éditions les prairies modernes, 2012, 544p.

Pierre Milza, Napoléon III, Éditions Tempus Perrin 2007, 864p.

Kristin Ross, L’imaginaire de la Commune, La fabrique, 2015, 280p.

Jacques Rougerie : La Commune de Paris, Que sais-je, 2019, 130p.

Jacques Rougerie : Paris libre, 1871, Éditions Seuil, 2004, 304p.

Robert Tombs : Paris, Bivouac des révolutions, la Commune de 1871, Éditions Libertalia, 2014, 470p.

« Nous la Commune » : découvrez notre série de podcasts

Le 18 mars 1871, la population parisienne se soulevait contre son gouvernement. Elle lui reprochait sa défense timorée de la capitale et du pays face à l’envahisseur prussien. Très vite, cette insurrection patriotique plante les germes d’une révolution démocratique et sociale. En deux mois, les « Communeux » mettent en place une série de réformes que la IIIème République mettra plusieurs décennies à imposer. Trop populaire au goût de la bourgeoisie française, cette insurrection a fini écrasée dans le sang. Depuis, la Commune de Paris a acquis une place de choix dans la mémoire ouvrière française ainsi que dans l’historiographie révolutionnaire. L’historien Hugo Rousselle et l’artiste Dugudus ont réalisé une dizaine de podcasts pour Le Vent Se Lève, qui reviennent sur les principales dimensions de cette révolution.

« Nous la Commune » présente à l’origine une exposition autour de cinquante figures parmi la foule des insurgés. Anonymes ou plus connus, ils reflètent dans leur diversité ces combattants, militants aguerris ou non, peuple des villes et des faubourgs. Ce sont ces visages choisis et décrits par Hugo Rousselle que l’artiste Dugudus a dessiné. Se placer à hauteur d’homme, partir de ces individus pour entrer dans leur histoire – et dans la nôtre. Nous, la Commune ! Sous ce cri, rendre visibles les protagonistes de cette insurrection exemplaire.

Qui sont-elles, comment sont-ils ? Redonner un visage aux insurgés n’est pas chose aisée. S’appuyant sur leurs portraits photographiques – quand ils existent ! – et sur un travail iconographique rigoureux, c’est à partir de traces plus ou moins ténues que « Nous la Commune » relie, complète et donne corps à ces noms. Véritable enquête, ce travail d’assemblage de photographies d’époque, de caricatures, et de descriptions, permettent de découvrir ces cinquante portraits d’insurgés.

À travers ces podcasts inédits menés avec Le Vent se Lève, Hugo Rousselle Nerini poursuit la valorisation de certaines figures et réalisations communardes. Ces dialogues ont été mixé par Alexandre Beninger et sont introduits par une musique issue de l’album « Communardes » de Dubamix.

11 épisodes disponibles à l’écoute sur Ausha et bientôt sur toutes vos plateformes :

Les personnes suivantes sont intervenues lors des podcasts :

– Pierre-Henri Zaidman, historien du mouvement communaliste

– Julien Chuzeville, historien du socialisme

– Gérald Dittmar, écrivain et auteur d’une biographie de Louise Michel

– Olivier Chaïbi, historien du monde du travail

– Roger Martelli, historien du communisme

– Mathilde Larrère, historienne des mouvements révolutionnaires

– Jean Numa Ducange, historien spécialiste des liens entre nation et socialisme

– Christos Andrianopoulos, historien auteur d’une thèse sur Louis Blanc

– Alain Faure, historien des classes populaires urbaines

– Céline Léger, docteure en littérature, réalisatrice du court-métrage Rives d’exil sur Jules Vallès.

À partir de l’exposition et du livre : https://www.nouslacommune.fr/

À l’assaut du ciel ! L’Association internationale des travailleurs et la Commune de Paris

Bien affermie depuis que Jacques Rougerie en a posé les premiers jalons1, l’histoire de l’Association internationale des travailleurs (AIT) sous la Commune demeure cependant peu connue de nos contemporains. Prisonnière des lectures idéologiques dont elle a fait longtemps l’objet, l’AIT charrie encore les fantasmes – légende noire ou dorée – hérités du siècle dernier, tandis que, noyée dans le flot de l’insurrection communaliste, L’Internationale n’émerge qu’à l’occasion d’un fugitif refrain : « C’est la lutte finale… » 2. Dans l’un comme dans l’autre cas, l’Internationale chante à nos oreilles plus qu’elle ne parle. Aussi convient-il de profiter de l’actualité de la Commune de Paris pour tenter de favoriser la démocratisation du savoir scientifique3 et, tout en se tenant à distance des approches partisanes qui en ont soit majoré soit minoré l’incidence, mettre en relief le rôle déterminant qu’y jouèrent les membres de l’Association. Ni celui du grand timonier, ni celui de la mouche du coche. Plutôt celui d’un premier violon qui, dans le concert de la révolution, non sans contretemps, s’employa toujours à donner le ton.

Cet article s’inscrit dans la série « La gauche peut-elle encore changer les choses ? » dirigée par Pierre Girier-Timsit.

Rappelons succinctement l’état de désorganisation dans lequel se trouvent les militants au sortir de l’hiver 1870-1871. C’est qu’en effet, privée de sa cheville ouvrière – les chambres syndicales qu’elle encadrait naguère sont à l’agonie – l’Internationale claudique alors sur le seul pied de ses sections de quartiers. Et des sections qui, pour la plupart, malgré l’amorce d’un processus de réorganisation très volontaire, peinent à sortir de l’état végétatif dans lequel elles ont précédemment sombré. Quant aux autres, celles qui témoignent d’une certaine activité, ces sections sont encore passablement désunies ; divisées entre celles qu’animent les internationaux de la première heure – restés mutuellistes ou nouvellement acquis aux thèses collectivistes – et celles issues de l’admission toute aussi récente que massive des révolutionnaires blanquistes dans l’organisation4. De sorte que, fragmentée par des courants de traditions et de sensibilités politiques très différentes, l’Association s’apparente bien plutôt à un archipel d’ilots militants franchement dissociés.

D’autant plus que le pourrissement de la situation – la pression du siège, le retard du plan Trochu…5 – suscite des réactions désaccordées : tandis que certains internationaux plaident en faveur d’une politique de collaboration avec les républicains radicaux6, d’autres, spéculant sur l’irritation de la population suite à la signature des préliminaires de paix, planifient dans le secret leurs coups de force désespérés contre les hommes de l’Hôtel-de-ville7. Sans succès… Aussi, modérantisme déçu d’un côté, aventurisme maté de l’autre, l’Internationale, déboussolée, est-elle en crise. Elle aura cependant bientôt l’occasion de se ressaisir ; et à la faveur d’un nouvel élément dont la survenue bouleversera soudain les coordonnées de la situation politique, prendre le coche de la révolution.

Du Comité central de la Garde nationale

Face à l’imminence de l’entrée des Prussiens dans Paris, plusieurs des bataillons de la garde nationale, refusant tout autant la honte de la capitulation que le retour annoncé d’un roi couronné, décident de s’unir dans le but de maintenir armée la République en danger8. Aussi assiste-t-on fin février à la naissance de la Fédération républicaine de la Garde nationale et, issue du vote de chacun de ses bataillons, à celle du Comité central chargé de la représenter.

Mais là encore, l’attitude à adopter vis-à-vis du nouveau venu ne fait pas l’unanimité des internationaux. Si la plupart d’entre eux, inscrits au bataillon de leur quartier, évoluent sous les armes et, simples gardes ou officiers, participent aux sorties menées tambour battant – avec la bouche pleine de « mâles accents »9… ! – , beaucoup n’en sont pas moins circonspects face aux prétentions politiques d’un organe jugé « plus patriotique que révolutionnaire »10. Les débats qu’il occasionne au sein du Conseil fédéral des sections parisiennes de l’Internationale témoignent ainsi de leurs désaccords initiaux :

– « Varlin : Il serait urgent que les internationaux fassent leurs possibles pour se faire nommer délégués dans leur compagnie et pour siéger ainsi au comité central […]. Allons là, non pas comme internationaux, mais comme gardes nationaux, et travaillons à nous emparer de l’esprit de cette assemblée.
– Frankel : Ceci ressemble à un compromis avec la bourgeoisie : je n’en veux pas. […]
– Pindy : On semble oublier qu’il y a là un risque de compromettre l’Internationale […]
– Varlin : Les hommes de ce comité qui nous étaient suspects ont été écartés et remplacés par des socialistes qui désirent avoir parmi eux quatre délégués servant de lien entre eux et l’Internationale […].
– Charbonneau : Vous dites que le comité est devenu socialiste ; à son début il était réactionnaire. Je reste défiant »11.

Or la défiance de Pierre Charbonneau, Léo Frankel et Jean-Louis Pindy, ne dicte toutefois pas sa conduite au Conseil qui, bien que demeuré dans l’expectative, et soucieux de ne pas compromettre dans une nouvelle aventure les premiers jalons d’une refonte organisationnelle de ses sections, donne son assentiment à la résolution chaudement défendue par Eugène Varlin12.

« Une révolution éclatait qui n’était représentée ni par un avocat, ni par un député, ni par un journaliste, ni par un général. À leur place, un mineur[…], un ouvrier relieur, un cuisinier. »

Lissagaray, sans doute resté l’un des plus célèbres historiens de la Commune de Paris, se méprend lorsqu’il considère que la « réserve jalouse »13 de l’Association à l’égard du Comité central empêche celle-ci de se saisir de son potentiel et d’y jouer le moindre rôle. Non, les internationaux ne rateront pas le coche ! Et ce, tant à titre individuel que comme force collective. Mis en lumière et régulièrement rappelé, le rôle de Varlin auprès du Comité est certes particulièrement déterminant – que l’on songe notamment à l’influence qu’il exerce dans l’adoption du principe de l’élection, du contrôle et de la révocabilité des chefs de la garde nationale. Mais l’on oublie généralement de souligner celui, sans doute plus obscur, de tous ceux qui, peuplant toutes les instances de la Fédération, depuis les bataillons jusqu’au Comité central, œuvrent à la conversion de ce dernier en organe de la révolution. Non seulement Varlin donc, mais André Alavoine, Adolphe Assi, Henri Chouteau, Émile Duval, Émile Lacord, etc. Soit presque la moitié des représentants élus au Comité central !

Cela implique de réévaluer le jugement négatif que l’on attribue d’ordinaire au rôle de l’Internationale au cours de l’insurrection. Certes, pris au dépourvus – mais qui ne l’est pas alors ? – lorsque, au petit matin du 18 mars, les Montmartrois s’insurgent face à l’opération de brigandage entreprise par les Versaillais14, la plupart des internationaux n’en sont pas moins sur la brèche dès lors que la nouvelle se répand :

« Mon somme fut interrompu par les cloches de Saint Ambroise qui sonnaient à toute volée. Le jour était venu.
– Qu’y a-t-il, criais-je à ma femme [?]
– Dors, me répondit-elle. […]
Je me rendormis. Mais je fus réveillé bientôt. Une voix ardente, impérieuse, criait :
– Camélinat ! Camélinat ! aux armes, on assassine nos frères !
Nom de Dieu, je sautais du lit »15

Apportant leur pierre à l’édifice des barricades qu’élèvent à chaque angle de rue les insurgés dans leur panique, fraternisant avec les lignards invités à mettre crosse en l’air, poursuivant de leurs coups de feu ceux des soldats restés fidèles à leurs généraux, tous, à leur mesure et selon la situation dans laquelle ils se trouvent alors, tous participent à l’insurrection qui elle-même à cette heure s’ignore encore. En tout état de cause, rien qui ne justifie la boutade de l’historien Edmond Lepelletier assimilant l’Internationale à une « académie de philosophes ». Ou, comme le dira Talès après lui, d’« esprits théoriques […] peu disposés à l’action »16.

Au terme de cette journée où les membres du gouvernement ont déserté leurs ministères et, emboitant le pas des soldats dans leur retraite, fui la capitale en direction de Versailles, le Comité central de la garde nationale, installé à l’Hôtel-de-ville, est alors maître de Paris. Et les internationaux ne le sont pas moins : « Une révolution éclatait qui n’était représentée ni par un avocat, ni par un député, ni par un journaliste, ni par un général. À leur place, un mineur […], un ouvrier relieur, un cuisinier, etc. »17. Ce mineur, ce relieur, ce cuisinier, ces inconnus…, ce sont respectivement Adolphe Assi, Eugène Varlin, Émile Lacord ; gardes nationaux et membres du Comité central, mais militants de l’Internationale !

aux marches de l’Hôtel-de-ville !

À la faveur d’un de ces « cas fortuits »18 grâce auxquels parfois l’histoire se meut inopinément, l’Année terrible19 débouchait sur une révolution à laquelle la Commune de Paris, tout juste sortie de ses flancs, donnera son nom. Et les internationaux, ces communards, son visage. Car, si comme le dit Marx, l’histoire quand elle avance cherche toujours les hommes dont elle a besoin, celle des 72 jours de la Commune trouvera nombre de ses champions parmi les militants de l’Association.

S’étant joint à la résistance des maires et députés de Paris qui, forts de leur récente élection, refuseront de céder à une autre légitimité que la leur, Henri Tolain, certes, tourne le dos à la Commune et déserte la capitale pour s’en aller rejoindre Versailles. Mais il est le seul. Et le restera ; flétri, honni de tous ses anciens amis qui ne lui pardonneront jamais l’adultère politique ainsi commis. C’est que, Tolain mis à part, les internationaux ont tous pris le train de la révolution en marche, et appuyé de toute l’autorité de leur Association l’organisation des élections communales que le Comité central a fixé pour le dimanche 26 mars.

Les procès-verbaux du Conseil fédéral se font initialement l’écho des doutes éprouvés par certains délégués. Restés sceptiques quant à la nature d’une insurrection dont ils peinent à saisir le sens et la dynamique, hantés sans doute aussi par le récent souvenir du 22 janvier, ceux-là recommandent quelques prudences à engager la responsabilité de l’organisation. Mais l’enthousiasme des autres l’emporte cependant bientôt sur les plus timorés : « Je suis d’avis de faire un manifeste dans lequel nous inviterions les nôtres à voter la Commune », suggère Frankel. Oui, « apportons tout notre concours à la République quand elle devient sociale », appuie Boudet. « Il faut que l’Internationale ait aujourd’hui une responsabilité militante », renchérit Evette ! Spoetler et Minet restent hésitants mais, recueillant l’assentiment de la majorité des délégués présents, la proposition Frankel est acceptée20.

Pressés par les circonstances, les internationaux franchissent donc à leur tour le Rubicon de la révolution que, dans son entrain, sa spontanéité, la population insurgée vient de passer sans s’en apercevoir.

« Notre parti est pris », conclut Hamet. Et, le soir même, paraît sur les murs de Paris le Manifeste élaboré quelques heures auparavant dans le local de la Corderie (3ème ardt) : « Nous avons revendiqué l’émancipation des travailleurs, et la délégation communale en est la garantie, car elle doit fournir à chaque citoyen les moyens de défendre ses droits, de contrôler d’une manière efficace les actes de ses mandataires chargés de la gestion de ses intérêts, et de déterminer l’application progressive des réformes sociales. […] Dimanche 26 mars, nous en sommes convaincus, le peuple de Paris tiendra à l’honneur de voter pour la Commune »21.


La troisième adresse du Conseil Général de l’Association Internationale des Travailleurs – plus connue sous le nom de La Guerre civile en France, 1871 – fut rédigée par Karl Marx à fin mai 1871.
(Première de couverture, Les Éditions sociales, 1952).

Pressés par les circonstances, les internationaux franchissent donc à leur tour le Rubicon de la révolution que, dans son entrain, sa spontanéité, la population insurgée vient de passer sans s’en apercevoir. L’insurrection du 18 mars défraie bientôt la chronique de la presse internationale, et la Commune de Paris, vite devenue l’épicentre européen de la lutte des classes, bénéficie tout aussitôt des relais de la grande Association. C’est que, depuis Londres, le Conseil général22 joue son rôle de caisse de résonnance (meetings de soutien, souscriptions publiques…) et, par le truchement des correspondances de Marx, bat le rappel à travers l’Europe entière. Aussi l’Internationale contribue-t-elle à faire de la Commune un point de fixation vers lequel se portent les révolutionnaires du monde entier. Comme le confiera James Guillaume – alors en Suisse : « … l’idée d’aller à Paris, au foyer de l’action révolutionnaire, […] me souriait. J’acceptais donc la proposition. Nous devions partir le soir même»23.

Tombée en disgrâce suite aux coups de force tentés sans que la population y adhère, l’Internationale recouvre tout son ascendant sur elle à la faveur d’une révolution qui, par définition, en implique la très forte mobilisation. Rien de surprenant dès lors à ce que, reconnus pour leur indéfectible combat en faveur de l’émancipation des travailleurs, nombre d’entre ses militants soient largement crédités dans les suffrages et figurent parmi les nouveaux élus de la Commune.

Combien, au juste, parmi ces hommes du futur Conseil qui, du haut des marches de l’Hôtel-de-ville, au soir des élections, présentent leur visage à la foule ? Les estimations divergent notablement selon que l’on considère tel ou tel critère censé définir l’appartenance d’un militant à l’organisation (ancienneté, obédience, courant de pensée, réseau de sociabilité, relations interpersonnelles, etc.). De sorte que si le militant Auguste Serraillier, manifestement très inclusif, en compte 60, son camarade Benoit Malon, plus sélectif, n’en retient que 23 – ceux qu’il appelle ses « amis ». Alors ? Suivons là-encore Jacques Rougerie qui, se situant en milieu de fourchette, en estime le nombre à une grosse quarantaine ; soit la majorité toutefois des 78 membres de la Commune à l’issue des élections complémentaires du 16 avril24.

Or s’ils ne relèvent pas des mêmes sensibilités, ne professent pas les mêmes convictions ni ne nourrissent les mêmes perspectives, et s’ils ne sont certes pas tous « amis », tous éprouvent cependant une forme d’angoisse à devoir présider aux destinées d’un nouveau monde : « Une chose me terrifiait : c’était d’avoir une part de responsabilité dans le succès ou l’insuccès, dans la vie ou la mort de ce peuple de Paris […]. J’eus comme un vertige, et le sentiment de l’épouvantable responsabilité m’apparut terrible ! »25

L’outil dans une main, le fusil dans l’autre

À partir de cette date, et plus encore qu’auparavant, l’histoire de l’Internationale cède la place à celle des internationaux. Il n’est bien sûr pas question d’en retracer ici l’aventure buissonnante. Qu’il suffise d’en donner çà et là quelques touches saillantes ; avec le regret toutefois de laisser dans l’ombre tous celles et ceux qui, anonymes et méconnus, sans éclat ni titre, œuvrèrent « au ras du sol »26

Si, envisagés dans une acception large, les élus de l’Internationale investissent chacune des dix commissions qu’établit le Conseil de la Commune au soir de sa première séance, notons que les internationaux de souche, délaissant les fonctions politiques les plus en vue, se consacrent plus volontiers aux tâches de remise en route de la société. Tâches obscures au regard des grands titres dont se parèrent les blanquistes et les jacobins radicaux ; mais tâches pressantes, essentielles, et sans lesquelles rien ne se fait… Albert Theisz, en charge de la remise en fonction des services postaux ; Eugène Varlin qui, des finances, se porte garant de l’organisation des subsistances ; Jules Andrieu, commissionné aux services publics et répondant ainsi du bon fonctionnement des cimetières, du gaz, de l’eau des fontaines, des immondices, des fosses et égouts, de l’éclairage public, etc.

Portrait de Léo Frankel ; le principal animateur la Commission du Travail et de l’Échange. (Date inconnue)

Mais soulignons-là surtout le rôle fondamental des internationaux dans l’activité de la Commission du travail. Dirigée par Léo Frankel – « le premier ministre du travail de l’histoire du monde »27 – qui l’anime en lien avec le Conseil Fédéral, l’Union des femmes28 et les principaux responsables des chambres syndicales de la Fédération ouvrière, la Commission du travail fonde et détermine à elle seule l’œuvre proprement socialiste de la Commune. Ses principaux décrets – tels que ceux portant sur la suppression du travail de nuit des boulangers, les dégagements gratuits du Mont-de-piété, l’interdiction des amendes et des retenues sur salaires, l’attribution préférentielle des marchés de la Commune aux associations ouvrières, la réquisition des ateliers abandonnés, etc. – en sont le témoin. Peu suivis d’effet en raison du cours de la guerre civile, ils n’en portent pas moins la marque anticapitaliste de l’Internationale et, avec elle, le caractère socialiste de la révolution communale.

Peu suivis d’effet en raison du cours de la guerre civile, [les décrets de la Commission du travail] n’en portent pas moins la marque anticapitaliste de l’Internationale et, avec elle, le caractère socialiste de la révolution communale.

Il aura seulement manqué du temps. Les communards n’en eurent pas… Exclusivement préoccupés par l’organisation de la société socialiste à venir, les internationaux ont-ils oublié que la Commune assiégée vit là ses heures dernières ? « Notre révolution est accomplie, déclare Georges Bertin en séance du Conseil, « laissons le fusil et reprenons l’outil » ! Or si Henri Goullé, commandant d’état-major et, donc, plus averti de la situation, lui objecte alors l’impératif d’avoir à « se tenir sur ses gardes », Hamet et Frankel, désireux de voir l’Internationale se consacrer pleinement à la question ouvrière et répondre ainsi aux exigences sociales de ses mandants, concluent en faveur de Bertin : « La garde est facile à établir, le travail l’est moins ; prenons nos outils, au premier coup de tambour nous saurons retrouver notre fusil »29… !

Il est vrai que, rapporté en ces termes à la veille de la Semaine sanglante, le propos de certains des internationaux témoignent « d’un optimisme qui n’est guère de mise »30. Mais il faut se garder d’une lecture par trop téléologique – l’enceinte fortifiée est alors sans brèche… – et ne pas s’exagérer la performativité de telles ou telles formules. Le débat et l’accent porté alternativement sur « l’outil » et sur « le fusil » illustrent ici seulement la difficulté dans laquelle se trouvent les militants de devoir conjuguer ensemble, simultanément, en rythme, et sans contretemps, les tâches politique et sociale de la révolution. D’ailleurs, le tambour les rappelant au combat, les internationaux qui étaient demeurés l’outil dans une main et le fusil à portée de l’autre ne font pas la sourde oreille. Et c’est sans difficulté qu’ « Avrial troque la casquette de la Commission du Travail pour le képi de celle de la Guerre »31 !

Contrairement à ce que suggère Lissagaray, les internationaux n’oublièrent pas que « la Commune était une barricade ».

Gustave Cluseret, Jaroslaw Dombrowski, Walery Wroblewski…, pour ne citer-là que les responsables militaires de la Commune les plus en vus, sont par ailleurs tous membres de l’Internationale. Et tous sont au front : à cheval, chargeant l’arme au poing ; retranchés derrière les gravats, le fusil braqué sur les lignards de Versailles ; ou parmi les décombres, portant secours aux blessés tombés sous la mitraille… Non, et contrairement à ce que suggère Lissagaray, les internationaux n’oublièrent pas que « la Commune était une barricade »32.

Aussi, lorsque, dimanche 21 mai, se répand la nouvelle que les troupes versaillaises ont pénétré dans Paris, tous les internationaux volent aussitôt à la défense de leur quartier. Dans un article que publie ce qui sera le dernier numéro de l’hebdomadaire de l’Internationale à Paris, Émile Aubry donne le ton : « Semblables à un homme attaqué dans sa maison par une bande de voleurs, et qui se sert de tout ce qui se trouve sous sa main pour frapper les agresseurs, employons tout. Puisqu’on veut nous traiter en insurgés, ripostons en insurgés »33.

Qu’importe alors les divisions de la veille lorsque, désaccordés quant au rôle et aux attributions d’un organe de direction supérieur, le Conseil de la Commune et l’Internationale s’étaient l’un et l’autre partagés entre une « majorité » – favorable à l’établissement d’un Comité de salut public – et une « minorité »– qui en dénoncera bientôt les dérives dictatoriales… L’urgence de la lutte commande à l’unité : chacun dans son quartier, certes, mais tous ensemble contre l’ennemi commun. 


L’exécution de Varlin
(Maximilien Luce, 1914-17, huile sur toile, Mantes-la-Jolie).

Mais là s’arrête notre récit34. S’il ne nous appartient pas de valider l’aphorisme de Friedrich Engels selon qui la Commune « était sans contredit la fille de l’Internationale »35, il convient cependant de constater que, si tel était le cas, la mère n’a pas survécu à la mort de l’enfant. Aiguillonné par les pamphlets que multiplient les sectateurs de l’ordre bourgeois, Versailles, triomphant de la Commune, s’attache dès lors à éradiquer ce qu’elle en soupçonne être le plus redoutable ferment. Aussi, chassés, traqués, emprisonnés, déportés, fusillés, la plupart des internationaux, communards parmi d’autres, partagent le sort de tous ceux-là. L’Internationale en France ne s’en relèvera pas ; morte bien avant qu’en mars 1872 la loi Dufaure ne s’acharne sur son cadavre36.

Réchappés de la « Saint-Barthélemy des prolétaires »37, plusieurs militants parviendront pourtant à se soustraire aux conseils de guerre. Prenant le chemin de l’exil, ils poursuivront ailleurs l’aventure de l’Internationale ; en proscrits. À Genève, à Bruxelles, à Londres… « En quelque lieu, pour conclure avec Marx, sous quelque forme, et dans quelques conditions que la lutte de classe prenne consistance […] »38.

[1] J. Rougerie, « L’Association internationale des travailleurs et le mouvement ouvrier à Paris pendant les évènements de 1870-1871 », dans Jalons pour une histoire de la Commune de Paris, International review of Social history, vol. XVII, 1972.

[2] Il s’agit du premier vers du célèbre refrain de L’Internationale ; le poème qu’Eugène Pottier, le chantre de l’Association internationale des travailleurs, aurait écrit au mois de juin 1871 alors qu’il se cachait de la répression versaillaise.

[3] Cet article est la version abrégée d’un ouvrage à paraître prochainement chez Arbre bleu éditions (coll. Les Passeurs).

[4] Les membres du premier bureau parisien de l’Internationale sont pour la plupart très influencés par la pensée – mutuelliste – de Pierre-Joseph Proudhon. Les « blanquistes » désignent les partisans de la stratégie révolutionnaire défendue et incarnée par Auguste Blanqui, dit L’Enfermé – ce qu’il sera d’ailleurs à nouveau peu avant l’insurrection du 18 mars 1871.

[5] Le bombardement de la capitale, assiégée depuis le mois de septembre de l’année précédente, a commencé le 5 janvier 1871. Président du Gouvernement de la Défense nationale, le Général Louis Trochu assure avoir un plan d’action militaire – tenu secret – pour libérer Paris du siège… Il n’en est rien.

[6] Au sein du Comité central républicain des vingt arrondissements ou à l’occasion d’une liste commune aux élections législatives de février.

[7] L’échec du coup d’État du 22 janvier 1871 redouble depuis peu celui du 31 octobre 1870.

[8] Il se murmure en effet que l’Assemblée nationale, installée à Bordeaux avant qu’elle ne déménage à Versailles, pourrait pousser le rapport de force jusqu’à rétablir la monarchie.

[9] La Marseillaise est alors un chant révolutionnaire…

[10] La formule est de Benoit Malon – ouvrier teinturier, militant de l’Internationale, communard, et l’un des premiers historiens de la Commune de Paris – tirée de La troisième défaite du prolétariat français, G. Guillaume fils, Imprimeur – Éditeur, Neuchâtel, 1871, p 57.

[11] Les séances officielles de l’Internationale à Paris pendant le Siège et pendant la Commune, E. Lachaud Éditeur, 3e édition, Paris, 1872, pp 82-86.

[12] Eugène Varlin, ouvrier relieur de son état, compte parmi les tout premiers membres du bureau parisien de l’Internationale (1865). La centralité de son rôle dans la renaissance de l’organisation au lendemain des procès de 1868 et dans l’animation de la Chambre fédérale des sociétés ouvrières fait de lui la principale figure de l’Association au cours des années 1869-1871. Dénoncé au cours de la Semaine sanglante, il sera fusillé, le 28 mai 1871, rue des Rosiers.

[13] Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, FM / petite collection maspero, Paris, 1976, p 99.

[14] Adolphe Thiers, qui souhaite désarmer Paris, entend profiter de la nuit du 17 au 18 mars pour subtiliser les canons que la Garde nationale a parqué au sommet de la butte Montmartre.

[15] L’Humanité, 19 mars 1928 (cité dans M. Cordillot, « Camélinat-le-communard, de Mailly-la-Ville à l’exil outre-Manche », in Zéphirin Camélinat (1840-1932), Une vie pour la Sociale, Colloque, Adiamos – 89, 2003, Auxerre, pp 13-51).

[16] E. Lepelletier, Histoire de la Commune de 1871, vol 1 : Le dix-huit mars, Mercure de France, 1911, Paris, p 355 ; C. Talès, La Commune de 1871, Spartacus, 1998, Paris, pp 17-18.

[17] A. Arnould, Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Éditions Jacques-Marie Laffont et associés, Lyon, 1981 (1873), p 103.

[18] Lettre de K. Marx à Kugelmann, 17 avril 1871.

[19] L’Année terrible est le titre d’un recueil de poèmes de Victor Hugo retraçant les évènements de l’année 1870-1871.

[20] Séances officielles…, op. cit., pp 132-152.

[21] Affiché dès le lendemain sur les murs de Paris, le Manifeste ne paraît dans la presse que le lundi 27 mars (Le Journal officiel, Le Châtiment).

[22] Le Conseil général, dont le siège est à Londres, est l’organe de liaison internationale entre les différentes branches de l’Association.

[23] J. Guillaume, L’Internationale : documents et souvenirs (1864-1878), Tome 2, Édouard Cornély et Cie Éditeurs, Paris, 1907, p 127. Tous les internationaux ne partagent pas le même enthousiasme… Réfugié à Locarno (Suisse) où il s’emploie à la rédaction de son dernier ouvrage, Michel Bakounine estime pour sa part n’avoir « rien à faire là » (Paris) : « Je vois trop clairement que l’affaire est perdue. Les Français, même les ouvriers, ne sont pas encore à la hauteur »… Lettre de M. Bakounine à Ozerof, 5 avril 1871.

[24] Respectivement : correspondance d’Auguste Serraillier à Jenny Serraillier, 30 mars 1871 ; B. Malon, op. cit. ; J. Rougerie, op. cit. 

[25] A. Arnould, op. cit., p 122.

[26] Quentin Deluermoz, « Gouverner au ras du sol », in La Commune, Le grand rêve de la démocratie directe, L’Histoire, Les collections n°90, janvier-mars 2021.

[27] A. Lanoux, Le Coq rouge, Grasset, Paris, 1972, p 512.

[28] L’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés est alors dirigée par deux militantes de l’Internationale – Nathalie Le Mel et Élisabeth Dmitrieff.

[29] Les Séances officielles…, op. cit., p 157.

[30] M. Choury, La Commune au cœur de Paris, (2ème édition), Éditions sociales, Paris, 1972, p 237.

[31] A. Dalotel et J. Sutton, « Un communard oublié : le mécanicien Avrial », in Gavroche. Revue d’histoire populaire, n°110, mars-avril 2000, Éditions Floréal, pp 8-12.

[32] P-O. Lissagaray, op. cit., p 250.

[33] É. Aubry, « La Révolution sociale et la Commune », in La Révolution Politique et Sociale, 25 Floréal an 79 (15 mai 1871).

[34] Que l’on nous excuse de ne pas avoir abordé les questions relatives à la marche sur Versailles ou à la réquisition de la Banque de France ; questions de grande importance, certes, mais peut-être trop épineuses, trop polémiques et trop périphériques à notre sujet pour être seulement touchées du doigt dans le cadre d’une communication de modeste format.

[35] Lettre de F. Engels à F.A. Sorge, 12-17 septembre 1874.

[36] Le 14 mars 1872, la loi Dufaure (du nom du ministre de la Justice du gouvernement Thiers) criminalise l’appartenance à l’Association internationale des travailleurs.

[37] B. Malon, op. cit., p 451.

[38] Karl Marx, La Guerre civile en France, 1871 (La Commune de Paris), Éditions sociales, 1968, p 88.  

La Commune et la révolte des artistes

Eau-forte de 1874 représentant la chute de la Colonne Vendôme en 1871, lors de la Commune de Paris
Eau-forte de 1874 représentant la chute de la Colonne Vendôme.

Tandis que les Prussiens assiègent Paris, Gustave Courbet exhorte les artistes à soutenir collectivement l’insurrection. Avec un gouvernement en fuite et des ennemis aux portes de la capitale, la situation critique fournit l’occasion de recouvrer un honneur que la France a perdu à Sedan. Par esprit d’utopie ou par désir de révolte, les artistes communards sortent alors de leurs ateliers pour dépeindre une vie libre et digne, dont les hommes seraient les acteurs et Paris, la scène.

Mouvement éclair dans l’histoire de France, la Commune de Paris ne partage pas seulement son extrême brièveté avec ce phénomène atmosphérique mais également les intenses énergies déployées sur une surface très limitée. Pendant un peu plus de deux mois, un mouvement ouvrier proche des idées proudhoniennes ou communistes gouvernera la ville, réformera les institutions et organisera une résistance contre le gouvernement de Versailles. Cette brièveté, toutefois, est trop souvent perçue comme une fulgurance dépouillée de toute considération artistique. L’exil de Courbet, à qui l’on a attribué la destruction de la colonne Vendôme, aura sans doute contraint les artistes communards à se taire – notamment Rimbaud, dont la présence a récemment été réévaluée à la suite de la découverte d’une nouvelle photo en ce début d’année –, mais l’expérience du siège de Paris et de la Commune ne les aura pas moins influencés, comme en témoignent Le rêve, Paris incendié de Corot ou La Barricade de Manet.

Toutefois, les tableaux seuls ne suffisent pas ; il serait en effet injuste de réduire la Commune à un thème et l’artiste à un simple témoin des évènements, un spectateur assistant passivement à une histoire qu’il retranscrirait dans son œuvre. Car la Commune se révèlera également une période d’engagement des artistes. Là encore, et quoique la figure de Courbet écrase tout le reste, plusieurs fédérations d’artistes verront le jour à Paris ; en saisissant l’occasion que leur fournit la vacance d’un pouvoir étatique fort et centralisé, elles vont se réapproprier la sphère artistique. Les lignes se brouillent alors entre un rapport esthétique au monde et un engagement au sein de celui-ci, entre l’activité solitaire de l’art et la fédération collégiale, entre la poïésis artistique et la praxis politique. Ce flou résulte de la conception classique de l’art, qui isole les œuvres dans des cadres muséaux stériles et mesurés. Les œuvres sont ainsi mises à distance, et commentées de crainte qu’elles parlent elles-mêmes. L’art est ainsi considéré comme objet esthétique, exempt de toute valeur politique – une valeur qu’on accepte éventuellement dans son message mais jamais dans l’œuvre même. Objet de contemplation, l’art n’a pas de bras ; il s’isole de toute considération pratique pour devenir simple objet de plaisir. De fait, et si l’on n’ignore rien du bilan politique de la Commune, l’action des artistes dans ses rangs reste en revanche floue et injustement obscure au regard de la lumière crue qu’elle jette sur la situation des artistes de nos jours. Le rôle des artistes dans la Commune de Paris éclaire ainsi non seulement la place et le rôle de l’art lors des situations révolutionnaires, mais conteste également la vision dominante d’un art oisif et aseptisé.

L’exceptionnel au quotidien

Le Second Empire a mené une planification artistique foncièrement antipopulaire. Au contraire des réformes de 1793 qui visaient à rendre l’art accessible à toutes et tous, le Second Empire a remis l’art sous le giron impérial : Napoléon III se réservait notamment le droit de réquisitionner des œuvres pour ses palais tandis que, plus généralement, l’existence de commandes impériales, d’enveloppes et de pensionnaires en « beaux-arts » garantissaient un art fondamentalement aristocrate et régi par les normes classiques. Cette polarisation se fait ressentir d’une façon plus prégnante encore avec la guerre franco-prussienne car de nombreuses collections muséales sont déportées vers l’Ouest de la France à mesure que les forces Prussiennes avancent vers Paris, privant de fait les Parisiens de nombreux chefs-d’œuvre. La tâche principale de la fédération des artistes consiste alors à libérer l’art de ses carcans impériaux et d’en faire l’objet d’une expérience populaire. Sans pour autant le rendre banal, il s’agit de rendre l’art accessible à tous et, pour y parvenir, de le proposer dans l’espace public. La Commune favorise alors les concerts publics, l’éducation artistique, la reproduction en façade et l’accrochage d’œuvres en mairies. Les bâtiments publics sont ainsi mis à disposition pour devenir œuvre, ou en accueillir ; l’art s’ancre dans le monde vécu, en totale rupture avec la figure luxueuse du musée.

« Il y a un objectif double : tout d’abord celui de généraliser l’art mais également celui d’éduquer le peuple et de lui donner les valeurs qui sont celles de la Commune par le biais de l’art. »

Par ailleurs, les icônes et symboles religieux sont enlevés des écoles pour être remplacés par des reproductions d’œuvres afin d’être donnés à voir aux enfants. L’expérience artistique n’est en effet pas perçue comme un moment de contemplation mais comme un outil éducatif puissant pour les acteurs de la Commune, aux yeux de qui l’éducation incarne l’un des grands enjeux – à tel point qu’une partie non-négligeable des réformes menées sous la Commune sera reprise par la IIIème République alors même que celle-ci avait fait l’anathème de 1871. Non seulement les artistes sont présents au sein de la commission éducative de la Commue à travers les figures de Clément, Vallès et Courbet, mais l’art se trouve également au cœur de la politique d’instruction communale. Inspirée par la méthode d’éducation dite « intégrale » de Charles Fourier, la commission désire former des hommes complets c’est-à-dire rodés tant intellectuellement que manuellement et par extension, capables d’écrire, de penser, de fabriquer de l’artisanat et de créer de l’art. Les élèves ne doivent donc pas assister aux seuls enseignements littéraires ou scientifiques mais également à des cours de dessin, de sculpture sur bois ou de modelage, de sorte qu’il n’y ait ni hypertrophie ni césure entre ce qui relève du manuel et ce qui relève de l’intellectuel.

Le déploiement d’œuvres dans l’espace public sert ainsi à mettre en place des modèles communs et des canons éducatifs vis-à-vis desquels tous les individus peuvent se référer et se former artistiquement. Cet usage de l’art le distingue d’une vision petite-bourgeoise qui en fait un pur objet d’appréciation esthétique, détaché de toute considération intellectuelle ou de tout effet sur son spectateur. Au contraire, l’art est ici pensé comme « image intelligente et moralisatrice ». La scission est double par rapport à la mentalité bourgeoise, car l’éducation intégrale s’oppose à la scission corps-esprit et par conséquent à la division technique du travail en tâches intellectuelles et tâches manuelles. Or cette scission représente un élément clé de la domination bourgeoise, puisqu’elle dépossède le travailleur d’une partie de ses facultés tout en monopolisant les compétences technologiques devenues consubstantielles à la production. La généralisation communale de l’art n’entre donc pas dans une logique corporatiste, il s’agit au contraire de démocratiser les compétences tant pratiques qu’intellectuelles dans le cadre plus large de l’éducation intégrale, dans le but de déjouer l’aliénation ouvrière.

L’objectif est double : généraliser l’art mais également éduquer le peuple et de lui donner les valeurs qui sont celles de la Commune par le biais de l’art. Cette généralisation s’étend dès lors par-delà le seul domaine de l’art : en régénérant celui-ci, en le replaçant dans le monde vivant, c’est l’homme lui-même qui se régénère. La Fédération des artistes cherche à faire émerger un nouveau type d’homme – sinon artiste, du moins initié à l’art –, un homme complet. L’art n’est plus l’objet de l’expérience passive bourgeoise mais devient un véritable outil propédeutique à l’éducation. La définition bourgeoise de l’art perçu comme finalité sans fin est alors révoquée, en même temps que la division capitaliste entre l’outil, destiné au prolétaire qui travaille, et l’apparat inutile dont jouit le bourgeois oisif, définition à laquelle la conception classique de l’art renvoie tacitement.

Enfin, la popularisation de l’art sous la Commune rejoint la notion de « luxe communal » que nous trouvons à la fin de la déclaration instituant la Fédération des artistes de Paris, et sur laquelle Kristin Ross a donné plus d’explications dans son livre L’imaginaire de la Commune. Elle le définit comme la « transform[ation] [d]es coordonnées esthétiques de l’ensemble de la communauté » ; cela passe comme nous l’avons vu par l’art public, mais il s’agit surtout d’une entreprise de contre-propagande qui va à l’encontre d’un récit versaillais faisant de la Commune un rassemblement barbare et misérable. Avec ce luxe communal, les artistes s’appliquent au contraire à démontrer que la culture prend une plus grande place que jamais, et que l’égalité ne peut se faire que dans la vie digne, et non pas dans la misère.

Le Rêve, Paris incendié de Corot, tableau impressioniste de 1870 dans lequel Corot imagine Paris ayant été brûlé par les Prussiens
Corot – Le Rêve, Paris incendié. Peinture sur toile, 1870, Musée Carnavalet, Paris.

Le libre-jeu de l’art

Cette transformation des repères artistiques des Parisiens sous la Commune dont parle Kristin Ross se comprend d’autant plus dans la mesure où la Fédération des artistes instaurera de nombreuses réformes visant à ouvrir et à libérer le monde de l’art.

La sphère artistique va acquérir son autonomie principalement grâce à diverses corrections qui visent à donner aux artistes la souveraineté sur le monde de l’art et son fonctionnement. Cette idée est présente aux prémisses mêmes de la Fédération des artistes puisque lors de sa première réunion, l’élection d’un comité se fait au nom du « gouvernement du monde des arts par les artistes ». Cette phrase témoigne bien de la volonté de ne pas se soumettre à un pouvoir qui soit extérieur à la sphère artistique mais qui revienne aux artistes eux-mêmes. L’objectif vise à une proximité ontologique entre ce gouvernent et le monde des arts, ainsi qu’à un fonctionnement qui ne soit pas imposé mais réflexif, dans la mesure où ce comité qui gouverne la sphère des arts est lui-même membre de celle-ci. Cet aspect a été mis en avant dans les appels aux artistes comme celui du 12 avril 1871 où la commission est présentée comme « représent[ant] leurs intérêts » et cela continue dans le manifeste de la Fédération des artistes avec la formule « confier aux artistes seuls la gestion de leurs intérêts ».

Toutefois, la souveraineté des artistes n’est pas seulement assurée dans les décisions du comité mais aussi dans leur communication. En effet, la partie « Publicité » de la déclaration du 15 avril stipule que la Fédération des artistes de Paris aura un organe de publicité officiel par lequel elle communiquera ses comptes-rendus, ses travaux et ses procès-verbaux : l’Officiel des arts. Cette décision répond à un besoin de communication ainsi qu’à une volonté d’éviter toute ingérence dans la transmission des décisions et de garder une souveraineté sur la parole de la fédération. L’autonomie est alors garantie de bout en bout, de l’instauration du comité à la transmission de ses choix. L’Officiel des arts permet à la Fédération des artistes de garantir son autonomie, de conserver la souveraineté sur sa parole et d’y présenter une expression libre des mondes des arts, ce qui dénote du Second Empire où les arts étaient soumis à un contrôle aristocratique avec une presse souvent censurée.

« Les réformes artistiques cherchent à dissocier l’art de la valeur pour remettre au centre le travail en tant qu’action dont la valeur ne se trouve pas dans la marchandise qu’il crée mais dans la pratique humaine même. »

La libération du monde de l’art passe principalement par deux changements majeurs : une relative ouverture à l’artisanat et la libéralisation des travaux artistiques.

En effet, loin de se limiter à une dimension corporatiste, les réformes des différentes fédérations cherchent réellement à atteindre les ouvriers et à les inclure dans la vie artistique. De fait, la volonté de faire entrer l’art dans la vie quotidienne s’accompagne d’une généralisation du statut d’artiste qui inclut une bonne partie des artisans et des artistes industriels. Pour ces derniers, sous le Second Empire, en raison d’un marché de l’art extrêmement réduit, la plupart des diplômés des écoles des beaux-arts ne pouvaient pas vivre de leurs qualifications et devenaient des artistes dits « décoratifs » c’est-à-dire exerçant une forme d’art proche de l’artisanat et qui utilise des méthodes de production en série plus ou moins limitée. On transcrirait cela de nos jours sous le mot « design ». Cet excès d’artistes rendait alors très floue la frontière entre l’art, l’artisanat et les arts industriels, une ambigüité renforcée par des personnalités comme Napoléon Gaillard qui se revendiquait « artiste-chaussurier ». La réunion du 13 avril 1871 va tacitement clarifier cette indécision : sont qualifiés pour entrer dans la fédération des artistes les peintres, les sculpteurs etc., mais aussi les ornementistes ou les artistes industriels. La distinction entre arts libéraux et artisanat devient plus floue, même si l’on ne trouve pas de propos explicite à ce sujet dans le texte. Il semble pourtant que ce soit la direction qu’ait prise la Fédération des artistes car elle écrit que sont considérés comme artistes « les citoyens et citoyennes qui justifient la qualité d’artiste, soit par la notoriété de leurs travaux, soit par une carte d’exposant, soit par une attestation écrite de deux parrains artistes ». Ainsi, l’art se relativise et ne se retrouve plus contraint dans les strictes limites des beaux-arts ; il s’étend à tout ce qui nourrit un lien avec des considérations esthétiques. Les artistes ne cherchent en rien à fonder une fédération corporatiste qui se limiterait aux arts libéraux, au contraire, en s’ouvrant aux « artisans », non seulement ils font valoir la dignité de ceux-ci mais ils s’éloignent également de la mentalité bourgeoise qui sépare les activités par la distinction entre les valeurs d’usage et d’échange. Ce qui compte n’est alors plus la valeur de l’œuvre – quelle qu’elle soit – mais le faire-œuvre, la technè au cœur de la pratique artistique. La primauté est donnée à la fabrication, et cette polarisation unit les artistes de tous genres qui deviennent liés par leur pratique. Celle-ci renvoie par ailleurs au travail, ce qui entraîne d’une part l’entrée des artisans dans la sphère de l’art mais fait réciproquement entrer les artistes dans la sphère des travailleurs. Contre la logique capitaliste qui accapare la valeur créée par le travail, les réformes artistiques cherchent à dissocier l’art de la valeur pour remettre au centre le travail en tant qu’action dont la valeur ne se trouve pas dans la marchandise qu’il crée mais dans la pratique humaine elle-même.

L’attaque envers les beaux-arts est d’autant plus profonde que la Fédération des artistes va radicalement affaiblir leur poids artistique, notamment avec la suppression des budgets alloués aux écoles de Rome et d’Athènes. En effet, le Second Empire entretenait des privilèges structurels dans la mesure où les administrateurs des arts disposaient de droits d’achat d’œuvres répondant aux critères aristocrates et certains artistes étaient pensionnaires d’écoles d’art classique. Les beaux-arts bénéficiaient donc d’un double favoritisme car ils étaient non seulement plus susceptibles de profiter d’achats ou de commandes, mais leurs créateurs pouvaient aussi être « salariés » par les institutions elles-mêmes. La fédération artistique s’applique alors à restructurer le fonctionnement des différents arts et à garantir la diversité artistique.

Première pierre : l’arrêt des enveloppes confiées à un administrateur pour l’achat d’œuvres et la fin du régime des pensionnaires ; en abolissant ces privilèges réservés à certains artistes des beaux-arts, la totalité de la profession se trouve réunie sous le même traitement, celui du droit commun. Autre élément important, les commandes communales s’ouvrent aux concours : quand la Commune désire passer commande d’une œuvre ou d’un ouvrage, elle invite les artistes à proposer des projets et vote des budgets prévisionnels que la fédération peut accorder au meilleur d’entre eux. La rupture avec l’art classique se manifeste par ailleurs dans l’ouverture à des courants artistiques plus modernes ou radicaux : la fédération des artistes stipule qu’elle « s’ingénie à trouver les moyens pratiques de donner l’accès aux travaux publics, dans une certaine mesure, même aux minorités artistiques ». Ce fonctionnement tranche avec les privilèges impériaux, la valeur accordée au seul artiste classique est remplacée, donnée au travail artistique en lui-même ; les fonds ne sont plus confiés a priori à un artiste jugé « meilleur » mais à une œuvre particulière, jugée plus adéquate. 

Avec la fin d’une logique de classe aristocrate se (re)constitue un nouveau substrat social : le peuple. Uni dans l’égalité, le peuple se comprend dans sa solidarité, qu’il s’agisse de la « fraternité » de la République française ou de la philia grecque.

On assiste donc à une double rupture : en revendiquant l’importance de l’œuvre contre les valeurs aristocratiques, la commission s’oppose tout d’abord à une logique sociale d’ordres telle qu’elle existait avant la Révolution française, et se place ainsi dans la lignée de 1789 et des réformes de 1793 ; mais c’est de surcroît une volonté de liberté qui s’exprime quand les artistes choisissent eux-mêmes comment faire leur art. On peut donc parler d’une libéralisation de l’art puisque celui-ci n’est plus contenu dans des institutions officielles contraignantes mais se retrouve représenté en tous points – y compris institutionnellement – par les artistes eux-mêmes, dans toute la diversité du métier, et dans une grande autonomie de la sphère artistique. Parler de « révolution » du monde de l’art devient donc approprié, car la Commune, au-delà d’incarner une révolte, ouvre un espace de transition dans le Paris d’alors qui permet de passer d’un art institutionnel marqué par les structures de l’Ancien Régime à des structures fondées sur le mérite, la représentativité et l’autonomie, en écho aux développements amenés par la Révolution.

Manet – La Barricade. Lithographie, 1871.

L’art contre la misère

Avec la fin d’une logique de classe aristocrate se (re)constitue un nouveau substrat social : le peuple. Uni dans l’égalité, le peuple se comprend dans sa solidarité, qu’il s’agisse de la « fraternité » de la République française ou de la philia grecque. Cette solidarité, centrale lors de la Commune, porte le double poids d’alléger la misère de nombreux Parisiens mais également d’unir les communards en un corps chargé de faire face à l’ennemi prussien.

De tous les artistes, ceux qui s’illustrent le plus par leur solidarité dans la Commune de Paris sont sans doute ceux de la fédération artistique lancée par les artistes dramatiques et lyriques, et les musiciens. En effet, deux fédérations artistiques existent sous la Commune : celle créée le 13 avril 1871 sous l’impulsion de Courbet, qui compte les peintres, sculpteurs, architectes, graveurs-lithographes et les artistes industriels, et celle formée le dimanche 16 avril 1871 au théâtre de l’Alcazar autour des compositeurs, des musiciens et des artistes dramatiques et lyriques. Si la première œuvre principalement pour la libération des arts, la seconde s’illustre par sa charité. En effet, dès le 19 avril 1871, le Journal officiel de la Commune transmet la requête de la fédération artistique dramatique et lyrique qu’on mette à sa disposition les salles publiques inoccupées afin qu’elle y organise des spectacles dont les bénéfices reviendront aux veuves, orphelins et nécessiteux de la garde nationale.

Cette autorisation lui est donnée le 22 avril et quatre jours plus tard, la fédération artistique nomme un « comité organisateur des représentations théâtrales à donner aux bénéfices des blessés, veuves et orphelins de la garde nationale ». On trouve une double valeur à ces événements : cette forme de charité s’apparente à de la solidarité dans la mesure où les plus nécessiteux perçoivent les bénéfices de ces représentations, mais il ne s’agit pas d’une solidarité qui confirme le statu quo et les inégalités – comme lors de l’aumône où le donateur affermit sa position économique et sociale, ou en cas de « mauvaise conscience » quand l’on ne fait qu’adoucir la brutalité de la domination. Ce concert donné par la fédération artistique, rendu possible par la Commune, qui donne les bénéfices au lieu de les garder ou de les réinvestir dans un capital productif, propose une forme de solidarité qui court-circuite la logique d’accumulation propre au capitalisme.

Mais avant même les bénéfices, le concert lui-même est pensé en lien avec les démunis, comme en témoigne l’annonce de M. Bertringer, secrétaire de la fédération des artistes dramatiques et lyriques : il doit « faire entrer un rayon de soleil, une lueur d’espérance et un peu de bien-être dans la mansarde de celui qui souffre ». Le concert devient alors un divertissement au sens le plus complet du terme, non seulement moderne mais aussi au sens pascalien de ce qui sert à nous échapper de notre condition misérable – voir à cet égard l’article récemment paru « Capitaliser sur le divertissement en période de crise ? ».

Véritables succès, les concerts de la fédération artistique dramatique et lyrique seront répétés à plusieurs reprises avec des musiciens bénévoles touchant une infime partie des recettes – un fonctionnement en rien contraire à la charité dans une situation où « la famille artistique est pauvre elle-même », pour reprendre les mots de la fédération. Ces représentations traduiront une véritable valeur artistique ; on peut notamment remarquer dans un programme la présence de l’Hymne à la liberté de François-Joseph Gossec, dont ce fut la première exécution depuis 1793. Cette démarche sera suivie par d’autres orchestres comme le corps de musique du 93ème bataillon de la garde nationale ou même le grand Opéra.

Toutefois, même lorsqu’elle est reprise par des organes plus institutionnels, la solidarité se distingue encore de la charité usuelle car elle n’est pas fondée sur la commisération. En effet, contrairement à ce qui se passe lors d’une solidarité empathique face à la misère d’autrui ou à la manifestation de la détresse, les recettes ne sont pas distribuées directement et arbitrairement mais sont transmises à une commission choisie par la Commune qui les répartit entre les vingt arrondissements. Cette distribution garantit une solidarité qui n’est pas fondée sur la misère vécue, avec toute la contingence que comporte la rencontre avec autrui et l’empathie qu’elle suscite, mais montre au contraire une solidarité érigée en valeur officielle et générale. A cet égard, elle va à l’encontre de la logique de concurrence de l’économie libérale qui oppose les individus les uns aux autres et ne donne que par mauvaise conscience quand la misère fait irruption dans son monde.

Photographie de Braquehais sur laquelle on retrouve Arthur Rimbaud, place Vendôme, en 1871, lors de la Commune de Paris.
Braquehais – Rimbaud (cinquième en partant de la droite) place Vendôme. Photographie, 1871.

La solidarité, au même titre que la libéralisation ou la démocratisation, démontre que les artistes ont joué un rôle bien plus prépondérant dans la Commune que sous les régimes bourgeois. En mêlant leurs valeurs et une pratique artistique concrète, ils ont transformé la poïésis artistique en véritable praxis révolutionnaire. En renouant avec la pratique sociale, l’art a prouvé son utilité.

Là encore, la Commune effectue une rupture avec la mentalité bourgeoise, non en opposant une théorie utilitaire de l’art mais en la réalisant, ce qui la confirme d’autant plus. Cent-cinquante ans après son irruption, la Commune continue de nous fournir des exemples et d’éclairer notre condition moderne tant ses enjeux résonnent d’actualité : la question de l’héritage patrimonial s’est posée pour la colonne Vendôme, tout comme il se pose pour les statues controversées ; les questions sur la valeur de l’art et l’importance de maintenir les musées ouverts furent posées en temps de siège comme lors de la Covid-19, etc. Mais cette dimension souffre d’une double négligence : l’absence d’intégration de la Commune dans l’historiographie nationale, et le mépris que l’on accorde à l’art en le voyant comme un objet de passivité sensible. En contestant cela, la Commune interroge bien au-delà de notre présent car elle bouscule nos a priori esthétiques et montre que nos conceptions de l’art ne sont pas exemptes d’idéologies : derrière elles se découvre le règne de la bourgeoisie.

Pour approfondir :

OVTCHARENKO Claude, Journal officiel de la Commune de Paris du 20 mars au 24 mai 1871, Edition numérique, Saguenay, 2011.

REBOUL Yves, « Rimbaud devant Paris : deux poèmes subversifs », Littératures 54, 2006, p. 95-132.

RIAT Georges, Gustave Courbet, Parkstone International, 2015.

ROSS Kristin, L’imaginaire de la Commune, Paris, La Fabrique éditions, 2015.

ROUGERIE Jacques, « La Commune de Paris : les œuvres », dans La Commune de 1871, Que sais-je ? Paris, Presses Univ. de France, 2014, p. 62-73.

TILLIER Bertrand, La Commune de Paris, révolution sans images ? Seyssel, Champ vallon, coll. « Epoques », 2004.

Gazette des beaux-arts : courrier européen de l’art et de la curiosité, Gazette des beaux-arts, Paris, G. Wildenstein, coll. « Collection numérique : originaux conservés à l’INHA ».

1848 ou la deuxième défaite du prolétariat : Louis Blanc et le droit au travail

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Lamartine, membre du Gouvernement Provisoire, défend le 25 février 1848, le drapeau tricolore « qui a fait le tour du monde », face au drapeau rouge défendu par Louis Blanc et les ouvriers parisiens. © Musée Carnavalet

On a pu noter à quel point les commémorations des cinquante ans de mai 68 ont été un échec. Il n’a tout au plus été retenu que les avancées sociétales et la « révolution sexuelle » des années suivantes. À l’instar de « Che » Guevara, Mai 68 a été relégué entre une publicité Chauffeur privé et une Réclame Gucci. L’inconscient collectif, désormais acquis au spectacle de la marchandise, à la société liquide et à l’ère du vide, se contente de subir le triomphe de ce que le sociologue Michel Clouscard nommait le « libéralisme-libertaire ». Or il semblerait que ce que l’on veut nous faire oublier de 68 correspond à ce qu’il avait de commun avec un autre grand moment de l’Histoire française et mondiale plus occulté encore : la révolution de 1848.


En effet, cette dernière est, à bien des égards, une révolution oubliée. Pourtant, comme Mai 68, elle est un moment de « convergence des luttes » estudiantines et ouvrières, ainsi qu’en témoigne les récits de L’Éducation sentimentale de Flaubert. Comme Mai 68, elle aboutit à des réformes et fait de la classe ouvrière le véritable « disrupteur » du monde politique et social. Comme Mai 68, elle remet la barricade comme instrument politique et symbolique au goût du jour et s’inscrit dans un mouvement agonistique de bouleversement européen et international (le “Printemps des peuples”).

On peut alors se demander pourquoi, comme le rappelait l’historien Maurice Agulhon, les « vieilles barbes » quarante-huitardes ont assez mauvaise presse lorsqu’on les compare à leurs ancêtres jacobins de 1793, à leurs successeurs communards de 1871 ou encore aux bolchéviques de 1917 ou autres « barbudos » cubains ? Il est important de ne pas oublier que ce moment historique inattendu fut dans un premier temps celui d’une révolution sociale, qui ne fut pas avare de grandes figures dont la République démocratique et sociale n’a pas à rougir. Louis Blanc, premier socialiste de l’Histoire de France à siéger dans un gouvernement, est l’une de ces figures. Les idées, l’action et les raisons de l’échec de ce défenseur du droit au travail et de l’État serviteur face au libéralisme triomphant, permettent de comprendre cette révolution manquée, « deuxième défaite du prolétariat ».

De la révolution politique à la révolution sociale : deux visions de la république

Depuis 1830, la France « s’ennuie » (Lamartine) dans une monarchie parlementaire « à l’anglaise », que l’on nomme Monarchie de juillet. Le soir du 21 février 1848, l’opposition légale au « roi des français » Louis-Philippe et à son ministre conservateur Guizot, se réunit à la Madeleine pour réclamer la réforme électorale. Le suffrage électoral alors très restreint (censitaire) est réservé à une minorité de propriétaires, base que cette « gauche dynastique » souhaite cependant élargir. Curieux, certains royalistes orléanistes ou légitimistes comme Adolphe Thiers et Falloux se rendent à la réunion : « N’êtes-vous pas effrayé, demande Falloux à Thiers, de tout ce que nous venons de voir et d’entendre ? Non pas du toutCependant, insiste Falloux, ceci ressemble bien à la veille d’une Révolution ?Une révolution ! Une révolution ! Répond Thiers en haussant les épaules, on voit bien que vous êtes étranger au gouvernement et que vous ne connaissez pas ses forces. Moi je les connais ! Elles sont dix fois supérieures à toute émeute possible. Avec quelques milliers d’hommes sous la main de mon ami le maréchal Bugeaud je répondrais de tout. Tenez, mon cher Monsieur de Falloux, pardonnez-moi de vous le dire avec une franchise qui ne peut vous blesser, la Restauration n’est morte que de niaiserie et je vous garantis que nous ne mourrons pas comme elle. La garde nationale va donner une bonne leçon à Guizot. Le roi à l’oreille fine, il entendra et cédera à temps. » Mais Thiers se trompe vertement, la Monarchie de Juillet ne satisfait plus grand monde : les ultra-royalistes rejettent cette antichambre de la République, les vrais républicains se sentent lésés depuis que le « roi bourgeois » (que Daumier caricature en poire) a pris les rênes de la France après la révolution de juillet 1830. Même la bourgeoisie industrielle jalouse sa sœur de la haute finance et bascule doucement vers l’opposition. La seule arme des opposants se matérialise à travers les banquets dans lesquels les toasts à l’anglaise que l’on porte sont en fait des programmes politiques déguisés. Malgré l’échec de la campagne de 1840 et les interdictions de réunion de la préfecture, l’opposition est déterminée à agir. Les évènements auraient probablement gardé une teneur légaliste si, le 23 février, la provocation d’un manifestant boulevard des Capucines n’avait entraîné une fusillade, causant la mort d’une cinquantaine de personnes. La garde nationale, qui jusqu’alors avait constitué la « garde prétorienne » du roi, se rallie à l’insurrection. C’en est dès lors fini de la Monarchie de juillet : la deuxième République est en marche. Néanmoins, 1848 n’est pas une simple révolution politique, elle est aussi une révolution sociale : après l’opposition et la jeunesse étudiante, c’est l’action de la classe ouvrière des faubourgs parisiens qui renverse le régime.

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Caricature de l’époque, représentant une allégorie de la République chassant le roi Louis-Philippe. ©

Le 24 février 1848, le peuple de Paris en proie à une violente crise économique et las du célèbre « Enrichissez-vous ! » du ministre Guizot, renverse la royauté. Un Gouvernement provisoire se met en place. Ce gouvernement est composé de onze républicains aux sensibilités diverses (Dupont de L’Eure, Ledru-Rollin, Lamartine, Crémieux, Marie, Arago, Garnier-Pagès, Marast, Flocon, Louis Blanc et Albert). Le camp républicain, qui ne désespérait pas de revoir la République en France, forgeait son unité autour de la lutte contre une monarchie que peu semblent alors considérer comme légitime, et sur l’espoir de bâtir à nouveau une Constitution républicaine. Seulement, comme la Révolution de 1789 avait vu des tendances plus ou moins antagonistes se dessiner dans la famille républicaine, la révolution de 1848 voit également différentes tendances, unies par le combat antimonarchiste, mais désunies dans leurs conceptions propres de la république. Ces deux tendances deviennent en 1848 deux véritables camps en contradiction sur de nombreux points fondamentaux. Outre les nombreux clubs de gauche et d’extrême gauche, le camp libéral des républicains modérés se retrouve majoritairement au sein du journal Le National, alors que le camp représentant la gauche républicaine jacobine, radicale et socialiste partisan de la « République démocratique et sociale » (bientôt appelée «démoc-soc»), se retrouve plutôt au sein du journal La Réforme.

Après la chute de la monarchie, le Gouvernement Provisoire qui s’installe à l’Hôtel de Ville de Paris se voit donc composé d’un nouveau personnel politique issu soit du National (majoritaires) soit de la Réforme (minoritaires). Le rapport de force s’exprime alors place de Grève, devant l’Hôtel de Ville. Les ouvriers, drapeaux rouges en main, imposent aux modérés les représentants de leurs aspirations (résumées depuis dizaine d’années dans le nom de « socialisme »). Par leurs acclamations vindicatives, ils imposent celui que Marx considère, avec un soupçon de moquerie, comme le Robespierre de 1848 : Louis Blanc, mais également, sortant des entrailles du peuples, Alexandre Martin dit l’ouvrier « Albert ». Pour la première fois de son Histoire, la France compte deux socialistes dont un ouvrier dans son gouvernement.

http://www.museehistoirevivante.fr/expositions/anciennes-expositions/1848-et-l-espoir-d-une-republique-universelle-democratique-et-sociale
Le peuple parisien brûle le trône place de la Bastille en février 1848. © Musée de l’histoire vivante

Cette action d’un peuple qui brûle le trône place de la Bastille force le Gouvernement à proclamer la République et à organiser des élections pour une constituante. Avant celles-ci, le gouvernement légifère. Parmi ses grands actes on peut compter l’instauration du suffrage universel (masculin), l’abolition de la peine de mort en matière politique et l’abolition de l’esclavage (décret Schœlcher du 27 avril). Cependant, 1848 est une révolution sociale ; la volonté d’organiser le travail et d’assurer, comme un droit absolu, à chaque homme une fonction et une dignité dans la société, semble s’imposer. Cette impulsion de 190 000 ouvriers et artisans parisiens fait décréter au gouvernement, le 25 février, qu’il « s’engage à garantir du travail à tous les citoyens ; il reconnaît que les ouvriers doivent s’associer entre eux pour jouir du bénéfice de leur travail ». Ce décret est arraché par l’ouvrier Marche qui, entrant dans la salle où siège le Gouvernement frappe avec la crosse de son fusil sur le sol et réclame l’Organisation du travail. Le Gouvernement Provisoire, confronté à l’urgence d’une réalité sociale accablante et au développement de l’idée socialiste, doit alors trancher sur le projet de Louis Blanc. Celui-ci se résume en quelques mots lourds de sens : l’Organisation du travail doit consacrer le droit au travail pour tous, un État serviteur doit alors mettre en place des ateliers sociaux fondés sur la fraternité, la coopération et le principe de l’association des travailleurs. Pour ce faire, il est nécessaire de créer un ministère du travail, véritable « parlement des travailleurs » qui organise les « États-Généraux du travail ». Louis Blanc le nomme même « ministère du progrès », dans le but d’introduire la République à l’atelier.

Un ministère du travail et du progrès ? Une idée bien saugrenue pour la majorité du gouvernement ; même Lamartine n’en saisit pas le sens : « Tous les services publics ne tendent-ils pas au progrès ? S’exclame-t-il. On ne comprendrait pas plus un ministère du progrès qu’un ministère de la routine ». Mais, face au verbe romantique de Lamartine, le partisan du drapeau tricolore, Louis Blanc, le partisan du drapeau rouge, pétri d’exigence sociale, insiste. Si ce nouveau Robespierre quitte le gouvernement, on ignore à la tête de quelles troupes il pourrait revenir : on accepte alors de lui donner la présidence d’une « Commission gouvernementale pour les travailleurs » qui siégera au palais du Luxembourg. Les vieux sénateurs royalistes cèdent dès lors leurs places cossues aux ouvriers qui viennent légiférer. L’expérience du Luxembourg est qualifiée par Marx de « synagogue socialiste dont les grands prêtres Louis Blanc et Albert avaient pour mission de proclamer le nouvel évangile et d’occuper le prolétariat parisien » — grands prêtres qui de surcroît « à la différence de tout pouvoir d’État ordinaire […] ne disposaient d’aucun budget, d’aucun pouvoir exécutif ». Pour Marx, « tandis que le Luxembourg cherchait la pierre philosophale, on frappait à l’Hôtel de Ville la monnaie ayant cours ». Si Marx pointe une réalité, cette Commission est cependant à l’initiative de législations et d’avancées sociales qu’il est important de ne pas oublier.

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Louis Blanc. © Julia Gómez Sáez

Un État serviteur, garant du droit au travail

Ce souci de la question sociale est donc bien ce qui marque la rupture entre républicains modérés, simplement soucieux de donner à la France une constitution politique, et les héritiers du jacobinisme et partisans du socialisme. Pierre Leroux (à qui l’on attribue la paternité du mot « socialisme » dans son acception moderne) ne déclarera-t-il pas le 14 février 1848 : « Je n’ai pas besoin de vous dire que ce ne sont pas vos principes qui font agir les hommes de l’opposition, loin de là ; s’ils pouvaient nous entendre ici, s’ils se doutaient que des socialistes songent à les suivre, cela suffirait certainement pour les empêcher de marcher […] Ne faites rien avec de pareils alliés. Laissez les bourgeois régler entre eux leurs différends ». De même, le célèbre anarchiste mutuelliste Proudhon note-t-il dans ses carnets le 24 février 1848: « C’est une cohue d’avocats et d’écrivains tous plus ignorants les uns que les autres et qui vont se disputer le pouvoir. Je n’ai rien à faire là dedans ». Louis Blanc, que n’effraye ni la cohue d’avocats ni le fossé de plus en plus profond entre républicains modérés et socialistes, croit pour sa part à ce que, dans un accord fondé sur la forme républicaine du régime, les deux tendances trouvent un terrain d’entente favorable aux intérêts économiques et sociaux du grand nombre. Concilier en un mot réforme politique et réforme sociale.

Pour les victimes de la « féodalité industrielle », pour les proies du système capitaliste et de la concurrence « impure et imparfaite », la présence de Louis Blanc au gouvernement est synonyme au moins d’amélioration des conditions de vie, au mieux de l’avènement d’un nouveau système, plus respectueux du travail et des travailleurs. C’est en effet le travail qui est au cœur des préoccupations de 1848, travail dont l’unique réglementation allant dans le sens des travailleurs n’est alors que la loi (peu appliquée) du 22 mars 1841 sur l’interdiction du travail pour les enfants de moins de huit ans. Le travail est la préoccupation phare de Louis Blanc, mais c’est un « travail attrayant » (comme le disait Fourier) et non aliéné qu’il défend, le travail libéré de l’emprise de l’exploitation, le travail qui ne subit pas la loi du marché, l’ « extermination » de la concurrence ni la dictature ploutocratique du capital. Il défend dès lors l’idée de la création des ateliers sociaux, des unités de production fondées sur le principe de l’Association et possédées par les travailleurs eux-mêmes. Contrairement à Proudhon, il demeure néanmoins persuadé que c’est par l’intermédiaire d’une intervention de l’État que ces ateliers pourront voir le jour. C’est ce qu’il nomme l’État serviteur (par opposition à l’État maître), serviteur parce que démocratique donc appartenant à tous.

En effet, la véritable notoriété de Louis Blanc dans le monde ouvrier commence avec une brochure écrite en 1839, Organisation du travail. Cet opuscule, écrit l’année de l’échec de la prise de pouvoir par les armes des révolutionnaires Barbès et Blanqui, voit le jour à une période assez prolixe en matière d’ouvrages socialistes. C’est cependant le sien qui est retenu par cette partie de la population à qui le pouvoir prêche « la patience et la résignation ». Si le Livre du peuple du chrétien social Lamennais connaît à ce moment un certain succès, Organisation du travail, brochure assez courte et relativement accessible, sonne comme un véritable slogan positif, une force de proposition et non une simple critique. Cet élément explique probablement la supériorité de son succès sur l’ouvrage Qu’est ce que la propriété ? de Proudhon (au titre interrogatif et au contenu assez long et peu accessible) ou encore sur le très célèbre Voyage en Icarie du communiste utopique Etienne Cabet. Ce franc succès permet à Louis Blanc de se faire un nom, d’accéder au rang de représentant des classes laborieuses et d’écrire à la veille de la Révolution : « Organisation du travail, il y a quatre ou cinq ans ces mots expiraient dans le vide. Aujourd’hui, d’un bout de la France à l’autre, ils retentissent. ».

Cette philosophie organisatrice prend en compte l’ouvrier à la fois en tant que membre d’une classe qui tend à l’émancipation (le prolétariat), mais également en tant qu’individu propre, détenteur de droits inhérents à sa personne, d’autant plus importants pour lui que l’organisation de la société ne lui permet pas d’en bénéficier convenablement. Parmi ces droits, figure celui que Louis Blanc défend tout particulièrement : le droit au travail. Ce droit, qu’il veut placer à la cime des droits les plus inviolables et sacrés, se veut de surcroît un véritable droit opposable, une créance que détient l’homme sur la société. L’origine de ce droit au travail est le droit naturel de chaque individu à l’existence et à la vie garantie par la société soit par l’assistance soit par le travail. En d’autres termes, l’homme doit bénéficier d’une authentique sécurité sociale. Il conçoit ainsi ce droit comme un « titre absolu » de l’ouvrier fondé sur la contrepartie d’un véritable devoir de fraternité mais également lui conférant un véritable pouvoir. « Le droit au travail est celui qu’a tout homme de vivre en travaillant. La société doit, par les moyens productifs et généraux dont elle dispose et qui seront organisés ultérieurement, fournir du travail aux hommes valides qui ne peuvent s’en procurer autrement ». Il implique dès lors un droit à l’outil de travail, mais également au fruit du travail, c’est à dire un juste droit au salaire et un droit au repos et aux loisirs.

http://arveagauche.fr/2019/05/lemergence-du-mouvement-ouvrier-dans-la-vallee-de-larve-1901-1904
« Nul n’a droit au superflu tant que chacun n’a pas le nécessaire ». Anonyme, vignette colorée pour une feuille volante © musée Carnavalet.

Louis Blanc puise ses idées du droit à l’existence chez Robespierre et Babeuf et y ajoute les grands principes des pères-fondateurs du socialisme critico-utopique : l’organisation des producteurs et de la production, chère à Saint-Simon, le travail attrayant et convenablement rémunéré, cher à Charles Fourier, et la logique de l’Atelier fondée sur les principes de la coopération et de la solidarité, chère à Buchez. Après le règne holistique du catholicisme où le collectif écrasait l’individu et la liberté, est venu le règne du protestantisme où l’individualisme sans frein détruit le collectif et l’égalité, et devra venir le règne du socialisme, « Nouveau Christianisme », qui réconciliera et équilibrera les deux tendances dans la République démocratique et sociale en ne sacrifiant rien de la formule « Liberté, Fraternité, Égalité, Unité ». Faisant du droit au travail un devoir de l’État envers les citoyens, fondé sur la notion de droit à l’existence, en même temps qu’une créance, qu’un droit idéalement opposable devant n’importe quelle juridiction, sans pour autant perdre son caractère de droit social, Louis Blanc pose néanmoins le présupposé de la Fraternité. Mot d’ordre de la révolution de 1848 qui l’inscrit définitivement comme la devise de la République, la Fraternité comme la Solidarité, est pour Louis Blanc le préalable et l’aboutissement logique du droit au travail. Dans la mesure où Blanc distingue en l’homme deux propriétés — les besoins et les facultés —, les droits que procure la première propriété sont indissociables des devoirs qu’entraîne la seconde. Or, ces deux propriétés sont liées, au même titre que droit et devoir, sont liés dans la mesure où elles s’inscrivent dans une organisation du travail aux bases socialistes. Elles ne peuvent être fondées que sur le sentiment de fraternité. C’est effectivement le sens qui est donné à l’idée « À chacun suivant ses facultés, là est le devoir ; à chacun selon ses besoins, là est le droit ».

Cette conception implique une définition propre du droit, de la liberté, de la propriété et du travail. Pour faire passer ce droit du qualificatif de dette de l’État à celui de créance, Louis Blanc pense aux mécanismes idoines et poursuit sa quête en polémiquant avec tous ceux qui le critiquent. En effet ce droit impliquerait une Fraternité à laquelle Tocqueville ou l’économiste libéral Frédéric Bastiat s’opposent parce qu’« obligatoire » et donc contraire à la libre spontanéité qu’elle suppose normalement. On voit alors poindre déjà dans les discours conservateurs et libéraux, la critique de l’assistanat et l’interventionnisme économique comme une tyrannie de l’Etat « pourvoyeur de toutes les existences » de même qu’on retrouve les anathèmes et disqualifications pour utopisme chimérique contraire à la nature égoïste de l’homme. Les socialistes considèrent eux que l’altruisme est tout autant inhérent à l’homme et que l’égoïsme n’exclut en rien la solidarité. Ils distinguent dès lors la solidarité égoïste de la solidarité altruiste, la seconde menant évidemment à l’association libre des travailleurs. « Si le Socialisme arrivait au pouvoir, il fournirait aux aptitudes diverses le moyen de se manifester, les encouragerait à choisir, et, ouvrant ainsi carrière à la première des libertés, celles des vocations, il hâterait l’heure désirée où chacun, dans l’atelier social, sera employé non plus d’après le hasard de la naissance, mais suivant les indications de la nature. » écrit Louis Blanc. En effet, si l’État organise, il ne régente pas, il encourage et favorise l’association par un crédit avantageux tout en laissant la liberté aux travailleurs. Au non possumus du laisser-faire, Louis Blanc ne veut pas faire une réponse à la Néron, « Non : Du pain gagné par le travail ! » affirme-t-il. Ce socialisme fraternitaire, associationniste et interclassiste teinté de déisme christianisant va se heurter à la violence du conservatisme politique.

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Les journées de Juin 1848 contre la fermeture des Ateliers Nationaux, réprimées par le général Cavaignac. Tableau de Horace Vernet. © Deutsches Historisches Museum

L’échec du socialisme de 1848

La Commission du Luxembourg siège dès le 1er Mars. Elle est organisée en « Parlement du travail » qui fonde sa législation sur une conciliation entre 231 délégués patronaux et 242 délégués ouvriers (chiffre doublé au bout d’un mois). Elle réalise la « réduction du nombre des heures de travail » à Paris et en province, l’interdiction du marchandage (« c’est à dire de l’exploitation des ouvriers par des sous-entrepreneurs de travaux »), elle élabore des projets de protection des travailleurs et crée un certain nombre d’associations ouvrières et agricoles. Elle défend l’idée d’un droit au logement et la création d’établissements (inspirés des Phalanstères de Fourier) pour y pourvoir.

Elle est aussi à l’initiative de la création de bureaux de placement pour les chômeurs, supprimant les intermédiaires et établissant des tableaux statistiques de l’offre et de la demande de travail. En proie au problème de l’immigration du travail et à la xénophobie au sein de la classe ouvrière, elle « place sous la sauvegarde des travailleurs français les travailleurs étrangers qu’emploie la France et […] confie l’honneur de la République hospitalière à la générosité du peuple. » En outre, préfigurant le conseil des Prud’hommes, elle met en place une « Haute cour de conciliation », véritable tribunal arbitral du travail.

Néanmoins, l’Hôtel de Ville crée de façon concurrente des Ateliers Nationaux pour résoudre le problème du travail. Ces ateliers, véritable caricature volontaire des idées socialistes, sont en réalité une réminiscence des ateliers de charité d’ancien régime. Ils ne réorganisent pas le travail à la façon de l’atelier social, mais sont une solution précaire qui envenime la situation. Cette charité maquillée s’effectue sur la base de travaux (bien souvent de terrassement) inutiles et donc insultants pour les travailleurs. On est bien loin de l’organisation du travail fondée autant sur l’utilité productive que sur l’épanouissement des travailleurs dans la dignité.

Le droit au travail se solde finalement par un échec et le triomphe du républicanisme libéral des modérés puis enfin des conservateurs. Les élections à la constituante ont lieu le 23 avril (malgré la tentative désespérée des socialistes de repousser l’échéance de l’élection) et amènent une assemblée de républicains dit « du lendemain », peu acquis aux idées nouvelles. Du fait du résultat médiocre du camp socialiste aux élections, le rapport de forces devient moins favorable aux idées de Louis Blanc et à son ministère du travail qui voulait « sans secousse, l’abolition du prolétariat ». Armand Barbès prend alors la défense de son camarade qui « a bien mérité de la patrie ». Son intervention résume assez bien le divorce consommé entre républicains : « Il y a deux écoles : l’une est pour le laissez faire et le laissez passer ; l’autre dit que dans toutes ces questions de travail, l’État doit intervenir, proscrire le mal, faire triompher le bien. Louis Blanc s’est dévoué à cette dernière ».

Une manifestation le 15 mai (en solidarité avec la Pologne) évolue en journée révolutionnaire et en invasion du palais Bourbon et de l’Hôtel de Ville. Les insurgés tentent alors d’imposer les idées de la deuxième école mais, impréparés, ils échouent. L’extrême-gauche, accusée de complot, se retrouve décapitée de ses principaux chefs qui sont arrêtés (pour être traduit devant la Haute Cour de justice de Bourges) ou, comme Louis Blanc, obligés de fuir. On dénigre le droit au travail et on décide même de fermer les Ateliers Nationaux (seuls subsides des ouvriers parisiens pour pourvoir à leur existence). Le reste de la gauche qui s’oppose à leur suppression est alors balayée au moment des journées de Juin ou le général Eugène Cavaignac massacre les ouvriers parisiens insurgés (5 à 6000 morts). Les Associations sont alors persécutées comme des sociétés politiques déguisées. Le prolétariat subit ce que Benoît Malon appellera sa deuxième défaite (préfiguration de sa troisième défaite que sera la Commune de Paris de 1871). La conception du travail et de la propriété qui triomphe est donc celle bourgeoise d’Adolphe Thiers que le gendre de Marx, Paul Lafargue, moquera dans son ouvrage Le Droit à la Paresse. La République sera dès lors conservatrice.

Malgré le réquisitoire de Proudhon (prochain sur la liste des proscrits) et sa célèbre phrase du 31 juillet : « Ou la propriété emportera la République, ou la République emportera la propriété », c’est un vague droit à l’assistance qui est proclamé dans la Constitution du 4 novembre 1848, celle-là même qui crée pour la première fois la fonction de président de la République. Or, l’assemblée législative qui suit, plus conservatrice encore que la constituante, avec la loi du 31 mai 1850, revient sur le suffrage universel et donne au président Louis-Napoléon (élu depuis le 20 novembre 1848) une justification à son coup d’État du 2 décembre 1851 (qui prétendra le rétablir). Le prince-président, rédacteur en 1844 de L’Extinction du Paupérisme, brochure socialisante, trouvera également un soutien auprès des ouvriers face une république antidémocratique et antisociale. Louis-Napoléon, qui avait rencontré Louis Blanc au fort de Ham en 1844, impose une image de lui bien plus sociale que la république qu’il renverse.

Là où Blanc prend, pour Marx dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, l’allure d’un « Robespierre-farce », c’est par son échec au sein d’un gouvernement dont il n’avait, contrairement à Robespierre au sein du Comité de Salut Public, ni le contrôle ni la maîtrise, pas plus qu’il n’avait la maîtrise du peuple de Paris. Il sera alors oublié par les historiographies anarchistes (lui préférant Proudhon) et marxistes (lui préférant Blanqui, qui aura d’ailleurs des mots durs à son endroit). Lénine écrira plus tard un texte intitulé À la manière de Louis Blanc établissant une analogie entre le président de la Commission du Luxembourg avec le chef socialiste-révolutionnaire du gouvernement provisoire russe en 1917, Alexandre Kerenski, faisant du premier un exemple « tristement célèbre […] qui ne servait en réalité qu’à affermir l’influence de la bourgeoisie sur le prolétariat ». Ce jugement est cependant celui d’un révolutionnaire qui juge a posteriori pour ne reproduire ni les erreurs de 1848, ni celles de la Commune ni même celles de 1905. Cependant, les idées de Blanc seront reprises par le mouvement ouvrier puis par le PCF après la Libération. La constitutionnalisation des droits-créances, comme le droit au travail, revient à l’ordre du jour lorsque le rapport de force au lendemain de la Seconde Guerre mondiale permet à la constituante de 1946 et à sa majorité socialo-communiste d’imposer le droit à l’emploi dans le préambule de la constitution. Ainsi, les fameux conquis sociaux se frayent un chemin. Toujours dans le bloc de constitutionnalité, ce droit voit néanmoins sa réalisation fondée sur une obligation de moyens et non de résultats qui relativise sa portée.

Si Louis Blanc évoque aujourd’hui davantage une station de métro qu’un concepteur du socialisme, on remarque que ses idées sont néanmoins toujours pour partie d’actualité. Les questions du chômage et, de manière plus large, du travail sont au cœur des problèmes politiques et des luttes du XXIème siècle. Des « États-Généraux du travail » pour repenser l’organisation de celui-ci, s’imposeront peut-être à nouveau pour chercher à résoudre ces problèmes fondamentaux.

 

La responsabilité de la presse dans la répression de la Commune de Paris

©BNF. Hippolyte de Villemessant. L’image est dans le domaine public.

La répression de la Commune est sans conteste le massacre le plus sanglant de l’histoire de Paris. La Semaine Sanglante, qui s’est déroulée du 21 au 28 mai 1871, s’est soldée par la mort de 30.000 Communards. Les massacres ont été suivis d’exécutions systématiques et de déportations massives. Les survivants ont été soumis à des persécutions et des humiliations sans nombre. Cet épisode est relativement méconnu par l’histoire officielle. Le rôle des élites intellectuelles et médiatiques françaises face à ce massacre demeure en particulier très peu connu.

La presse et les intellectuels jouissent en France d’un prestige peu commun. Le refrain est connu : si la démocratie est aussi profondément enracinée en France, c’est grâce au rôle de la presse, de ses intellectuels médiatiques et des personnalités “engagées” à qui elle donne de la visibilité. Cette analyse est acceptée et ressassée à l’envie dans le débat public. Elle prend du plomb dans l’aile si on analyse le rôle des journalistes et “intellectuels” (le terme est anachronique car il apparaît avec l’Affaire Dreyfus) lors de la répression de la Commune de Paris, l’une des crises sociales les plus violentes de l’histoire de France.

La grande presse et les intellectuels font bloc contre la Commune

Adolphe Thiers, qui a dirigé la répression de la Commune, passait, aux yeux d’une partie de la presse, pour un modéré. ©jcosmas, André-Adolphe Eugène Disdéri. L’image est dans le domaine public. 

Dès le commencement du soulèvement, les élites conservatrices appellent le gouvernement d’Adolphe Thiers à châtier durement les Communards. Louis Veuillot, dans le quotidien monarchiste l’Univers, s’en prend à la mollesse supposée d’Adolphe Thiers : “le gouvernement de Paris est pitoyable, il laisse la ville sans défense. Ô, Dieu de nos pères, suscitez-nous un homme !”. La Comtesse de Ségur écrit : “M. Thiers ne veut rien faire qui contrarie les rouges (…) Saint Thiers a pour ces abominables scélérats des tendresses paternelles”. Le camp monarchiste s’impatiente. Il n’est pas le seul. La presse républicaine “modérée” (par opposition aux républicains “jacobins”, favorables à la Commune) rejoint peu à peu le concert des appels à la répression. Dès le 19 mars, un article du quotidien “d’union républicaine” l’Electeur libre condamne le soulèvement de la Commune : “tout homme de coeur se lèvera pour mettre un terme à de semblables forfaits“. On peut lire dans le Drapeau tricolore, quotidien républicain modéré: “dût-on noyer cette insurrection dans le sang, dût-on l’ensevelir sous les ruines de la ville en feu, il n’y a pas de compromis possible“.

“Allons, honnêtes gens, un coup de main pour en finir avec la vermine démocratique et sociale, nous devons traquer comme des bêtes fauves ceux qui se cachent”

Le massacre commence, au grand soulagement de ceux qui l’avaient réclamé pendant des semaines. “Quel honneur ! Notre armée a vengé ses désastres par une victoire inestimable”, écrit un rédacteur du Journal des Débats, républicain modéré.Le règne des scélérats est fini”, peut-on lire dans l’Opinion publique, républicain modéré et anticlérical. “Aux armes ! Bruit sinistre qui me remplit de joie et sonne pour Paris l’agonie de l’odieuse tyrannie”, avoue Edmond de Goncourt. Certains y voient l’occasion d’en finir avec le péril rouge. “Il faut faire la chasse aux Communeux !”, proclame un journaliste du quotidien libéral Bien public. Un article du Figaro appelle sans détours à un massacre sanglant : “Il reste à M. Thiers une tâche importante : celle de purger Paris. Jamais occasion pareille ne se présentera (…) Allons, honnêtes gens, un coup de main pour en finir avec la vermine démocratique et sociale, nous devons traquer comme des bêtes fauves ceux qui se cachent. Le poète Leconte de Lisle souhaite “déporter toute la canaille parisienne, mâles, femelles et petits”. Renan, dans ses dialogues philosophiques, en appelle à une “élite de privilégiés, qui régneraient par la terreur absolue”. Emile Zola écrit : “Le bain de sang que le peuple de Paris vient de prendre était peut-être d’une horrible nécessité pour calmer certaines de ses fièvres”. Le futur auteur de Germinal, dont la sensibilité à la souffrance ouvrière était indéniable, éprouve alors la crainte d’une insurrection populaire, dont il ne s’est jamais départi.

“Vous avez laissé violer Paris, avouez-le, par haine de la Révolution !”

George Sand. L’image est dans le domaine public.

Pourquoi une telle fureur contre la Commune ? Désabusés par la Révolution de 1848 à laquelle beaucoup avaient pris part, les intellectuels de 1871 étaient devenus plus conservateurs ; Jules Vallès, communard, et Victor Hugo, conservateur devenu républicain et socialiste, constituent les deux exceptions les plus notables. La plupart n’étaient pas prêts à accepter une révolution aussi radicale. La romancière George Sand, qui avait conservé des sympathies socialistes et républicaines, s’est montrée très hostile à la Commune par crainte de perdre ses biens matériels ; “mon mobilier est sauvé !”, écrit-elle lorsque la répression commence ; “les exécutions vont bon train, c’est justice et nécessité”. Quant à la grande presse subventionnée par les grands capitaux, elle a dans la grande majorité des cas emboîté le pas aux classes dominantes pour des raisons similaires.

Les mesures politiques et sociales mises en place par la Commune ont terrifié mais aussi stupéfié les grands possédants par leur caractère révolutionnaire ; on le constate à la lecture des journaux et des correspondances de l’époque. La réaction de Flaubert aux lois sociales votées par la Commune est symptomatique : “le gouvernement se mêle maintenant du droit naturel !”. Imposer des réglementations à l’ordre social et économique, cela équivalait pour lui (comme pour tant d’autres) à intervenir dans le droit naturel, à défier les lois immuables de l’économie et de la société. Plus prosaïquement, le Duc de Broglie voyait dans la Commune “le refus de la plèbe d’admettre l’ascendant des classes supérieures” ; en conséquence, la plèbe devait être châtiée. Jules Vallès n’avait pas tort, lorsqu’il écrivait dans son journal le Cri du Peuple : “vous avez laissé violer Paris, avouez-le, par haine de la Révolution”.

La scission entre le peuple et les élites

Jean Jaurès. L’image est dans le domaine public.

La répression de la Commune de Paris signe l’arrêt de mort du jacobinisme, mouvance républicaine issue de la Révolution Française à la fois sociale et populiste. Sociale, parce que l’égalité civique est indissociable de l’égalité sociale  dans la pensée jacobine ; populiste, parce que les jacobins souhaitaient mettre en place une démocratie semi-directe, qui impliquerait directement le peuple dans les affaires publiques et lui donnerait un pouvoir réel. Les républicains “jacobins” s’opposaient aux républicains “modérés”, très hostiles à des réformes sociales égalitaires et à toute idée de démocratie directe. Les républicains jacobins ont été exterminés durant la Commune aux côtés de leurs alliés socialistes, anarchistes et collectivistes. C’est le républicanisme “modéré” qui a triomphé et est arrivé à la tête de la France en 1877. Il a fallu tous les efforts colossaux d’un Jean Jaurès pour réconcilier le mouvement ouvrier et la République, le drapeau rouge et le drapeau tricolore.

Le massacre de la Commune a donc instauré une scission durable entre les élites républicaines (modérées), parlementaires, journalistes et intellectuels d’une part, et le mouvement ouvrier et populaire de l’autre. Le rôle de la presse et des intellectuels sous la Commune n’y est pas pour rien. La presse, qualifiée de “figariste”, était d’ailleurs l’une des cibles favorites des Communards ; les locaux du Figaro et du Gaulois ont été saccagés par des ouvriers parisiens durant la brève existence de la Commune. Cette scission entre les élites médiatiques et le peuple a-t-elle jamais été résorbée ? Toutes proportions gardées, ne peut-on pas expliquer la défiance actuelle de la population vis-à-vis de la grande presse par la révérence de celle-ci à l’égard du pouvoir, par la violence qu’elle déploie contre les mouvements de contestation ? Le phénomène populiste contemporain, c’est-à-dire le rejet populaire des élites politiques et médiatiques, n’est-il pas largement imputable au rôle de cette presse qui prend, depuis deux siècles, le parti des puissants contre leurs opposants ?

Pour aller plus loin :

  • Histoire de la Commune de 1871, Prosper-Olivier Lissagaray (témoignage d’un Communard)
  • Les écrivains contre la Commune, Paul Lidsky
  • Les origines de la Commune, Henri Guillemin

Crédits photo : ©BNF. Hippolyte de Villemessant. L’image est dans le domaine public.

La mémoire de la Commune ou l’histoire écrite par les vainqueurs

© Saint-Denis, musée d’art et d’histoire – Cliché I. Andréani. L’image est dans le domaine public

Alors qu’on commémore cette semaine le 146e anniversaire de la Semaine sanglante, qui a vu les troupes réactionnaires de Versailles écraser dans le sang la révolution sociale parisienne, l’hostilité des puissants à l’égard de la Commune semble perdurer. Absence relative dans les manuels scolaires, publications grand public à charge, 1871 semble susciter toujours autant de rancoeur chez certains. En témoigne le lamentable article de Yann Moix récemment paru dans Marianne.

Juillet 1870, la France déclare la guerre à la Prusse. En moins de deux mois, les troupes françaises sont mises en déroute, Napoléon III est capturé à Sedan le 2 septembre, la république est proclamée le 4 à l’Hôtel de Ville de Paris. Après une résistance de quelques mois, l’armistice est signé le 28 janvier 1871. Le 8 février, les élections législatives donnent à la France une majorité monarchiste favorable à la paix. Paris, majoritairement favorable à la poursuite de la guerre, a élu des républicains radicaux, à l’instar de Giuseppe Garibaldi et Louis Blanc. La défense de la paix est vite identifiée à une velléité de restauration monarchique, et patriotisme et républicanisme se confondent en grande partie au sein de la population parisienne. En mars, le nouveau chef du pouvoir exécutif, Adolphe Thiers, décide du déménagement de l’Assemblée de Paris à Versailles. Le 18 mars, il ordonne une opération militaire dans le but de récupérer les canons de la Butte Montmartre, aux mains de la garde nationale. La population parisienne s’y oppose et les soldats du 88e régiment de ligne refusent d’obéir aux ordres et de tirer sur la foule : c’est le début de l’insurrection, Thiers ordonne le repli général sur Versailles. Le 28 mars, la Commune de Paris est proclamée. En l’espace de deux mois, elle tente d’instaurer la république sociale chère aux révolutionnaires de 1848 : peine perdue, elle est écrasée dans le sang lors de la Semaine sanglante, du 21 au 28 mai 1871. Immédiatement victime d’une légende noire, la Commune voit son héritage sali par la propagande versaillaise qui perdure encore aujourd’hui.

Le discours anti-communard : une hostilité vieille de plus d’un siècle

Dans une lettre à Emmanuel Macron, parue dans le Marianne du 19 mai, Yann Moix conjure le président nouvellement élu de « n’avoir point peur de la rue » et d’appliquer son programme quoi qu’il en coûte. Les opposants et autres manifestants, explique-t-il, ne sont qu’une infime minorité prenant en otage la majorité du peuple français qui, bien entendu, souhaite l’application du programme d’En Marche!. Moix se livre alors à une savoureuse analogie historique, rappelant que « sous la Commune, l’immense majorité des Parisiens était prise en otage par la folie rouge. »
Ce discours s’inscrit de manière frappante dans la continuité de celui de la plupart des grands écrivains contemporains de 1871. Dès le lendemain de la Semaine sanglante, la Commune fait l’objet d’une intense lutte mémorielle. La voix des dirigeants communards, pour la plupart réfugiés en Angleterre, porte peu au cours de la décennie qui suit l’évènement. Les Versaillais détiennent un quasi monopole de la mémoire de la Commune et s’emploient à faire de cette dernière « une récapitulation de toutes les barbaries, une apocalypse rouge, un mal métaphysique inouï » (Eric Fournier, La Commune n’est pas morte, p. 17). Les plus grands noms de la scène littéraire de l’époque mettent leur plume au service de la propagande anti-communarde de l’Ordre moral. Paul Lidsky, dans Les Ecrivains contre la Commune, nous offre une anthologie aussi sidérante qu’effrayante des textes des plus éminents artistes de l’époque. « Sauvé, sauvé ! Paris était au pouvoir des nègres ! » peut-on lire sous la plume d’Alphonse Daudet au lendemain de la répression. Dans une lettre à Georges Sand, Gustave Flaubert écrit : « Le peuple est un éternel mineur. Je hais la démocratie. (…) Le premier remède serait d’en finir avec le suffrage universel, la honte de l’esprit humain. (…) L’instruction obligatoire et gratuite n’y fera rien qu’augmenter le nombre des imbéciles. Le plus pressé est d’instruire les riches qui, en somme, sont les plus forts. » Emile Zola lui-même affirme que « Le bain de sang que [le peuple de Paris] vient de prendre était peut-être d’une horrible nécessité pour calmer certaines de ses fièvres. Vous le verrez maintenant grandir en sagesse et en splendeur. » Victor Hugo, aux côtés de Georges Clemenceau et de quelques autres, se retrouve bien seul à défendre les communards. Ce type de discours s’inscrit dans le registre de la psychologie des foules, très en vogue à l’époque. Théorisée par Gustave le Bon, elle est fondée sur la crainte du peuple. Celui-ci, lorsqu’il se transforme en « foule », deviendrait une masse stupide et grégaire, susceptible de suivre n’importe quel leader qui flatterait de manière démagogique ses bas instincts. Un discours qui réapparait aujourd’hui, sous la forme de la dénonciation du populisme. Dans Les Echos du 7 mai, Didier Cozin nous explique ainsi que « le populisme se nourrit d’une éducation défaillante ». Comprendre : le peuple décérébré et inculte est décidément bien crédule, il cède bien facilement aux sirènes de la démagogie.

Le mémoire positive de la Commune : tentative de réappropriation communiste

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k402086c.item
Une de l’Humanité, 30 mais 1926. ©Gallica. BNF. L’image est dans le domaine public.

Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour voir le mouvement révolutionnaire français tenter de construire une mémoire positive de la Commune. En 1880, le mouvement ouvrier organise la première « montée au mur des fédérés » : un cortège commémoratif sous haute surveillance policière prend la direction du cimetière du Père Lachaise, où ont été exécutés les derniers communards. Toutefois, la gauche est encore trop affaiblie pour parvenir à imposer une mémoire positive de l’événement. Le tournant s’opère avec l’unification du mouvement socialiste en 1905 et la création de la SFIO, qui parvient progressivement à s’arroger le monopole de la mémoire de 1871 : dès 1908, les socialistes sont majoritaires lors de la montée au mur des Fédérés et le service d’ordre du parti s’emploie à tenir à l’écart les éléments perturbateurs (notamment les anarchistes). Au début des années 1920, toutefois, le parti communiste nouvellement crée dispute l’héritage de la Commune aux socialistes. En 1921, au Père Lachaise, le rapport de force est en faveur du PCF, il est écrasant : 20 000 militants communistes contre 1000 socialistes. La réappropriation de l’événement est importante pour le parti, qui en fait l’événement annonciateur de la Révolution d’Octobre 1917 : « En 1871 et en 1917 furent offerts deux exemplaires de Révolution qui désormais resteront indissolublement unies et complémentaires » peut-on lire dans l’Humanité du 30 mai 1926. Zéphirin Camélinat, l’un des derniers communards vivants, apporte ainsi son onction au PCF en 1926 : au cours d’une cérémonie organisée par les communistes, il remet le drapeau des vétérans de la Commune aux Groupes de défense antifascistes (GDA), fer de lance du service d’ordre du parti. Durant l’Entre-deux-guerres émerge donc une mémoire positive de la Commune, portée par le parti communiste et les historiens marxistes : l’événement est devenu un référent essentiel du discours de la gauche. Chaque année, au cours de la période 1930-1940, des dizaines de milliers de personnes se rassemblent fin mai au cimetière du Père Lachaise pour commémorer l’événement.

Programmes scolaires et publications grand public : persistance de la mémoire négative de la Commune

Cette mémoire décline progressivement après 1945. Dans le panthéon communiste, la Commune est peu à peu remplacée par la mémoire de l’engagement dans la Résistance du « parti des 75 000 fusillés. » Le nombre de participants à la montée au Mur décroit rapidement : 60 000 en 1945, 16 000 en 1949, 3000 en 1959. La Commune semble perdre de l’importance dans l’appareil de références de la gauche, au profit de l’antifascisme du Front populaire et de la Résistance.

La mémoire hostile à la Commune, elle, perdure bel et bien. L’événement occupe une place très réduite dans les programmes scolaires, à tel point que nombre de gens n’entendent réellement parler de 1871 qu’après le baccalauréat, au cours des études supérieures ou au détour de lectures personnelles. Du côté des publications grand public, le bilan est pire encore. Si les travaux universitaires (notamment ceux de Jacques Rougerie et de Robert Tombs, qui se sont efforcés de faire paraître des synthèses accessibles à tous) sont généralement plutôt bienveillants à l’égard de la Commune, il n’en va pas de même pour les ouvrages de vulgarisation historique souvent rédigés par des éditorialistes en mal de notoriété et cherchant à se prévaloir d’un certain verni culturel. Evoquons quelques exemples (relevés par Eric Fournier, dans La Commune n’est pas morte, 2013). Dans son best-seller Métronome, qui propose une promenade historique à travers Paris, le comédien Lorànt Deutsch nous livre une illustration saisissante de la permanence de la mémoire versaillaise, réduisant la Commune à acte de vandalisme, se scandalisant de la destruction de la colonne de la Bastille par les communards. Un discours qui fait écho au mythe des pétroleuses. Répandu à la fin du XIXe siècle, il met en scène des femmes accusées d’avoir allumé des incendies partout dans Paris, et mêle ainsi crainte et haine du peuple et plus particulièrement des femmes. Dans Historiquement correct (2003, vendu à 120 000 exemplaires), Jean Sévilla décrit la Commune comme « soixante-douze jours d’anarchie au cours desquels un pouvoir insurrectionnel a régné par la terreur sur la capitale. » Et Sévilla d’évoquer à plusieurs reprises l’alcoolisme supposé des communards : « L’absinthe dont la consommation a augmenté de 500% fait des ravages. C’est dans une atmosphère enivrée et enfumée que les adhérents des clubs discutent jusqu’à l’aube de la révolution sociale. » Le propos n’est pas neuf. Paul de Saint Victor écrit ainsi, en 1871, que « l’ivrognerie était l’élément de cette révolution crapuleuse. Une vapeur d’alcool flottait sur l’effervescence de la plèbe. La bouteille fut l’un des instruments du règne de la Commune. »

Le discours de Sévilla, comme celui tenu il y a quelques jours par Yann Moix dans les colonnes de Marianne, pourrait avoir été écrit presque mot pour mot par quelque écrivain réactionnaire au lendemain de la Commune. Il illustre une étonnante permanence du discours hostile à l’événement. Un discours qui fait fi de toute réalité historique. Un discours que, malheureusement, il faut encore combattre sans relâche. Un discours qui témoigne d’une peur presque panique du peuple et de son intrusion sur la scène politique. Peur qui continue de hanter, depuis plus d’un siècle, les élites oligarchiques.

Il ne s’agit pas ici d’idéaliser la Commune, expérience faite d’hésitations, de tâtonnements, d’erreurs parfois. La Commune fut motivée par le rejet du monarchisme et de la capitulation face à la Prusse. Elle tenta, en l’espace de deux mois, de poursuivre et d’achever la Révolution française : moratoire sur les dettes, réquisition des ateliers abandonnés au profit des coopératives ouvrières, interdiction du travail de nuit dans les boulangeries, élection des fonctionnaires… La Commune fut, en définitive, une tentative de réalisation de la république sociale que Jaurès, quelques années plus tard, appela de ses voeux.

Crédits photos  :

  • Ernest Pichio, Le Triomphe de l’ordre, lithographie, 1875, Wikimedia Commons. © Saint-Denis, musée d’art et d’histoire – Cliché I. Andréani. L’image est dans le domaine public

Pour aller plus loin :

Synthèses sur la Commune :

ROUGERIE Jacques, La Commune de 1871, PUF, 1988.

TOMBS Robert, Paris, bivouac des révolutions. La Commune de 1871, Libertalia, 2014.

Mémoire de la Commune :

FOURNIER Eric, La Commune n’est pas morte. Les usages politiques du passé de 1871 à nos jours, Paris, Libertalia, 2014.

REBERIOUX Madeleine, « Le mur des Fédérés », dans NORA Pierre (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984, vol. I

TARTAKOWSKY Danielle, Nous irons chanter sur vos tombes. Le Père-Lachaise, XIXe et XXe siècles, Paris, Aubier, 1999.

La Commune de Paris, révolution démocratique et sociale écrasée dans le sang

Les programmes scolaires se focalisent sur les réalisations de la IIIème République : libertés publiques, réformes scolaires, laïcité… Ils passent sous silence le fait que ces mesures avaient déjà été mises en place, bien avant Jules Ferry et Aristide Briand. En l’espace de deux mois, de mars à mai 1871, la Commune de Paris avait réalisé ce que la IIIème République a mis trente ans à accomplir. Comment expliquer le silence, ou l’embarras, de l’historiographie républicaine dominante à propos des Communards et de leur oeuvre républicaine ? Ils se comprennent d’autant moins que la Commune visait à libérer la France du joug prussien et à défendre son intégrité vis-à-vis de la puissance montante à l’Est obsession de la IIIème République s’il en fut. C’est que la Commune, par sa radicalité sociale, a profondément fracturé le camp républicain, et continue aujourd’hui encore de le faire. 


En 1870, le Second Empire vacille. Après plus de vingt ans à la tête de l’État, Napoléon III laisse en place une France en pleine ébullition. La situation sociale est délétère et l’industrialisation encourage la concentration d’un nouveau prolétariat dans les villes. La grande pauvreté couplée à des conditions sanitaires désastreuses provoque des taux de mortalité vertigineux ; la probabilité de mourir avant cinq ans, pour un enfant né dans le département de la Seine avoisine les 40 % durant toute la durée du Second Empire… (1)

Le spectre de Valmy

La loi, mal appliquée, limite le travail journalier à 11 heures à Paris et 12 heures en province ; elle autorise de nombreuses dérogations. La surexploitation qui règne dans les entreprises confère un écho aux discours socialistes qui inquiète les classes possédantes. Cet élément est structurant à plus d’un titre. Il permet de comprendre pourquoi une partie du camp républicain considérera la Commune avec hostilité, jusqu’à se joindre aux Versaillais. Il permet également de comprendre pourquoi les classes supérieures ont assisté à l’invasion de la France par les Prussiens avec tant de résignation. S’y opposer aurait impliqué de mobiliser la population en armes. Mais pouvait-on ressusciter Valmy sans faire renaître les sans-culottes de l’an II ?

Dans ses Considérations sur les principaux événements de la révolution française, Germaine de Staël évoque la victoire des révolutionnaires de 1792 contre les monarchies européennes… Au prix d’une levée en masse et d’un élan populaire qui ont culminé dans la Terreur : « Le peuple était animé d’une fureur aussi fatale dans l’intérieur qu’invincible au dehors (…) Tout faisait croire aux gens de la classe ouvrière que le joug de la disparité des fortunes allait enfin cesser de peser sur eux (…) et l’ordre social, dont le secret consiste dans la patience du grand nombre, parut soudain menacé. L’esprit militaire n’avait pour but alors que la défense de la patrie (…) jusqu’au moment où un homme [Robespierre ndlr] a tourné contre la liberté même les légions sorties de terre pour la défendre ».(2) « Défendre la patrie » en même temps que « l’ordre social » ? En 1870 l’équation paraissait impossible à résoudre. 

Dans le Cri du peuple, on peut lire : « la France est maintenant sur la croix, et jamais les clous n’ont été fournis par tant de Judas ni enfoncés par tant de bourreaux ».

C’est ainsi que l’on peut comprendre la tiédeur du « Gouvernement de défense nationale ». Cette coalition de républicains modérés et de monarchistes, mise en place en 1870 pour faire face aux troupes prussiennes, a en effet été condamnée à l’inaction par son refus de mobiliser la population de Paris.

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Victor Hugo photographié par Nadar en 1878.

Le camp « républicain », s’était uni pour faire chuter le Second empire. Il ne tarde pas à se fracturer. Bientôt, les clivages n’opposent plus les républicains aux anti-républicains, mais ceux qui souhaitent la levée en masse pour chasser les envahisseurs prussiens à ceux qui y sont hostiles. Parmi ces derniers la quasi-totalité du camp monarchiste, mais aussi un grand nombre de « républicains modérés ».

Parmi les partisans d’une guerre totale contre les Prussiens, on trouve de futurs « grands noms » de la IIIème République, comme Léon Gambetta ou Victor Hugo. On trouve aussi les républicains les plus radicaux, comme Jules Vallès ou Auguste Blanqui. La plupart d’entre eux s’étaient opposés à l’entrée en guerre de la France avec la Prusse, souhaitée par Napoléon III. Mais une fois l’armée française vaincue et les troupes prussiennes présentes en France, ils se rallient à la défense nationale. S’ils n’approuvent pas le gouvernement conservateur en place, ils estiment que l’indépendance de la France est la première condition pour l’édification d’une société démocratique et égalitaire.

Le Gouvernement de Défense Nationale ne l’entend pas de cette oreille. Au sommet de l’État et dans les plus hautes sphères de l’État-major, certains préfèrent collaborer avec la Prusse et signer un armistice plutôt que de courir le risque d’une insurrection populaire.(3) D’autres estiment que la situation militaire est désespérée et que mieux vaut chercher les conditions d’une paix honorable. En conséquence, le gouvernement joue l’attentisme et décourage les tentatives trop hardies de désencerclement de Paris.

La femme d’Edgard Quinet, membre du Gouvernement de Défense Nationale, écrit : « si Paris s’aperçoit un jour qu’on l’a trompée, le revirement sera terrible ».(4) Inévitablement, les Parisiens finissent par soupçonner le gouvernement de mettre relativement peu de zèle à défendre leur cause. Jules Vallès, rédacteur en chef du journal Le Cri du Peuple, écrit : « la France est maintenant sur la croix, et jamais les clous n’ont été fournis par tant de Judas ni enfoncés par tant de bourreaux ».(5) Blanqui, l’un des représentants les plus radicaux du mouvement socialiste, écrit dans son journal La patrie en danger le 15 janvier : « le cœur se serre au soupçon d’un immense mensonge ». Il dénonce « l’abominable comédie » que constitue ce Gouvernement de Défense Nationale qui prétend défendre la France mais refuse de donner au peuple les moyens d’en chasser les Prussiens. Conscient de son influence sur l’opinion, le Gouvernement de Défense Nationale le fait arrêter et mettre en prison. C’est la première étape d’une longue escalade.

Blanqui
Auguste Blanqui © Auteur inconnu

Le 18 mars 1871, le Gouvernement de Défense Nationale ordonne le désarmement de Paris. Partout dans Paris, des troupes s’activent pour retirer l’attirail qui permettait de défendre la capitale. Mais sur la butte de Montmartre, les ouvriers parisiens refusent qu’on leur retire les canons. Les soldats envoyés pour désarmer Montmartre reçoivent l’ordre de tirer sur les ouvriers ; ils refusent, finissent par rejoindre les ouvriers et livrer leurs officiers à la fureur vengeresse de la foule. Ainsi débute l’insurrection de la Commune.

« Place à la Commune, place au peuple ! »

Les mouvements républicains et socialistes réclamaient depuis plusieurs semaines la mise en place d’une « Commune » de Paris, dont la fonction serait de défendre Paris à la place du Gouvernement de Défense Nationale, et de secourir sa population victime du froid et de la misère. Sur une affiche placardée en janvier 1871 et co-écrite par Jules Vallès, on peut lire : « Le grand peuple de 89 qui détruit les Bastilles et renverse les trônes, attendra-t-il dans un désespoir inerte, que le froid et la famine aient glacé dans son coeur, dont l’ennemi compte les battements, sa dernière goutte de sang ? ». Elle se conclut sur ces mots : « Réquisitionnement général. Rationnement gratuit. Attaque en masse. Place au peuple ! Place à la Commune ! ».

L’action de la Commune était « toute empreinte de ce sentiment, vaguement socialiste parce qu’humanitaire, mais surtout jacobin, des montagnards de la Convention et de la Commune de 1793, sentiment révolutionnaire que personnifiaient en somme Delescluze à sa façon et les disciples de Blanqui, à la leur »

À la suite du 18 mars, des élections sont convoquées pour diriger cette Commune. Une majorité jacobine est élue, héritière de la tradition républicaine de 1793 et teintée d’éléments socialistes, collectivistes et anarchistes.

Communiste, la Commune ? L’hommage que lui a rendu le mouvement ouvrier tout au long du XXème siècle, la source d’inspiration qu’elle a représenté pour un nombre incalculable de gouvernements socialistes, pourrait le laisser penser. L’historiographie républicaine ayant délaissé la Commune, c’est avant tout la mémoire communiste et anarchiste qui a entretenu son souvenir. L’épithète communiste est en outre fréquemment mobilisé par ses adversaires, dès les premiers jours de son existence.

Communiste, la Commune ne l’était pourtant pas. Son but premier était de défendre la patrie en danger, selon l’expression consacrée. En outre, la doctrine sociale des Jacobins était trop imprécise pour déboucher sur un programme économique cohérent. Gaston da Costa résume : l’action de la Commune était « toute empreinte de ce sentiment, vaguement socialiste parce qu’humanitaire, mais surtout jacobin, des montagnards de la Convention et de la Commune de 1793, sentiment révolutionnaire que personnifiaient en somme Delescluze à sa façon et les disciples de Blanqui, à la leur ».(6)

Elle portait cependant en elle une indéniable dimension populaire et révolutionnaire. Le patriotisme dont se réclamaient les Communards n’était pas le patriotisme qui fut celui de la future IIIème République, ni le chauvinisme d’un Maurras ou d’un Barrès. C’était le patriotisme égalitaire de la Ière République, celui de 1793 et des sans-culottes. La patrie n’était pas pour les Communards une entité tellurique ou géographique. C’était la communauté elle-même, ou plus exactement la « communauté des affections », pour reprendre l’expression de Saint-Just. La défendre, lui donner corps et lui donner vie, impliquait pour les Communards d’en faire la propriété de tous, et pas seulement des plus puissants. Ainsi s’explique la radicalité des mesures politiques prises par la Commune de Paris : la mise en place d’institutions redistributives du pouvoir et de la richesse allait de pair, pour ses représentants, avec la défense physique de la France.

Liberté, égalité, fraternité ou la mort
La Révolution Française, source d’inspiration constante pour la Commune.

La Commune a donc imposé des mesures d’urgence chargées de soulager la population parisienne : extension du remboursement des dettes sur trois ans, interdiction d’expulser un locataire de son logement, rationnement gratuit… Des embryons de mesures sociales sont ensuite votées : interdiction du travail de nuit pour les boulangers, réquisition des entreprises abandonnées par les grands propriétaires ; elles sont gérées en autonomie par les ouvriers, et le travail y est limité à 10 heures par jour.

La Commune met surtout en place les germes d’une démocratie directe. Des Jacobins aux anarchistes, il existait un objectif commun parmi les Communard : l’institution des conditions d’une souveraineté populaire réelle. C’est la raison pour laquelle la Commune a expérimenté la mise en place d’un nouveau contrat entre représentants et représentés, sous la forme du mandat impératif : les élus n’étaient plus considérés comme autonomes de leurs électeurs pendant leur mandature, mais constamment révocables. Les Communards pensaient que sans contrôle des élus par le peuple, sans implication permanente et quotidienne du peuple dans les affaires politiques, sans politisation intense et constante de la vie de chaque citoyen, la démocratie ne serait qu’une coquille vide.

Comme sous la Révolution Française, une multitude de clubs politiques, de sociétés populaires, de journaux essaiment partout dans Paris. Ils favorisent l’implication permanente du peuple dans la vie de la cité. Karl Marx, observateur attentif de cet épisode, s’en réjouissait ; à ses yeux, le suffrage universel sous un régime représentatif permet au peuple « de décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante doit « représenter » et fouler aux pieds le peuple au parlement ». Avec la Commune, ajoutait-il, le suffrage universel donne au peuple les moyens « de remplacer les maîtres toujours hautains du peuple par des serviteurs toujours révocables ».(7)

Dans ce même esprit de concrétisation de la souveraineté populaire, la Commune a encouragé la prise du pouvoir militaire par la population. L’armée de métier a été aboli, et les représentants de la Commune ont poussé chaque citoyen à prendre les armes. Le Comité central de la Commune appelait à la création d’une « milice nationale qui défend les citoyens contre le pouvoir, au lieu d’une armée qui défend le gouvernement contre les citoyens ».

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Louise Michel © J. M. Lopez

Une remise en question aussi radicale de la hiérarchie qui existait entre possédants et travailleurs, entre représentants et représentés, ne pouvait pas ne pas affecter toutes les sphères de la société. Cette effervescence politique a également conduit au questionnement du rôle auquel la société cantonnait traditionnellement les femmes : celles de citoyennes passives, par nature inférieures aux hommes. La Commune a été une expérience politique qui a permis à nombre de femmes de s’impliquer dans la vie de la cité au même titre que les hommes. Ce sont elles qui, à la tête des clubs populaires et des journaux féministes comme la Sociale d’Andrée Léo, ont imposé à la Commune ses mesures sociales les plus avancées. C’est sous la Commune que sont apparues plusieurs des grandes figures du féminisme, comme Louise Michel.

Sur le plan scolaire, la Commune réalise en deux mois ce que la IIIème République a mis trois décennies à imposer. L’école gratuite, laïque et obligatoire pour tous est votée et des écoles sont construites.

On comprend le tabou qui, longtemps, a expurgé de l’historiographie républicaine la Commune de Paris, expérience républicaine s’il en fut. Adolphe Thiers, commanditaire du massacre de la Commune, compte au nombre des « pères fondateurs » de la IIIème République.

Ces mesures, souvent embryonnaires, parfois contradictoires, sont le produit d’une synthèse des différentes tendances républicaines qui ont oeuvré à l’événement. L’absence d’étude détaillée de son oeuvre institutionnelle dans la plupart des ouvrages traitant de l’histoire de la République française interroge.

L’illusion lyrique et les intérêts de classe : les raisons d’un oubli

L’attitude que l’on nommerait aujourd’hui idéaliste des Communards n’est pas pour rien dans l’aura dont ils jouissent encore aujourd’hui – là où Versaillais et Prussiens se sont démarqués par une Realpolitik à toute épreuve. Les mouvements révolutionnaires du XXème siècle ne l’ont pas oublié. Si Lénine a dansé dans la neige, selon une anecdote célèbre, lorsque la durée de la Révolution bolchévique a dépassé celle de la Commune d’une journée, c’est parce que le souvenir de la Semaine sanglante plane encore, comme un spectre, sur la Russie de 1917.

Comme pour les révolutionnaires de 1848, la fraternité est le maître mot des Communards. Jules Vallès, qui compte pourtant parmi les plus radicaux, tente encore de distinguer une « bourgeoisie parasite » d’une « bourgeoisie travailleuse ». Alors que la première « rafle, par des systèmes de banques ténébreux, les bénéfices que font ceux qui se donnent du mal », la seconde, « qui descend en casquette à l’atelier, rôde en sabots dans la boue des usines », « est, par ses angoisses, la soeur du prolétariat ».(8) Le laconisme de Karl Marx en 1848 – « la fraternité dura juste le temps où l’intérêt de la bourgeoisie était frère de l’intérêt du prolétariat » (9) – résonne avec la même cruelle ironie trois décennies plus tard. 

Jules Vallès
Jules Vallès en 1871 © Inconnu

Le 28 mars 1871, qui voit l’organisation d’une gigantesque fête populaire, signe l’apogée de cette illusion lyrique. Sous des drapeaux rouges et tricolores mêlés, 200 000 gardes nationaux défilent.  Jules Vallès, dont l’audience devient considérable sous la Commune de Paris, rend compte de cet enthousiasme dans Le Cri du Peuple : « Ce soleil tiède et clair, le frisson des drapeaux, le murmure de cette révolution qui passe, tranquille et belle comme une rivière bleue (…) notre génération est consolée ! Nous voilà payés de vingt ans de défaites et d’angoisses. » Il ajoute : « Fils des désespérés, tu seras un homme libre ! »(10)

S’il y a bien une caractéristique qui singularise les Communards, c’est cette déconnexion entre l’urgence critique du moment et le caractère utopique de leurs projets. Alors que les Versaillais ont fait preuve d’un sens stratégique aigu et machiavélien, les Communards ont cherché à multiplier les projets de société et les symboles fracassants.

Au moment où les Versaillais massaient leurs troupes autour de Paris dans le but d’écraser la Commune, celle-ci se préoccupait de la refonte de l’éducation, conçue comme un instrument qui extirperait l’individualisme et l’égoïsme de l’esprit des citoyens. Sur une note issue du Comité chargé de l’éducation, on peut lire : « L’école doit apprendre à l’enfant à respecter et à aimer les autres. Lui inspirer le goût et le souci de la justice. Lui faire comprendre qu’il doit s’instruire non pas seulement pour son propre devenir, mais dans l’intérêt de la collectivité ». Quelques jours plus tard, alors même que Paris est encore encerclée par les troupes prussiennes, les Communards déracinent la Colonne Vendôme érigée à la gloire de Napoléon. Cette colonne, selon eux, constituait « un monument de barbarie, le symbole de la force brutale et de la fausse gloire, l’affirmation de l’impérialisme, la négation du droit des gens ».

C’était en des termes moins fleuris que Rouland, gouverneur de la Banque de France, évoquait la tâche qui incombait aux Versaillais : « Devant nous, c’est la République rouge, jacobine et communiste. Ces gens-là ne connaissent qu’une seule défaite : celle de la force » (11).

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Adolphe Thiers photographié par Nadar

Tandis que les Communards affirmaient ainsi la vocation internationaliste de leur idéal – multipliant par ailleurs les appels à la fraternisation à l’égard des soldats allemands -, à Versailles, se constituait une autre Internationale : celle des classes dominantes. Et lorsque les premiers combats avec les Versaillais commençaient, les Communards n’ont pas renoncé aux principes de démocratie directe au sein de leur armée, entraînant une perte d’efficacité considérable de leurs troupes…

C’est Adolphe Thiers, président du gouvernement provisoire français, qui a pris en charge la répression de la Commune. Après avoir signé l’armistice avec l’armée allemande, il ordonne la levée en masse de troupes venue des quatre coins de la France pour marcher sur Paris. Avec la complicité de l’armée prussienne, il pénètre dans la capitale le 21 mai et massacre méthodiquement les insurgés, mal organisés, mal préparés, mal informés par leurs journaux, tétanisés par la cruauté des premiers combats. La « Semaine Sanglante », qui se déroule du 21 au 28 mai, constitue l’un des épisodes les plus brutaux de l’Histoire de la capitale. C’est entre 17,000 Communards – estimation de Camille Pelletant, auteur d’un premier rapport sur la question – et 7,000 – estimation contemporaine de Robert Tombs – qui ont succombé au massacre. 

Les survivants ont été internés dans des camps, soumis à des tortures humiliantes et souvent emprisonnés ou déportés. Cette hécatombe a été soutenue par l’immense majorité de l’élite intellectuelle et politique de l’époque, qu’elle soit monarchiste ou républicaine « modérée ».

On comprend le tabou qui, longtemps, a expurgé de l’historiographie républicaine la Commune de Paris, expérience républicaine s’il en fut. Adolphe Thiers, commanditaire du massacre de la Commune, compte au nombre des « pères fondateurs » de la IIIème République. C’est lui que l’Assemblée de 1875 ovationne à la quasi-unanimité, à la demande de Léon Gambetta, comme l’un des architectes du nouveau régime. Les réformes républicaines successives, pour certaines similaires à celles votées par la Commune, ne prennent jamais appui sur cette dernière. Et alors que les relations se durcissent avec l’Allemagne, jusqu’à la Première guerre mondiale, l’exemple de la Commune n’est jamais convoqué par les gouvernants.

Aujourd’hui encore, cette expérience politique éphémère demeure trop sulfureuse pour mériter une place significative dans l’historiographie de la République française.

Notes :

(1) Etienne Van de Walle et Samuel H. Preston, « Mortalité de l’enfance au XIXe siècle à Paris et dans le département de la Seine », Population, 29-1, 1974.

(2) Germaine de Staël, Considérations sur les principaux événements de la révolution française, Éditions Charpentier, 1843, pp. 297-298.

(3) On doit à Henri Guillemin, tout au long de ses trois livres dédiés à la Commune, une étude approfondie qui établit les raisons pour lesquelles le Gouvernement de défense nationale a refusé de mobiliser les Parisiens pour défendre la ville. 

(4) Citée par ce dernier.

(5) « Ceignez vos écharpes », Le cri du peuple, 7 mars 1871. 

(6) Gaston da Costa, La commune vécue, Ancienne maison Quentin, 1903, p. 68.

(7) Karl Marx, La guerre civile en France, texte écrit pour l’Association internationale des travailleurs et édité en 1871.

(8) « Paris, ville libre », Le cri du peuple, 22 mars 1871.

(9) Karl Marx, Les luttes de classes en France, « La défaite de juin 1848 », 1850.

(10) « Le 26 mars », Le cri du peuple, 28 mars 1871.

(11) Cité par Henri Guillemin, L’avènement de M. Thiers et réflexions sur la Commune, Utovie, 2003.