En pleine pandémie, l’Afrique se prépare-t-elle à une nouvelle cure d’austérité ?

En réponse à la pandémie de coronavirus, le 19 mars 2020 les ministres africains des Finances appelaient « à l’exonération des paiements d’intérêts sur la dette et les obligations souveraines » [1]. Le 23 mars, David Malpass, président du groupe de la Banque mondiale, appelait [2] à « alléger la dette des pays les plus pauvres » [3]. Le 25 mars, le FMI et la Banque mondiale confirmaient conjointement cet appel [4]. Quelques jours plus tôt, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) appelait l’Afrique à « se réveiller » et à prendre des mesures pour protéger la population face à la propagation du virus [5]. Si le premier appel est plus que légitime, plusieurs critiques peuvent être faites sur les trois suivants. Dans le même temps, les mouvements qui plaident pour l’annulation de la dette s’organisent. Sur fond de crise de la dette, analyse de la situation actuelle du continent.


L’Afrique plie sous le poids de sa dette

L’appel des ministres africains des Finances « à l’exonération des paiements d’intérêts sur la dette et les obligations souveraines » apparaît finalement assez mesuré. Avec une dette extérieure publique qui a plus que doublé entre 2010 et 2018, passant de 160 milliards à 365,5 milliards de dollars [6], une hausse du ratio dette publique/PIB (comprenant la dette intérieure et la dette extérieure) toute aussi marquée, la médiane du continent passant de 38 % en 2008 à 56 % en 2018, avec de fortes disparités selon les pays [7] (ces chiffres impressionnants ne prennent par ailleurs pas en compte les arriérés de paiement et les pénalités de retard [8]), un service extérieur de la dette publique en proportion des revenus des gouvernements passant en moyenne de 6,7 % en 2008 à 13 % en 2018 [9], l’Afrique plie littéralement sans rompre – pour le moment – sous le poids de sa dette.

 Le service extérieur de la dette publique africain en proportion des revenus est passé de 6,7 % en 2008 à 13 % en 2018

Malgré un ratio d’endettement pouvant paraître supportable, les économies africaines, rarement diversifiées [10], restent très vulnérables aux facteurs exogènes. Ainsi, selon les dernières données publiées par le FMI en date du 30 novembre 2019, sur les 54 pays que compte le continent, 19 sont placés en situation de surendettement ou en position de l’être (voir tableau 1). Et sur l’ensemble des pays listés par le FMI, à l’exception de la Grenade située dans la Caraïbe, seuls des pays africains sont classés « en situation de surendettement » [11]. Ces données, discutables car sous-évaluées [12], n’en restent pas moins un indicateur alarmant.

Tableau 1 – Classification du FMI de la situation d’endettement des pays africains [13]

Faible Modéré Haut En surendettement
1. Madagascar
2. Rwanda
3. Sénégal
4. Tanzanie
5. Ouganda
1. Bénin
2. Burkina Faso
3. Comores
4. Côte d’Ivoire
5. Guinée
6. Guinée-Bissau
7. Kenya
8. Lesotho
9. Liberia
10. Malawi
11. Mali
12. Niger
13. République démocratique
du Congo
14. Togo
1. Burundi
2. Cameroun
3. Cap Vert
4. Centrafrique
5. Djibouti
6. Éthiopie
7. Ghana
8. Mauritanie
9. Tchad
10. Sierra Leone
11. Zambie
1. Gambie
2. Mozambique
3. République du Congo
4. Sao Tome et Principe
5. Somalie
6. Soudan
7. Soudan du Sud
8. Zimbabwe

Les pays du continent risquent de subir de plein fouet les effets de la crise financière et économique en cours dont le coronavirus n’est qu’un élément détonateur [14].

Très largement dépendants de leurs revenus tirés de l’exploitation et l’exportation des matières premières, les cours se sont effondrés ces dernières semaines (voir tableau 2). L’Angola et le Nigeria [15], leaders africains des pays producteurs de pétrole sont déjà fortement impactés. Les cours du cacao (Côte d’Ivoire, Ghana), de l’or (Ghana, Soudan, Afrique du Sud, Mali, Guinée [16]), et du cuivre (République démocratique du Congo, Zambie [17]), suivent également une pente descendante, sans oublier les effets de la spéculation sur les matières premières [18].


Tableau 2 : Évolution des cours des principales matières premières (à 15 minutes, 1h, 24h, 1 semaine, 1 mois et à 1 an) 
 [19]

Au niveau bancaire, les actions des banques des quatre principales économies (Afrique du Sud, Égypte, Nigeria et Maroc) ont également chuté [20]. En revanche, les principales devises africaines maintiennent à ce jour un niveau stable [21].

D’autres éléments s’auto-alimentent et risquent de tarir les ressources financières disponibles pour les pays africains, en parallèle d’une hausse des dépenses (pour faire face à la pandémie) et d’une baisse de leurs recettes. Avec des instruments de contrôle mis hors « d’état de nuire » par les Institutions financières internationales (IFI) et leurs plans d’ajustement structurel (voir partie 4), le continent subit une importante fuite des capitaux. À la recherche de placements sûrs, les investisseurs risquent également de bouder les émissions d’obligations des pays africains [22], leur principale source d’emprunts ces dernières années. Par ailleurs, les taux d’intérêts scandaleusement élevés qui leurs sont imposés ne font qu’aggraver la situation [23]. Au niveau des investissements directs étrangers (IDE), la CNUCED table sur un déclin de 40 % [24]. Avec la fermeture des frontières et des aéroports, plusieurs pays devraient également subir une baisse de leurs revenus liés au tourisme, conséquents pour certains, notamment l’Afrique du Sud, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Île Maurice, le Kenya, le Maroc ou encore les Seychelles.

Dans ces circonstances, l’appel des ministres des Finances « à l’exonération des paiements d’intérêts sur la dette et les obligations souveraines » apparaît donc particulièrement mesuré. D’autres, en revanche, appellent à l’annulation immédiate de ces dettes maintes fois remboursées, héritées de régimes dictatoriaux et n’ayant profité qu’aux classes dominantes.

L’Afrique moins touchée par le coronavirus ?

Selon les dernières données, la pandémie aurait causé 1 500 000 infections et 90 000 morts dans le monde [25]. L’Afrique quant à elle serait la région la moins impactée avec 11 282 personnes touchées et 558 morts [26].

Sans nier la tendance actuelle, ces faibles chiffres sont certainement à nuancer en raison des carences statistiques du continent, en particulier sur le plan sanitaire [27]. À ce titre, une simple observation permet de remarquer que les pays les plus impactés statistiquement sont aussi les pays les plus développés du continent. Pour autant, l’Afrique continuera-t-elle à être relativement épargnée ?

Au plan international, on observe une corrélation nette entre la capacité à faire face au virus et les ressources allouées par les États à la santé et la sécurité sociale [28]. Les populations d’Europe, continent le plus impacté, ne payent-elles pas les cures d’austérités imposées par l’Union européenne et les gouvernements de ses pays membres depuis la crise financière de 2007-2008 ? La population étasunienne, largement touchée, ne souffre-t-elle pas d’une absence de sécurité sociale ? En revanche, Cuba, pays réputé pour son système de santé et la qualité de ses médecins, n’est pratiquement pas atteint. Ce petit État insulaire de la Caraïbe envoie même des médecins pour venir en aide à la population italienne et aux territoires français d’Outre-mer (Martinique, Guadeloupe, Guyane française et Saint-Pierre-et-Miquelon).

Ainsi, selon les statistiques disponibles [29], l’Indicateur de développement humain (IDH) pour l’Afrique subsaharienne est de 0,541 contre une moyenne mondiale de 0,731. Sur les 54 dernières places (comme le nombre de pays africains) des 189 pays référencés par le PNUD, le continent est représenté 40 fois. La moyenne du nombre de médecins (généralistes et spécialistes confondus) pour 10 000 habitants est de 3,4 (l’écart par pays allant de 0,2 à 21,6) contre une moyenne mondiale de 14,9 (30,4 pour les pays à haut IDH). Le nombre de lits d’hôpitaux pour 10 000 personnes est de 12 contre 28 au plan international (55 pour les pays à haut IDH).

En observant les dépenses allouées par les États à la santé, on peut mesurer l’écart qui sépare le continent des pays dits développés (voir graphique 1), près de 5 points avec la moyenne mondiale, près de 7 avec les pays à hauts revenus, pays pourtant non-moins épargnés par la pandémie. Par ailleurs, alors même que l’on assiste ces 16 dernières années à des dépenses globalement en hausse, celles de l’Afrique tardent à décoller voire diminuent.

Graphique 1 : Dépenses allouées à la santé (en % du PIB) [30]

Cet écart est encore plus probant pour les pays africains en situation de surendettement (voir tableau 1 ci-dessus). Ces pays consacrent entre 0,8 (Gambie) et 4,4 % (Zimbabwe) de leur PIB en dépenses de santé, tandis qu’en moyenne, 11,5 % de leur PIB est absorbé par le remboursement de la dette (voir tableau 3 ci-dessous).

Tableau 3 – Indicateurs du fardeau de la dette des pays à faibles revenus en situation de surendettement  [31]

Pays Service de la dette (% des revenus) Service de la dette (% du PIB) Dépenses en santé (% du PIB)
Gambie 154,7 24 0,8
Mozambique 26 7,4 2,7
République du Congo 30,5 8,9 2
Sao Tomé et Principe 85,5 21,1 2,4
Somalie
Soudan 14,7 1,3 1,1
Soudan du Sud 35,4 12,1
Zimbabwe 9,2 2 4,4
Moyenne 51,6 11,5 2,2

 

L’énumération de ces chiffres ne vise pas à invisibiliser les réels (mais inégaux géographiquement, économiquement et socialement [32]) progrès réalisés ces dernières années. Simplement à mettre en évidence que pour répondre à la crise en cours, l’Afrique a urgemment besoin de ressources humaines, logistiques et financières.

Dans ces conditions, la déclaration du controversé [33] directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) appelant l’Afrique à « se réveiller » et à « se préparer au pire » [34] est malvenue. D’autant plus que le remboursement de la dette extérieure publique absorbe en moyenne actuellement 13 % des recettes des gouvernements du continent [35].

La responsabilité de FMI et de la Banque mondiale

L’histoire des institutions de Bretton Woods est émaillée de scandales [36]. La récente affaire des #Papergate [37] à la Banque mondiale, sur fond de soupçons de corruption et d’évasion fiscale, confirme la continuité de leurs pratiques [38]. L’idéologie néolibérale des politiques et projets de « développement » administrée aux pays sous leur assistance n’est également plus à démontrer. D’hier à aujourd’hui, FMI et Banque mondiale portent une responsabilité indéniable sur les hauts niveaux d’endettement et faibles niveaux de développements des pays du Sud et plus spécifiquement des pays africains.

 Les politiques de la Banque mondiale et du FMI sont un échec. En l’espace de trois décennies, moins d’un tiers des pays africains sont passés de  pays à faible revenu, à pays à revenu intermédiaire, un seul dans la catégorie pays à revenu intermédiaire supérieur, et aucun dans la catégorie des pays à haut revenu

Dès les années 1980, le FMI a conditionné sa politique de prêt à la mise en place de plans d’ajustement structurel (PAS) par les pays débiteurs. Derrière l’objectif affiché de restaurer leur balance des paiements en rétablissant une stabilité macro-économique et en favorisant la croissance économique, l’ensemble des mesures contenues visaient avant tout à assurer le remboursement des créanciers. Sans parvenir à endiguer la hausse de la dette extérieure publique des PED et les sommes allouées au service de la dette, les PAS ont entraîné des coupes importantes dans les budgets sociaux tout en mettant l’accent sur la libéralisation de l’économie, la dérégulation nationale et la privatisation des entreprises, l’instauration de la TVA, la dévaluation des monnaies locales, la suppression significative des barrières douanières, du contrôle des changes, des mouvements de capitaux ou encore une réduction drastique des financements de certains secteurs jugés non-productifs (santé, éducation, logement, infrastructures).

Après avoir essuyé de nombreuses critiques et après la crise financière de 2008, le FMI a affirmé avoir adapté les conditionnalités liées aux prêts accordés dans le passé [39]. En 2014, Christine Lagarde, alors directrice générale du Fonds assurait également que les PAS n’étaient plus appliqués [40]. Pourtant, en 2009, sur 41 pays engagés avec le FMI, 31 menaient des politiques de rigueur budgétaire. Deux études menées de 2011 à 2013, et en 2016-2017 faisaient apparaître le nombre croissant de conditionnalités appliquées par le FMI parmi lesquelles la réduction des programmes d’aide sociale [41].

L’échec des politiques appliquées par le tandem Banque mondiale/FMI est particulièrement visible en observant l’évolution de la classification des pays par revenu entre 1990 et 2020 (voir tableaux 4 et 5). Certes, cette situation est aussi la responsabilité d’un certain nombre de régimes en place et des classes dominantes locales qui profitent allègrement du népotisme, du clientélisme et de la corruption. Mais on ne peut nier pour autant que ces mécanismes sont avant tout alimentés par les grands argentiers et puissances impérialistes, acteurs disposant de places centrales au sein des principaux groupes d’influences [42] (G7/G8G20Club de Paris, IIF, etc.) et principales institutions financières internationales, FMI et Banque mondiale en tête [43].

Ainsi, malgré quelques progrès réalisés, c’est un constat d’échec cinglant pour ces institutions ayant pour objectif de venir en aide aux pays en difficultés et d’éradiquer la pauvreté dans le monde. En l’espace de trois décennies, moins d’un tiers des pays sont passés de pays à faible revenu, à pays à revenu intermédiaire, un seul dans la catégorie pays à revenu intermédiaire supérieur, et aucun dans la catégorie des pays à haut revenu.

Tableau 4 : Classification des pays africains par catégories de revenu entre 1990 et 2020  [44]

En 1990 En 2020 Pays PPTE (Pays pauvres très endettés)
1. Bénin Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
2. Burkina Faso Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
3. Burundi Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
4. Cameroun Pays à faible revenu (en 1996) Pays à revenu intermédiaire inférieur X
5. Comores Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur X
6. Côte d’Ivoire Pays à faible revenu (en 1996) Pays à revenu intermédiaire inférieur X
7. Éthiopie Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
8. Gambie Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
9. Ghana Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur X
10. Guinée Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
11. Guinée Bissau Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
12. Guinée Équatoriale Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire supérieur
13. Kenya Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur
14. Lesotho Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur
15. Liberia Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
16. Madagascar Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
17. Malawi Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
18. Mali Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
19. Mauritanie Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur X
20. Mozambique Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
21. Niger Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
22. Nigeria Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur
23. Ouganda Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
24. République centrafricaine Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
25. République démocratique du Congo Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
26. République du Congo Pays à faible revenu (en 1996) Pays à revenu intermédiaire inférieur X
27. Rwanda Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
28. Sao Tome et Principe Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur X
29. Sénégal Pays à faible revenu (en 1996) Pays à faible revenu X
30. Sierra Leone Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
31. Somalie Pays à faible revenu Pays à faible revenu
32. Tanzanie Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
33. Tchad Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
34. Togo Pays à faible revenu Pays à faible revenu X
35. Zambie Pays à faible revenu Pays à revenu intermédiaire inférieur


Tableau 5 : Classification des pays africains par catégories de revenu entre 1990 et 2020 – Résumé

Nombre de pays Dont PPTE
Statut « Pays à faible revenu » inchangé 23 21
De « Pays à faible revenu » à « Pays à revenu intermédiaire inférieur » 11 8
De « Pays à faible revenu » à « Pays à revenu intermédiaire supérieur » 1 0
De « Pays à faible revenu » à « Pays à haut revenu » 0 0
Total 35 29

Les propositions d’allègement des institutions de Bretton Woods

Malgré les faits, la Banque mondiale et le FMI persistent et signent. Semblant prendre la mesure du désastre économique et sanitaire annoncé, elles ont appelé le 23 et le 25 mars 2020 à « alléger la dette des pays pauvres » [45]. À première vue, cette annonce s’applaudit des deux mains. Mais pour paraphraser Nietzsche, le diable ne se cacherait-il pas dans les détails ?

La portée de l’appel reste limitée, sur 137 « pays en développement » (PED), il concerne uniquement les 75 pays IDA [46]. Là où la dette extérieure publique des PED atteint près de 3 000 milliards de dollars, celle des pays IDA en représente à peine 10 % [47].

Par ailleurs, « sur les 64 milliards de dollars d’aide promise, la quasi-totalité correspond à des prêts. Seulement 400 millions de dollars (soit 0,6% du total) pourraient être donnés à certains pays répondant à des critères stricts et à la condition expresse que les fonds servent à rembourser les dettes du FMI arrivant à échéance ! » [48].

 Le prétendu allègement de la dette annoncé par la Banque mondiale et le FMI est conditionné à l’approfondissement des politiques ultra libérales

De plus, afin de « rassurer les marchés » et de leur « envoyer un signal fort », David Malpass, directeur général de la Banque mondiale, conditionne cette intervention à l’approfondissement des politiques néolibérales : « Les pays devront mettre en œuvre des réformes qui aideront à raccourcir la période de relèvement et à rassurer quant à la possibilité d’une reprise forte. En ce qui concerne les pays pour lesquels les réglementations excessives, les subventions, les régimes de délivrance de permis, la protection du commerce ou la judiciarisation constituent des obstacles, nous travaillerons avec eux pour stimuler les marchés, favoriser de meilleurs choix et promouvoir des perspectives d’une croissance plus rapide pendant la période de redressement ».

Enfin, la Banque mondiale et le FMI appellent à l’allègement de la dette, mais s’en désengagent. Cet appel est à destination des pays du G20, afin qu’ils évaluent si des mesures d’allègement et/ou de restructuration sont nécessaires. De fait, l’appel à un allègement ne concerne que la part bilatérale de la dette (prêts entre États) et non la part multilatérale – prêts d’institutions financières internationales, dont le FMI et la Banque mondiale font parties. La réponse du G20 ne s’est pas fait attendre. Dès le lendemain, jeudi 26 mars 2020, les chefs d’État et de gouvernement du G20 ont annoncé qu’ils « félicit[aient] [les] mesures prises par le FMI et la Banque mondiale pour aider les pays qui en ont besoin en faisant pleinement appel à tous les instruments disponibles dans le cadre d’une réponse mondiale concertée […] [et qu’ils] continuer[aient] de traiter les risques de vulnérabilité liés à la dette dans les pays à faible revenu » [49]. Le G20 n’a donc annoncé aucune mesure d’annulation. Le Club de Paris devrait en conséquence tenir la même ligne de conduite.

Les appels à l’annulation de la dette africaine se multiplient

En opposition à l’agenda des institutions de Bretton Woods, les appels à l’annulation de la dette se succèdent. Le musicien sénégalais Youssou N’Dour faisait, au nom des peuples africains, un appel en ce sens lors d’une interview sur la chaîne de télévision nationale TFM. En Amérique latine, une dizaine d’anciens président·e·s ont lancé un appel en ce sens. En Afrique centrale, les représentants de la CEMAC (Communauté économique et monétaire des États d’Afrique Centrale qui regroupe 6 pays) ont demandé l’annulation de la dette extérieure de leurs pays. Au Sénégal, le président Macky Sall en a fait de même.

La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) propose quant à elle un plan de soutien de 2 500 milliards de dollars pour les pays du Sud, plan comprenant une annulation de la dette de 1 000 milliards [50]. Pour réaliser cette opération, la CNUCED appelle à la création d’un mécanisme international indépendant. La CNUCED en profite donc au passage pour adresser un tacle appuyé au Club de Paris [51].

Les mouvements anti-dettes se réunissent et s’organisent également. L’organisation britannique Jubilee Debt Campaign a lancé une pétition en ligne pour l’annulation de la dette des pays du Sud Global [52] et un appel pour un nouveau jubilé de la dette signé par 200 organisations [53]. Le réseau Eurodad plaide pour un moratoire sur la dette des pays à faibles revenus [54]. Le CADTM se joint à cet appel, tout en appelant à l’élargir, en suspendant le paiement de toutes les dettes publiques reconnues comme « illégitimes » ou « odieuses » après l’examen de celles-ci par des audits citoyens de la dette.

L’auteur remercie les membres du CADTM International pour leurs relectures et suggestions.

Le lien vers l’article original, publié sur le site du CADTM : https://www.cadtm.org/Dette-et-Coronavirus-L-Afrique-pourra-t-elle-se-premunir-des-effets-deleteres

Notes :

[1Moutiou Adjibi Nourou, « Les ministres africains des Finances appellent à exonérer l’Afrique des paiements d’intérêts sur sa dette en 2020 », Agence Ecofin, 23 mars 2020. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://www.agenceecofin.com/gouvernance-economique/2303-75054-les-ministres-africains-des-finances-appellent-a-exonerer-lafrique-des-paiements-dinterets-sur-sa-dette-en-2020

[2David Malpass, « Allocution du président du Groupe de la Banque mondiale, David Malpass, à la suite de la téléconférence des ministres des Finances du G20 sur le COVID-19 », Banque mondiale, 23 mars 2020. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://www.banquemondiale.org/fr/news/speech/2020/03/23/remarks-by-world-bank-group-president-david-malpass-on-g20-finance-ministers-conference-call-on-covid-19

[3Par « pays les plus pauvres », la Banque mondiale entend les 75 pays à faibles revenus percevant des prêts de l’AID, Association internationale pour le Développement (IDA en anglais). L’AID, est une des cinq filiales du groupe Banque mondiale.

[4Déclaration commune du Groupe de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international appelant à agir pour alléger le poids de la dette des pays IDA, 25 mars 2020. Disponible à : https://www.banquemondiale.org/fr/news/statement/2020/03/25/joint-statement-from-the-world-bank-group-and-the-international-monetary-fund-regarding-a-call-to-action-on-the-debt-of-ida-countries

[5Le Monde avec AFP, « Coronavirus : l’OMS appelle l’Afrique à « se réveiller » face à la pandémie », LeMonde.fr, 19 mars 2020. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/03/19/covid-19-l-oms-appelle-l-afrique-a-se-reveiller_6033644_3212.html

[6Étant donné les classifications régionales de la Banque mondiale, les chiffres indiqués excluent les pays d’Afrique du Nord (Algérie, Djibouti, Égypte, Maroc et Tunisie). Données consultées le 25 mars 2020. Disponible à : http://datatopics.worldbank.org/debt/ids/regionanalytical/SSA

[7Les données indiquées par la BAD concernent l’ensemble du continent, Afrique du Nord ET Afrique subsaharienne. Banque africaine de développement, Perspectives économiques en Afrique en 2020 – Former la main d’œuvre africaine de demain, p.17 du PDF. Disponible à : https://www.afdb.org/fr/documents-publications/perspectives-economiques-en-afrique

[8Pour une explication plus détaillée, voir notamment Milan Rivié, « Somalie, Soudan : le FMI conditionnera l’annulation d’une dette impayable par une thérapie de choc néolibérale », CADTM, 23 décembre 2019. Disponible à : http://www.cadtm.org/Somalie-Soudan-le-FMI-conditionnera-l-annulation-d-une-dette-impayable-par-une

[9Dont l’Angola (56,5 %), le Ghana (41,1 %), l’Égypte (29,8 %), la Tunisie (27,8 %) ou encore la Zambie (22,1 %). Calculs de l’auteur sur base des données disponibles dans l’article « Crisis deepens as global debt payments increase by 85% », Jubilee Debt Campaign, 3 avril 2019. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://jubileedebt.org.uk/press-release/crisis-deepens-as-global-south-debt-payments-increase-by-85

[10Par exemple en 2017, les carburants représentaient entre 50 et 97 % des produits exportés pour le Congo (50 %), le Gabon (70 %), le Tchad (78 %) et l’Angola (97 %) ; les produits agricoles 80 % des exportations de la Gambie et 57 % de la Grenade ; les produits miniers 75 % des exportations de la Zambie et 92 % pour le Botswana. Voir UNCTAD, State of Commodity Dependence 2019, 16 mai 2019. Disponible à : https://unctad.org/en/pages/PublicationWebflyer.aspx?publicationid=2439

[11Voir « List of LIC DSAs for PRGT-Eligible Countries As of November 30, 2019 », FMI. Consulté le 25 mars 2020. Disponible à : https://www.imf.org/external/Pubs/ft/dsa/DSAlist.pdf

[12Voir la citation de J. Sachs disponible p.23 de « Club de Paris, Comment sont restructurées les dettes souveraines et pourquoi une alternative est nécessaire », PFDD, mars 2020. Disponible à : https://dette-developpement.org/IMG/pdf/club_de_paris.pdf ; J. Sachs déclare à propos du Cadre de viabilité de la dette du FMI et de la Banque mondiale : « Il est tout à fait possible, et c’est d’ailleurs le cas actuellement, [qu’]un pays ou une région ait une dette soutenable selon les indicateurs officiels (et un service de la dette important), alors que ses habitants meurent de faim ou de maladie par millions. »

[13Ibid note de bas de page 11.

[14Voir Éric Toussaint, « Non, le coronavirus n’est pas le responsable de la chute des cours boursiers », CADTM, 4 mars 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : http://www.cadtm.org/Non-le-coronavirus-n-est-pas-le-responsable-de-la-chute-des-cours-boursiers

[15Voir Le Monde avec AFP, « Coronavirus : le Nigeria face à la chute des cours du pétrole », LeMonde.fr, 10 mars 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/03/10/coronavirus-le-nigeria-face-a-la-chute-des-cours-du-petrole_6032444_3212.html

[16Koli Dado, « Le top 5 des plus grands pays producteurs d’or en Afrique », KoldaNews, 7 mai 2019. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://www.koldanews.com/2019/05/07/la-guinee-et-le-mali-dans-le-top-5-des-plus-grands-producteurs-dor-en-afrique-a962191.html

[17Olivia Da Silva, “Top Copper Production by Country”, investingnews.com, 28 mai 2019. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://investingnews.com/daily/resource-investing/base-metals-investing/copper-investing/copper-production-country/

[18Gérard Le Puill, « Spéculations permanentes sur les matières premières », l’Humanité, 26 Juin 2019. Disponible à : https://www.humanite.fr/speculations-permanentes-sur-les-matieres-premieres-674133

[19Impression écran tirée du site internet investing.com réalisée le 1er avril 2020 à 11h40. Disponible à : https://fr.investing.com/commodities/

[20Voir Éric Toussaint, « Les banques sont des armes de destruction massive. Pour affronter la crise capitaliste multidimensionnelle, il faut exproprier les banquiers et socialiser les banques », CADTM, 24 mars 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : http://www.cadtm.org/Pour-affronter-la-crise-capitaliste-multidimensionnelle-il-faut-exproprier-les

[21D’après les données disponibles sur le site Boursorama. Consulté le 27 mars 2020. Disponible à : https://www.boursorama.com

[22Voir Antony Drugeon, « Coronavirus : les craintes de Fitch pour les dettes africaines », jeuneafrique, 12 mars 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://www.jeuneafrique.com/908688/economie/coronavirus-les-craintes-de-fitch-pour-les-dettes-africaines/

[23Misheck Mutize, “African countries aren’t borrowing too much : they’re paying too much for debt”, The Conversation, 19 février 2020. Consulté le 26 mars 2020. Disponible à : https://theconversation.com/african-countries-arent-borrowing-too-much-theyre-paying-too-much-for-debt-131053

[24CNUCED, “Impact of the Covid-19 Pandemic on Global FDI and GVCs – Updated Analysis”, mars 2020. Consulté le 27 mars 2020. Disponible à : https://unctad.org/en/PublicationsLibrary/diaeiainf2020d3_en.pdf

[25D’après les données de Worldometers. Consultées le 9 avril 2020. Disponible à : https://www.worldometers.info/coronavirus/

[26Source : Compte Twitter de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), région Afrique.
Disponible à : https://twitter.com/WHOAFRO

[27Marie de Vergès, « Niveau de vie, santé, démographie… L’Afrique dans le brouillard statistique », LeMonde.fr, 19 décembre 2019. Consulté le 27 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/12/19/l-afrique-dans-le-brouillard-statistique_6023410_3232.html

[28Voir notamment Adam Hanieh, « Il s’agit d’une pandémie mondiale. Traitons-la comme telle », A l’Encontre, 30 mars 2020. Disponible à : http://alencontre.org/laune/il-sagit-dune-pandemie-mondiale-traitons-la-comme-telle.html

[29Tous les chiffres de ce paragraphe proviennent de la base de données du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement). Consultées le 27 mars 2020. Disponibles à : http://hdr.undp.org/sites/default/files/hdro_statistical_data_tables_1_15_d1_d5.xlsx

[30D’après la base de données de la Banque mondiale, Indicateurs du développement dans le monde. Consultée le 30 mars 2020. Disponible à : https://databank.worldbank.org/reports.aspx?source=world-development-indicators#

[31Voir Daniel Munevar, COVID-19 and debt in the Global South : Protecting the most vulnerable in times of crisis ; Annex – Methodology and country figures, Eurodad, p.2. Disponible à : https://eurodad.org/files/pdf/5e6a690a4fb3f.pdf

[32Voir UNDP, Human Development Report 2019, Beyond income, beyond averages beyond today : Inequalities in human development in the 21st century, Chapitre 3, partie « How unequal is Africa ? ». Disponible à : http://hdr.undp.org/sites/default/files/hdr2019.pdf

[33Alcyone Wemaëre, « Dr Tedros, le controversé patron de l’OMS à l’origine de la polémique sur Mugabe », France24, 23 octobre 2017. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.france24.com/fr/20171023-oms-onu-afrique-ethiopie-dr-tedros-adhanom-ghebreyesus-robert-mugabe-ambassadeur

[34Le Monde avec AFP, Coronavirus : l’OMS appelle l’Afrique à « se réveiller » face à la pandémie, LeMonde.fr, 19 mars 2020. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/03/19/covid-19-l-oms-appelle-l-afrique-a-se-reveiller_6033644_3212.html

[35Ibid note de bas de page n°9

[36Voir notamment Éric Toussaint, Banque mondiale : le Coup d’État permanent, ed. Syllepses, 2004. Disponible gratuitement en pdf à : https://www.cadtm.org/Banque-mondiale-le-coup-d-Etat-permanent ou encore Joseph Stiglitz, La Grande Désillusion, 2003.

[37Voir Renaud Vivien, « #Papergate : vers un nouveau scandale de corruption classé sans suite ? », Entraide et fraternité, 27 février 2020. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.entraide.be/papergate-vers-un-nouveau-scandale-de-corruption-classe-sans-suite

[38Voir Émilie Paumard, « Le FMI et la Banque mondiale ont-ils appris de leurs erreurs ? », CADTM, 13 octobre 2017. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.cadtm.org/Le-FMI-et-la-Banque-mondiale-ont-ils-appris-de-leurs-erreurs

[39Independent Evaluation Office, Réponse du FMI à la crise Financière et Economique, IEO et FMI, p.35. Disponible à : https://www.imf.org/ieo/files/completedevaluations/Crisis%20Response%20-%20FRE.pdf

[40« Ajustement structurel ? C’était avant mon mandat et je n’ai aucune idée de ce que c’est ». Propos tenus le 12 avril 2014 par Christine Lagarde, Directrice générale du FMI. Voir AFP, « Le FMI a « changé », assure Christine Lagarde », LeMonde.fr, 13 avril 2014. Consulté le 30 mars 2020. Disponible à : https://www.lemonde.fr/economie/article/2014/04/13/le-fmi-a-change-assure-christine-lagarde_4400402_3234.html

[41Jesse Griffiths and Konstantinos Todoulos, “Conditionally yours : An analysis of the policy conditions attached to IMF loans”, Eurodad, avril 2014, p.4. Disponible à : https://eurodad.org/files/pdf/1546182-conditionally-yours-an-analysis-of-the-policy-conditions-attached-to-imf-loans.pdf et Gino Brunswijck, “Unhealthy conditions : IMF loan conditionality and its impact on health financing”, Eurodad, 28 novembre 2018. Disponible à : https://eurodad.org/Entries/view/1546978/2018/11/20/Unhealthy-conditions-IMF-loan-conditionality-and-its-impact-on-health-financing

[42Voir notamment Milan Rivié, « Les créances douteuses, illégitimes ou/et odieuses de l’Europe sur des pays tiers », CADTM, 10 mars 2020. Disponible à : https://cadtm.org/Les-creances-douteuses-illegitimes-ou-et-odieuses-de-l-Europe-sur-des-pays ; Léonce Ndikuma et James K. Boyce, La dette odieuse de l’Afrique – Comment l’endettement et la fuite des capitaux ont saigné un continent, Ed. Amalion, 2013 ou encore le documentaire de Thomas Lafarge et Xavier Harel, « Dans les eaux troubles de la plus grande banque européenne », France 3 production, 2018. Disponible gratuitement sur internet en quelques clics.

[43Voir notamment la série « ABC de la dette » d’Éric Toussaint, disponible à : https://cadtm.org/La-dette

[44Ayhan Kose, Peter Nagle, Franziska Ohnsorge et Naotaka Sugarawa, Global Waves of Debt, Causes and Consequences, Groupe de la Banque mondiale, 2020, p.253 et 254 du pdf. Disponible à : https://www.worldbank.org/en/research/publication/waves-of-debt

[45Ibid notes de bas de page 2 et 3.

[46Voir note de bas de page 3 et IDA Borrowing countries. Consulté le 31 mars 2020. Disponible à : http://ida.worldbank.org/about/borrowing-countries

[47282,46 milliards $US d’après les données de la Banque mondiale. Consultées le 31 mars 2020. Disponible à : https://databank.worldbank.org/source/international-debt-statistics#

[48Voir Renaud Vivien, « La gestion calamiteuse du coronavirus par la Banque mondiale et le FMI, La Libre, 25 mars 2020. Disponible à : https://www.lalibre.be/debats/opinions/la-gestion-calamiteuse-du-coronavirus-par-la-banque-mondiale-et-le-fmi-5e7b1dec7b50a6162bb8d474

[49G20, « Déclaration finale du Sommet extraordinaire des chefs d’État et de gouvernement du G20 consacré au COVID-19 », 26 mars 2020. Consulté le 31 mars 2020. Disponible à : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/03/26/declaration-finale-du-sommet-extraordinaire-des-chefs-detat-et-de-gouvernement-du-g20-consacre-au-covid-19

[50UNCTAD, “UN calls for $2.5 trillion coronavirus crisis package for developing countries”, 30 mars 2020. Disponible à : https://unctad.org/en/pages/newsdetails.aspx?OriginalVersionID=2315

[51Ibid note de bas de page 11.

[52Jubilee Debt Campaign, “Coronavirus : Cancel the debts of countries in the global south”, 18 mars 2020. Disponible à : https://jubileedebt.org.uk/actions/stop-coronavirus-debt-disaster

[53A debt jubilee to tackle the Covid-19 health and economic crisis. Jubilee Debt Campaign. Disponible à : https://jubileedebt.org.uk/a-debt-jubilee-to-tackle-the-covid-19-health-and-economic-crisis

[54Iolanda Fresnillo, Mark Perera et Daniel Munevar, “Debt relief must deliver on ambitions”, Eurodad, 26 mars 2020. Disponible à : https://eurodad.org/debt_moratorium_covid19

Crise sanitaire : le « moment Pearl Harbor » pour l’écologie ?

Attaque de Pearl Harbor le 7 décembre 1941 © US archives

Employé pour la première fois par l’économiste américain Lester Brown, le terme de moment Pearl Harbor constitue cet instant de bascule d’une situation de déni à un état de guerre contre un ennemi, pouvant être le dérèglement climatique ou bien encore un virus. La crise sanitaire actuelle liée à l’épidémie du Covid-19 pourrait bien être le déclic pour un effort de guerre écologique.


Le Pearl Harbor sanitaire

L’impréparation et l’urgence sont nécessairement sources de ratages. Mais quels que soient les choix du gouvernement, nous sommes clairement passés d’une situation de déni à un état de guerre, en l’espace d’un week-end, voire même d’une journée : le 15 mars, jour du désastreux premier tour des élections municipales, le malaise était palpable. C’est le « moment Pearl Harbor » de cette crise sanitaire : la déclaration de guerre, terminologie certes discutable, est annoncée le lendemain par Emmanuel Macron dans son allocution télévisée suivie par plus de 35 millions de téléspectateurs.

Passé ce cap, les populations sont en capacité d’accepter des mesures hors normes.

Ce déclic pourrait être à l’image de celui qu’a représenté pour les Américains l’attaque de Pearl Harbor en décembre 1941. Au début de la Seconde Guerre mondiale, l’opinion publique américaine était divisée sur l’idée de s’engager ou non dans la lutte contre le nazisme. Le président Franklin D. Roosevelt était particulièrement préoccupé par le sentiment d’opposition à la guerre des importantes communautés d’origine allemande et italienne aux États-Unis. Cette attaque a fait basculer l’opinion américaine et donc les décisions politiques qui s’en suivirent.

Après certains chocs émotionnels et collectifs, les populations sont en capacité d’accepter des mesures hors normes, des mesures inimaginables en temps normal. Pour les États-Unis en 1941, ce fût un effort de guerre sans commune mesure dans l’histoire de leur jeune pays. Pour la crise sanitaire d’aujourd’hui, ce sont des restrictions de libertés individuelles inégalées en temps de paix.

Mais une guerre peut en déclencher une autre…

La question se pose : sommes-nous proche du moment Pearl Harbor climatique ? Pour Guillaume Duval [1], l’été 2019, avec notamment une fonte des glaces exceptionnelle au Groenland et les incendies géants en Sibérie et en Amazonie, aurait pu être ce déclencheur dans l’opinion mondiale. Mais il n’a pas eu lieu. Faut-il pour autant sombrer dans le pessimisme ? Non, nous sommes à un point critique où le champ politique est traversé par une question écologique devenue incontournable. Le basculement pourrait être imminent : il ne suffirait que d’un grain de sable pour secouer des idéologies obsolètes et accentuer la pression populaire. Et le coronavirus est un tsunami.

La conscience écologique n’a jamais été aussi aiguë dans toutes les couches de la population. Selon un sondage [2], « l’environnement n’est plus la préoccupation des gens aisés mais de tout le monde » : 55 % de ceux qui se considèrent comme appartenant aux milieux populaires citent l’environnement comme priorité, juste devant le pouvoir d’achat (54 %). Et si l’environnement est une priorité chez les jeunes, elle est « désormais la deuxième priorité des plus de 60 ans, avec 49 % de citations, juste derrière l’avenir du système social ».

Nous sommes à un point critique, le basculement pourrait être imminent : il ne suffirait que d’un grain de sable (…). Et le coronavirus est un tsunami.

L’idée que nous sommes au pied du mur et qu’il faille agir massivement est omniprésente. Selon un autre sondage[3], les Français seraient 80 % à penser que le dérèglement climatique « provoquera des catastrophes » et même 68 % à estimer qu’il « menace à terme la survie de l’espèce humaine ». Chiffre marquant, 61 % des sondés aspirent à un rôle « beaucoup plus autoritaire » de l’État, imposant des « règles contraignantes ». Et cette volonté est majoritaire que ce soit chez les sympathisants de gauche (71 %) ou les sympathisants de droite (54 %).

La crise sanitaire, dernier avertissement pour sauver la planète ?

La multiplication des épidémies ces dernières années n’est pas indépendante de la destruction de la biodiversité par l’Homme. En 2008, sept chercheurs publiaient un article [4] montrant la corrélation entre les transformations récentes des écosystèmes et l’augmentation du nombre de maladies infectieuses issues du monde sauvage. « Quand nos actions dans un écosystème tendent à réduire la biodiversité (nous découpons les forêts en morceaux séparés ou nous déforestons pour développer l’agriculture), nous détruisons des espèces qui ont un rôle protecteur », affirme le Docteur Richard Ostfeld [5].

La crise sanitaire actuelle est un exercice grandeur nature du type de crises qui nous attend dans les décennies à venir.

Nous pensions être débarrassés des épidémies ravageuses grâce à la science. Mais l’écologue et parasitologiste Serge Morand[6] montre qu’alors que le nombre de victimes de maladies infectieuses a diminué de 95 % aux États-Unis entre 1900 et 1990, le nombre d’épidémies aurait été multiplié par 10 depuis 1940. Cela décuple alors les risques de pandémies meurtrières comme celle qui nous touche aujourd’hui.

Mais nous l’avons vu par le passé, les arguments scientifiques sont rarement sources de réveil politique. Le déni climatique s’explique avant tout par la difficulté à visualiser le danger. Or, la crise sanitaire actuelle est un exercice grandeur nature du type de crises qui nous attend dans les décennies à venir. Le choc de la catastrophe sanitaire pourrait être équivalent au choc de l’assaut contre Pearl Harbor, en tout cas il le faudrait. Car c’est sans doute la première crise d’une longue série à venir. Préparons-nous à les confronter, mais surtout menons dès aujourd’hui un effort de guerre écologique pour les éviter. Le moment Pearl Harbor arrive toujours trop tard par rapport aux premiers lanceurs d’alertes, mais juste à temps, espérons-le, pour sauver les meubles.

[1] Duval, Guillaume, « Climat : le moment Pearl Harbor », Alternatives Économiques, 23 août 2019, https://www.alternatives-economiques.fr/guillaume-duval/climat-moment-pearl-harbor/00090109

[2] Édition 2019 de l’enquête Fractures françaises réalisée par Ipsos Sopra-Steria

[3] Réalisé par Viavoice pour Libération en septembre 2019

[4] Kate E. Jones, Nikkita G. Patel, Marc A. Levy, Adam Storeygard, Deborah Balk, John L. Gittleman, Peter Daszak, « Global trends in emerging infectious diseases », Nature, vol. 451, pp. 990-993 (2008).

[5] Dr Richard Ostfeld cité par Jim Robbins dans le New York Times, « The Ecology of Disease », 14 juillet 2012.

[6] Morand, Serge, « Coronavirus : La disparition du monde sauvage facilite les épidémies », Marianne, 17 mars 2020, https://www.marianne.net/societe/coronavirus-la-disparition-du-monde-sauvage-facilite-les-epidemies

Le coronavirus, Sanders ou Biden : qui gagne la primaire démocrate ?

Bernie Sanders et Alexandria Occasio-Cortez en meeting dans l’Iowa. © Matt A.J.

L’union des centristes derrière Joe Biden lui a offert une avance confortable sur Sanders. Les démocrates se retrouvent maintenant dans une drôle de primaire. La course est partiellement suspendue par la pandémie mais Sanders refuse pour le moment d’abandonner sans garanties sur le programme.


« Qu’on en finisse » ! Déjà ?

Depuis l’impressionnant retournement de situation de la fin février, tout le monde clame que la course est terminée : Joe Biden a gagné. Pour les commentateurs, c’est le seul scénario possible. Ils s’appuient pour cela sur deux éléments : les résultats partiels, et les sondages. Dans le décompte des délégués, au 4 avril, Joe Biden est en tête avec 303 délégués de plus que Bernie Sanders. Les sondages quant à eux lui donnent une avance de 20 points pour le moment sur son compétiteur.

Or, il reste encore 1 677 délégués à allouer, soit 42% du total, et l’enthousiasme en faveur de Biden est aussi soudain que faiblard. Seuls 24% des supporters de Joe Biden se disent enthousiastes de soutenir ce candidat, contre 53% pour ceux de Donald Trump. Dans un pays où l’abstention concerne plus d’un électeur sur trois, ce chiffre est très inquiétant pour les démocrates. Et pourtant, en voulant déclarer un vainqueur précipitamment, chacun voit midi à sa porte. Les pro-Biden cherchent naturellement à tirer parti de l’avantage actuel de leur champion. Les démocrates en général cherchent à accélérer l’union derrière un candidat et ainsi délaisser les débats internes pour le face à face avec Trump. Pour les médias, comme les chiffres semblent accablant pour Sanders, la course a moins de saveur et ils s’en désintéressent, tandis que le coronavirus monopolise l’attention.

Cependant, plusieurs éléments viennent questionner cette précipitation. La primaire n’est pas plus longue qu’en 2008 ou 2016 où elle avait été menée à son terme. Alors que les républicains ont déjà leur candidat désigné en la personne du président sortant Donald Trump, la primaire alimente certes les divisions du parti mais aussi le débat d’idées et l’abréger n’est pas nécessairement une stratégie gagnante. Déjà, en 2004, les démocrates s’étaient rapidement unifiés derrière le centriste et consensuel John Kerry. Pari infructueux, celui-ci avait été battu par George W. Bush, réélu pour un second mandat. Aussi, primaire longue ne rime pas nécessairement avec division. En 2008, malgré une course tendue, Barack Obama avait rassemblé tout le parti pour le mener à la victoire et remporter la Maison-Blanche, la Chambre des représentants et le Sénat en 2008. Mais surtout, au vu de la situation sans-précédent à laquelle les États-Unis et le monde font face, sait-on encore qui est le candidat le plus sûr pour battre Donald Trump ?

Joe, « what are you gonna do » ? 

Avant de plonger dans le chaos actuel, petit retour sur les péripéties post-Super Tuesday. La coalition éclair derrière Joe Biden lui a permis de sortir victorieux du Super Tuesday le 3 mars. La semaine d’après, le 10 mars, il continue sur sa lancée et rafle cinq des six États en jeu. Aucun événement majeur n’aura en effet permis à Bernie Sanders d’inverser la tendance. Pas de perturbation externes importants : absence de débat, absence de ralliement d’Elizabeth Warren après son abandon (la fracture personnelle entre les deux candidats et surtout leurs supporters semblent prendre le pas sur la proximité idéologique). Pas de révolution interne non plus. Bernie Sanders se refuse encore à attaquer Joe Biden plus férocement. Il n’arrive pas non plus à corriger massivement le problème de mobilisation chez les jeunes qui lui sont certes bien plus favorables mais ne se mobilisent pas suffisamment.

En conséquence, la campagne de Joe Biden se transforme en rouleau compresseur. Bernie Sanders a notamment perdu le Michigan, État le plus important en jeu ce soir-là. La défaite est d’autant plus cuisante qu’en 2016, une victoire surprise dans ce même État avait relancé sa campagne après un Super Tuesday déjà décevant. Le 10 mars, Sanders est sans voix et ne fait aucune déclaration publique. Sur Instagram, Alexandria Ocasio-Cortez prend la parole dans une vidéo qui sonne comme un clip de fin de campagne. Avec apaisement et dans une volonté de réconciliation de l’ensemble du parti, elle partage sa déception et quelques mots positifs pour ses abonnés qui plaçaient tant d’espoir dans la candidature de Sanders. Le lendemain matin, conférence de presse du candidat depuis son fief de Burlington. Tout le monde s’attend à ce que Bernie Sanders jette l’éponge. Et pourtant, il apparaît toujours aussi déterminé.

Après avoir rappelé la terrible situation des États-Unis sur le plan de la santé, de la justice économique ou de la politique carcérale, il interpelle l’establishment démocrate unifié derrière Joe Biden : « Vous ne pouvez pas vous satisfaire de gagner en vous appuyant exclusivement sur les seniors ». Reconnaissant le fait qu’il perd le débat quant à sa capacité à agréger le plus de voix, il rappelle la popularité dont jouit son programme, même chez les électeurs de son adversaire. Il prend date pour le débat du dimanche suivant avec son ami Joe Biden et annonce les sujets de fond qu’il souhaite aborder. Selon lui, les propositions du candidat démocrate sur ces sujets seront déterminantes pour réussir à battre Donald Trump dont, il le rappelle, la défaite est indispensable. Il offre alors aux télévisions le « Moi président de la République » de la primaire démocrate 2020 et interpelle dix fois son compétiteur, lui demandant sujet après sujet : « Joe, what are you gonna do », soit : «  Joe que comptes-tu faire pour ça ? ». Les uns y voient une posture de défiance égotique du perdant, les autres une main tendue d’un candidat convaincu de son programme. Le sénateur du Vermont semble attendre des gages de Joe Biden pour lui laisser le chemin parfaitement libre et mettre tout son mouvement au service de la campagne de l’ancien vice-président des États-Unis.

En se focalisant sur le programme, Bernie Sanders se refuse à tomber dans des attaques personnelles. Pourtant, de plus en plus sur Twitter ses supporters partagent des vidéos qui illustrent les lapsus et les formules parfois incompréhensibles de Joe Biden dont l’éloquence s’est détériorée en quelques années. Certains y voient les symptômes d’un début de sénilité chez Joe Biden. Ces faux-pas ne sont certes pas systématiques mais ils sont néanmoins trop fréquents pour être ignorés. On aurait tort d’y voir un simple procès à charge de la part de militants pro-Sanders amers. Plusieurs démocrates, dont Corry Booker, s’étaient permis de mettre le sujet sur la table au cours des mois précédents. Forcément, maintenant que Joe Biden est les candidat-présumé, en parler est plus délicat.

Néanmoins, lors du débat télévisé le dimanche suivant, il faut reconnaître que Biden fait une performance de qualité sur la forme. Sur le fond, il ment à plusieurs reprises sans jamais être corrigé par les modérateurs. Il accuse Bernie Sanders d’être soutenu par neuf Super PACs mais est incapable d’en citer un seul quand Sanders le met au défi : dans son débriefe du débat, le New York Times explique en quoi l’affirmation de Biden est erronée. Il nie avoir appelé à diminuer le budget de la sécurité sociale alors que depuis le mois de janvier la campagne de Sanders a exhumé des vidéos d’archives du jeune sénateur Biden s’enorgueillissant de sa pugnacité dans ce « combat ». Si Joe Biden arrive finalement à remplacer Donald Trump à la Maison-Blanche, les faits alternatifs ont de beaux jours devant eux. Dans tous les cas, il refuse catégoriquement de se prononcer en faveur d’une couverture de santé universelle aux États-Unis. Dommage, c’est le point central du programme de Sanders et cela lui aurait peut-être suffi pour tirer sa révérence.

La pandémie bouleverse tout

Mais depuis ce débat – qui s’était tenu sans public pour cause de distanciation sociale – la course à l’investiture est passée au second plan. Depuis quelques semaines la crise du coronavirus frappe les États-Unis de plein fouet et vient bousculer le cours des évènements.

Le 17 mars, la primaire en Arizona, Floride et Illinois se tient dans une confusion similaire au premier tour des élection municipales en France deux jours plus tôt. Les médias et les autorités sont de plus en plus anxieuses face aux signes d’une propagation de l’épidémie dans le pays. « To vote or not to vote ? That was the question ». Les candidats optent pour deux tons différents : Sanders laisse les électeurs libres de leur choix. Il tweete : « Aller voter en temps de pandémie est une décision personnelle, et nous respectons le choix que vous ferez quelqu’il soit. Si vous allez voter, veillez à suivre les recommandations des experts médicaux. » Biden encourage les électeurs à se rendre aux urnes : « Le droit de vote est le plus sacré de tous. Les autorités font tout pour garantir la sécurité de ces élections. Si vous vous sentez bien, que vous n’avez pas de symptômes, et n’avez pas de risque d’avoir été exposé au virus, s’il vous plait, votez mardi ».

Immanquablement, cela fait polémique, et le Parti démocrate qui s’est refusé à invalider ces élections pour forcer à leur report est traité de criminel par certains. Les files d’attentes devant les bureaux de votes semblent quant à elles encore plus délirantes que d’habitude. Sans surprise, la participation est faible, et n’est que partiellement sauvée par l’importance croissante du vote par correspondance. Aurait-elle été plus élevée si les primaires avaient été reportées et le vote par courrier encore plus facilité ? Probablement. C’est le choix qu’a fait le gouverneur de l’Ohio en reportant la primaire de son État au dernier moment alors qu’elle était prévue le même jour. Elle se tiendra exclusivement en vote par correspondance le 28 avril. D’ici là, d’autres scrutins sont prévus notamment au Wisconsin le 7 avril où le vote par correspondance est massivement encouragé et où le favori est donné largement en tête.

Le premier impact du coronavirus sur les primaires concerne donc l’agenda électoral : une dizaine de scrutins sont reportés au mois de juin, dont la primaire de New York. À l’origine prévue en avril, elle se tiendra finalement le 23 juin. On voit se répéter le scénario de 2016 que beaucoup voulaient éviter : avoir un grand nombre de délégués alloués en juin. Il en restait plus de 800 en 2016, 1100 cette année, plus du quart des délégués ! Or, c’est le scénario cauchemar car, jusqu’à la fin, la course peut théoriquement être renversée. En effet, même si Biden gagnait tous les délégués en jeu en avril (300) et en mai (265), il lui en manquerait encore 219 pour atteindre le graal des 1991 délégués lui assurant la nomination. Comme le moment est plein d’incertitudes, Sanders, bien qu’acculé médiatiquement, ne semble pour le moment pas souhaiter abandonner. Il reste un chemin étroit pour remporter la nomination. Pour cela, il faudrait d’une part que Biden n’arrive pas à incarner un futur président crédible éloquent et visionnaire dans cette période chaotique. D’autre part, souhaiter que, du fait de la crise sanitaire et économiques les propositions de Sanders n’apparaisse plus comme irréaliste mais indispensable aux électeurs des primaires à venir. Ils ont pour certains encore deux mois pour se décider. Dire que le but des ralliements en masse de début mars était justement de plier la primaire rapidement…

De la stature en temps de crise

La deuxième conséquence de cette crise aussi puissante qu’inattendue est de questionner l’argument phare de Joe Biden jusqu’à présent, soit son électabilité. Depuis le début de la campagne, l’équipe de Biden affirmait, sans que cela soit significativement vérifié dans les enquêtes d’opinion, que Biden était le plus crédible des candidats démocrates pour battre Trump. Il aurait plus que les autres la stature de président du fait de son parcours comme vice-président de Barack Obama de 2009 à 2016. Alors que les crises sont censées révéler les leaders, Biden ne brille pour le moment ni par son leadership ni par son allure présidentielle. Il apparait souvent confus en interview ou incapable de rebondir quand son télé-prompteur lui fait défaut. Face au coronavirus, il ne sait pas sur quel pied danser. Il ne fait parti ni du pouvoir législatif ni du pouvoir exécutif et ne peut donc pas avoir d’action concrète effective sur cette crise. Ses prises de paroles ont été dans un premier temps très rares – au point que ses détracteurs se questionnaient une nouvelle fois : « Où est Joe ? » – et dans un second temps peu convaincantes.

Pendant ce temps, le président, à la tête de l’exécutif, voit sa côte de popularité grimper. Il bénéficie de la posture de chef de la nation face à la crise. Dans les sondages, Trump n’a jamais été aussi haut : 45,8% des Américains approuvant son action. Pour la première fois depuis mars 2017, les Américains qui le désapprouvent sont moins de 50%. Aujourd’hui, dans les projections de face à face avec Trump, Biden gagne en moyenne de 6,1 points (Sanders de 4,7) mais on aurait tort d’être rassuré ! D’une part, ces chiffres ne donnent pas le détail dans les swing states. D’autre part, du fait de la crise, Trump bénéficie d’une visibilité énorme qui ne va pas faiblir dans les prochaines semaines. Joe Biden, lui, semble plonger dans l’inconnue la plus totale.

Les conséquences de la pandémie 

En attendant, les conséquences financières et économiques de la crise sanitaire ont poussé le Sénat à voter un plan de relance fédéral sans précédent. Il injecte pas moins de 2000 milliards de dollars dans l’économie américaine. Après des années d’austérité budgétaire de façade, le coronavirus fait tomber les masques et révèle la capacité de l’État à intervenir massivement dans l’économie quand la volonté politique est là. Les progressistes martèlent leur message et préparent l’après-crise. Pour Alexandria Ocasio-Cortez, nous vivons « un moment fascinant pour les progressistes car, à aucune moment on a demandé « comment allons-nous payer pour cela ? ». […] Toutes les excuses que l’on nous fait d’habitude pour justifier l’inaction politique sont partis en fumée ». Pour Naomi Klein, auteur de nombreux livres sur l’enjeu climatique, la crise met en pleine lumière l’hypocrisie de cette question du financement. Elle révèle que la véritable question des tenants du statu quo est en définitive : « C’est bien joli mais comment on va faire de l’argent sur ça ? ».

Alors que le nombre de chômeurs a connu une hausse historique en mars (passant de 3,5% à 9%), Bernie Sanders y voit la confirmation que son programme visant à garantir une couverture de santé à tous les Américains sans condition de ressource ni d’emploi est plus nécessaire que jamais. Non seulement car être dépendant de l’assurance santé proposée par son employeur se révèle risqué, mais également car la contagion du virus est d’autant plus puissante que de nombreuses personnes n’ont pas les moyens de consulter ou d’être dépistées. Et le candidat de conclure : « Nous ne sommes pas plus en sécurité que la personne la moins assurée en Amérique. » Joe Biden affirmait encore récemment son opposition au Medicare for All pour ne pas enlever aux salariés la couverture santé proposée par leur employeur et à laquelle ils pouvaient être attachés. L’argument a du mal à tenir quand soudain le nombre de chômeurs fait un bond de 10 millions. De son côté, Bernie Sanders espère que le moment démontre la pertinence de sa proposition, lui qui a mis la couverture santé au cœur de sa campagne. Sans que cela se vérifie dans les sondages en sa faveur pour le moment. Mais la crise sanitaire ne fait que commencer et révèle chaque jour de manière plus brutale l’incurie du système de santé américain. Les semaines à venir vont être aussi terribles que déterminantes.

La campagne de Sanders s’adapte

En attendant, Sanders utilise son organisation de campagne et ses millions de supporters pour mobiliser face à la pandémie. En tant que sénateur il a bien évidemment commencé par peser sur les choix d’allocation des moyens du plan de relance. Avec ses collègues de la minorité démocrate du Sénat il a obtenu certains éléments – comme une aide financière substantielle par un chèque versé à chaque Américain pour le mois à venir. En parallèle, il a organisé plusieurs événements par vidéoconférences avec des experts pour permettre aux centaines de milliers de spectateurs de mieux comprendre la situation sanitaire et économique du pays face à cette crise. Sa campagne étant de fait à l’arrêt, il a également décidé de mettre sa puissance de collecte de fonds au service d’ONG œuvrant en première ligne de la réponse sanitaire. Au 31 mars il avait levé pour elles près de 5 millions de dollars.

La mobilisation électorale étant très limitée ces derniers jours, la campagne met à profit un autre élément de sa base militante : son implantation chez les grands employeurs américains. En effet, Sanders compte de nombreux soutiens et petits donateurs parmi les employés d’Amazon, Walmart ou d’autres entreprises répondant à des besoins essentiels et fonctionnant actuellement à plein régime. Or, ces travailleurs ne bénéficient souvent pas des éléments basiques pour garantir leur santé et leur sécurité sur leur lieu de travail en ces temps de pandémie. Conséquence : les grèves surprises apparaissent à travers tout le pays pour exiger une protection véritable des salariés face au virus. Pour soutenir ces travailleurs qui se battent pour leurs conditions fondamentales de vie, la campagne de Sanders profite de sa base de données pour mettre en lien les employés de ces entreprises, relayer leurs pétitions et les accompagner dans la structuration de leur lutte syndicale souvent naissante.

Cuomo, le sauveur ?

Mais dans cette crise, de manière inattendue, le démocrate qui émerge n’est pas candidat à la Maison Blanche. Il s’agit d’Andrew Cuomo, le gouverneur de l’État de New York, qui est le plus touché actuellement. Le gouverneur est au centre de l’attention et ses conférences de presses télévisées quotidiennes tranchent avec celles du président Trump par leur humanité et leur intelligibilité. Avec cette crise, Andrew Cuomo est à la limite de revêtir les habits d’un président par intérim, comme l’explique le journaliste Philippe Corbé dans sa dernière Lettre d’Amérique. Alors que Biden peine à s’élever au-dessus de la mêlée et que Sanders semble incapable de rassembler au-delà de la frange radicale du parti, quelques démocrates s’interrogent : et si Cuomo était leur sauveur ? Pour cela il faudrait une convention contestée ou une modification des règles de la primaire mais Cuomo coche en effet pas mal de cases intéressantes. Social-libéral pur jus comme Biden il ne fait pas peur à l’establishment. Avec 15 ans de moins que l’ancien vice-président, il dégage beaucoup plus d’énergie que lui. Cuomo a aussi l’avantage d’être apprécié de Sanders avec qui il a porté la gratuité des universités de l’État de New York. Enfin, détail qui n’en est pas un : Cuomo c’est une dynastie, ce que les Américains apprécient – du moins, cela résout en parti le problème de renommée – la name recognition. En effet, son père, Mario Cuomo, fut aussi gouverneur de New York dans les années 1980. Auteur d’un discours d’anthologie à la convention démocrate de 1984, il fut même pressenti comme candidat en 1992. Mais attention à l’emballement, notamment car l’aura médiatique, qu’aucun sondage n’a pu vérifier pour le moment qui entoure Cuomo risque de retomber en partie quand la presse s’intéressera à son action au cours des dix dernières années ayant mené à la fermeture de nombreux lits d’hôpitaux dans son État, ou à ses positions conservatrices sur de nombreux sujets allant du logement social à la protection des travailleurs pauvres ou des sans-abris.

En attendant, Andrew Cuomo fait le show alternant gravité et légèreté. Régulièrement interviewé sur CNN, il a enchainé les prises de bec avec le présentateur de l’émission politique du soir, Cuomo Prime Time. En effet, le frère du gouverneur, Chris, est un des présentateurs vedette de la fameuse chaîne d’information en continu et y tient une émission à son nom. La tension entre les deux est si palpable qu’on peut imaginer qu’elle est surjouée, à la limite du grotesque. Le 17 mars, Chris interpelle Andrew en lui disant : « Je sais que tu es très occupé, mais cela ne t’empêche pas d’appeler maman ». Le 24 mars, il affirme que son frère est nul au basket.

Pourquoi risquer le ridicule à se chamailler entre frères devant des millions de téléspectateurs ? Deux raisons à cela. Tout d’abord, l’ADN de la chaîne CNN qui, comme l’analysait Vox dès 2017, a pris l’habitude de traiter de la politique comme du sport et non comme un débat d’idées afin de booster ses audiences. Ensuite, on peut supposer que cette approche conflictuelle était indispensable pour que Chris Cuomo, le journaliste, ne semble pas complaisant avec Andrew Cuomo, le gouverneur. En agaçant de manière évidente – mais probablement artificielle – son frère dès la première interview, Chris campe le personnage du petit frère intransigeant qui ne laissera rien passer et coupe court aux accusations de collusion d’intérêt. Et pourtant cette pugnacité journalistique n’est que de façade : aucune question sur l’indigence des services de santé new-yorkais ou sur la manière de refonder le système de santé après la crise. Dans tous les cas, la ténacité de Chris à obtenir des réponses d’Andrew a permis de clarifier une chose : Andrew Cuomo ne sera pas candidat à la Maison Blanche en 2020. C’est en tous cas ce qu’il a répété pas moins de huit fois à son petit frère lundi soir.

Un autre harceleur-violeur à la maison Blanche ?

La primaire semble de plus en plus complexe ? C’est sans compter sur le dernier rebondissement, moral et non sanitaire. Tara Reade, collaboratrice de Joe Biden au Sénat dans les années 1990 l’accuse de viol. Il aurait à l’époque passé sa main sous sa jupe et l’aurait pénétré avec ses doigts. Cette accusation vient s’ajouter à la liste de sept femmes s’étant déjà exprimées publiquement au cours de l’année passée pour dénoncer les gestes inappropriés de Joe Biden à leur égard.

L’histoire a beau être vieille de vingt ans, dans l’ère post-Me Too, l’argument consistant à rejeter une accusation sous prétexte qu’elle serait tardive n’est plus suffisant, heureusement. Les soutiens de Biden sont d’autant plus inconfortables face à cette situation car elle révèle une indignation à géométrie variable. En 2018, Brett Kavanaugh était proposé comme candidat à la Cour Suprême. Accusé par deux femmes d’agression sexuelle, sa nomination était restée incertaine jusqu’au dernier moment. À l’époque, les démocrates étaient vent debout contre cette décision, rappelant qu’il fallait croire la parole des femmes qui osaient sortir de l’ombre et dénoncer leurs agresseurs. D’ailleurs, pour éviter que la contradiction soit trop évidente, certains préfèrent supprimer leurs anciens tweet #MeToo, c’est le cas de Symone Sanders – sans lien avec Bernie Sanders malgré son patronyme. Pour le moment aucun média d’ampleur n’a décidé de confronter Joe Biden à ces accusations mais la situation sonne comme un test pour l’intégrité morale des démocrates. En 2020, la parole des femmes victimes d’agressions sexuelles est-elle respectée et protégée ou les élections de novembre verront elles s’affronter deux hommes accusés de harcèlement sexuels, Trump et Biden ?

It’s not over, til it’s over

Tous ces bouleversement nous amènent à interroger la conviction majoritaire selon laquelle la primaire serait déjà terminée. Aussi, penchons-nous sur le décompte des délégués. Sur les 3979 délégués-élus, au 4 avril, Biden en a remporté 1215, Sanders 910. 176 sont orphelins suite à l’abandon de leur candidat et 1678 restent à allouer. Il faut atteindre 1991 pour décrocher de manière certaine la nomination. Voici les différentes configurations possibles pour la fin de la primaire.

Dans le premier scénario, Biden gagne la plupart des primaires à venir face à Sanders et atteint largement le seuil de 1991 délégués. C’est le plus probable au vu des sondages d’opinion. Néanmoins, trois autres sont possibles :

  • Biden atteint 1991 délégués mais en peinant durant la fin des primaires (scénario 2) ;
  • Biden ou Sanders arrive à dépasser la majorité absolue en ralliant des délégués orphelins (scénarios 3 ou 4) ;
  • Sanders fait une remontada exceptionnelle et décroche plus de 64% des délégués restants. Très improbable mais il atteindrait ainsi 1991 délégués.

Pour que ce dernier scénario, aujourd’hui très improbable, se réalise, il faudrait un bouleversement majeur : Biden fait une encore une plus grosse bourde que d’habitude, l’électorat le rejette face à l’accusation de viol, la crise sanitaire renverse tous les fondamentaux idéologiques américains… ou autre événement aujourd’hui imprévisible.

Enfin, reste une dernière configuration possible. Biden et Sanders se retrouvent au coude à coude et un certain nombre de délégués orphelins refusent de se prononcer au premier tour de la convention. Aucun des deux n’atteint le seuil de 1991 voix. On déboucherait alors sur une convention contestée, seul scénario pouvant aujourd’hui aboutir à la nomination d’Andrew Cuomo comme candidat de rassemblement, s’il change d’avis depuis les déclarations au micro de son frère.

En attendant, la campagne est en suspens, les meetings sont interdits, les scrutins se font rares et Biden a refusé de débattre avec Sanders au mois d’avril, considérant qu’il y avait eu assez de débats. Il n’y en a eu pourtant que onze pour cette primaire contre plus de 20 lors de la primaire de 2008 (et 9 en 2016). Décompte innovant ou aveu de faiblesse de la part de Joe Biden ? Il imiterait en cela Hillary Clinton qui, il y a quatre ans, avait utilisé le même argument pour ne plus se confronter à Sanders après le mois d’avril. Hillary Clinton  déclairait justement le 8 mars : Joe Biden « est en train de construire une coalition similaire à celle que j’avais réunie ». On sait aujourd’hui avec quel succès.

Quoiqu’il en soit, cette situation politique marquée par de nombreuses inconnues est potentiellement une chance pour les démocrates qui se sont précipités derrière Joe Biden en pensant que le programme de Sanders était irréaliste. Avec le gigantesque plan de relance, ils sont obligés de constater que dire « c’est irréaliste » n’est qu’une manière pudique de dire « je n’ai pas le courage politique de porter cette réforme ». Et qu’il serait finalement assez dangereux de désigner un centriste peu réformateur dans cette période singulière ? Affaire à suivre.

Coronavirus et « fake news » : la faute de l’industrie pharmaceutique ?

Fake News

Depuis plusieurs jours maintenant, le volume de posts sur les réseaux sociaux augmente. Coronavirus, Covid-19 (et toutes ses variantes d’écriture) ou encore les hashtags liés au confinement pour ne citer qu’eux ne quittent plus les tendances. Ce désir de partager des éléments de vie ou de s’informer touche beaucoup de gens à l’heure des réseaux sociaux. Avec ce maintien d’un lien social re-configuré vient également la propagation de rumeurs. Comment expliquer leur prolifération ?


À chaque jour, sa fausse information plus ou moins virale. Combien de posts avec des messages émanant de sources secrètes de ministères n’a-t-on pas vu défiler ? Sans relativiser les mesures prises, la viralité des contenus où on voyait des véhicules militaires passer dans les rues a également accaparé l’attention des personnes en télétravail et plus largement de celles et ceux confinés dans leur domicile. En quelques heures, WhatsApp a ainsi pris la place des jadis très à la mode chaînes de mail ou chaînes SMS. Entre les fausses informations et la place des réseaux sociaux pour s’informer concernant l’épidémie, un tour d’horizon du statut de ces derniers semble nécessaire.

L’agence officielle Maghreb Presse a même fait le choix de poursuivre celles et ceux qui partageraient de fausses informations sur les réseaux sociaux en conséquence de la diffusion d’informations concernant la propagation du Coronavirus au Maroc.

En France, des articles qui tendent à recenser les sources « fiables » ont fleuri. France Inter rappelle ainsi dans un article que le site du gouvernement, celui de l’OMS, de Santé publique ou encore les numéros verts constituent des sources fiables. Des sources qu’on oublierait presque à l’heure des chaînes d’information en continu, des flux en continu de publications et d’une défiance forte vis-à-vis des canaux classiques. Ces sites relégitiment les informations officielles qui tendent à être noyées sous le flot d’informations.

Souvent liées à la sphère politique, les fausses informations touchent également le domaine de la médecine. Ce secteur qu’on pourrait penser épargné puisqu’il est le domaine de spécialistes n’échappe cependant pas aux théories étonnantes, à l’inflation de publications où chacun s’improvise expert et estime que sa voix doit être entendue. Comment expliquer cela ?

Des sources d’information multiples : qui produit le discours ?

Sur Telegram, les chaînes d’information – avec une information descendante – et les conversations plus classiques concernant le Coronavirus ont fleuri. Certaines publient plusieurs dizaines de messages par jour. Encore une fois, il est difficile de tracer et de sourcer les informations qui y figurent. Cependant, certaines comptent plusieurs milliers d’abonnés. Si cela est dérisoire à l’échelle de l’ensemble de la population française, cela peut donner naissance à la propagation rapide d’informations sans pour autant savoir qui émet l’information et si elle est fiable.

 

Capture d'écran de telegram

Ces flux extrêmement intenses ne permettent pas le tri et la hiérarchisation, ce qui aboutit par ailleurs à un traitement partiel de la situation et plus largement à une mauvaise information. Celui qui reçoit les notifications se trouve perpétuellement stimulé et n’a pas le temps de prendre du recul. La boucle Coronavirus Info Live regroupe par exemple près de 38 000 personnes au 28 mars 2020 et a pour description : « Infos en direct piochées dans la presse internationale et les réseaux sociaux; parfois confidentiellement rapportées via mes sources ». Avec les partages vers d’autres boucles, certaines informations sont vues plus de 45 000 fois, sans pour autant qu’on sache qui est à l’origine de la boucle et en acceptant de renoncer à sourcer certaines informations au profit de l’accès à des informations supposées « confidentielles ».

A contrario, certains utilisateurs et adeptes de ces boucles consacrent une attention particulière à sourcer leurs informations, les prouver et optent pour des formules plus classiques de revue de presse. Il s’agit certes d’un partage plus lent de l’information, qui implique par exemple de renoncer à communiquer le nombre de personnes infectées en temps réel, mais cela vaut sans doute mieux.

Bruno Bensaid, à l’origine de la boucle Telegram infos Coronavirus COVID-19 indique ainsi qu’il a restreint l’accès à la boucle en voyant que des trolls postaient dessus. Concernant le contrôle des informations, il explique qu’il « contrôle tout ». « Je ne suis pas sur la boucle tout le temps mais je lis tout et c’est moi qui contribue le plus en termes d’articles. Je fais beaucoup de curation et lis et valide 95% des articles que je publie. Pour les 5% restants, c’est que je n’ai pas pu les lire en entier. Ce sont des articles payants auxquels je ne peux accéder. J’essaie de me débrouiller pour sourcer les versions complètes de ces articles quand je peux. Je contribue aussi par des billets d’humeur pour aider mon audience à prendre du recul et se faire une opinion, et interpréter les articles comme il faut, et expliquer pourquoi je les ai choisis ». Il confie être « assez confiant, réaliste et fiable dans la teneur des articles et des chiffres ».

Aussi, s’il n’est pas possible d’être à l’abri des fausses informations, notamment du fait des flux continus d’information, les créateurs de boucles ou de canaux semblent essayer de penser des garde-fous. Sans garantir la véracité des informations, un usager attentif peut séparer les boucles gangrenées par des utilisateurs malveillants des autres.

Ainsi, le désir d’accès à l’information de manière de plus en plus soutenue conduit à accorder sa confiance à des individus ou à des groupes qui n’ont aucune autre légitimité que le nombre de personnes qui les suivent et qui leur confère une forme d’autorité sur un canal d’information spécifique.

Carte des complots, Conspiracy Watch

Le 23 mars, le site Conspiracy Watch a mis en ligne la carte de la théorie des complots sur le coronavirus. Bien que ce site ait donné lieu à plusieurs polémiques, le document participatif produit à propos du coronavirus est extrêmement intéressant. Cette carte alimentée par les internautes se fonde sur plusieurs catégories allant des déclarations officielles aux médias conspirationnistes ou encore aux publications sur les réseaux sociaux. Prenons le temps de nous intéresser à quelques exemples : dans plusieurs pays, le coronavirus est suspecté par des proches des dirigeants – quand il ne s’agit de ces derniers –  d’être une création des États-Unis. C’est par exemple le cas en Chine avec la déclaration de Zhao Lijian ou encore aux Philippines de Vicente « Tito » Sotto III.

La trajectoire de ces théories est intéressante puisqu’elles n’émanent pas nécessairement des réseaux sociaux mais parfois de figures d’autorité qu’elles soient religieuses ou politiques. Ainsi, dans une vidéo notamment diffusée sur le site Egalité et Réconciliation, Thierry Casanovas recommande le jeûne pour « survivre » au coronavirus. Conspiracy Watch rapporte également le cas de Leonard Wilczyński, un prêtre de l’église Saint-Archange-Michaël de Wrocław qui a expliqué que l’épidémie était une punition vitale pour celles et ceux qui vivent dans le pêché (allant des homosexuels aux défenseurs de l’avortement). Aussi, certaines théories lorsqu’elles sont le fait de figures d’autorité (peu importe le canal de diffusion qu’elles emploient) viennent soutenir une vision du monde et se font prescriptrices de pratiques au détriment de tout fondement scientifique.

Capture d'écran, publication de Cat AntonioSi les théories précédemment mentionnées émanent de personnes qui disposent d’une forme d’autorité dans la vie réelle, ce n’est pas le cas des rumeurs produites sur les réseaux sociaux. Encore une fois, le travail participatif de Conspiracy Watch permet de relever des cas intéressants, comme ce tweet très relayé avec plus de 1300 likes qui reprend l’imagerie antisémite de l’empoisonneur pour expliquer la propagation de l’épidémie. Un utilisateur de Facebook, se servant du réseau social sous le pseudo de Cat Antonio a été partagé 96 000 fois en vingt heures. Dans cette vidéo, il accuse l’Institut Pasteur et l’ex-ministre de la Santé Agnès Buzyn d’être à l’origine de l’épidémie. L’Institut Pasteur a depuis porté plainte.

Les réseaux sociaux reconfigurent la définition des leaders d’opinion et de toutes celles et ceux qui peuvent se faire prescripteurs. Ce ne sont pas les diplômes, la place occupée dans la société, les cercles auxquels on appartient qui viennent conditionner la légitimité et la viralité des contenus partagés ; si on fait ici exception des personnes qui bénéficient déjà d’une forme d’audience dans la vie réelle.

Comment qualifier cette information ?

Rumeur, infox ? Comment qualifier dès lors ce qu’on voit fleurir sur les médias sociaux et sur Internet, de la presse aux réseaux ? Des fausses informations, de la désinformation ? Dans le Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, Stéphane François indique que le terme « peut être défini comme une technique de manipulation de l’opinion publique par la diffusion d’informations fausses, véridiques mais tronquées, ou véridiques avec l’ajout de compléments faux. L’objectif est de donner une image erronée de la réalité, à des fins politiques ou militaires, à une opinion publique d’un camp adverse.

Il s’agit donc d’une transformation de l’information initiale par une dénaturation de celle-ci. Dans son ouvrage fondateur, Guy Durandin (1993) distingue six éléments caractérisant la désinformation : « la déformation de la connaissance, l’intention de tromper (qui distingue le mensonge de l’erreur involontaire), les motifs de ce mensonge, l’objet de ce mensonge, ses destinataires, ses procédés. En ce sens, la désinformation est également une technique qui vise à substituer l’idéologie à l’information ».

Pour revenir à la genèse de ce qu’est Internet, Noémie Schneider écrit dans son mémoire que « le web est certes un système documentaire, mais c’est aussi un espace social, dans lequel des liens se créent entre différentes personnes, structures, communautés ». Elle étaye ainsi ce qu’Huberman nomme e-cosystem : « Internet est un écosystème complexe dans lequel il est possible d’observer certaines régularités, certains mécanismes semblant obéir à des lois » (Eric Boutin, Stéphane Amato, Elisabeta Gadioi).

Internet reconfigure le rapport à la désinformation, dans le sens où le fait de classer une information comme élément ou non de désinformation implique de penser des réseaux et de remonter à l’émetteur de l’information. Pourquoi publier une fausse information, non sourcée et donner lieu à de la viralité ?

Le volume croissant des publications sur les réseaux sociaux veut dire quelque chose et participe d’une mise en lumière de celui qui poste par le biais de la « construction d’un moi numérique » (Bernard Harcourt, La société d’exposition). Vous avez l’impression que votre fil d’actualité tant sur Facebook ou Twitter est saturé de posts ? Que les stories Instagram sont interminables ? Que les stories Facebook deviennent acceptables ? C’est normal.

Avec le confinement, la subjectivité de l’être humain est mise à mal. Dans La Société d’Exposition, Bernard Harcourt explique que la mise en scène de soi est reconfigurée par les réseaux sociaux et que les likes et retweets occupent une place importante dans l’image que les usagers des réseaux sociaux ont d’eux-mêmes. Le volume croissant de publications est ainsi tant un moyen de tromper l’ennui que de se mettre en scène et de se dire qu’on continue à exister dans l’esprit des pairs confinés. Aussi, malgré une vie sociale au ralenti, une activité globale diminuée, les réseaux sociaux demeurent un lieu à (sur)investir en ces temps de confinement tant pour s’occuper que pour soi.

Cependant, le contenu qui vient désinformer n’a pas toujours pour effet de récompenser socialement celui qui est le premier à la poster. Au contraire, avec la loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information ou loi Avia, le fait de poster sciemment de fausses informations expose à des sanctions. Cependant, ce texte dont la finalité peut sembler louable n’est pas exempt de problèmes cruciaux qui mettent en jeu la liberté d’expression : qui peut définir ce qu’est une infox ? Quand les membres de La République en Marche discréditent des informations au motif qu’elles seraient fausses, cela pose un problème démocratique crucial sans régler le souci des faux contenus et des théories qui foisonnent. En traitant les commentaires des internautes, en les classant selon deux catégories, le gouvernement fait fausse route et ne fait qu’illustrer une fois de plus par ses lois un régime qui se roidit.

Les réseaux sociaux ont cela d’intéressant qu’ils mettent en lumière le désir d’une information et d’une communication rapide tout en créant les conditions d’un dévoiement des aspects bénéfiques, démocratiques de la viralité.

Des fausses informations et théories qui touchent une sphère pourtant terrain des « spécialistes »

Le problème général de la confiance accordée à la parole officielle n’est pas nouveau, et puise ses racines dans l’existence de mensonges avérés et parfois mortels, répandus par certains responsables politiques et institutionnels tels la déclaration de Colin Powell sur les armes chimiques justifiant l’invasion américaine de l’Irak. Depuis la chute du mur de Berlin et la guerre du Golfe, les manifestations n’en sont que de plus en plus nombreuses et l’accès aux réseaux sociaux ne fait que fluidifier la circulation de ces informations. Les scandales médicaux à répétition n’ont fait qu’étendre la sphère du discrédit au monde médical : l’affaire du sang contaminé, l’affaire du Mediator, la pilule Diane 35 ou encore celle de l’hormone de croissance comptent parmi les plus grandes affaires de ces dernières décennies. Ces affaires ont cela d’intéressant qu’elles peuvent être liées à des intérêts privés, qui font de la santé un nouveau terreau d’épanouissement pour la quête du profit. Les citoyens constatent ainsi régulièrement les agissements criminels de responsables pourtant garants de l’intérêt général, au bénéfice d’une minorité fortunée. La défiance s’installe ici sur des bases légitimes, qui doivent être considérées comme sérieuses, afin de couper l’herbe sous le pied aux complotistes de tout bord, avides de notoriété, agents d’influence étrangère, ou escrocs des écosystèmes numériques.

Les scandales sanitaires à répétition et cette confiscation de la décision publique par le privé ont fait progressivement passer les acteurs de la santé du statut de personnes légitimes, prescriptrices de comportements à des personnes discréditées et soupçonnées de corruption. Cette compromission d’un secteur qui devrait cependant répondre à des logiques scientifiques ont ouvert la porte à des personnes qui cherchent à recréer une cohérence et à diffuser de l’information dans un monde pensé comme volontairement opaque.

Sans excuser celles et ceux qui diffusent sciemment des fausses informations, la porosité et l’intérêt des personnes qui y sont réceptives est également le fait des personnes qui, des décennies durant, ont œuvré au rapprochement des intérêts publics et privés. Le discrédit de la sphère médicale et plus encore, de la scientificité sur laquelle elle repose – il ne s’agit pas ici du personnel médical mais des experts ou de personnes qui sont audibles dans la sphère publique – est similaire à la défiance vis-à-vis du politique.

Aussi, la meilleure solution pour lutter contre les fausses informations et théories du complot est de traiter ses causes. Cela passe très concrètement par la nécessité d’extraire la santé des logiques de profit et de la réintégrer au commun. C’est en décorrélant les objectifs de santé publique de la rentabilité, en redonnant davantage de place à l’État, tant dans la recherche que dans la production, que la confiance des citoyens dans la sphère publique sera restaurée.

Pour aller plus loin :

Huberman, B.A. The laws of the web, patterns in the ecology of information, Boston, MIT Press, 2003, 115 p.

Eric Boutin, Stéphane Amato, Elisabeta Gadioi. Résilience et écosysteme internet. The Second World Congress on Resilience: From Person to Society, Serban Ionescu, May 2014, Timisoara, Roumanie.

En pleine crise du coronavirus, l’Union européenne étend l’empire du libre-échange dans les Balkans

La pandémie signerait-elle la fin de la mondialisation néolibérale ? La crise passée, les gouvernements enclencheront-ils une dynamique de relocalisation de la production des flux ? Rien n’est moins sûr. Alors que les morts s’entassent par milliers en Europe, que le vieux continent se confine à l’aide de policiers et de militaires, que l’épisode du Brexit n’a pas encore livré toutes ses conséquences, l’Union européenne, elle, se confine dans ses dogmes et son schéma du big is beautiful. Avec l’ouverture des négociations en vue de l’intégration de la Macédoine du Nord et de l’Albanie, elle prévoit encore de s’élargir dans les Balkans occidentaux – une région minée par des divisions ethniques et religieuses, aux standards sociaux extrêmement faibles.


Heureux comme un technocrate bruxellois

Le coronavirus agit comme un puissant révélateur de la lourdeur et de l’apathie des institutions européennes. Ces dernières sont inexistantes dans la lutte contre la propagation du virus alors que l’Europe est à ce jour le premier foyer de la pandémie. Les dirigeants européens n’avaient pas fait preuve de la même légèreté lorsqu’il s’agissait de compliquer à l’extrême la bonne exécution du Brexit.

Mais à l’apathie se double le cynisme technocratique. Et pour cause : au moment où des pays fragilisés par des années d’austérité et de rigueur budgétaire se démènent, tant bien que mal, contre un ennemi invisible, l’institution bruxelloise, elle, pense à son élargissement vers des contrées où le droit du travail est plus favorable à sa doxa néolibérale. Le 26 mars 2020 la Commission européenne a validé l’ouverture des négociations pour l’intégration de la Macédoine du Nord et l’Albanie à l’Union, virtuellement 28e et 29e membres.

C’est par un tweet ubuesque du 25 mars que le Commissaire européen à l’élargissement, Oliver Varhelyi, a annoncé la décision de nouvelles négociations pour l’intégration de ces États des Balkans occidentaux : « Je suis très heureux que les États membres de l’Union européenne soient parvenus aujourd’hui à un accord politique sur l’ouverture des négociations d’adhésion avec l’Albanie et la Macédoine du Nord […]. Cela envoie également un message fort et clair aux Balkans occidentaux : votre avenir est au sein de l’Union européenne. »

On est en droit de s’interroger sur ce qui fonde le bonheur du Commissaire européen, à l’heure où les pays européens enregistrent des centaines de décès par jour – jusqu’à 1000 parfois. Ces décomptes macabres se font dans le silence assourdissant de l’Union européenne et de l’Allemagne, refusant toute solidarité avec ses voisins, notamment dans le partage de son matériel médical.

Pire, l’Allemagne a notamment fait blocage à la mise en place des fameux coronabonds, provoquant l’ire des pays de l’Europe du Sud. Le dispositif aurait permis de mutualiser les dettes européennes et d’offrir une plus grande marge d’actions aux États touchés par la crise. Il s’agit pour ces pays d’une question de vie ou de mort économique. Les prévisions de croissance sont, par ailleurs, catastrophiques : Goldman Sachs prévoit une baisse d’environ 10%[1] du PIB pour l’Italie et l’Espagne. La France quant à elle perdra 2,6 points de PIB pour un mois de confinement, selon l’OFCE[2].

« La réconciliation entre ces États n’est toujours pas acquise. Dans cette région minée par des années de guerre, les logiques ethniques demeurent. »

Une région instable dans une Union malade

En réalité, le processus d’intégration de la région, qu’on nomme les Balkans occidentaux, date de 1999 via le Processus de stabilisation et d’association (PSA). Ce dernier vient régir les relations entre les institutions européennes et les pays des Balkans. Par la suite, le conseil européen de Thessalonique de 2003 a admis comme candidats potentiels tous les pays issus de ce PSA. On compte parmi eux l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la République de Macédoine du Nord, le Kosovo, le Monténégro et la Serbie. Ces pays de l’ex-Yougoslavie sont tourmentés par des siècles de tensions et de guerres ethno-religieuses. La position géographique de ces territoires a également été un élément de leur déséquilibre, faisant d’eux un lieu de passage pour les grands puissances : empire ottoman, URSS, Allemagne nazie, etc.

La réconciliation entre ces États n’est toujours pas acquise. Dans cette région minée par des années de guerres, les logiques ethniques demeurent ; couplées à la grande diversité culturelle et religieuse, elle rend les relations entre ces États extrêmement tendues. L’épisode du drone arborant le drapeau albanais, provoquant une bagarre sur le terrain durant le match de football Serbie-Albanie en 2014[3], a ramené les observateurs à cette triste réalité de méfiances ethniques toujours présente, nonobstant les mises en scène de réconciliations entre dirigeants. Plus récemment, lors de la coupe du monde 2018 en Russie, un match opposant la Serbie à la Suisse a aussi créé l’émoi, à la suite de la célébration de deux joueurs suisses, aux origines albanaises, mimant l’aigle, le symbole de l’Albanie[4].

En outre, il existe toujours des discussions sur certaines frontières qui pourraient entraîner des mouvements de populations et de vives tensions. Depuis 2018, le Kosovo et la Serbie négocient entre eux. Le marché : une reconnaissance d’un Kosovo souverain par la Serbie contre une redéfinition des frontières entre les deux pays. Une telle décision serait de nature à réveiller de vieux démons nationalistes dans cette zone d’Europe[5].

De plus, la question de la corruption dans ces États pose une véritable difficulté[6]. On pense notamment aux trafics de contrebandes et autres privatisations douteuses, comme celles de la compagnie Elektroprivreda Srbije[7], la première entreprise d’énergie en Serbie. Dans son rapport de 2019, le GRECO (Group of states against corruption) écrivait, d’ailleurs, que la corruption est sans doute le problème le plus important auquel ces pays devaient faire face. Ils indiquent également que les réformes pour lutter contre cette corruption ne vont pas assez loin et assez vite.

Concernant cet élargissement, la position de la France a évolué. Emmanuel Macron soutenait en octobre dernier que toute nouvelle négociation devait être soumise à une réforme des institutions européennes, devenues « trop bureaucratiques » et qui ne « parlent plus aux peuples ». En effet, le président français demandait des négociations réversibles afin de pouvoir sanctionner tout manquement des pays candidats dans les réformes à mener. De facto, sans unanimité le processus se trouvait bloqué par le veto français. Revirement de situation le 26 mars dernier : les 27 membres de l’Union européenne se sont mis d’accord pour l’ouverture des négociations avec les deux pays des Balkans. La France a pu obtenir gain de cause avec l’ouverture de négociations dites réversibles.

Si la Macédoine du Nord semble être en bonne voie, ce sera plus difficile pour l’Albanie. Celle-ci doit encore mener un ensemble de réformes structurelles pour satisfaire les États européens, notamment l’Allemagne et les Pays Bas. On compte parmi les réformes à mener la refonte de leur code électorale, un financement des partis plus transparent, des lois plus efficaces contre la corruption, etc. Ces évolutions structurelles devront être menées avant la conférence sur l’avenir de l’Europe, prévue normalement le 9 mai 2020.

La course vers l’Est et les Balkans : les chaises musicales de la précarité

Les élargissements successifs ou accords de partenariats depuis le début des années 2000 ont eu un effet délétère : celui d’enclencher les chaises musicales de la précarité, les pauvres d’un nouveau pays venant remplacer les anciens. Ce petit jeu n’est bien sûr pas pour déplaire au patronat européen.

Dans une union monétaire comme la zone euro, les écarts de compétitivité entre les États ne peuvent être réduits à l’aide d’une dévaluation monétaire. Pour y remédier, les États doivent opter pour ce que l’on appelle une dévaluation interne, qui consiste en une diminution des coûts salariaux dans le pays afin de baisser les coûts de production et ainsi regagner de la compétitivité-prix. C’était l’un des objectifs des politiques d’austérité menées après la crise des dettes souveraines en Europe. L’Europe du Sud – surnommée le Club Med à plusieurs reprises par certains responsables allemands entre autres -, a été la première victime de cette politique avec les baisses drastiques de salaires et de pensions de retraites, en Espagne, en Italie et en Grèce.

La baisse infinie des standards sociaux provoque bien des réactions plus ou moins violentes dans le corps social. Qu’à cela ne tienne : comme dans tout bon jeu, il y a des moyens de contourner les règles. Dans l’Union néolibérale, ces contournements ont pour nom libre circulation des capitaux, marché unique et travailleurs détachés. Ce dernier dispositif permet d’importer des travailleurs à bas prix : bien que le travailleur se déplace, son contrat reste régi par les lois de son pays d’origine.

Le cas le plus récent, avant l’ouverture des négociations pour l’intégration de l’Albanie et de la Macédoine, est celui de l’Ukraine. En 2017, les accords de libre-échange entre Kiev et l’Union européenne deviennent pleinement opérationnels. Ainsi, au moment de la prise d’effet dudit accord, le salaire mensuel moyen en Ukraine se situait entre 200 et 300 euros, soit moins que son équivalent chinois. Dès lors, ces nouveaux pauvres, forts de ce beau partenariat passé avec les institutions de Bruxelles, ont émigré vers la Pologne à la recherche de meilleurs revenus. Ils ont profité du vide laissé par ces mêmes Polonais, qui avaient quitté leur pays pour rejoindre l’Ouest, en quête… de meilleurs revenus. En 2018 la Pologne a délivré 1,7 million de permis de travail uniquement pour les Ukrainiens. Un jeu de chaises musicales qui n’aura pas même pour effet de tirer les standard sociaux des Ukrainiens vers le haut, soumis à un plan d’ajustement structurel supervisé par le FMI depuis l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement pro-européen en 2014.

C’est dans l’Est de l’Europe que l’on compte les plus bas niveaux de salaires minimums de l’Union européenne. La Bulgarie, la Roumanie, la Lettonie et la Hongrie comptent parmi les derniers avec un salaire minimum inférieur à 500 euros[8] par mois. Cependant, ces salaires sont en progression sur les dernières années, notamment en Roumanie et Bulgarie. Par conséquent, il est à craindre que les ouvriers des pays balkaniques deviennent la nouvelle armée de réserve de l’Union européenne.

Au vu de ces différents éléments, il est légitime de se questionner sur les motivations à l’origine de l’ouverture de négociations avec les deux États des Balkans occidentaux – dont le salaire moyen est aux alentours de 200 à 300 euros. Les Macédoniens et les Albanais seront-ils les nouveaux pauvres de l’Union, nouvelle chair à canon aux bas salaires, maillon essentiel d’une Europe néolibérale qui a fait de l’harmonisation salariale par le bas sa marque de fabrique ?

L’Union européenne s’est toujours heurtée aux réticences des États de l’Est et du Nord dans la mise en place d’un salaire minimum à l’échelle de l’Europe[9]. Pour se convaincre du caractère chimérique d’une harmonisation salariale par le haut à échelle européenne, s’il le fallait encore, il suffit de lire la déclaration de Pierre Gattaz, ancien président du Medef et actuel président de l’organisation patronale BusinessEurope : « BusinessEurope soutient l’objectif d’une économie sociale de marché qui fonctionne pour les gens […]. La fixation du salaire minimum est une compétence nationale […]. BusinessEurope est fortement opposée à la législation européenne sur les salaires minimums [..] C’est important de rappeler que les salaires ne sont pas le bon outil pour la redistribution des richesses. »[10]

L’ouverture des négociations en vue de l’adhésion des deux premiers pays des Balkans occidentaux en pleine crise du Covid-19 montre, une fois de plus, la déconnexion technocratique des élites bruxelloises. Si d’aventure ces négociations arrivaient à leur terme, le marché unique recevrait une nouvelle garnison de travailleurs à bas prix.

L’Union européenne tousse et ne tardera pas à avoir besoin d’un lit de réanimation équipé d’un des respirateurs artificiels, qui font tant défaut à la France ou à l’Italie, mais son cerveau est d’ores et déjà en encéphalogramme plat…

Notes :

[1] https://www.telegraph.co.uk/business/2020/03/25/economic-shock-coronavirus-forces-europe-face-hamilton-moment/

[2] Observatoire Français des Conjonctures Economiques

[3] https://www.europe1.fr/sport/Serbie-Albanie-un-drone-un-drapeau-puis-le-chaos-861372

[4] https://www.francetvinfo.fr/sports/foot/coupe-du-monde/coupe-du-monde-2018-pourquoi-deux-aigles-mimes-par-des-suisses-ont-relance-les-tensions-sur-le-kosovo_2817351.html

[5] Une vison large sur les tensions qui existent dans cette région d’Europe https://www.monde-diplomatique.fr/2019/08/DERENS/60133

[6] https://euobserver.com/opinion/146614

[7]  Pour aller plus loin sur l’élargissement vers les Balkans : https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2015-1-page-173.htm#no18

[8] Eurostat 2019 via https://www.insee.fr/fr/statistiques/2402214

[9] https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/salaire-minimum-europeen-le-chantier-perilleux-de-von-der-leyen-837777.html

[10] https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/salaire-minimum-europeen-le-chantier-perilleux-de-von-der-leyen-837777.html

Coronavirus : Une « guerre » ne se mène pas seul

Infanterie Française, 1914 © Wiki Commons, Bibliothèque nationale de France

La situation dans laquelle la pandémie du Covid-19 nous a plongés depuis quinze jours est, selon le président de la République, une situation de « guerre ». L’emploi du registre martial pour qualifier la situation est lourd de conséquences. Emmanuel Macron ne semble pourtant pas en avoir pris la mesure : la guerre est traditionnellement organisée et menée par l’État, pas par les hommes. Or, pour le gouvernement, la lutte contre l’épidémie du coronavirus semble reposer principalement sur les responsabilités individuelles.


La soudaineté avec laquelle nous sommes passés d’un temps de paix à un temps de « guerre » nous désempare, alors même que notre voisin transalpin fournissait déjà un tableau d’anticipation assez fidèle. De fait, en plus d’avoir installé des mesures radicales d’isolement, bouleversé nos habitudes physiques, économiques et sociales, cette soudaineté s’est accompagnée d’une peur : la peur que la situation ne soit amenée à se dégrader, et la nécessité de s’y habituer. Et s’y habituer seul, avec pour seule catharsis collective le court mais nécessaire rituel d’ovation à nos soignants depuis nos fenêtres le soir.

C’est sans doute là le plus déconcertant : une « guerre » ne se mène pas seul. Nombreux sont ceux qui critiquent l’emploi même du registre martial pour qualifier la situation, notamment la médecin urgentiste Sophie Mainguy, qui pointe l’absence d’ennemi ou d’armes et la nécessité seule d’une intelligence du vivant pour enrayer la vague.

Alors, pourquoi le terme de « guerre » ?

Certes, il y a des éléments d’une guerre dans le Covid-19, dans l’ébranlement de nos structures publiques et les ruptures systémiques d’approvisionnement notamment. Il y a la mobilisation de l’armée pour sécuriser le confinement. Il y a aussi la mise en concurrence des individus pour les ressources vitales, ainsi que l’usure psychologique de chacun. Mais il manque dans cette nouvelle guerre un aspect fondamental : l’action militaire de la puissance publique. Une action planifiée, industrielle, coercitive, ordonnée… bref, totale. Le rôle de l’État belligérant dans les précédentes guerres mondiales a en ce sens consisté à mobiliser les citoyens, l’industrie, les entreprises, la finance, les institutions, pour mener la lutte. Une autorité étatique administrée à tous les corps sociaux et économiques d’un territoire donné. À l’échelle locale, les villes sous contrôle ennemi ou zone militaire organisent le ravitaillement de leurs populations sous le contrôle des administrations centrales. En temps de guerre, l’État répartit la main d’œuvre, réquisitionne les entreprises, organise l’immigration. D’ailleurs, l’« effort de guerre » déployé pendant la Première Guerre mondiale est précisément à l’origine de l’interventionnisme croissant des États dans les structures économiques et sociales des nations au XXe siècle, à travers le New Deal de Roosevelt, le Gosplan soviétique, le Plan Monnet, le Welfare State britannique, etc.

Ici, rien de semblable. L’État fait reposer la victoire contre l’épidémie sur les individus, en espérant que la somme des responsabilités individuelles constituera miraculeusement une réponse collective à la hauteur. Et ce, quand il n’est pas occupé à détricoter soigneusement le droit du travail ou encourager à la continuité des activités non essentielles, comme le BTP. Ce alors même qu’il s’évertue à installer l’inégalité, la confusion et l’illisibilité, dans les mesures publiques. En ce sens, l’exemple le plus frappant reste sans doute dans l’éducation nationale : le 12 mars, Emmanuel Macron annonce la fermeture des crèches, écoles et universités, désavouant son ministre Jean-Michel Blanquer qui déclarait l’inverse le matin même. Consigne, comme beaucoup d’autres depuis, qui s’appliquera de manière inégale dans chaque département.

« Les petits gestes »

On retrouve-là un trait caractéristique de la Macronie, qui déjà délaissait une action ambitieuse de l’État contre le réchauffement climatique en y préférant « les petits gestes » quotidiens de chacun. Édouard Philippe raisonne de la même manière, lundi 23 mars, lorsqu’il demande à « chacun [d’être] capable de participer à cet effort de solidarité nationale », et sous-entend qu’on ne peut pas tout demander à l’État. Même logique, lorsqu’Emmanuel Macron regrette, le 16 mars 2020, « le monde [rassemblé] dans les parcs, des marchés bondés, des restaurants, des bars qui n’ont pas respecté la consigne de fermeture. Comme si, au fond, la vie n’avait pas changé » : avant même les mesures et obligations officielles de confinement (17 mars 2020), l’accent est mis avant tout sur la responsabilisation et la moralisation de chacun. Dans le même discours, il martèle six fois le terme « guerre » sans évoquer une seule fois celui de « confinement ». Dans cette répartition se joue distillation de la responsabilité de chaque individu, sans avancer une prise d’action forte de l’État. D’ailleurs, c’est seulement le lendemain qu’est donnée clairement la ligne du Gouvernement, principalement axée sur les mesures de confinement.

Ainsi, en ne comptant que sur les mesures de confinement et de mobilisation des soignants, le Gouvernement ne compte finalement que sur les individus pour organiser et fournir l’effort de guerre. Et de poursuivre ce registre assumé : au front, les soignants, largement sous-protégés, réorganisent les structures de soin, largement sous-équipées, pour traiter un flux toujours plus important de patients, largement sous-évalué. À l’arrière, ce sont les employés des supermarchés, les caissiers, les livreurs, les « sacrifiables ».

Mais l’effort repose aussi sur les ménages, tantôt parce qu’ils se voient imposer un confinement drastique (malades ou non, en compagnie d’un malade ou non) tantôt parce qu’ils ont pris le relais de l’éducation nationale pour leurs enfants, soutenus par des vacataires à bout de souffle, en même temps de devoir poursuivre leur activité. Bientôt, eux aussi seront mobilisés au front. À travers la « réserve civique » qui déploiera des jeunes, potentiellement porteurs du virus, pour aider les plus vulnérables, potentiellement contaminés. Ou encore en gonflant les rangs de la « grande armée de l’agriculture française »  (pour reprendre les mots de Didier Guillaume ou Sibeth Ndiaye) de femmes et d’hommes n’ayant pas la moindre expérience dans le domaine, non équipés, non testés, risquant une fois de plus de propager le virus dans les territoires.

Tout reposerait donc sur la discipline ou le courage sacrificiel de l’individu, avec tous les dangers que cela comporte : puisque l’effort de guerre repose sur la société, il en épouse les imperfections. Le Covid-19 révèle ainsi au grand jour l’écart immense entre deux catégories sociales : d’une part, soignants, travailleurs urbains et fonctionnaires ou vacataires qui assurent péniblement traitement, continuité des services publics et approvisionnement de nos estomacs, les précaires et classes moyennes, entassés dans des surfaces inadaptées, au risque de renouveler le triptyque moyenâgeux pauvreté-urbanité-insalubrité ; d’autre part, les privilégiés partis se mettre au vert dans leurs résidences secondaires, doublant la pression sociale d’une concurrence sanitaire avec les locaux. Violence inouïe qu’on perçoit à l’île de Ré par exemple, où les classes supérieures des grandes villes, qu’elles soient saines, porteuses ou malades, embouteillent l’accès au seul hôpital de La Rochelle.

Dans cette équation, aucun leadership de l’État. Certes, il soutiendra, il protégera, il « paiera ». Mais une guerre n’est pas comme un marché que l’État doit réguler ou dont il doit corriger les imperfections. Dans une guerre, l’État n’agit pas en bout de chaîne quand le mal est fait. Dans une guerre, l’État ne vient pas compenser les pertes. Il les anticipe, les évite, les combat.

En temps de guerre, un État fournit l’effort de guerre

Cela aurait dû passer par la production industrielle massive, indépendante, nationale ou européenne, des armes : médicaments, gels, masques, respirateurs, blouses, etc.

Cela aurait du passer par une organisation rigoureuse de la prévention et du dépistage, en profitant d’un maillage administratif particulièrement développé : prophylaxie, tests de dépistage, police sanitaire, massification des scanners pulmonaires dans chaque commune, chaque préfecture. C’est seulement à travers un dispositif massif de dépistage du virus que l’on viendra à bout de ce dernier : à la fois parce qu’il offrira une information rigoureuse, exhaustive, anticipatoire, mais aussi parce qu’il permettra de mobiliser intelligemment les forces vives et saines, identifiées, du pays. Il n’y a qu’à regarder l’efficacité avec laquelle la Corée du Sud et Taïwan ont anticipé et répondu à l’épidémie. Or, pour reprendre l’analyse de Jean-François Delfraissy, président du Comité scientifique sur le coronavirus et ancien président du Comité consultatif national d’éthique dans La Croix du 20 mars 2020, « Le confinement n’est pas la bonne stratégie, c’est la moins mauvaise des stratégies qui étaient possibles en France, à la mi-mars 2020 ». Une fois la vague épidémique passée, le confinement ne pourra plus être la mesure privilégiée.

Cela aurait dû passer une économie de guerre : à travers une hiérarchisation des priorités industrielles et économiques en réquisitionnant officiellement les grandes entreprises à la production des éléments strictement vitaux.

Rien de cela n’a été fait : mais si l’État s’est exhibé dans sa grande absence, s’il s’est illustré par son irresponsabilité, s’il a fait peser l’effort de guerre sur ses administrés, ça n’est pas principalement par manque de volonté politique. C’est principalement parce que, structurellement, il n’en a plus la capacité. Et ce parce qu’il a travaillé, pendant des décennies, à sa propre impuissance. C’est parce que, sur fond de doctrine ultra libérale, il a progressivement déserté, partant délaissé, les services essentiels à la santé et la sécurité des individus au profit d’acrobaties budgétaires et de fléchages financiers douteux vers des pans de l’économie totalement inutiles au bien-être ni des hommes ni de la planète sur laquelle ceux-ci étaient censés prospérer.

La catastrophe du Covid-19 n’est pas une incise, c’est une alerte

Il n’y a pas de « leçon à tirer » de cette catastrophe : cette catastrophe est une leçon, violente, sur l’impuissance de l’État. Le Covid-19 a su démarquer en un éclair les anciennes priorités incompressibles de la puissance publique, que cette dernière s’est pourtant évertuée à mépriser et sacrifier pendant des décennies : l’agriculture, les territoires, l’éducation, le social, la santé, la sécurité, l’écologie.

Plus que jamais, l’État doit réinvestir sa pleine fonction. Il doit rebâtir la société sur de nouvelles normes de frugalité, rebâtir son système productif à travers un protectionnisme strict sur des industries stratégiques, parce que vitales. Pour reprendre l’exemple historique, les temps de guerre mondiale avaient amorcé puis accouché en Europe et aux États-Unis d’une planification et d’un interventionnisme socio-économique fort pour organiser la reconstruction, sur le modèle du New Deal américain. L’État doit, de la même manière, rebâtir son intervention. En tant de « guerre », mais surtout une fois qu’elle sera passée.
Coïncidence : l’Europe a adopté, au moment même où l’épidémie du Covid-19 apparaissait à Wuhan, un « Green Deal ». Ce programme européen pourrait justement être l’occasion de refonder l’intérêt des acteurs publics dans l’organisation et la marche de la société, à l’heure où le règlement des périls, qu’ils soient sanitaires, géopolitiques, écologiques, ne saurait reposer sur les « petits gestes du quotidien ».

Car c’est bien à la puissance publique d’organiser l’action de chacun, pas l’inverse. Or, si l’on admet précisément comme « guerre » les situations de pression systémique mettant en danger la survie de l’homme, les guerres du XXIe siècle pourraient bien durer longtemps.

 

 

Justin Trudeau, archétype de la faillite des élites face au coronavirus

Emmanuel Macron et Justin Trudeau © RFI

Depuis l’apparition du Covid-19 en Chine, les dirigeants de la planète et, plus généralement, les élites économiques et politiques semblent pétrifiées. Tétanisées de voir qu’elles sont incapables, dans leur grande majorité, de répondre, non pas tant à l’épidémie qu’à leurs actes passés. Ayant fait une croix sur l’éventualité qu’il existerait une alternative au néolibéralisme, elles gèrent la crise en catastrophe, à l’aide d’une rationalité comptable et court-termiste. Dans sa piètre défense de l’environnement, dans sa volonté de multiplier les accords commerciaux de libre-échange et, pire, dans sa volonté de maintenir les frontières ouvertes coûte que coûte en pleine épidémie du coronavirus, un chef d’État s’est distingué. Il incarne pour tous les autres la déliquescence de l’élite dirigeante. Cet homme, c’est Justin Trudeau, le Premier ministre du Canada.


L’éloquence avec laquelle Justin Trudeau dévaste au moyen de politiques néolibérales le Canada n’a pas d’équivalence. Cependant, à la manière d’Emmanuel Macron en France, il aurait plutôt tendance à achever la sale besogne. La crise du Covid-19 vient de fait éclairer les limites d’une politique menée tambour battant, à l’étranger comme au Canada, depuis la fin des années 1970. En 2013, la revue Diplomatie titrait dans son bimestriel, non sans audace : « Canada, l’autre puissance américaine ? ». Le pays, souvent effacé derrière son voisin du Sud, semblait, à première vue, prendre une nouvelle direction. Il y a sept ans, Justin Trudeau n’était pas encore Premier ministre mais simple député libéral au parlement fédéral. C’est Stephen Harper, Premier ministre conservateur, qui travaillait depuis 2006 à s’affranchir des États-Unis, et surtout, du modèle politique incarné par Barack Obama. Il a façonné une parenthèse conservatrice de dix ans durant laquelle le Canada a semblé rompre non seulement avec les carcans de l’élite politique libérale d’Ottawa mais également avec l’élite économique libérale de Toronto. Ce faisant, il voulait bâtir une nouvelle image du Canada, loin du pays de Bisounours qui lui collait à la peau et comme véritable puissance mondiale. Les alliés diplomatiques du Canada étaient dans l’expectative et le projet de pipeline Keystone XL finissait de tendre les relations avec Washington.

Peu de temps avant les élections fédérales de 2015, et alors que Justin Trudeau n’était placé que troisième dans les intentions de vote, Radio-Canada, la télévision publique d’État, proposa plusieurs reportages sur l’héritage que pouvait laisser Harper au Canada. Nombre d’observateurs soulignaient que, même en cas de défaite, l’Albertain avait tant changé le pays que ce dernier ne pouvait retrouver son idéal libéral-progressiste d’antan.

« Les élites économiques et politiques se sont globalement réjouies de la victoire de Trudeau »

Lourde erreur ? Sitôt élu, avec une majorité absolue, Justin Trudeau a proclamé au monde entier « Le Canada est de retour ». La Trudeaumania naissait. Toutefois, oui, il y a eu une lourde erreur d’analyse de la situation. L’erreur n’est pas tant d’avoir cru à une rupture politique proposée par Stephen Harper que d’avoir pensé que la politique économique et sociale des conservateurs différait de celles des libéraux. Au mieux, il serait aisé de parler d’ajustement. Au pire, de continuité. L’élite économique et surtout l’élite politique se sont globalement réjouies de la victoire de Trudeau. Les politiques néolibérales ont pu de nouveau s’élancer sans crainte de contestation particulière, le sociétal se chargeant de polir la façade.

Justin Trudeau est le résultat d’un héritage politique ancien

Élu à la majorité absolue, Justin Trudeau, quoique épigone, a pu sans difficulté reprendre à son compte les politiques menées par son père Pierre Eliott dans les années 1970 mais surtout par Jean Chrétien et son ministre des Finances Paul Martin. Tous issus du Parti libéral du Canada (PLC), ce dernier, depuis les premières élections dans la confédération au XIXe siècle, a pratiquement envoyé sans discontinuité ses dirigeants à la tête du pays. Les hiérarques du PLC sont au demeurant, pour leur majorité, des descendants de l’élite coloniale britannique. C’est donc une élite essentiellement anglo-canadienne, y compris au Québec, qui dirige le pays. Ainsi, si Stephen Harper a affiché une connotation conservatrice à sa politique, il est resté fidèle à une tradition d’ouverture au libre-échange, ancrée et admise au Canada, qu’il a exploitée au péril de l’environnement par une exploitation massive des sables bitumineux en Alberta et en Saskatchewan. D’ailleurs, et cela sera précisé après, Justin Trudeau a, sur ce sujet, mené une politique comparable.

Convaincue de fait par le libre-échange, l’élite canadienne a naturellement épousé les thèses néolibérales développées par ses plus proches partenaires, à savoir Londres et Washington et ce dès le milieu des années 1980. Les privatisations, telles que Petro Canada ou le Canadien National, se sont enchaînées. Bien avant le TAFTA et le CETA, l’Alena, l’accord de libre-échange entre le Canada, les États-Unis et le Mexique, fut signé en 1994. Le Premier ministre du Canada d’alors, Brian Mulroney, soutint ardemment l’accord, qu’il voyait comme un moyen pour le Canada de stimuler l’industrie automobile et agroalimentaire. À l’époque, avant de développer les exportations, c’était aussi avant tout un moyen de se servir du retard économique et agricole du Mexique pour libéraliser son économie, tout en évitant d’ajuster les standards sociaux américains et canadiens à celui de Mexico…

« Justin Trudeau a réalisé le tiercé : soutien aux exploitations pétrolières, signature de l’accord de libre-échange aceum et gestion à vue du Covid-19 »

En est-il de même pour Justin Trudeau ? Il a certes déclaré, à l’orée de l’an 2020 : « Nous devons de nouveau défendre les valeurs de respect, d’ouverture et de compassion qui nous définissent en tant que Canadiens. […] En unissant nos forces, nous bâtirons un avenir meilleur pour tout le monde ». L’ouverture aux communautés ethniques et religieuses, pour ne pas dire le sans-frontiérisme véhiculé par Trudeau, est non seulement sa marque de fabrique mais elle est caractéristique d’un dirigeant canadien qui encourage, sinon favorise, le multiculturalisme. Les intellectuels canadiens Charles Taylor – dans sa théorie du multiculturalisme de la reconnaissance – et Will Kymlicka, qui promeut la citoyenneté multiculturelle, participent de cette construction politique au Canada, à l’exception manifeste du Québec. C’est un fait, en matière sociétale, Justin Trudeau dispose d’un catalogue aussi large que l’imagination de Donald Trump en matière de tweet. Ce n’est cependant pas suffisant pour combler sa politique générale menée depuis 2015. À défaut d’exhaustivité, trois politiques menées peuvent être passées à la loupe. La préservation de l’environnement couplée à la question du changement climatique, la politique commerciale et la gestion de crise du coronavirus sont suffisantes pour montrer que Justin Trudeau est un parangon d’élite néolibérale déconnectée du monde présent.

La faillite est portée à son paroxysme sur trois enjeux

Justement, sur ces trois aspects, Justin Trudeau a réalisé le tiercé. En quelques semaines seulement, il a réussi à se mettre à dos les communautés autochtones de l’ensemble du Canada avec un nouveau projet de gazoduc. Il a ratifié en février le nouvel Alena, subtilement nommé ACEUM, pour Accord Canada-États-Unis-Mexique. Enfin, il s’est résolu très tardivement à fermer les frontières canadiennes de peur de passer pour un xénophobe et au risque que cela ne déstabilise l’économie.

Dans l’ordre du tiercé, l’environnement est l’autre cheval de bataille de Justin Trudeau. Depuis son élection en 2015, il a promis, non seulement aux Canadiens mais également aux instances internationales, qu’il ferait son maximum pour préserver la faune et la flore, sévèrement attaquées avec l’exploitation des sables bitumineux en Alberta et en Saskatchewan. Il a promis par ailleurs de lutter contre le réchauffement climatique en œuvrant pour la réussite de l’accord de Paris lors de la COP21 en décembre 2015. La dernière crise majeure énergétique au Canada prouve une nouvelle fois que seuls les intérêts économiques des majors pétrolières motivent les décisions de l’administration Trudeau. Cette crise, c’est celle de la construction d’un gazoduc par la compagnie Coastal GasLink, censé relier le terminal méthanier LNG Canada en Colombie-Britannique. D’un coût de 6,6 milliards de dollars canadiens, soit environ 4,6 milliards d’euros, le gazoduc doit transporter 700 000 litres de gaz liquéfié par jour à destination de l’Asie d’ici 2025. Or, le gazoduc est censé traverser le territoire d’une Première Nation, à savoir les Wet’suwet’en. Opposée au projet, la communauté autochtone a reçu un soutien en chaîne de la grande majorité des Premières Nations canadiennes, ainsi que de nombreux activistes écologistes comme Extinction Rebellion à Montréal. La mobilisation a été telle que de nombreuses communautés autochtones ont bloqué les voies de chemin de fer canadiennes en février, obligeant Via Rail, l’équivalent canadien de la SNCF, à suspendre ses activités en Ontario et au Canadien National, qui gère les voies ferrées, à tirer la sonnette d’alarme. La seule réponse qu’a trouvée pendant des semaines Justin Trudeau, avant qu’un début de négociation ne s’établisse début mars, est le droit, puisque la Cour suprême canadienne a autorisé les travaux en dernier ressort. La faible réponse politique, davantage motivée par les ambitions énergétiques et économiques de Justin Trudeau et de son gouvernement, n’est que le dernier exemple de son double discours en matière environnementale. Les précédents sont nombreux, à l’image de l’oléoduc TransMountain, censé traverser l’Alberta jusqu’à la Colombie-Britannique ou le corridor Énergie Est, là encore soutenu par le Premier ministre pour transporter les hydrocarbures albertains jusqu’au Québec.

La deuxième forfaiture de Justin Trudeau commise à l’encontre des Canadiens concerne les accords régionaux de libre-échange. Le CETA, l’accord de libre-échange négocié dans la douleur entre Ottawa et Bruxelles, n’est pas du fait de Justin Trudeau. Il fut négocié en amont par Stephen Harper avant d’être officiellement ratifié par l’Union européenne et le Canada durant le premier mandat de Justin Trudeau. Pour l’élite politique et économique canadienne, les accords régionaux de libre-échange sont un prérequis pour mener une bonne politique commerciale. Le Canada se vante d’ailleurs d’être le champion du multilatéralisme. Aussi, la signature de l’Alena en 1994 a été vue par les décideurs canadiens comme le début de l’eldorado, tant il est vrai que le pays est largement dépendant des États-Unis. Pourtant, est-ce que cela sert réellement les intérêts des Canadiens ? Avec le CETA, il était déjà permis d’en douter. Bien que Chrystia Freeland, l’actuelle Vice-première ministre du Canada et ancienne ministre des Affaires étrangères, ait pleuré lorsque Paul Magnette a bloqué l’accord transatlantique, les agriculteurs canadiens, et tout particulièrement québécois, ont une crainte fondée, celle que l’ensemble de leur filière ne puisse résister à la concurrence des produits laitiers européens.

« Justin Trudeau ne souhaite pas à ce stade confiner entièrement la population de crainte que ça affaiblisse l’économie canadienne »

À ce jour, de nombreux responsables européens clament d’ailleurs que le CETA, partiellement mis en œuvre avant que l’ensemble des parlements européens ne l’ait ratifié, est davantage profitable aux Européens plutôt qu’aux Canadiens. Cela n’a pas empêché Justin Trudeau de pousser pour l’aboutissement de l’accord commercial CPTPP, en lieu et place du TPP que les États-Unis ont quitté. Cet accord commercial, qui touche onze pays dont le Vietnam, l’Australie, le Japon, le Mexique ou encore le Chili, présente des similitudes fortes avec le CETA. Mais le plus inquiétant concerne la renégociation à marche forcée par Donald Trump de l’Alena, après l’avoir dilacéré, qui a abouti dans la douleur à un vaste accord pour l’ACEUM en 2019, ratifié par le parlement canadien le 13 mars 2020. Pour parvenir à un accord avec les États-Unis, le gouvernement canadien a sacrifié deux secteurs québécois stratégiques : le secteur laitier, déjà impacté par le CETA, mais aussi l’aluminium, qui représente une bonne part de l’industrie québécoise avec Rio Tinto comme principal employeur. Au contraire, il a limité les pertes pour l’industrie automobile en Ontario, bien que rares soient les analystes à parier sur des bénéfices pour le Canada.

Enfin, la dernière trahison de Justin Trudeau faite aux Canadiens concerne sa gestion de la crise du coronavirus. Il est ici davantage question de gestion plutôt que de réelle politique mise en œuvre, tant le gouvernement canadien navigue à vue. Dès le 26 janvier, une première personne est détectée positive au Covid-19 en Ontario. Le 9 mars, un premier décès des suites de la maladie est annoncé en Colombie-Britannique. Le pays compte au 30 mars plus de 7400 personnes infectées et 89 décès, dont la majorité se situe au Québec et en Ontario. Au départ, à l’image de ses homologues européens, Justin Trudeau s’est montré peu préoccupé par la propagation du virus. La première détonation est venue de l’infection de sa femme, Sophie Grégoire, par le virus, début mars, qui a obligé le Premier ministre à se confiner. Ensuite, de nombreuses provinces, et tout particulièrement le Québec en la personne de François Legault, le Premier ministre, ont commencé à hausser le ton faute de mesures mises en place au niveau fédéral. La principale pomme de discorde a concerné les contrôles aux aéroports internationaux et la fermeture de la frontière – la plus longue du monde – avec les États-Unis, que Justin Trudeau se refusait à fermer, au risque de voir… le racisme progresser. La principale préoccupation du Premier ministre est donc davantage de savoir si les Canadiens seront plus racistes plutôt que de les savoir en bonne santé ! François-Xavier Roucaut, du Devoir, ne s’est pas privé de souligner « l’insoutenable légèreté de l’être occidental » en pointant tout particulièrement la différence entre la gestion de la crise par les asiatiques et les occidentaux. Finalement, par un accord mutuel, la frontière a été fermée pour trente jours et les voyageurs étrangers sont depuis refusés au Canada. Mais il ne s’agit que de la circulation des personnes et non des marchandises. Chrystia Freeland a d’ailleurs tenu à souligner que « Des deux côtés, nous comprenons l’importance du commerce entre nos deux pays et l’importance est maintenant plus grande aujourd’hui que jamais ». C’est-à-dire que l’ensemble des transports de marchandises, même non essentielles au Canada, vont se poursuivre. De son côté, Justin Trudeau ne souhaite toujours pas confiner la population, soutenu par son ministre des Finances Bill Morneau, rejetant la responsabilité sur les provinces et arguant que cela nuirait trop … à l’économie canadienne.

« Le gouvernement canadien pousse pour une baisse des évaluations environnementales et souhaite injecter 15 milliards de dollars dans les hydrocarbures et les sables bitumineux »

Le coronavirus n’empêche d’ailleurs pas le gouvernement canadien et son ministre de l’Environnement Jonathan Wilkinson de pousser pour de nouveaux projets dans le secteur énergétique. Ainsi, une immense exploitation de sables bitumineux détenue par Suncor est en cours d’évaluation environnementale à proximité de Fort McMurray en Alberta, tout comme une consultation publique pour une mine de charbon également en Alberta. Une autre consultation publique est menée en plein Covid-19 pour réduire les … évaluations environnementales en matière de forage pétrolier et gazier en mer. Cette consultation pourrait concerner une centaine de forages au large de Terre-Neuve alors que de nombreuses espèces comme la baleine noire pourraient être touchées dans leur écosystème. Enfin, 15 milliards de dollars canadiens devraient être injectés en direction des industries gazières et pétrolières de l’Alberta pour les aider à surmonter la crise énergétique déclenchée par l’Arabie saoudite et la Russie.

L’élite néolibérale doit être une parenthèse

Par ces exemples, Justin Trudeau a montré sa parfaite déconnexion avec les réalités quotidiennes du Canada et des Canadiens. La prime à l’ouverture et aux échanges économiques, le laissez-faire en matière environnementale et son désarmement face au Covid-19 rappelle le piège dans lequel les politiques néolibérales, pour l’essentiel, ont plongé nos États. Davantage encore, ces politiques ont donné aux milieux économiques une place prépondérante, milieux qui se révèlent faillibles dès qu’une crise majeure intervient, telle celle que nous connaissons de nos jours. Justin Trudeau incarne ainsi, par ses renoncements et ses obsessions, ce qu’il y a de pire dans la déliquescence des élites.

Il est, pour ainsi dire, responsable de prévarication. Quant aux élites, elle restent accrochées à des totems, ne renonçant pas à vivre tels des sybarites. Le piège dans lequel le monde occidental est enfermé depuis quarante ans n’est pas une fatalité. Il oblige les citoyens à une réflexion de fond sur les actions à mener au sortir de cette crise. Surtout, à mener cette réflexion avec alacrité. William Faulkner ne disait pas mieux en 1958 : « Nous avons échoué à atteindre nos rêves de perfection. Je nous juge donc à l’aune de notre admirable échec à réaliser l’impossible ».

Comment nous avons abandonné les personnels de santé

Grève des personnels de santé à Rennes. © Vincent Dain

Ils étaient nombreux, depuis un an, à manifester leur colère face à un gouvernement accusé de mettre en péril l’hôpital public. Tous les moyens étaient bons pour interpeller l’État : jets de blouses, démissions en cascade, grève de codage. Sur l’ensemble du territoire français, les personnels de santé prenaient possession de leur espace de travail pour y graver leur désarroi :  « On coule » ; « Urgences en grève ». Le sentiment de détresse est profond, favorisé par quinze années de conversion forcée au néolibéralisme. Aujourd’hui, pris dans le tumulte d’une épidémie qui frappe par sa virulence, les soignants font bloc, en mettant de côté animosité et amertume, au nom du fameux sens du sacrifice dont le gouvernement se délecte. Mais le soutien de ce dernier semble arriver bien tard. 


L’épidémie actuelle révèle la condition et l’état des personnels de santé. Cette dynamique n’a pas commencé aujourd’hui : au contraire, le mal-être est profond, installé depuis des années. Les enquêtes se succèdent et dressent une interminable liste de maux qui frappent tout le personnel hospitalier. Elles soulignent la tendance croissante au travail empêché, à l’incivilité des patients, à la surcharge de travail. Un grand nombre de soignants se dit épuisé, assume dormir peu. Si les personnels de santé sont très souvent exposés au burn-out, les cas de suicide sont de plus en plus communs, ce qui illustre un désarroi et une détresse sans commune mesure. Ainsi, un quart des soignants a déjà eu des idées suicidaires au cours de leur carrière, lié à leur activité professionnelle. Le système hospitalier semble peser lourdement sur les soignants : la charge physique, psychologique et émotionnelle du travail y est plus élevée qu’ailleurs. Selon Hervé, infirmier en réanimation exerçant dans le Sud : « On gère des situations qui ne sont pas faciles, on travaille beaucoup avec la mort. Quand on s’occupe de quelqu’un entre 18 et 20 ans et qu’il se retrouve à mourir au bout de 24h parce qu’il a une leucémie foudroyante, cela choque oui. »  Il ne faudrait toutefois pas se méprendre sur les cause de ce mal-être au travail : les causes sont plurielles et en grande partie liées à une certaine logique de management.

Le système hospitalier semble peser lourdement sur les soignants :  la charge physique, psychologique et émotionnelle du travail y est élevée plus qu’ailleurs.

Alors que le mal-être s’ancre dans la durée, l’hôpital public est toujours aussi dépourvu de moyens matériels et humains. Certains établissements sont dans un état de délabrement prononcé. Pour Corentin, infirmier en Charente-Maritime : « Les chambres sont en piteux état et la peinture s’effrite. » Le manque de matériel est aussi souligné : « Le bladder scan est souvent en panne. De sortes que nous sommes obligés de nous le partager, notamment entre certaines unités, mais aussi avec les soins intensifs. » D’éminents professeurs s’inquiètent aussi, comme nous le rappelle Hervé : « L’exemple des boîtes opératoires est hallucinant. Souvent, certaines sont à moitié vide, ce qui pose d’énormes problèmes. À présent, des professeurs qui rapportent plus de 700 000 euros par semaine tout de même, demandent plus de moyens. » Ce que confirme le sociologue Pierre- André Juven, contacté par LVSL qui, reprenant les plaintes des collectifs-urgences et inter-hôpitaux, affirme qu’il existe « un manque de matériel, par exemple des pieds de perfusions et de brancards cassés ». Selon lui, « l’hôpital public accueille de plus en plus de patients et les autres structures de santé – la médecine de ville en l’occurrence – ne sont pas actuellement en capacité de décharger l’hôpital de son activité. » Pour preuve, le nombre de passage aux urgences a explosé de 10 à 21 millions par an en l’espace de vingt ans.

Le soin rongé par le néolibéralisme

Les injonctions liées à la performance sont la cause directe de ce sentiment de détresse, ainsi que du manque de moyens alloués. Dès les années 2000, les élites modernisatrices introduisent au cœur des missions de service public l’impératif de performance financière et de rentabilité. Cette décennie constitue un véritable laboratoire visant à marchandiser le soin et à privatiser les hôpitaux. Selon le méta-langage en vigueur, il convient de réorganiser le système de santé français, mais aussi de le remettre à l’équilibre. De pareilles injonctions sont venues ajouter de la pression à une institution qui, vraisemblablement, n’en avait guère besoin. Les dispositifs se sont alors multipliés, se révélant tous inadaptés. La tarification à l’activité ou T2A ne cesse depuis sa création de conduire les hôpitaux vers la faillite. Pour Pierre-André Juven, avec cet outil d’allocation des ressources, « on fait rentrer les établissements de santé dans une logique de la rentabilité, au sens où on leur dit que vos recettes vont dépendre de votre volume d’activité et de votre capacité à produire de façon rentable le soin ». Hervé, infirmier en réanimation, illustre cette logique par l’exemple suivant : « Aujourd’hui, avec la tarification à l’activité, en réanimation, il est préférable qu’on ait un patient intubé, ventilé, avec des grosses plaies sur lesquelles on fera des pansements, que l’on pourra chiffrer, qu’un patient qui va mieux. Dans le cas où il va mieux, il faut le faire sortir, au risque que son état se dégrade. » Les vertus d’un hôpital-entreprise, vantées par quelques managers, se révèlent absurdes : « À présent, on est obligé de faire un maximum de soins, quitte à tricher. On gère les soins comme une entreprise. Cela ne devrait pas être le cas. Les gens payent pour avoir un tel système de santé. »

Dans le même temps, la rationalisation de l’organisation hospitalière est apparue comme l’objectif principal à atteindre. La non-compensation des départs à la retraite et la multiplication des postes vacants sont devenues la norme. Pourtant, la productivité augmente continuellement, ce qui fait écho à la surcharge de travail dont souffrent les soignants. Pour preuve, Pierre-André Juven remarque qu’entre 2010 et 2017, celle-ci a augmenté de 14 % alors que les effectifs ont crû de seulement 2 %. Les moyens n’augmentent également guère, comme le témoigne la diminution constante du nombre de lits. Selon le Quotidien des médecins : « En 2017, les établissements de santé étaient déjà passés sous la barre symbolique des 400 000 lits d’hospitalisation à temps complet, soit 69 000 lits de moins qu’en 2003 et même 100 000 lits supprimés en une vingtaine d’années ! » Selon l’OCDE, la France disposait en 2018 de seulement 3,1 lits d’hôpitaux en soins intensifs pour mille habitants, soit un peu plus de 200 000 lits pour une population de 67 millions, classant la France au 19e rang sur 35 pays. 

Dès les années 2000, les élites modernisatrices introduisent au coeur des missions de service public l’impératif de performance financière et de rentabilité. 

De façon générale, les budgets dédiés aux hôpitaux publics n’ont eu de cesse de baisser. Comme le rappelle Romaric Godin, l’objectif national de croissance des dépenses d’assurance-maladie (Ondam) est établi sous les 3 % par an, alors qu’entre 2002 et 2009, il était toujours au-dessus de ce niveau. Les années passent, et ces dépenses augmentent, notamment à cause du vieillissement de la population. Pour Romaric Godin pourtant « les moyens disponibles représentent depuis dix ans entre la moitié et les deux tiers des besoins ».

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L’Hôpital de l’Hôtel-Dieu en grève à Paris en France.

Aujourd’hui, les praticiens désertent l’hôpital public, ce que souligne Hervé : « Je touche 1650 euros en tant qu’infirmier. Quand on fait des nuits, on est seulement payé un euro de plus de l’heure. Les praticiens hospitaliers eux, touchent 2200 euros. C’est pour cela que personne ne veut venir. Les infirmiers libéraux, eux gagnent entre 5000 € et 6000 €. Alors, si demain je te propose, soit de gagner cette somme, d’être ton propre patron, de choisir tes horaires, ou soit de travailler dans le secteur public et de toucher 1600 euros, tu choisis quoi ? ». Le salaire est donc la pomme de discorde ultime face à un gouvernement qui fait la sourde oreille à toutes les revendications des soignants. Hervé renchérit : « Un infirmier qui commence est à 1600 euros, une aide-soignante à 1400 euros. Les ASH, elles sont au SMIC, et travaillent dans des conditions déplorables. Là on en a marre ». Candice, aide-soignante à Paris, est l’exemple parfait de ce ras-le-bol, de ce désenchantement pour le public, qui s’en est échappée pour aller vers d’autres horizons. « L’hôpital public, j’ai décidé de le quitter. Il fallait à tout prix faire du chiffre, peu importe le personnel, sucrer des jours de repos pour que le service tourne, certains médecins trouvaient que l’on se plaignaient trop et ne prenaient pas en compte nos détresses. » À la lumière de ces propos, on peut imaginer la sidération des soignants en écoutant le ministre de l’Action et des Comptes publics, Gérald Darmanin, déclarant : « La meilleure prime qu’on peut donner aux soignants, c’est de respecter les gestes sanitaires, de ne pas faire la fête, de ne pas sortir, de ne pas encombrer inutilement la médecine de ville et les urgences ». Ces propos, qui témoignent d’une véritable déconnexion vis-à-vis de la réalité de terrain, sont aussi le signe du mépris de l’exécutif pour les conditions de travail du personnel hospitalier. Dans la même veine, Emmanuel Macron a même reconnu, mercredi 25 mars que : « Nos soignants, qui se battent aujourd’hui pour sauver des vies, se sont battus, souvent, pour sauver l’hôpital ». Ces propos, proprement surréalistes, gagnent en absurdité lorsqu’on les met en regard avec l’inaction criante du gouvernement pour sauver l’hôpital public.

Les inégalités de genre dans un hôpital en crise

Certaines professions de la santé, aides soignantes, agents de services hospitaliers,  majoritairement féminines, se caractérisent par des conditions de travail déplorables. Ces femmes manipulent des charges lourdes et exercent des mouvements souvent douloureux et harassants. Pour Candice, le sentiment d’être inférieure en tant qu’aide-soignante est aussi prégnant. « Nous n’avons pas les même parcours que les autres, autant d’années d’études au compteur, ni les mêmes responsabilités. Cependant on a tous besoin des uns des autres pour qu’un service fonctionne, on joue tous un rôle essentiel dans la bonne prise en charge des patients. Ils font certes parfois plus d’heures mais la pénibilité du métier nous revient quand même à nous, les infirmières et aide-soignantes. Je pense que notre voix à nous importe peu, tandis que celle des médecins seraient sans doute plus prise en compte. »

La question des hiérarchies sociales et genrées mine ainsi le monde de l’hôpital. Si les médecins hospitaliers sont à présent majoritairement des femmes, la domination masculine reste encore la norme. Les auteurs du livre La casse du siècle font ainsi ce constat : « L’hôpital est un lieu où la sociologie des professions répond à un ordre économique et social bien défini. La grande majorité des médecins et des chirurgiens sont des hommes, avec de bons salaires, quand la très grande majorité des infirmières et des aides-soignantes sont des femmes, mal payées. Les tribunes récentes dénonçant le sexisme et le harcèlement sexuel à l’hôpital ne témoignent pas uniquement d’agissements individuels, elles sont la marque d’une domination genrée systémique, en grande partie due au pouvoir étendu des hommes médecins et le plus souvent couverte par les directions redoutant de voir l’image de leur hôpital ternie ». De la faible part de femmes dans les postes PU-PH (professeurs de médecine) à l’impossibilité de remplacer les congés maternité, il reste encore un long chemin à parcourir avant de parvenir à bousculer cet ordre établi.

Les dernières heures de l’hôpital public ?

Tout semble avoir de nouveau vacillé pour les soignants en cette période d’épidémie. Alors que les personnels de santé pilotent une machine à bout de souffle, le coronavirus frappe  de plein fouet certaines régions, dont le Grand-Est mais aussi l’Île-de-France, qui peinent à prendre en charge des patients qui abondent chaque jour. Marc Noizet, médecin dans le Grand-Est, relate ces difficultés au micro de France Culture : « C’est vraiment une déferlante continue. À chaque instant, il faut essayer de réinventer comment on va trouver des lits, comment il faut réorganiser nos unités, comment est-ce qu’on peut trouver du personnel, comment on peut trouver du matériel ». À Paris, les établissements de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) subissent eux aussi brutalement l’épidémie. Pour faire face à cette dernière, il a été décidé de déprogrammer les activités de chirurgie, d’amarrer de nouveaux lits de réanimation, de former de nouveaux infirmiers. Seuls des moyens humains et matériels conséquents pourront permettre aux personnels de santé de sortir de cette crise. Hervé et ses pairs le savent plus que jamais, et dans le Sud, on se tient prêt : « Mon service de réanimation est la première ligne du département. Le moindre patient qui est réanimatoire dans le département doit être hospitalisé dans notre service. À présent, c’est plus compliqué, il n’y a bientôt plus de places. Les patients vont devoir aller dans des autres services de réanimation, situés dans des hôpitaux périphériques. Une fois toutes ces options épuisées, on devra ouvrir les blocs opératoires mais aussi les monter en chambre de réanimation. C’est déjà ce qui se passe dans le Grand-Est ».

Pour les hôpitaux saturés du Grand-Est, des “hôpitaux de campagne” installés par l’armée sur le parking des CHU © Capture d’écran : France 24

Ces mêmes moyens divergent d’établissements en établissements, de régions en régions. Hervé souligne ainsi les efforts, tardifs tout de même, de la direction pour donner aux personnels les moyens de faire leur travail. « Dans l’hôpital où j’exerce, on a assez de matériels pour pouvoir prévoir la crise. Au contraire, on est même soulagé, la direction et l’hôpital mettent les moyens qu’il faut quand il s’agit de nous aider à gérer la crise ». Toutefois, selon lui : « Tout ça, on aurait pu le prévoir avant. Normalement, tous les moyens que l’on demande maintenant, ça aurait du être prévu depuis longtemps, en amont. »  S’il exerce dans un CHU, ils n’oublie pas pour autant ses collègues des plus petits hôpitaux. « Pour les hôpitaux périphériques du groupement hospitalier de territoire, c’est différent. Ils n’ont ni assez de masques, ni assez de gants. C’est très compliqué ». Pour Didier, brancardier exerçant dans un hôpital public de proximité dans le Var, les moyens manquent encore cruellement : « On nous demande de faire plus, mais avec aussi peu de moyens qu’auparavant. Les cadres nous demandent de revenir sur nos congés, de remplacer les arrêts maladie. C’était déjà le cas, mais encore plus en ce moment. Nous manquons de masques, de protections, de blouses. Nous travaillons avec le strict minimum et les protocoles de soins mis en place sont faits avec ce strict minimum ».

L’épisode des masques est révélateur d’un État qui n’agit plus qu’à travers un prisme : celui de la réduction de la dépense publique, au mépris de la santé publique. Alors que le 25 février, le ministre de la Santé, Olivier Véran, assurait que le gouvernement préparait l’arrivée du virus et même, qu’il anticipait les choses, peu de temps après, le 3 mars, sur France 2, l’ancienne ministre de la Santé, Agnès Buzyn, déclarait à son tour travailler à avoir des « stocks de masques à faire des commandes », mais aussi à « vérifier que les services de réanimation avaient le nombre de machines suffisants ». Aujourd’hui pourtant, dans certaines régions et pour certaines professions, la pénurie de masques est criante. Pire, on constate désormais la contamination de milliers de soignants. Maxime, urgentiste, rappelle quant à lui que certaines professions, souvent oubliées, sont plus touchées que d’autres. Les ambulanciers, notamment, tous comme les médecins libéraux, en particulier SOS Médecins, pâtissent du manque de réactivité des pouvoirs publics. 

L’épisode des masques est révélateur d’un État qui n’agit plus qu’à travers un prisme : celui de la réduction de la dépense publique, au mépris de la santé publique.

Finalement, l’État s’est peu à peu désengagé, se retrouvant dans une position peu confortable à l’égard de ses citoyens. D’où les dérobades et autres déclarations hasardeuses et maladroites. Le gouvernement, à rebours des recommandations de certains rapports gouvernementaux ou de l’OMS, affirme que le masque ne sert à rien pour la majorité de la population. Ce que résume ainsi Arnaud Mercier : « Les autorités placent aussi de nombreux travailleurs et leurs employeurs face à une injonction contradictoire : « nous vous demandons d’aller travailler » mais « nous ne pouvons pas vous fournir les moyens garantissant votre protection minimale ». Aujourd’hui, l’État, supposé protéger, poussé dans son obsession de la dépense publique, affirme ne plus vouloir stocker, pour ne pas dépenser plus. Le principe comptable a suppléé à celui de la précaution, conclut le professeur à l’Université Panthéon-Assas. 

Pendant ce temps, la virulence de l’épidémie marque les corps et les esprits. Les soignants sont exténués et certains doivent effectuer des réanimations longues et lourdes. Pour nombre d’entre eux, des décisions éthiques devront être prises bientôt, lorsqu’il faudra choisir entre certains patients. La sidération aussi domine, au regard de l’impuissance qu’ils expriment devant des patients, parfois jeunes, dont l’état de santé se détériore à une vitesse extrême. Beaucoup affirment n’avoir jamais vu ça, même parmi les plus expérimentés. Si parfois, ils avaient l’impression d’être dépassés, cette fois-ci, ce sentiment domine pour de bon. Le virus agira comme un souvenir indélébile et marquera pour longtemps la communauté des soignants. 

Heureusement, au cœur de cette situation désespérée, les personnels de santé font bloc. « Pour le moment, tout le monde se soutient. Quand certains craquent, on essaie de prendre le relais. Les coups durs, c’est lorsque le personnel est touché, comme aujourd’hui ou deux soignants ont été testés positifs », affirme Didier. Vanessa, elle aussi, loue cet esprit de solidarité : « Des retraités appellent pour revenir à l’hôpital, des praticiens du privé aussi. On fait front commun. » Lorsque le spectre de la mort n’est jamais loin, la solidarité reste un rempart salutaire. « La solidarité que l’on constate au sein de nos équipes, au sein de notre établissement, et avec toute la périphérie, la médecine de ville, y compris l’hospitalisation privée, est exceptionnelle : il y a des solidarités qui se sont créées qui n’ont jamais existé jusqu’ici, et qui permettent de tenir » estime Marc Noizet. 

Le virus agira comme un souvenir indélébile et marquera pour longtemps la communauté des soignants. 

Derrière la tragédie en cours, revient sans cesse en toile de fond une question : comment avons-nous pu abandonner les personnels de santé ? Jadis, les professions de la santé étaient respectées en raison des missions qui leur étaient confiées : l’accueil du citoyen, le soulagement du patient, le combat contre la maladie et la mort. L’hôpital apparaissait en quelque sorte comme la plus noble incarnation de la République, accueillant tous les citoyens, sans aucune différence, pour leur prodiguer le meilleur soin possible. La rentabilité était un mot inconnu, le profit un blasphème inconcevable.  

Denis, brancardier, s’indigne : « Comment peut-on dire que nous avons le meilleur système de santé du monde ? C’est dramatique de se rendre compte que nous sommes si démunis ». Hervé lui s’agace non pas de la gestion dévastatrice des gouvernements précédents, mais de l’attitude apathique d’une population anesthésiée par le langage adoucisseur des élites administratives et managériales : « On est reconnu en ce moment, mais demain, les héros que nous sommes seront dans la rue, et peut être même, à la rue  ».

Pour aller plus loin, lectures conseillées :

Fanny Vincent, Pierre-André Juven, Frédéric Pierru, La casse du siècle. A propos des réformes de l’hôpital public, Raisons d’agir, 2019.

Stéphane Velut, Hôpital, une nouvelle industrie, Gallimard, 2020.

Covid-19 : les impasses d’une solution individualiste

Étagères vides d’un supermarché à la suite de la panique provoquée par la pandémie de Covid-19. @borisdunand

La mondialisation nous a tous rendus interdépendants et la pandémie de coronavirus n’épargne personne. Pour y répondre, nous devons être solidaires et bâtir une société où la santé de tous prime sur les profits de quelques-uns. Texte originel de Jedediah Britton-Purdy, pour notre partenaire américain Jacobin, traduit et édité par Rémy Choury et William Bouchardon.


Une pandémie donne tout son sens au slogan de la solidarité : un pour tous, tous pour un. C’est pour cette raison qu’un tel événement réveille aussi le désir effréné de se retirer de l’interconnexion sociale et de faire cavalier seul.

Le Covid-19 met en lumière la logique d’un monde combinant une profonde interdépendance et un système politique et moral qui abandonne les personnes à leur propre sort. Nos relations constantes – au travail, dans les transports, à l’école, au supermarché, via les systèmes de livraison à domicile – nous rendent contagieux, et vulnérables. Comme la doxa dominante invite à l’isolement et nous prie de prendre soin de nous et de nos proches, nous tendons à devenir un à un des survivalistes : nous stockons juste assez de conserves et de surgelés, assez de médicaments et de désinfectant pour couper tout lien social et survivre seul.

Cette ruée vers les supermarchés révèle un système de classe dans lequel la capacité d’isolement est une marque de statut social. Si vous avez assez de patrimoine ou que votre employeur vous paie un salaire décent, si vous avez assez de place chez vous, vous devriez alors être en mesure d’accomplir ce défi assez absurde de vous isoler quelques mois en vous appuyant sur le réseau mondial de produits proposés par Carrefour ou Auchan. Mais pour les 50% du pays qui ne peuvent épargner plus de cinquante euros par mois, qui galèrent à chaque fin de mois, qui vivent dans des petits logements sans espace de stockage et qui tentent tous les jours de traverser la rue sans pour autant trouver d’emploi, c’est tout bonnement impossible. Ces gens se retrouveront dehors quotidiennement, dans le métro, à la station essence, à choisir entre la prudence épidémiologique et la survie économique, parce qu’il n’ont pas le choix.

Tant que cela est vrai – tant que nombre d’entre nous sont poussés hors de chez eux, pour tenter de joindre les deux bouts – il y a toutes les raisons de penser que seule une infime minorité sera en sécurité. Même si on connaît encore peu le virus, on sait que le nombre de porteurs de la maladie va continuer d’augmenter. Tant que notre isolement moral et politique nous ramène vers le marché, notre interdépendance matérielle nous rend tous vulnérables.

« Lavez-vous les mains » est un bon conseil mais aussi un sérieux rappel que nous n’avons pas affaire à un problème qui sera résolu par la responsabilité individuelle. L’épidémiologie est un problème politique. Il n’est pas compliqué d’imaginer les décisions qui mettraient fin à notre cruelle situation : l’arrêt du travail, un soutien massif des revenus (des allocations chômages, voire une forme de revenu de base universel) et un moratoire sur les saisies hypothécaires et les expulsions. Quiconque est atteint du coronavirus et des symptômes liés devrait avoir droit à un traitement gratuit et complet, sans conditions (sur le statut migratoire, par exemple), afin que personne ne se passe d’un traitement par peur ou par pauvreté. Ce n’est que du bon sens. C’est par ces mesures que l’on permet aux gens de prendre en considération et de prendre soin des besoins et vulnérabilités des autres : lorsqu’ils voient le problème d’autrui comme le leur.

Le survivalisme apparaît tellement désespéré et réservé à une élite qu’une pandémie révèle la nécessité de l’État si nous voulons survivre. Aux États-Unis, les déclarations absurdes de Trump – « Tout va bien ! C’est un truc étranger ! Nous prenons des décisions fortes ! » – montrent à nouveau qu’il n’a aucune idée de comment utiliser l’État, excepté pour se donner en spectacle ou s’enrichir personnellement. La classe d’oligarques décadents d’un capitalisme mourant auquel appartient Trump est démunie de tout instinct permettant de surmonter cette crise. Des esprits plus vifs, aux États-Unis comme en France, sauront cependant avancer bien des idées, dont beaucoup ne feraient qu’aggraver le malheur des gens.

Cette crise – ainsi que les suivantes, encore plus violentes – peut se dérouler de trois façons. Le premier scénario est celui que suit actuellement les États-Unis, avec un système de santé privé, et une faible part de santé publique en matière de tests et de consignes à respecter. Les riches se retirent, la classe moyenne s’isole tant bien que mal mais reste vulnérable, tandis que les classes populaires tombent malades et meurent. En France, malgré notre système de santé historique nous sauvant du scénario catastrophe des États-Unis et garantissant les soins aux plus précaires, la destruction du service public par l’austérité nous fragilise dans notre réponse, et les riches ont déjà commencé à se retirer du système public.  

Mettre en place un système énergétique, des infrastructures écologiques et une économie centrée sur la santé et la redistribution plutôt que sur une course infinie au profit suppose une coopération entre tous les Etats

Vu combien la société américaine est cruelle, cela a toutes les chances d’engendrer une réaction politique violente, d’où une seconde possibilité : une réponse nationaliste à la catastrophe. Parce qu’il souligne notre vulnérabilité et notre interdépendance, le coronavirus s’apparente à une version accélérée de la crise climatique, offrant ainsi un avantage à ceux qui peuvent nous protéger, enfin au moins quelques-uns d’entre nous. Cette épidémie de « virus étranger », comme l’appelle Trump, a toutes les chances de rendre ce nationalisme très concret via des mesures pour protéger « notre » peuple en excluant, en déplaçant, ou en se débarrassant du reste. Dans un monde inquiétant et instable où la plupart des pouvoirs se concentrent au niveau national, nos réflexes politiques de base nous invitent en effet constamment à l’ethno-nationalisme.

Le troisième scénario est solidaire : « un pour tous, tous pour un » serait alors bien plus qu’un slogan. Même les réponses nationales à des crises écologiques et épidémiologiques ne constituent que des mesures d’atténuation et d’endiguement. Mettre en place un système énergétique, des infrastructures écologiques et une économie centrée sur la santé et la redistribution plutôt que sur une course infinie au profit suppose une coopération entre tous les États. Nous avons besoin d’armées d’infirmières et d’ouvriers de l’infrastructure verte plus que nous n’avons besoin de nos armées actuelles. La leçon de la crise climatique – que nous pouvons nous permettre une abondance publique mais que la tentative d’une abondance privée universelle nous tuera – fonctionne également pour les pandémies : nous pouvons nous permettre un système de santé entièrement public, mais si nous sommes incités à rester en bonne santé seuls, nombre d’entre nous vont mourir.

Est-ce impossible, est-ce trop demander ? Rappelons-nous que notre société, où nous sommes seuls plongés dans l’immensité du monde, où règne une philosophie individualiste et une interdépendance matérielle, n’a rien dinné. Les autoroutes, les crédits financiers, le commerce mondial… Tout notre système repose sur une vaste et complexe infrastructure dans laquelle nous avons tous besoin des services d’un autre, le tout organisé autour d’un objectif ultime : le profit. Voir ce système paniquer dans les marchés financiers mondiaux à la seule idée que les gens restent chez eux plusieurs mois plutôt que de réaliser frénétiquement des échanges monétaires montre combien celui-ci est finement calibré pour générer du profit et complètement incapable de s’adapter aux changements des besoins humains.   

Les mains et les esprits qui ont construit cet ordre peuvent en créer un, résilient, qui priorise la santé à tous les niveaux : celle des individus, des communautés, des territoires, et de la planète. Mais pour cela, il nous faut mener un combat politique sur la valeur de la vie elle-même : sommes-nous ici pour faire des profits ou pour vivre en nous entraidant ?

COVID-19 : les États-Unis face au désastre qui vient

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© Marc Nozell / Wikimedia Commons

Deux millions de morts et un taux de chômage à 30%, ce sont les dernières prévisions en cas d’inaction face à l’épidémie de coronavirus. Avec un président longtemps dans le déni, un exécutif désorganisé, un système de santé à deux vitesses, une protection sociale quasi inexistante et des inégalités records, les États-Unis semblent particulièrement vulnérables.  C’est sans compter sur leur souveraineté politique et monétaire qui leur confère des marges de manœuvre considérables. Reste à savoir comment se manifestera la réponse politique. Capitalisme du désastre tel que l’a théorisé Naomi Klein dans La stratégie du choc, ou sursaut « socialiste » comme le préconise Bernie Sanders et les forces « progressistes » ? Reportage depuis Houston.


 «Le vieil oncle Sam se réveil enfin ». Dans les boucles de messagerie électronique Wechat de la communauté chinoise de Houston, on s’amuse de la réponse tardive et précipitée des Américains face à la pandémie. Depuis deux mois, les membres de ces groupes de discussions stockent masques, solutions hydroalcooliques, papier toilette et autres vivres. Désormais certains se ruent sur les armes à feu et les munitions. Depuis la première allocution de Donald Trump le 12 mars, les supermarchés sont en rupture de stock et les armureries prises d’assaut. 

Le vendredi 13 mars, la plupart des grandes entreprises demandent à leurs employés d’adopter le télétravail. Les écoles ferment, les événements sportifs sont annulés, et le fameux rodéo qui accueille plus de deux millions et demi de visiteurs sur six semaines se termine prématurément. Houston n’a diagnostiqué que 30 cas de Covid-19 lorsque le maire décrète la fermeture des bars et restaurants.

À travers le pays, de nombreux États, entreprises, villes et associations ont pris les devants du gouvernement fédéral pour mettre en place des mesures drastiques. Malgré des conséquences financières significatives, la NBA (National Basketball Association) a suspendu sa saison au premier test positif d’un joueur, le pivot français des Utah Jazz, Rudy Gobert. À Austin, le festival culturel « South By Southwest », qui accueille près d’un demi-million de visiteurs chaque année, a été annulé le 6 mars. Dans d’autres États, le confinement est désormais imposés aux populations. Ces initiatives locales contrastent avec les tâtonnements de Donald Trump et le manque de préparation spectaculaire des services de santé. 

Les États-Unis, une nation particulièrement exposée

Deux millions de morts d’ici la fin de l’année et deux millions de chômeurs supplémentaires en une semaine. Ces deux chiffres, le premier issu d’une étude épidémiologique de l’Imperial College de Londres, le second des projections économiques de Goldman Sachs, indiquent l’ampleur de la catastrophe sanitaire et sociale qui s’annonce. 

Pour commencer, l’absence de congés maladie et de congés payés dans la législation (bien que certaines entreprises en offrent à leurs employés volontairement) force de nombreux Américains à se rendre au travail en étant malades. D’autant plus que les minimas sociaux et l’assurance chômage anémique rendent la perspective de perte d’emploi terrifiante, et ce particulièrement en situation de pandémie, puisque la plupart des actifs reçoivent leur assurance maladie via leurs employeurs. Sachant que près de la moitié des Américains n’ont pas les ressources financières pour faire face à un imprévu de plus de quatre cent dollars, le chômage partielle n’est pas une option.[1] 

Parmi les travailleurs les plus exposés, on compte les employés de la restauration, de l’hôtellerie et du tourisme ainsi que les chauffeurs de taxi, et plus généralement toutes les  professions dont le salaire dépend majoritairement des pourboires. 

Fermer les écoles présente un autre dilemme, car jusqu’à vingt-deux millions d’enfants dépendent des cantines scolaires pour se nourrir, en particulier à New York. 

À cette situation sociale fragile s’ajoute un système de santé à deux vitesses. 87 millions d’Américains ne sont pas ou mal assurés, ce qui empêche un quart de la population de se rendre chez le médecin pour se faire dépister. Quant aux Américains disposant d’une couverture maladie décente, le système de franchise médicale les dissuade de consulter un médecin en cas de symptômes légers (les premiers mille à deux mille dollars de frais médicaux annuels étant à la charge du patient). [2]

Les pires conditions sont ainsi réunies pour une propagation éclair de la maladie. Or, le système de soin est particulièrement mal préparé. Les hôpitaux manquent de tout : masques et tenues protectrices, gel hydroalcoolique, machines respiratoires, lits et personnels. Certains établissements demandent déjà un plan de sauvetage financier, à l’instar des banques en 2008, pour continuer de fonctionner. De plus, le système étant majoritairement privé et fondé sur une logique de concurrence, tout effort de coordination est difficile à mettre en place. Par exemple, il est très difficile de transférer des masques et du personnel soignant d’un hôpital à un autre. 

Cette logique du profit pousse certains établissements à refuser de décaler la date des chirurgies « non-urgente » pour libérer des capacités d’accueil en vue de traiter les victimes du coronavirus. D’autres interdiraient à leurs infirmières de porter le masque dans les couloirs, pour éviter la mauvaise publicité. The Intercept rapportait ainsi qu’un hôpital avait décidé de ne pas isoler un patient atteint du virus, et de ne pas mettre de signe clair indiquant au personnel soignant qu’il était contagieux, « pour éviter d’affoler les clients ». Résultats : plusieurs aides-soignants sont venus s’occuper de ce patient sans porter la moindre protection. 

Si le changement de rhétorique effectué par Donald Trump semble indiquer qu’il prend désormais la crise au sérieux, les décisions fortes sur le front sanitaire se font toujours attendre. 

Trump : du déni au « chef de guerre »

Le 28 février, Donald Trump qualifie le coronavirus  de complot démocrate destiné à réduire ses chances de réélections. Cette sortie s’ajoute à une longue série de déclarations publiques destinées à minimiser la situation, ignorant au passage les rapports des agences du renseignement qui alertaient dès la fin janvier sur le risque de pandémie. Or, le déni initial du président a été amplifié et repris en boucle par les médias conservateurs du pays.

Fox News, première chaîne d’information continue, se déchire entre ses deux réflexes habituels : affoler ses téléspectateurs et défendre le président. Pendant un long mois, ses principaux présentateurs choisissent la seconde option. La journaliste Trish Regan qualifie la pandémie de « dernière trouvaille des démocrates pour nuire à Donald Trump, après l’échec du RussiaGate et de la procédure de destitution ». La vedette de la chaîne, Sean Hannity, parle de « simple grippe » et de « complot de l’État profond contre Trump ». Certains intervenants encouragent les téléspectateurs à prendre l’avion pour profiter des prix bas, et à se rendre dans les restaurants où le service sera « plus rapide que d’habitude ». Un propos repris par David Nunes, un des leaders du parti républicain au Congrès. [3]

Le conservateur Rush Limbaugh, présentateur radio le plus influant du pays, explique pendant des semaines à ses 16 millions d’auditeurs que le virus est « une simple grippe » fabriquée par les Chinois pour affaiblir l’économie américaine. Ces lignes éditoriales sont d’autant plus cyniques que l’âge moyen de leur audience est supérieur à soixante ans. En effet, selon divers sondages, les électeurs républicains sont deux fois moins susceptibles de prendre le coronavirus au sérieux que les électeurs démocrates.

Donald Trump a une part de responsabilité dans ce désastre. En conférence de presse le 13 mars, il continue de traiter la crise comme un problème de perception plutôt qu’une crise sanitaire, se permettant de serrer de nombreuses mains devant les caméras avant de reconnaître qu’il avait été en contact avec une personne testée positivement au coronavirus quelques jours plus tôt. Il a longtemps refusé de décréter la “situation d’urgence” par crainte d’affoler les marchés, et ira jusqu’à reconnaître publiquement qu’il s’oppose à la multiplication des tests afin de minimiser artificiellement le nombre des cas enregistrés et d’éviter la panique. Cette stratégie calamiteuse fait suite à une série de décisions problématiques. [4]

En arrivant à la Maison-Blanche, Trump a distribué les postes clés de son administration à une majorité de lobbyistes ou personnes inexpérimentées afin de “déconstruire l’État”, comme l’a publiquement revendiqué Steve Bannon, son conseiller stratégique de l’époque. [5] Suivant cette logique, Trump a réduit les budgets de la CDC (Center for Disease Control) et limogé la majorité de ses cadres dirigeant, avant de supprimer la cellule mise en place par Barack Obama pour gérer le risque pandémique. En 2019,  la Maison-Blanche enterre un rapport officiel pointant le manque de préparation du pays.  Pour prendre la mesure de cette désorganisation, il suffit de comparer la réponse de l’administration Obama face à l’Ebola, où les Américains avaient dépêché dix mille professionnels en Afrique pour lutter contre le virus et anticiper les risques de contagion, avec la réponse de Trump face au Coronavirus. Aucun personnel américain n’a été envoyé en Chine depuis le début de la crise. [6]

Les conditions étaient réunies pour une réponse calamiteuse. Parmi les graves manquements, on citera l’incapacité du pays à se procurer des tests de dépistage et à mobiliser des laboratoires pour les effectuer. Alors que la Corée du Sud teste dix mille personnes par jour depuis début février, les États-Unis n’avaient effectué que sept mille tests en tout (pour 1250 cas confirmés) au 11 mars. À cela s’ajoutent le manque persistant de masques (les hôpitaux étant contraints de procéder à des appels aux dons) et un déficit vertigineux de coordination à l’échelle fédérale qui pousse chaque État à se faire concurrence pour gérer ses approvisionnements. Tout cela sur fond de décisions présidentielles prises à l’emporte-pièce. [7]

Le fiasco de l’allocution du 12 mars, prononcée par Donald Trump depuis le bureau ovale, illustre parfaitement cette désorganisation. Malgré la présence du télé-prompteur, Trump commet trois erreurs qui plongent les marchés boursiers dans une nouvelle journée noire : il décrète la suspension des vols depuis les pays européens sous 48 heures en oubliant de préciser que cette mesure ne concerne pas les ressortissants américains, ajoute (à tort) que cette restriction inclut les marchandises et affirme que les assurances maladie privées couvriront les frais d’hospitalisation des victimes du coronavirus. La Maison-Blanche a dû démentir ces trois points, sans parvenir à éviter un retour précipité de milliers de touristes américains qui se sont retrouvés entassés pendant des heures dans les terminaux des aéroports en attendant de passer les douanes (multipliant ainsi le risque de contagion). 

Depuis cette allocution désastreuse, Trump s’exprime majoritairement par voie de conférence de presse, laissant aux experts le soin de répondre à la majorité des questions. Cet exercice quotidien est pour lui une façon de pallier l’annulation de ses gigantesques meetings de campagne, et de politiser la crise. Entre temps, le pays adopte peu à peu des mesures de confinement de plus en plus drastiques, en fonction des villes et des États. Sur le plan économique, Trump semble enfin réaliser que son second mandat dépend de sa réponse à la crise. Au point de reprendre à son compte certaines propositions de Bernie Sanders.

Pour réduire les conséquences économiques, Trump plus ambitieux que les cadres démocrates ?

Contrairement à l’Union européenne, la réponse américaine en matière de politique économique a été rapide et conséquente. La FED a injecté 1500 milliards de dollars dans la sphère financière, et abaissé son taux directeur à zéro. Quant au plan de relance budgétaire, il s’annonce sans précédant. 

Pour éviter un taux de chômage à 20 % dans quelques mois, scénario évoqué publiquement par la Maison-Blanche en cas d’inaction, Donald Trump a demandé un plan d’un trillion de dollars. Au cœur de sa proposition figure l’idée de verser un chèque de deux mille dollars à tous les Américains, sans condition de ressource. Le président a également décrété la suspension des évictions et le report des intérêts sur les prêts étudiants, deux demandes formulées par Bernie Sanders et écartées (provisoirement) par la majorité démocrate au Congrès.

Car si Trump semble déterminé à prendre toutes les mesures nécessaires à sa réélection, le Congrès suit sa propre logique. À ce titre, ses premières réactions ont été révélatrices. 

Les républicains ont d’abord accusé les démocrates de vouloir « profiter de la crise pour faire adopter leurs obsessions socialistes ». Cette critique, reprise par Donald Trump le 15 mars sur Fox News, a été reçue cinq sur cinq par la direction démocrate, qui a volontairement réduit de moitié l’ambition de son propre projet de loi. Ce premier « pack » visait à rendre gratuits les tests de dépistage du coronavirus, tout en offrant deux semaines de congé maladie à tous les Américains. [8]

Mais comme l’a souligné le New York Times dans un éditorial au vitriol, Nancy Pelosi (la présidente de la chambre des représentants du Congrès, sous contrôle démocrate) a pris soin d’exclure du texte les entreprises de plus de 500 salariés. Résultat, le projet voté par sa majorité et adopté quelques jours plus tard au Sénat ne couvre que 20 % de la population active. Politiquement, c’est désastreux : au lieu de faire endosser aux républicains ce manque d’ambition manifeste, les démocrates renvoient l’image d’un parti dans la main des multinationales.

Pelosi a répondu au New York Times qu’elle ne souhaitait pas que « les contribuables américains financent ce que les grandes entreprises devraient fournir d’elles-mêmes à leurs employés ». Un argument qui reflète l’obsession des cadres du parti pour les solutions « sous conditions de ressources » et bureaucratiques, là où des programmes universels comme ceux défendus par Bernie Sanders seraient bien plus rapides à mettre en œuvre et efficaces pour lutter contre ce qui s’annonce comme le plus grave choc économique de l’histoire du pays. 

Pendant que Donald Trump parle de revenu universel, de suspension des paiements de la dette étudiante et de réquisition des usines pour produire des équipements médicaux, le parti démocrate suggère un crédit d’impôt de 500 dollars par famille. À travers cette crise, on assiste à un  prolongement du réalignement électoral en cours. Le parti démocrate apparaît de plus en plus comme une force politique au service des lobbies et attentive à la classe moyenne supérieur vivant dans les banlieues aisées, ces fameuses zones périurbaines qui leur ont permis de gagner le contrôle de la chambre des représentants lors des élections de mi-mandat de 2018, avant de propulser Joe Biden en tête des primaires démocrates. 

Capitalisme du désastre contre socialisme

Si Donald Trump semble s’inspirer des propositions économiques de Bernie Sanders et donne l’impression de déborder le parti démocrate par la gauche, sa réponse à la crise ne saurait être analysée comme un revirement populiste. Son premier instinct a été de proposer des baisses d’impôts et la suppression des cotisations sociales, une priorité du parti républicain pour réduire et privatiser la (maigre) sécurité sociale américaine. Devant la levée de boucliers démocrates et le fait qu’une telle mesure ne permettrait pas de mettre directement de l’argent dans les poches du contribuable, Trump a finalement opté pour un paiement de type « revenu universel ». 

Surtout, il y a une différence importante entre ce qu’annonce le président, ce que son administration met en place, et ce que le parti républicain vote au Congrès. Ainsi, Trump a été forcé de reconnaître que s’il avait invoqué le « Defense power act » dans le but de réquisitionner des moyens de production, cette annonce n’avait été suivie d’aucune action concrète. Une des causes serait l’opposition idéologique de l’administration Trump à toute intervention de l’État et la confiance aveugle du président dans le secteur privé. [9]

De même, la proposition du plan de relance présentée par le Sénat (républicain) est une caricature de « capitalisme du désastre ». Le fameux chèque de soutien à la consommation était initialement réduit de moitié au profit de baisses d’impôts importantes pour les contribuables et entreprises les plus riches, et incluait un chèque en blanc de 500 milliards de dollars pour renflouer les entreprises menacées de faillite, sans contrepartie. Parmi les industries concernées par ce  bail out, la Maison-Blanche a cité les compagnies aériennes, Boeing, les armateurs de croisières, les hôtels et casinos, et les compagnies pétrolières spécialisées dans l’extraction du pétrole et gaz de schiste. Autrement dit, les entreprises parmi les plus polluantes, dont une majorité a dilapidé des montants colossaux en rachat de leurs propres actions. Le plus problématique étant le potentiel plan de sauvetage des grands groupes hôteliers, projet qui bénéficierait directement aux finances personnelles de Donald Trump.

Face à cette « stratégie du choc », le parti démocrate reprend peu à peu ses esprits. Chuck Schumer (président de la minorité démocrate au Sénat) insiste sur l’importance d’inclure des conditions strictes de sauvegarde de l’emploi comme préalables aux plans de sauvetage.

À la chambre des représentants, le groupe parlementaire de la gauche du parti démocrate (le « progressive caucus ») propose lui aussi des mesures ambitieuses de défense des travailleurs pour garantir la continuité des emplois et salaires. Alors que Wall Street conseille aux entreprises pharmaceutiques d’augmenter leurs prix pour profiter de la crise, ses propositions veillent aussi à lutter contre ce genre d’opportunisme. . 

Mais le navire démocrate se retrouve sans capitaine capable de coordonner les efforts des deux chambres du Congrès. Joe Biden a disparu des médias depuis le débat du 15 mars, son équipe de campagne cherchant par tous les moyens à l’empêcher d’apparaître en public. Quant à Bernie Sanders, s’il multiplie les lives, interventions, conférences de presse et levée de fonds, aucune chaîne de télévision ne se donne la peine de couvrir ses efforts. [10]

Mitch McConnel, le chef de la majorité républicaine au Sénat que Vox qualifie de “politicien le plus influent du XXIe siècle”, profite de ce chaos pour tenter d’imposer son plan de relance par la force. En combinant les aides destinées aux américains avec le plan de sauvetage des entreprises dans un seul texte, il met la pression sur les démocrates pour agir dans l’urgence absolue. Comme “stratégie du choc”, on ne fait guère mieux.

Malgré la pression, les démocrates ont voté par deux fois contre ce texte avant de négocier de nombreux aménagements. En particulier, une extension importante de l’assurance chômage (étendue à quatre mois et gonflé de 600 dollars par semaine, aux frais de l’État fédéral); l’injection de 150 millions de dollars pour les hôpitaux et les services de santé; la création d’un poste d’observateur pour superviser les prêts accordés aux entreprises (ainsi qu’un droit de regard accordé au Congrès), l’interdiction de financer les entreprises détenues par Trump et sa famille;150 milliards d’aide aux États, gouvernement locaux et nations amérindiennes et 360 milliards pour les PME. La proposition de revenu universel a été augmenté dans le montant (1200 dollars par adulte et 500 par enfant) mais limitée aux foyers gagnant moins de 75 000 dollars par an et par adulte. La facture s’élève désormais à 2000 milliards, l’équivalent du PIB de la France et le triple du plan de relance d’Obama en 2009.

Si ces victoires semblent significatives, comme l’a indiqué Chuck Schumer en évoquant une “nouvelle assurance chômage sous stéroïdes”, deux problèmes persistes. Les américains ne percevront leurs chèques qu’au mois de mai du fait de la lourdeur bureaucratique liée aux conditions de ressources, et aucune obligation ni condition n’est incluse pour les prêts accordés aux entreprises. Elles se feront donc au cas pas cas et à la discrétion de la Maison-Blanche et du Congrès. En clair, les salariés sont priés de pointer à l’assurance chômage tandis que les entreprises en manque de liquidité seront abreuvés d’argent public sans conditions de sauvegarde de l’emploi, jetant ainsi des centaines de milliers de travailleurs syndiqués au chômage et sans assurance maladie.

Ce plan de relance ne sera probablement pas le dernier, comme l’a fait savoir Nancy Pelosi. Compte tenu de l’augmentation du nombre de malades à un rythme inégalé et du manque de réactivité de la Maison-Blanche, la situation aux États-Unis risque de faire passer la catastrophe italienne pour une promenade de santé.

Or, la droite américaine a déjà signalé sa disposition à sacrifier une part de la population pour éviter un effondrement économique, sans même recourir à l’argument douteux de l’immunité de groupe. Donald Trump a martelé en conférence de presse qu’il ne souhaite pas que le remède soit plus dommageable que la maladie. Un point de vue défendu par le Wall Street Journal et Fox News, et qui a été parfaitement résumé par le vice-gouverneur du Texas : “de nombreux Américains âgés préfèrent se sacrifier pour l’économie que priver leurs petits enfants de l’opportunité de goûter au rêve américain”. Donald Trump a lui-même indiqué qu’il pourrait rapidement mettre un terme aux mesures de confinement décrétées à l’échelle locale et demander aux entreprises de mettre fin au télétravail pour préserver l’économie. [11] Une stratégie suicidaire, selon la CDC.

 

Notes :

  1. Étude de la FED en 2019 : https://www.cnbc.com/2018/05/22/fed-survey-40-percent-of-adults-cant-cover-400-emergency-expense.html
  2. Pour une vue d’ensemble du système de santé américain, nous vous recommandons notre article sur la question : https://lvsl.fr/etats-unis-lassurance-maladie-au-coeur-de-la-presidentielle-2020/
  3. Sur la couverture du coronavirus par les médias conservateur, lire cette enquête du New York Times : https://www.nytimes.com/2020/03/11/us/politics/coronavirus-conservative-media.html
  4. https://www.politico.com/news/2020/03/21/short-term-thinking-trump-coronavirus-response-140883 et https://www.businessinsider.com/trump-reportedly-wanted-coronavirus-numbers-kept-as-low-as-possible-2020-3
  5. Pour un aperçu de ces efforts de « déconstruction », lire https://www.rollingstone.com/politics/politics-features/trump-the-destroyer-127808/
  6. Sur le manque de préparation et de réactivité face à la crise du coronavirus, lire : https://nymag.com/intelligencer/2020/03/coronavirus-shows-us-america-is-broken.html
  7. https://www.vox.com/science-and-health/2020/3/12/21175034/coronavirus-covid-19-testing-usa
  8. https://www.vox.com/2020/3/12/21174968/democrats-coronavirus-stimulus-package-whats-in-it
  9. New York Times : https://t.co/yIyclxQoPL?amp=1
  10. https://www.jacobinmag.com/2020/03/joe-biden-coronavirus-pandemic-presidential-campaign
  11. https://www.washingtonpost.com/politics/trump-says-he-may-soon-lift-restrictions-to-reopen-businesses-defying-the-advice-of-coronavirus-experts/2020/03/23/f2c7f424-6d14-11ea-a3ec-70d7479d83f0_story.html