Mathieu Slama : « La crise sanitaire finit comme elle a commencé, dans l’arbitraire »

Mathieu Slama © Pablo Porlan pour LVSL

L’essayiste Mathieu Slama est une des figures de l’opposition aux mesures sanitaires. Il souligne toutefois que les critiques dont ces dernières ont fait l’objet ont été captées par les extrêmes et les complotistes, au détriment d’une appropriation politique des questions scientifiques. La « démocratie sanitaire » s’est en effet très largement absentée des débats publics, laissant orphelins les derniers républicains attachés à l’État de droit ou à la souveraineté populaire. Mathieu Slama se revendique de la première filiation, protectrice des libertés individuelles, et alerte contre l’émergence d’une société disciplinaire. Dans son ouvrage Adieu la liberté (Presses de la cité, 2022), il invite à ne pas considérer comme une victoire la liberté retrouvée depuis la fin du passe et de l’obligation de port du masque. La levée des restrictions ne signifie pas nécessairement la fin des dispositifs qui ont été mis en oeuvre pendant la pandémie. Pis encore, la demande croissante de sécurité qui traverse la société pourrait bien légitimer des pratiques de gouvernement de plus en plus autoritaires. Entretien réalisé et édité par William Bouchardon et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL – Après le pic Omicron en janvier, l’épidémie a fortement reflué et le passe vaccinal et le port du masque viennent d’être levés. On peut y voir un geste électoraliste à l’approche des élections mais le gouvernement répète toujours le même argument selon lequel « c’est le virus qui décide des libertés ». Cela pose la question suivante : toutes ces mesures dites sanitaires sont-elles prises ou supprimées pour des raisons de santé ou faut-il y voir des décisions purement politiques ?

Mathieu Slama – C’est une bonne question. D’abord, la première chose dont on se rend compte, c’est à quel point c’est arbitraire : tout d’un coup le président de la République annonce la fin du passe le 14 mars mais on ne sait pas sur quels critères. C’est le fait du prince. Pourtant, deux jours avant, il y avait eu une audience au Conseil d’État sur un recours pour demander la fin du passe, mené par quelques juristes, comme Paul Cassia. De même la Commission d’enquête du Sénat l’a demandée et le Conseil d’État a dit non. Tout cela symbolise tout ce qu’on vit depuis deux ans : cela finit comme cela a commencé, dans l’arbitraire. Alors qu’on parle de l’une des mesures les plus graves qui aient jamais été prises, les décisions politiques sont prises sans réelles justifications et le droit ne veut plus rien dire. C’est inquiétant qu’il n’y ait plus de base juridique rationnelle, car cela signifie que tout est possible et que c’est le règne de l’arbitraire.

La deuxième chose c’est qu’on savait que l’épidémie reculait et que le virus devenait de moins en moins grave. L’inquiétude que nous devrions avoir c’est qu’au fond pendant deux ans, nous avons brisé tous les tabous et nous avons accepté des choses qui étaient auparavant inacceptables. Surtout, des monstres politiques et juridiques comme le confinement, le masque dans la rue, le passe ont été créés. Ce sont en réalité de nouvelles méthodes de gouvernement. Le passe par exemple, c’est quand même l’idée d’exclure des gens de la vie sociale pour les amener à se comporter comme on veut. On a inventé et normalisé de nouvelles méthodes qui sont maintenant dans la “boîte à outils”, comme le disait une députée LREM. Certains veulent faire entrer le passe dans le droit pour ne plus passer par des lois d’exception. Le passe pourrait bien réapparaître si nous avons une recrudescence épidémique ou sous d’autres formes, pour d’autres crises.

LVSL – Cette normalisation de mesures d’exception est en effet inquiétante. Mais le gouvernement a toujours affirmé qu’il n’y était pour rien et que ses choix étaient contraints par l’épidémie…

M.S. – C’est, de fait, un argument qui a beaucoup été utilisé par le pouvoir, qui a affirmé que c’est le virus qui est liberticide. Mais cela signifie que la politique disparaît ! Depuis deux ans, on nous présente les choses comme s’il n’y avait pas d’autres alternatives et qu’on ne faisait que suivre ce que disent les scientifiques. Sauf que la politique consiste à faire des choix, des arbitrages entre différentes alternatives. Évidemment il faut lutter contre le virus mais il y a aussi d’autres considérations à prendre en compte : des considérations pratiques, éthiques, psychologiques, économiques, sociales, etc. C’est le rôle du politique de filtrer des recommandations scientifiques à l’aune de ces différents critères.

« Évidemment, il faut lutter contre le virus mais il y a aussi d’autres considérations à prendre en compte : des considérations pratiques, éthiques, psychologiques, économiques, sociales, etc. C’est le rôle du politique de filtrer des recommandations scientifiques à l’aune de ces différents critères. »

C’est très inquiétant parce que cela signifie que dans l’urgence, face à une crise, la fin justifie tous les moyens. Le politique peut alors prendre des mesures sans considération éthique. L’évolution est de plus en plus inquiétante : face au terrorisme, des mesures très problématiques ont été mises en place comme des assignations à résidence totalement arbitraires, mais il y avait un débat public. Par exemple sur la déchéance de citoyenneté, beaucoup de Français ont dit qu’il ne fallait pas céder sur nos valeurs, qu’il fallait qu’on reste dans un État de droit. À l’époque, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, ancien ministre de l’Intérieur très sécuritaire qui s’est ensuite trouvé une âme de républicain, a fait un travail remarquable. Il disait notamment que la citoyenneté, comme la République, doit être indivisible.

Il y a eu débat sur cette question. Lorsqu’on voit comment ce débat a été évacué pendant la crise sanitaire, il y a lieu de s’inquiéter. Les nombreuses crises qui arrivent vont nous poser des questions d’ordre démocratique. Par exemple, la crise ukrainienne a conduit à la suppression de médias de propagande étrangers (Russia Today et Sputnik ont été interdits, ndlr). Si ces médias posent d’énormes problèmes, cela soulève néanmoins des questions au sujet de la liberté de la presse ou sur le fait que cela a été décidé au niveau européen (en France, seul l’ARCOM, ex-CSA, peut normalement décider de telles interdictions, ndlr).

LVSL – Vous estimez donc que le confinement, le couvre-feu, les passeports ou encore les attestations peuvent revenir, soit à la faveur d’une nouvelle vague de COVID, soit pour d’autres motifs. Vous allez jusqu’à parler de l’émergence d’une « société disciplinaire ». De quoi s’agit-il ?

M.S. – Cette société disciplinaire renvoie à un vieux débat. C’est Foucault qui l’amène dans toutes ses réflexions sur les hôpitaux psychiatriques, les prisons et tous les lieux où la norme se matérialise concrètement. Il étudie comment se construit la norme, comment elle se matérialise, comment certains membres du corps social sont mis en dehors de la société, comment les comportements se normalisent de cette manière. Toute l’idée de Foucault consiste à dire que les sociétés libérales ne l’ont jamais vraiment été et que c’est avec l’avènement des sociétés libérales au XVIIIe siècle qu’apparaissent des techniques disciplinaires modernes. A partir du XVIIIe, on régule de plus en plus les corps, les comportements, les normes etc. Je pense qu’on vit aujourd’hui l’aboutissement de ce processus ; nos vies s’inscrivent de plus en plus dans le droit, le pouvoir peut réguler tous les aspects de nos vies et joue de plus en plus le rôle de distributeur de droits. C’est le grand paradoxe de l’État de droit, même si j’en reste un grand défenseur.

« On a banalisé le QR code, que l’État peut activer ou désactiver, et instauré des systèmes de checkpoint dans les endroits de la vie sociale. Or, cette technologie du QR code permet de réguler les comportements des individus. »

Comment cela peut-il se manifester demain ? Je n’en sais rien. Mais je sais qu’on a banalisé le QR code, que l’État peut activer ou désactiver, et instauré des systèmes de checkpoint dans les endroits de la vie sociale. Or, cette technologie du QR code permet de réguler les comportements des individus. On peut faire toutes sortes de choses avec, ça peut marcher pour les questions de délinquance, de régulation des comportements par rapport à l’écologie… Un rapport de trois sénateurs, assez peu médiatisé, proposait par exemple de désactiver les moyens de paiement ou le permis de conduire (pour ceux qui ne respecteraient pas les règles sanitaires, ndlr). Au Canada, lors du mouvement des « convois de la liberté », le gouvernement a retracé les individus qui avaient fait des dons aux bloqueurs. On se rend compte de ce que peut faire l’État avec la technologie, en désactivant certains aspects de la vie sociale ou des finances d’un individu.

Dans le rapport sénatorial, il y avait une phrase incroyable, qui pour moi, dit quelque chose du tournant que nous vivons : « Si une “dictature” sauve des vies pendant qu’une “démocratie” pleure ses morts, la bonne attitude n’est pas de se réfugier dans des positions de principe. » Ainsi, on relativise la démocratie, on se dit que, finalement, on pourrait s’inspirer de certaines mesures totalement attentatoires à nos libertés prises dans les dictatures. Donc tout est imaginable et c’est ce qui fait peur. Bien sûr, le gouvernement n’a pas de plan de manipulation et il n’y a pas de complot, mais le problème c’est qu’à partir du moment où nous généralisons de nouvelles méthodes, on s’y habitue. Imaginons que demain nous ayons un gouvernement d’extrême-droite : il aurait carte blanche pour sortir de l’État de droit…

LVSL – Pourtant, on entend souvent que la société française est rebelle, que notre peuple est traversé par une sorte d’ethos révolutionnaire, comme nous l’avons vu pendant les gilets jaunes. On aurait donc pu s’attendre à un mouvement social majeur face aux mesures sanitaires. Au contraire, vous estimez que les Français ont avant tout exprimé une demande d’autorité et de fermeté lors de la crise sanitaire. Comment expliquer ce paradoxe ?

M.S. – C’est un peu ce que j’ai cherché à comprendre dans le livre, bien que je n’aie pas totalement réussi. Ce qui est certain, c’est que tous les sondages montrent que les Français sont majoritairement ou très majoritairement en faveur de toutes les mesures qui ont été prises. Le confinement était soutenu par 80 ou 90% des Français au début, le couvre-feu, le masque, le passe. Toutes ces mesures étaient largement plébiscitées. Il faut donc relativiser le discours selon lequel cela a été imposé par le pouvoir. Même si Emmanuel Macron a décidé seul de mettre un passe pour toutes les activités sociales, il savait qu’il allait être approuvé par une majorité de Français.

La question est : pourquoi ? De fait, dans les moments de crise, les Français ont tendance à privilégier la demande de sécurité et de protection par rapport à leurs libertés. Je rappelle dans mon livre un sondage effectué juste après les attentats du Bataclan où 95% des Français étaient d’accord pour des mesures de sécurité très dures, y compris celles qui étaient attentatoires à leur propre liberté et aussi à leur vie privée. Par ailleurs, il est vrai qu’il n’y a eu aucun mouvement d’ampleur contre le confinement en France, contrairement à des pays comme l’Allemagne. Une telle obéissance, surtout à la suite des Gilets jaunes, doit nous interroger. J’ai essayé d’élaborer un concept, qui vaut ce qu’il vaut, pour résumer cela : l’idéologie du safe. En fait, je trouve qu’un paradigme de la sécurité s’est instauré, qui conduit à une surenchère, comme on le voit chez les candidats du centre à l’extrême-droite. Sur la sécurité, face au terrorisme et même sur le climat on voit aujourd’hui que des mouvements réclament des mesures très attentatoires aux libertés. Bien sûr, il est essentiel de se protéger du terrorisme ou du virus, mais encore une fois les principes ne sont pas là pour rien.

« Sur la sécurité, face au terrorisme et même sur le climat on voit aujourd’hui que des mouvements réclament des mesures très attentatoires aux libertés. »

C’est la même chose concernant la liberté d’expression : on est très loin des années 70 libertaires. Ce que les humoristes se permettaient à l’époque est impossible aujourd’hui. De même, quand un rappeur insulte un policier, la droite demande son interdiction. Mais c’est la même chose chez une certaine gauche puritaine, qui veut plus de peines de prison, notamment pour les crimes sexuels et sexistes. Or, si ce sont évidemment des problèmes de fond, la réponse ne peut pas être uniquement sécuritaire. Pourtant, dans les années 1970, la gauche voulait la fin des prisons voire sortir du système judiciaire ! Elle avait toute une réflexion sur la façon de régler les différends en dehors du pénal, elle était pour la liberté des mœurs, contre la censure… Je me sens d’ailleurs assez proche de cette gauche qui disait « interdit d’interdire ».

L’hypothèse que je fais, ce que j’appelle l’idéologie du safe, c’est donc qu’un nouveau paradigme très sécuritaire s’installe à gauche comme à droite. On assiste à un mouvement de fond où, in fine, l’idée de liberté devient menaçante. Cette société qui s’éloigne de nos idéaux républicains m’inquiète.

LVSL – L’opinion publique adhère peut-être en effet à cette idéologie du safe. Mais qu’en est-il des partis politiques, des syndicats, du monde intellectuel, de tous les corps intermédiaires qui auraient pu prendre position sur ces questions de défense des libertés ? Pourquoi ont-ils eu tant de mal à se positionner sur cette gestion de crise ?

M.S. – C’est une vraie question. Les partis politiques ont globalement soutenu les mesures sanitaires. Les syndicats ont eux souligné l’injustice entre ceux qui étaient confinés donc protégés et ceux qui allaient travailler dans les usines ou les supermarchés au début de l’épidémie. Mais dans la deuxième phase, celle du passe, on ne les a pas entendus sur le licenciement des personnes non-vaccinées, alors qu’il y avait des atteintes fondamentales sur le droit du travail. 

En ce qui concerne les intellectuels, il y a eu quelques courageux. Bernard-Henri Lévy, dont on peut penser ce que l’on veut, mais qui connaît l’histoire de la République, a écrit un livre remarquable lors du premier confinement (Ce virus qui rend fou, Grasset, 2021), mais il a ensuite lâché ce combat. Il y a aussi André Comte-Sponville ou Barbara Stiegler (philosophes, ndlr). Mais globalement le monde intellectuel a été silencieux et notamment à gauche. Tous les grands intellectuels comme Alain Badiou, Jacques Rancière, Slavoj Zizek, Noam Chomsky et d’autres n’ont non seulement rien vu mais ont même soutenu les mesures. Par exemple, Badiou disait qu’il n’était pas contre le confinement car cela ne changeait rien au problème central qui était le capitalisme. Chomsky a même dit qu’il fallait isoler les non-vaccinés ! Bref, ils se sont tous plantés. Le seul intellectuel de gauche qui a vu juste c’est Giorgio Agamben (philosophe italien, ndlr), même si je pense qu’il va parfois trop loin.

LVSL – Comment l’expliquez-vous ?

M.S. – D’une part, on pourrait presque dire qu’on a vécu un moment communiste. Les mesures qui ont été prises, au nom du collectif et du bien commun, impliquaient la planification étatique et la solidarité. Or, le principe du communisme est justement d’effacer l’individu devant le collectif. Au contraire, pour moi, la Révolution française et la modernité politique, c’est l’individu. Donc quelque part, idéologiquement, les atteintes aux libertés fondamentales ne dérangent pas les marxistes car c’est au nom du bien commun.

Mathieu Slama © Pablo Porlan pour LVSL

Pourquoi Agamben est-il le grand penseur de l’époque ? Parce qu’il est foucaldien ! Il maîtrise le marxisme comme personne mais ne vient pas de cette culture-là. Il vient plutôt de la gauche critique, qui n’est pas vraiment marxiste, mais plutôt libertaire, qui pense l’individu. C’est pour cela qu’il est obsédé par les normes, parce qu’il refuse cette injonction du collectif. Cette tradition part de Nietzsche, en passant par Deleuze et Foucault. Cela renvoie au célèbre débat entre Foucault et Chomsky dans une université anglo-saxonne : Chomsky fait son grand discours sur la Révolution et Foucault lui rétorque que ce qui importe ce sont les systèmes de pouvoir que le peuple mettra en place une fois qu’il aura triomphé. C’est un discours qui naît dans la bourgeoisie du XVIIIe siècle, qui ne sacralise pas la lutte des classes et se concentre sur les normes et l’individu. Pour moi, cette tradition philosophique et politique foucaldienne, dont Agamben est le représentant actuel, a quasiment disparu. Si on regarde le courant woke par exemple, c’est une mécompréhension de Foucault : Foucault était libertaire, pas puritain ! On se demande où sont les libertaires aujourd’hui…

LVSL – On aurait pu penser que les intellectuels libéraux se seraient mobilisés, non ?

M.S. – Le libéralisme français est inspiré de Raymond Aron. Or, Aron était contre Mai 68. Comment peut-on être libéral et contre Mai 68 ? Mai 68, c’est un cri de libération face aux structures, face à l’étouffement d’une société ultra-normée, ultra-disciplinaire ! En fait, les libéraux français n’ont jamais été libéraux, ils n’ont jamais vraiment été les défenseurs des libertés. Ils défendent la liberté d’entreprendre, mais celle-ci n’a rien à voir avec la liberté des hommes, c’est même antinomique pour moi. Donc il n’est pas si surprenant que des libéraux aient défendu des mesures très liberticides et autoritaires.

« Les libéraux français n’ont jamais été libéraux, ils n’ont jamais vraiment été des défenseurs des libertés. Ils défendent la liberté d’entreprendre, mais celle-ci n’a rien à voir avec la liberté des hommes. »

Ensuite il y a la question managériale, qui pour moi est centrale. Une des explications à ce que l’on a vécu, c’est aussi que l’on vit dans un monde de l’entreprise, dont les valeurs rejaillissent dans toute la société. On le voit par exemple à travers le succès du développement personnel. Ce paradigme du management nous imprègne tous, en particulier les macronistes, qui sont des managers, des cadres, des personnes sans culture politique, républicaine ou démocratique. Donc ils prônent un système managérial où il faut mettre en place des mesures très efficaces à l’aune des critères de performance. C’est l’utilitarisme, le dogme de l’efficacité.

En fait, tout ce qui se passe depuis deux ans, c’est une grande opération de management. Le confinement et le passe sont des outils de management de la population. Le management consiste à amener un salarié à être plus productif et plus efficace à travers des mécanismes pour diriger les comportements. Il y a des versions plus ou moins hard ou soft. Ainsi, on a aussi mis en place des outils de nudge, c’est-à-dire des dispositifs qui nous contraignent en donnant l’impression qu’il n’y a pas de contrainte, que notre décision est souveraine. Un cabinet de conseil en nudge a conseillé le gouvernement par exemple (la BVA Nudge Unit, ndlr). Donc ils ont fait du management de population en oubliant totalement que ce n’est pas ça la politique ! En politique, on ne manage pas, on ne considère pas les citoyens comme des salariés. Ce sont des citoyens qui ont des droits, des systèmes juridiques, des contre-pouvoirs, des principes fondamentaux…

« L’entreprise est une dictature plus ou moins douce. Ce sont des univers, des imaginaires, des habitudes qui nous amollissent d’un point de vue démocratique. »

Mais on ne peut pas accuser les macronistes de tout. Je fais l’hypothèse que si nous avons accepté toutes ces mesures et cet autoritarisme, c’est parce que la plupart d’entre nous sommes des salariés. Or, dans la pensée des libertés, il y a toujours cet angle mort de l’entreprise : en fait un citoyen arrête d’être citoyen dans l’entreprise, il est salarié…

LVSL – C’est ce que disait Jaurès : « La liberté s’arrête aux portes de l’entreprise »

M.S. – C’est exactement ça. Dans l’entreprise on reçoit des ordres, on est soumis à des objectifs de performance, à de la compétition… Bref on n’est plus du tout libre. L’entreprise est une dictature plus ou moins douce. Ce sont des univers, des imaginaires, des habitudes qui nous amollissent d’un point de vue démocratique. Elle nous conditionne à accepter les ordres et les injonctions politiques. Il y a quelques décennies, il y avait des syndicats d’entreprise forts, un rapport de force, cette culture du salarié contre le patron. Aujourd’hui ce n’est plus le cas : les syndicats n’existent pratiquement plus, on a remplacé ça par des psys d’entreprise ! C’est la toute puissance du management.

LVSL – Vous avez mentionné Barbara Stiegler tout à l’heure. Dans son livre De la démocratie en pandémie (Tracts Gallimard, 2021), elle rappelle qu’il n’y a pratiquement pas eu de débat scientifique sur notre gestion de la pandémie, alors même que les professionnels de santé étaient partagés sur les différentes mesures, comme on a pu le voir une fois que des psychiatres ont intégré le conseil scientifique. Comment en sommes-nous arrivés à la quasi-unanimité observée dans les médias depuis deux ans ? Pourquoi est-ce si difficile de débattre politiquement des questions scientifiques ?

M.S. – C’est une vraie question, que j’aborde néanmoins assez peu dans mon livre. Je pense que les médias ont été terrorisés par la désinformation et que beaucoup se sont dit qu’il fallait faire très attention, car il y aurait des morts à la clef. Il y a eu cette espèce de réflexe d’affirmer : « On va donner la parole à des scientifiques qui sont validés, qui vont dans le sens de la protection maximum. » Cela a fait émerger des figures scientifiques qui sont devenues des sortes de prophètes médiatiques, des oracles qui ont toujours adopté des positions très dures. Nous avons besoin de paroles scientifiques. Cependant, lorsqu’ils commencent à dire qu’il faut un confinement ou un passe, ce n’est pas une parole scientifique mais politique. Par exemple, lors d’un débat face à Karine Lacombe, je lui ai dit que je la respectais énormément en tant que scientifique, mais qu’elle outrepassait ses compétences lorsqu’elle se prononçait sur ces questions. C’est aussi une déformation professionnelle car ils voient tout par la lorgnette sanitaire et n’ont pas forcément conscience des autres aspects.

D’autre part, et c’est peut-être encore plus grave, l’opposition s’est retrouvée, au fond, soit chez les extrêmes, soit chez les complotistes. Ces derniers étaient évidemment minoritaires, mais dans l’opposition médiatique, ce sont eux que nous avons entendus. Le problème c’est qu’il n’y avait plus vraiment d’opposition crédible, raisonnable, audible, qui ne soit pas dans l’hystérisation mais dans un discours rationnel. D’ailleurs, il s’agissait de gens souvent très hypocrites et très opportunistes, tel Florian Philippot, qui demandait de durcir le premier confinement. Comment peut-il ensuite être crédible sur la défense des libertés ? Surtout que c’est quelqu’un qui propose par ailleurs des mesures tout à fait attentatoires à l’Etat de droit sur la sécurité ou l’immigration. Je ne critique pas tous les opposants aux mesures, mais ceux que nous avons entendus, comme Philippot, Dupont-Aignan, Asselineau ou l’avocat Fabrice di Vizio, n’étaient pas cohérents et étaient les plus mauvais. Ce kidnapping de la question des libertés par les extrêmes a rendu le sujet inaudible. Pour moi, cela explique beaucoup l’incapacité de l’opposition à se faire entendre.

« Les opposants que nous avons entendus n’étaient pas cohérents et étaient les plus mauvais. Ce kidnapping de la question des libertés par les extrêmes a rendu le sujet inaudible. »

Il suffisait pourtant qu’il y ait des paroles censées qui ne soient pas anti-vaccin. Comte-Sponville et moi-même avons été invités par exemple. François Ruffin (député LFI de la Somme, ndlr) et François-Xavier Bellamy (eurodéputé LR, ndlr) ont pris des positions courageuses et modérées, censées, argumentées. Je pense aussi à Charles Consigny (avocat, ndlr), représentant d’une droite modérée et républicaine, attachée aux libertés. Dommage qu’il n’y en ait pas eu plus, qu’il y ait eu une certaine lâcheté des modérés. Je pense donc que c’est un peu facile d’incriminer les médias, il suffisait qu’il y ait une parole sérieuse. 

LVSL – Vous évoquiez la tribune de François Ruffin et François-Xavier Bellamy contre le passe sanitaire. Ces manifestations en plein été 2021 ont tout de même constitué un tournant : pour la première fois depuis le début de la crise, une forte opposition s’est exprimée. Comment analysez-vous ce mouvement et son échec ?

M. S. – C’est complexe à expliquer. S’il y a eu un émoi, certes minoritaire, mais qui a poussé des dizaines de milliers de gens dans la rue en plein été, je pense que c’est notamment car le passe représente une rupture d’égalité, alors que le confinement, le couvre-feu, les fermetures de commerce s’appliquaient à tous. Le fait que ce tabou a été brisé et qu’on exclut ceux qui ne voulaient pas se faire vacciner a choqué beaucoup de monde, y compris des vaccinés.

Ensuite, cela s’est accompagné d’un discours incendiaire de la part du gouvernement, qui a traité les non-vaccinés d’irresponsables et en a fait les coupables d’un potentiel reconfinement. Cette stratégie de bouc émissaires, totalement assumée, a mis de l’huile sur le feu. Le gouvernement voulait visiblement envenimer les choses, pour ensuite accuser les manifestants anti-passe d’être des excités ou des antisémites, qui existaient bien sûr, mais étaient très minoritaires. Cela a marché, même si on voyait des différences entre les jeunes et les personnes âgées. 

Dans les manifestations, il y avait de tout. Mais dans les sondages, on voyait un clivage générationnel, au sens où les jeunes étaient moins favorables au passe et plus favorables aux manifestants que les personnes âgées. C’est assez simple à expliquer : évidemment les plus âgés sont plus à risque face au virus, ont moins de vie sociale, et puis plus on est âgé, plus on est conservateur et on veut de l’ordre. On voit d’ailleurs que l’électorat de Macron et des Républicains est quand même assez âgé. Ce n’est pas très étonnant que ce clivage entre partisans de l’ordre et défenseurs de la liberté se retrouve d’un point de vue générationnel. Cela représente-il un espoir, au sens où la jeunesse aurait réalisé qu’elle peut tout perdre très rapidement, que l’État peut à peu près tout faire, y compris les enfermer ? Je l’espère, mais je ne suis pas sûr que c’est ce à quoi on assiste actuellement. On a été libéré gracieusement par le pouvoir et les gens vont passer à autre chose.

« Certains disent qu’il n’y a pas eu assez de démocratie, mais s’il y avait un référendum, on aurait eu la même chose ! »

De manière générale, il faut revenir à la question centrale, qui est la demande d’autorité. Certains disent qu’il n’y a pas eu assez de démocratie, mais s’il y avait un référendum, on aurait eu la même chose ! C’est là où la République est importante. La République c’est bien sûr la souveraineté populaire, mais aussi l’État de droit, les principes fondamentaux, la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. La liberté, c’est le cœur de la République, c’est le premier des droits imprescriptibles de l’homme. Même Clémenceau, qui a pourtant été très dur, disait que la République, c’est la protection des libertés et que l’autorité ne peut être que la garantie du droit à la liberté des citoyens. De même, Rousseau disait que le contrat social consiste à « forcer les hommes à être libres ». Pour moi, la République c’est ça, c’est le contraire du populisme démagogique. La République naît de la rupture avec l’Ancien Régime et l’arbitraire. L’idée républicaine consiste à poser des règles pour l’empêcher, en se fondant sur l’individu, la citoyenneté, les droits fondamentaux. Donc, par exemple, si le peuple veut des caméras de surveillance ou des policiers partout, l’État de droit doit lui dire non.

Mathieu Slama © Pablo Porlan pour LVSL

Or, les contre-pouvoirs n’ont pas fonctionné, ils n’ont pas su nous protéger de l’arbitraire du pouvoir. Il faut se demander pourquoi. Mon explication, c’est qu’aujourd’hui il n’y a plus de républicains. Les institutions ne fonctionnent qu’à condition qu’il y ait des hommes derrière qui sont attachés à ce que ces institutions représentent. Quand on voit les scores de l’extrême-droite ou de la droite sécuritaire que défend Valérie Pécresse, c’est inquiétant. De même, je débattais récemment avec un professeur de droit spécialiste des libertés et des droits fondamentaux, qui défendait le passe, et il a dit quelque chose qui m’a profondément frappé : selon lui, le principe de la République, c’est le primat du collectif sur l’individu. Pour un spécialiste des droits de l’homme, c’est une aberration philosophique et politique ! Il semble qu’il n’y ait plus de vigie aujourd’hui.

LVSL – Votre livre aborde assez peu le rôle joué par le progrès technologique dans cette crise sanitaire. Ainsi, on peut se demander si le confinement aurait été autant respecté si l’épidémie avait eu lieu il y a dix ans, alors qu’internet était beaucoup moins développé qu’aujourd’hui. De même, le chercheur Félix Tréguer a par exemple évoqué une forme de « solutionnisme technologique » dans les réponses apportées à la crise par le gouvernement, c’est-à-dire une sorte de foi dans des dispositifs techniques : les applis de tracing, le passe sanitaire, l’école en ligne… Comment analysez-vous l’impact du progrès technologique dans la crise sanitaire ?

M. S. – Effectivement c’est moins mon sujet, mais il y a une réflexion à avoir sur cette question. Frédéric Taddeï (animateur de débats à la télévision, ndlr) me disait quelque chose de très juste à ce sujet : il y a 20 ou 30 ans, ce que nous avons vécu n’aurait pas été possible, parce que le télétravail n’existait pas. Tout cela a été rendu possible par le monde capitaliste moderne. Finalement tous ces outils qui étaient censés nous libérer, et qui peuvent nous libérer, peuvent aussi nous asservir. Finalement, la technique n’est qu’un moyen supplémentaire qui permet au pouvoir de faire appliquer ses injonctions. Le passe par exemple n’est possible que grâce à la technique du QR code. On sait aussi que l’État a les moyens de surveiller tous les citoyens, jusque dans leur vie privée. Donc la technique donne au gouvernement des possibilités de discipline infinies. Par ailleurs, elle rend les gens plus à même d’accepter ces injonctions puisqu’elle adoucit les effets de la privation de liberté. 

« Des mesures très archaïques comme le confinement ou la ségrégation s’inscrivent dans une modernité technologique et économique. »

Ce qui est également frappant, c’est que ces technologies ont émergé dans les régimes capitalistes occidentaux. Le QR code par exemple n’est pas une invention chinoise, mais vient du monde de l’entreprise et du management. Le premier pays à avoir instauré un passe, c’est Israël, qui est un pays occidental. On pourrait aussi aller plus loin et évoquer l’hygiénisme qui est aussi un produit de la modernité occidentale, même si la Chine fait de même. C’est intéressant de se dire que des mesures très archaïques comme le confinement ou la ségrégation s’inscrivent dans une modernité technologique et économique.

En fait, le solutionnisme technologique est une sortie du politique. C’est une forme d’utilitarisme ou de managérialisme, puisqu’on met en place des technologies considérées comme plus efficaces. Bien sûr, cela peut être efficace, mais la politique ce n’est pas ça. La politique consiste à arbitrer entre de grands principes, c’est ce que Max Weber appelait la « guerre des Dieux ». S’en remettre à une technocratie managériale, c’est le contraire. 

On voit d’ailleurs que les macronistes, les sociaux-démocrates et les néolibéraux plus largement, adorent les termes de « pédagogie » et « d’acceptabilité ». Selon eux, il faut de la pédagogie car les gens comprennent mal. C’est Barbara Stiegler qui résumait cela dans son livre Il faut s’adapter (NRF essais, Gallimard, 2019). Jacques Rancière avait une très bonne formule qui résumait également cet impératif néolibéral : « La société se représente ainsi à la manière d’une vaste école ayant ses sauvages à civiliser et ses élèves en difficulté à rattraper », c’est-à-dire qu’il y a les bons élèves et les mauvais élèves et qu’il faut discipliner les mauvais. On l’a vu avec les non-vaccinés, qui sont présentés comme des gens qui n’ont pas compris et qui doivent rentrer dans le rang. On essaie même pas de réfléchir, de leur parler comme à des adultes, on en revient à l’ordre moral, à un puritanisme avec des gentils et des méchants. Donc ce solutionnisme technologique rejoint la question du managérialisme, d’autant plus quand ce sont des chefs d’entreprise qui nous dirigent…

J’en viens parfois à regretter les professionnels de la politique, cumulards et corrompus, mais qui avaient au moins une culture politique. Nous avons aujourd’hui en responsabilité des gens qui ne savent plus ce qu’est la République et qui sont autoritaires sans même le savoir. J’ai beaucoup débattu avec les macronistes, ils ne sont pas mal intentionnés, mais ils ne se rendent pas compte des ruptures qu’ils introduisent. Beaucoup d’entre eux ne voient pas le problème avec la répression des Gilets jaunes, le fait d’entourer les manifestations de policiers, les gardes à vue préventives, les états d’exception…

LVSL – Globalement, votre livre est assez pessimiste sur l’avenir de nos libertés. Comment pensez-vous que nous pourrions repolitiser cette question de la liberté ? Comment faire en sorte que la culture républicaine ou celle de Mai 68, dont vous vous réclamez, retrouvent un écho auprès des citoyens ?

M.S. – Il nous faut une inspiration démocratique. Le mouvement des Gilets jaunes était critiquable à certains égards, mais il a montré qu’il y avait un désir de plus de démocratie. De fait, une démocratie sans mouvements sociaux, sans résistance à des mesures estimées injustes, ce n’est plus vraiment une démocratie, encore moins un pays libre. Ce type de résistance est un indicateur de la vitalité démocratique. On dit beaucoup que les gens ne votent plus, personnellement je trouve cela très bien, cela veut dire qu’ils refusent le système tel qu’il est. Le RIC est une piste intéressante mais à une seule condition : qu’il ne soit jamais contraire à la constitution. C’est mon anti-populisme.

Deuxièmement, la priorité c’est de rétablir l’État de droit. Quand on voit la nomination de Jacqueline Gourault (ministre de la Cohésion des territoires, ndlr) au Conseil constitutionnel ce n’est pas possible. Il faut que ce soit des personnes irréprochables, des grands experts, de grands juristes, comme Jacques Toubon. Je n’ai pas la solution mais il faut le réformer. Quant au Conseil d’État, je crois que c’est peine perdue. Il faut aussi rendre beaucoup plus difficiles les états d’urgence ou d’exception. Je ne suis pas juriste mais j’estime qu’il faut un congrès pour rendre cet état beaucoup plus compliqué, en créant des mécanismes de dialogue démocratique. Sur la liberté d’expression, il faut sortir des lois liberticides, il faut une liberté totale. Il faut peut-être renforcer la loi de 1881 sur les métiers de la presse avec une spécialité réseaux sociaux pour que les traitements soient plus rapides, mais les plateformes ne doivent rien censurer. De même, en matière de sécurité, je suis contre le fait que les policiers demandent la carte d’identité – les Anglais n’en ont pas de carte d’identité d’ailleurs.

Pour résumer, il faut renforcer les contre-pouvoirs. Aujourd’hui la séparation exécutif-législatif, qui est au cœur de la séparation des pouvoirs et est censée nous protéger de la dictature, n’existe plus. Quand l’exécutif n’est plus séparé du législatif, Carl Schmitt (juriste et philosophe, ndlr) dit que c’est une dictature. Cela implique-t-il de la proportionnelle ? Je ne sais pas. En Allemagne par exemple, ce sont des coalitions qui gouvernent, cela évite l’autoritarisme. Faire renaître un esprit démocratique ou un attachement à la liberté ex nihilo est un vœu pieux, mais par contre renforcer l’État de droit est possible. Il suffit d’une volonté politique. Même si cela peut être très impopulaire, sur les questions d’insécurité par exemple.

Adieu la liberté, essai sur la société disciplinaire.

Mathieu Slama

Les Presses de la Cité, janvier 2022.

20 €.

La Martinique au temps du Covid-19

Vue de Grand’Rivière et du canal de la Dominique, extrémité nord de l’île, Martinique. © Vincent Mathiot

La crise du Covid-19 n’a pas épargné la Martinique, qui compte plus de 5 575 cas positifs. La situation sanitaire est néanmoins moins grave par rapport à la métropole, sans être pour autant propice à l’optimisme. En effet, l’île est en proie à une situation environnementale toujours plus inquiétante. De plus, la crise sanitaire met en péril le secteur touristique dont l’île dépend en grande partie. À travers différents entretiens, cet article présente la situation complexe de l’île, entre espoirs, inquiétudes et incertitudes pour l’avenir.

Une situation sanitaire inédite

La pandémie de Covid-19 n’a pas laissé la Martinique indemne. Pour ce qui est du nombre de cas et d’hospitalisations, la Martinique semble moins touchée par les vagues de Covid-19 que la France métropolitaine, mais reste néanmoins vulnérable. Ainsi, la situation dans les hôpitaux se révèle complexe. Lors de l’examen des crédits du ministère de l’Outre-Mer, la sénatrice socialiste Catherine Conconne a ainsi déclaré qu’on « meure à la Martinique faute de soin, faute de médecins (1) ». Si, en Martinique, la crise du Covid-19 a été gérée avec « débrouillardise », elle aurait néanmoins pu être totalement ingérable si l’épidémie avait eu la même virulence qu’en métropole. Toutefois, ce bilan peut être relativisé en comparaison avec la situation dans les autres îles antillaises. À Sainte-Lucie ou à la Barbade, la situation est particulièrement catastrophique, tant le système de santé est inapte à gérer la crise.

La crise du Covid-19 met en exergue les inégalités de soin selon les couches sociales, ainsi que le besoin urgent d’infrastructures de soin sur l’île. Sur ces questions, l’État français n’a pas toujours tenu parole, comme en témoigne le délabrement de l’hôpital Trinité. L’UGTM (Union générale des travailleurs martiniquais) lutte depuis maintenant plus de 20 ans pour sa reconstruction, en vain.

Paul Jourdan, pharmacien hospitalier au CHU de Fort-de-France nous apporte son témoignage au regard des deux vagues épidémiques et de leurs lots d’épreuves. Comme partout ailleurs, ce virus était encore presque inconnu en mars et prenait le monde entier de court. C’est avec tâtonnement et craintes que le premier mois de confinement a débuté. « On ne savait pas du tout quels médicaments et dispositifs médicaux allaient être utilisés pour traiter cette nouvelle maladie. Nos délais d’approches pour nous ravitailler depuis la métropole étaient particulièrement long : en moyenne 10 jours pour nos commandes aériennes et 6 semaines pour nos commandes maritimes. La pharmacie du CHU de Martinique était en alerte maximale » rapporte l’hospitalier. De nombreux décès sont à déplorer mais il n’en demeure pas moins que cette première phase de l’épidémie fut moins impressionnante en Martinique que dans d’autres départements métropolitains.

Certaines difficultés propres à ces territoires insulaires se sont vite fait ressentir. L’île s’est subitement retrouvée isolée, notamment pour ce qui concernait le fret aérien, indispensable pour la bonne organisation du service hospitalier. Plusieurs vols quotidiens reliaient la Martinique à la métropole avant la pandémie, contre un seul vol hebdomadaire au cœur de la première vague. L’île était alors presque isolée du continent européen. Cette situation s’inscrivait dans un contexte de quasi-fermeture du trafic aérien mondial. Elle ne s’est en revanche pas répétée lors de la deuxième vague. Des médicaments nécessaires pour l’organisation des soins en réanimation (notamment les hypnotiques et le curares) ont vite commencé à manquer. Ces derniers sont plutôt employés pour des traitements de courte durée. Les patients présentant la forme grave du COVID-19 étaient pris en charge par les services de réanimation. La longueur d’un séjour dans ces soins hospitaliers différait des traitements connus, ce qui a entraîné une hausse imprévue de consommation de médicaments et d’oxygène. Et, par voie de conséquence, une saturation des lits de réanimation.

La crise du Covid-19 met en exergue les inégalités de soin selon les couches sociales, ainsi que le besoin urgent d’infrastructures de soin sur l’île.

C’est avec d’autres îles des Antilles (dont la Guadeloupe) et la Guyane que la Martinique a pu faire face à cette pandémie et aux pics épidémiques. Paul Jourdan a ainsi souligné le fait que les capacités hospitalières du CHU de Fort-de-France n’ont fort heureusement jamais été saturées : « On a ainsi pu aider nos voisins Guyanais et Guadeloupéens dans la prise en charge de leurs patients COVID ». Cette entraide interterritoriale était en grande partie réalisable grâce à l’aide de l’Armée. Celle-ci effectuait les liaisons et les transferts, de médicaments, mais aussi de patients, entre la Martinique et la Guyane. Les liaisons entre la Martinique et la Guadeloupe ont été assurées par l’hélicoptère du SAMU, pour ce qui concernait les impératifs propres à l’épidémie (transfert de patients COVID et de traitements).

Sainte-Lucie a ainsi vendu des médicaments aux îles de l’Union européenne. Cette aide était bienvenue, mais très politisée. Entre les îles rattachées au Commonwealth et les îles françaises, l’Union européenne et le Royaume-Uni cherchent à prouver l’un à l’autre qu’ils sont aussi indépendants qu’indispensables. C’est l’un des défis et des difficultés rencontré par le PAHO (Pan American Health Organization) et son projet commun, le Caribean Subregional Program Coordination, sur les questions sanitaires dans les pays caribéens.

À cette pénurie de médicaments s’est ajoutée une autre de masques et de solutions hydroalcooliques, tous deux indispensables pour le respect des gestes barrières. Pour faire face à ces difficultés, c’est une fois de plus la solidarité qui a primé. Les distilleries de l’île ont, dans un premier temps, fourni des quantités d’alcool nécessaires pour la fabrication de ces solutions. Elles ont ensuite fabriqué elles-mêmes leur gel distribué aux services de santé. Hormis cette aide venue d’une partie de l’industrie martiniquaise, ce sont les habitants eux-mêmes qui ont apporté leur aide. Les petits commerces, les restaurateurs, tout le monde a apporté son aide, en offrant par exemple des panier-repas pour les soignants. L’Armée a également apporté son aide pour la distribution de matériel et de ressources essentielles.

La seconde vague est arrivée avec plus de recul que la première, et ce malgré une forte épidémie de dengue subie avant le deuxième confinement (pouvant entrainer une forte tension hospitalière). Le CHU a déprogrammé beaucoup de traitements pour faire face à la reprise épidémique. Des opérations chirurgicales et des consultations externes non urgentes ont été repoussées. Ces dispositifs ont été instaurés pour libérer de la place afin d’accueillir les patients COVID annoncés sur la deuxième vague. Or, « cette deuxième vague n’était pas aussi importante que dans nos estimations », explique le pharmacien. Toutefois, il ajoute : « On s’est vraiment mis sur le pas de guerre. Il y a eu une deuxième vague mais dès que l’on a confiné [l’évolution de l’épidémie de COVID et de dengue] a décru ». Cette dynamique de l’épidémie justifie la décision préfectorale d’un confinement plus léger que celui mis en place en métropole.

C’est avec une certaine appréhension qu’était perçue la période de Noël. Celle-ci rimait avec l’arrivée de nombreux touristes et Antillais retrouvant leurs familles. « On craignait que les gens se contaminent en se réunissant entre eux pour Noël. On sait que le virus vient de la métropole ». Malgré ses appréhensions, Paul Jourdan ne cache pas son optimisme pour l’année 2021. Selon lui, la situation ira en s’améliorant si la population se vaccine. C’est néanmoins avec mesure que le professionnel de santé voit notre avenir. « Je pense qu’on va s’en sortir, le virus mute, il va falloir que l’on apprenne à vivre avec, comme on fait déjà. Je pense qu’en 2021 le virus sera encore là. On va avoir encore des personnes infectées. » Paul Jourdan considère ainsi, que, pour faire face à ce virus, et aux nouvelles épidémies, notre système hospitalier doit avoir plus de moyens. Il doit sortir de l’optimisation budgétaire qui a montré ses limites.

C’est sur ce dernier point que le pharmacien du CHU de Martinique a insisté. Le Covid-19 a été bien géré dans son ensemble, mais les problèmes qui existaient auparavant sont désormais encore plus visibles. La Martinique a besoin de médecins, de médicaments et d’infrastructures plus modernes, indépendamment des différents virus. À l’heure où la campagne de vaccination est en cours partout en France, elle demeure encore timide sur l’île. Elle est menée de manière confuse entre les hôpitaux et la médecine libérale, et se conjugue avec une importante réticence à se faire vacciner parmi la population . La situation est donc complexe, mais pas désespérée. 

Face au Covid-19, faire preuve de « débrouillardise »

L’Habitation Saint-Etienne (HSE) est une parfaite illustration de la situation actuelle du secteur du tourisme. C’est une rhumerie martiniquaise, située au Gros-Morne dans le centre-est de l’île. Cette exploitation comprend 35 employés, et de nombreux partenaires commerciaux et culturels. L’HSE s’est en partie développée depuis plusieurs années grâce au « spiritourisme », tourisme de bouche tourné du côté des spiritueux. Cette rhumerie est reconnue pour la qualité de ses rhums blancs agricoles, mais aussi ses rhums vieux primés à de nombreuses reprises. C’est aussi un lieu culturel qui attirait avant la pandémie de nombreux touristes, pour son Jardin Remarquable ou son espace artistique orienté autour de l’œuvre d’Edouard Glissant.

En tant que directeur commercial de l’HSE, Cyril Lawson nous a fait part d’un « choc brutal » lorsqu’il nous a décrit l’intensité avec laquelle l’épidémie a bouleversé le quotidien et les projets de l’HSE. L’entreprise a connu de nombreuses difficultés, notamment sur le plan touristique. Une partie de l’activité de la rhumerie repose sur un tourisme précis. Ces derniers se déplacent jusqu’à l’habitation pour la découvrir, la visiter, apprendre d’elle. Ce « spiritourisme » s’est soudainement arrêté avec le premier confinement. L’activité touristique est passée d’une dynamique correcte à une activité purement et simplement inexistante en trois jours. La haute saison touristique aux Antilles a vu perdre deux mois importants (mars et avril). Ces répercussions directes, entraînées par la mise en place du premier confinement, en ont entraînées d’autres. Ainsi, les diverses collaborations avec les partenaires culturels de la rhumerie (notamment les visites guidées), les projets artistiques, tout le foisonnement créatif qui fait la richesse de ce lieu s’est vu annulé du jour au lendemain. La plupart de ces projets sont encore à l’arrêt aujourd’hui. De ce fait, les visites et dégustations guidées n’ont pas repris depuis le mois de mars, malgré la légère amélioration de cet été. Confinement ou non, l’HSE, à l’instar de l’île, reste tributaire d’un trafic aérien encore largement diminué.

En outre, les exportations représentent également une activité essentielle de l’entreprise, et ces dernières ont connu une forte baisse. D’un point de vue local, le tourisme entraînait une forte demande à travers l’ensemble de l’île, dont le secteur de l’hôtellerie et de la restauration qui a été longtemps à l’arrêt. De plus, certaines ventes précises (des rhums vieux et autres produits rares) n’ont pu avoir lieu suite à la fermeture de la boutique de la rhumerie où celles-ci se faisaient. De manière générale, l’HSE a tout de même perdu 25 à 40 % de son activité depuis le mois de mars. 

Ces arrêts brutaux ont inévitablement eu des répercussions sur certains métiers et les pratiques propres à la rhumerie. Cyril Lawson a tout d’abord mentionné la réorganisation du travail, l’installation des mesures barrières afin de protéger l’ensemble du personnel et les collaborateurs de l’entreprise. Néanmoins, cette adaptation des tâches de travail nécessaire à la poursuite de l’activité a généré des inconvénients, notamment des problèmes de connexion entre la rhumerie et certains sous-traitants. Autre conséquence, tous les employés de l’entreprise ont subi une réduction de leur temps de travail, en bénéficiant du statut de chômage partiel.

Un bâtiment du site de l’Habitation Saint-Etienne, Le Gros Morne, Martinique.
©Vincent Mathiot

Pour Cyril Lawson, la crise a cependant été bien gérée dans son ensemble, engendrant des réactions différentes entre le premier et le deuxième confinement. Lors de notre entretien, l’analogie avec un cyclone a souvent été faite. Celle-ci permet d’expliquer la capacité de connaissance et les réactions face aux risques propres aux personnes vivant dans ces zones souvent soumises aux catastrophes naturelles. Cette pandémie a de nombreux points communs avec ces phénomènes météorologiques. 

Les habitants de l’île ont dû ainsi faire preuve de « débrouillardise obligatoire ». Beaucoup d’actions solidaires et un esprit d’entraide se mettent généralement en place immédiatement à l’issue des catastrophes naturelles, avant que les aides de la métropole n’arrivent. Ces réactions sont aussi dues à une bonne communication entre les autorités, les responsables politiques et les individus. Dans le cadre de l’HSE, l’entreprise a par exemple eu un rôle pédagogique à l’égard de la population, souligne Cyril Lawson. Celui-ci a aussi évoqué les difficultés liées aux crises environnementales que connaît la Martinique (pollution, sécheresse à répétition, dérèglements climatiques de plus en plus marqués). Selon Cyril Lawson, celles-ci ne viennent pas s’ajouter à la crise entraînée par le COVID-19, dans le cas de la production et des rendements de l’entreprise. L’île a récemment connu (en novembre 2019) d’importantes intempéries. Cependant, ces problèmes météorologiques ont toujours existé et sont propres aux climats tropicaux. 

La crise liée à la pandémie s’ajoute aux problèmes climatiques multiples que traverse l’île.

En revanche, depuis plusieurs années, l’exploitation perd entre 2% et 3% de son rendement. Aucune étude n’a été faite sur cette perte de rendement, mais celle-ci pourrait avoir des causes multifactorielles liées au changement climatique. La crise liée à la pandémie s’ajoute donc aux problèmes climatiques multiples que traverse l’île. Régulièrement, la Martinique comme l’ensemble des Antilles, est confrontée à une accumulation d’algues brunes sur ses côtes. Ces dernières se révèlent particulièrement nocives pour notre organisme. De plus, les épisodes météorologiques intenses sont de plus en plus fréquents. Une meilleure anticipation des risques se fait attendre, afin que les effets du changement climatique n’accroissent pas la précarité de l’île (2).

Au regard de ces informations, Cyril Lawson a aussi évoqué le futur avec optimisme. Il considère ainsi que les deux confinements, avec toutes les difficultés qu’ils ont engendrées, ont su apporter du positif, comme un regain d’intérêt des habitants de la Martinique pour leur île et sa culture locale. Ce confinement a ainsi instauré de la proximité et de l’entraide entre les habitants. L’année à venir ainsi que 2022 seront sûrement meilleures que 2020, avec l’espoir pour l’HSE de retrouver la dynamique et l’intérêt qu’on lui manifestait avant mars 2020. Les bras ne sont pas baissés pour l’HSE qui « n’est pas prête de manquer de courage ». Dans tous les cas, même s’il est en pause actuellement, le secteur touristique est prêt à redémarrer. Les choses s’organisent en fonction des imprévus, avec débrouillardise.

De nouvelles alternatives

Outre le secteur tertiaire et la question des soins en Martinique, la crise actuelle touche aussi le secteur agricole, qui voit depuis plusieurs années les difficultés s’accumuler. Pour la deuxième année consécutive, la Martinique a été confrontée à une sécheresse extrême par sa durée. L’agriculture martiniquaise n’est pas préparée à résister à des sécheresses de plusieurs mois comme en 2020. C’est l’un des dossiers majeurs pour les agriculteurs. Là encore, on fait preuve de débrouillardise et on cherche des alternatives face à une situation qui était, il y a un an encore, inenvisageable. 

Au temps du Covid-19, la vie s’organise différemment. À l’instar de l’HSE, le Jardin de Bonneville, situé sur les hauts de la Trinité, avait connu un bon début de saison touristique à l’hiver 2020. La famille Eugénia, propriétaire du jardin, a transformé depuis la fin des années 90 une friche en un jardin botanique de plusieurs hectares. Le jardin de Bonneville a ainsi officiellement ouvert ses portes en 2007. Aujourd’hui, la famille Eugénia voit le COVID-19 comme un « couperet brutal juste après les élections municipales ». Au regard des décisions sanitaires évoluant régulièrement, le jardin n’a pas pu poursuivre son activité touristique comme il l’entendait. Ses portes restent aujourd’hui fermées. Cette fermeture montre à quel point l’organisation en fonction des saisons touristiques n’est plus valable de nos jours, le trafic aérien (responsable de la majeure partie du tourisme de l’île) étant intrinsèquement lié aux mesures sanitaires.

Le Jardin de Bonneville, La Trinité, Martinique.
©Vincent Mathiot

C’est avec philosophie que les Eugénia prennent cette situation. Avec plus de 20 années de travail, la nature avait besoin de se régénérer. C’est aussi un moment où ce couple retraité a pu profiter d’une parenthèse de repos.  « Je touche ma retraite, ça nous permet de glisser. Nous avons calculé le budget, on ne se casse pas la tête », témoigne Patrick Eugénia. « On vit avec ce que l’on a. On ne va pas au-delà de ce que l’on a pas. Cette crise permet à certaines personnes de remettre en question les choses inutiles que l’on utilisait. De revenir à l’utilité des choses essentielles. »

La réouverture du site n’est donc pas imminente. Un retour à la normale est envisageable dans deux ou trois ans. Une visite de trois personnes n’est pas assez rentable. Mais le couple n’est pas défaitiste. « On reprendra un jour ou l’autre et on s’adaptera », confie Sylviane Eugénia.

La population de l’île voit avec reconnaissance la gestion de cette crise aux visages multiples. Les indemnités promises par l’État ont été reçues, tout comme certains équipements sanitaires de protection (livraison régulière des masques à domicile). La situation est certes difficile pour tous, mais elle n’est pas pour autant insurmontable. Sainte-Lucie, île du Commonwealth, est dans une situation autrement plus inquiétante. Un bon dialogue entre les individus et les acteurs politiques dont le préfet de la Martinique, Stanislas Cazelles explique cette situation. « Dans les îles on est relativement épargné, on ne subit pas la pression que vous subissez », admet le couple, sans cacher son inquiétude pour les mois à venir, avec notamment un afflux important de touristes européens et d’Antillais vivant en métropole revenus pour les fêtes de fin d’année, et la saison du carême (la saison sèche de décembre à avril) particulièrement prisée par les touristes occidentaux. La situation sanitaire peut à nouveau devenir inquiétante.

Des risques écologiques toujours plus présents

Néanmoins, cette crise sanitaire n’est pas la seule source d’inquiétudes pour les Antillais. Les dernières années ont vu se généraliser des phénomènes climatiques toujours plus violents et intenses (3). Proche de la côte Atlantique, la Trinité a subi, ces derniers mois, de fortes intempéries provoquant dans les villes voisines du Robert, Sainte-Marie et du Lorrain des inondations et des glissements de terrain. À ces problèmes, s’ajoutent pour ces villes côtières des déversements conséquents d’algues brunes plusieurs fois par an. Même si de forts cyclones n’ont pas ravagé l’île cette année, les Martiniquais remarquent des phénomènes de microclimats toujours plus intenses. Ces derniers alternent entre fortes sécheresses et épisodes de pluie violente. À cela s’ajoute aussi un risque volcanique plus important, depuis un mois dans le secteur de la montagne Pelée. Cette pandémie fait donc ressortir d’autres problèmes auxquels les Martiniquais sont quotidiennement confrontés (4).

Bien que la situation actuelle soit difficile, suscitant une grande inquiétude parmi les habitants, la Martinique tient le coup : le Covid-19 a été beaucoup moins virulent que ce que ne laissaient présager les estimations gouvernementales. Une véritable solidarité et une redécouverte de l’île par ses habitants ont été le résultat des confinements. Comme le montrent les différents entretiens, les habitants se débrouillent, font preuve d’ingéniosité face à une situation inédite, tout en faisant face à cette crise mondiale. Cet esprit d’entraide, bien que positif, témoigne d’un autre problème que connaissent encore les DROM et collectivités d’Outre-mer : les aides matérielles, financières, humaines attendues de la métropole subissent d’importants décalages entre les territoires.

La solidarité est donc souvent le premier réflexe avant que des aides plus concrètes traversent les océans. Cela peut parfois prendre du temps. Les deux vagues épidémiques en témoignent. Malgré un esprit général de débrouillardise, le bilan demeure assez inquiétant dans son ensemble, notamment sur le plan économique. Le retour à un avant est exclu pour bien longtemps. Pour l’île, l’année 2021 sera capitale. Le Covid-19 ne fait que s’ajouter à de nombreux autres problèmes et enjeux en Martinique, qui subit toujours plus fortement les effets du dérèglement climatique. C’est à ce jour la principale source d’inquiétude de l’Île aux fleurs. 

Entretiens réalisés par Vincent Mathiot avec Cyril Lawson, directeur commercial de la rhumerie Habitation Saint-Etienne (HSE) ; Patrick, Sylviane et Adélaïde Eugénia, propriétaires du Jardin et table d’hôtes de Bonneville (La Trinité 972) ; Paul Jourdan, pharmacien hospitalier au CHU de Fort de France.

Sources

(1) Allocution au Sénat du 3 décembre 2020 de la sénatrice Catherine Conconne (Parti progressiste martiniquais)

(2) Pour les projections actuelles sur le climat dans les îles caribéennes françaises, voir Louis Dupont, « Le changement climatique et ses implications économiques sur le secteur touristique en Guadeloupe et à la Martinique (Petites Antilles) », Études caribéennes [En ligne], 26 | Décembre 2013.

(3) Sur la question climatique : Sylvain Roche, Laurent Bellemare, et Sylvie Ferrari. « Rayonner par la technique : des îles d’Outre-mer au cœur de la transition énergétique française ? », Norois, vol. 249, no. 4, 2018, pp. 61-73.

(4) Sur les risques en général de la Martinique : Préfecture de la Martinique Dossier départemental des Risques Majeurs en Martinique ( 972 ), 2014.

Pour aller plus loin : Rebecca Rogly, « Le Covid-19, une bombe à retardement pour les Outre-mer», mis en ligne le 14 avril 2020, Le Vent Se Lève. https://lvsl.fr/le-covid-19-une-bombe-a-retardement-pour-les-outre-mer/

Capitaliser sur le divertissement en période de crise ?

Difficile en temps de confinement ou de couvre-feu d’accomplir pleinement notre nature sociale : les liens, qui manquaient déjà en temps normal, ont été largement amputés depuis près d’un an. L’ennui n’a jamais été aussi fréquent et les comportements ont considérablement évolué. On constate en effet une intensification du divertissement numérique. Gérald Bronner qui a publié récemment Apocalypse cognitive, souligne que le temps de cerveau n’a jamais été aussi grand qu’aujourd’hui, pourtant, nous utilisons la plupart de ce temps à nous distraire, notamment à travers les écrans. Quelle différence y a-t-il entre la culture et le divertissement ? Le temps passé devant les écrans, qui s’accroit en période de confinement, traduit-il une aliénation ? Le divertissement peut-il être la source d’une joie authentique ? À l’heure où ce dernier remplit les temps morts comme les temps libres, retour sur une tentation déjà ancienne, diagnostiquée depuis Pascal jusqu’à Guy Debord.

Divertissements sur tous les écrans

Depuis un an, on constate une évolution du rapport à l’art. Impossible désormais de se rendre dans des salles de spectacles ou d’aller découvrir galeries d’expositions et autres musées. La distanciation physique s’est également imposée avec les œuvres d’art et nul besoin de le répéter trop longuement, la culture est une industrie qui pâtit très fortement de la crise sanitaire. Privés de grands rassemblements, le divertissement, l’étude, l’apprentissage, se font de manière individuelle devant les écrans. Pièces de théâtre en ligne, Netflix, visites de musée virtuelles avec Google Arts… tous les moyens sont bons pour accéder au divertissement, à l’art, comme à la culture. Les réseaux sociaux voient fleurir de nouvelles offres adaptées à la situation. Néanmoins, cela suffit-il ? Quand on sait à quel point la culture, le monde de l’art, les concerts sont vecteurs de liens sociaux, de partage, de vivre-ensemble, il apparaît difficile, avec ce genre de médias, de répondre à un besoin devenu essentiel depuis les années 60 : celui de se divertir, de vibrer ensemble, de partager, de profiter de moments de loisirs en dehors de périodes de travail ou d’études.

La culture de l’écran est devenue la norme mais le partage de contenu en ligne ne suffit plus. La dépression, le stress, les burn-out et toutes ces maladies du siècle gagnent du terrain : l’étude CoviPrev menée par Santé publique France de mars à novembre 2020 souligne une augmentation significative des troubles dépressifs et anxieux dans l’ensemble de la population observée. Si l’on pouvait considérer auparavant que l’ennui n’était plus qu’un lointain souvenir avec l’abondance de distractions qu’annonçait l’ère des écrans, il n’en n’est rien. Nous réalisons finalement que le social, du latin socius, « compagnon », « associé », est plus que vital, et que l’ennui autant que les troubles anxieux, sont bien réels. Si les liens peuvent alors être favorisés par les réseaux sociaux, il est plus difficile de les formaliser en temps de confinement ou de couvre-feu. Le lien social évolue vers des formes « covido-compatibles » : apéro-Skype, conférences Zoom, dating en visio. La solitude n’a pourtant jamais été aussi répandue. C’est cette solitude même que nous fuyons paradoxalement encore à travers les écrans, comme le souligne l’auteur de The World Beyond Your Head, Matthew Crawford, pour qui l’homme, ne supportant pas cet isolement, est voué à garder les yeux rivés sur son smartphone en permanence, cherchant dans la technologie un bon remède au mal de notre temps.

L’inactivité qui a été imposée aux populations, depuis mars 2020, a engendré certains revirements dans nos comportements, et a augmenté les frustrations. Le divertissement, qui s’entend littéralement comme un besoin de « faire diversion » (du latin divertere), deviendrait alors une nouvelle dépendance. Cette quête insatiable pour la distraction, l’apprentissage, le jeu, l’échange, sur la toile ou ailleurs, trouve pleinement sa source dans une modernité où le loisir est de plus en plus associé au divertissement.

Philosophie du divertissement

L’enfermement est plus ou moins bien vécu selon les individus et le divertissement vient combler l’ennui qui peut s’installer dans les existences. Il est intéressant d’en revenir à l’idée de Guy Debord qui souligne que la société occidentale moderne est mue par un besoin de biens « spectaculaires ». Le philosophe Blaise Pascal, en son temps, se penchait déjà sur l’idée que, pour assumer sa propre misère, l’homme allait trouver des subterfuges pour se détourner de la vérité de sa finitude. Alors que le philosophe préconise davantage que l’homme fasse usage de sa capacité de discernement pour accepter sa propre faiblesse, le divertissement deviendrait un bon moyen de “fuir” cette condition. Chez Pascal, le divertissement renvoie aux activités humaines futiles, à la recherche d’une satisfaction des désirs, de la gloire ou des biens matériels : une échappatoire. « Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser. » Le divertissement prend alors la forme d’une recherche désespérée de consolation face à la difficulté, qui se transforme en catharsis, une “purgation des passions”, comme moyen de refoulement des indignations et des élans de révolte. Le divertissement est cette occupation qui permet d’oublier et, en partie, d’ignorer ce qui nous consterne. Il détourne les regards des difficultés concrètes de l’existence.

Autre usage plus pernicieux du divertissement : l’occupation du temps libre et l’illusion de l’activité. Face à la culpabilisation permanente de l’oisiveté, le divertissement en vient à remplir le vide, au détriment des moments véritablement “non-productifs” dont les bienfaits sont pourtant soulignés par des études scientifiques. Selon Guy Debord, la société est devenue un spectacle qui se consomme elle-même. La société est construite sur une accumulation de scènes théâtrales qui façonnent nos représentations et se substituent au réel, en bref, à la vie elle-même. Avec l’avènement de la société de consommation, on est alors passé de l’être à l’avoir. Puis de l’avoir au paraître, avec l’émergence de la société des écrans et des nouvelles façons de communiquer sur les réseaux sociaux. Le besoin de produire ou de consommer toujours plus, notamment des marchandises virtuelles, numériques, envahit le quotidien d’internautes devant les yeux desquels défilent des centaines de publicités au quotidien. Le spectacle est partout, envahit l’espace social de ses différents produits aussi variés que possibles, dissimulant l’unité de leur origine idéologique : le capitalisme. Le temps est marchandise et les faits sociaux, les actions des individus, deviennent alors inconsciemment des transactions. Si l’on reste alors dans cette vision utilitariste, la question qui se pose alors est toujours celle du profit ; en témoigne l’injonction toute contemporaine à « profiter » de chaque occupation.

Bonheur et divertissement : la grande illusion ?

Le don, la gratuité des actes tend à disparaître progressivement derrière cette idéologie, car le capitalisme a besoin d’objectifs clairs, bien qu’illusoires, notamment quand il s’agit de répondre à une quête insatiable du « bonheur ». Le temps de l’ennui, du loisir, fait-il le bonheur s’il s’agit d’un temps pour consommer et non pour partager ? Il est intéressant de rappeler que la navigation de site web en site web forge aussi en partie une certaine vision du réel des individus, et que la corrélation entre dépression et le temps passé sur les réseaux sociaux est maintenant avérée scientifiquement.    

D’ailleurs, dans le monde dématérialisé du numérique, on pointe aussi l’enjeu de l’économie de l’attention. Nommée ainsi depuis les années 1990, l’idée est de retenir les utilisateurs le plus longtemps possible, et souvent sur des sites ou applications profitant aux géants de la tech, Google, Facebook, Amazon… Mais surtout, il faut rester souriant, heureux, montrer que la vie, ce n’est pas si mal, et pour des descendants de générations qui ont connu une guerre, voire deux, cela pourrait être pire ! L’angoisse existentielle que génère alors cette crise pandémique sans précédent se retrouve mêlée à une surcharge d’informations sur ce même thème. Le décompte des morts est quotidien. L’évolution de la situation peut être suivie en temps réel comme une télé-réalité. Il devient alors impossible d’y échapper. Pourquoi alors vouloir rechercher le bonheur quand tout semble tendre vers le chaos ? Pourquoi vouloir absolument « se détourner » de nos propres affects et montrer une image positive de soi ?

Selon Eva Illouz, sociologue à l’origine des ouvrages Happycratie et Les marchandises émotionnelles, « une société qui a fait du bonheur sa valeur cardinale façonne les individus de telle sorte qu’ils en viennent à se détourner du collectif, du soin aux autres, et de l’intérêt commun ». Ainsi, à l’heure de cette « happycratie », la dictature du bonheur dont le réseau social Instagram en est l’une des illustrations les plus concrètes, fuir le réel ne s’est jamais fait autant nécessaire. Les écrans dévorent notre temps libre et, pis encore, conduisent chacun à devenir créateur de divertissement continu, qu’il ait ou non son audience, le portable est le moyen de se montrer quelques secondes et de faire perdre quelques seconde d’attention à ses proches. L’être humain, dans sa volonté de créer, offre alors à voir une poignée de spectacles, de quelques minutes. Le temps de l’ennui devient nécessairement temps de la consommation ou de la production de marchandise numérique. L’organisation de la société est alors pleine et entière d’une forme d’aliénation des masses par les masses elles-mêmes, où le désir de création est canalisé par une industrie grandissante du divertissement.

S’il apparaît alors nécessaire de repenser l’éthique de notre usage des écrans, ceux-ci ne peuvent suffire. L’homme est un animal social. Les êtres humains ont besoin de se voir, d’échanger, de partager des expériences, de s’instruire les uns les autres. Ils ont besoin de réel. Il s’agit alors de faire un choix entre une adhésion à l’happycratie en se laissant bercer des idées du développement personnel, faire diversion sur ce qui nous paraît négatif à travers la consommation de divertissements variés, ou d’accepter ses affects, en faire des ressources, et mieux faire usage de notre entendement pour finalement sortir d’un jeu capitaliste illusoire et énergivore. En bref, capitaliser sur une éthique qui se construirait à l’échelle collective pour éviter de donner raison aux prophéties d’apocalypse cognitive (Bronner). Accepter l’ennui, le ralentissement du temps comme facteurs nécessaires à l’évolution du social, seraient les premiers pas vers une authenticité individuelle ou collective naturelle, malléable, indépendante de toute idéologie productiviste. Récupérer du temps pour soi, pour autrui, faire valoir la gratuité, le désintéressement, afin de renouer avec une temporalité plus commensurable. La contemplation et l’émerveillement, enfin, comme nouvelles clés du progrès.

Pour aller plus loin :

Blaise Pascal, Pensées, 1670.
Guy Debord, La société du spectacle, 1967.
Eva Illouz, Happycratie, 2018.
Gérald Bronner, Apocalypse cognitive, 2020.

Au Liban, les multiples visages de la dégradation sécuritaire

Manifestation contre l’accroissement de la pauvreté. Tripoli, Liban, 28 janvier 2021. ©Victoria Werling

Dans un pays en proie à diverses crises comme le Liban, le ballet des avions de chasse israéliens n’est qu’une menace parmi d’autres. Insécurité alimentaire, pandémie, augmentation de la délinquance, relents autoritaires… La crise socio-économique et l’absence de gouvernement constituent à bien des égards les premiers dangers pour la population. Tour d’horizon des menaces multiformes qui font de l’ombre au pays du Cèdre. 

Dimanche 28 février. Le bourdonnement des chasseurs de l’Israeli Air Force (IAF) se mêle au ciel bleu azur de Beyrouth. Cette mélodie quasi quotidienne est le fruit d’un orchestre varié, mêlant avions de reconnaissance et avions de combat multi rôles. S’y ajoutent les drones, et, de temps à autre, le bruit sourd des missiles tirés en direction de la Syrie. Ces vols surviennent dans un contexte d’autant plus tendu que beaucoup de Libanais sont encore sous le choc de la double explosion du 4 août dernier, qui a réveillé chez certains les traumatismes de la guerre.

Vers une intensification des opérations israéliennes au Liban

Bien qu’agacés par ces allées et venues intempestives, la plupart des Libanais n’y voient pas une menace directe. Ces vols sont avant tout tactiques et s’inscrivent dans une logique de guerre psychologique : ils permettent d’intimider et de récolter des renseignements (photographies, surveillance électronique…). Mais de façon générale, les opérations de l’Etat hébreu sur le sol libanais se sont intensifiées ces trois dernières années. Elles prennent notamment la forme de tentatives d’assassinat, qui rappellent les exécutions de certaines figures iraniennes comme le commandant de la Force al-Qods Qassem Soleimani (janvier 2020) et le physicien chargé du programme nucléaire iranien, Mohsen Fakhrizadeh (novembre 2020). Des opérations qui incluent également les mystérieuses déflagrations survenues en fin d’année dernière dans des zones sous contrôle du Hezbollah et qui selon certaines sources sécuritaires, pourraient continuer à se multiplier. 

Il en va de même pour ces fameux vols. En effet, si Israël fait fi de la souveraineté libanaise depuis plusieurs années, la multiplication de vols à basse altitude s’est intensifiée ces dernières semaines. Aux zones d’influences du Hezbollah continuellement surveillées par l’IAF – banlieue sud de Beyrouth, Sud-Liban, nord de la Békaa – s’ajoute désormais une bonne partie du territoire, y compris l’ensemble de la capitale. Avec un ennemi aux portes du pays et le départ récent du président Trump, Israël est plus que jamais sous pression. Ces survols représentent une violation du droit international, mais celui-ci faisant comme souvent l’objet d’un « deux poids deux mesures », l’énième plainte déposée par le gouvernement libanais auprès de l’ONU est un coup d’épée dans l’eau. D’une certaine manière, ces vols à répétions font l’objet d’un accord tacite entre un pays constamment sur le qui-vive et un autre submergé par les multiples crises qui le traversent.

Multiplication des liquidations politiques

La dégradation économique, associée à des tensions politiques et à la confusion institutionnelle, font du Liban un terrain en proie à des menaces multiformes. Un contexte préoccupant qui a engendré plusieurs réunions du Conseil supérieur de défense. L’augmentation des éliminations de personnalités, notamment des mondes politique, sécuritaire et journalistique, est souvent présentée comme l’un de ses symptômes. La dernière en date : celle de l’intellectuel et militant chiite Lokman Slim. Cet opposant au Hezbollah a été retrouvé dans sa voiture le 4 février dernier au Sud-Liban, atteint de quatre balles dans la tête et d’une dans le dos. Objet de menaces depuis plusieurs années, les regards se sont tournés vers le Parti de Dieu, qui a démenti toute implication. 

Cet assassinat s’ajoute à une longue liste d’autres ayant eu lieu dans des circonstances tout aussi mystérieuses, comme celui d’Antoine Dagher (juin 2020), cadre de la banque Byblos – dont on dit qu’il aurait été éliminé pour avoir pris connaissance de certains dossiers financiers sensibles ;  celui de l’officier des douanes Mounir Abou Rjeily (décembre 2020) – dont on affirme qu’il est mort en glissant et se tapant la tête contre le sol, tandis que certains affirment que sa disparition serait liée à des informations qu’il aurait récoltées sur la contrebande au port de Beyrouth  ; ou encore celui du photographe professionnel Joe Bejjani (décembre 2020).

L’augmentation des délits, conséquence directe de la crise économique

La menace sécuritaire au Liban n’est donc pas seulement extérieure. Elle se décline en une palette de couleurs, allant du vert dollar au jaune Hezbollah, en passant par le marché noir. La population elle, voit rouge, affectée par une crise économique sans précédent qui plonge une partie des Libanais dans une misère extrême. Plus de 50% d’entre eux vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté et 20% sous le seuil d’extrême pauvreté. Une situation socio-économique qui génère une instabilité s’exprimant notamment par une augmentation des délits. Vols à l’arrachée, cambriolages, hold-up dans de petits commerces…. Ces actes relèvent davantage de la survie que de grand banditisme. Après l’explosion également, beaucoup de maisons ont été pillées.

Une femme pose dans une des rues du bidonville de Hay el Tanak. Tripoli, Liban, 1er février 2021. ©Victoria Werling

Cette crise a aussi pour conséquence l’augmentation de l’animosité de certains Libanais envers les réfugiés syriens, qui bénéficient d’aides d’ONG quand les habitants du pays ne reçoivent pas ou peu d’aides de l’État. Des tensions intercommunautaires qui s’accroissent dans un pays où ces réfugiés, qui représentent 20% de la population, sont également accusés de peser sur le secteur économique.

Insécurité alimentaire et manifestations

Quoi qu’il en soit, rares sont ceux que cette crise épargne. L’insécurité alimentaire, aggravée par la pandémie, en est l’un des principaux symptômes. Les confinements à répétition empêchent nombre de Libanais de manger à leur faim, ceux-ci vivant généralement au jour au le jour, c’est-à-dire en dépensant le soir ce qu’ils ont gagné durant la journée pour nourrir leur famille. Les mesures de restrictions sanitaires les privant de leur activité professionnelle et les aides du gouvernement étant inexistantes ou très sporadiques, l’accès aux produits de première nécessité est un réel combat. Conséquences : malnutrition, suicides, des habitants qui tentent de fuir – en vain – par bateau, et des mouvements de contestations dans la lignée de ceux de la révolution. 

Un manifestant fuit les gaz lacrymogènes durant une manifestation. Tripoli, Liban, 28 janvier 2021. ©Victoria Werling

Dernier soulèvement en date : celui de Tripoli, une des régions les plus pauvres du pays. Dans cette ville du nord dont un tiers de la population active est au chômage, entre 60 et 70% de la population vit sous le seuil de pauvreté. Rien d’étonnant donc qu’en janvier dernier la « mariée de la révolution » ait à nouveau été le théâtre de manifestations violentes, opposant citoyens en colère et forces de sécurité. Après une semaine intense où 300 personnes ont été blessées et deux manifestants tués par balles, après que la police a ouvert le feu, le mouvement s’est finalement essoufflé. 

Relents autoritaires

Le 22 février, la justice militaire a lancé des poursuites pour terrorisme, tentative de former un groupe terroriste et vol, à l’encontre de 35 personnes ayant participé aux manifestations de Tripoli. Des accusations qui peuvent mener jusqu’à la peine capitale et relèvent d’une décision politique. Une première depuis le début de la révolution en 2019. Elles marquent ainsi une escalade dangereuse dans la répression pratiquée par les autorités contre leur peuple. L’opinion publique libanaise et les organisations de défense des droits de l’Homme sont d’autant plus inquiètes que les civils précédemment jugés par le tribunal militaire ont fait état de nombreuses violations, comme des interrogatoires sans la présence d’avocats, l’utilisation de confessions obtenues sous la torture ou encore des décisions rendues sans explications.      

Les violences et actes de désordre public ayant eu lieu à Tripoli sont le fruit d’une colère exprimée par des manifestants qui luttent pour leurs droits et dénoncent un accroissement de la pauvreté. Laisser entendre qu’ils sont terroristes est une manière pour les autorités de les décrédibiliser et de dissuader la population de manifester. Une rhétorique utilisée par de nombreux États si bien que ce terme, qui ne possède pas de définition juridique commune faute d’un manque de consensus entre ces derniers, est souvent utilisé à tort et à travers par des gouvernements afin de justifier leurs décisions politiques. 

Au Liban, la menace principale semble à bien des égards émaner des actions répressives et de la désinvolture de la classe dirigeante. Celle jugée responsable de l’explosion – dont on attend toujours les résultats de l’enquête, de la crise économique et de l’extrême pauvreté. Celle accusée d’une gestion catastrophique de la crise sanitaire. Celle dont on attend depuis plus de six mois qu’elle forme un nouveau gouvernement. Celle, enfin, dont les mesures punitives à l’encontre des manifestants virent à l’autoritarisme. Nombreux sont pessimistes quant à la capacité du Liban à sortir de ces crises à court et moyen terme. Aujourd’hui, loin des caméras braquées sur la colère des Libanais, c’est tout un pays qui sombre lentement et silencieusement dans la misère.

La crise sanitaire va-t-elle enterrer la démocratie ?

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© Jacques Paquier

Au-delà des difficultés économiques et sociales liées à la pandémie de la Covid-19, la crise sanitaire vient renforcer le malaise parlementaire et démocratique, alimenté par une pratique toujours plus verticale du pouvoir. L’annonce martiale du Président de la République déclarant la guerre à un ennemi invisible et la politique de gestion de « crises » ouvrent un boulevard pour renvoyer l’élaboration démocratique de la décision publique au second plan. Justifié par une situation d’urgence, le pouvoir macroniste a choisi de raviver le « gouvernement des experts ». Décider vite et décider bien, plutôt que de s’encombrer des lourdeurs et ralentissements démocratiques, telle semble être la doctrine défendue au sommet de l’État. Mais à quel prix, selon quelles garanties d’efficacité et avec quels garde-fous ?


Un centre de décision opaque, entre gouvernement des experts et hyperprésidence

La mise en place d’un conseil scientifique dans la lutte contre la Covid-19, dès le 11 mars, pose question, notamment en matière d’organisation d’expertise en santé. La légitimité d’un tel conseil se heurte, d’une part, à l’absence initiale de base légale de son fonctionnement [1], doublée d’une absence d’évaluation par les pairs ainsi que de contrôle sur les nominations et, d’autre part, à la préexistence d’organes spécialisés en matière de gestion de la santé publique (Santé Publique France, Haute Autorité de santé, Haut conseil de la santé publique, Agence du médicament et 18 Agence régionales de santé). Ces derniers ont pourtant des fonctions similaires et complémentaires : production de données statistiques (Santé Publique France), acteurs opérationnels (ARS) ou encore aide à la décision (HAS et HCSP). Ce dernier, précisément, est composé de 80 experts (bénévoles) en santé et a pour fonction d’apporter l’expertise nécessaire à la gestion des risques sanitaires. Ainsi, le Haut conseil de la santé publique aurait pu être davantage pertinent dans le rôle de conseil scientifique que celui créé ex-nihilo – bénéficiant par la même de son ancienneté et de sa fine connaissance du secteur de la santé.

À ces insuffisances s’ajoute l’absence de rôle clairement identifiable de ce comité d’experts. Tantôt émetteur d’un avis consultatif, détenteur de l’autorité du savoir, ou porteur de la bénédiction médicale, le comité, qui est à l’origine des prises de décision du gouvernement et du Président de la République, se confond entre un organe de conseil et un « aéropage de sages » dans le milieu scientifique. Les experts, par ailleurs, désormais ordonnés à l’impératif opérationnel, pourraient bientôt ressembler à ces députés trop zélés, se rêvant déjà ministres, que le philosophe Alain décrivait ainsi : « C’est qu’envoyés pour contrôler, ils partiront pour gouverner. » Le gouvernement des experts pointe au bout du tunnel, au détriment de l’ambition démocratique qui nous enjoint à limiter sa mainmise.

Enfin, le trouble de la décision publique s’épaissit avec le centre opérationnel de décisions qu’est le Conseil de défense et de sécurité nationale, véritable bras exécutif venant compléter le cerveau scientifique. Depuis le début de la crise sanitaire, le Président de la République réunit presque toutes les semaines cet organe composé de quelques responsables politiques et administratifs [2]. Comme le souligne le juriste, Dominique Rousseau, la réunion d’un Conseil de défense dans la lutte contre une maladie est juridiquement discutable [3]. À l’origine, cette formation apparue sous la IIIème République, a pour objet de coordonner les activités de la défense nationale. Cette tradition s’est poursuivie sous la Vème République et s’est consolidée avec l’adoption du Code de la défense en 2004. En 2009 [4], le champ de ces conseils s’est élargi en matière de sécurité intérieure comme extérieure dont Emmanuel Macron use depuis le début de son mandat (conseil de défense « classique », sanitaire ou encore écologique).

À ceci s’adjoint le caractère restreint et confidentiel des échanges [5], allant à l’encontre la transparence souhaitable en matière de santé publique, ainsi que la convocation régulière d’un tel conseil sur le temps long (40 depuis mars dernier contre 10 en 2015, 32 en 2016 et 42 en 2017). Le recours systémique au conseil de défense témoigne une fois de plus de la présidence « jupitérienne » d’Emmanuel Macron, où s’articulent à présent l’hyperconcentration du pouvoir décisionnel et le contrôle discrétionnaire de la parole gouvernementale. Thibaud Mulier, maître de conférences en droit public, souligne également combien cette transformation progressive du conseil de défense témoigne d’un infléchissement de l’équilibre institutionnel [6] vers la fonction présidentielle. « Au Conseil de défense, c’est moi le patron » affirmait sans équivoque Emmanuel Macron [7].

L’absence du contradictoire comme origine du pouvoir de crise

L’exercice de prise de décisions dans ce contexte sanitaire contrevient à la faculté délibérative de la démocratie. Celle-ci reposant sur la vertu du contradictoire éclairant la réflexion, et sur le possible contrôle des orientations prises par les « sages », garant de la légitimité de la décision et du consentement à la décision publique. Or, ce mépris du débat au nom de l’« efficacité » retranche l’exécutif, pour nombre de citoyens, du côté de l’arbitraire. Désormais, seuls 35% des Français accordent leur confiance au gouvernement dans la lutte contre le coronavirus, contre 55% au mois de mars. Sanction est faite contre cette dérive hyper-régalienne du pouvoir. Au ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, qui affirmait dans les colonnes du Parisien que « le cancer de la société, c’est le non-respect de l’autorité »[8], il conviendrait de rappeler que cette dernière est fonction d’un pacte de confiance et non de subordination.

Même au cœur de l’arène parlementaire, le gouvernement n’a pas hésité à manœuvrer avec les règles du parlementarisme rationnalisé [9] pour la prorogation de l’état d’urgence sanitaire, en dépit du désaccord exprimé et voté par l’opposition. Le gouvernement s’est en effet retrouvé désavoué par l’Assemblée nationale lorsque l’opposition est parvenue à faire adopter un amendement sur la fin anticipée de l’état d’urgence sanitaire, contre son avis et celui du rapporteur du texte. En réaction, Olivier Véran a eu recours à la « réserve de vote » qui permet au gouvernement de repousser à plus tard les votes sur lesquels il a opposé sa réserve. En termes simples : le vote n’est pas comptabilisé. L’Assemblée pourra de nouveau voter quand le gouvernement l’aura décidé – autrement dit, quand les députés de la majorité seront présents dans l’hémicycle, cette fois-ci. Un épisode parlementaire à nouveau symptomatique de la conception de l’équilibre des pouvoirs de la macronie.

Le récit du pouvoir de crise s’inscrit également au cœur de la stratégie de mise à distance du contradictoire. Un récit débuté sur la sémantique martiale de l’allocution présidentielle du 16 mars 2020 voulant imposer une union nationale dans la lutte contre le virus. Or, cette logique est l’instrument de paralysie de toute interrogation : on ne peut s’opposer à la lutte contre le virus. Confortée par le conseil scientifique pour « produire et reproduire la croyance et donc l’ordre »[10], la stratégie narrative se poursuit et entend bâtir la voix d’une seule solution possible, auréolée de la légitimité du rationnel. Pourtant, ce récit du pouvoir présidentiel s’est vite heurté à ses propres incohérences et contradictions, précisément propres à l’absence de délibération réelle : port du masque inutile puis obligatoire, isolement contraint ou assoupli des personnes en EHPAD, politique de tests sans réelle stratégie initiale, absence de mesure d’allègements du confinement pour les personnes atteintes de handicap psychique… La verticalité assumée et l’aristocratie à demi-camouflée – il fallait, dans l’urgence, confier la décision aux meilleurs ! – s’érodent ainsi de l’intérieur et rappelle combien la situation est loin d’être maîtrisée comme l’écrit, à juste titre, Yves Charles Zarka : « Le récit du pouvoir, pour paraphraser Pascal, cache et montre à la fois : il montre le contrôle de la situation, il cache les atermoiements, les erreurs, les décisions absurdes. » [11]

Bien que la notion de démocratie sanitaire se soit développée depuis les années 1980, avec pour objectif la participation citoyenne à l’élaboration des politiques de santé, et se soit accélérée depuis une vingtaine d’année en France avec la Loi Kouchner du 4 mars 2002 [12], la crise du coronavirus a souligné la difficile mise en œuvre de la doctrine et dévoilé la gestion unilatérale des questions de santé. Les instances (associatives, expertes, citoyennes) n’ont pas été mobilisées ni prises en compte, alors même que J.-F. Delfraissy, président du Conseil scientifique, recommandait l’« inclusion et [la] participation de la société à la réponse au Covid-19 »[13]. Une déclaration qui révèle également, en creux, la considération minime accordée par le Président de la République à un Conseil qu’il a cependant lui-même contribué à mettre en place. Stratégie supplémentaire pour recourir à l’argument d’autorité de la voix « scientifique » dans l’espace médiatique, tout en conservant la mainmise sur les orientations adoptées pour faire face à la pandémie.

L’étrange défaite : les élites désavouées

La situation actuelle revêt, enfin, une sensation d’étrange défaite comme le décrivait Marc Bloch. Cette défaite est celle du paternalisme démocratique et sanitaire. Une défaite résultant également d’une défection des élites depuis plusieurs années, entre la perte d’une vision stratégique de l’État et les recettes néolibérales économicistes en matière de santé dont la tarification à l’activité – T2A, en est le résultat et Jean Castex l’architecte. L’action face à la délibération en situation d’urgence est une antienne propre aux tenants d’un pouvoir concentré autour d’une élite éclairée. L’idée négative de la démocratie inefficace et lente en temps de crise n’est pas nouvelle ; comprenons bien que le temps, lors d’une crise, est une denrée rare et sa contraction enferme le débat dans un étau de l’unanimisme autour de la décision présidentielle.

Pourtant, il y a une alternative : le débat, public et transparent. Celui-ci est même vital en temps de crise puisqu’il permet de libérer le conflit qui n’est pas un obstacle à la décision mais qui, au contraire, l’alimente. Spinoza formulait cette vertu en ces termes : « Dans un État démocratique, l’absurde est moins à craindre, car il est presque impossible que la majorité des hommes unis en un tout, si ce tout est considérable, s’accordent en une seule et même absurdité [14]. » Le temps de la délibération n’affaiblit pas la démocratie, mais le surgissement « des discours d’inquiétude et des procédures d’exception qui sacrifient la puissance au pouvoir » comme le retient Michaël Foessel [15].

Enfin, la crise sanitaire soulève des réflexions sur la place du Parlement et son rôle en temps d’urgence. Il n’a pas été aisé pour le Parlement d’exister dans la gestion de la crise sanitaire. Pour la France, la majorité macroniste à l’Assemblée s’est montrée d’une grande docilité lorsqu’elle a permis au gouvernement d’adopter les 62 ordonnances régissant notre vie quotidienne sous prétexte d’état d’urgence sanitaire. Or, le parlementarisme ne se limite pas à une fonction législative. Il dispose également d’une fonction de contrôle de l’action gouvernementale, particulièrement essentiel en temps de crise. Ce contrôle s’opère notamment par les séances de questions au gouvernement (« QAG »), de questions écrites [16] au gouvernement ou par les commissions d’informations ou d’enquête parlementaire [17].

Le parlementarisme peut d’ailleurs s’articuler avec l’efficacité comme le montre l’exemple du Bundestag, en Allemagne, durant cette même pandémie. L’assemblée parlementaire allemande a été le lieu d’importants débats au moment fort de la crise où des propositions de lois avaient été déposées (mesures économiques et sociales, adaptation du droit procédural en matière civile et pénale, amélioration de la situation sanitaire et financement des hôpitaux). Les parlementaires allemands ont su conserver leur responsabilité en adaptant temporairement son fonctionnement sans toutefois entrer dans un régime d’exception. En agissant sur son règlement intérieur, le Bundestag a par exemple réorganisé ses travaux selon les circonstances sanitaires : les groupes politiques ont attribué des heures de présence à chaque député (pour s’alterner), la durée des votes obligatoires a été étendue (1 heure au lieu de quelques minutes), les urnes se sont multipliées, la tenue de conférences audiovisuelles et hybrides a été assurée… autant de modifications qui prouvent la plasticité du parlementarisme, pouvant épouser les traditions nationales et offrir un lieu privilégié de la prise de décision publique.

« La France n’a pas le temps de délibérer » écrivait un éditorialiste du Figaro le 6 septembre 1870 au lendemain de la chute de l’Empire et de la formation du gouvernement républicain – à la veille aussi du soulèvement communard de 1871, un épisode inscrit les atermoiements français au cœur de l’histoire : entre aspiration bonapartiste et exaltation du « grand homme » capable d’imprimer une direction forte au sommet de l’État, attachement républicain au parlementarisme et au légicentrisme nourri par « l’amour des lois » hérité de la tradition rousseauiste, et insurrection populaire refusant la confiscation du pouvoir par ceux d’en haut. Un siècle et demi plus tard, ces tensions habitent encore les souterrains de nos crises contemporaines et plus encore ceux de nos inédites « crises sanitaires ».

La pandémie de Covid-19 aura rebattu les cartes de la légitimité des pouvoirs en place et apporté un coup supplémentaire à l’édifice présidentiel, en dénonçant la concentration du pouvoir autour de l’exécutif et en désolidarisant l’équation « président », « rapidité », « efficacité ». Elle aura, paradoxalement, démontré la persistance d’un ethos démocratique, qui cherche à se réaliser et ne tolère plus d’être renvoyé dans l’ombre. La reconquête démocratique de la décision publique pourrait bien être désormais à l’ordre du jour.


[1] Le Conseil scientifique mis en place le 11 mars reposait sur une annonce par un communiqué de presse du même jour. Sa création fut officialisée par le décret du 3 avril 2020. Son règlement intérieur ne date que du 15 avril 2020, dont la version corrigée et définitive date du 30 avril 2020.
[2] L’article R*1122-2 du Code de la défense dispose que ce conseil se compose du Premier ministre, des ministres des Armées, de l’Intérieur, de l’Économie, du Budget, des Affaires étrangères ainsi que d’autres membres du gouvernement selon l’ordre du jour. Le Président de la République peut également convoquer toute personne en raison de sa compétence.
[3] L’article 15 de la Constitution de la Vème République dispose que « Le Président de la République est le chef des armées. Il préside les conseils et comités supérieurs de la Défense nationale ». Le lien juridique est véritablement flou. La seule base juridique probable pourrait être la référence à la « planification des réponses aux crises majeures » (art. R*1122-1 du code de la défense) comme motif de tenue d’un conseil de défense dans ce contexte de crise sanitaire.
[4] Décret n°2009-1657 du 24 décembre 2009 relatif au conseil de défense et de sécurité nationale et au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale.
[5] Contrairement au conseil des ministres, le conseil de défense ne présente pas de compte-rendu.
[6] Thibaud Mulier, « La présidentialisation de la Vème République à l’aune de la transformation du conseil de défense et de sécurité nationale », Le Blog du Droit Administratif, 9 juin 2020.
[7] « Le Puy du Fou, théâtre d’une montée de tensions au sommet de l’État », Le Figaro, 24 mai 2020.
[8] Entretien avec G. Darmanin, Le Parisien, 14 novembre 2020.
[9] Face à l’adoption d’un amendement sur la fin de l’état d’urgence sanitaire par l’opposition, contre son avis et celui du rapporteur, le gouvernement a choisi la réserve de votes. Lire « [Etat d’urgence sanitaire] Démonstration de force du parlementarisme rationalisé »
[10] Zarka, Y. « Éditorial:  Biopolitique du coronavirus »,  Cités, 82, 2020.
[11] Zarka, Y., art. cit.
[12] La loi prévoit une nouvelle gouvernance sanitaire avec les droits de l’usager du système de soin, tant à l’échelle individuelle (droit à sa participation dans les décisions médicales, d’accès à son dossier médical, au refus d’un traitement) que collective (représentation des usagers dans les instances sanitaires, à savoir les conseils d’administrations des hôpitaux, les conférences d’organisation des soins et autres comités consultatifs en matière de santé).
[13] Voir l’enquête de Claire Legros « La démocratie en santé, victime oubliée du Covid-19 », Le Monde, 25 septembre 2020.
[14] B. Spinoza, Traité théologico-politique [1670], éd. de Charles Appuhn, Paris, Flammarion, 1965, p. 267.
[15] M. Fœssel, « Interminable démocratie », Esprit, vol. octobre, n°10, 2020.
[16] 521 questions écrites ont été adressées au Gouvernement entre le 17 mars et le 31 mars (contre 412 la première quinzaine de mars), voir Le Parlement face à la crise du covid-19 (2/2) Par Elina Lemaire – JP blog (juspoliticum.com).
[17] Précisément, ce sont des missions d’informations qui ont été créées par une commission d’enquête au Sénat et à l’Assemblée nationale.

Coronavirus et guerre de position

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René Magritte, Le faux miroir, 1928. Museum of Modern Art, New York. © Gautier Poupeau

La crise sanitaire que traverse le pays depuis plusieurs semaines met en lumière les nombreuses failles du paradigme néolibéral. Il est non seulement l’une des principales causes de la gravité de la situation, mais semble également incapable d’apporter les réponses adaptées. Pour autant, rien n’assure qu’il sera remis en cause quand la crise sera surmontée. Si le camp progressiste sous-estime la capacité de ce dernier à s’adapter, il ne s’engagera pas dans la voie de la guerre de position, pourtant nécessaire pour qu’une alternative sociale, écologique et démocratique devienne majoritaire.


La crise sanitaire valide les thèses du camp progressiste

« Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. » Cette phrase n’a pas été prononcée par un membre de l’opposition politique ou par un universitaire, défenseur de l’État social. Elle est issue de l’allocution du 12 mars d’Emmanuel Macron, dont l’idéologie oscille pourtant entre néolibéralisme et libéralisme plus classique[1]. Il est néanmoins difficile de ne pas lui donner raison tant la crise sanitaire accrédite les thèses du camp progressiste, c’est-à-dire de tous ceux qui, dans le champ politique comme dans la société civile, contestent l’hégémonie néolibérale, sur des bases démocratiques, sociales ou écologiques[2].

Emmanuel Macron semble se rendre compte que la santé n’est pas un service comme un autre. Alors que les soignants n’ont cessé, depuis un an, d’alerter sur la détérioration de leurs conditions de travail et, plus globalement, sur la casse du service public de la santé, la révélation tardive du président de la République a un goût amer. Les gouvernements successifs des vingt-cinq dernières années ont cherché à réformer – autrement dit : à déconstruire – les structures publiques de soin. Ce saccage méthodique saute aux yeux lorsque l’on s’attarde sur les lois qui ont modifié l’organisation et la gestion de l’hôpital public. Tarification à l’activité, indices de performance financière et de rentabilité, rationalisation des effectifs : l’introduction de logiques managériales issues de la doctrine du New Public Management est devenue le leitmotiv des ministres de la santé[3]. De Jacques Barrot à Agnès Buzyn, en passant par Jean-François Mattei, Xavier Bertrand, Roselyne Bachelot ou encore Marisol Touraine, le camp néolibéral n’a eu de cesse de s’attaquer à l’hôpital public.

Il devient difficile de ne pas pointer l’hypocrisie de ces dirigeants acquis aux thèses néolibérales qui déplorent opportunément des effets dont ils chérissent, à longueur de lois et de traités, les causes

Les causes de la gravité de la crise sanitaire que nous traversons en ce moment ne sont pas à chercher ailleurs : l’austérité budgétaire et la privatisation de la santé d’hier ont conduit au manque de matériel, d’effectifs et au délabrement de l’hôpital public d’aujourd’hui. Si la France est capable d’affronter la pandémie liée au Covid-19, c’est grâce à l’abnégation des personnels de santé et à leur sens de l’intérêt général. « La santé n’a pas de prix » disait encore Emmanuel Macron lors de la même allocution. Mais le démantèlement méthodique des structures publiques de soin en a un et ce sont aujourd’hui ceux qui sont atteints du Covid-19 et les soignants à bout de souffle qui le paient.

De la même manière qu’Emmanuel Macron vante les services qu’il a lui-même participé à détricoter, il s’aperçoit également que certaines chaînes de production essentielles – d’équipements sanitaires et en particulier de masques filtrants mais aussi de gels hydroalcooliques et de médicaments – doivent être relocalisées ou reconstruites. Comment, dès lors, ne pas imputer à Emmanuel Macron et à ses prédécesseurs la responsabilité de ces risques de pénurie et de dépendance sanitaire, eux qui ont systématiquement laissé faire et encouragé les délocalisations multiples ainsi que le sacrifice d’usines sur l’autel de la sacro-sainte libre concurrence et de son corollaire, le libre-échange ? Il devient difficile de ne pas pointer l’hypocrisie de ces dirigeants acquis aux thèses néolibérales qui déplorent opportunément des effets dont ils chérissent, à longueur de lois et de traités, les causes.

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L’Hôtel-Dieu de Paris en grève, 2014. © Lionel Allorge

La période que nous vivons entérine également la nécessité d’une lutte massive contre le changement climatique et la mise en place d’une politique ambitieuse de transition agroécologique. C’est bien la prédation de l’homme sur la nature – notamment la déforestation et la perturbation voire la destruction des écosystèmes – qui facilite la transmission de virus présents dans le monde sauvage à l’homme. De même, les engrais utilisés pour la culture et les antibiotiques destinés à l’élevage tendent à diminuer les défenses immunitaires humaines, à rendre les corps vulnérables aux bactéries diverses et, in fine, aux virus.

Enfin, le confinement nous oblige à regarder en face certaines inégalités qui traversent notre société. La question de l’accès au logement – et du type de logement – est ici centrale. Tandis que certains sont confinés dans des appartements étroits, surpeuplés voire insalubres, d’autres vivent dans des appartements spacieux ou se réfugient dans des maisons secondaires à la campagne. La Fondation Abbé Pierre évalue à 2 090 000 le nombre de personnes « vivant dans des conditions de logement très difficiles » en France en 2020[4]. Plus encore, la crise sanitaire a détérioré la situation des personnes sans domicile. Ceux-ci peuvent difficilement se protéger du virus, faire face à la diminution des maraudes et à la fermeture de nombreux centres d’hébergement d’urgence – les bénévoles assurant ces services étant confinés. Les associations d’aide aux sans-abris comme la Fondation Abbé Pierre, Emmaüs Solidarité ou encore le Secours Populaire sont, quant à elles, débordées et appellent au don et à la solidarité nationale. Les chèques-services annoncés par le ministre du Logement le 31 mars et destinés à 60 000 sans-abris constituent une première étape, certes essentielle, mais ne suffiront pas à venir en aide aux 143 000 personnes sans domicile que compte la France.

Ce n’est que lorsque ces inégalités se transfigurent en inégalité face au virus que les néolibéraux les perçoivent et, parce qu’ils ne peuvent faire autrement, les commentent

Les inégalités de logement et de conditions de vie sont, durant le confinement, exacerbées. À celles-ci s’ajoutent des inégalités sociales liées à l’emploi : il y a ceux qui peuvent télétravailler et les autres. La sociologue Anne Lambert, chercheuse à l’INED, s’en émeut en ces termes : « Les personnels de soin, les fonctionnaires (police, professeurs), mais aussi le prolétariat urbain (éboueurs, agents de sécurité…) sont en première ligne pour endiguer l’épidémie de covid19 et assurer la continuité de la vie sociale […] tandis que les classes supérieures, surexposées initialement au virus par leur nombre élevé de contacts sociaux et la fréquence de leurs voyages, ont déserté les villes pour se mettre à l’abri. »[5] Ce n’est donc que lorsque ces inégalités, dont la dénonciation est solidement ancrée dans le discours progressiste, se transfigurent en inégalité face au virus que les néolibéraux les perçoivent et, parce qu’ils ne peuvent faire autrement, les commentent.

« Il faut s’adapter »

Investissements massifs dans le service public de la santé, dans la transition agroécologique et plus globalement dans la lutte contre le changement climatique, politique volontariste de réduction des inégalités protéiformes, réquisition des logements vacants, réaffirmation de la souveraineté du pays et contestation des règles économiques bruxelloises… Les sujets que le Covid-19 pourrait mettre à l’agenda du gouvernement, à la fin de la crise, sont nombreux. Ils ont pour point commun d’être en complète contradiction avec les thèses néolibérales et avec la politique menée par le gouvernement d’Édouard Philippe. Or, si Emmanuel Macron a affirmé vouloir « tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour » et a appelé à « sortir des sentiers battus, des idéologies et [se] réinventer », rien ne permet de dire que les leçons de la crise seront tirées. Au contraire, tout laisse à penser que rien ne changera fondamentalement.

Dans The Structure of Scientific Revolutions, l’historien et philosophe des sciences Thomas Samuel Kuhn a forgé le concept de paradigme scientifique. Celui-ci renvoie à un ensemble de théories, d’expériences et de méthodes fondamentales partagées par une communauté scientifique à un moment donné. Contestant la vision linéaire et cumulative du progrès scientifique, il a démontré que la science évolue essentiellement sous l’effet de ruptures appelées changements de paradigme. Étudier, même sommairement, la structure des révolutions scientifiques permet d’apercevoir les potentielles réarticulations du discours politique néolibéral quand la crise sera terminée. Les acteurs du néolibéralisme politique pensent en effet ce dernier comme un paradigme scientifique – il suffit de rappeler à quel point ce discours proprement idéologique est régulièrement transfiguré en expertise –, il faut donc l’analyser comme tel.

Le discours néolibéral aurait la capacité de se replier derrière des arguments adverses en cas de crise sans s’en trouver altéré une fois la crise passée

Lorsqu’un paradigme est contesté, il commence par se refermer sur lui-même. Ou plutôt : les tenants de ce dernier refusent toute contestation, écartent sans même en tenir compte les critiques et mettent tout en œuvre pour qu’il reste hégémonique. Ainsi, les propos d’Emmanuel Macron du 12, du 31 mars et du 13 avril ne présagent d’aucune remise en question de la politique menée depuis trois ans par le chef de l’État – et, avant lui, par ses prédécesseurs. Ce n’est peut-être qu’une nouvelle démonstration de cynisme de la part du président de la République, comme semble l’attester la loi « urgence coronavirus », dont les mesures particulièrement antisociales n’ont été assorties d’aucun caractère provisoire. Au fond, ne peut-on trouver dans le refus du Premier ministre d’admettre qu’il y a eu du retard sur les mesures de confinement le symbole même de ce processus ?

Schématiquement, le discours néolibéral aurait la capacité de se replier derrière des arguments adverses – ici la défense des services publics et la relocalisation de chaînes de production – en cas de crise sans s’en trouver altéré une fois la crise passée. En réalité, la chose est plus perverse : le discours néolibéral sait s’adapter. La philosophe Barbara Stiegler explique, dans ses récents travaux, qu’au cœur du néolibéralisme se trouve une injonction à s’adapter, celui-ci ayant recours à un lexique et à des raisonnements tirés de la biologie évolutive[6]. Il apparaît désormais que le discours néolibéral, dans sa version politique du moins, s’applique à lui-même cette injonction.

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Salvador Dalí, Métamorphose de Narcisse, 1937. Londres, Tate Modern © Claude Valette

Quand les tenants du paradigme scientifique hégémonique, après avoir violemment refusé toute critique, se trouvent dans une situation intenable – quand le paradigme concurrent se glisse dans les interstices que le premier n’a pas réussi à fermer –, ils bricolent pour essayer, par tous les moyens, de le maintenir à flot. De même, il est probable qu’après avoir qualifié les critiques et les discours alternatifs de déraisonnables ou de populistes, les prêcheurs du néolibéralisme politique tentent, chahutés par la potentielle force que la crise aura permis aux arguments progressistes d’acquérir, de sauver le soldat néolibéral – et donc de se sauver eux-mêmes.

Ils pourront le faire par une stratégie de déviation : la crise sanitaire ne devant pas être vue comme la conséquence des politiques néolibérales ni même aggravée par celles-ci, ils insisteront sur son caractère inattendu et imprévisible. La crise sanitaire deviendra ainsi une erreur historique, une déviation du cours normal de l’histoire qui, une fois dépassée, ne justifie aucun changement dans la ligne politique adoptée. Tout juste pourront-ils admettre, poussés dans leurs retranchements, qu’il s’agit d’une excroissance anormale d’un néolibéralisme mal fixé, d’un dérèglement de la machine que des techniciens ou technocrates – néolibéraux, il s’agit en réalité des mêmes acteurs – sauront réparer. Il s’agit de la deuxième stratégie : l’introduction d’innovations conceptuelles ou techniques qui, bien loin de modifier le paradigme, en assurent la pérennité. La troisième stratégie consiste en l’abandon d’éléments composant le néolibéralisme et qui n’ont qu’une valeur instrumentale pour en préserver le cœur, les éléments ayant une valeur intrinsèque. Il est ainsi possible de justifier le recours à d’autres discours et à d’autres formes de politiques publiques lors des périodes de crise – ce que l’on connaît déjà lors des crises financières ou économiques –, pour répondre à l’urgence, tout en assurant le strict respect de la ligne néolibérale le reste du temps.

« Il faut que tout change pour que rien ne change »

Ces mutations stratégiques pavent également la voie à un discours, lui aussi néolibéral, de retour à l’ordre. Il ne fait aucun doute qu’il émergera, s’attaquant notamment aux finances publiques qui seront altérées au sortir de la crise – les prémices en sont d’ailleurs déjà visibles : « À la sortie de cette crise, il faudra faire des efforts, le redressement sera long et il passera par le désendettement du pays » a récemment déclaré Bruno Le Maire. Endossant à nouveau le rôle du parti de l’ordre, ses adeptes ne se contenteront pas d’un simple réajustement. Ils réclameront bien plus qu’un simple retour à l’état pré-crise. Au fond, les néolibéraux tenteront de profiter de la crise sanitaire qu’aura connu le pays. Ils s’approprieront cette fameuse phrase, traduction maladroite d’une réplique de Tancrède dans Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa : « Il faut que tout change pour que rien ne change. »[7] Emmanuel Macron n’a-t-il pas déclaré, à l’issue du Conseil européen du 23 avril : « nous avons une crise, il faut y répondre et on ne pose pas de questions, ça n’enlève rien de ce qu’on a fait avant et on rebâtira sur cette base-là » ?

De la nécessité de la guerre de position

Rien n’indique donc que les leçons seront tirées de l’événement en cours. Et il serait regrettable que le camp progressiste, par un biais de confirmation – étant lui-même convaincu de ses thèses et conscient de la force que pourraient prendre ses arguments au sortir de la crise –, croie inévitable la fin de l’hégémonie néolibérale. Au contraire, bien loin d’un quelconque déterminisme, l’adhésion du plus grand nombre aux thèses progressistes à la suite de la crise du Covid-19 est un phénomène proprement contingent. En réalité, cette crise ne redistribue aucune carte mais change la valeur de certaines d’entre elles. Le camp progressiste a désormais l’opportunité de jouer correctement pour faire la différence, encore faut-il qu’il ne confonde pas guerre de mouvement et guerre de position.

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Antonio Gramsci. Le procureur fasciste dit à son propos : « Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans ». Ils n’auront visiblement pas réussi. © eugeniohansenofs

Le penseur et théoricien italien Antonio Gramsci, par le biais de métaphores militaires, distingue la guerre de mouvement, mobilisation politique de court terme qui peut se résumer à un assaut pour prendre le contrôle de l’appareil étatique, et la guerre de position, entreprise multi-sectorielle de longue haleine visant à réarticuler puis unifier le sens commun. Cette dernière se joue à l’intérieur de la société civile, au sens gramscien. Il s’agit de prendre le pouvoir au sein de celle-ci, de conquérir de multiples positions de pouvoir et d’influence dans ses infrastructures – constituant autant de tranchées – afin de rendre majoritaires ses propres conceptions profondes qui structurent le rapport à soi, aux autres et au monde. Gramsci n’oppose pas les deux ni ne dit d’ailleurs que l’une doit succéder à l’autre. Elles s’articulent différemment selon les contextes historiques et sociaux. Mais la guerre de mouvement doit survenir au bon moment et, dans nos sociétés capitalistes complexes, n’être qu’une tactique au sein d’une guerre de position formant une réelle stratégie contre-hégémonique[8].

Les discours sur l’inexorabilité d’un monde d’après, la croyance que plus rien ne sera comme avant négligent la nécessaire guerre de position. Outre l’ignorance des possibles réarticulations du discours néolibéral que nous avons longuement détaillées, ces positions – quand elles ne constituent pas elles-mêmes une part de ces réarticulations – sous-entendent qu’il suffirait de mener une guerre de mouvement pour changer de paradigme. Comme si, au fond, le discours néolibéral était devenu minoritaire au sein de la société civile. Pourtant, rien ne soutient une quelconque véracité de ces spéculations. Au contraire, de récents sondages indiquent que les popularités d’Emmanuel Macron et d’Édouard Philippe, en cette période de crise, augmentent. Si elles peuvent être critiquées sur de multiples points et bien que leur analyse nécessiterait de plus longs développements, ces enquêtes permettent cependant de montrer que ces discours ne relèvent, tout au plus, que d’un fantasme.

Le camp progressiste doit transformer en partie le discours néolibéral en ce que le sien a longtemps été : une idéologie déconnectée du sens commun majoritaire et, par-là, impuissante

Le discours néolibéral n’est pas devenu minoritaire et ne le sera probablement pas lors de l’élection présidentielle de 2022, qui sera l’occasion d’une nouvelle guerre de mouvement. La guerre de position, pour être remportée, doit être menée avant et après la prise du pouvoir étatique. Prendre le pouvoir en 2022 suppose donc de construire et de mener une guerre de mouvement intelligente et stratégiquement pertinente dans un contexte défavorable mais indépassable de guerre de position inachevée. Mais pour pouvoir transformer ce scénario en éventualité, encore faut-il avoir remporté quelques batailles cruciales et avoir réduit le désavantage afin qu’il puisse être surmonté. Autrement dit, il faut préparer en amont les conditions du succès de la guerre de mouvement.

Le camp progressiste doit donc faire la démonstration implacable et irréfutable de la pertinence de ses thèses et de la déconnexion du discours néolibéral, y compris de ses réarticulations post-crise. Il est dès aujourd’hui possible de qualifier d’impostures les appels des néolibéraux à la refondation et de pointer les contradictions dans leurs discours et leur responsabilité dans la situation actuelle. Le camp progressiste est également tenu de montrer que ses mesures relèvent du bon sens – et ainsi le construire – et que les thèses adverses sont incohérentes. Il a besoin de réorganiser le sens commun afin que l’on pense spontanément en des termes progressistes plutôt que néolibéraux, par exemple en reprenant à l’adversaire la demande sociale d’ordre – en lui opposant la démonstration accablante de la pagaille néolibérale. Il s’agit moins de faire progresser ses idées au sens strict, entreprise nécessaire mais vouée à l’échec sans un travail plus global et minutieux sur le sens commun, que de modifier les perceptions du plus grand nombre. Les idées, sous leur forme idéelle, sont superficielles ; les rendre majoritaires implique de restructurer les perceptions premières et les conceptions fondamentales à l’oeuvre dans le corps social.

Mettre ses thématiques à l’agenda requiert ainsi de subvertir l’idée même de progrès, de contester aux néolibéraux ce signifiant. Ordre, progrès, justice, liberté etc. sont autant de bastions qu’il convient de conquérir, autant de moyens de détricoter et de vider de sa substance le sens commun néolibéral. En somme, le camp progressiste doit transformer en partie le discours néolibéral en ce que le sien a longtemps été : une idéologie – au sens strict du terme – déconnectée du sens commun majoritaire et, par-là, impuissante. À ce moment seulement pourra s’envisager une guerre de mouvement potentiellement victorieuse – qui complétera mais ne se substituera pas à la guerre de position. Car comme le rappelle Gramsci : « En politique, la guerre de position, une fois gagnée, est définitivement décisive. »[9]

À nous de transformer cette catastrophe sanitaire en étape clé de la guerre de position et de gagner plusieurs batailles qui pourraient s’avérer déterminantes.

[1] Sur la distinction entre libéralisme, ultralibéralisme et néolibéralisme, voir l’ouvrage de Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris : La Découverte, 2010.

[2] Différentes théories sont ainsi réunies sous un même signifiant : le progrès. L’utilisation de ce terme se veut performative : il s’agit de contester ce signifiant au néolibéralisme qui en a fait un de ses piliers et renvoyer ainsi cette idéologie du côté du statu quo insatisfaisant.

[3] Voir l’ouvrage de Nicolas Belorgey, L’hôpital sous pression : Enquête sur le « nouveau management public », Paris : La Découverte, 2010.

[4] Ces nombres sont extraits du 25e rapport annuel de la Fondation Abbé Pierre sur l’état du mal-logement en France (2020).

[5] Anne Lambert, « Avec le coronavirus et le confinement, le scandale des inégalités sociales éclate », Le Huffington Post, 19 mars 2020.

[6] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris : Gallimard, 2019. Nous l’avions interrogée en mars 2019 : « Le néolibéralisme est imbibé de catégories darwiniennes. Entretien avec Barbara Stiegler ».

[7] La traduction correcte est : « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change. » L’intrigue prend place en Sicile dans le contexte du Risorgimento italien. Par ces propos, Tancrède affirme que l’aristocratie sicilienne doit participer à la révolution garibaldienne pour ne pas perdre sa place, son rang. Le film du même nom de Luchino Visconti, adapté de l’œuvre de di Lampedusa, est également devenu culte.

[8] Pour aller plus loin, voir l’entretien que nous avons réalisé avec Nathan Sperber : « Nathan Sperber : Pour Gramsci, le combat est beaucoup plus vaste qu’un simple assaut » ainsi que le débat « Gramsci et la question de l’hégémonie » avec Marie Lucas et Nathan Sperber lors de notre première université d’été.

[9] Cahier 6, § 138 des Cahiers de prison d’Antonio Gramsci. Disponible dans l’anthologie de Keucheyan, Guerre de mouvement et guerre de position, Paris : La fabrique, 2012.

Loi « urgence coronavirus » : la stratégie du choc du gouvernement

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La loi “urgence Coronavirus” a provoqué de vifs débats dans l’Hémicycle © Tangui Morlier

Le projet de loi « urgence coronavirus », porté par le gouvernement afin de répondre à la crise sanitaire que traverse le pays, a été adopté définitivement par l’Assemblée nationale. Certaines mesures promettent une régression considérable en termes de droit du travail : l’article 17 prévoit notamment que certains secteurs pourront déroger aux 35h, tandis que la possibilité pour l’employeur de choisir les dates de prise de RTT de ses employés a été retenue. Promulguée dans un contexte de crise et d’urgence, le gouvernement a pourtant refusé d’inscrire le caractère provisoire de ces mesures dans cette loi. Un coup rude pour les acquis sociaux des salariés, au sein d’une crise sanitaire qui frappe déjà de plein fouet les travailleurs aux statuts les plus précaires et les moins valorisés. Le gouvernement profite-t-il de l’absence de toute possibilité de mobilisation citoyenne pour mettre en œuvre sa « stratégie du choc » ?


Qu’est-ce que la loi « urgence coronavirus » ?

Adoptée après quatre jours de débats au Sénat et à l’Assemblée nationale, la loi « urgence coronavirus » autorise l’exécutif à légiférer par ordonnance en de nombreux domaines afin de résoudre la crise du Covid-19. En tout, ce sont 43 ordonnances qui ont été votées en présence d’un personnel politique restreint afin de limiter les possibilités de contamination, dans une atmosphère oscillant entre tensions partisanes et volonté d’unité nationale. Les efforts des ministres et parlementaires se sont principalement concentrés sur la situation économique du pays. En effet, ce n’est déjà plus un secret, la crise du coronavirus portera un très rude coup à l’économie française : de nombreuses entreprises sont à l’arrêt, certaines ne rouvriront peut-être jamais leurs portes, tandis qu’une récession de la croissance semble inévitable. Il s’agissait donc pour le gouvernement de proposer un plan de sauvetage conséquent, comme l’avait promis Emmanuel Macron dans son allocution du lundi 16 mars : report de charges, de versements de loyers professionnels, renoncement à des pénalités…

Pourtant, ces promesses de relance économique se sont traduites dans la proposition de loi « urgence coronavirus » par une politique anti-sociale portant un coup rude aux droits des salariés que Marianne révélait dès le mercredi 18 mars. Si l’amendement permettant de modifier les « conditions d’acquisition des congés payés » a finalement été abandonné par le gouvernement face à la levée de boucliers des partis d’opposition, le reste des mesures annoncées demeure malheureusement valable. Ainsi, les 35h et le repos dominical pourront souffrir de nombreuses dérogations, notamment dans les sociétés telles que la SNCF, la RATP ou encore dans le secteur de la santé, mais aussi dans des entreprises comme Renault ou Air France. La semaine de 60h pourra donc être banalisée, ignorant avec complaisance les régulations européennes qui limitent le temps de travail supplémentaire à 48h hebdomadaires. Pire encore, les employeurs pourront aussi choisir les date des RTT de leurs employés et imposer des congés selon leur bon vouloir, en s’affranchissant des délais dits « de prévenance » pour informer les personnels concernés. Cette mise à l’arrêt forcée vise bien entendu à minimiser les pertes pour les entreprises, tout en piétinant allègrement les droits fondamentaux des salariés.

Cette mise à l’arrêt forcée vise à minimiser les pertes pour les entreprises, tout en piétinant allègrement les droits fondamentaux des salariés.

Néanmoins, cette mesure ne pourra être appliquée que si un accord d’entreprise ou de branche a été passé au préalable, ce qui n’était pas prévu dans la toute première version du projet de loi. L’exécutif a donc accepté, grâce à cette révision, de faire entrer les syndicats dans la boucle, sous la pression des partis d’opposition au cours de houleux débats à l’Assemblée nationale. En contre-partie, les amendements favorables aux droits des salariés semblent être de bien pauvres compensations : limitation des ruptures de contrat de travail, non-indemnisation de jours d’arrêt maladie suspendue dans le public comme dans le privé. Cependant, l’exécutif a bien pris soin de spécifier que cette mesure ne vaut que « pour la seule période de l’urgence sanitaire ». Une précision de la plus haute importance qui a néanmoins été absolument occultée dans les amendements du projet de loi.

Un état d’urgence… à durée indéterminée

En effet, si les mesures concernant le champ social et le droit du travail sont annoncées comme devant être « provisoires » pour « faire face aux conséquences économiques, financières et sociales de la propagation du virus Covid-19 », le texte ne fait étrangement figurer aucune date limite. Il est permis de croire que ces dernières resteront en vigueur bien au-delà de la crise sanitaire, pour une période encore indéterminée, voire absolument illimitée. Raphaël Kempf, dans une tribune publiée dans Le Monde dénonce ainsi une loi, qui « présentée comme un état d’exception, a vocation à être durable ». Selon l’avocat pénaliste, cet état d’urgence est synonyme de la disparition d’un État de droit, dans un contexte où l’État est désormais amené à légiférer sur la liberté de circuler des citoyens.

De même, gouverner par ordonnance permet de se soustraire au contrôle des institutions parlementaires, et donc de déroger aux fondements du droit constitutionnel français. Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel à Paris 1, réitère cette mise en garde contre les états d’urgence, qui risquent de devenir la norme dans la vie démocratique. En effet, la permanence des régimes d’exception est un mouvement de fond qui traverse la législation française : l’on peut songer bien-sûr à l’intégration en 2017 de l’état d’urgence sécuritaire, promulgué à la suite des attentats de 2015, dans notre droit commun. L’État d’urgence proclamé aujourd’hui par le gouvernement repose d’ailleurs sur le même principe, établi sur le modèle de la loi du 3 avril 1955, créée en pleine guerre d’Algérie : établissement par décret, prorogation par le Parlement au bout de quinze jours, message politique envoyé à la population dans la création d’un régime d’exception… Il s’agit aussi, par-delà le geste politique que constitue l’instauration d’un état d’urgence, de court-circuiter les éventuels contre-pouvoirs citoyens, associatifs et politiques.

Tout permet donc de craindre que ces mesures resteront en vigueur bien au-delà de la crise sanitaire, pour une période encore indéterminée, voire absolument illimitée.

Dans le cadre de la loi « urgence coronavirus », on peut en effet légitimement se demander en quoi déroger au droit du travail permet concrètement de lutter contre la pandémie. Il aurait été nettement plus efficace dans ce contexte d’investir dans les services publics, en particulier dans le domaine de de la santé par des mesures concrètes : revalorisation du statut de fonctionnaire, réouverture d’hôpitaux de proximité, relocalisation de la production de matériel médical. Alors qu’Emmanuel Macron ne cesse de réaffirmer que nous sommes en guerre, ces mesures antisociales qui cassent le code du travail semblent bien dérisoires et secondaires, par rapport au sauvetage des vies de nos concitoyens. De même, il est problématique que cette demande de sacrifice ne s’adresse pas aux plus riches : aucun rétablissement de l’ISF n’a pas exemple été envisagé pour participer à ce qui est pourtant d’ores et déjà appelé un « effort national ».

Enfin, il reste à déplorer que cette crise ne soit pas l’occasion de la part du gouvernement d’une véritable remise en question de sa politique sociale, économique et écologique. Ainsi, l’amendement destiné à intégrer au projet de loi un « Grand plan de relance et de transformation de la société française en faveur du climat, de la biodiversité et de la justice sociale » a été rejeté samedi soir lors des discussions à l’Assemblée. Ces signaux forts ne laissent rien présager de bon pour l’après-coronavirus, qui semble irrémédiablement vouloir persévérer dans la brèche déjà engagée, celle d’une politique néolibérale qui creuse les inégalités entre les classes sociales.

Vers une stratégie du choc ?

Il est alors légitime de questionner les conséquences sur le long-terme de cette loi d’urgence sanitaire. En effet, après une telle crise, deux voies semblent s’ouvrir à la société française : soit une politique de relance économique engagée par l’État, comme cela avait été mis en place pour reconstruire la France suite à la Seconde Guerre mondiale, avec l’application de politiques keynésiennes, la création de la sécurité sociale ou des régimes de retraite par répartition ; ou bien une politique d’austérité, semblable à celle imposée à la Grèce après la crise des subprimes en 2008, notamment. Ce processus de changement de modèle économique après une crise est un phénomène décrit par la journaliste américano-canadienne Naomi Klein dans son ouvrage fondateur intitulé La stratégie du choc. Elle y analyse en effet un mécanisme historique récurent au cours du XXe siècle, au travers duquel les élites converties à l’idéologie néolibérale profitent de l’état de choc dans lequel sont plongées les sociétés pour s’imposer au pouvoir. Ces états de chocs peuvent être liés à des catastrophes naturelles, à un brusque changement de régime politique, ou bien à une crise économique ou sanitaire. Si les situations de choc varient, les conséquences, elles, demeurent les mêmes : les acteurs privés prennent le contrôle de l’économie, procèdent à des privatisations, au démantèlement des services publics et mettent fin aux prestations sociales, pour concentrer les richesses entre les mains de quelques uns. La population civile paie alors le coût de ces mesures antisociales, appauvrie et écrasée par les plans d’austérité. Cette cooptation des richesses par les élites néolibérales a notamment pu être observée au Chili sous la dictature de Pinochet, mais aussi en Indonésie sous le régime de Soeharto, ou encore en Pologne et en Russie suite au démantèlement de l’URSS au cours des années 1990. Une logique similaire a pu être observée après l’ouragan Katrina qui a ravagé la Nouvelle-Orléans en 2005, ou le tsunami de 2004 en Indonésie.

Il semble que le gouvernement profite de l’impossibilité de toute forme de contestation citoyenne et de l’instauration de l’état d’urgence pour poursuivre ses réformes anti-sociales, qui reviennent sur des acquis sociaux et démocratiques fondamentaux.

Il va sans dire que la pandémie du coronavirus constitue un choc mondial à part entière, qui aura des conséquences économiques, sociales, et environnementales durables. Ainsi, dans ce contexte de crise, il semble que le gouvernement français profite de l’impossibilité de toute forme de contestation citoyenne et de l’instauration de l’état d’urgence pour poursuivre ses réformes anti-sociales, qui reviennent sur des acquis sociaux et démocratiques fondamentaux. Dans le contexte particulier du confinement, où tout rassemblement, toute manifestation ou assemblée générale est empêché, aucun mouvement de grève ou de contestation de grande ampleur ne peut-être initié. Cette inertie politique forcée laisse un boulevard à l’exécutif, qui profite maintenant du statut législatif d’exception de l’état d’urgence pour imposer par le haut ses injonctions néolibérales. S’il est encore impossible de connaître précisément l’impact général de la pandémie, il est évident que le gouvernement Macron semble s’engager vers le modèle d’une « stratégie du choc », bien plus que vers un plan de relance économique. En l’absence d’organisation de tout contre-pouvoir citoyen, seules demeurent la capacité à s’informer, à interagir, et à s’indigner, même de façon dématérialisée, contre la disparition des acquis sociaux. La « stratégie du choc » est encore réversible, car un autre modèle est possible, loin de cet avenir social et environnemental désastreux qui nous est promis.