Au Congrès américain, les va-t-en-guerre baignent dans les conflits d’intérêts

Le Pentagone, siège du Secrétariat d’Etat à la Défense américain. © Touch of light

De nombreux élus américains détiennent des parts importantes dans les entreprises d’armement qui bénéficient de contrats fédéraux. Ceux-ci sont, chaque année, plus importants. Cette intrusion flagrante des intérêts militaro-industriels dans la sphère politique est l’une des clefs qui permet d’expliquer la surenchère militariste de Washington dans le conflit ukrainien. Par Shea Leibow, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Alors que le Congrès reprend ses activités après les élections de mi-mandat, les représentants américains s’attèlent désormais à définir le budget, les dépenses et la politique du Département de la Défense des Etats-Unis à travers le National Defence Authorization Act (NDAA) pour l’année fiscale 2023. Après le budget record de 778 milliards de dollars de l’année dernière, la fourchette supérieure du NDAA pour cette année, autorisée par la commission des services armés du Sénat, s’élève à la somme stupéfiante de 858 milliards de dollars.

Ce chiffre dépasse même la demande initiale du Président Joe Biden, déjà astronomique, de 813 milliards de dollars. Avant de prendre des vacances, le Sénat a proposé des amendements au NDAA ajoutant jusqu’à 100 milliards de dollars au budget initialement proposé. Bien que ces amendements varient par leur sujet, ils sont unifiés quant à leurs plus grands bénéficiaires : les fournisseurs militaires comme Boeing et General Dynamics profiteront grandement des largesses du Sénat en matière d’achat d’armes militaires, s’assurant ainsi un marché encore plus grand pour leurs avions V-22 Osprey, leurs chars Abrams ou leurs véhicules Stryker. Or, comme plusieurs membres du Congrès possèdent des montants importants d’actions dans ces entreprises de défense, ils ont aussi beaucoup à gagner en cas d’augmentation du budget du NDAA.

L’argent de l’industrie de l’armement s’immisce dans la politique américaine sous de nombreuses formes : contributions aux campagnes électorales, affectation d’allocations lucratives, emploi de coûteux lobbyistes coûteux pour représenter leurs intérêts etc. Cependant, le lien le plus direct entre le pouvoir politique et les gains financiers est sans doute la capacité des membres du Congrès à détenir et à échanger des actions dans les industries sur lesquelles ils légifèrent directement. 

Selon une note publiée par le Congressional Progressive Caucus [coalition parlementaire de l’aile gauche démocrate NDLR] en avril 2022, 284 membres du Congrès, soit 53 %, détiennent des actions – ce qui signifie que leurs finances personnelles sont directement rattachées au succès ou à l’échec d’industries et de sociétés spécifiques. Des exemples flagrants de délits d’initiés, tels que des opérations boursières menées en 2020 fondées sur des informations secrètes sur le coronavirus, auxquelles les parlementaires avaient eu accès, ont mis en lumière le sujet dans la période récente.

Une récente étude du Syndicat national des contribuables, la National Taxpayers Union, a ainsi prédit que le budget militaire annuel pourrait dépasser les 1 000 milliards de dollars d’ici 2027

Le problème ne réside pas seulement dans la capacité ainsi acquise, par les membres du Congrès, de se servir des informations confidentielles auxquelles ils ont accès pour boursicoter. Il réside aussi dans leur propension à façonner la politique américain au gré de l’intérêt des industries dans lesquelles ils détiennent des parts. Il s’agit de la définition même d’un conflit d’intérêts. Un récent reportage du New York Times a ainsi révélé qu’au moins 97 membres du Congrès, ou leurs conjoints ou personnes à charge, ont acheté ou vendu des actions ou autres actifs financiers dans les industries sur lesquelles ces membres légifèrent dans le cadre de leur travail au Congrès.

Étant donné les montants colossaux en jeu, les commissions des services armés ne font pas exception. De fait, elles ont été reconnues comme étant celles qui ont enregistré le plus de transactions boursières de toutes les commissions du Congrès. Au sein de la Commission des services armés du Sénat (SASC), plusieurs membres détiennent des parts importantes dans les sociétés de défense dont ils votent l’augmentation des contrats fédéraux chaque année.

Le sénateur Tommy Tuberville (Républicain de l’Alabama) possède par exemple 200 000 $ en actions des sociétés de défense Honeywell, Lockheed Martin, General Electric, Raytheon et General Dynamics ; le sénateur Jacky Rosen (Démocrate du Nevada) possède jusqu’à 110 000 $ en actions General Electric ; et le sénateur Gary Peters (Démocrate du Michigan) possède environ 15 000 $ en actions Raytheon. Certains membres du SASC spéculent de manière encore plus massive, comme le sénateur Jim Inhofe (Républicain de l’Oklahoma), qui a acheté et vendu des actions de technologie militaire pendant que le SASC négociait un contrat de 10 milliards de dollars avec le Pentagone.

Conscient des dangers de tels conflits d’intérêts, en 2012, Barack Obama a fait voter le Stock Act afin d’empêcher les membres du Congrès de faire des transactions et de détenir des actions grâce à des informations privilégiées. Mais cette loi n’est que très peu respectée : selon Insider, au moins soixante-quatorze membres du Congrès ont enfreint le Stock Act ce mois-ci. Les sanctions actuelles sont d’un niveau dérisoire par rapport aux gains : l’amende moyenne est de seulement 200 dollars !

Alors que ces transactions courantes passent largement inaperçues au yeux de la loi, une nouvelle législation du Congrès va peut-être voir le jour. Depuis le début de l’année, de multiples textes de loi ont été introduits pour mettre en œuvre une interdiction du négoce des actions plus efficace et plus solide. La loi sur l’interdiction des transactions boursières au Congrès (Ban Congressional Stock Trading Act) a été introduite en janvier par le sénateur démocrate Jon Ossoff. En février, la loi bipartisane sur l’interdiction de l’actionnariat au Congrès (Bipartisan Ban on Congressional Stock Ownership Act), moins rigoureuse, a elle été introduite par la sénatrice Elizabeth Warren. Toujours en février, le leader de la majorité au Sénat, le démocrate Chuck Schumer, a formé un groupe de travail pour élaborer une législation commune sur l’interdiction des transactions boursières. La séance consacrée à cette législation avait été reportée après les élections de mi-mandat, mais elle sera probablement soumise à un vote prochainement

Si le va-et-vient qui dure depuis des mois sur cette impérieuse réforme n’est guère surprenant. Pourquoi les élus qui possèdent des actions se mobiliseraient-ils pour un vote sur une question populaire auprès de leurs électeurs mais contraire à leurs intérêts particuliers, surtout au moment où ils font campagne pour les élections de mi-mandat ? Toutefois, malgré la lenteur législative, les transactions boursières du Congrès attirent de plus en plus l’attention du public, ce qui n’était pas le cas au cours des dernières décennies. Néanmoins, les opposants à la présence de l’argent en politique – et en particulier les opposants à la guerre qui craignent que les ingérences de l’industrie de la défense n’entraînent une augmentation des budgets militaires – doivent maintenir une forte pression populaire s’ils entendent contrer l’hésitation du Congrès. 

Si de telles pratiques ne sont pas interdites au Congrès – et à la commission des services armés du Sénat en particulier – le NDAA ne s’arrêtera pas à 853 milliards de dollars. Une récente étude du Syndicat national des contribuables, la National Taxpayers Union, a ainsi prédit que le budget militaire annuel pourrait dépasser les 1 000 milliards de dollars d’ici 2027. 

Certes, les investissements personnels des membres du Congrès dans le complexe militaro-industriel ne sont pas la seule raison qui les conduit à voter pour des solutions militaristes plutôt que pour une approche diplomatique du conflit ukrainien, mais elles constituent certainement une incitation personnelle majeure. Il est en tout cas probable qu’ils continueront à voter pour des budgets du Pentagone toujours plus élevés tant qu’ils profiteront directement des dépenses d’armement fédérales… 

Bien qu’une interdiction de la transaction d’actions n’impliquera pas, à elle seule, une réduction du budget du Pentagone, elle poussera au minimum les membres du Congrès – en particulier ceux qui siègent dans les commissions chargées de prendre des décisions cruciales – à créer des lois et des budgets sans motivation financière personnelle directe. Bien sûr, les dons de campagne et les réseaux de lobbying de l’industrie de la défense sont une autre affaire, qui nécessitent aussi une législation plus stricte…

États-Unis : pourquoi les républicains restent maîtres de l’agenda politique

Des partisans de Trump devant le Capitole le 6 janvier 2021. © Colin Lloyd

Bien que les démocrates contrôlent la Maison Blanche et le Congrès depuis 2020, c’est pour une large part le parti républicain qui fait preuve d’initiative et fixe les termes du débat politique. Une tendance qui devrait s’accélérer après les élections de mi-mandat en novembre. Le refus de la part des démocrates de mettre en cause le statu quo économique et social devient chaque jour plus flagrant et démobilise leur base électorale. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

La principale promesse de campagne de Joe Biden, à supposer qu’il en avait une, était que s’il était élu, « rien ne changerait fondamentalement », comme il l’avait affirmé à de grands donateurs en 2019. À bien des égards, cette prédiction s’est avérée exacte : bien qu’ils ne soient plus aux manettes ni à la Maison Blanche, ni même au Congrès, les républicains continuent de diriger l’agenda politique du pays.

Le GOP (Grand Old Party, ndlr) y parvient pour deux raisons essentielles : d’abord parce que l’aile dominante du Parti démocrate a échoué à plusieurs reprises à présenter au pays une vision politique convaincante, et, deuxièmement, parce que les républicains ont trouvé les moyens de renforcer leur pouvoir par des tactiques de plus en plus antidémocratiques.

Les démocrates ont légitimement utilisé leur majorité au Congrès pour enquêter sur la grave violation des normes démocratiques à laquelle se sont livrés Donald Trump et d’autres personnalités du Parti républicain lors de l’insurrection du 6 janvier 2021 au Capitole. Contrairement à de nombreux autres pays démocratiques, il est en effet particulièrement rare que les politiciens américains aient à répondre de leurs actes devant la justice. En ce sens, ces enquêtes constituent un changement bienvenu par rapport au statu quo, même si elles se sont jusqu’à présent révélées insuffisantes pour faire face à la menace réelle pour la démocratie que représentent encore de nombreuses franges du Parti républicain.

Alors que l’enquête du Congrès s’éternise, révélant de plus en plus malversations à la Maison Blanche de Trump et que la possibilité de voir Trump lui-même être accusé d’avoir planifié un coup d’État s’approche, la cote de popularité de ce dernier auprès des électeurs reste remarquablement stable.

Mais, paradoxalement, alors que l’enquête du Congrès s’éternise, révélant de plus en plus malversations à la Maison Blanche de Trump et que la possibilité de voir Trump lui-même être accusé d’avoir planifié un coup d’État s’approche, la cote de popularité de ce dernier auprès des électeurs reste remarquablement stable. En réalité, le taux d’approbation de Trump a même augmenté depuis le début de 2021, époque où l’on en savait beaucoup moins sur le degré d’organisation et de planification de l’insurrection du Capitole. 

Pendant une grande partie de l’été, la cote de confiance de Biden était inférieure à celle de Trump, ne se stabilisant à peu près à égalité que lorsque Biden a annoncé une annulation partielle de la dette étudiante. En d’autres termes, l’enquête peut encore faire courir un risque juridique à Trump, mais jusqu’à présent, elle a échoué à diminuer son attrait auprès des électeurs. 

L’enquête a surtout maintenu l’attention des démocrates sur un président qui n’est plus au pouvoir, alors que l’agenda de celui qui est en poste passe presque inaperçu. La législation majeure de Biden, finalement votée sous le nom d’Inflation Reduction Act, a fait l’objet d’un débat interne intense et complexe au sein du Parti démocrate au cours des deux dernières années, qui a fait perdre espoir à de nombreux électeurs désabusés par l’incapacité des démocrates à se mettre d’accord. Pire encore, les aspects de cette législation qui profiteraient le plus immédiatement et le plus manifestement aux électeurs ont été largement écartés. Le PRO Act, une loi visant à faciliter la constitution de syndicats – un objectif qui devrait être un projet facile à implémenter dans un gouvernement contrôlé par les démocrates – n’a abouti à rien. Même pour cette seule victoire claire et sans ambiguïté qu’est l’élimination partielle de la dette étudiante, Biden a dû être contraint et poussé à l’action à de multiples reprises par l’aile gauche de son parti pour agir. Là encore, ses efforts sont restés bien en deçà de ce qui était requis.

Ainsi, les démocrates sont décidés à faire en sorte que Trump reste le centre de gravité politique du pays. Deux raisons peuvent l’expliquer : d’une part, et cela est légitime, afin de dénoncer sa conduite scandaleuse. D’autre part, et cela est beaucoup moins justifiable, car ils tentent de faire oublier qu’ils sont au point mort. 

Ce paradigme convient parfaitement aux républicains. Loin de s’engager dans une autocritique sur l’éthique civique du trumpisme, le principal débat au sein du Parti républicain consiste à savoir qui de Trump lui-même ou du gouverneur de Floride Ron DeSantis est le plus à même de poursuivre cette dérive ploutocratique, ultra-conservatrice, xénophobe et autoritaire. Cela ne se limite pas aux coups d’éclat cruels de DeSantis et à ceux des autres gouverneurs de droite qui tentent de l’imiter. Depuis la défaite de Trump face à Biden, les républicains, de la base au sommet du parti, ont surtout concentré leurs efforts sur la falsification des règles électorales et sur la nomination de fidèles partisans de Trump à des postes clés de l’administration électorale, ceux-ci ayant bien sûr peu de considération pour la loi ou l’équité. Les citoyens américains sont donc en train d’assister impuissants au vol de leur processus électoral équitable et les démocrates n’ont pratiquement rien entrepris pour y mettre fin, que ce soit d’un point de vue juridique ou en travaillant à saper la popularité politique de ceux qui détruisent ce processus.

Le principal débat au sein du Parti républicain consiste à savoir qui de Trump lui-même ou du gouverneur de Floride Ron DeSantis est le plus à même de poursuivre cette dérive ploutocratique, ultra-conservatrice, xénophobe et autoritaire.

Ensuite, malgré l’élection de Biden, les républicains contrôlent un organe essentiel du pouvoir : la Cour suprême. Après avoir passé cette année à révoquer le droit à l’avortement et tant d’autres droits qu’il est difficile de suivre, le décor est planté pour un nouveau mandat où l’on sapera allègrement la liberté de chaque individu. Non seulement la Cour souhaite désormais s’attaquer au principe même d’élections équitables, mais comme l’a rapporté le média Vox, la Cour semble prête également à réduire considérablement la capacité du gouvernement à réduire la pollution, à l’empêcher de s’assurer que les patients de Medicaid (assistance publique médicales pour les personnes âgées, les pauvres et les handicapés, ndlr) reçoivent des soins appropriés, et à permettre encore plus de « gerrymandering » racial (manipulation des frontières d’une circonscription en vue d’en tirer un avantage électoral, ndlr) que jusqu’à présent. Et ce ne sont là que quelques exemples.

Même si les démocrates trouvaient la volonté politique de faire capoter ces désastres quasi-certains par voie législative, – ce qu’ils ne feront pas – il s’agirait d’un grand chantier de plusieurs années consistant à répliquer inlassablement à la droite pour réussir seulement à rétablir le statu quo ante. Pendant ce temps, les conservateurs inventeraient sans doute de nouvelles façons d’infliger souffrance et indignité au pays, et tout autre programme prétendument progressiste serait bloqué. 

Enfin, même ce scénario improbable suppose que les démocrates conservent leur majorité au Congrès. Bien que les sondages des démocrates se soient légèrement améliorés par rapport au début de l’année, il semble toujours probable que les républicains reprennent la Chambre des représentants, voire le Sénat. Comme l’a souligné le journaliste Ross Barkan dans le New York Magazine, le caucus (groupe parlementaire, ndlr) républicain de la Chambre des représentants qui prendra ses fonctions en 2023 sera encore plus radical que celui qui a largement fait couler le programme de Barack Obama. Tout cela alors même que Biden est un président plus faible et plus désorganisé que son prédécesseur démocrate. Et alors que les républicains ont passé les deux dernières années à utiliser les bases du pouvoir dont ils disposent encore – la Cour suprême et les gouvernements de nombreux États – pour faire avancer leur programme de manière relativement cohérente, rien ne prouve que les démocrates, à quelque niveau de gouvernement que ce soit, aient un véritable programme, et encore moins une stratégie similaire pour le réaliser dans les deux années à venir. 

Depuis que Biden a pris ses fonctions, le pays tout entier semble coincé dans un ascenseur bondé. Il est difficile de bouger et la compagnie chargée de l’entretien, en l’occurrence les démocrates, semble absente. On a beau parler dans l’interphone d’urgence, on ne sait pas s’il y a quelqu’un à l’autre bout. Après novembre, à quelle vitesse les Etats-Unis vont-ils tomber vers le pire ?

Déroute électorale pour Biden et les Démocrates

Joe Biden © Gage Skidmore

La soirée électorale du 2 novembre 2021 a tourné à la déroute pour le Parti démocrate de Joe Biden, à la peine dans les sondages depuis plusieurs mois. Si les causes semblent complexes, les conséquences sont limpides : à moins de passer rapidement à la vitesse supérieure, les Démocrates seront bientôt écartés du pouvoir pour de nombreuses années. 

Le mardi 2 novembre 2021 se tenait une série d’élections spéciales aux États-Unis. Parmi les dizaines de scrutins locaux, les plus anticipés étaient ceux de Virginie (gouverneur, procureur général et parlement) et du New Jersey (gouverneur et parlement). Un an après la présidentielle qui a permis à Joe Biden d’obtenir la Maison-Blanche et une courte majorité dans les deux chambres du Congrès, le Parti démocrate vient de subir une déroute pour le moins spectaculaire.

La Virginie, remportée de dix points par Biden en 2020, a élu des Républicains à tous les postes clés. Le gouverneur du New Jersey, un autre bastion démocrate, est parvenu à éviter la catastrophe d’un cheveu. La progression spectaculaire du GOP (Grand Old Party – surnom du Parti républicain) dans ces deux États laisse présager des élections de mi-mandat catastrophiques pour les Démocrates.

La progression spectaculaire des Républicains dans ces deux États laisse présager des élections de mi-mandat susceptibles d’enterrer le Parti démocrate pour une décennie

Le GOP table désormais sur un gain de 50 sièges, ce qui constituerait un raz de marée susceptible de propulser Donald Trump (ou son successeur) à la Maison-Blanche en 2024. Parmi les signaux les plus préoccupants, la hausse de la participation (comparé aux élections intermédiaires de 2017) n’a pas profité aux démocrates. Les électeurs des milieux ruraux ont voté de manière écrasante pour les Républicains. Les femmes non diplômées constituent le plus gros transfert de voix. Or, les banlieues aisées qui votent de plus en plus largement démocrates depuis 2016 et compensent normalement leurs mauvais scores dans les campagnes ont reculé en faveur du GOP. Autrement dit, la coalition démocrate reposant sur les classes populaires issues des minorités et les électeurs diplômés menace de s’effondrer.

Le premier réflexe consisterait à prononcer la mort clinique de Joe Biden et son parti. Mais ces défaites doivent être replacées dans leur contexte. Dix des onze derniers présidents ont perdu l’État de Virginie l’année suivant leur élection. En 2017, Trump avait également perdu une sénatoriale en Alabama, État qui avait pourtant voté pour lui avec 30 points d’écart. En clair, l’apathie des électeurs du parti au pouvoir et la motivation de ceux figurant dans l’opposition tendent à produire ce genre de résultats. Une logique qui risque de s’étendre aux élections de mi-mandat.

Un avertissement en forme de dernière sommation pour Biden

Comme le soulignent les universitaires spécialistes des États-Unis Jean-Éric Branaa et Lauric Henneton, la principale cause de cette défaite est l’impopularité croissante de Joe Biden. Elle s’explique par différents facteurs. La vague de variant Delta, l’inflation résultant de la reprise économique post-covid et la hausse de la criminalité semblent avoir précipité une forme de désenchantement. Mais au-delà des éléments exogènes sur lesquels Joe Biden n’a qu’un pouvoir limité, l’immobilisme qui s’est emparé du Congrès semble avoir provoqué les conditions de la défaite, comme l’a reconnu à demi-mot le président démocrate.

Après un premier succès au mois de mars, avec le vote de son plan de relance covid, Biden n’a fait que reculer. Il a renoncé à sa très populaire promesse électorale d’augmenter le salaire minimum à 15 dollars de l’heure face à la résistance d’une partie de sa majorité au Sénat puis refusé de procéder à l’annulation partielle de la dette étudiante. 

La relative continuité avec Donald Trump en terme de politique environnementale et migratoire a également pu frustrer une partie de sa base électorale. De même, la réforme portant sur le droit de vote, qui doit permettre de contrer les dispositions prises à l’échelle locale par le Parti républicain pour limiter l’accès à l’isoloir des minorités ethniques, tout comme la réforme institutionnelle censée protéger les élections et réduire les pratiques discriminatoires prisées par le GOP (en particulier, le redécoupage partisan des circonscriptions) sont au point mort au Congrès. Résultat : les activistes et leaders des mouvements citoyens alertent depuis des mois sur le désenchantement, la déprime et l’apathie des électeurs concernés. 

« Lorsque votre adversaire essaye de se suicider, ne vous placez pas entre lui et le pistolet »

Randy Weber, élu républicain à la Chambre des représentants, 14e circonscription du Texas, le 1er novembre 2021, cité par Politico

Cet immobilisme législatif s’explique en partie par le grand chantier lancé par Biden au mois d’avril : un double plan d’investissements (infrastructures, climat et social) financé par des hausses d’impôts sur les plus riches et les multinationales, qui doit permettre de restructurer l’économie américaine et améliorer sensiblement les conditions matérielles des classes moyennes et populaires. Ces deux textes sont l’objet de négociations interminables entre l’aile progressiste, qui cherche à faire adopter le plan tel qu’il avait été dessiné par la Maison-Blanche, et une poignée d’élus démocrates ultraconservateurs déterminés à réduire l’ambition du texte et obtenir des faveurs pour les secteurs économiques qui financent leurs campagnes.

Or, les multiples concessions faites à l’aile droite démocrate au cours des négociations génèrent de gros titres dévastateurs. On a ainsi pu lire récemment :

« Biden sur le point de renoncer au coeur de son plan climat à cause d’un seul sénateur. » (New York Times)

« Des tensions politiques forcent Biden à abandonner le projet de gratuité de l’enseignement supérieur public. » (NBC News) 

« Sur la réduction du prix des médicaments, Biden subit une défaite familière. » (Washington Post)

« Les démocrates suppriment les congés parentaux gratuit du plan économique de Biden. » (Bloomberg)

« Le projet démocrate de taxer les milliardaires tel qu’Elon Musk est annulé. » (NBC News)

Difficile, dans ces conditions, de motiver son électorat. D’autant plus que ces négociations limitent la capacité de Joe Biden et du Congrès à gérer de manière visible d’autres questions, telles que l’inflation, l’immigration, la crise sanitaire et les problèmes liés à la reprise économique. Au point de renvoyer l’image de « Démocrates bons à rien » dont aimait les affubler Donald Trump. Les Républicains s’en félicitent ouvertement, l’élu de la 14e circonscription du Texas déclarait récemment « Ils vont nous réinstaller au pouvoir » en justifiant le silence de son camp par un adage « Lorsque votre adversaire essaye de se suicider, ne vous placez pas entre lui et le pistolet ».

En cause : le conservatisme des Démocrates 

Une fois de plus, l’incapacité des Démocrates à faire campagne pour quelque chose, et de tenir leurs promesses électorales, semblent avoir nui à leurs candidats.

Lorsque Barack Obama et Joe Biden sont venus faire campagne en Virginie, ils n’ont pas vanté les mesures prises par les Démocrates pour relancer l’économie ou combattre l’épidémie ni promu les efforts législatifs en cours. Fidèle à lui-même, Obama a surtout fait la leçon aux électeurs qui seraient tentés de s’abstenir, tout en critiquant l’extrémisme de Glenn Youngkin, le candidat républicain, en tentant de le repeindre en avatar de Donald Trump. Quant à Joe Biden, le New York Times n’avait pas de mots assez sévères pour qualifier son discours, notant son acharnement à parler de Trump en lieu et place de sa propre politique. 

Terry McAuliffe, le candidat démocrate malheureux et ancien gouverneur de la Virginie entre 2014 et 2018, a axé sa campagne sur le rejet de Trump. Au point de distribuer des milliers de plaquettes par courrier avec des citations de l’ancien président disant du bien de Youngkin, dans le but de nuire à ce dernier (sic). Pire, The Lincoln Project, une organisation pro-Biden fondée par d’anciens cadres de l’administration Bush anti-Trump, a organisé une fausse manifestation de militants déguisés en suprémacistes blancs pour accuser le candidat républicain de complaisance envers Trump. Des tactiques mensongères qui n’ont fait qu’aggraver l’image déjà écornée de McAuliffe.

Glenn Youngkin, un multimillionnaire et ancien gestionnaire du fonds spéculatif Carlyle, aurait pu être attaqué pour sa carrière dans la finance, comme Obama avait habilement sabordé la campagne de Mitt Romney en 2012 en instrumentalisant le fait que ce dernier avait fait fortune en gérant un fonds d’investissement spécialisé dans la vente à la découpe des entreprises. Mais McAuliffe était incapable de mener ce type d’attaque, puisqu’il possède lui-même des investissements importants dans Carlyle…

Faire campagne contre Donald Trump ne suffit plus aux Démocrates. D’autant plus qu’il est moins présent dans la tête des gens après avoir été bannis des réseaux sociaux à leur demande…

Youngkin a mené une campagne habile, tenant Donald Trump à distance sans le répudier, axant son discours sur l’économie et l’éducation, qui se sont avérés être les deux problématiques principales des électeurs (à 32% et 28% selon les enquêtes post-électorales). En agitant les peurs concernant les contenus de l’enseignement antiraciste à l’école, il s’est assuré du soutien de la base électorale de Donald Trump sans prendre de risque. Mais l’essentiel de son discours portait sur l’économie, les budgets alloués à l’école et la promesse de ne plus les fermer pour cause de Covid. Il fait mieux que Trump dans tous les comtés de l’État, parvenant à augmenter le vote républicain (en % des suffrages) sur l’ensemble du territoire. Une prouesse qui a logiquement provoqué un sentiment de panique au sein du Parti démocrate.

D’aucuns diraient que cette élection répudie à la fois le trumpisme – c’est un républicain modéré qui s’impose – et l’approche centriste de Biden. Le Parti démocrate et ses relais médiatiques ont beau essayer de faire porter la responsabilité de cet échec à son aile gauche, la Maison-Blanche est contrôlée par un centriste, le Congrès est bloqué par deux sénateurs centristes (Manchin et Sinema) et McAuliffe était le candidat le plus à droite à se présenter à la primaire. Ancien directeur de campagne de Clinton, il avait récolté le soutien de l’establishment démocrate, contre trois autres candidats plus progressistes.

L’épouvantail trompeur du wokisme et les difficultés réelles de la gauche

De nombreux observateurs, y compris en France, voient dans cette déroute démocrate une répudiation de leur wokisme et la conséquence d’un basculement trop à gauche sur le plan sociétal de Joe Biden.

Les partisans de cette lecture pointent le résultat de plusieurs élections municipales. Les villes de Seattle et Minneapolis ont élu des maires démocrates centristes et pro-police. À Buffalo, la candidate socialiste a été battue par le maire centriste sortant, lui aussi pro-police. Toujours à Minneapolis, ville où Georges Floyd a été tué par les forces de l’ordre, le référendum visant à dissoudre la police de la ville pour mettre en « un département de la sécurité » qui inclurait les pompiers et services sociaux en plus d’une force policière réformée a échoué (56% contre, 44% pour). 

Tout cela pointe les limites du discours « Defund the police » qui a émergé des manifestations Black Lives Matter de l’été dernier, et renforce l’idée que les activistes veulent aller trop vite pour le reste du pays. Mais cette question semble avoir joué davantage aux marges. Elle n’explique pas le basculement des anciens électeurs de Biden éduqués ou issus des comtés ruraux vers les Républicains ni la réélection du procureur général progressiste Larry Krasner à Philadelphie.

L’autre élément pointé du doigt est le wokisme supposé de certains Démocrates et les problématiques liées aux contenus de l’enseignement à l’école. Depuis les évènements du 6 janvier, le Parti républicain et son bras armé (Fox News et la sphère médiatique conservatrice) n’ont eu de cesse d’agiter ces questions sociétales pour masquer leur opposition systématique aux politiques sociales populaires de Joe Biden (chèque Covid, allocations familiales, hausse des impôts sur les multinationales, hausse du salaire minimum, propositions de congés parentaux, de renforcement de la protection sociale, etc.). Après s’en être pris à la cancel culture en multipliant les polémiques sur le changement de nom de « Monsieur patate », le retrait des ventes d’albums de bande dessinée du Docteur Seus et autres faits de cette nature, la droite a trouvé le bon axe en s’attaquant à l’enseignement scolaire, problématique arrivée en seconde place dans les intentions de vote des électeurs de Virginie. 

Le bouc émissaire du GOP se nomme Critical Race Theory ou CRT. Une approche universitaire qui étudie le racisme sous « son aspect systémique et institutionnalisé », selon les lectures américaines en la matière. Mais en mélangeant ce champ d’études aux initiatives ponctuelles et nécessaires de sensibilisation aux problématiques raciales qui peuvent avoir lieu à l’école, la droite est parvenue à créer une forme de panique morale. 

Un échange entre un journaliste et électeur républicain de Virginie devenu viral résume le problème. Tout en se disant inquiet par la CRT, l’électeur admet être incapable d’expliquer de quoi il s’agit. Si Younkin a répété à chaque meeting son opposition à la CRT, il s’est bien gardé de la définir, ou d’admettre qu’aucune école de Virginie ne l’enseignait. 

Pour Ryan Grim, journaliste politique à The Intercept, la CRT a joué un rôle marginal dans l’importance prise par l’éducation dans ces scrutins. Entre les fermetures à répétitions, les obligations de port du masque et autres initiatives locales plus ou moins adroites et sensées, l’école est devenue un lieu d’affrontement politique particulier. D’autant plus qu’aux États-Unis, le contenu des programmes et la gestion des écoles s’effectuent à l’échelle locale et en consultation avec les bureaux de parents d’élèves. 

Du reste, les causes de la débâcle démocrate sont vraisemblablement plus globales. À l’impopularité de Joe Biden s’ajoute une réaction conservatrice face à la triple remise en cause du modèle social américain entraîné par le Covid, les manifestations géantes pour la justice raciale et la tentative d’arracher des compromis au capital et aux grandes fortunes sur le plan économique. Une réaction résumée à du racisme et de l’anti républicanisme par une partie des élites intellectuelles.

Ironiquement, la tendance élitiste, intolérante et moralisatrice des démocrates, dénoncés par des auteurs de gauche tels que Thomas Frank ou le journaliste Van Jones, est principalement le fait des démocrates libéraux sur les questions sociétales, mais plus modérées sur les aspects économiques, quoique pas le fait de la gauche pro-Sanders.

Or, c’est avant tout le cœur du Parti démocrate et ses cadres modérés qui sont remis en cause par cette élection. Dans un éditorial épousant parfaitement leur logique interne, le NYT appelle Biden à tourner le dos aux progressistes et se recentrer. Un discours éculé, ressorti après chaque élection depuis 1992, mais qui trouve toujours un écho au sein des dirigeants du parti. Ainsi, l’empressement de Biden a faire adopter ce vendredi son plan d’investissement dans les infrastructures confirme ce réflexe désastreux. Qualifié de « pire que le statu quo » par Alexandria Ocasio-Cortez et le journal socialiste Jacobin, le plan en question a été écrit par le patronat et les lobbies américains, et voté avec le soutien des républicains.

À moins de parvenir à arracher à son aile droite son plan pour le climat et le social, Joe Biden s’avance vers des élections de mi-mandat en forme de bérézina, qui pourraient offrir le contrôle de l’appareil législatif fédéral et des pouvoirs locaux au Parti républicain pour une décennie. On pourra alors conclure qu’aucune leçon n’a été tirée de la désastreuse présidence de Barack Obama.

L’aile gauche démocrate, dernière chance pour le plan d’investissements ?

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Depuis plusieurs semaines, le Congrès est en ébullition. La colonne vertébrale du programme Build Back Better de Joe Biden – un grand plan d’investissement pour les infrastructures, le social et le climat – est en discussion à la Chambre des représentants et au Sénat. Le président américain, qui joue peut-être son mandat en ce moment même, doit beaucoup à son aile gauche et en premier lieu Bernie Sanders, qui se bat corps et âme contre une dizaine d’élus démocrates conservateurs prêts à tout faire capoter pour satisfaire les groupes privés qui financent leurs campagnes. Bien que la Maison-Blanche ne puisse pas encore crier victoire, son rôle étant également trouble, la catastrophe semble avoir été évitée de justesse fin septembre. Mais la démocratie américaine est à nouveau mise à rude épreuve et cette fois, Donald Trump et les républicains n’y sont pour rien.

La bataille politique qui se mène actuellement au Congrès est interne au camp démocrate. Le plan, composé d’un volet bipartisan sur la modernisation des infrastructures à 550 milliards ainsi que d’un volet social et climat à 3 500 milliards, aurait dû faire l’objet d’un accord fin septembre. Si la très grande majorité des élus sont unis derrière les propositions de Joe Biden, une minorité virulente s’attache à mettre en danger sa présidence en refusant le montant alloué au second. Neuf représentants et deux sénateurs centristes ont ainsi défié la Maison-Blanche et brisé la fragile unité qui régnait jusque-là au sein du Parti démocrate.

Parmi eux, on retrouve Joe Manchin et Kyrsten Sinema qui entretiennent des liens financiers forts avec les industries des énergies fossiles et des laboratoires pharmaceutiques, toutes deux impactées par certains dispositifs inclus dans le deuxième volet, notamment les mesures visant à lutter contre le réchauffement climatique et à réguler le prix des médicaments. Le problème ne se limite cependant pas à des intérêts sectoriels divergents puisque les organisations patronales comme l’US Chamber Of Commerce poussent aussi ces derniers à torpiller le plan, afin d’éviter les hausses d’impôts sur les sociétés et les hauts revenus qui permettraient de le financer. Hors de question donc pour Manchin, Sinema et leurs comparses de se mettre à dos leur principale source de financement en soutenant un tel projet, et peu importe l’impopularité de leur position auprès de l’Amérique démocrate.

De fait, cela équivaut à des pratiques de corruption institutionnalisées, qui, bien qu’endémiques aux États-Unis, fragilisent la démocratie américaine. Le financement des campagnes électorales étant très peu réglementé, ce phénomène n’est pas nouveau. En 2019, la sénatrice Elizabeth Warren dénonçait vigoureusement ce système : « Regardez de près, et vous verrez – problème après problème, les politiques très populaires sont bloquées parce que les sociétés géantes et les milliardaires qui ne veulent pas payer d’impôts ou suivre de règles utilisent leur argent et leur influence pour faire obstacle. » Il prend cependant une toute autre ampleur cette fois-ci alors que le pays est très fracturé, que les inégalités s’accroissent, que le réchauffement climatique s’accentue et que la crise sanitaire a mis à genoux les classes populaires et moyennes. Si le rapport de force n’a jamais été aussi favorable aux progressistes, la très courte majorité démocrate au Congrès confère un poids exceptionnel aux dissidents. Avec un Sénat à 50-50 et une Chambre des représentants à 220-212, aucune dispersion de voix ne doit avoir lieu lors du vote d’un projet crucial comme celui-ci.

La gauche sort les crocs

Le deal initial consistait à lier les deux parties du plan de 4 000 milliards : pas de passage de l’une sans un accord sur l’autre. Constatant le refus de la dizaine d’élus démocrates conservateurs de le respecter, le Progressive Caucus de la Chambre des représentants, composé de plus de 90 membres, a bloqué le processus législatif poussant ainsi la Speaker Nancy Pelosi à repousser d’une semaine le vote sur le volet bipartisan infrastructures de 550 milliards. Malgré ces quelques jours supplémentaires de négociation, aucune solution n’a été trouvée et le vote n’a finalement pas eu lieu. Face à cela, Joe Biden a pris les devant et s’est rendu au Congrès pour discuter avec sa majorité. Il en a profité pour soutenir la démarches des progressistes et a appelé les élus démocrates à s’accorder sur un montant inférieur à 3 500 milliards pour le volet social et climat afin de trouver un compromis et faire adopter le plan dans son ensemble.

Nouveau chiffre évoqué par la Maison-Blanche : 2 000 milliards. Ambition revue à la baisse mais signe d’un changement dans le rapport de force au sein du Parti démocrate. Pour la première fois, la gauche a pu tenir tête à l’aile conservatrice de centre-droit et aux lobbys. Souvent qualifiée d’« idéaliste » et de « populiste », elle a su faire preuve de pragmatisme là où les centristes, dépeints habituellement en « réalistes » et « modérés », ont refusé les mains tendues. Et c’est Pramila Jayapal, leader du Progressive Caucus qui résume le mieux la situation: « Build Back Better, le programme du président, le programme du parti Démocrate, serait mort si nous n’avions pas fait ce que nous avons fait. » Voilà qui fracasse le mythe de l’irresponsabilité supposée de la gauche radicale, largement répandu par les grandes chaînes de télévision américaines ces dernières années.

Un contrat de confiance malgré des divergences

« Je pense que le président Biden a été un partenaire de bonne foi. Il est en fait un modéré et nous sommes en désaccord sur certaines questions. Mais il tend la main et il essaie de comprendre notre point de vue, et c’est pourquoi je me bats pour son programme» déclare Alexandria Ocasio-Cortez le lendemain de l’intervention du président au Congrès. Malgré plusieurs accrochages au sujet de la politique migratoire ou vis-à-vis d’Israël, une relation de confiance, reposant sur des intérêts communs, semble s’être installée peu à peu entre la gauche démocrate et la Maison-Blanche. Pour comprendre sa construction, il est nécessaire de se remémorer la fin des primaires démocrates et le ralliement de Bernie Sanders à l’ancien vice-président de Barack Obama.

Contrairement à 2016 où Hillary Clinton avait tout fait pour entraver le sénateur socialiste, les deux hommes ont combattu loyalement. L’alliance s’est donc faite rapidement et sans accroc. Un groupe de travail spécial entre progressistes et modérés pour revoir et renforcer le programme du futur président s’est rapidement mis en place pour permettre d’apaiser la méfiance entre les deux sensibilités démocrates. C’est à la suite de ces concertations qu’est né le Build Back Better que nous connaissons aujourd’hui. Après l’élection, la remise en cause des résultats par Donald Trump et l’attaque contre le Capitole ont poussé le Parti démocrate à faire bloc pour protéger le président élu et les institutions. Rarement la famille démocrate avait fait preuve d’autant d’unité.

Lire sur LVSL à ce sujet l’article de Politicoboy au sujet du plan de relance.

Une fois Joe Biden installé à la Maison-Blanche, la mise en œuvre des promesses de campagne était essentielle pour maintenir le lien et la confiance. L’adoption rapide de l’American Rescue Plan, estimé à 1 900 milliards de dollars et le retrait des États-Unis d’Afghanistan ont rassuré l’aile gauche sur les intentions du nouvel homme fort de Washington. Et quand l’hystérie médiatique s’est abattue sur Biden pour sa décision courageuse de mettre un terme à une « guerre sans fin », la gauche démocrate a pris sa défense et a rappelé la responsabilité de ses prédécesseurs dans ce fiasco. Cette relation, encore fragile et précaire, connaît aujourd’hui un nouveau tournant avec cette montée au créneau des progressistes pour sauver le programme du président à un an d’élections de mi-mandat à hauts risques. Réussiront-ils ? Premiers éléments de réponse fin octobre, date à laquelle les négociations devront être terminées si l’on en croit Nancy Pelosi.

Vers le triomphe de Bernie Sanders ?

Bernie Sanders

Le sénateur socialiste espère faire adopter le plan d’investissement de Joe Biden pour le social et le climat au Congrès fédéral, un projet de 4 000 milliards de dollars susceptible de transformer le pays. Le modèle social qui en découlerait, et les investissements dans la transition écologique associés, auraient un profond impact sur l’Amérique et au-delà. Mais le patronat, les intérêts financiers et leurs relais au sein du Parti démocrate livrent une intense bataille pour le faire échouer. Assistera-t-on au triomphe de Sanders ou à l’échec de Biden ?

Du jamais vu. Ce vendredi 27 août, plus de 2 000 personnes se sont déplacées à Lafayette, ville modeste située dans l’État conservateur de l’Indiana, pour assister à un rassemblement politique. Du haut de ses quatre-vingts ans, Bernie Sanders a profité de la pause estivale pour repartir en campagne. En plus de l’Indiana, il a visité la petite ville de Cedar Rapids, dans l’Iowa. « C’est très inhabituel de voir un politicien d’envergure nationale visiter cette région » concède à Jacobin magazine monsieur Jeff Kurtz, ancien élu de Cedar Rapids. Cette fois, Bernie Sanders ne cherche pas à promouvoir sa propre candidature, mais un double projet de loi au cœur de la politique de Joe Biden : le plan d’investissement dans les infrastructures, le social et le climat. « Le projet le plus significatif pour les travailleurs et classes moyennes depuis les années 1960 » selon Bernie Sanders.

Annoncé au mois de mars par Joe Biden, le plan se divise en deux volets distincts. Le premier, d’un montant initialement fixé à 2 200 milliards, couvre les investissements dans les infrastructures et pour la transition énergétique. Le second, chiffré à 1 800 milliards, cherche à renforcer le modèle social, ce que Joe Biden a désigné comme les « infrastructures humaines. » Les montants sont calculés sur dix ans et doivent être financés par des hausses d’impôts sur les entreprises et grandes fortunes, la Maison-Blanche ayant refusé de recourir au déficit budgétaire via la création monétaire, suite aux craintes injustifiées d’une hausse de l’inflation.

De là découle le premier obstacle. Le Parti républicain (Grand Old Party, GOP) s’oppose fermement à toute hausse d’impôts sur les classes supérieures et les grandes entreprises, en plus d’espérer faire échec au plan pour des raisons électoralistes – une économie en berne et une présidence Biden inefficace lui étant favorable pour les élections de mi-mandat.

Ne pouvant compter sur la collaboration du GOP, Joe Biden disposait de deux options législatives pour faire adopter son plan au Congrès : obtenir de la part de la majorité démocrate au Sénat la suppression de la règle du filibuster qui nécessite 60 votes sur 100 pour faire adopter un projet de loi (les démocrates disposent de 50 sénateurs et du vote de la vice-présidente pour départager une éventuelle égalité), ce qui permettrait ensuite de légiférer à majorité simple, ou bien faire passer le texte via la procédure exceptionnelle de « réconciliation budgétaire. » C’est grâce à cette procédure, réservée aux lois impactant le budget fédéral, que Joe Biden avait fait adopter son plan de relance Covid au mois de mars.

Lire : Le plan covid de Joe Biden change-t-il la donne, mars 2021, LVSL

Mais deux sénateurs démocrates, Joe Manchin et Kyrsten Sinema, s’opposent à la suppression du filibuster et rechignent à recourir à la procédure de réconciliation. Plutôt que de concentrer ses efforts de persuasion sur ces deux alliés, Joe Biden a décidé de suivre leur stratégie de négociation avec le Parti républicain, dans l’espoir d’obtenir un accord bipartisan susceptible de passer le Sénat avec soixante voix. Au risque de perdre un temps précieux, la Maison-Blanche préférait laisser Manchin et Sinema tenter cette approche bipartisane afin d’obtenir leur soutien pour passer le volet social par réconciliation budgétaire.

Après trois mois d’âpres tractations, pas moins de dix-sept sénateurs républicains ont voté le texte portant sur les infrastructures. Une première victoire de Joe Biden, néanmoins à double tranchant.

Un accord bipartisan en forme de piège tendu par les intérêts financiers

Des 2 200 milliards de dollars, le premier volet du plan Biden est passé à 550 milliards. Les montants couvrent des investissements dans les infrastructures physiques (routes, ponts, rails, aéroports et ports) pour 268 milliards, ainsi que 65 milliards pour l’accès à l’internet haut débit, 43 pour l’électrification des transports et la rénovation du réseau électrique, 46 pour l’adaptation au changement climatique, 21 pour boucher les sites pétroliers et miniers en fin de vie, et 55 pour la rénovation des canalisations d’eau potable. Des montants significatifs, mais à mettre en parallèle avec la proposition initiale de Joe Biden, déjà inférieure aux 2 600 milliards recommandés par les experts pour la simple rénovation des infrastructures actuelles.

Copie d’écran du NYT, via « The infrastructure plan, what’s in and what’s out » : à gauche le projet initial, à droite ce qui a été voté au Sénat.

Au lieu d’être financé par des hausses d’impôts, ce projet sera payé par des économies plus ou moins crédibles sur la fraude à protection sociale et via la privatisation d’infrastructures publiques existantes. Pour la gauche américaine, le manque d’ambition et les mécanismes de financement sont problématiques. Si les sénateurs les plus progressistes du Parti démocrate, dont Bernie Sanders, ont voté ce texte, c’est que sa ratification à la Chambre des représentants est conditionnée au vote du second volet du plan, portant sur le social.

« Les investissements inclus dans le texte bipartisan ne sont pas tous idéaux, il y a des provisions pour leurs financements qui sont vraiment inquiétantes (…) Bipartisan ne veut pas nécessairement dire que c’est dans l’intérêt du public, souvent ces textes incluent de nombreux cadeaux aux lobbies »

Alexandria Ocasio-Cortez, sur Cable News Network (CNN), le 4 août 2021.

En effet, la stratégie adoptée par Chuck Schumer (président de la majorité démocrate au Sénat), Nancy Pelosi (présidente de la Chambre) et Joe Biden consiste à voter le projet en deux temps : un premier volet bipartisan, déjà voté au Sénat, et un second qui doit être adopté par la procédure de réconciliation budgétaire. Afin d’éviter d’être trahie en cours de route par les démocrates conservateurs, la gauche progressiste a obtenu que les deux plans soient « couplés ». Le plan bipartisan ne saurait être adopté par la Chambre sans que le Sénat passe le second volet par réconciliation. Ce second volet contient les mesures portant sur le climat initialement prévues dans le premier texte mais abandonnées lors des négociations avec les républicains, en plus des réformes sociales.

La Maison-Blanche et les cadres du Parti démocrate souscrivent à cette stratégie. Néanmoins, rien ne garantit que ce second volet « social et climat » ne soit pas également vidé de son essence au cours du processus législatif.

House of Cards au Congrès

En août, le Sénat a ainsi adopté deux textes : le plan bipartisan avec l’aide des républicains, et un projet de loi qui autorise le recours à la procédure de réconciliation pour un montant maximal de 3 500 milliards, ce qui constitue déjà un compromis du point de vue de l’aile gauche. En effet, du haut de sa position centrale de Chef du Comité au Budget du Sénat, responsable de la procédure de réconciliation, Bernie Sanders réclamait 6 000 milliards.

Les 3 500 négociés permettent, en théorie, d’accomplir une longue liste de priorité de la gauche démocrate. Outre les investissements massifs pour la transition énergétique – dont la création d’un Climate civil corps qui agira comme un programme d’emploi public pour effectuer des tâches liées à la transition écologique et pourrait à terme employer des millions de personnes, le plan prévoit d’abaisser l’âge d’éligibilité à l’assurance maladie publique Medicare, de couvrir les frais dentaires et d’audition pour les seniors, de rendre les deux premières années d’enseignement supérieures et l’accès à la maternelle gratuit, de pérenniser l’allocation familiale de 300 dollars par mois et par enfant votée en mars dans le cadre du plan covid, d’instaurer des congés parentaux et arrêts maladie payés… bref de renforcer considérablement le modèle social américain. À cette transformation majeure s’ajoutent les principales dispositions du Pro Act, un texte visant à renforcer significativement le pouvoir des syndicats de travailleurs, ainsi qu’une réforme portant sur l’immigration, dans le but de faciliter la régularisation de nombreux sans-papiers et leurs enfants.

Les sources de financement sont en cours de négociation, mais incluent une hausse de la fiscalité sur les plus riches et les grandes entreprises, la possibilité donnée à Medicare de négocier directement les prix des médicaments avec les laboratoires comme en Europe (au lieu de se les faire imposer par les fabricants négociant directement avec les hôpitaux et assurances privées) et un renforcement de la lutte contre l’évasion fiscale. Autant de propositions qui provoquent une forte mobilisation des intérêts financiers et du patronat contre le texte.

Pour l’instant, deux obstacles se dressent face au camp Sanders. Au sein des commissions responsables de l’élaboration du texte, les démocrates conservateurs les plus proches des lobbies déploient des efforts considérables, souvent contre leurs propres promesses électorales, pour alléger le texte. En particulier sur la baisse des prix des médicaments, suceptible de générer 600 milliards d’économie en dix ans.

Ensuite, au niveau des majorités démocrates des deux chambres, les négociations internes au parti portant sur les grandes lignes du texte restent vives.

Au Sénat, Joe Manchin et, dans une moindre mesure, Kyrsten Sinema, cherchent à amputer le plan de 2 000 milliards pour ne conserver que les dispositions les plus favorables au Capital, tout en réduisant la nécessité d’obtenir des sources de financement.

À la Chambre, un petit groupe d’élus démocrates conservateurs a engagé un bras de fer pour découpler les deux volets du texte. Leur but est simple : voter en premier lieu le plan bipartisan déjà adopté au Sénat afin de priver la gauche du parti de tout levier lors des négociations sur le contenu du second volet, tout en se réservant la possibilité de voter contre celui-ci. Ces démocrates, soutenus lourdement par les organisations patronales telles que la Chamber of Commerce, ne sont pas parvenus à faire plier Nancy Pelosi. Mais ils ont obtenu d’elle la promesse que le texte bipartisan sera « considéré » pour un vote à la Chambre dès le 27 septembre, avant que le vote du second volet ne soit effectif au Sénat. Cette manœuvre explique le soutien des sénateurs républicains au premier volet du plan : il leur offre indirectement une possibilité théorique de faire échec aux réformes portant sur le social et le climat.

Le Progressive Caucus, un groupe parlementaire informel d’élus progressistes, a menacé très sérieusement de voter contre le texte bipartisan, si le découplage des deux volets avait lieu. Fort d’une petite centaine d’élus, il a la capacité théorique d’imposer sa volonté aux démocrates conservateurs récalcitrants.

« L’attitude de Joe Manchin n’est pas acceptable (…) Je sais qu’il s’est énormément investi sur le volet bipartisan (…) les deux volets du plan ont été écrits en tandem et fonctionnent comme un tout, ce serait vraiment regrettable pour les Américains et le Congrès que ces deux volets échouent au Sénat. »

Bernie Sanders, le 12 septembre sur CNN

Mais il n’est pas impossible, si un nombre suffisamment élevé d’élus républicains décidaient de rejoindre les démocrates conservateurs, que l’aile gauche soit mise en échec à la Chambre. Dans pareil scénario, tout dépendra du nombre d’élus progressistes qui aura le courage de voter contre l’accord bipartisan du plan Biden. Or, les primaires pour la législative partielle de l’Ohio ont montré comment les tactiques malhonnêtes et mensongères visant à accuser la candidate pro-Sanders Nina Turner d’être hostile au programme de Joe Biden lui avaient couté son élection face à une démocrate conservatrice.

Pour le moment, les progressistes emmenés par Ilhan Omar, la whip du Progressive Caucus, tiennent bon. Mais plus le vote approchera, plus la pression sera intense et les dissensions lourdes au sein de la majorité démocrate.

Un test parfait pour le capitalisme du XXIe siècle

Pour comprendre pourquoi un texte au pouvoir électoraliste si évident et par ailleurs plébiscité par l’électorat démocrate et républicain peine à voir le jour, il faut revenir aux fondamentaux de la politique américaine.

Les élus répondent à deux grands types de motivations. Leurs perspectives de carrière, en termes de réélection ou de mandat à des postes supérieurs, et leurs opportunités d’enrichissement personnel.

Aux États-Unis, où les intérêts privés peuvent financer les campagnes électorales, se plier aux exigences des différents lobbies et donateurs permet de s’assurer des dons importants pour les futures campagnes. Mais du point de vue électoraliste, voter en fonction des préférences de ses électeurs (localisés dans une circonscription précise pour les parlementaires) est un autre facteur non négligeable. Au minimum, il vaut mieux éviter d’effectuer des votes qui exposeraient ensuite l’élu à des attaques aux prochaines élections, que ce soit face à un candidat républicain ou un démocrate dans le cadre d’une primaire.

Typiquement, les élus issus d’une circonscription solidement acquise à leur parti disposent d’une plus grande marge de manœuvre et doivent avant tout se soucier du risque d’une primaire, alors que les parlementaires issus de territoires contestés doivent soigner l’électorat centriste et leur base.

À l’échelle du parti, il est également indispensable d’obtenir des résultats probants, au risque de provoquer les conditions d’une lourde défaite aux prochaines élections.

C’est pour cela que Joe Biden, Chuck Schumer et Nancy Pelosi se trouvent, pour une fois, davantage en phase avec l’aile progressiste qu’avec les démocrates conservateurs : leur priorité reste de garder leur mandat, et le contrôle des institutions qui va avec (présidence, Sénat et Chambre des représentants). De ce point de vue, l’adoption d’une version à peine édulcorée du projet de Bernie Sanders serait probablement idéale. Sans compter leur hypothétique désir de laisser derrière eux un « héritage » politique fort. Dans le cas de Schumer, la perspective de voir Alexandria Ocasio-Cortez le défier dans le cadre d’une primaire entre probablement en ligne de compte dans son rapprochement avec la gauche du parti. Pour Pelosi, comme l’expliquait récemment le journaliste Ryan Grim, le fait que sa majorité parlementaire dépende de plus en plus des électeurs situés dans la banlieue aisée justifie de faire adopter des textes qu’ils plébiscitent. Si les dépenses fédérales étaient jadis perçues comme de l’assistanat au seul bénéfice des classes défavorisées, elles sont désormais accueillies positivement par les classes moyennes et supérieures inquiètes du réchauffement climatique, des coûts exorbitants de l’assurance maladie et de l’éducation. 

« La finalité pour nous tous est la suivante : on ne peut pas laisser passer cette opportunité. (…) Le Sénat va se montrer à la hauteur de l’ampleur de la crise climatique »

Chuck Schumer, le 13 septembre 2021, à propos du plan d’investissement et des résistances internes à son parti.

Mais certains élus conservateurs démocrates ont d’autres priorités. Si certains espèrent acquérir une réputation en se plaçant au cœur des négociations, d’autres cherchent certainement à s’offrir une retraite dorée dans le privé. C’est ce qui semble motiver une partie des neuf élus conservateurs rebelles à la Chambre, qui se sont opposés à Joe Biden et leurs propres promesses de campagne en cherchant à faire échouer la stratégie législative du parti. Une situation qui ne manque pas d’ironie. Après avoir été élus contre des candidats progressistes avec le soutien de Nancy Pelosi, ils la remercient en cherchant par tous les moyens à faire échouer son agenda législatif. L’establishment démocrate paye son opposition structurelle à l’aile progressiste. La position des élus conservateurs n’en reste pas moins incompréhensible du point de vue électoral : ils représentent des circonscriptions acquises au Parti démocrate et leurs constituants soutiennent très largement le plan Biden/Sanders.

Au Sénat, la corruption est plus avérée. Qualifié de « sénateur préféré » d’Exxon Mobil par le principal lobbyiste de la compagnie pétrolière dans un enregistrement audio fuité à la presse, Joe Manchin est à la tête d’une petite fortune issue de l’industrie du charbon. En plus d’être financé par les principaux représentants de ces industries – Wall street compris – Manchin a donc un intérêt personnel à s’opposer aux hausses d’impôts, à freiner la transition énergétique et à protéger les profits des laboratoires pharmaceutiques.

« Je parle aux équipes de Joe Manchin toutes les semaines. »

Keith McCoy, directeur des relations entre ExxonMobil et le Congrès, dans un échange obtenu par Channel 4.

Différents enregistrements audios obtenus par la presse ont confirmé ce qui pourrait paraitre pour de simples spéculations. Dans l’un d’eux, Manchin reconnait implicitement vouloir protéger la règle du filibuster pour défendre les intérêts de ses donateurs issus de Wall Street, et leur suggère d’acheter quelques voix républicaines pour faire échec à la gauche progressiste, en évoquant la possibilité de promettre à ces élus une place au soleil dans une entreprise privée.

L’allégeance de Kyrsten Sinema envers le patronat est tout aussi explicite. Dans une visioconférence fuitée à la presse, elle sollicitait directement les représentants patronaux pour obtenir des arguments contre la loi Pro Act censée renforcer le pouvoir des syndicats. Elle est également la principale bénéficaire des dons issus de l’industrie pharmaceutique.

Ceux qui prônent un « capitalisme vert » et parient sur le bon sens du patronat et de la Finance pour maintenir la cohésion de la société disposent d’un exemple limpide des conditions nécessaires à cette réalisation.

Bien que Joe Biden revendique son attachement au capitalisme et vise à en pérenniser les structures, les grands intérêts financiers représentés – entre autres – par la Chamber of Commerce et les cadres de Wall Street refusent la moindre concession susceptible de diminuer leur profit à court terme, que ce soit via une faible hausse d’impôt ou une modeste remise en cause de leur chiffre d’affaires potentiel. À cette opposition générale contre toute mise à contribution – malgré les sommes records promises par Joe Biden pour stimuler l’économie – s’ajoutent les intérêts sectoriels.

À ce titre, l’enregistrement du lobbyiste en chef d’Exxon Mobil obtenu par Chanel 4 est particulièrement éloquent. On l’entend détailler sa stratégie d’opposition à la transition énergétique, qui consiste à supporter publiquement des propositions politiquement inapplicables – comme la taxe carbone – tout en s’attaquant aux sources de financement du projet de loi climat pour le vider de sa substance. Ainsi, les lobbies ne dénoncent pas l’investissement dans la rénovation thermique des bâtiments qui réduirait la demande d’énergie carbonée, mais cherchent à convaincre certains élus démocrates de ne pas toucher au taux d’imposition afin d’empêcher le financement de cette mesure. Cette stratégie, adoptée par Manchin et Sinema au Sénat, à de fortes chances de porter ses fruits.

Vers un dénouement imminent ?

Compte tenu des lois mises en place à l’échelle locale par le Parti républicain pour restreindre l’accès au vote des minorités et du nouveau découpage partisan des circonscriptions, il est de notoriété publique que les démocrates ont très peu de chances de se retrouver en capacité de faire adopter des réformes ambitieuses dans les dix prochaines années. Sauf s’ils parviennent à déjouer les pronostics et faire mentir les précédents historiques. Ce qui nécessite a priori de passer une réforme suffisamment significative du point de vue de l’amélioration du quotidien des Américains. Faire adopter le plan de Joe Biden ne constitue pas uniquement une bonne politique pour le climat et le social, mais un impératif pour le futur du Parti démocrate.

Ce qui ne garantit en rien son succès. Si les deux factions démocrates restent campées sur leurs positions, les deux volets échoueront au Congrès. De même, les démocrates conservateurs, aidés par quelques élus républicains, pourraient parvenir à faire adopter l’accord bipartisan et faire échouer le plan complémentaire de 3 500 milliards. C’est l’objectif de la Chamber of Commerce et du Parti républicain.

Une hypothèse moins pessimiste verrait le plan bipartisan adopté avec la version tronquée du plan Sanders, qui serait réduit à 1 500 milliards et ne comporterait plus aucune avancée sociale structurelle ni investissement majeur pour le climat. C’est l’objectif affiché par Joe Manchin, ce qui constitue une volte-face puisqu’il se disait favorable à un plan de 4 000 milliards au mois de mars, avant que les lobbyistes entrent en jeu.

Mais l’hypothèse du succès de Bernie Sanders – que ce soit en obtenant son plan de 3 500 milliards ou une version relativement proche – reste tout à fait envisageable. Plusieurs éléments conjoncturels permettent d’y croire. Les cadres du Parti démocrate ont besoin de cette victoire, la société civile et les différentes organisations citoyennes font pression en ce sens et la gauche progressiste dispose d’une réelle capacité de négociation. De l’autre côté, les élus républicains à la Chambre sont plus proche de la ligne Trump et moins susceptibles de voter avec les démocrates le volet bipartisan. Enfin, la Chamber of Commerce et les grandes entreprises ont besoin des investissements contenus dans le volet bipartisan, ce qui donne un levier à la gauche démocrate pour négocier. Reste à savoir si Joe Biden saura peser de tout son poids pour faire pencher la balance du côté de l’aile Sanders, plutôt que de laisser Manchin et ses alliés le tenir en échec. Du résultat de ce combat politique dépendent probablement beaucoup de choses.

L’establishment démocrate poursuit sa guerre contre les partisans de Sanders : le cas Turner

Nina Turner, ancienne porte-parole de Bernie Sanders, a été battue en Ohio par une candidate démocrate soutenue par l’establishment et l’argent des lobbies, privant l’aile gauche d’une nouvelle recrue au Congrès. Le même jour, Cori Bush et Alexandria Ocasio-Cortez remportaient une victoire cruciale face à Joe Biden sur le dossier du logement. Ce sont les dernières manifestations de la guerre sourde qui fracture le Parti démocrate.

La 11e circonscription de l’Ohio englobe les villes de Cleveland et d’Akron. Il s’agit d’un territoire composite, où des quartiers particulièrement défavorisés côtoient des zones urbaines aisées. La majorité de la population est d’origine afro-américaine. En 2020, la démocrate Maricia Fudge s’est imposée avec plus de 80 % des suffrages. Nommée au poste de ministre du Logement par Joe Biden, elle a dû renoncer à son mandat, déclenchant l’organisation d’une législative partielle (special election) qui se tiendra le 2 novembre 2021.

La primaire du Parti démocrate a eu lieu ce 3 août. Compte tenu de l’ancrage politique du territoire, son vainqueur est assuré d’être élu en novembre à la Chambre des représentants du Congrès.

Ancienne sénatrice au parlement de l’Ohio, puis porte-parole de Bernie Sanders lors de ses campagnes présidentielles de 2016 et 2020, Nina Turner partait favorite de cette primaire. Elle pouvait compter sur son ancrage local, le soutien de l’aile progressiste du parti, sa stature nationale et son expérience des campagnes exigeantes. Connue pour son franc-parler, ancienne pasteur, elle dispose d’un véritable don pour électriser les foules. La perspective de son élection laissait de nombreux progressistes et membres de la gauche américaine impatients de voir cet électron libre venir renforcer les rangs du squad d’élus socialistes qui composent l’aile gauche radicale du Congrès. Un premier sondage publié en avril par l’équipe de campagne de Nina Turner la donnait largement en tête, avec 50% des intentions de vote, soit 35 points de plus que sa principale rivale Shontel Brown. Mais les (rares) sondages ont fait état d’un resserrement de la course au fil de l’été, en particulier suite à l’injection massive d’argent issus de lobbies en faveur de Brown, et du ralliement de l’establishment démocrate derrière elle.

L’establishment démocrate vent debout contre l’aile progressiste

Le soutien officiel accordé par Hillary Clinton à Shontel Brown en Juin 2021 a constitué un premier signal d’alarme pour Nina Turner. Au-delà de sa détestation profonde de Bernie Sanders, Clinton envoyait un message à l’establishment démocrate : pas question de laisser Turner prendre le siège de Fudge sans se battre.

Un second poids lourd est venu peser sur la campagne deux semaines plus tard. Jim Clyburn, le numéro 3 du parti démocrate à la Chambre des Représentants, a apporté son soutien à Shontel Brown en grande pompe. Leader du Black caucus, un groupe parlementaire informel regroupant les élus afro-américains au Congrès, Clyburn a joué un rôle déterminant pour la victoire de Joe Biden à la primaire de 2020 en lui apportant son soutien en Caroline du Sud. Depuis, il pourfend l’aile gauche du parti, à qui il reproche une posture trop radicale. Le fait qu’il soit majoritairement financé par l’industrie pharmaceutique pourrait également expliquer son hostilité envers le camps pro-Sanders.

S’il est difficile de séparer l’idéologie politique des conflits d’intérêts et compromissions, la vision de Clyburn représente un sentiment qui progresse au sein du Parti démocrate, selon lequel trop de « radicalité » et de « confrontation » est électoralement dommageable. Clyburn préfère la voie de la négociation, du compromis et de la modération. Après le tumultueux Donald Trump, une part de l’électorat démocrate aspire à un retour au status quo. D’autant que cet électorat évolue : il est de plus en plus déconnecté du monde rural et ouvrier. Les cadres et professions intellectuelles vivant dans les banlieues pavillonnaires et beaux quartiers de centre-ville le rejoignent massivement, alors que les classes populaires le délaissent peu à peu.

En soutenant Shontel Brown, Jim Clyburn faisait le pari que l’évolution de l’électorat et l’intervention de l’argent des intérêts privés lui permettraient d’infliger une nouvelle défaite à l’aile progressiste. Il a rallié à sa suite l’influent Black caucus et fait campagne activement en faveur de Brown.

L’ancienne porte-parole de Bernie Sanders a néanmoins bénéficié de soutiens d’élus locaux et de l’appui du principal quotidien de Cleveland, qui l’a officiellement « soutenu » via un éditorial mettant en avant son expérience au parlement de l’Ohio et sa capacité à négocier des compromis avec le Parti républicain. De plus, les membres de la Squad et des figures nationales de poids sont venus faire campagne à ses côtés. Alexandria Ocasio-Cortez, Bernie Sanders et Keith Ellison, le procureur ayant obtenu la condamnation du meurtrier de Georges Floyd, se sont déplacés en Ohio pour la soutenir le dernier week-end, au point de se retrouver parfois dans la même église que Clyburn et les cadres du Black caucus.

L’influence palpable de la dark money en politique

Shontel Brown bénéficiait elle aussi d’un ancrage local, en tant que conseillère régionale pour le comté de Warrensville. Mais avant le soutien de Clinton et Clyburn, elle demeurait largement inconnue au-delà de cette localité. Ces appuis politiques issus de Washington lui ont permis de refaire une partie de son retard en termes de levée de fond, et d’attirer de nouvelles sources de financement. Pire, Brown s’est placée à la limite de la loi électorale en sollicitant directement le soutien de « super Pacs », ces Comité d’action politique comparables à des lobbies, autorisés à faire campagne pour un candidat à condition de ne pas se coordonner avec son équipe. Ainsi, les organisations Democrats Majority for Israel et Third Way ont dépensés respectivement 2 millions et un demi-million de dollars en faveur de Brown au cours des dernières semaines de campagne. Près du triple des dépenses des groupes associés à l’aile gauche du parti.

Cet argent frais n’a pas seulement permis à Shontel Brown de compenser son retard en termes de levée de fond auprès des donateurs individuels, où Nina Turner avait acquis un avantage décisif à coup de micro-dons. En arrivant sur le tard, alors que la campagne de Turner avait déjà dépensé une bonne partie de son trésor de guerre, l’influx de cash à lourdement peser sur les dernières semaines et les électeurs indécis.

La gauche démocrate repeinte en adversaire de Biden

Un montant record de 11 millions de dollars a été dépensé pour cette primaire, l’équivalent du budget d’une candidature à la présidentielle française. Mais inonder les boites aux lettres, stations radios, réseaux sociaux, tableaux d’affichages et télévisions locales de publicité ne suffit pas, encore faut-il trouver un message qui imprime auprès des électeurs.

Turner a choisi de se distancer de la scène politique nationale pour défendre des problématiques locales, souligner son expérience d’élue et promouvoir les propositions concrètes défendues par l’aile gauche du parti : la nationalisation de l’assurance maladie (Medicare for all), l’investissement contre le réchauffement climatique (Green New deal) et la hausse du salaire minimum à 15 $. Des propositions archi-populaires auprès de l’électorat démocrate.  

Brown a évité de confronter Turner sur le terrain des idées, pour privilégier une autre stratégie. Ses publicités ne défendaient aucune proposition politique, se contentant d’affirmer qu’elle soutiendrait à 100% l’agenda de Joe Biden et serait « une partenaire » fiable au Congrès. Par contre, elle s’est efforcée de repeindre Nina Turner en ennemie du parti, usant souvent de désinformation et de contre-vérité.

Les propos tronqués de Turner, où elle compare un vote pour Biden face à Trump au fait de manger la moitié d’un bol rempli de « m… » (par contraste, une victoire de Trump reviendrait à manger le bol entier) et d’autres déclarations sorties de leur contexte ont été placardé à travers tout le territoire. Plus pernicieux, le fait que Nina Turner ait voté contre le programme officiel du Comité national démocrate (DNC) à la convention de 2020 pour critiquer le manque d’ambition et l’abandon de la proposition Medicare for all a été repeinte en opposition à la hausse du salaire minimum et à …Medicare for all. Turner a répliqué sur le tard en dénonçant les compromissions de son adversaire avec les différents lobbies finançant sa candidature.

Les retours de terrain de nombreux journalistes confirment que la « négativité » de cette campagne a convaincu certains électeurs pro-Turner de ne pas se déplacer, d’autre de préférer voter pour une candidate perçue comme une fidèle alliée de Biden, plutôt que pour une agitatrice qui aura l’audace de demander des comptes à son parti.

Shontel Brown a ainsi remporté l’élection de 4302 voix, 50,4 % à 44,3 %. Les données électorales montrent deux enseignements. Brown a largement dominé Turner dans les banlieues aisées et blanches, qui se sont d’avantage mobilisés. Elle a remporté certains quartiers noirs et défavorisés, mais Nina Turner s’est imposée dans les villes de Cleveland et d’Akron, grâce au vote des jeunes populations éduquées et plutôt blanches des quartiers gentrifiés, et l’appui de la majorité des quartiers noirs et populaires. De ce point de vue, elle fait mieux que Bernie Sanders en 2020 auprès des Afro-américains et mieux que Cori Bush, la dernière candidate issue de la gauche radicale à avoir remporté un siège au Congrès, auprès des classes populaires noires. Des signaux encourageants pour la suite.

Néanmoins, la défaite de Turner vient renforcer le dilemme auquel la gauche américaine ne cesse d’être confronté.

D’un côté, jouer les outsiders et les dissidents l’expose à ce genre de déconvenue. De l’autre, se plier à la ligne officielle du parti revient à renoncer à sa raison d’être.

Il est toujours difficile de participer à une primaire en critiquant son propre camp. Le passif de Nina Turner l’a certainement handicapé. Depuis Trump, l’électorat démocrate est attaché à son parti et moins enclin à tolérer les critiques, même lorsque celles-ci visent à pousser les élus à tenir leurs promesses. Selon Sean McElwee, un sondeur pour l’institut pro-Sanders Data for Progress, l’électorat démocrate est de moins en moins réceptif à l’approche antisystème. L’hostilité envers Joe Biden se paye d’autant plus qu’il bénéficie d’une aura particulière après avoir été le vice-président d’Obama et le tombeur de Donald Trump.

Mais jurer allégeance aux cadres du parti présente également un coût. Ces derniers mois, une partie de l’extrême-gauche militante s’est désintéressé de Sanders et AOC pour se réfugiée dans une posture nihiliste consistant à considérer ces élus « cooptés » par le système. Nina Turner a pu marginalement souffrir d’un manque d’enchantement pour sa campagne et des critiques de l’extrême-gauche sur les réseaux sociaux.

Un paradoxe d’autant plus ironique que le jour du vote en Ohio, les élus issus de la gauche radicale remportaient un bras de fer historique contre la Maison-Blanche.

Victoire du Squad socialiste à Washington : le jeu dangereux de l’establishment démocrate

Barack Obama a commis trois graves erreurs au début de son mandat : le plan de sauvetage sans contrepartie de Wall Street, l’amputation de moitié de son plan de relance de l’économie, et la politique mise en place pour lutter contre les expulsions et expropriations des familles en situation de faillite. Plutôt que de renflouer ces dernières, Obama a laissé les banques expulser les américains en retard de payement, souvent en toute illégalité, forçant 10 millions de ménages à quitter leur logement.

Cette politique a accéléré le recul électoral du parti démocrate et pavé la voie à Donald Trump. Le milliardaire n’a pas commis la même erreur : en 2020, il avait mis en place un moratoire sur les expulsions de logements et débloqué des fonds pour assister les locataires et les petits propriétaires. Bien qu’insuffisante, cette mesure a permis d’éviter une véritable crise du logement.

Le moratoire, renouvelé par Biden en début de mandat, devait expirer au 1er août 2021. Les élus socialistes au Congrès, Cori Bush, Ayanna Presley et Alexandria Ocasio-Cortez en tête, ont alerté sur l’imminence de cette date butoir.

La Maison-Blanche a d’abord essayé de se réfugier derrière une opinion non contraignante émise par la Cour suprême. Réalisant que cette position n’était pas tenable, Biden a demandé au Congrès de légiférer deux jours avant l’expiration du moratoire. L’opposition de certains élus démocrate de centre droit à conduit Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre, à organiser un vote par « consensus anonyme ». Il suffisait d’une voix républicaine pour faire échouer le vote, ce qui fut le cas.

Ainsi, la Maison-Blanche se défaussait sur la Cour suprême et la majorité démocrate au Congrès sur l’opposition républicaine. Jusqu’à 11 millions de famille risquaient de perdre leur logement d’ici la fin de l’année, mais le Parti démocrate pouvait rejeter la faute sur l’opposition avec l’aide d’une presse relativement docile.

Alexandria Ocasio-Cortez (AOC), accusée par certains d’être trop complaisante avec la Maison-Blanche, est immédiatement sortie du rang. Sur CNN, elle a déclaré que les démocrates « ne pouvaient pas rejeter la faute sur le Parti républicain », ajoutant que la responsabilité revenait « à certains élus démocrates » du centre droit. Cori Bush, qui a elle-même vécue plusieurs mois sans domicile fixe, a débuté une occupation du parvis du Congrès, dormant 4 nuits de suites dans une tente à proximité de l’entrée principale, avec plusieurs militants. Elle a été rejointe par d’autres membres du squad, dont AOC. Le mouvement de protestation, amplement relayé par la presse, a fait boule de neige. Au point de rendre la position de la Maison-Blanche intenable et de contraindre Joe Biden à renouveler le moratoire pour deux mois.

C’est une victoire significative. Pour des millions de familles américaines, mais aussi pour le Parti démocrate au sens large, qui n’aura pas à payer les conséquences électorales et la responsabilité politique d’une nouvelle vague d’expulsion injustifiées.

Pourtant, alors que son aile gauche vient une fois de plus de lui sauver la mise, l’establishment démocrate a démontré en Ohio qu’il était prêt à tout pour éviter qu’une élue progressiste de plus rejoigne le Congrès. Sans Cori Bush, les expulsions se seraient rapidement comptées en millions. Qui sait ce que Nina Turner aurait pu apporter aux démocrates ?

États-Unis : l’impossible abolition de la peine de mort ?

Peine de mort aux États-Unis © Issia

Abolir la peine de mort au niveau fédéral et inciter les États fédérés à suivre l’exemple du gouvernement fédéral : telle était la promesse de campagne du candidat Joe Biden. Une promesse qui reflète l’important degré de complexité qui entoure la question de la peine capitale et les difficultés, nombreuses, qui entravent le chemin vers l’abolition totale.

Douze hommes et une femme ont subi la peine capitale durant le dernier mois de la présidence de Donald Trump : un retour des exécutions fédérales en période de « lame-duck » (période entre l’élection présidentielle et la fin de mandat d’un président sortant) inédite depuis plus d’un siècle et ce au terme d’un moratoire vieux de dix-sept ans. Son successeur, Joseph R. Biden, avait promis la fin de la peine de mort au niveau fédéral et des mesures incitatives de manière à en réduire l’usage au sein des États fédérés. Une gageure à l’heure où le Département de la Justice appelle la plus haute juridiction du pays à revenir sur le jugement de la Cour d’Appel du 1er circuit et ainsi confirmer la condamnation à la peine capitale pour Dzokhar Tsarnaev, reconnu coupable de l’attentat du marathon de Boston en 2013.

La subtilité de la promesse du président Biden traduit toute la complexité de la question du recours à la peine capitale dans le système fédéral américain. En dépit de la Supremacy Clause de la Constitution qui prévoit une hiérarchie entre loi fédérale et loi des États, l’hypothèse d’une loi fédérale abolissant la peine de mort en préemptant les lois des États se heurterait à une contestation constitutionnelle. Quant aux mesures incitatives promises par Joe Biden, outre les questions qu’elles pourraient soulever sur leur efficacité, elles seraient sans nul doute contestées et laisseraient, là encore, le dernier mot à une Cour suprême dont l’approche interprétative serait plus que défavorable à l’action du président démocrate.

Pourquoi le Congrès ne peut pas voter l’abolition totale

Si le Congrès peut abolir la peine de mort pour les crimes fédéraux, chaque État demeure souverain en matière de droit pénal : il s’agit d’un point essentiel de la doctrine constitutionnelle de la double-souveraineté (dual-sovereignty), particulièrement chère à la Cour du juge John Roberts. Conformément à la Constitution, le Congrès des États-Unis ne peut légiférer qu’en vertu des pouvoirs énumérés par celle-ci dans l’Article 1, Section 1.

L’une des solutions permettant une abolition globale tant au niveau fédéral qu’au niveau des cinquante États seraient que la justice considère la peine de mort comme inconstitutionnelle car en violation du 8e amendement (qui interdit au gouvernement de recourir à des « peines cruelles et inhabituelles ») : aujourd’hui difficilement envisageable compte tenu de la configuration de la Cour suprême, la décision Furman v. Georgia de 1972 avait pourtant conduit les gouvernements des États à revoir leur application de la peine capitale. La décision, historique, s’était attirée les foudres du professeur Raoul Berger, qui, dans son ouvrage intitulé Death Penalties (1982), avait dénoncé la révision du 8e amendement comme « une arrogation de pouvoir de plus sous l’égide du 14e amendement ». Pour l’ancien professeur de droit de Harvard, « Le contrôle de la peine de mort et du processus de condamnation, peut-on affirmer avec assurance, a été laissé par la constitution aux États ».  William J. Brennan et Thurgood Marshall, juges dissidents dans Furman, avaient au contraire considéré la peine capitale comme intrinsèquement contraire au 8e amendement, reprenant les mots du juge Douglas dans Trop v. Dulles : « [Le 8e amendement] doit tirer sa signification de l’évolution des normes de décence qui marquent le progrès d’une société en pleine maturité ».

Cet attachement à l’évolution des normes de décence a été réaffirmé à de nombreuses reprises par les tenants « progressistes » de la Cour, à l’instar du juge Stephen Breyer ou de la juge Ruth Bader Ginsburg dans Roper v. Simmons, une affaire liée à l’exécution des jeunes de moins de 18 ans. Un critère qui n’est toutefois pas celui des juges les plus conservateurs, à l’image du juge Antonin Scalia, qui s’était empressé, dans Simmons comme dans Atkins, de dénoncer l’activisme judiciaire de la Cour, faisant fi de la règle de droit pour lui préférer l’établissement arbitraire d’une certaine norme de décence. Pour ce thuriféraire de l’interprétation originaliste, « la Cour s’autoproclame donc seul arbitre des normes morales de notre nation – et dans le cadre de cette responsabilité impressionnante, elle prétend s’inspirer des opinions des tribunaux et des législatures étrangers ».

Sans revirement de jurisprudence, la question d’une norme commune aux 50 États continuera de se heurter aux particularités du système fédéral américain au sein duquel la peine capitale est une question locale. La compétence étatique en la matière a par ailleurs été rappelée avec force en 2006 dans Kansas v. Marsh : sous la plume du juge Clarence Thomas, la Cour a affirmé que « l’État dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour imposer la peine de mort, y compris la manière dont les circonstances aggravantes et atténuantes sont évaluées ». Répondant aux opinions dissidentes de la minorité de la Cour (Breyer, Ginsburg, Souter, Stevens), le juge Thomas déclare : « Nos précédents n’interdisent pas aux États d’autoriser la peine de mort, même dans notre système imparfait. Et ces précédents n’autorisent pas cette Cour à réduire les prérogatives des États à le faire pour les raisons que la dissidence invoque aujourd’hui ».

Conscient de la difficulté inhérente au système fédéral, le président Biden avait ainsi proposé d’abolir la peine de mort au niveau fédéral et de recourir aux incitations financières par le truchement de la Spending Clause pour convaincre les États fédérés de renoncer à leur tour à la peine capitale. Une solution plausible qui nécessite néanmoins une mise en œuvre minutieuse. 

Les limites de l’incitation fédérale

En 2012, la Cour suprême rendait sa décision dans la colossale affaire NFIB v. Sebelius concernant « Obamacare » (Patient Protection and Affordable Care Act)… Si colossale que le truculent juge Scalia, durant les arguments oraux, s’était fendu d’un trait d’humour : « Qu’est-il arrivé au 8e amendement ? Vous voulez vraiment qu’on parcoure ces 2700 pages ? »

Parmi les points abordés par les neuf sages, la constitutionnalité de l’incitation financière pour l’extension du programme Medicaid. Initialement, le gouvernement fédéral s’était arrogé le droit de suspendre l’intégralité des aides fédérales accordées pour le programme Medicaid aux États refusant d’étendre ce programme conformément aux dispositions prévues par la loi. Le Chief Justice John Roberts est ainsi arrivé à la conclusion que « dans cette affaire l’ « incitation » financière choisie par le Congrès est bien plus qu’un « encouragement relativement léger » – c’est un pistolet sur la tempe », notant que « ce point de vue a conduit la Cour à invalider les lois fédérales qui réquisitionnent l’appareil législatif ou administratif d’un État à des fins fédérales. Voir, par exemple, Printz, 521 U. S. 933 (annulant la législation fédérale obligeant les agents de la force publique des États à effectuer les vérifications d’antécédents exigées par le gouvernement fédéral pour les acheteurs d’armes de poing) ». Les incitations financières émanant du gouvernement ne sauraient donc être trop fortes, au risque d’être considérées comme coercitives. Dès lors, l’efficacité d’une telle mesure pour freiner l’usage de la peine capitale semble toute relative. En outre, dans un pays où la peine de mort est encore soutenue à 55 %, y mettre fin aurait également un coût politique considérable, à fortiori dans les 24 États qui l’appliquent encore, tous républicains. Un électorat républicain qui soutient la peine capitale à près de 80 %. La dernière solution qui permettrait de mettre un terme à la peine de mort serait d’amender la constitution, un processus long et dont les chances d’aboutir sont proches de zéro.

Amender la constitution ?

Vaste programme que d’amender la constitution des États-Unis. Depuis 1791, année d’adoption des dix premiers amendements (Bill of Rights), elle n’a été amendée qu’à 17 reprises. L’article V en précise les modalités, lesquelles sont multiples, bien qu’au cours de l’histoire, les tentatives, fructueuses ou non, ont toujours suivi le même schéma : une adoption de l’amendement à la majorité des 2/3 à la Chambre des représentants et au Sénat, puis une ratification par au moins les trois-quart des États (soit 38 États). Ce moyen serait néanmoins le plus sûr pour garantir l’abolition et satisferait à la fois les plus farouches opposants à la peine de mort et les plus conservateurs, prompts à dénoncer le « gouvernement des juges » (l’ouvrage le plus connu de Raoul Berger étant « Government by Judiciary ») et à s’écrier « Pass a law! » comme savait le faire Antonin Scalia. La configuration politique actuelle, qu’il s’agisse des nombreux États républicains comme de la composition de la Chambre des représentants et du Sénat, ne laisse cependant entrevoir aucun espoir.

Pour l’instant, les espoirs se concentrent sur l’abolition au niveau fédéral. Le 4 janvier, l’élu du 14 district congressionnel de New York Adriano Espaillait a introduit la H.R.97, intitulée Federal Death Penalty Abolition Act of 2021. Le texte est à l’étude au sein du sous-comité au crime, terrorisme et sécurité intérieure depuis le 1er mars. Si le texte sort du comité, même voté par la Chambre, il devra passer sous les fourches caudines d’un Sénat où le Grand Old Party agitera très probablement la menace d’une obstruction parlementaire (filibuster) pour le faire échouer.

Le plan de relance Covid-19 de Biden change-t-il la donne ?

Planche à billets de dollars. © Pixabay

Le Congrès vient d’adopter le plan de relance Covid de 1 900 milliards de dollars souhaité par Joe Biden. En dépit de quelques reniements de la Maison-Blanche, assimilés logiquement à une forme de trahison par l’aile gauche démocrate, les montants colossaux déployés en direction des plus démunis laissent entrevoir un véritable tournant économique et social ; sinon idéologique. Pour autant, constitue-t-il un changement de paradigme ?

En avril 2020,  le président de la Banque fédérale des États-Unis a voulu rassurer les marchés en indiquant que la FED “ne tombera pas à court de munitions” pour soutenir l’économie. Assurément, en profitant de l’effet de levier permis par le premier plan de relance Covid voté au début de l’épidémie, la planche à billets a tourné à plein régime. Plus de 2 000 milliards de dollars auraient été injectés sous forme de liquidité et de prêts aux grandes entreprises. Du point de vue des firmes multinationales et des classes supérieures, l’opération est un succès. La bourse de New York (NYSE) atteint des sommets en pleine crise sanitaire, les gestionnaires de fonds spéculatifs enregistrent des profits records et les cadres supérieurs et les classes aisées voient leur patrimoine gonfler par l’appréciation des actifs financiers. Ce qui explique le refus du Parti républicain (GOP) de voter un second plan de relance avant la présidentielle de novembre 2020, puis son accord a minima pour une nouvelle injection de 900 milliards en décembre, motivée par les élections sénatoriales de Géorgie qui allaient déterminer le contrôle du Sénat. Depuis, le GOP s’oppose à toute nouvelle intervention budgétaire. De son point de vue, la bourse américaine se porte bien et l’économie repartira dès que les mesures de confinements seront levées. Surtout, avec Joe Biden à la Maison-Blanche et les démocrates majoritaires aux deux chambres du Congrès, l’appétit pour un nouveau plan de soutien s’est rapidement évaporée.

Lire sur LVSL : “Les États-Unis flambent, Wall Street exulte”.

Un impératif politique pour Joe Biden 

Mais la reprise économique en K n’a bénéficié qu’aux plus fortunés. Pour Main street, la situation reste dramatique. Comme Barack Obama huit ans plus tôt, Joe Biden hérite d’une situation catastrophique. Outre les 3 000 décès et deux cent mille cas positifs à la Covid-19 enregistrés à sa prise de fonction, le président démocrate fait face à un taux de chômage deux fois plus élevé qu’avant l’épidémie, à 6.5%. Le risque d’une répercussion sur le logement, compte tenu des nombreux locataires incapables d’acquitter leur loyer, et l’explosion du recours à l’aide alimentaire témoigne d’une situation critique. À cela s’ajoute un contexte politique tendu. Le Parti républicain a refusé de condamner Donald Trump pour son rôle actif dans l’insurrection contre le Capitole. Ce dernier continue d’affirmer que l’élection lui a été volée. Pour les démocrates, un début de mandat en demi-teinte, comme Obama en 2009, risquerait de précipiter le retour au pouvoir du trumpisme. Une reprise économique lente et poussive les condamnerait à perdre leur majorité au Congrès lors des élections de mi-mandat de 2022 et les placerait en position difficile pour aborder la présidentielle de 2024. 

Dans ce contexte, la Maison-Blanche a présenté un plan de relance ambitieux, susceptible de mettre la présidence Biden en orbite. Le leader de la majorité démocrate au Sénat, Chuck Schumer, l’a explicitement confirmé : “Pas question de reproduire les erreurs de l’ère Obama, il faut être ambitieux et agir vite”. Un avis partagé par Bernie Sanders, désormais au cœur du dispositif législatif en tant que président du Comité au budget du Sénat. Il n’a eu de cesse d’expliquer que manquer ce rendez-vous serait dramatique non seulement sur le plan économique, mais également démocratique. “Si les Américains pensent que les élections ne changent rien, ils arrêteront de voter” [1]. Deux promesses de Joe Biden se trouvaient au cœur des préoccupations de Sanders  : les chèques individuels de 2 000 $ et la hausse du salaire minimum fédéral à 15 $ de l’heure. Sur ces deux volets, le sénateur socialiste et l’aile gauche démocrate ont pu constater les revirements de la Maison-Blanche. Pourtant, le plan de soutien adopté au Sénat 50 voix à 49 reste imposant. Bernie Sanders l’a qualifié de “texte le plus ambitieux pour les travailleurs de l’histoire moderne du pays”. [2]

Des montants colossaux pour les classes moyennes et populaires

Au cœur du plan de relance Covid de Joe Biden se trouve une aide financière directe attribuée sous forme de chèques aux Américains gagnant moins de 75 000 dollars par an (150 000 dollars par foyer). Si le plan adopté par Trump en 2020 avait une assiette un peu plus généreuse – 92 % des Américains avaient touché une aide, contre 87 % pour le plan Biden -, les montants offerts par les démocrates sont plus élevés. Aux chèques de 600 $ votés en décembre s’ajoutent 1 400 dollars par adulte, et 1 400 dollars par dépendants. Soit 5 600 $ pour une famille de la classe moyenne avec deux enfants.   

Une allocation familiale de 3 600 $ sur un an pour chaque enfant de moins de six ans, et 3 000 $ pour les autres mineurs, complète le tableau. Si la plupart des pays de l’OCDE offre déjà une forme d’aide parentale de ce type, pour les États-Unis, il s’agit d’une première. Au total, c’est quelque 640 milliards de dollars (un quart du PIB de la France et 3 % du PIB des États-Unis) qui vont ainsi être versés directement aux Américains. Sans compter l’allocation chômage fédérale d’urgence, soit 300 $ par semaine en supplément des aides existantes, débloquée jusqu’au mois de septembre, pour un total estimé à 246 milliards. Selon le Urban Institute, le taux de pauvreté devrait ainsi reculer de 14 à 8 %,  soit une baisse de 42 % pour les Afro-américains, 39% pour les Hispaniques et 34 % pour les Blancs. Une étude du Tax Policy Center estime que les 20 % des Américains les plus pauvres vont voir leurs revenus augmenter de 20 % en 2021. À l’inverse, les 1 % les plus riches ne recevront aucun bénéfice. Comparée aux baisses d’impôts instaurés par Donald Trump en 2017, la différence est saisissante :

Le plan Biden comprend également des subventions pour étendre l’assurance maladie Obamacare et la couverture santé Medicaid, ainsi qu’une extension du régime COBRA qui permet aux employés ayant perdu leur emploi de conserver leur couverture santé (généralement fournie par l’employeur). Vingt-cinq milliards sont également prévus pour aider les locataires à payer leurs loyers. Les fermiers afro-américains, oubliés du plan Trump d’avril 2020, reçoivent 5 milliards d’aides dédiées. De même, les réserves amérindiennes bénéficieront d’un cadeau record de 36 milliards de dollars. [3]

Enfin, des sommes considérables sont allouées au redémarrage de l’économie. 350 milliards iront directement aux États et collectivités locales pour leur permettre de réembaucher les millions de fonctionnaires mis au chômage technique. Quelque 100 milliards iront au secteur de la santé, pour, entre autres, aider la campagne de vaccination et le dépistage. Enfin, 170 milliards sont alloués aux écoles pour leur permettre de rouvrir tout en mettant en place des dispositifs de sécurité (ventilation rénovée, masques, classe par roulement). Les PME et secteurs essentiels reçoivent également quelque 135 milliards de dollars, dont 25 pour la restauration. Seules les classes les plus aisées et les grandes entreprises sont boudées par le plan.  En effet, il contient l’équivalent de 60 milliards de dollars de hausse d’impôts les ciblant, sous la forme de suppression de niches fiscales. [4]

Joe Biden va passer les semaines qui viennent à promouvoir ce plan, déjà approuvé par 7 Américains sur dix et près d’un électeur républicain sur deux. Au cœur de son discours, on trouve l’idée que ce premier effort législatif vise à “remettre l’Amérique debout” et “donner une chance à ceux qui se battent, aux travailleurs et aux classes moyennes”. Il représente 9 % du PIB et va permettre au 40% d’Américains qui n’ont pas de quoi faire face à une dépense imprévue de plus de 400 $ de joindre les deux bouts. Surtout, les démocrates espèrent que certaines dispositions, en particulier l’allocation familiale, seront renouvelées et rendues permanentes. Ils comptent bien faire campagne là-dessus en 2022. Politiquement, c’est d’une grande habileté. Pour autant, l’aile gauche démocrate a failli refuser de voter ce plan après l’abandon ou l’affaiblissement de plusieurs mesures, dont la hausse du salaire minimum à 15$ de l’heure et l’allocation chômage.

L’aile gauche démocrate montre ses muscles…  

Selon Chuck Schumer, la principale erreur de Barack Obama aura été de faire adopter un plan de relance trop timide et mal calibré, provoquant la stagnation de l’économie américaine pour quatre ans. Sous la direction de Larry Summers, Obama avait arbitrairement fixé un montant maximal de 800 milliards de dollars, alors que sa conseillère économique Christina Romers préconisait 1 800 milliards. La raison ? Summers pensait que le Congrès refuserait un montant à quatre chiffres. Les démocrates ont ensuite négocié avec les sénateurs républicains pour obtenir les deux voix nécessaires pour atteindre 60 votes, seuil permettant d’outrepasser le filibuster (minorité de blocage à 41 voix). Le plan a été affaibli par des baisses d’impôts pour les riches, incluses pour séduire les parlementaires républicains. Susan Collins, l’élue du Maine, avait même torpillé une provision pour la rénovation des écoles. [5] On connaît la suite : Obama subira la plus large défaite aux élections de mi-mandat de l’histoire moderne et adoptera ensuite une politique d’austérité budgétaire, sous la contrainte du Parti républicain et les conseils de Larry Summers,  “pavant la voie à Donald Trump” pour reprendre les propos récents de Chuck Schumer.

Décidés à ne pas reproduire ces erreurs, les démocrates ont adopté une tout autre approche en 2021. Le plan de relance, deux fois et demi plus large, se concentre sur une aide directe aux Américains les plus démunis. Une délégation de sénateurs conservateurs emmenés par Susan Collins et Mitt Romney avait été poliment reçue par Joe Biden à la Maison-Blanche fin janvier. Leur offre à 600 milliards a été immédiatement déclinée. Pas question de les laisser jouer la montre. Plutôt que de se plier à la danse des négociations, comme l’avait fait Obama pour sa réforme de santé, Schumer a adressé une fin de non-recevoir aux Républicains, et directement adopté la procédure de réconciliation budgétaire pour faire voter le plan. Ce dispositif permet de se soustraire au filibuster pour passer un texte à la majorité simple au Sénat, mais n’est applicable qu’à condition que le projet de loi impacte de manière notable le budget. Obama avait fait adopter sa réforme de la santé de la sorte, puis Trump ses baisses d’impôts. 

Libéré du chantage des conservateurs, Joe Biden devait encore négocier en interne avec les deux factions de son parti. Les premières critiques sont venues des anciens conseillers d’Obama, Larry Summers en tête. Telle une boussole indiquant toujours le Sud, le chef de file des néokeynésiens s’est prononcé contre les chèques Covid en arguant qu’une idée défendue par Trump et Sanders était nécessairement mauvaise, avant d’agiter le risque inflationniste d’un plan de relance jugée inutile compte tenu de la santé affiché par les marchés financiers. Sur ce dernier point, il a été rejoint par des figures plus respectées, tel que l’ancien économiste en chef du FMI Olivier Blanchard. Leurs arguments ont fait le tour de Washington, bien qu’ils ne reposent que sur une note de quatre pages de la FED de New York mettant en doute l’efficacité des chèques Covid. [6] La Maison-Blanche a flirté avec l’idée de durcir drastiquement leur seuil d’éligibilité. La réaction de l’aile gauche démocrate, qui a fustigé l’absurdité politique d’une telle idée, a vite contraint Biden à abandonner cette piste.

…Mais Sanders perd la bataille sur la revalorisation du salaire minimum à 15 $ 

Le sénateur démocrate et conservateur Joe Manchin (Virginie-Occidentale) s’était publiquement opposé à la revalorisation du salaire minimum à 15 $ de l’heure. Pour lui forcer la main, Bernie Sanders avait obtenu l’inclusion de la revalorisation du salaire minimum fédéral dans le texte initial, adopté par la Chambre des représentants. Le but consistait à forcer Manchin et ses alliés à choisir entre un plan de relance Covid incluant la hausse du salaire minimum ou pas de plan Covid du tout. Mais pour parvenir à ses fins, Sanders devait obtenir du Parlementarian, un fonctionnaire non élu servant d’arbitre au Sénat, la validation de l’usage de la procédure de réconciliation budgétaire pour faire adopter une telle mesure sur le salaire minimum. Cette personne avait déjà autorisé Trump à attribuer des permis de forage pétroliers dans une zone protégée de l’Alaska par cette procédure, arguant que la production d’hydrocarbures rapporterait 5 milliards de recettes fiscales à l’État sur dix ans. Cette fois, l’étude commandée par Sanders au CBO (Congress Budget Office) a démontré que la hausse du salaire minimum aurait un impact budgétaire de 54 milliards. Probablement encouragé par les déclarations publiques de Biden, qui avait jugé que son verdict serait négatif et soufflé le froid sur cet objectif, le Parliamentarian s’est prononcé contre Sanders. On peut y voir un biais idéologique, ou une façon de s’offrir une retraite dorée dans un conseil d’administration d’une grande entreprise. Toujours est-il que l’avis du Parliamentarian pouvait être ignoré par le président du Sénat, c’est-à-dire la vice-présidente Kamala Harris. Tout ce qu’elle avait à faire était de choisir de ne pas tenir compte de cette recommandation. L’opposition aurait alors dû proposer un amendement contre la hausse du salaire minimum, qui aurait requis 60 voix pour passer, soit dix sénateurs démocrates. Autrement dit, rien n’empêchait Biden de passer en force. La Maison-Blanche a pourtant décidé de suivre l’avis du Parliamentarian, privant 32 millions d’Américains d’une hausse de salaire. Le consensus relatif des économistes en faveur de cette revalorisation et son taux de popularité particulièrement élevé au sein de la population américaine – électeurs de Trump compris – n’y auront rien fait. En 2001, Bush junior avait licencié le Parliamentarian pour en installer un autre, favorable à ses baisses d’impôts. Avant cela, différents présidents avaient simplement décidé d’ignorer son avis. Rien n’était a priori impossible. Du fait de la courte majorité démocrate, Bernie Sanders aurait pu menacer de faire échec au texte entier, tout comme Alexandria Ocasio-Cortez et ses alliés à la Chambre des représentants. Mais la gauche radicale américaine a préféré éviter une confrontation frontale avec Biden sur son premier effort législatif.  Leur priorité semblait être de faire adopter les allocations familiales. Cet épisode met néanmoins en lumière le double jeu de Biden et du centre démocrate, qui défend publiquement la revalorisation du salaire minimum, mais se réfugie derrière un obscur fonctionnaire et une convention procédurale pour ne pas avoir à le voter. 

De fait, Sanders a inclus un amendement pour faire adopter la revalorisation du salaire minimum à la majorité qualifiée (60 voix). Huit sénateurs démocrates se sont joints aux 40 sénateurs républicains pour voter contre. Certains sont des proches de Biden, tels que les deux sénateurs du Delaware, ce qui en dit long sur les compromissions de la Maison-Blanche et son manque d’entrain pour défendre cette promesse électorale qui avait pourtant fait office de condition au ralliement de Sanders derrière Biden. 

Non content de cette victoire, Joe Manchin a cherché à affaiblir le texte davantage, obtenant la diminution de l’assurance chômage (passant de 400 $ par semaine à 300 $) et un léger resserrement des conditions d’éligibilité des aides. Douze millions d’Américains qui avaient bénéficié des chèques Trump seront privés de ce versement, ce qui produira 16 milliards d’économies – moins d’un pour cent du montant total du plan. Politiquement, c’est incompréhensible. Pourtant, Manchin voulait davantage de restrictions sur ces deux fronts. Il a dû faire marche arrière après que la Maison-Blanche lui a fait comprendre que l’aile gauche démocrate refuserait de voter le plan à la Chambre des représentants s’il poursuivait dans ce sens. C’est une première : les progressistes ont fini par montrer leurs muscles et fait reculer l’aile droite du parti. 

Changement de paradigme ou simple relance keynésienne ? 

Le fait que Sanders fasse la promotion du plan Biden et évite de dénoncer la trahison électorale représentée par l’abandon du salaire minimum à 15 $ semble indiquer la nature radicale du texte. Les montants colossaux débloqués pour l’Américain moyen et les classes populaires devraient avoir un impact significatif sur la société. D’autant plus que l’allocation familiale a de grandes chances d’être rendue permanente. Or, Joe Biden ne compte pas s’arrêter là. Il qualifie cette première étape de perfusion pour permettre de pallier les effets économiques de la pandémie, mais souhaite poursuivre avec un plan d’investissement dans les infrastructures du pays en vue d’accélérer la transition énergétique. La peur du déficit public semble avoir quitté Washington, comme l’a confié Stephanie Kelton dans une entrevue à paraitre prochainement. À croire que les conseils de l’autrice de l’ouvrage Le mythe du déficit et économiste majeure du courant de la Théorie Moderne de la Monnaie (MMT) ont été écoutés. 

En 2018 encore, la majorité démocrate à la Chambre des représentants avait reconduit une règle de fonctionnement interne dite “PAYGO” pour “pay as you go”, qui nécessite de compenser chaque nouvelle dépense par une nouvelle recette budgétaire. Seuls les budgets militaires y étaient exclus. Mais en 2021, sous l’impulsion de l’aile gauche, le PAYGO a été abandonné. On pourrait donc être tenté de parler de changement de paradigme. D’autant plus que l’ajout d’une assurance chômage supplémentaire démontre l’abandon d’un autre dogme : l’augmentation des allocations chômages ne découragent pas le retour à l’emploi, comme vient de le démontrer l’expérience faite en 2020, où le plan voté par Trump avait alloué 600 dollars d’aides chômages par semaine, sans empêcher une réduction rapide du chômage (de 13 à 7 %) à la fin du premier confinement.

Cependant, les discours sur le niveau inquiétant de déficit n’ont pas totalement disparu de Washington. Certains y voient une excuse pour introduire un impôt sur la fortune, d’autres pour tempérer les réformes structurelles et resserrer la vis dès la Covid passée. Il semble donc trop tôt pour annoncer le triomphe de la “Théorie moderne de la monnaie”. 

De plus, à travers l’abandon de la revalorisation du salaire minimum à 15$, on constate que le président Biden refuse de toucher au rapport de force capital-travail et cherche à préserver le profit des entreprises. Loin d’un changement de paradigme qui verrait des réformes structurelles réorienter le système économique, nous sommes plus en présence d’une mise à contribution de l’outil monétaire pour relancer le modèle existant. Un exemple suffira à illustrer ce point. Pour éviter que les employés licenciés perdent leur couverture santé, le plan Biden inclut des subventions aux assurances privées destinées à remplacer les contributions de l’employeur. La personne au chômage peut ainsi prolonger son assurance maladie sans avoir à en assumer seule les mensualités. L’avantage d’un tel système (désigné par l’acronyme COBRA) est de subventionner les assureurs privés tout en évitant aux employeurs de prendre en charge les externalités liées aux licenciements. Mais quitte à mettre l’État à contribution, les Démocrates auraient pu rendre les chômeurs éligibles au programme public Medicare, normalement réservé aux plus de 65 ans. Seulement, cela aurait considérablement réduit le chiffre d’affaires des assurances maladie privées, et ouvert la porte à une extension du régime public et une nationalisation du secteur de la santé…

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Pour suivre/contacter l’auteur : Christophe @PoliticoboyTX

Références :

1. https://www.newsweek.com/bernie-sanders-warns-democrats-theyll-get-decimated-midterms-unless-they-deliver-big-1563715

2. https://twitter.com/BernieSanders/status/1368256311549435911

3. https://www.huffpost.com/entry/stimulus-check-unemployment-coronavirus_n_603d0bb4c5b601179ebf6766

4. Vox : https://www.vox.com/policy-and-politics/2021/3/6/22315536/stimulus-package-passes-checks-unemployment

5. The intercept : https://theintercept.com/2021/02/03/democrats-covid-stimulus-obama-lessons/

6. The Hill/ American Prospect : https://www.youtube.com/watch?v=jNVj60nheIk

Le 14e amendement peut-il barrer la route à Donald Trump ?

Donald Trump © Flickr

Acquitté pour la seconde fois par le Sénat, l’ancien président Donald Trump n’entend pas tirer un trait sur la vie politique et a plusieurs fois laissé entendre qu’il pourrait briguer la prochaine élection présidentielle. Le camp démocrate, quant à lui, envisage de recourir à la Section 3 du 14e amendement pour lui barrer la route en raison de son implication dans les événements survenus au Congrès le 6 janvier. 

À nouveau acquitté, le premier président à avoir été visé par deux procédures d’impeachments s’est fendu d’un communiqué de presse plutôt révélateur sur ses ambitions futures et celles de ses fidèles. Non seulement l’ancien locataire de la Maison-Blanche ne dément pas son désir de revenir aux affaires, mais il semble tout à fait disposé à continuer à s’investir d’une manière ou d’une autre sur le terrain politique : « Notre historique, patriotique et merveilleux mouvement Make America Great Again ne fait que commencer », a-t-il déclaré à l’issue de son second procès.

De son côté, la majorité démocrate laisse la porte ouverte à un recours à la Section 3 du 14e amendement, qui dispose que toute personne ayant pris part à une insurrection ou rébellion après avoir prêté serment ne pourra assumer une charge civile ou militaire. Ce recours, envisagé par le sénateur Schumer, leader de la majorité démocrate au Sénat, pose néanmoins de nombreuses questions quant à son applicabilité concrète.

L’amendement de la Reconstruction

« Vestige de la Constitution » selon le professeur Gerard N. Magliocca, la Section 3 du 14e amendement est un héritage de la période de la Reconstruction, période ayant succédé à la guerre de Sécession (1861 – 1865). Elle visait à exclure les anciens Confédérés de toute charge publique fédérale ou étatique. Ratifiée en 1868, trois ans après la fin de la guerre de Sécession, la Section 3 n’a été utilisée que quelques fois pendant la courte période entre sa ratification et la promulgation de la loi d’amnistie de 1872 (Amnesty Act). Depuis, elle n’a été invoquée qu’à une unique reprise en 1919, à l’encontre du socialiste Victor L. Berger. Le 14e amendement est en effet plus connu pour ses clauses d’Equal Protection et de Due Process. Ceux-ci ont joué un rôle décisif dans les décisions de la Cour suprême relatives aux droits civiques en donnant naissance, dans la première moitié du XXe siècle, à la doctrine de l’incorporation, permettant d’appliquer les dix premiers amendements (connus sous le nom de Déclaration des Droits — Bill of Rights) aux États fédérés.

Trump disqualifié à la majorité simple ?

L’amendement, dans sa Section 5, précise simplement : « Le Congrès aura le pouvoir de donner effet aux dispositions du présent article par une législation appropriée ». Il est dès lors aisé d’imaginer que le Congrès peut, à la majorité simple, voter une législation signée du président afin d’appliquer les dispositions de la Section 3 et disqualifier une personne. Néanmoins, comme le rappelle le professeur Daniel Hemel de la Chicago Law School dans une tribune publiée dans le Washington Post, cette théorie pourrait venir se heurter à une disposition de la Constitution (Article 1, Section 9, Clause 3) prohibant toute bill of attainder. Dans la décision Cummings v. State of Missouri (1866), la Cour suprême définit une bill of attainder comme « tout acte législatif qui inflige une sanction sans procès judiciaire ». Cette théorie divise, comme souvent, les constitutionnalistes : selon le professeur Magliocca, la Section 3 du 14e amendement est une exception à la bill of attainder clause. À l’inverse, pour le Chief Justice Salmon P. Chase, la Section 3 « cherche à confirmer et à améliorer, plutôt qu’à affaiblir et à altérer l’esprit général de la Constitution ». 

Ces mots de Salmon P. Chase, issus de la décision nommée Griffin’s Case (1869), ont été suivis d’une loi permettant d’appliquer la Section 3 (First Ku Klux Klan Act) après que le Chief Justice eut, dans la même décision, affirmé que la Section 3 n’était pas auto-exécutoire. Le First Ku Klux Klan Act a ainsi permis à des procureurs fédéraux de poursuivre et disqualifier un nombre important de fonctionnaires inéligibles. Comme le note le professeur Hemel, si Donald Trump venait à être déclaré inéligible par une loi du Congrès, nul doute que cela donnerait lieu à une bataille judiciaire au cours de laquelle l’ancien président avancerait que ladite loi viole la clause dite de la bill of attainder. En outre, le camp républicain ne parviendrait très probablement pas à réunir deux-tiers des voix de chaque chambre, condition nécessaire à lever l’inéligibilité prévue par la Section 3 du 14e amendement. L’exemple du First Ku Klux Klan Act semble en conséquence indiquer que l’application de la Section 3 requiert davantage une réponse de la branche judiciaire que de la branche législative. A contrario, le professeur Mark A. Graber, dans son ouvrage The Forgotten Fourteenth Amendment avance une interprétation originelle compatible avec le vote d’une loi nominative.

« Les républicains ont vigoureusement rejeté les affirmations selon lesquelles la section 3 était une bill of attainder »

Dans un échange avec Just Security, média basé au sein du Reiss Center de l’école de droit de l’Université de New York, le professeur Mark A. Graber rappelle, à travers ce qu’il appelle une approche « originaliste historique », que l’intention originelle des auteurs du 14e amendement était de pouvoir disqualifier tout individu s’étant prêté à un acte insurrectionnel à travers une législation idoine. Une législation, qui, au regard de son analyse historique, ne constituerait pas une bill of attainder pour peu que l’on considère, à l’instar des auteurs de l’amendement, qu’une disqualification n’est pas une sanction mais une modification des qualifications requises pour assumer une fonction publique. L’auteur cite à ce titre le sénateur Waitman T. Willey, pour qui l’inéligibilité n’est « pas intrinsèquement pénale mais préventive. Elle ne se tourne pas vers le passé, mais elle se réfère, selon ma compréhension, entièrement à l’avenir. C’est une mesure d’autodéfense. Elle est conçue pour empêcher la répétition de la trahison par ces hommes, et étant une disposition permanente de la Constitution, elle est destinée à fonctionner comme un moyen de prévention de la trahison dans l’avenir en faisant comprendre au peuple des États-Unis que telle sera la peine s’ils osent commettre cette infraction. Il ne s’agit donc pas d’une mesure de punition, mais d’une mesure de légitime défense ». Toutefois, au regard de certains précédents tels que Nixon v. Administrator of General Services (1976), est considéré comme critère de sanction l’intention de punir du législateur (motivational test). Joanna R. Lampe rappelle dans une note du Congressional Research Service que « les tribunaux qui appliquent ce critère examinent le projet de loi le texte et l’historique législatif pour déterminer si le législateur a exprimé une intention punitive ». Après une seconde procédure d’impeachment, comment le Congrès pourrait-il nier l’intention de punir l’ex-président Trump en le rendant inéligible pour les faits qui lui sont reprochés à la suite des événements du 6 janvier ?

« Le président Trump doit être poursuivi en vertu du Titre 18 de l’US Code »

La réponse judiciaire est celle privilégiée par Sam Liccardo, ancien procureur fédéral et actuel maire de San José, dans l’État de Californie. Dans un communiqué daté du 8 janvier, l’édile demande que Donald Trump soit poursuivi et condamné en vertu du 18 USC § 2383, lequel « implémente » en quelque sorte la Section 3 du 14e amendement en disposant que « Quiconque incite, met en œuvre, assiste ou se livre à une rébellion contre les États-Unis ou ses lois […] sera condamné à une amende en vertu du présent titre ou à une peine de prison maximale de dix ans […] et sera incapable d’exercer une fonction quelconque sous l’autorité des États-Unis ».

Interrogé sur les alternatives envisageables, le constitutionnaliste de la Harvard Law School, Laurence Tribe, précise qu’« une législation appropriée adoptée en vertu de la section 5 du 14e amendement pourrait bien inclure la création d’une procédure civile plutôt que pénale ». De cette manière, une partie privée lésée pourrait demander à un juge d’émettre un writ de quo warranto afin d’empêcher toute personne s’étant livrée à des activités pouvant être disqualifiantes. Néanmoins, note la juriste Jennifer K. Elsea pour le Congressional Research Service, des doutes persisteraient sur qui aurait une qualité à agir (standing) pour intenter une telle action.

Dans sa tribune, le professeur Hemel plaide ainsi pour la mise en œuvre d’un mécanisme juridique de disqualification plutôt qu’une loi nominative votée à la majorité simple qui rendrait Donald Trump inéligible. Fort d’une solide majorité conservatrice à la Cour suprême, une telle loi ne résisterait probablement pas à l’interprétation très « originaliste » de ladite majorité constituée des juges Roberts, Gorsuch, Kavanaugh, Alito, Thomas et Barrett. Une exception à la bill of attainder clause pourrait être interprétée comme contraire à l’intention initiale des Pères fondateurs comme en témoigne Alexander Hamilton qui, dans l’un des Federalist Papers, disait : « Par constitution limitée, j’entends une constitution qui contient certaines exceptions précises à l’autorité législative, par exemple le fait qu’elle ne doit pas adopter de bills of attainder, de lois ex-post facto […] ». De même, la volonté des démocrates de « punir » l’ex-président pourrait être retenue. La voie judiciaire semble en conclusion la plus sûre si les démocrates veulent s’appuyer sur le 14e amendement pour empêcher un éventuel retour de Donald Trump aux affaires publiques. Ce qui fait dire au professeur Daniel Hemel : « Ce sera peut-être un long travail, mais il montrera le respect des processus constitutionnels qui fait défaut de manière si flagrante à Trump lui-même ».

Aux États-Unis, l’épuisement des aides fédérales plonge 8 millions de personnes dans la pauvreté

Le Congrès américain

Alors que les camps démocrate et républicain s’affrontent sur le montant du prochain plan de relance, l’épuisement progressif des aides prévues par le CARES Act a d’ores et déjà plongé plus de 8 millions de personnes dans la pauvreté.


Publiée le 15 octobre, une étude de l’Université Columbia révèle l’ampleur de la pauvreté dans un pays miné par la pandémie de Covid-19. Si les aides fédérales — chèques et allocations chômage exceptionnelles — ont permis de maintenir 18 millions de personnes en dehors de la pauvreté, leur expiration a plongé 8 millions de personnes dans la pauvreté, lesquelles sont venues s’ajouter aux 46 millions de personnes pauvres que comptent les États-Unis.

Une hausse de la pauvreté, malgré la réduction du chômage

En avril, attisée par un chômage culminant à 15 %, le taux de pauvreté a atteint 13,9 %. Un taux qui, selon l’équipe du Center on Poverty & Social Policy de l’Université Columbia, aurait pu frôler les 20 % sans les dispositions prévues par le CARES Act (Coronavirus Aid, Relief, and Economic Security Act).

Votée en mars, le CARES Act a mis en place un vaste plan d’aides pour un montant de 2 200 milliards de dollars, parmi lesquelles une allocation chômage hebdomadaire supplémentaire de 600 dollars. Cette aide, qui a expiré le 31 juillet dernier, a cédé sa place à une allocation chômage de 400 dollars par mois, décidée par memorandum par le président Donald Trump. Néanmoins, ledit memorandum autorise les gouverneurs des États à procéder à ce versement de 400 dollars, une contribution qui « reflète une contribution fédérale de 300 dollars ». Autrement dit : 100 des 400 dollars sont à la charge et à la discrétion des États fédérés, comme l’indique une note diffusée par le Département du Travail. Dans les faits, d’après CNBC, il semblerait que seuls trois États (le Kentucky, le Montana et la Virginie-Occidentale) versent 400 dollars par semaine.

Cette provision s’ajoute à la mécanique complexe et hétéroclite propre au système fédéral américain, où chaque État a sa politique en la matière. Ainsi, le montant minimum d’allocation chômage et la durée d’indemnisation varient d’un État à l’autre. L’épuisement progressif des programmes d’aides laisse cependant de nombreuses personnes avec de moins en moins de ressources. Sans nouvelle législation, au 31 décembre 2020, la Pandemic Unemployment Assistance (d’un montant minimum de 106 dollars par semaine) cessera d’être versée : un scénario catastrophe pour les centaines de milliers d’Américains ayant cette aide pour seules ressources.

Dans le même temps, le chômage a considérablement diminué, passant de près de 15 % en avril à près de 8 % en septembre. Un rebond qui ne suffit pas à contenir une pauvreté qui va crescendo sous l’effet conjugué d’un taux de chômage qui reste élevé (le niveau pré-crise se situait sous les 4 %), des aides fédérales qui s’amenuisent et des lourdeurs bureaucratiques, laissant plusieurs millions de demandes dans l’attente. En conséquence, le taux de pauvreté s’est accru progressivement entre avril et septembre, passant de 13,9 % à 16,7 %. Une hausse qui concerne aussi les personnes en situation de grande pauvreté.

Bien que le CARES Act ait permis de maintenir temporairement des millions de familles en dehors de la pauvreté, l’étude menée par le Center on Poverty & Social Policy démontre que le plan d’aides n’a pas permis d’endiguer la progression de la grande pauvreté. Si l’étude observe une diminution de près d’un point entre février et mars, cette décrue s’explique en grande partie par le versement de l’Earned Income Tax Credit (EITC), un impôt négatif sur le revenu versé aux personnes à revenus faibles ou modérés. Ainsi, entre avril et septembre, 5 300 000 personnes sont entrées dans les statistiques de la grande pauvreté, c’est-à-dire comme percevant des ressources inférieures à 50 % du seuil de pauvreté. Cela représente un revenu mensuel inférieur à 500 dollars pour une personne seule de moins de 65 ans.

La progression de la pauvreté s’accompagne d’une augmentation de l’insécurité alimentaire. Selon le réseau de banques alimentaires Feeding America, 54 millions de personnes pourraient connaître la faim d’ici décembre. Pauvreté et insécurité alimentaire sont particulièrement prégnantes dans les États où n’existe que le salaire minimum fédéral, dont le montant (7,25 dollars de l’heure) n’a pas été réévalué depuis 2009. Ainsi, les États les plus pauvres (Mississippi, Louisiane, Nouveau-Mexique, Alabama) sont ceux où l’insécurité alimentaire est la plus préoccupante. En conséquence, ce sont aussi les États où les impayés de loyers sont les plus nombreux, ce qui laisse planer le risque d’expulsions massives et de défauts de paiement sur les crédits et ce, en dépit d’un moratoire fédéral sur les expulsions jusqu’au 31 décembre.

À l’instar des expulsions locatives, d’autres moratoires s’achèvent peu à peu, alors que la situation reste critique pour de nombreuses personnes. En Pennsylvanie, ce ne sont pas moins de 800 millions de dollars qui restent à recouvrir suite au moratoire sur les interruptions de services énergétiques. Des interruptions qui reprendront le 9 novembre, sauf pour les familles et petites entreprises en grande difficulté financière suite à la pandémie. Sur les 50 États, 36 ont instauré ce genre de moratoire. Néanmoins, à l’image de la Caroline du Nord, nombre d’entre eux se sont terminés ou se termineront bientôt sans aucune disposition pour protéger les plus précaires. Avant même la pandémie, l’Agence d’Information sur l’Énergie (U.S. Energy Information Administration) a annoncé qu’un tiers des foyers américains rencontre des difficultés à payer ses factures d’énergie. Une situation exacerbée depuis la crise économique qui touche en particulier la population noire et latine.

Une pauvreté qui touche particulièrement les minorités

Une personne noire ou latine sur quatre est actuellement considérée comme pauvre. C’est le constat alarmant qui ressort de l’étude du Center on Poverty & Social Policy. Le versement de l’impôt négatif EITC a permis de diminuer ce taux de près de 10 % en mars, avant que la pandémie ne provoque une augmentation considérable de la pauvreté au sein de ces populations. La pauvreté parmi la population blanche a ainsi augmenté de 0,8 % : cette augmentation est de 1,4 % dans la population noire et de 2,1 % dans la population hispanique. Des disparités face à la pauvreté qui s’expriment également de nombreux autres domaines : accès à l’emploi, au logement, au crédit bancaire et aux aides fédérales. Un mal qui touche aussi les entreprises détenues par ces communautés. Un rapport de la Federal Reserve Bank of New York publié en août révèle que l’activité des entreprises tenues par les communautés afro-américaine et hispanique ont respectivement décliné de 41 % et 32 %, des taux bien supérieurs au taux national qui est de 22 %. En juillet, Ron Busby, président de la U.S. Black Chamber of Commercetémoignait devant le comité aux petites entreprises du Sénat et affirmait que 70 % des membres de sa chambre n’ont pu obtenir de prêt dans le cadre du Paycheck Protection Program, mettant ainsi en exergue une discrimination bancaire flagrante à l’égard des entreprises détenues par des personnes afro-américaines.

Un nouveau plan de relance ?

La dégradation de la situation, déjà critique, pourrait être cataclysmique en l’absence d’un nouveau plan de relance. Les âpres débats entre les camps républicain et démocrate échouent pour l’instant sur le montant dudit plan : là où le président Trump voudrait un plan massif (« go big », avait-il déclaré sur Twitter), supérieur à 1 800 milliards de dollars, le Sénat voudrait se contenter de deux lois pour un montant total de 1 000 milliards de dollars. De son côté, le camp démocrate plaide pour un plan d’un montant de 2 200 milliards, de quoi émettre de nouveaux chèques de 1200 dollars, prolonger l’allocation chômage de 600 dollars par semaine et mettre en œuvre un plan d’aides tant pour les locataires que pour les propriétaires. Des disputes qui n’échappent pas au calcul politique le plus cynique : Mitch McConnell, leader de la majorité républicaine au Sénat, a averti la Maison Blanche qu’un accord sur un nouveau plan de relance pourrait être électoralement dommageable.